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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:40:51 -0700 |
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Mais dans quel sens dirigea-t-il les +esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la +nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, +quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, +voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte +la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir +que le nom d'Abélard est resté populaire.</p> + +<p>Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau +que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque +curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître +l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures, +et l'amant servira-t-il à recommander +le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est +point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est +dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché +d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas +donné naissance à cet ouvrage.</p> + +<p>Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer +brièvement l'histoire?</p> + +<p>Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur +un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce +que devient la nature morale de l'homme dans les +temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je +fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen +de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit, +devenue supérieure à celle du caractère, serait mise +en présence des plus fortes réalités du monde social, +des épreuves de la destinée, des passions même de +l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout +entière me paraissait intéressante à décrire encore +une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle +scène, par quels personnages, il serait bon de la +représenter. Pour que cette peinture fût frappante +et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût +avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal +qui à une époque indéterminée se mesure avec des +êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui +saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache +à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la +situation où on le place est prise pour une combinaison +de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à +mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief +et produire tout son effet que sur un fond de réalité.</p> + +<p>Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces +hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés +d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur +l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris +aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce +nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a +le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée +qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire; +elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une +forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. +Et prenant dans l'histoire les faits et les situations, +dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle, +les traits et les couleurs, je composai avec une sorte +d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, +qui, lui aussi, s'appelle Abélard.</p> + +<p>Quelques personnes pourront se souvenir d'en +avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire +d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon +idée, mais avec le sentiment d'une indépendance +absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le +gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre, +sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien +ménager, ne supposant pas même un moment qu'un +si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du +public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles? +Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont +la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à +livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard. +Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans +doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les +formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, +où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, +la lutte violente des croyances, des idées et des +passions est représentée avec une franchise qui peut +paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser +les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui +n'ont qu'une excuse possible, celle du talent.</p> + +<p>Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en +créer une autre; c'est alors que je conçus le projet +d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge +par la vérité. A des fictions dramatiques, je +résolus de joindre un tableau de philosophie et de +critique où le raisonnement et l'étude prissent la +place de l'imagination. Changeant de but et de travail, +je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard +de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses +écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme +s'est fait le livre que je soumets en ce moment au +jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement +et presque de compensation à une tentative +hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions +téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que +je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer +aux fictions passionnées, et de dire tristement +adieu à la muse qui les inspire:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Abi</p> +<p>Quo blandae juvenum te revocant preces.</p> + </div> </div> + +<p>Ce récit servira du moins à témoigner de mes +consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins +indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque +sorte une composition d'un genre moins sévère, +plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites +qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail. +Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire, +pour ne parler qu'en connaissance de cause, +et dans la partie historique j'espère m'être approché +de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches, +et plus encore la révision de quelques savants +amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.</p> + +<p>On trouvera donc ici une biographie d'Abélard +plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être +que permet de la faire l'état des monuments +connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, +il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. +Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main?</p> + +<p>Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après +la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et +qui peut aussi donner une vue générale de son talent +et de ses idées, il me restait à faire connaître ses +écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, +ils sont tous philosophiques ou théologiques: +j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie, +un livre sur la théologie d'Abélard. Cette +partie de mon travail, pour être la plus neuve, +n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est +point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt +à la science si longtemps décriée sous le nom +désastreux de scolastique.</p> + +<p>A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait +paru insensée. Le temps même n'est pas loin où +le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais +de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert +avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est +plu à y contempler les grands ossements que les années +n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux +grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à +de froides poussières. Les monuments où ces reliques +languirent oubliées si longtemps, sont devenus +l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils +étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis +enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, +on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux. +L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique, +échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre +époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent +seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à +la poésie que par l'histoire.</p> + +<p>A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût +d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes, +aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à +leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science +contemporaine de l'art qu'on admire?</p> + +<p>Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. +Nous ne nous sommes point arrêté à la +surface. Rassembler en passant quelques traits de +la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir +de rares extraits, piquants par leur singularité, +choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a +demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner +à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était +pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire +connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les +détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, +les formes de son style, d'éclairer ainsi, à +sa lumière, toute une période encore obscure de +la vie intellectuelle de la société française. Qu'on +ne s'attende donc point à trouver seulement ici des +fragments épars de philosophie ou de théologie; +mais bien une philosophie, mais une théologie, +chacune avec ses principes, sa méthode et son langage, +chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, +admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos +aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants. +Au lieu de présenter des considérations générales +sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons +cet esprit dans sa marche, nous le décrirons +dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple +critique, mais, s'il est possible, une reproduction +du génie d'un homme. Ce sera en même temps, +si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une +introduction utile à l'étude de la scolastique, et +par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans +le moyen âge.</p> + +<p>Cet ouvrage devra toute son originalité à son +exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui +sera scrupuleusement historique. L'intelligence et +le savoir affectaient jadis des formes si différentes +de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus +naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les +plus familières; le caractère des questions, le choix +des arguments, la portée des solutions, tout est si +étrange chez les scolastiques, que la raison même, +dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable, +et que le bon sens y prend quelquefois une tournure +de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui +l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne +persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient +pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que +prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps, +la scolastique contient dans son sein, elle offre dans +son cours et les problèmes de tous les siècles et +quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes +de la science peuvent varier, mais le fond est invariable +comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque +rien dit à la manière des modernes, et cependant +ils ont connu tous les systèmes, toutes les +hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne +sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous +aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon, +on y voit figurer, sous des noms antiques, +Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi +chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons +des Euthydème et des Protagoras, quelquefois +Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et +là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation +d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait +la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent +si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une, +et des voies différentes y ramènent au même point. +L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes, +et les méthodes diversifient, mais ne détruisent +pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la +philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à +la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve. +C'est un héritage substitué de génération en +génération, comme ces pierres précieuses qui se +perpétuent dans les familles, et dont la disposition +seule change suivant la mode et le goût des diverses +époques. Indestructibles, et inaltérables, ces +idées demeurent dans l'esprit humain comme des +symboles de l'éternelle vérité.</p> + +<p>Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; +et elles peuvent être découvertes sous tous +les voiles que les caprices du raisonnement leur ont +prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître, +malgré les déguisements dont les revêtent la +philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt +nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au +fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées +et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, +la vie et la lumière. Cette restauration était +une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années, +on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de +toutes les doctrines, on les a traduites avec succès +dans une langue commune, celle de la critique contemporaine. +Mais à peine a-t-on osé, dans de courts +passages, faire revivre l'enseignement original des +maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi +nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de +deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments +et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet, +par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous +jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution +scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du +moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un +historien dont la science profonde est vivifiée par une +puissante imagination, a su ranimer les sentiments +et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis +sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le +Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme +moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique +de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du +guerrier franc, du magistrat communal, du serf des +cités ou des champs, en face du roi, du leude et du +prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne +pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe, +aux luttes des races opposer les combats des écoles, +aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il +impossible de convoquer encore pour un instant les +hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires +éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance, +bégayant des vérités timides, préparait, il y a +sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?</p> +<br><br> + +<h3>PREUVES ET AUTORITÉS<br> + +DE<br> + +L'HISTOIRE D'ABÉLARD.</h3> +<br> + +<p>On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, +et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles +que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les +anciens éditeurs appelaient <i>testimonia</i>, datent de son temps ou +viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les +autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, +à la véracité, à la sagacité de l'écrivain.</p> +<br> + + + +<h3>I.</h3> + +<h3>AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.</h3> + + +<p>I.—<i>Historia calamitatum</i>, ou l'<i>Epistola prima</i>. Ce sont les Mémoires +de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre +a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, +qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, +a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et +inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France +(t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit +que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de +lui. (<i>Abail. et Héloïse</i>, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un +manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la +demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez +peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée.</p> + +<p>II.—Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et +traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit +en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du +texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: <i>Petri Abaelardi +filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae +paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus. +Francisci Amboesii</i>, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres +d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée +indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient +les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du +pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers, +de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire +d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne +sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire +sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les +Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, <i>Dict. crit</i>., art. +<i>Fr. d'Amboise</i>, et l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, par +les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.</p> + +<p>La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que +d'Amboise a données; <i>P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae +paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson</i>, in-8°. +Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop +de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.</p> + +<p>III.—Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Theologia christiana.—Ejusdem Expositio in Hexameron</i>. +(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 +et 1361.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM</i>. (Bernard +Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum</i>. +(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., +partie. I, Berolini, 1831.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae</i>, (F. H. Rheinwald, +même recueil, partie II, 1835.)</p> + +<p>Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie +scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux +ouvrages sont: 1° <i>Petri Abaelardi Sic et Non</i>; 2° <i>Ejusdem Dialectica</i>; +3° <i>Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus</i>. (Documents +inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, +in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.) +<i>Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus</i>. (Cousin, Fragm. philos. +1840, t. III, Append. XI, p. 448.)</p> + +<p>Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les +Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.</p> + +<p>Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:</p> + +<p>1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;</p> + +<p>2° <i>Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio</i>, t. IX, p. 1091;</p> + +<p>3° <i>Gallia Christiana</i>, t. VII, p. 595;</p> + +<p>4° <i>Les Fragments philosophiques</i> de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;</p> + +<p>5° <i>Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der +Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl +Greith.</i>, Frauenfield, 1838;</p> + +<p>6° <i>Bibliothèque de l'école des Chartes</i>, t. III, 2e livr. 1842.</p> + +<p>Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un +manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un +spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: <i>P. Ab. sequentiae et +hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet</i>.</p> + +<p>IV.—Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, +savoir:</p> + +<p>Les lettres de saint Bernard, <i>S. Bernardi Opera omnia</i>, édition +de Mabillon, 1690, vol. I, <i>passim</i>. Les lettres directement relatives +à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.</p> + +<p>Les lettres de Pierre le Vénérable, <i>Vita S. Petri Vener. et Epistolae</i>. +(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec +des notes, 1614.)</p> + +<p>La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation +annexée, <i>Disputatio adversus P. Abaelardum</i>. (Bibliotheca +patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)</p> + +<p>La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre +le même, <i>Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi</i>. +(Même recueil, t. IV, p. 228.)</p> + +<p>La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, <i>Epistola Gualteri de +Mauritania, episcopi laudunensis</i>. (Spicilegium, sive Collectio veterum +aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, +t. III, p. 520.)</p> + +<p>Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à +Héloïse, <i>Hugon. Metelli Epist.</i> IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, +Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)</p> + +<p>L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens +de son temps, écrit vers 1180, <i>Liber M. Walteri prior. S. Vict. +Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses</i>, +manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs +extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.)</p> + +<p>V.—Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.</p> + +<p>Les vies de saint Bernard écrites de son temps, <i>Ex vita et rebus +gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. +monach.—Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. +S. Bernardi</i>, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des +Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)</p> + +<p><i>Johannis Saresberensis Metalogicus</i>, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X +et <i>passim</i>. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et +fréquenté les principales écoles des Gaules.—<i>Ejusdem Policraticus, sive +de Nugis curialium, cui accedit Metalog.</i>, 1 vol. in-12, 1639, lib. II, +cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans +le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)</p> + +<p><i>Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti</i>, lib. I, +cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de +Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de +l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric +Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie +et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, +Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.)</p> + +<p><i>Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis</i> lib. I, cap. IV et XVIII. +Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a +été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des +histor., t. XIV, p. 442.)</p> + +<p>Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les +suivants; les plus importants sont tirés de:</p> + +<p>1° Guillaume de Nangis, <i>Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco</i>. +(Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou <i>Spicilegium</i> de d'Achery, +t. III, p. 1-6.)</p> + +<p>2° Robert d'Auxerre, <i>Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. +altissiod.</i> (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)</p> + +<p>3° La Chronique d'un anonyme, <i>Ex Chronico ab initio mundi usque +ad A.C. 1160.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 120.) +4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, <i>Ex Chronic. Richardi pict.</i> +(<i>id., ibid.</i>, p. 415.)</p> + +<p>5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, <i>Ex Roberti +proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam.</i> (<i>id.</i>, t. XIII, +p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui +rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.)</p> + +<p>6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, <i>Ex Chronic. Alberici +Trium Fontium monachi.</i> (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)</p> + +<p>7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, <i>Ex +Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 675.)</p> + +<p><i>Vincentius Burgundus proesul bellovacensis</i>. (Bibliotheca Mundi, +4 vol. in-folio, 1624.—T. IV, <i>Specul. historial.</i>, lib. XXVII, +cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.</p> + +<p>Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, +des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien +peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne +fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté +par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez +ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de +Cornouaille, où Héloïse, <i>Loiza</i>, raconte qu'instruite par son clerc, +<i>ma o'hloarek, ma dousik Abalard</i>, elle est devenue, grâce à la connaissance +des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques. +(<i>Barzas-Breiz</i>, Chants populaires de la Bretagne, publiés par +M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.)</p> +<br> + + + +<h3>II.</h3> + +<h3>AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.</h3> + + +<p>1.—Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement +d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à +en donner le sommaire, particulièrement d'après l'<i>Historia calamitatum</i> +et Othon de Frisingen.</p> + +<p>Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens +historiens français de la Bretagne. (<i>L'Histoire de Bretaigne</i>, 1 vol. +in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et +suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de +Frisingen.</p> + +<p>Pasquier a donné un abrégé de l'<i>Historia calamitatum</i>, de son +temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques +réflexions. (<i>Les Recherches de la France</i>, liv. VI, chap. XVII, p. 587 +et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)</p> + +<p>Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère +un article pris dans les chroniques déjà citées. (<i>De Scriptoribus ecclesiasticis, +in J. Trithemii Span. Oper. histor.</i>, in-folio, 1604, part. I, +p. 276.)</p> + +<p>Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en +divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, +Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses +biographes. (<i>Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis</i>, +6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., +53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 +et suiv.)</p> + +<p>Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire +de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (<i>Gerardi +Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis</i>, 2 vol. in-folio, 1690, +t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, +lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)</p> + +<p>Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition +et des erreurs. (<i>Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. +Thomasio</i>, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal.Magdeb.)</p> + +<p>Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. +(<i>Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle</i>, +1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)</p> + +<p>Le père Noël Alexandre. (<i>Natalis Alexandri Historia ecclesiastica</i>, +7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)</p> + +<p>L'abbé Fleury. (<i>Histoire ecclésiastique</i>, liv. LXVII et LXVIII, +p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)</p> + +<p>Casimir Oudin. (<i>Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis</i>, +3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)</p> + +<p>Dom Remy Ceillier. (<i>Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques</i>, +Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.)</p> + +<p>Le père Longueval, jésuite. (<i>Histoire de l'Église gallicane</i>, Paris, +1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et +suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)</p> + +<p>Dom Guy Alexis Lobineau, dans son <i>Histoire générale de Bretagne</i>, +2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez +complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde +comme la base des récits postérieurs.</p> + +<p>Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; +autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (<i>Hist. gén. de Bret</i>., +5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)</p> + +<p>Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (<i>Annales +ecclesiastici</i>, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. +Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, +1131, 1140 et 1142.)</p> + +<p>On peut citer également l'<i>Histoire de la ville de Paris</i>, par les +pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV); +l'article <i>Abélard</i> du <i>Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques</i>, +par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le chap. II du +liv. I de l'<i>Histoire de l'Université de Paris</i>, par Crevier. (T. I, +p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)</p> + +<p>Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que +l'analyse de celle de D. Gervaise. (<i>Mémoires pour servir à l'histoire +des hommes illustres dans la république des lettres</i>, 42 vol. in-12, 1729, +t. IV, p. 1 et suiv.)</p> + +<p>Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales +bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup +d'égards les précédentes, <i>Annales ordinis S. Benedicti</i>. (6 vol. +in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et +seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)</p> + +<p>L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, +mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie. +(<i>Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae</i>, 6 vol. in-4°, Lipsiae, +1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)</p> + +<p>Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, +dans l'article <i>Scolastique</i> de l'<i>Encyclopédie</i>.</p> + +<p>II.—Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement:</p> + +<p><i>La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise, +son épouse</i>, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). +Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la +Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, +même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé +de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par +Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.</p> + +<p>L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire +critique de Bayle, ainsi que les articles <i>Héloïse, Paraclet, +Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise</i>.</p> + +<p><i>The History of the lives of Abeillard and Heloisa</i>, by the rev. Joseph +Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient, +avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres +d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé +d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour +historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.</p> + +<p><i>Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle</i>, par F.C. Turlot, +1 vol. in-8°, 1822.</p> + +<p>L'article d'Abélard dans <i>l'Histoire littéraire de la France</i>, ainsi +que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec +beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe +dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions +ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et +M. Daunou y a joint quelques notes. (<i>Histoire littéraire de la France</i>, +t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)</p> + +<p>L'<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, par madame +Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, +p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le +fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par +M. Guizot et placé à la tête de l'édition <i>illustrée</i> des Lettres d'Abailard +et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.) +Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et +de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques +fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.</p> + +<p>Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général +contiennent un article <i>Abélard</i>. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, +dans l'<i>Encyclopédie des gens du monde</i>, t. I; celui de M.P. Leroux, dans +l'<i>Encyclopédie nouvelle</i>, t. I; celui de M. Géruzez, dans le <i>Plutarque +français</i>, t. I; M. Barrière y a donné l'article <i>Héloïse</i>.</p> + +<p>La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile +Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette +traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et +détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse, +leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.</p> + +<p>Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne +doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses +compositions poétiques sous ce titre: <i>Lettres d'Héloïse et +d'Abélard</i>, traduites librement d'après les lettres originales latines, par +le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, +Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par +M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841.</p> + +<p>Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon +article sur Abélard, <i>The biographical Dictionary of the Society for the +diffusion of useful knowledge</i>, in-8°, t. I, London, 1842.</p> + +<p>Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux +ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:</p> + +<p>F. C. Schlosser, <i>Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen +eines Schwaermers und eines Philosophen</i>, in-8°, Gotha, 1807.</p> + +<p>Fessler, <i>Abaelard und Heloisa</i>, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.</p> + +<p><i>Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch</i>, par +M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées +qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une +Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne +l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à +ceci, <i>l'art et humanité</i>. Les deux noms propres ne se rencontrent pas +dans le cours du livre.</blockquote> + +<p><i>Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt +und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und +seinem Kampf mit der Kirche</i>, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. +C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une +introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des +plus récentes publications qui concernent Abélard.</p> + +<p>III.—On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, +sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, +dans le <i>Thésaurus</i> de Durand et Martene et dans celui de +Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'<i>Histoire +littéraire</i> (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (<i>Biblioth. lat. +med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi</i>, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); +Olearius, (<i>Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast.</i>, t. I, +p. 2-4); le recueil intitulé: <i>Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti</i>, +par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, +(<i>Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria</i>, t. II, p. 203); le Voyage littéraire +de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux +<i>Ouvrages inédits d'Abélard</i>, par M. Cousin.</p> + +<p>Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par +d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, +Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux <i>Thesaurus</i>, Mabillon, dans +l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, +l'auteur du tome XII de l'<i>Histoire littéraire</i>, Duplessis +d'Argentré (<i>Collectio judiciorum de novis erroribus</i>, t. I, p. 49 et +seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son <i>Histoire +de saint Bernard</i>; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, +1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)</p> + +<p>Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement +exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces +derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles +sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann +(<i>Geschichte der Philosophie</i>, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, +1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, +t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III +de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être +bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (<i>Ouvr. inéd., +ou Fragments philos.</i>, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: +<i>Études sur la philosophie dans le moyen âge</i>, par M. Rousselot +(3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne +que nous citons en leur lieu.</p> + +<br><br> + + +<h2>ABÉLARD.</h2> + +<br> + +<h2>LIVRE PREMIER.</h2> +<br> +<h3>VIE D'ABÉLARD.</h3> + +<br><br> + +<p>Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de +Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un +bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le +Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à +gauche au-dessus du chemin une église, remarquable +seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes +de ses parties. Derrière cette église et sur +une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges +de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre +une ancienne et forte construction, et renferment +maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes, +cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de +pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines +sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet, +détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat +commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite +de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit +château fortifié dominait le bourg, du haut d'une +éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze, +ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie +du sang des combattants, au temps des luttes acharnées +des Bretons et des Anglais.</p> + +<p>En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et +Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et +dans ce château, son domaine, un personnage noble, +Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma +Pierre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta +bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent +Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa +fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier +des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait +un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre +à ses enfants et faire précéder par quelques +études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait +à son fils aîné lui inspira des soins particuliers, +auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. +Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette +vieille Armorique qui passait pour devoir son nom +de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait +dès lors une singulière aptitude aux choses +qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune +Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race, +une remarquable facilité<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>. Ses progrès furent bientôt +tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, +et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux +lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire, +et abandonnant à ses frères son héritage et son droit +d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et +dans la philosophie, à la science de la dialectique, +cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à +tout les armes, les combats et les trophées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Le Pallet, <i>Palatium</i> (on trouve aussi Palet, Palais, +Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes, +sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica +versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant +d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne +chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé +en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même +famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins +d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en +1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre +environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent +pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison +plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur +du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût +Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (<i>ex +Chron. Rich. Pictav.</i>), +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,</p> + </div> </div> +si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont +il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre +de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les +annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de +<i>Palatinus</i> et quelquefois de <i>Nannetensis</i>. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. +4.—Johan. Saresb. <i>Policrat</i>., l. II, c. XXII, et <i>Metal.</i>, l. I, c. V, +et l. II, c. X.—<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XII, p. 115, et t. XIV, +p. 303-304.—<i>Hist. de Bret.</i>, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. +106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.—<i>Abail. et +Hél.</i>, par Turlot, p. 143.—<i>Voy. pitt. de Clisson</i>, par Thienon, pl. II +et III.—<i>Notice sur Clisson</i>, in-18, Nantes, 1841, p. +7.—Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la +Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit que <i>Breton</i> vient de <i>brute</i>. « +Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint +stolidi, hoc (<i>sic</i>) tamen qui nomen Britonis composuit secundum +affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars +Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que +Brutus +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Apela de Bruto Bretons</p> +<p>Les Troyens ses compaignons.</p> +<p>(V. 1211 et 1212.)</p> + </div> </div> +Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à +l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de +<i>Vrezonze</i> ou <i>Brazonce</i>, les <i>peints</i>, les tatoués, comme les <i>Pictes</i> +de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est +attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que +les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque +stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière +qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo +levis.» Car je crois qu'ici <i>animo levis</i> signifie plutôt l'esprit +prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de +parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut +breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. <i>Dialectic.</i>, p. 222 et 591.—<i>De Gest. Frid. +I imper.</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.)</blockquote> + +<p>Très-jeune encore, il affronta les chances et les +épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la +parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides +succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant +la maison paternelle, il alla voyager, parcourant +les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires, +marchant de controverses en controverses, +et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans +un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens +de discuter en se promenant<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>. La philosophie +avait alors ses chevaliers errants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.</blockquote> + +<p>La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains +qui cultivaient la dialectique. Des sciences +qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait +à faire le plus de bruit et à donner le plus de +renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de +pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait +tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui, +unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques, +composaient presque tout l'enseignement +de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique +dans l'estime des hommes instruits. La dialectique, +c'était alors la philosophie proprement dite. On +l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas +sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement +ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources, +d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>. +On apprenait, sous le nom de cet art, une grande +partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que +l'on connaissait par des traductions incomplètes et +surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce. +L'introduction que le premier a jointe aux catégories, +c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait +corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et +les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la +dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce +qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux +des idées et des choses entre elles, exprimés par les +noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété +et d'accident; les catégories ou prédicaments, +c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles +puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons +des choses; la théorie de la proposition ou les +principes universels du langage; le raisonnement et +la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme; +les règles de la division et de la définition; +la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou +la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces +choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses +questions qui permettaient de joindre l'exemple au +précepte; c'étaient des questions d'abord de logique +pure, puis de physique, de métaphysique, de morale, +et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient +les esprits, s'animaient les passions, et brillaient +ceux qui se livraient à l'enseignement et à la +dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs, +les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église +et le public.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois +la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'<i>artista</i> +fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi +appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à +la controverse. Budaeus, <i>Observ. select.</i> XIV et XVI, t. VI, p. 121 et +130. Hall., 1702.</blockquote> + +<p>A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le +pays pour chercher les aventures philosophiques, un +homme s'était fait dans les écoles une grande renommée. +C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, +et chanoine de Compiègne. Ce maître avait +trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas +cependant toujours explicite, que les noms appelés +plus tard abstraits par les grammairiens désignent, +pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme +les noms des choses individuelles, et que ces réalités, +pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates, +n'en sont pas moins les objets sérieux et +substantiels d'une véritable science. Il combattit cette +idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir; +et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire +tous les noms des choses qui ne sont pas des +substances individuelles, que par conséquent les +noms des espèces et des genres qui n'existent point +hors des individus qui les composent, et les noms +des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées +des sujets ou des touts auxquels on les rattache, +les unes sans disparaître, les autres sans cesser +d'être des parties, n'étaient en effet que des noms. +Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités +distinctes et représentables, ils ne pouvaient être, +selon lui, que des produits ou des éléments du langage, +des mots, des sons, des souffles de la voix, +<i>flatus vocis</i>. Cette doctrine fut appelée la doctrine des +noms, le système des mots, <i>sententia vocum</i>; les historiens +de la philosophie l'appellent le <i>nominalisme</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.</blockquote> + +<p>Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait +pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant +en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur +et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes +conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle +compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église +s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec +en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc +dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait +d'un grand crédit comme religieux et d'une +grande réputation comme philosophe, avait combattu +le nominalisme, en soutenant à outrance la +réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et +généraux, ou ce qu'on appelle <i>la réalité des universaux</i>. +Devançant même cette polémique, un concile +tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine +de Roscelin, comme fausse en elle-même, et +comme incompatible avec le dogme de la Trinité, +puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus, +elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait +en trois essences individuelles, ce qui était admettre +trois dieux.</p> + +<p>Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. +On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre +fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le +rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et +probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du +moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait +eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa +doctrine insensée<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr. +inéd. <i>Dialect.</i>, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le +premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été +son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son +précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve +que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait +treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses +courses plus ou moins secrètes en France. (<i>Id.</i>, Introd., p. xl et +suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué +violemment. (<i>Ab. Op.</i>, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.—Ou. Fris. <i>De +Gest. Frid. I</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Philosophie dans le moyen âge,</i> par M. +Rousselot, t. I, c. V.)</blockquote> + +<p>On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il +vit Paris pour la première fois<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du <i>Recueil +des historiens des Gaules et de la France</i> veulent qu'il ait entendu +Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII, +p. 654). Le P. Dubois, dans son <i>Histoire ecclésiastique de Paris</i>, dit +qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. +777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095. +(<i>Hist. Universit. parisiens.</i> t. II p. 8.)*</blockquote> + +<p>Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident +de l'Europe, la capitale des lettres et des arts. +Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours +le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on +a nommée la <i>scolastique</i>. Ce nom ne désigne pas autre +chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique +que nous avons décrite. Les écoles étaient assez +nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales, +c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement +sous le patronage et la surveillance de l'évêque +et même dans sa maison.</p> + +<p>Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, +fondées par Charlemagne, grande et passagère +création, comme presque toutes celles de cet homme +qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour +l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer +dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou +même à la porte du cloître<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>. Dans ces écoles, qui +différaient de réputation et quelquefois de doctrine, +comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours +la théologie et souvent les sciences profanes, +y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions +dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous +les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres +portés par des prêtres et qui représentent le double +enseignement du passé: l'un est le titre de théologal, +et l'autre celui d'écolâtre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a +coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici +d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente +d'écoles royales tenues dans son propre palais. <i>Domus regia schola +dicitur</i>, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince +aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle +de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au +reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être +originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la +formation par un capitulaire de 789. (<i>Histoire littéraire de la France +avant le XIIe siècle</i>, par M. Ampère, t. III, c. II.)</blockquote> + +<p>À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, +il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y +avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus +de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et +la plus célèbre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>. Les étudiants y accouraient de +très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui +était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays +étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient +à envoyer leurs enfants dans cette ville, +destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du +moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on +disait les <i>lectures</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a> (il n'existait point de collège), +avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes +faits de toutes nations; car les écoliers étaient +alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la +chaire du professeur, dans un cloître assez voisin +de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous +avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église +métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame, +mais qui n'était pas le monument magnifique +et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe +Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une +enceinte, jadis habitée tout entière par les membres +du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant +au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin +de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>. +Là était, aux premiers jours du xiie siècle, +l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle +dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris, +et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et +qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du +Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de +reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, +du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre +de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès +et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique, +donné de quelques-unes des questions qu'elle pose +des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans +l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à +l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire +qu'il avait, le premier, professé publiquement la +théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en +ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique. +On l'a surnommé la <i>Colonne des docteurs</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Cf. Lobineau, <i>Hist. de Paris</i>, t. I, l. IV, p. +151.—Gérard Dubois, <i>Hist. Eccles. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. +775.—D. B., <i>Rec. des Hist.</i> t. XIV, <i>praef.</i> xxxj.—Troplong, <i>Du +pouvoir de l'État sur l'enseignement</i>, c. vi, vii, viii et ix.—Launoy, +<i>De Schol. celeb.</i>, t. IV, c. lix. <i>Hist. litt. de la Fr</i>., par les +bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> <i>Lectiones</i>, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon +<i>lecteur en théologie</i>. Les professeurs au Collège de France avaient conservé +ce titre de <i>lecteur</i>. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture +ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme +encore suivie dans nos écoles de droit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> <i>Paris ancien et moderne</i>, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold +et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de +l'enseignement, et il eut le <i>regimen scholarum</i> d'où est venu sans +doute plus tard le titre de <i>recteur</i>. Il eut des disciples nombreux +dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la +science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme, +Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré. +(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.—Ouvr. inéd. <i>Dialectic.</i> +passim.—Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. I, c. V; l. III, c. IX.—<i>Rec. +des Hist.</i>, t. XIV, p. 303.—<i>Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi</i>, c. XV. +D'Achery, <i>Spicileg.</i>, t. I, p. 633.—<i>Hist. litt.</i>, t. X, p. 307, 308 +et suiv.)</blockquote> + +<p>Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. +Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude +et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est +toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il +est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua +parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par +sa mémoire surprenante, par son instruction précoce, +par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait +en lui la singulière beauté de sa figure. Il +se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt +il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua +quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus +d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne +manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita +chez Guillaume une indignation et un effroi, chez +quelques-uns de ses condisciples une défiance et une +jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la +triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune, +heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et +les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance +humaine était ouvert devant lui comme le +monde devant un conquérant.</p> + +<p>On raconte cependant que, ne sachant encore rien +au delà de ce qu'on apprenait dans le <i>trivium</i>, c'est-à-dire +la rhétorique, la grammaire et la dialectique, +il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du +<i>quadrivium</i>, où l'en enseignait l'arithmétique, la +géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était +restée la division encyclopédique de l'enseignement +au XIIe siècle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>. Il prit même des leçons d'un certain +maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de +lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi +une science fort suspecte où l'étude des propriétés +des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs +vertus symboliques et mystérieuses<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Cette division septuple des sciences est indiquée partout +et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint +Augustin. (<i>Divinar. Lect.</i>, c. XXVII.—<i>De Ordin.</i>, t. II, c. XII, +etc.—<i>Retract.</i>, l. I, c. VI.—Cf. Budd. <i>Observ. select.</i> IV, t. I, p. +47, 51, 55.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des +mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae +mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. <i>Dialect.</i>, +p. 435.—Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, +ou mot <i>Mathematica</i>.)</blockquote> + +<p>Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui +convenait plus de paraître apprendre; cependant il +ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais +pu savoir l'arithmétique<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Ce genre de travail +opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit +qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse, +car la dialectique ressemble aux sciences du +calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne +donnât à ses nouvelles études que les restes d'une +attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà +rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît +qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances. +Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce +dernier jugement; car le voyant un jour triste et +comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui +dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que +peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le +mot d'une latinité dégénérée qui signifie <i>lécher</i>, +composait, avec le dernier mot de la plaisanterie +vulgaire du maître, un son qui ressemblait à <i>Baiolard +(Bajolardus)</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. On en fit dans l'école de Tirric +le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait +un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait +pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et +acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea +quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard +(<i>Habelardus</i>), se vantant ainsi de posséder ce +qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait +en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine +puérile et familière qu'auraient immortalisé le +génie, la passion et le malheur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. <i>Dialect.</i>, +p. 182.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par +le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au +mot <i>Bajare</i>, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut +atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse +de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un +surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si +Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois +un grand écrivain fut appelé l'abeille attique<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été +rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de +Saint-Emmeram. (<i>Thesaur. anecdot. noviss.</i>, t. III, <i>Dissert, isagog.</i>, +p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille, +quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. +(Saint Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille +dans le nom de Pierre Esveillard, <i>qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. +de Bretaigne</i>, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes +latins écrits en Bretagne portent <i>Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil +des Histor.</i>, t. XII, p. 564.—<i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>, +par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms +de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors, +ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire. +L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, <i>Abaelardus</i>. Dans +ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus +mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 212 et 480.) Othon de +Frisingen écrit <i>Abailardus</i>, et l'on trouve aussi <i>Abaielardus</i>, et même +<i>Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus</i>. En français, <i>Abeillard, +Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, +Baillard, Balard,</i> etc., et dans une ballade de Villon: +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Où est la très-sage Héloïs</p> +<p>Pour qui fut chastré et puis moyne</p> +<p>Pierre Esbaillart à Saint-Denys,</p> +<p>Pour son amour eut cest essoyne?</p> + </div> </div> +Les formes les plus usitées sont <i>Abailard</i> ou <i>Abélard</i>. Le dernière +est celle que préfèrent Bayle, <i>l'Histoire littéraire</i>, et M. Cousin. +(<i>Ab. Op.</i>, praefat., p. 3; Not., p. 1141.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. +<i>Abélard</i>.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le +canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de +paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme +nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.</blockquote> + +<p>Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître +à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un +étudiant qui sortait à peine de l'adolescence<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>. Mais +sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait +devant aucune des ambitions de son orgueil. +Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta +les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui +était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait, +sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point +de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit +tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une +école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage +Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres +afin de lui faire interdire le lieu où on lui +permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse +trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître +avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi +les puissants de la terre; ils soutinrent son rival; +la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux +de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du +grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son +voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait +vers l'an 1102.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus +aspirarem.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale +qu'il avait vingt-deux ans. (<i>Histor. Eccl. paris.</i> a G. Dubois, t. I. +l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite +paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps <i>le +jeune Palatin</i>; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de +ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre <i>Petri +Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio</i>, et non pas +<i>Abélard le jeune</i>, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille. +D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a +proposé de traduire: <i>le grand péripatéticien moderne</i>. (Cousin, Ouvr. +inéd. Introd. p. xiij.)</blockquote> + +<p>Ce fut alors que son talent pour l'enseignement +prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation +naissante de ses condisciples, et la célébrité +établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à +ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui +dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux, +ne redoutant aucun voisinage, il voulut +rapprocher son école et la transporter à Corbeil, +place forte qui ne tarda pas à devenir un château +royal comme Melun<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>. Là, plus près de Paris, il donnait +pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école +de Notre-Dame.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis, +puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de +Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors +un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville +qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (<i>Meldunum castrum, +castellum</i>); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville +d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses +résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108. +C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes +conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. +C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de +cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (<i>Ab. Op.</i>. Not., p. +1195.)</blockquote> + +<p>Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces +et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France, +de voyager, et probablement de visiter sa patrie, +laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans +cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait +l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années +se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles +il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli, +lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné +la chaire de Notre-Dame.</p> + +<p>En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit +religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux +s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples, +près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était +ensevelie une recluse morte en grand renom de piété.</p> + +<p>Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs +réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. +C'est là que, commençant une vie de paix +et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques +et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer +à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme +une délivrance ou comme un asile.</p> + +<p>Cette retraite qu'accompagnait un changement de +vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on +loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme +qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans +l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune +plus grande encore; enfin à une position qui, +suivant ses disciples, équivalait presque au premier +rang dans le palais du roi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, +omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam +pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme +qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, <i>tanquam angelum</i>. +(<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette +retraite en 1109. (Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. I, chap. 2.)</blockquote> + +<p>Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la +suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit +que c'était là vraiment philosopher<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>; mais il l'exhorta +vivement à ne point renoncer à ses leçons. +Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence +ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne +le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite +ouverte au public, il installa avec lui la science, et +il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette +grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important +dans la théologie et presque dans la religion<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.—G. +Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. IX, c. ix.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le +fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de +Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier, +quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé +dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un +<i>conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers</i>, qui put être le +type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant +Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor +était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye +de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de +Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses +disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En +1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on, +les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier +abbé fut Gilduin. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.—<i>Vie +d'Abeillard</i>, par D. Gervaise, t. I, p. 22.—<i>Hist. litt. de la France</i> +t. XII, art. <i>Hugues de Saint-Victor</i>, p. 3, et Gilduin, p. +476.—Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, loc. cit.—<i>Gallia Christ.</i>, t. VII, +p. 656.)</blockquote> + + +<p>Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux +élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître +Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur +la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas +à provoquer son maître sur la question de philosophie +qui préoccupait les esprits. C'était cette question +fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin. +Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de +Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine +de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur +et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux +universaux une réalité positive; en d'autres termes, +il admettait des essences universelles. Dans son système, +tout universel était par lui-même et essentiellement +une chose, et cette chose résidait tout entière +dans les différents individus dont elle était le +fond commun, sans aucune diversité dans l'essence, +mais seulement avec la variété qui naît de la multitude +des accidents individuels. Ainsi, par exemple, +l'humanité n'était plus le nom commun de tous les +individus de l'espèce humaine, mais une essence +réelle, commune à tous, entière dans chacun, et +variée uniquement par les nombreuses diversités des +hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine +de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa +d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il, +est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité +est une essence tout entière en chaque +homme, et que l'individualité soit un pur accident, +il s'ensuit que cette essence entière est en même +temps intégralement dans un homme et dans un autre, +et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à +Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et +dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme +universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu +même, et par conséquent il emporte partout +l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est +à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate +est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là +conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux +que, dans les individus, la chose universelle subsistait +essentiellement ou dans la totalité de son essence<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 6.—Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 613.</blockquote> + +<p>Par ces objections et par d'autres qui semblaient +autant d'appels au sens commun, Abélard troubla +tellement le maître longtemps incontesté des écoles +de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de +rétracter ou effacer de la formule un mot décisif. +Guillaume cessa de dire que la chose universelle +subsistait comme une seule et même chose <i>essentiellement</i> +dans les individus, ce qui était dire qu'elle +en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle +subsistait ou <i>individuellement</i>, on plutôt <i>indifféremment</i> +dans les individus<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa +première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'<i>Historia +calamitatium</i> donne <i>individualiter</i>, pour le mot substitué à +<i>essentialiter</i>; mais d'Amboise met en marge la variante +<i>indifferenter</i>: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, +d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit +avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première +substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde, +au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages +didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de +Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. <i>Ab. Op. ibid.</i> Ouv. +inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.—<i>De Gen. et Spec.</i>, p. 513 +et 516.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 279.—<i>Abail. et Hél.</i>, par +Turlot, p. 16.—Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)</blockquote> + +<p>Or, si elle subsistait <i>individuellement</i>, elle n'était +plus identique et intégrale dans tous, elle avait une +existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait +que l'essence se divisait en parties numériques +semblables, mais non identiques, et par conséquent +indépendantes. Si elle subsistait <i>indifféremment</i> +dans les individus, elle existait comme l'élément non +différent (<i>indifferens</i>) des différents individus; manière +technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y +avait de commun et de semblable dans les membres +d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux +façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme +mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence, +et au sein de laquelle il ne laissa pas +son professeur en repos.</p> + +<p>Cette question des universaux était depuis un +temps la question dominante de la dialectique et +comme la pierre de touche des maîtres et des écoles. +Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son +crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque +se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider. +Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé +ou délaissé son opinion, le découragement le prit, +ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on +encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les +autres parties de la dialectique. Il semblait que ce +point abandonné eût emporté toute la science avec +lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard +acquirent plus de force et d'influence; beaucoup +de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent +de son côté. De toutes parts, et du sein même de +l'école opposée, on accourut dans la sienne.</p> + +<p>En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut +naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait +point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était +assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement +de la science avait passé en d'autres +mains; découragé ou converti, le nouveau maître +offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses +auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement +dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne +pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître +reconnu, et comme son suppléant et son délégué. +Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner +sans maître<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> était une témérité et presque +un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même, +Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre +successeur; de honteuses accusations furent dirigées +contre lui, dont la plus grave sans doute et +la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il +fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux +était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la +fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau +docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y +recommencer ses leçons.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> <i>Sine magistro</i>, sans avoir ou la maîtrise ou +l'autorisation magistrale. (<i>Ab. Op.</i>, ep. 1; p. 10.) Il fallait, +suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou +scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître +titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu +tous les grades académiques, <i>maître, licencié, docteur</i> (Cf. <i>Hist. +litt. de la Fr.</i>, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.—Pasquier, <i>Rech. de +la France</i>, l. IX, c. xxi.—D. Brial, préf. du t. XIV des <i>Hist. fr.</i>, +p. xxxi.—Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, +256, etc.—Troplong, <i>Du Pouv. de l'État sur l'enseignement</i>, c. x.).</blockquote> + +<p>Mais la victoire fut passagère; en écartant pour +un moment un formidable rival, on ne retrouvait +ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il +abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa +présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la +malignité publique les poursuivait et minait ce qui +pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume +de Champeaux, et les doutes railleurs des +écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les +motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer, +lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce +qu'il avait encore de disciples, dans une maison de +campagne éloignée de la ville<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Une maison de campagne ou un hameau, car <i>villa</i> a ces deux sens; +<i>ad villam quamdum ab urbe remotam</i>. Brucker dit que ce lieu était le vieux +prieuré (<i>veteres cellae,</i>), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (<i>Ab. +Op.</i>, ep. 1, p. 6.—<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 733.)</blockquote> + +<p>Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école +de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors +des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans +le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne +de Paris. Cette colline, destinée à devenir +comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était +alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance, +le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre +l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt +tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de +Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que +ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la +Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en +qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés +des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur +qui s'attachait à cette doctrine<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. Les étudiants +étaient divisés par conférences, sous des professeurs +ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la +renommée. Mais par <i>sa science éprouvée</i> et <i>par son +éloquence sublime</i> (ce sont les expressions de ses ennemis), +Abélard effaçait tout le monde. L'originalité +de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies +qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. +Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il +n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités +et la décourageait par la terreur de sa dialectique<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée +de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de +Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au +commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua +d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus +ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou +chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de +Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de +l'enseignement ou <i>maître recteur</i>, ce qu'on appelait d'abord le +primicier, dut, là comme ailleurs, être le <i>scholasticus</i> ou +<i>scholaster</i>, (écolâtre), <i>magister scholae</i> ou <i>capischol</i>. Le nombre +des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts +ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il +s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri +IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale +de la colline: de là le pays latin. (<i>Hist. Univ. paris.</i>, t. I, p. 257, +267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une +famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne +Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de +Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où +Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVII.— +<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 297.—<i>Hist. litt.</i>, t. IX, p. 32 et t. +XII, p. 412.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... +inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens +statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium +venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes, +sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea +praesumpserat.» (<i>Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des +Hist.,</i> t. XIV, p, 442.)</blockquote> + +<p>Il est probable que, combattant à la fois le réalisme +de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé +de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis. +On raconte que ceux-ci, poussés à bout, +voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent +dans leurs rangs un adversaire courageux +qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui +aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton +de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un +jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur +et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il +n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible +novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait +s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise; +il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable +encore par la critique que par la discussion, +plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais, +n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>, +qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait +point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée +en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses +sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, +et tandis que ses camarades réunis par groupes +dans leurs logements, comme des soldats sous leurs +tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec +lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. +Il se comparait à David marchant à la rencontre +de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans +qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, +il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le +teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et +trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs. +Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment; +mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux +et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il +avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.» +L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista +avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur +sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la +peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses +disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que +c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre. +«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a +quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin +d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa +thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons +quel en était le sujet, quels en furent les détails +et les incidents, et toute cette histoire ne nous est +connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut +un jour abbé<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>. Mais selon lui, le petit David terrassa +le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire +par la gravité de sa parole; puis, il enlaça +si savamment son adversaire par des assertions qu'on +ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma +peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement +à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi <i>garrotté ce +Protée par les indissolubles liens de la vérité</i>, il redescendit +triomphalement la montagne, et en rentrant +dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients, +il fut accueilli par des cris de victoire et +d'allégresse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod +pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam +acquiesceret veritati.» (<i>Id. ibid.</i>, p. 443.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre +d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et +n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous +extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par +fragment dans le <i>Recueil des Historiens des Gaules</i>. (T. XIV, p. +441-445.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 605.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne +voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance +ou une concurrence bien formidable. Si ses +amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il +n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a +laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale, +qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement; +et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant +la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais +nous le retrouverons plus tard.</p> + +<p>Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante +d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de +fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en +occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre +sur une chaire impuissante.</p> + +<p>À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut +faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît; +il ramène la congrégation à Saint-Victor; il +rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer +dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. +Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant; +il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il +était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable +en grammaire qu'en philosophie. On +l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses +élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui +lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla +de plus en plus se tourner vers la vie monastique. +Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu, +rien ne s'interposait plus entre Abélard et +Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, +et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre +les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue +de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté, +la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une +autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une +domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés +de révolution. Chaque jour des victoires de +détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et +couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. +«Si vous me demandez,» dit Abélard, +en citant Ovide, «quelle fut la fortune du +combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne +m'a pas vaincu <a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a> +<p> Si quaeritis hujus<br> +Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo.</p> + +<p>Ovid. <i>Metam.</i>, 1. XIII.—<i>Ab. Op</i>., ep. 1, p. 7.]</p></blockquote> + +<p>En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. +Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard +allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut +encore obligé de quitter la France. Son père s'était, +comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser +la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, +suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement +aimée de son fils, elle l'appela près d'elle. +Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le +siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et +quand après une courte absence il revint à Paris; il +trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de +Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement, +s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. +Il était évêque de Châlons-sur-Marne.</p> + +<p>Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien +très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais +elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction +ni repousser l'attaque. Son caractère manquait +à la fois de générosité et d'énergie, et, dans +le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un +prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat +des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On +comprend que celui qui avait régi si longtemps les +<i>Écoles sublimes</i> (tel était le nom donné aux cours de +haute science) devait faire un grand évêque: aussi en +a-t-il reçu le titre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>. Il administra son diocèse pendant +sept années et mourut regretté de saint Bernard +dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il +fit connaître Abélard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> (retour) </a> «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (<i>Ex +Chron. mauriniae. Recueil des Histor.</i>, t. XII, p.76.—Saint Bern. <i>Op</i>., +t. I, p. 13.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> (retour) </a> La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme +celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque +en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, <i>Ab. Op</i>.; Not., p. 1147 et +1163.—Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. I, p. 23); les autres, que la promotion +soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., +<i>Op</i>., t. I, p. 13, 61 et 302.—Durand et Martene, <i>Thes. nov. anecd.</i>, +t. V, p.877.—<i>Gallia Christ.</i>, t. IX, p. 878.—D. Brial, <i>Rec. des +Hist.</i>, t. XIV, p. 279.—<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 476, et t. +X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables +manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré +pendant sept ans.</blockquote> + +<p>On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge +et du talent, avait constitué son enseignement, son +autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de +Paris; c'était être dictateur dans la république des +lettres.</p> + +<p>Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. +A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui +restait encore des progrès à faire, il avait à peu près +fermé le cercle de ses études. Ses contemporains +ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science +humaine, éloge quelque peu hyperbolique<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a>. Nous +avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique, +ni probablement dans aucune des sciences du +calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, +même le droit, chose plus que douteuse, citent en +preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il +ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, +Théodose et Arcadius sur les limites<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>. Il ne +possédait bien d'autre langue que le latin; le grec, +dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne +lui était, je crois, connu que par quelques mots +de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait +les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a +nulle preuve qu'il entendît l'hébreu<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>. Mais son +instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait +à peu près tous les auteurs de l'antiquité +latine connus de son temps, et le nombre en était +plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus +lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas +sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se +développer suivant la direction que le moyen âge lui +avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle +la renaissance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> (retour) </a> Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;» +et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui +qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (<i>Ab. Op</i>., +préf. <i>in fin</i>.—Gervaise, t. II, p. 150.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> (retour) </a> C'est la loi <i>quinque pedum Praescriptione, C. fin. +regund.</i>, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire +en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (<i>Petrus Baylardus</i>), qui se +vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile +qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que +Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit +Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes, +professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins +qu'établi que le <i>Codex repetitae proelectionis</i>, d'où cette loi est +extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus +en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit +commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me +paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, préf. apolog.—Accurs. +<i>v° Praescript.</i>—Alciat. <i>Lib. de quinq. ped. Praescr.</i>—Crinitus, <i>De +Honest. Discip.</i>. l. XXV, c. IV.—Pasquier, <i>Recherches de la Fr.</i>, l. +VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.—Bayle, art. <i>Abélard.</i>—Duboulai, +<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 577-680.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> (retour) </a> Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et <i>Dialec.</i>, p. 200 et +206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le +savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait, +et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la +connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à +Paris. (<i>Ab. Op.</i>, préf. <i>in fin.</i>) Abélard ne me semble savoir de cette +langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez +son <i>Hexameron</i>, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)</blockquote> + +<p>Toutefois la véritable science d'Abélard était la +philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le +fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses +auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait +en l'enseignant, et jamais aucune science +ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant. +Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour +l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes +de la Grèce. Cependant cet enseignement était +plus original par le talent que par les idées, et supposait +plus de sagacité critique que d'invention. Non +content d'expliquer avec une facilité et une subtilité +que ses contemporains déclaraient sans égales, les +secrets de la logique péripatéticienne et de promener +les esprits attachés au fil du sien dans les détours +de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, +il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation +de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du +texte l'analyse intelligente et libre des commentaires +et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait +ses exposés par des citations, bien comprises et +lumineusement développées, de Cicéron qui, lui +aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques +passages de la Rhétorique à Herennius, des parties +de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases +d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la +logique par la grammaire; enfin de saint Augustin, +qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur +les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans +la scolastique quelque chose de son influence dominante +sur la théologie française. Le caractère éminent +de l'enseignement d'Abélard était, suivant un +de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait +qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il +mettait la science à la portée des enfants<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. III, c. i.—Il serait +intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes +avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a +bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du +IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste +quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le +Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties +de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages +aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à +saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur +les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version +des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de +l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à +Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par +des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.—<i>Recherches sur les +traductions d'Aristote</i>, par A. Jourdain.—Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p. +xlix et 1; <i>Dialect.</i>, p. 229.—Saint Augustin, <i>Op.</i>, t. I, +append.—Tennemann, <i>Man. de l'Hist. de la Phil.</i>, t. I, sec. 233.)</blockquote> + +<p>A cet enseignement purement philosophique et +qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient +quelques digressions littéraires, et même, au +dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les +plaisanteries et le badinage<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a>. Autant que le lui permettait +la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, +il tempérait les âpretés de la logique par +quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et +Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa +mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions +souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait +comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il +dit quelquefois: Il est écrit. (<i>Scribitur, scriptum est.</i>)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> (retour) </a> «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad +philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis +hominum utilium valens.» (Ott. Fris. <i>de Gest. Frid.</i>, l. I, c. +XLVII.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIII, p. 654)</blockquote> + +<p>Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui +avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir, +comme par continuation, être le précepteur du conquérant +de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait, +dans les cas douteux, raison au créateur de la +science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité +d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant +il n'en faisait encore que le premier des +péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était +Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a>. +Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et +toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou +dans quelques citations éparses de ses ouvrages une +idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce +qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y +subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait, +s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad theol.</i>, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et +1134.—Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 204 et 205. Cette autorité si grande +de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et +surtout de saint Augustin.</blockquote> + +<p>Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, +de rechercher ce que disait l'autorité avant de se +demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de +suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, +et après avoir emprunté la science, il lui prête du +sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même, +et il a réussi à passer pour inventeur; on lui +attribue un système et une secte. En effet, il s'est +flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette +grande et capitale question, dont il fait lui-même +le noeud gordien de la philosophie.</p> + +<p>Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de +Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme, +et il réfuta Roscelin. Il insista principalement +sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des +individus, les noms généraux seront eux-mêmes des +noms d'individus; et, de la sorte, les individualités +seront identiques aux généralités, les parties se confondront +avec le tout, et c'en sera fait de toute différence +essentielle, de toute différence qui sépare +les espèces des genres, les individus des espèces, +et les parties des touts. On retomberait ainsi +par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle +mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la +science et égaler au néant tout ce qui est désigné +par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont +certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend +l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une +collection d'individus ou de choses particulières, en +les rapprochant par leurs communs caractères, et +lorsqu'il <i>conçoit</i> cette multitude comme une unité, +ou l'un des êtres qui la composent comme faisant +partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les +expressions de <i>conceptions</i> fondées sur les réalités<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> (retour) </a> Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 522, 524 et suiv.—Voyez aussi +le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.—Abélard a bien donné, +d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a +pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa +doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en +ont extrait que cela.</blockquote> + +<p>Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir +soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont +appelée le <i>conceptualisme</i>. Ce nom se lit dans les histoires +de la philosophie, qui cependant ont toutes été +écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard +fussent connus<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42:</b><a href="#footnotetag42"> (retour) </a> Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs +à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce +qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques +lignes sommaires et obscures dans l'<i>Historia calamitatum</i>, et le dire +plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de +Salisbury. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5.—Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. CLVII, +et Johan. Saresb., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 300.)</blockquote> + +<p>L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition +de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se +contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie +militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la +passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il +voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut +d'en faire désormais sa principale étude.</p> + +<p>Le maître qui tenait le sceptre de cette science +était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du +XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery, +il avait commencé à enseigner lui-même à Paris, +et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. +Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, +scolastique ou chancelier de cette église, doyen du +chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec +beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se +peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était +simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire +du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis +tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon +des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et +qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de +l'école des Gaules<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a>. Cette autorité, déjà ancienne, il +la devait au temps plus encore qu'au mérite; du +moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, +instruit, disert, mais dont l'esprit manquait +de fermeté et de décision. Qui l'abordait +incertain sur un point douteux le quittait plus incertain +encore. Il charmait ses auditeurs par une +étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées +était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire +à une question. «De loin,» dit Abélard, +«c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était +sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre +que le Christ a maudit. Quand il allumait son +feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43:</b><a href="#footnotetag43"> (retour) </a> <i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. X, p. 170.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44:</b><a href="#footnotetag44"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 7.</blockquote> + +<p>Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, +il se mêla à ses disciples: on devine +qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait +<i>rester longtemps oisif à son ombre</i><a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>, ni suivre après +s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta +de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en +loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits +et fiers de leur maître, virent avec déplaisir +cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent +assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit +d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre +eux conféré sur quelques points de doctrine, les +écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur +les matières théologiques. Un d'eux, comme pour +éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de +l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié +que les sciences naturelles<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>. Il répondit que rien +n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait +à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer +qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour +comprendre les saints, du texte de leurs écrits et +d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un +maître. Cette réponse en amena de contraires, et la +plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent +s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent +de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait +le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous +le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton +plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,» +reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer +un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent +pour choisir la très-obscure prophétie +d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés +les plus difficiles. On eut bientôt pris un <i>expositeur</i> +qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire +connaître l'état de la question, et Abélard les invita +pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns +s'empressant, avec un intérêt véritable ou +affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait +pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et +lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle +exigeait des recherches et quelque précaution, et +qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est +point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de +suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>.» Et il +ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait +à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses +leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on +trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de +lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant +tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés +qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le +pressèrent de composer une glose conforme à sa +leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut +à l'envi pour assister aux suivantes, et tous +se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à +la prière générale il s'était mis à rédiger.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45:</b><a href="#footnotetag45"> (retour) </a> «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (<i>Id.</i>, p. 8.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46:</b><a href="#footnotetag46"> (retour) </a> «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47:</b><a href="#footnotetag47"> (retour) </a> «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per +ingenium.» (Ep. I, p. 8.)</blockquote> + +<p>Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle +témérité. La douleur et la colère furent extrêmes. +Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la +grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, +il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le +jeune César de la science<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>. Il devint son ennemi et +le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume +de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait +alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui +se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et +Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé +un nom dans l'histoire littéraire<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>. Plus ils avaient de +mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances, +et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le +nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent +à interdire à ce successeur inattendu la +continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant +pour motif que, s'il échappait à son inexpérience +quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer +à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense +et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la +calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne +s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit +qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler +entre tous.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48:</b><a href="#footnotetag48"> (retour) </a> Abélard lui applique la <i>stat magni nominis umbra</i> et la comparaison de +l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.—Lucain, <i>Phars.</i>, l. I.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49:</b><a href="#footnotetag49"> (retour) </a> Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se +perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de +l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation +comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo +le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et +condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien +de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.—Ou Fris. <i>Gest. +Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Duboulai, <i>Hist. Universit.</i>, Catal. ill. vir., t. II, +p. 753.—<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 72.)</blockquote> + +<p>Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, +d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement +cette position dominante dans l'enseignement, +qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, +à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est +alors qu'il fut nommé chanoine de Paris <a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>, ce qui +n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne +prouve nullement que dès lors il fût prêtre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50:</b><a href="#footnotetag50"> (retour) </a> C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> +placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion +est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard +soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement +et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, +sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend +qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui +motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de +M. Le Clerc: <i>Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti +Petri Viti senonensis, seculo XIIIe</i>. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, +n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'<i>Hist. litt. de la France.</i> +Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister +Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui +monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, +in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo, +Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (<i>leg.</i> huic) soli paluit scibile quidquid +erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom +d'auteur, par André Duchesne, <i>Notae ad Hist. calamitatum</i>, p. 1150, et +Duboulai, <i>Hist. Univ. paris</i>, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi +altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même +Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine +de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres +une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut +que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder +qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. +Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou +qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est +qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre +pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine +à Saint-Denis. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. l, p. 16.—<i>Hist litt.</i>, t. XII, p. 81.— +<i>Vie d'Abeillard</i>, t. I, p. 28.—<i>Hist. Universit. paris.</i>, t. II, <i>in indic.</i>— +Niceron, <i>Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill.</i>, t. VI.—<i>Rech. hist. sur +la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)</blockquote> + +<p>Dans sa nouvelle situation, il continua et termina +son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue +à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint +un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie +autant de faveur que dans la prédication philosophique. +Tout le domaine de la science fut rangé sous +sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant +autour de lui, et il vécut tranquille quelques +années.</p> + +<p>On aime à se représenter l'existence d'Abélard, +ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette +époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris +qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère +alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage +la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient +toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la +justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs +avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient +l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait +sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les +deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois +et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce, +et qu'habitaient les marchands étrangers, +attirés par l'importance et la renommée déjà considérable +de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient, +confondus sous le nom d'une seule nation, +le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui +allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive +gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline +dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, +et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait +déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines +se couvraient peu à peu d'établissements pieux +ou savants, destinés à une grande renommée; à +l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être +fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés +attestait, dans sa grandeur, le souvenir +de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait +à celle de saint Germain d'Auxerre; car les +deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés +au même nom<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>. Là aussi, la jeunesse de la ville, et +ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes +alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques, +chercher les exercices et les rudes jeux qui +convenaient à la robuste nature des hommes de ce +temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage +du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne +pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord +de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux +s'appeler le <i>pays latin</i>, et opposer, d'une rive à l'autre +la ville de la science à la ville du commerce.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51:</b><a href="#footnotetag51"> (retour) </a> Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de +Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par +Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et +il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice +actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties +modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés, +sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même +(23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La +reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on, +en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en +1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, <i>Paris +sous Philippe le Bel</i>, p. 362 et 454, et <i>l'Histoire du diocèse de Paris</i>, par +l'abbé Lebeuf.</blockquote> + +<p>Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, +s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre +de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire +qui y règne encore en leur nom, et qui alors même, +exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire +de leurs prérogatives et le signe reconnaissable +de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on +pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres +entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, +s'ouvrait en certains jours comme promenade publique +au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de +nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face +du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez +imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense +qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa +beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait +élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les +quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant +la métropole comme des gardes rangés autour +de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et +de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de +vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette +tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la +science, et qui souvent ne s'animait que de la double +passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres, +et sous leur surveillance, parfois inquiète, +souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des +études sacrées et profanes, cette population de clercs +à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes +les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité +européenne de l'école de Paris; et dans cette +école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, +on voyait souvent passer un homme au front +large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont +la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en +prenant les traits plus marqués et les couleurs plus +brunes de la pleine virilité. Son costume grave et +pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance +simple de ses manières, tour à tour affables et +hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui +n'était pas sans cette négligence indolente qui suit +la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance, +les respects de ceux qui lui servaient de cortège, +orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement +curieux de la multitude qui se rangeait +pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses +leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples +encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, +le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans +le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait +de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, +de l'Angleterre, <i>du pays des Suèves et des Teutons</i>, +on accourait pour l'entendre; Rome même lui +envoyait des auditeurs<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>. La foule des rues, jalouse +de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le +voir, les habitants des maisons descendaient sur le +seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur +rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite +fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant, +comme son ornement et son flambeau. Paris était +fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont, +après sept siècles, la ville de toutes les gloires et +de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52:</b><a href="#footnotetag52"> (retour) </a> L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard +est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même, +puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard, +Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la <i>Chronique du +couvent de Morigni</i>, etc. etc. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars +II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.—Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.—Ott. +Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Johan. Saresb. <i>Metal</i>. l. II, c. x. +—<i>Rec. des Hist. Ex Chron. maurin.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote> + +<p>Telle était sa situation à ce moment le plus calme +et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation +qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à +sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait +de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.</p> + +<p>Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un +apostolat philosophique; et cette fois, la mission +spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations +ni de souffrances. Sa richesse égalait sa +renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement +donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, +venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à +ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité +mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.</p> + +<p>Mais le repos était impossible: il ne convient +qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles. +Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue, +le seul philosophe qu'il y eût sur la terre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>. Aucune +raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un +rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait +donc rester calme; il fallait que par quelque issue +l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se +donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent +dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par +elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est +devenue presque toute son histoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53:</b><a href="#footnotetag53"> (retour) </a> «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)</blockquote> + +<p>Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation +exclusive de ses études et de ses progrès. La science +et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient +pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers +feux de la jeunesse y eussent porté quelque +désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées +d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux +éloignement. Quoique sa réputation lui +eût attiré la bienveillance de quelques grands de la +terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité +littéraire l'écartait de la société des nobles dames; +il connaissait à peine la conversation des femmes +laïques<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, +c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux +d'un amour qui se cache et qui supplie allaient +mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité +sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure +s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même +prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent +sa dignité et jusqu'à sa fortune<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a>, mais il le nie +hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient +suffire à son âme, et il se demandait encore +d'où lui viendrait l'émotion.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54:</b><a href="#footnotetag54"> (retour) </a> «Ab excessu (<i>lisez</i> accessu) et frequentatione nobilium foeminarum +studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum +noveram.» (Ep. I, p. 10.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55:</b><a href="#footnotetag55"> (retour) </a> Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était +ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps, +une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais +il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle +époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il +connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent +de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers +qu'il fit pour son fils: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Gratior est humilis meretrix quam casta superba,</p> +<p class="i8">Perturbatque domum saepius ista suum.</p> +<p class="i6"> ........................................</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Deterior longe linguosa est foemina scorta (<i>lisez</i> scorto);</p> +<p class="i4"> Hoc aliquis, nullis illa placere potest.</p> + </div> </div> + +<p>(<i>Ab. Op.</i>, part. II, ep. I, p. 219.—Cousin, <i>Frag. phil.</i>, t. III, app., +p. 444.)</blockquote> + +<p>Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était +née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et +nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56:</b><a href="#footnotetag56"> (retour) </a> Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce +nom vienne de l'hébreu <i>Heloïm</i>, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup +d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle +raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins, +comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean, +ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général +les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce +qui, je le remarque après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, ne porte sur +aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, part. I, +ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.—Pap. Mass. <i>Annal.</i>, +lib. III, p. 239.—Hug., Métel, ep. xvi et xvii.—Bayle, art. <i>Héloïse</i>. +—<i>Hist. lit.</i>, t. XII, p. 629 et suiv.—<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, +par Mme Guizot, p. 349.)</blockquote> + +<p>Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, +dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle +était de noble naissance, ou du moins liée par le +sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille +illustre, à la famille des Montmorency, qui avait +déjà donné à l'État deux connétables<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a>. Élevée dans +sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près +de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science +littéraire, ce qui était rare chez les femmes<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a>. Elle y +avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en +prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et +l'hébreu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté, +l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était +ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître +son nom dans tout le royaume<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>. On ne sait +pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra. +On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima +qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, +et qu'il arrêta sur elle ses regards +comme sur la passion la plus digne de lui, et, le +dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre +et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que +de prendre leur penchant pour un choix, et de croire +que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours +est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa +jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, +quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais +qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la +science créait entre elle et lui une relation naturelle, +que cette communauté de travaux et d'idées devait +autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens, +et que c'est tout cela qui le décida. Il se +trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il +devait aimer celle qui n'avait point d'égale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57:</b><a href="#footnotetag57"> (retour) </a> Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle. +Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une +parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à +cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: <i>Genus meum +sublimaveras</i>. Cette raison n'est pas décisive. (<i>Ab. Op.</i>, ep. iv, p. 57.) C'est +une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première +abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui +aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle +de Fulbert. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 154.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58:</b><a href="#footnotetag58"> (retour) </a> «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.—Literatoriae +scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, +p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59:</b><a href="#footnotetag59"> (retour) </a> Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, <i>ad virg. par.</i>, p. 260.— +Voyez aussi la Chronologie de Robert, <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 294). Le vrai, +c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au +grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les +caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60:</b><a href="#footnotetag60"> (retour) </a> «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait +alors que <i>totum regnum</i> fût toute la France; mais il n'en est pas moins +vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale +dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, <i>per +faciem non infima</i>, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse. +On a supposé, contre toute vraisemblance, que le <i>Roman de la Rose</i>, commencé +et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce +qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, +sous le nom de <i>Beauté</i>. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant +Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le <i>Roman +de la Rose</i>, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.) + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>El ne fu oscure ne brune,</p> +<p>Ains fu clere comme la lune,</p> +<p>Envers qui les autres estoiles</p> +<p>Resemblent petites chandoiles.</p> +<p>Tendre et la char comme rousée</p> +<p>Simple fu cum une espousée</p> +<p>Et blanche comme flor de lis;</p> +<p>Si ot le vis (<i>visage</i>) cler et alis (<i>uni</i>),</p> +<p>Et fu greslete et alignie,</p> +<p>Ne fu fardée ne guignie (<i>déguisée</i>):</p> +<p>Car el n'avoit mie mestier</p> +<p>De sol tifer ne d'afetier.</p> +<p>Les cheveus ot blons et si lons</p> +<p>Qu'il li batoient as talons;</p> +<p>Nez ot bien fait, et yelx et bouche.</p> +<p>Moult grand douçor au cuer me touche,</p> +<p>Si m'aïst Diex, quant il me membre (<i>souvient</i>)</p> +<p>De la façon de chascun membre,</p> +<p>Qu'il n'ot si bele fame ou monde,</p> +<p>Briément el fu jonete et blonde,</p> +<p>Sede (<i>gracieuse</i>), plaisante, aperte, et cointe (<i>jolie</i>),</p> +<p>Grassete et gresle, gente et jointe.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle +et de se rendre familier dans la maison. Des amis +s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert, +qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le +prendre en pension chez lui pour un prix convenu. +Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient +les soins dispendieux d'une maison, sa négligence +plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, +et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens +l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit +à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on +espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement +sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, +qui devait la voir à toute heure, qui, chaque +fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour +ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la +naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, +si l'élève était indocile<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>. Abélard admira tant de simplicité; +il lui semblait que l'on confiait la brebis au +loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la +liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit +de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait +pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard; +l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès +de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la +vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce +dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une +maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61:</b><a href="#footnotetag61"> (retour) </a> «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons +literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque +acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios +flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de +Chartres, Jean de Salisbury. (<i>Metalog.</i>, l. I, c. XXIV.) Quant au droit +qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte +tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62:</b><a href="#footnotetag62"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.</blockquote> + +<p>«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, +«les passions sont plus grandes, parce que les passions +n'étant que des sentiments et des pensées +qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles +soient occasionnées par le corps, il est visible +qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi +elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que +des passions de feu.... La netteté d'esprit cause +aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un +esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement +ce qu'il aime<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63:</b><a href="#footnotetag63"> (retour) </a> Fragment publié par M. Cousin. (<i>Des Pensées de Pascal</i>, seconde édition, +p.897.)</blockquote> + +<p>On montre encore dans la Cité, au bord du chevet +de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître, +a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours +habitée par des membres du chapitre métropolitain, +et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme +au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus +des costumes pittoresques du clergé nombreux et +complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une +tradition locale désigne comme celle du chanoine +Fulbert<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64"><sup>64</sup></a>. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement +un quai, plus élevé maintenant que le sol de +la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 +ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison, +aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement +de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de +la maison, on devait voir en plein la vaste grève où +s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais +des révolutions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" name="footnote64"></a><b>Note 64:</b><a href="#footnotetag64"> (retour) </a> C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres, +où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus +de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi +conçue:<br><br> + +HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX,<br> +DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX.<br> +L'AN 1118.<br><br> + +Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur, +offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est +Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle; +M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et +qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au +XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont +été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de +l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la +tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son +existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison +située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne. +Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du +médaillon. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 153 et 154.—<i>Mus. des Mon. Franç.</i>, t. I, p. 223.)</blockquote> + +<p>C'est là, dans cette demeure modeste, au jour +sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer +dans la chambre simple et rangée d'une jeune +bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre +d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et +ravi, venait employer à séduire une pauvre fille +sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait +toutes les écoles du monde. C'est là que les +plaisirs de la science, les joies de la pensée, les +émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre +pour charmer, pour troubler, pour plonger dans +une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre +coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et +qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu +disputer à son amant.</p> + +<p>Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? +Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts +savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant +et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? +Lui révélait-il les obscurs mystères de la +foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique? +Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses +ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie +récitait-il à son élève, avec ce talent de diction +qu'on admirait, les vers impurs de l'<i>Art d'aimer</i><a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65"><sup>65</sup></a>? +Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, +comme dans le récit du Dante, à la séduction de +cette femme, historique modèle de la poétique Françoise +de Rimini<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66"><sup>66</sup></a>? On ne le sait, et cependant on +sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son +amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, +Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue, +«vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain +vous gagner le coeur de toutes les femmes, +c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle +avec laquelle vous chantiez<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67"><sup>67</sup></a>.» Et ses chants, il +les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu +un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait +complété son génie et achevé son universalité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" name="footnote65"></a><b>Note 65:</b><a href="#footnotetag65"> (retour) </a> Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'<i>Art d'aimer</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" name="footnote66"></a><b>Note 66:</b><a href="#footnotetag66"> (retour) </a> la bocca mi baciò tutto tremante; +Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" name="footnote67"></a><b>Note 67:</b><a href="#footnotetag67"> (retour) </a> «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet +animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.»<br> +(<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 46.)</blockquote> + +<p>On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. +L'étude leur donnait toutes les occasions de +se voir librement, et le prétexte de la leçon leur +permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts +devant eux; mais ou de longs silences interrompaient +la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient +les communications de la science. Les yeux +des deux amants se détournaient du livre pour se +rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait +tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse +s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des +soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante +emporta les deux amants jusqu'aux limites +de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans +mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour +furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, +jusqu'aux punitions du maître, devinrent, +c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés +<i>dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums</i>. +Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que +l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter +à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la +nouveauté d'un bonheur inconnu<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68"><sup>68</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" name="footnote68"></a><b>Note 68:</b><a href="#footnotetag68"> (retour) </a> Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en +rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis +habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum +suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit, +est additum.»—(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.)</blockquote> + +<p>Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement +des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y +paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il +quelques heures de jour pour les donner à l'étude. +Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et +froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait +plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il +n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, +c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il +en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme +on disait alors, barbare<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69"><sup>69</sup></a>; ces chansons étaient vraisemblablement +dans le goût des trouvères, dont il +fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le +prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives +de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de +la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait +ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir +la ville et le pays; longtemps après cette époque, +elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux +dont la situation ressemblait à la sienne<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70"><sup>70</sup></a>. Car il devint +de bonne heure le patron des amoureux, et il +avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin +qui a écrit sa biographie<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71"><sup>71</sup></a>. Ainsi l'aventure +qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa +vie devint un bruit public et passa de son aveu et +par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a +conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme +quelque chose de l'insolence de ces natures faites +pour le commandement et la royauté. Il posait sans +voile devant la foule; il semblait penser que tout ce +qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale, +que ses actions surpassaient le jugement commun +et que tout en lui devait être donné comme en +spectacle au monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" name="footnote69"></a><b>Note 69:</b><a href="#footnotetag69"> (retour) </a> <i>Barbarice. (Ab. Op.</i>, part. II, Exp. symb., p. 369.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" name="footnote70"></a><b>Note 70:</b><a href="#footnotetag70"> (retour) </a> «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (<i>Hist. +de la format. de la lang. franç.</i>, préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy, +qui a publié un <i>Recueil des chants historiques français</i>, depuis le XIIe +jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que +les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand +Dumeril (<i>Journ. des sav. de Normand.</i>, 2e liv., p. 129). Cependant +Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, +suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. +On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être +retrouvées au Vatican; et la <i>Biographie anglaise</i> le répétait en 1842. On +aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (<i>Spicilegium Vaticanum</i>, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des +chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce +genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles +87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: <i>Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae</i>, <i>Carmina amatoria</i>, etc., p. 131. +Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans +le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: <i>Romvart</i>, p. 245, etc., Manheim, +1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le <i>Recueil des chants hist. franç.</i>, Introd. p. v, et <i>Ab. Op.</i>, +ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" name="footnote71"></a><b>Note 71:</b><a href="#footnotetag71"> (retour) </a> Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article <i>Abélard</i>, dans +l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.</blockquote> + +<p>La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils +s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait +leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces +leçons inanimées que leur donnait encore celui dont +l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et +quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que +tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les +ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une +joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle +était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il +ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait +beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait +songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons +qu'il portait le titre de chanoine; on a même +cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72"><sup>72</sup></a>. +Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge, +le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour +où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici +rien de semblable; l'aventure était publique; on en +parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait, +hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. +Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité, +Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs +mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa +même les premiers avis; mais enfin il conçut des +soupçons, et il sépara les deux amants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" name="footnote72"></a><b>Note 72:</b><a href="#footnotetag72"> (retour) </a> Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe. +(<i>Ab. Op.</i>, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais +à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots <i>clericus, canonicus</i>, +et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne +s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard +que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas, +il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse +l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, +dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le +célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un +devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec +peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant +de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre +les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de +Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la +règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et +suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages +d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu +qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir +l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures +apparences. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 16.—<i>P. Ab. Epitom. theol.</i>, c. xxxi, +p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Heloïse</i>. +—D. Gervaise, <i>Vie d'Abeil.</i>, t. I, p. 74.—<i>Hist. de saint Bernard</i>, par +M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)</blockquote> + +<p>La honte et la douleur, mais la douleur plus que +la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux +rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun +ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre +repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le +chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir. +On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La +contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux +désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait +plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. +Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour, +ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il +leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus +et de Mars<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73"><sup>73</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" name="footnote73"></a><b>Note 73:</b><a href="#footnotetag73"> (retour) </a> Ep. i, p. 13.</blockquote> + +<p>Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, +et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son +maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire. +Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement +dans la maison, et comme ils en étaient convenus, +il emmena Héloïse et la conduisit incontinent +dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle +demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui +reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74"><sup>74</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" name="footnote74"></a><b>Note 74:</b><a href="#footnotetag74"> (retour) </a> <i>Astrolabius</i> ou <i>Astralabius</i> dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse, +<i>Petrus Astralabius</i> dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs +historiens veulent que ce nom signifie <i>Astre brillant</i>. On appelait +alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système +de Ptolemée. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv, +p. 343 et 345; Not., p. 1149.—Pezji <i>Thes. anecdot. noviss.</i>, t. III, +part. II, p. 95 et 110.)</blockquote> + +<p>Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et +de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines +du château de Clisson<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75"><sup>75</sup></a>. Elles dominent encore le +cours limpide et charmant de ces deux rivières, et +les grandes masses de rochers et de verdure qui en +couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces +sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin +ses plus fameux paysages, furent alors visités par +l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, +tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans +ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait +toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on +dans la garenne de Clisson une grotte de rochers +granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là +se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour +en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition, +si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les +beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et +les émotions de l'amour.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" name="footnote75"></a><b>Note 75:</b><a href="#footnotetag75"> (retour) </a> Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans +le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps +d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité, +près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut +rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson +était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de <i>grotte d'Héloïse</i> +soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une +grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (<i>Abail. et Hél.</i>, par Turlot, +p. 144.—<i>Voyage pittoresque à Clisson</i>, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. +in-4.—<i>Notice sur la ville et le château</i>, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)</blockquote> + +<p>A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était +tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère, +il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles +embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le +tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il +craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par +la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant +à se rendre maître par force de sa personne, il ne +l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt +à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit +pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit +qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique +en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du +crime de son amour comme d'une trahison, il vint +trouver le chanoine, avec des prières et des promesses, +s'engageant à lui accorder la réparation +qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être +la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; +il se disait que les plus grands hommes avaient +succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour +le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le +mariage, pourvu que le mariage restât secret; car +il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation +aussi bien qu'aux chances de son ambition dans +l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée +par un échange de parole et par les embrassements +de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de +leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert +n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance +conçue dès le premier jour.</p> + +<p>Abélard retourna en Bretagne pour y chercher +celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva +pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader. +Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, +qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne +croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle; +elle le connaissait et pressentait les sombres +desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait +quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire +d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous +deux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76"><sup>76</sup></a>. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle +allait enlever sa lumière? De quelles malédictions +de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage +serait suivi! quelle honte et quelle calamité +qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule +femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, +ce mariage qui serait un opprobre et une +ruine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" name="footnote76"></a><b>Note 76:</b><a href="#footnotetag76"> (retour) </a> Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner +Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps. +Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu +sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le <i>Roman de la Rose</i>, +l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, <i>translaté en +françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa +femme</i>, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pierres Abaillart reconfesse</p> +<p>Que suer Heloïs, l'abeesse</p> +<p>Du Paraclet, qui fu s'amie,</p> +<p>Accorder ne se voloit mie,</p> +<p>Por riens qu'il la préist à fame:</p> +<p>Ains il faisoit la genne dame</p> +<p>Bien entendant et bien lettrée.</p> +<p>Et bien amant, et bien amée,</p> +<p>Argumens à il chastier</p> +<p>Qu'il se gardast de marier.</p> + </div> </div> + +<p>Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose +de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.—<i>Les Manuscrits +de la Bibliothèque du Roi</i>, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071, +p. 39.)</blockquote> + +<p>L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, +toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il +dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de +femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez +sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) +Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on +écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme +dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à +conclure contre le mariage des philosophes, et ce que +répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se +remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois +d'une femme et de la philosophie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77"><sup>77</sup></a>.» Abélard, d'ailleurs, +ne devait-il pas se rappeler sa manière de +vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes, +dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes +à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé +dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait +supporter les cris des enfants, les chants monotones +des nourrices qui les apaisent, tout le bruit +d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches +dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence +épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches +que les philosophes. Leurs pensées vont mal +avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la +retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous +philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à +l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78"><sup>78</sup></a>.» +Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez +tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu +des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient +du public par la paix et la régularité de leur +vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus +tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, +les moines qui mènent la vie commune des +apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez +les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le +noble titre d'amis de la sagesse<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79"><sup>79</sup></a>. Rappeler tous les +exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner +Minerve elle-même. Mais si des laïques ont +ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un +chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces +saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger +sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la +prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la +dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate +fut marié et comme il expia sa faute.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" name="footnote77"></a><b>Note 77:</b><a href="#footnotetag77"> (retour) </a> B. Hieronym. <i>In Jovinian</i>, l.1. Cette citation et toutes les autres sont +attribuées à Héloïse par Abélard.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" name="footnote78"></a><b>Note 78:</b><a href="#footnotetag78"> (retour) </a> Senec. ep. LXXIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" name="footnote79"></a><b>Note 79:</b><a href="#footnotetag79"> (retour) </a> L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par +Cicéron (<i>Tusc</i>., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par +saint Augustin qu'il cite: <i>De Civ. Dei</i>, l. VIII.—<i>Ab Op.</i>, ép. I. p. 13 et 14.</blockquote> + +<p>Puis, laissant cette singulière argumentation, elle +descendait, d'une voix plus émue, à des raisons +plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait +plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?</p> + +<p>Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui +plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que +son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu +de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient +plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour +elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. +Elle pense ce que dans Eschine <i>la philosophe</i> +Aspasie dit à Xénophon<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80"><sup>80</sup></a>. Il n'est rang, titre ni +gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le +titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse, +de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de +prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand +Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la +femme dont la fortune égale la sienne? L'amour +d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81"><sup>81</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" name="footnote80"></a><b>Note 80:</b><a href="#footnotetag80"> (retour) </a> «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 45.) Dans un +dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme: +«Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et +elle, le premier des hommes.» (Cic. <i>De Invent.</i>, I, 31.—Quintil. <i>Inst. +orat.</i>, V, 11.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" name="footnote81"></a><b>Note 81:</b><a href="#footnotetag81"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus +faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après +ces événements.</blockquote> + +<p>Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces +prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une +discussion en règle, et le maître eut à réfuter son +élève en dialectique.</p> + +<p>Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son +ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre +sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer +à l'enseignement de la théologie, lui faire +perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes +dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on +dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait +brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre +romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même. +Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute +l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait +sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement +secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les +inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se +confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse, +dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice. +Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle +aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en +consentant avec des soupirs et des larmes à son +hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste +plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple +d'une douleur égale à notre amour.»</p> + +<p>«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que +dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82"><sup>82</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" name="footnote82"></a><b>Note 82:</b><a href="#footnotetag82"> (retour) </a> Id, Ep. I, p. 16.—On remarquera que dans tous ces raisonnements +le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait +pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait +pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (<i>Ab. Epit. +theol.</i>, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)</blockquote> + +<p>Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur +enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement +à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la +nuit en oraison dans une église dont le nom est +ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles +des noces, le matin, au jour naissant, en présence +de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction +nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent +sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de +ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées, +et tous leurs soins tendirent à cacher leurs +nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. +L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison, +dans le désir imprudent d'effacer un pénible +scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la +foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait +avec imprécations que rien n'était plus faux<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"><sup>83</sup></a>. +Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages, +et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut +fuir encore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" name="footnote83"></a><b>Note 83:</b><a href="#footnotetag83"> (retour) </a> «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)</blockquote> + +<p>Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, +sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié +à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît, +et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues +Capet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84"><sup>84</sup></a>. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était +écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y +avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait +à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans +prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun +dégoût des joies du monde, aucune lassitude des +passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y +cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui +avait maintenant donné pour époux l'y venait voir +de temps en temps, et leur amour ne respectait pas +toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, +la solitude des salles silencieuses cachèrent plus +d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser +d'être criminel<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85"><sup>85</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" name="footnote84"></a><b>Note 84:</b><a href="#footnotetag84"> (retour) </a> C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement +converti en couvent de femmes; il portait le nom de <i>Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio</i>, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (<i>Ab. Op</i>., +ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.—<i>Gall. Christ</i>., t. VII, p. 607.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" name="footnote85"></a><b>Note 85:</b><a href="#footnotetag85"> (retour) </a> «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam +etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum +esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (<i>Ab. Op.</i>, +ep. V, p. 69.)</blockquote> + + +<p>Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, +ou rien ne le touchait. Il savait seulement que +sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait +échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, +qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut +ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser +d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces +précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on +prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute +l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien +d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle<a id="footnotetag85a" name="footnotetag85a"></a><a href="#footnote85a"><sup>85a</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85a" name="footnote85a"></a><b>Note 85a:</b><a href="#footnotetag85a"> (retour) </a> Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque +de Deuil. (<i>Ab. Op.</i>, p. 219.)</blockquote> + +<p>Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient +qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons +exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance +bizarre et terrible lui était venue dès le premier +jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; +peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit, +après avoir mis du complot quelques-uns de ses +parents, il se fit introduire avec ses complices, par +un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre +retirée où reposait Abélard, et le surprenant +sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un +lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir +d'anéantir les tribulations de la chair dont parle +saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé +d'Origène<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86"><sup>86</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" name="footnote86"></a><b>Note 86:</b><a href="#footnotetag86"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 28.—On ne saurait donner avec certitude la date de cet +événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.</blockquote> + +<p>Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle +s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière, +curieuse et consternée, accourait dans le voisinage +de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa +pitié.</p> + +<p>Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient +en se racontant une si cruelle aventure, tout +ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines +de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement +leur intérêt et leur indignation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87"><sup>87</sup></a>. Les clercs surtout, +les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements +insupportables, et ces témoignages d'une compassion +bruyante allaient redoubler sa honte et ses +souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait +péniblement au degré de fortune et de gloire +qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si +étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque +dans le plus profond de son orgueil, en songeant que +Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la +trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et +le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait +à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur, +à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans +le monde cette dégradation dont il se voyait atteint. +Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel +front se produire en public, lui maintenant montré +partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout +en spectacle comme un de ces monstres à qui, +sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple! +(<i>Deut.</i>, XXIII, 4.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" name="footnote87"></a><b>Note 87:</b><a href="#footnotetag87"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. 1, p. 221.</blockquote> + +<p>Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. +Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté +la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait +juridiction sur les clercs, <i>forum ecclesiasticum</i>. Deux +des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et +vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion, +après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à +Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; +l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. +D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement +abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses +biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit +qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez +longtemps après, compté toujours dans le collège +des chanoines de Paris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88"><sup>88</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" name="footnote88"></a><b>Note 88:</b><a href="#footnotetag88"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.</blockquote> + +<p>Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer +sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui +dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer +dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas +être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse +n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât +ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89"><sup>89</sup></a>. Sur +son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite +y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se +ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement +l'habit religieux, elle dans le couvent +d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis +(1119)<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90"><sup>90</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" name="footnote89"></a><b>Note 89:</b><a href="#footnotetag89"> (retour) </a> <i>Id.</i>, Ep. II, p. 47.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" name="footnote90"></a><b>Note 90:</b><a href="#footnotetag90"> (retour) </a> Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (<i>Hist. litt.</i>, +t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de +1117 ou 1118.(<i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)</blockquote> + +<p>Pour elle, au dernier moment, comme ses amis +l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la +détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au +joug insupportable de la vie monastique, elle répondit +par une citation toute classique qui prouve à la +fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une +à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment +religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée +de sanglots et de larmes, cette plainte que +Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle +revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>O maxime conjux,</p> +<p>O thalamis indigne meis, hoc juris habebat</p> +<p>In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,</p> +<p>Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas</p> +<p>Sed quas sponte luam<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91"><sup>91</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" name="footnote91"></a><b>Note 91:</b><a href="#footnotetag91"> (retour) </a> Lucan. <i>Phars.</i>, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi +dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur +une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais +te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je +subis volontairement.»</blockquote> + +<p>Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit +le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna +solennellement à la profession religieuse. +Triste victime, obéissante et non résignée, elle se +sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui +qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle +abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux +divin sans foi, sans amour et sans espérance<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92"><sup>92</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" name="footnote92"></a><b>Note 92:</b><a href="#footnotetag92"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. ii. p. 45 et 47.</blockquote> + +<p>Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le +présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a +renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde, +et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, +vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments, +son coeur n'était rempli que de regrets et de +ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il +reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de +l'évêque, aux machinations des chanoines; il les +accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome +les dénoncer comme coupables envers la justice. Il +fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un +d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque, +prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui +sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir +un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses +que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur +l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais +les chefs du clergé parisien, sur les sentiments +d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle +profession. Enfin il lui répéta cette triste parole: +«Vous êtes moine<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93"><sup>93</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" name="footnote93"></a><b>Note 93:</b><a href="#footnotetag93"> (retour) </a> <i>Monachus es.</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de +Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans +la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard. +(Bayle, art. <i>Foulque.—Hist. litt.</i>, t. XII, p. 240.)</blockquote> + + +<p>Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le +devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une +première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude; +mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle +n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des +clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis, +Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment +peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais +au travail, et surtout aux recherches théologiques. +Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui +pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré +le désir de la réputation et de la fortune; que +son devoir était de faire valoir le talent que, selon +la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis, +comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour +avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait +instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; +que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert +du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté +d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe +du monde pouvait devenir aujourd'hui le +philosophe de Dieu.</p> + +<p>Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en +coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais +il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis, +le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la +première du royaume. On y avait reçu avec empressement +un homme qui devait illustrer la communauté. +On y attendait de lui de l'éclat et du bruit; +il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier +mouvement de son désespoir avait dû être le +renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation +de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence +de la longue suite de rois, ses successeurs, +cette maison toute royale, une des institutions de la +monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué +à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère +aux choses mondaines, et tenait au siècle par de +nombreux liens.</p> + +<p>Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu +régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé +Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94"><sup>94</sup></a>. +Habitué au ton du commandement, prompt à tout +régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements +dont il était témoin, et ses reproches qui +n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt +à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent +avec empressement les instances de ses disciples +comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent +d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista +longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant +amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé +lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie, +de mobilité et de tentatives changeantes que son âme +inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré +de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de +Champagne<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95"><sup>95</sup></a> pour y rouvrir son école à la manière +accoutumée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" name="footnote94"></a><b>Note 94:</b><a href="#footnotetag94"> (retour) </a> La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines +de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés +par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du +monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il +n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison, +avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration +charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le +justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (<i>Ab. Op</i>., +ep. I, p. 19; Not., p. 1153.—Saint Bernard, <i>Op.</i>, ep. LXXVIII et not.—Guill. +Nang. <i>Chron</i>., an. 1123, <i>Rec. des Hist</i>., t. XX, p. 727.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" name="footnote95"></a><b>Note 95:</b><a href="#footnotetag95"> (retour) </a> «Ad cellam quamdam.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit +que ce lieu est Maisoncelle. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le +département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu +qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de <i>Trecensis +cella</i>, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de +Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de +Villiers-Saint-Georges, +arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard, +malgré cette désignation <i>Trecensis cella</i>, doive être confondu avec le couvent +de Troyes, appelé <i>Cella, monasterium cellense</i>, ou +Moustier-la-Celle, +le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 539.) +Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent +de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent +avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de +Saint-Ayoul. +(<i>Hist. de l'Egl. gall</i>, t. VIII, l. XXIII, p. 355.—<i>Hist. litt</i>. t. IX, +p. 85.)</blockquote> + +<p>Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et +nombreux; on parle de trois mille étudiants. La +foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit +plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur +aux plus sérieuses méditations, préoccupé des +devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude +et plus savant et plus subtil<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96"><sup>96</sup></a>, il rendit son enseignement +éminemment religieux, sans abandonner ces +sciences profanes dont on lui demandait surtout les +leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait +les disciples à cette philosophie véritable qui +était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant +ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes +chrétiens, Origène. La manière en effet dont +saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait +ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie +avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste, +celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison. +«Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, +«il expliquait tout<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97"><sup>97</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" name="footnote96"></a><b>Note 96:</b><a href="#footnotetag96"> (retour) </a> «De acute acutior.» (Oth. Fris., <i>De Gest. Frid.</i>, t. I, c. XCVII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" name="footnote97"></a><b>Note 97:</b><a href="#footnotetag97"> (retour) </a> «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.) +Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131) +ou dans ce père lui-même. (<i>Orat. panegyric. et charist. ad Origen</i>, p. 73. +S.P. Greg. cogn. Thaum. <i>Op.</i>, Paris, 1621.)</blockquote> + +<p>Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement +d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et +le professeur obtint un succès qui rappelait le passé. +Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et +sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence +des autres établissements recommença. Les maîtres +se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua +tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha, +mais non pas en face, d'être, contrairement +aux devoirs monastiques, encore trop captivé par +l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette +fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en +théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire +et privée; il n'était plus maître et comme recteur +de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église. +La publicité des écoles monastiques n'existait pas de +droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent. +On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait +de presser dans ce sens, archevêques, évêques, +abbés et tout personnage revêtu de quelque titre +ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le +clergé contre lui.</p> + +<p>Abélard commença par braver l'orage; il s'était +accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité +avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités.</p> + +<p>N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant +son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout +son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps +apporte de changement dans la situation des plus +heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent +des plus habiles. Le respect et l'empressement +de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas +qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère, +et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été +portée sur tout son avenir.</p> + +<p>Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de +rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée +était d'affermir les fondements mêmes de la foi; +et puisque le philosophe était maintenant un religieux, +de rendre témoignage de sa profession en +enseignant la philosophie religieuse. Or, la première +vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la +première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage +fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire +sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'<i>Introduction +à la Théologie</i> que nous avons encore<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98"><sup>98</sup></a>. Il essaie +d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même, +est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression. +Démontrant, comme on dit, la foi par la +raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout +aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un +christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment +soutenue que le dogme peut être présenté +sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce +qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse +être éclairci par des explications ou du moins par des +similitudes choisies avec discernement, et que la +dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être +conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne +veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction +avec ses propres lois. Une conséquence +assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes +presqu'au rang de celle des saints; de prétendre +que la raison, révélation intérieure, avait +conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds +sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité; +que la vérité étant commune à tous, les sentiments +qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne +fallait pas entièrement désespérer du salut des +sages de l'antiquité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" name="footnote98"></a><b>Note 98:</b><a href="#footnotetag98"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage +comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il +contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et +les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans +l'<i>Historia calamitatum</i> de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons. +(<i>Id.</i>, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion +pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve +textuellement dans l'Introduction. (<i>Id., Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1078.—<i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.)</blockquote> + +<p>Or, cette foi de la raison, implicite et confuse +dans Platon, plus développée, plus authentique, +plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de +l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant, +bien suprême et perfection infinie. Mais, +en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et +la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième +procède de toutes deux. Car il y a encore de la +puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni +l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux +n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui +se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le +Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence, +dans le Saint-Esprit, source divine de +grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes +de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment +par lesdites propriétés, mais qui n'ont +qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a +qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles +et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la +bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu +devait être conciliée avec ses attributs généraux, +avec son immutabilité, sa providence, sa prescience. +Cette conciliation était l'objet de la dernière partie, +qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète; +et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions +de la théodicée.</p> + +<p>Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle +ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait +cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités +hasardées, par un caractère général de liberté +dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup +de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences +inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles +apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées +à lui, la position qu'il avait toujours prise en +dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, +plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été +sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était +alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux +règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait +croire. Ce qui semblait démontrer la croyance, +convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif +d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni +l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème +et au dogme celle d'une solution, devait être +saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de +la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard +avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et +s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait +ces idées et les livrait au publie eut un succès de +propagande.</p> + +<p>C'était précisément l'instant où se formait contre +lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils +s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence; +la malveillance et l'envie le dénoncèrent +à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques +furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir. +Abélard, sans mépriser absolument ces attaques, +les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte +et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait +une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât +engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué +témérairement la dialectique à la théologie et donné +aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, +il publia ou laissa courir une amère apologie +(du moins on peut présumer qu'elle date de cette +époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants +en dialectique qui prenaient, disait-il, <i>ses +dogmes pour des sophismes</i><a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99"><sup>99</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" name="footnote99"></a><b>Note 99:</b><a href="#footnotetag99"> (retour) </a> «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. IV, p. 238.)</blockquote> + +<p>«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si +connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne +pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce +temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique, +l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent +comprendre est sottise; ce qui les passe est un +délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les +livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,—cette +science qu'ils insultent! On peut +leur montrer des citations des Pères qui jugent la +dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer, +pour défendre l'Écriture. Saint Augustin, +saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés +de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon +des sophistes, et comment confondrons-nous +les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens? +Et nous nous montrerons en proportion disciples +fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne +l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe +incarné, de <i>cette lumière qui luit dans les ténèbres</i>, +de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine +du nom de la logique? Si le Christ est si souvent +appelé <i>sophia</i> ou la sagesse, s'il est le <i>logos</i> ou le +verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis +de la sagesse ou les <i>philosophes</i>, les disciples du verbe +ou les <i>logiciens</i> ne sont que les chrétiens les plus fervents. +Ne semblent-ils pas précisément chercher et +invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait +en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour? +Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les +Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a +pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi, +il a recouru à la puissance de la raison; et son divin +exemple nous enseigne que nous, à qui manquent +les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, +nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent +la sagesse comme les Grecs au temps de saint +Paul<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100"><sup>100</sup></a>. Aussi bien, <i>pour les hommes qui savent juger</i><a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101"><sup>101</sup></a>, +la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut +attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut +se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand +on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner +à la logique, qui pénètre tout, même les +questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs +présomptueux qui se croient les mêmes droits +qu'elle.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" name="footnote100"></a><b>Note 100:</b><a href="#footnotetag100"> (retour) </a> «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" name="footnote101"></a><b>Note 101:</b><a href="#footnotetag101"> (retour) </a> «Apud discretos» (<i>loc. cit.</i>, p. 242), ceux qui ont la <i>discrétion</i> ou le discernement, comme dans cette expression: <i>l'âge de discrétion</i>.</blockquote> + +<p>En même temps qu'Abélard se défendait de la +sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause +de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église +gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à +repousser toute attaque que la dialectique même +pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il +rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il +avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé +l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son +retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque +de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant +plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant +plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs +quelques-unes des propositions sur la Trinité +qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son +livre<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102"><sup>102</sup></a>. C'était assez pour le pousser à la vengeance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" name="footnote102"></a><b>Note 102:</b><a href="#footnotetag102"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. Th.</i>, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.—<i>Hist. litt.</i>, +l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques +qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction; +mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une +peut venir de Roscelin, chef de ces <i>pseudo-dialecticiens</i>, qu'il attaque si +vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.</blockquote> + +<p>Un jour donc, en 1121<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103"><sup>103</sup></a>, Abélard apprend que ce +maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer +sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités +ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, +dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, +évêque de Paris, <i>et au vénérable clergé de son église</i>, +cet <i>antique ennemi de la foi catholique</i>, convaincu par +le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui +vient vomir contre lui l'outrage et la menace<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104"><sup>104</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" name="footnote103"></a><b>Note 103:</b><a href="#footnotetag103"> (retour) </a> Rousselot, <i>Philos, du moy. âge</i>, t. I, p. 187.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" name="footnote104"></a><b>Note 104:</b><a href="#footnotetag104"> (retour) </a> Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne +pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale +P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques +d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, +et demande à être jugé contradictoirement avec lui (<i>Ab. Op</i>. pars II, +cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, +qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait +encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti +alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, +n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la +lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu +P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme +au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant +cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel +P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la +mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de <i>Petrus</i>, +nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de +Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un <i>Opuscule</i> sur +la Trinité, <i>Opusculo nostro de fide Trinitatis</i>, et Abélard, en parlant de son +Introduction, se sert ailleurs du même mot (<i>Comm. in Rom</i>., p. 513). La +lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans +le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère. +Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin +même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait +l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers +le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, <i>Histor. Eccles. paris</i>., t. I, 1. XI, c. II, +p. 709.—<i>Hist. litt</i>., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.—<i>Malteac, +Chron. in Bibl. nov. mss</i>. P. Labbaei, t. II, p. 217.)</blockquote> + +<p>«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie +dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les +athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un +jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis +prononcent et punissent ou le calomniateur ou +l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à +combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits +d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre +les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans +une épître <i>le héraut du Christ</i>, Robert d'Arbrissel, +et se répandre en outrages contre <i>ce magnifique +docteur de l'Église</i>, Anselme, archevêque de Cantorbery<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105"><sup>105</sup></a>, +d'un homme dont l'indocilité mérita que +le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui +n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est +cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres +son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes, +fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de +Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte +du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent +assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce +faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu +qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint +d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, +comme le dit saint Luc, un morceau de poisson +rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de +<i>poisson rôti</i>. Or, est-il étrange que celui qui a levé +la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et +veuille perdre les autres après s'être perdu<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106"><sup>106</sup></a>?»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" name="footnote105"></a><b>Note 105:</b><a href="#footnotetag105"> (retour) </a> «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.» +Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel +fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que +par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault. +On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est +à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi, +abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la +fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs +de l'<i>Histoire littéraire</i> ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet +égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont +fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il +s'était réfugié après avoir été chassé de France. (<i>Journal des Savants</i>, ann. +1682, p. 191.—<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" name="footnote106"></a><b>Note 106:</b><a href="#footnotetag106"> (retour) </a> Tel est l'extrait de la lettre intitulée <i>G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo +unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P</i>. (Pars II, cp. XXI, +p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le +<i>morceau de poisson rôti</i> (<i>partem piscis assi</i>, Luc. XXIV, 42) est une +allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout +comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les +parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le +plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. +(Ouvr. inéd., Intr., p. xc. <i>Dial</i>., p. 471.) Quant à la flagellation de +Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter +la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est +désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y +avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> +ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de +Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité, +car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 301).— +<i>Hist. Univ. paris</i>., t. I, p. 443, 485, 493, 639.</blockquote> + +<p>C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus +de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi +à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans +doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes +attendaient quiconque avait innové dans la dialectique +et par elle dans la théologie, et que le glaive +sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de +Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de +Champeaux et d'Anselme de Laon.</p> + +<p>Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet +effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant +menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une +communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il +n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette +dénonciation odieuse, repoussée avec une violence +qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit +Roscelin que devait redouter Abélard; mais les +anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de +Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107"><sup>107</sup></a>; mais +quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus +auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric +et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure +l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur +tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres; +voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver +cruellement sa puissance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" name="footnote107"></a><b>Note 107:</b><a href="#footnotetag107"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque +(cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en +1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume +de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était +mort en 1116.</blockquote> + +<p>Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de +Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale, +prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment +désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder +à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de +Châlons<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108"><sup>108</sup></a>, jouissait d'un grand crédit auprès de +Raoul dit le Vert, son archevêque<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109"><sup>109</sup></a>. Poussé par les +instances répétées des deux professeurs, ce prélat +s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait +alors dans les Gaules les fonctions de légat +du saint-siège<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110"><sup>110</sup></a>, pour convoquer, sous le nom de +concile ou synode provincial, un conventicule à +Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de +Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit +d'apporter son célèbre ouvrage, <i>opus clarum</i>. On +l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les +principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il +se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" name="footnote108"></a><b>Note 108:</b><a href="#footnotetag108"> (retour) </a> Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir +qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern. +<i>Op</i>., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent +que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais +après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de +Châlons.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" name="footnote109"></a><b>Note 109:</b><a href="#footnotetag109"> (retour) </a> «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains +l'appellent <i>Rodulfus</i>, et d'autres <i>Radulfus</i>, que l'on traduit ordinairement +par Raoul. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.—G. Marlot, <i>Metrop. +remens. Hist</i>., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.—<i>Gall. Christ</i>., t. IX, +p. 80.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" name="footnote110"></a><b>Note 110:</b><a href="#footnotetag110"> (retour) </a> Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du +pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il +était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (<i>Ab. +Op</i>; Not., p. 1166.)</blockquote> + +<p>Soissons était une ville de la province ecclésiastique +de Reims<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111"><sup>111</sup></a>. L'archevêque Raoul y avait convoqué +ses suffragants, et quelques membres considérables +du clergé, parmi lesquels on distinguait +Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction +sur Abélard n'était rien moins qu'établi. +Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque +de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au +plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné +se trouvait dans une partie du territoire de Champagne, +dépendante de la province de Reims. Mais il +n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser +aux épreuves et aux discussions publiques, et il les +avait en quelque sorte demandées<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112"><sup>112</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" name="footnote111"></a><b>Note 111:</b><a href="#footnotetag111"> (retour) </a> Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque +de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons, +d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de +Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent +au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que +l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque +de Soissons, est seule attestée. (<i>Gall. Christ</i>., t. IX, passim.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" name="footnote112"></a><b>Note 112:</b><a href="#footnotetag112"> (retour) </a> Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus +p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du +lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une +hypothèse.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le +clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait +répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour +avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en +sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de +ses disciples faillirent être lapidés par le peuple<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113"><sup>113</sup></a>. +C'était assurément une situation toute neuve pour +Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" name="footnote113"></a><b>Note 113:</b><a href="#footnotetag113"> (retour) </a> Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait +brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme. +(Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Église gall</i>., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)</blockquote> + +<p>Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son +livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque, +et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de +la foi catholique, il était prêt à le corriger et à +donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait +déjà dans l'ouvrage même<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114"><sup>114</sup></a>. Le légat embarrassé le +lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque +et à ses conseillers, accusateurs devenus juges. +L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent, +feuilletèrent le manuscrit sans y rien +trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur, +et ils renvoyèrent le jugement à la fin du +concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard +s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et +devant tous, il développait chaque jour la pensée +de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le +dogme intelligible, démonstratif, et commençait à +retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt +dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle +haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, +«il harangue le public, et on ne lui répond +pas! Le concile touche à son terme, un concile +réuni principalement à cause de lui; et de lui il +n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient +reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces +propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer +de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation +devenait à chaque instant plus nécessaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" name="footnote114"></a><b>Note 114:</b><a href="#footnotetag114"> (retour) </a> <i>Intruct. ad Theol</i>., prolog., p. 974.</blockquote> + +<p>Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns +des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment +l'embarrasser, après quelques mots flatteurs, +il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait +notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré +Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant +ne s'était pas engendré lui-même.</p> + +<p>«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en +donnerai la raison.—Nous faisons peu de compte,» +reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que +de notre propre sens en pareilles matières; nous +demandons les paroles de l'autorité.—Tournez +le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.» +Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric +avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric +n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, +celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur +voulut ou Dieu permit que le passage se présentât +aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, <i>de +la Trinité</i>, livre I.—Celui qui croit qu'il est de la +puissance de Dieu de s'être engendré lui-même, +erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est +point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune +créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument +aucune chose qui s'engendre elle-même<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115"><sup>115</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" name="footnote115"></a><b>Note 115:</b><a href="#footnotetag115"> (retour) </a> Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la +Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint +Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 21; +<i>Introd</i>., l. II, p. 1066.—Saint Augustin, <i>Op. omn., De Trin</i>., l. I, c. I, +t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)</blockquote> + +<p>Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent +surpris et confus. Leur maître, pour essayer +de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut +bien l'entendre.—La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ +Abélard; «mais vous demandiez un texte, +et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la +raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre +opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut +que le Père soit son propre fils.» A ces mots, +Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit +que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons +ne seraient pour lui, et il s'éloigna.</p> + +<p>Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas +que, dans le passage en question, c'était précisément +une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en +passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, +à un maître en théologie <i>qui occupait en France une +chaire de pestilence</i><a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116"><sup>116</sup></a>. Albéric qui s'était reconnu, +sans en convenir, avait dû naturellement trouver +dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" name="footnote116"></a><b>Note 116:</b><a href="#footnotetag116"> (retour) </a> «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae +cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (<i>Ab. Op., loc. cit</i>.) Je suis +ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)</blockquote> + +<p>Le dernier jour du concile arriva, et avant la +séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque +et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait +faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et +l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et +ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on +reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse +ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte +de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi +tout retardé, débat et jugement, les uns voulant +échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres +prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait +plus facile et que le coup pourrait être brusquement +et silencieusement porté. Mais Abélard avait +un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques +étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. +Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves, +évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la +dignité de son siège<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117"><sup>117</sup></a>, profita de l'embarras visible des +assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela +d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de +ses talents, ses succès dans tous les enseignements, +le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence, +<i>de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à +la mer</i>. Il ajouta que si l'on voulait le condamner +par une décision en quelque sorte préjudicielle et le +frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant +beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt +un grand parti pour sa défense, d'autant que rien +dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la +censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur +publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la +justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, +il fallait produire dans l'assemblée +un écrit ou un dogme incontestablement de lui, +l'interroger, et le laisser librement répondre, afin +qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence; +suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut +sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne +un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, +et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII, +51.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" name="footnote117"></a><b>Note 117:</b><a href="#footnotetag117"> (retour) </a> Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race +noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le +siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment, +étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques +de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les +affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (<i>Ab. Op</i>., +ep. I, p. 22.—<i>Gall. Christ</i>., t. VIII, p. 1134 et suiv.—<i>Hist. litt. +</i>., t. XIII, p. 82.)</blockquote> + +<p>Cet avis fut accueilli par des murmures, et +quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil +était bien sage d'aller lutter de faconde avec un +homme aux arguments et aux sophismes duquel +l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se +contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile +de disputer avec le Christ, lequel pourtant +Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la +loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie +et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait +un examen plus mûr et une assemblée plus +nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à +Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que +l'on y convoquât une réunion considérable et des +plus savants hommes, pour examiner plus attentivement +ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint +l'assentiment du légat, et tous les autres parurent +s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement +gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se +leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au +concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de +Chartres de la permission qui lui serait accordée de +retourner dans son monastère, pour y attendre ce +qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés +ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait +rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du +diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent +à l'archevêque qu'il serait ignominieux +pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, +et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. +On revint donc au légat, on le pressa de changer +d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir +que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, +le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur +renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent. +On lui persuada que, pour fonder la condamnation, +il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain +pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un +cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs +pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel +exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir +le retour de semblables témérités. Le légat, à ce +qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup +sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui +lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs +amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait +empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant +Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à +n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence +qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à +sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne +point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout +cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement, +quelques jours après la dissolution du concile, +rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et +Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser +la force; quand la force l'opprime en la faisant +taire, c'est un martyre sans consolation. La +consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la +parole.</p> + +<p>Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On +l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire +d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes +de la Trinité<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118"><sup>118</sup></a>. Jugé sans discussion, convaincu +sans examen, on le força de jeter de sa propre +main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement +brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent +des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il +y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était +seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il +lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait +croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une +si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi +universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.» +A ce mot, un maître des écoles, qui se +nommait Terric<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119"><sup>119</sup></a>, se prit à sourire, et lui souffla aussitôt +ces paroles d'Athanase dans son symbole: «<i>Et +pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul +tout-puissant</i><a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120"><sup>120</sup></a>.» Et comme son évêque, qui l'avait +entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal +d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon +intrépidement en citant les paroles de Daniel: «<i>Ainsi, +fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la +vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez +au jugement</i> (XIII, 48 et 49), et jugez le juge +lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné +par sa propre bouche.» Alors l'archevêque, +se levant, justifia comme il put, en changeant les +termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la +controverse, il établit qu'effectivement le Père était +tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, +tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait +pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait, +on pouvait permettre au frère<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121"><sup>121</sup></a> d'exposer sa foi en présence +de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, +et finalement prononcer. Cette concession, +arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer +la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se +disposait à se défendre; heureux de professer et de +développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage; +le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant +le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait +parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires, +prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin +que de lui faire réciter le symbole d'Athanase<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122"><sup>122</sup></a>, +et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, +qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à +l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard +laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix +sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit +aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de +Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit +en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara +sur-le-champ.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" name="footnote118"></a><b>Note 118:</b><a href="#footnotetag118"> (retour) </a> Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I, +p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation. +C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir +réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme, +qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans +auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. <i>De Gest. Frid</i>., +l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les +mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une +accusation inverse de celle de Soissons.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" name="footnote119"></a><b>Note 119:</b><a href="#footnotetag119"> (retour) </a> D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un +certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi, +dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (<i>De Gest. Frid</i>., l.1, +c. XLVII.—Saresb. <i>Metalog</i>., l. I, c. V, et l. II, c. X.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, +p. 377.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" name="footnote120"></a><b>Note 120:</b><a href="#footnotetag120"> (retour) </a> La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à +la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du +symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il +est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut +bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas +convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, +trois tout-puissants. (Le P. Petan, <i>Dogmat. theolog</i>., t. II, l. VIII, CIX, +p. 562; édit. de Paris, 1844.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" name="footnote121"></a><b>Note 121:</b><a href="#footnotetag121"> (retour) </a> «Frater ille.» (<i>Ab. Op.</i>, p. 24.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" name="footnote122"></a><b>Note 122:</b><a href="#footnotetag122"> (retour) </a> Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase, +quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à +primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le +nomme aussi la symbole <i>Quicumque,</i> parce qu'il commence par ce mot. +Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (<i>Op.</i>, pars II, p. 381.)</blockquote> + +<p>Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur +la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La +mission des moines était de desservir l'église où les +restes de ce prince furent longtemps déposés près +de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, +apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable +et respecté, investi de grands privilèges. +L'abbé qui se nommait Geoffroi<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123"><sup>123</sup></a> et qui était un +homme instruit et distingué, traita son captif ou +plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines, +espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec +beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le +consoler par mille soins; mais nulle consolation +n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre +au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La +dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses +illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré +qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence +avaient été vaincues dans sa personne, et +l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première +fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. +On ne peut peindre son désespoir. Passant de +l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui +l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son +front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances +et ses affronts passés étaient peu de chose +auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était +coupable, et il avait en quelque sorte mérité son +malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une +foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait +de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il +devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" name="footnote123"></a><b>Note 123:</b><a href="#footnotetag123"> (retour) </a> Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé +de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en +1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans +l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XIII, p. 185.—<i>Annal. Bened</i>., t. VI, l. LXXV, +p. 190; Append. p. 639.—<i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 186 et 415.)</blockquote> + +<p>La manière dont le procès fut conduit prouve, +en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses +juges, et les opérations du concile ont quelques-uns +des caractères de la persécution<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124"><sup>124</sup></a>. La haine et l'envie +avaient depuis longtemps une revanche à prendre, +et elles se plurent à employer comme instruments +la sincérité ignorante, la piété craintive, et +surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir +ecclésiastique regarde naturellement comme un +devoir, en présence de ce qui agite les consciences +et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance +commune. La lutte directe paraît s'être engagée +entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans +sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant +il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard +que la malveillance seule pût trouver à redire à ses +ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout +éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la +parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, +et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne +l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse, +savoir que trois des attributs généraux de la divinité +étant assignés, chacun spécialement et comme +une propriété distinctive, à une personne différente +de la Trinité, cette distribution était entièrement +insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes +de deux de ces trois attributs également nécessaires, +également divins. Dans le premier cas, +l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir +la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant +elle-même, brisait l'unité et se produisait sous +la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. +Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et +qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode, +dans le langage, dans cette intention de raisonner +la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler +la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment +le rationalisme chrétien, origine possible du +rationalisme philosophique<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125"><sup>125</sup></a>. Mais comme assurément +ces conséquences n'étaient pas distinctement +dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées +par des assertions contradictoires et d'une +éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère +de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie +ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était +dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement +du concile, que ne condamne pas absolument +la logique, demeure une iniquité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" name="footnote124"></a><b>Note 124:</b><a href="#footnotetag124"> (retour) </a> Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien +d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous +n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour +Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent +passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de +l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne +nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de +Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires. +(<i>Act. concil</i>., t. VI, para II, p. 1103.—Phil. Labbaei Concil. hist. synops. +—<i>Anal. des conc</i>., par le P. Richard, t. V, suppl.—10th. Fris. <i>De Gest. +Frid</i>. l. I, c. XLVII.—Saint Bern. <i>Op</i>., ep. CCCXXXI.—Gaufred. mon. +Clar., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 381.—Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil</i>., t. III, +p. 149.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" name="footnote125"></a><b>Note 125:</b><a href="#footnotetag125"> (retour) </a> «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de +l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et +l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il +est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans +avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard, +en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats. +Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même +en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée +sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les +reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses +ennemis.» (<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, p. 372.)</blockquote> + +<p>Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus +désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent +qui lui servait comme de prison cette impatience +du joug et ce besoin de résistance polémique +qui entraînait son esprit plus loin que son caractère +n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il +reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans +quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, +avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui +chercher une querelle scolastique. Celui-ci était +venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour +travailler, en qualité de prieur, à la réforme des +abus et au rétablissement des études.<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126"><sup>126</sup></a> Déjà sous les +murs de Soissons même, il avait été employé à une +oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; +c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait +fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que +son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit +à Saint-Médard que pour y être <i>lié comme un +rhinocéros indompté</i>, il jugea convenable de le traiter, +à l'exemple de l'abbé, <i>dans un esprit de douceur</i><a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127"><sup>127</sup></a>. +Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons, +il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler +ses consolations de conseils et ses conseils de leçons. +Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne +point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné, +il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à +redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du +monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement +et à donner à tous l'enseignement et +l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!» +dit Abélard, qui sentait, à travers la charité +du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur, +«qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller, +vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent +sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui +ne sauraient pas répondre à cette question: +Qu'est-ce que l'honnêteté?—Vous dites vrai,» reprit +aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux +qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté +ignorent entièrement ce que c'est; et si +dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit +qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez +sur votre chemin, et vous éprouverez que nous +n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la +façon dont nous poursuivons son contraire<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128"><sup>128</sup></a>.» A +cette réponse <i>ferme et mordante</i>, dit le moine historien +de Gosvin, <i>le rhinocéros prit peur, pavefactus +rhinocerosiste</i>; il se montra les jours suivants plus +soumis à la discipline et plus craintif du fouet, +<i>timidior flagellorum</i>. Voilà, si ces paroles caractéristiques +sont exactes, comment, dans les retraites +de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait +les héros de la pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" name="footnote126"></a><b>Note 126:</b><a href="#footnotetag126"> (retour) </a> <i>Ex vit. S. Gosv</i>., l. I, c. XVIII., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p.445.—<i>Gall. +Christ</i>., t. IX, p. 415.—<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 185.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" name="footnote127"></a><b>Note 127:</b><a href="#footnotetag127"> (retour) </a> «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.—In +spiritu lenitatis.» (S. Gosv., <i>ibid</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" name="footnote128"></a><b>Note 128:</b><a href="#footnotetag128"> (retour) </a> «Per insectationem contrarii sui.» (<i>Id. ibid</i>.)</blockquote> + +<p>A peine rendu, cependant, le jugement du concile +fut loin de rencontrer une approbation générale. On +trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation. +L'oppression était évidente, le droit très-douteux. +Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la +vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient +siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient +la solidarité du jugement et désavouaient leur +propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire +à ce qu'il appelait la jalousie des Français, <i>invidia +Francorum</i>, et tout repentant de ce qui s'était +passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener +Abélard dans son couvent<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129"><sup>129</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" name="footnote129"></a><b>Note 129:</b><a href="#footnotetag129"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 25.</blockquote> + +<p>A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des +ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines +par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient +disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter; +et une occasion ne tarda pas à survenir où il +faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire +de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres, +il tomba par hasard sur un passage où il est dit +que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, +et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait +être du goût des moines. Ils tenaient à ce que +leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le +livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, +fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130"><sup>130</sup></a>. +Sans songer à l'orage qu'il allait soulever, +Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns +des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant +le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent +fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent +victorieusement le témoignage d'Hilduin, +leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour +vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce +avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La +conversation se prolongeant, Abélard, sommé de +s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité +d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de +toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question, +peu importait qui des deux Denis eût fondé +l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne +céleste. L'indignation fut alors générale; on +s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps +été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui +flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement +religieux, mais de tout le royaume dont +l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et +l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont +on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler +le chapitre; puis, en présence de la congrégation +entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi +qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse +offense. Il semblait que l'imprudent lecteur +de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa +de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la +discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, +et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il +le remît au roi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" name="footnote130"></a><b>Note 130:</b><a href="#footnotetag130"> (retour) </a> Act. XVII, 34.—Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé, +au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et +l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage +auquel Abélard fait allusion se trouve dans les <i>Expositions du Nouveau +Testament.</i> (Bed. Ven. <i>Op.</i>. t. V, <i>Exp. Act. Apost.,</i> c. XVII.) Quant à la +question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut +plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr +du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui +mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite +a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas +l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à +l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, +sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques +de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce +nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là +conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (<i>Ab. +Op.</i>, p. 25, et Not., p. 1189.—Tillemont, <i>Mém. pour servir à l'hist. ecclés.</i>, +t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)</blockquote> + +<p>L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition +monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de +l'avis du vénérable Bède<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131"><sup>131</sup></a>. Poussé à bout par tant +d'acharnement et de violence, las de voir toujours +ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses, +et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de +sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères +qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, +il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de +Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait +la retraite déjà habitée par lui quelque temps. +Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas +inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait +éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132"><sup>132</sup></a>, occupé par des +moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur +était un de ses anciens amis. En même temps, il +essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis +et à sa congrégation une lettre que nous avons +encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, +il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont +été évêques de Corinthe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133"><sup>133</sup></a>. Mais cette concession fut +inutile.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" name="footnote131"></a><b>Note 131:</b><a href="#footnotetag131"> (retour) </a> <i>Ut fama est</i>, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (<i>Hist. Univ. par.</i>, +t. II, p. 85.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" name="footnote132"></a><b>Note 132:</b><a href="#footnotetag132"> (retour) </a> Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré +soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, +p. 530.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" name="footnote133"></a><b>Note 133:</b><a href="#footnotetag133"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> pars II, ep. II, <i>Adae dilectissimo patri suo abbati</i>, p. 224.</blockquote> + +<p>Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une +bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette +ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec +son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda +d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution +et la permission de vivre suivant la règle +monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut +en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné +et promit une réponse avant son départ. La +réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye, +s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre +couvent, comme il en avait sans doute le dessein, +et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour +asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis, +n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent +le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait +aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes +les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir +plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de +l'excommunication.</p> + +<p>Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une +grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir +quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134"><sup>134</sup></a>. +Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était +Suger, celui qui devait être un jour régent du +royaume.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" name="footnote134"></a><b>Note 134:</b><a href="#footnotetag134"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. <i>Musée des +mon. franç.</i>, t. 1, p. 234, pl. n° 518.—Cf. <i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 308.</blockquote> + +<p>Suger était alors un homme tout politique, un simple +diacre employé par le roi aux plus grandes affaires, +et à l'époque où il devint abbé, en ambassade +à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de +l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, +se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui +le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les +demandes adressées au prédécesseur. La décision se +faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait +Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques +amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva +pas que Louis VI eût grand souci de la qualité +d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui +devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une +tournure favorable.</p> + +<p>Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de +l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre +aussi comme Suger; mais homme d'État et homme +de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les +convenances du clergé, et saint Bernard regardait +l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour +l'Église<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135"><sup>135</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" name="footnote135"></a><b>Note 135:</b><a href="#footnotetag135"> (retour) </a> Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter +sur sa conversion. (Saint Bern. <i>Op.,</i> ep. LXXVIII.)</blockquote> + +<p>Abélard avait compté sur la politique du conseil +du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins +l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle +serait soumise et temporellement utile à la couronne, +peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il +pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y +retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on +ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité +abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation +exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait +pouvait être assez du goût de la cour, et +lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir +sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La +royauté commençait à devenir pour les individus la +protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors +à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre, +suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières. +Étienne de Garlande et Suger s'entendirent +donc aisément<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136"><sup>136</sup></a>. Pour que tout fût en règle, le ministre +fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des +motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans +un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le +scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût +espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation +et son censeur une évidente incompatibilité +d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, +pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât +pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une +retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, +et le tout fut promis et ratifié en présence du +roi et de son conseil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" name="footnote136"></a><b>Note 136:</b><a href="#footnotetag136"> (retour) </a> Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander +un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était +adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier, +veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il +dans la table de son recueil <i>Historiae Francorum scriptores</i> (t. IV, p. 537 et +538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est +insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain +Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, p. 455 et 456.)</blockquote> + +<p>Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne +fut si mémorable par l'émancipation des communes, +berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher +son nom à ce grand événement, et sa puissance +en profita, comme si sa volonté en eût été la cause. +Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au +moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot. +Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle +fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les +habiles ministres, et il y a certainement quelque +secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement +des communes et celle qui protégeait +Abélard.</p> + +<p>Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir +sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes, +aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il +connaissait pour y être allé souvent lire et méditer, +ou même enseigner quelquefois<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137"><sup>137</sup></a>. C'était dans la paroisse +de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là, +dans quelques prairies qui lui furent données, il +construisit avec la permission d'Atton, évêque de +Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il +dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette +retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant +ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, +et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" name="footnote137"></a><b>Note 137:</b><a href="#footnotetag137"> (retour) </a> «Ubi legere (<i>alias</i> degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau +du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes, +sur la route de Paris. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 609.—<i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 28 +Not., p. 1117.—Willelm. Godel. et Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist</i>., +t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)</blockquote> + +<p>C'est une chose étrange que les vicissitudes de la +vie que nous racontons. Elles se multiplient comme +les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire +et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas +réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre +à vivre dans un humble repos. Aucune +situation régulière et commune ne peut lui convenir +longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher +querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre +la résistance, il s'étonne en gémissant. +Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux +petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté +par les passions puériles; il se prend d'une +querelle domestique avec des moines, et aussitôt +tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie +des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer +de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès +qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la +vie du cloître, il se fait ermite<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138"><sup>138</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" name="footnote138"></a><b>Note 138:</b><a href="#footnotetag138"> (retour) </a> Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il +trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à +cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient +parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante +les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé +quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra.... +apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii, +Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (<i>De vit. solitar</i>., l. II, sect. VI, +c. I.)</blockquote> + +<p>Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du +reste du monde, et son désert était à moins de trente +lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans +doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre +vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle +génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent +désertés pour cette Thébaïde de la science<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139"><sup>139</sup></a>. Des tentes +se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts +de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux +disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient +de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme +au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait +à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie +aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la +science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante, +regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient +eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la +rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis +lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout +pour le suivre. De moment en moment, il pensait +que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux? +La persécution, loin de leur profiter, servait +à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait +réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de +l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant +de mendier<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140"><sup>140</sup></a>, voilà que la vieille science, à laquelle +il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait +une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient +des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui +cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient +ses habits; des prêtres même lui apportaient +leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux +était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent +en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié +d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des +méditations d'Abélard à cette époque; et même il y +avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se +composait de trois figures adossées, et parfaitement +semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature +de la trinité des personnes. Cette statue se voyait +encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle. +Les trois personnes divines étaient sculptées dans une +seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était +placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole +suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était +attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules +et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes. +A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée +portant ces mots écrits: <i>Filius meus es tu</i>. À la droite du +Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la +ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa +poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: +<i>Pater meus es tu</i>. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu +encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées +sur son sein. Sa légende était: <i>Ego utriusque spiraculum</i>. +Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit +une couronne d'olivier, le Père la couronne +fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient +les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient +le Père qui seul était chaussé. Cette image +singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je +crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit +d'Abélard était profondément coupé de ce dogme +fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant, +l'établissement des bords de l'Ardusson devint en +quelque sorte le monument de cette grâce divine qui +l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme +c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom +du <i>Consolateur</i> ou du <i>Paraclet</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141"><sup>141</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" name="footnote139"></a><b>Note 139:</b><a href="#footnotetag139"> (retour) </a> «Relictis et civitatibus et castellis.» (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 23.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" name="footnote140"></a><b>Note 140:</b><a href="#footnotetag140"> (retour) </a> Luc, XVI, 3.—(<i>Ab. Op</i>., loc. cit., et ep. II, p. 43.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" name="footnote141"></a><b>Note 141:</b><a href="#footnotetag141"> (retour) </a> D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine +de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière +cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur +des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en +faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, peu favorables +à Gervaise, admettent le fait. (<i>Vie d'Abél.</i>, t. I, l. II, p. 229.—<i>Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des <i>Annales bénédictines</i>, qui +paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre +Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue +avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'<i>Iconographie +chrétienne</i> de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un +manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (<i>Annal. ord. +S. Bened.</i>, t. VI, l. LXXIII, p. 85.—<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 571.—<i>Mus. +des monum. franç.</i>, t. I, pl. n° 516.—<i>Icon. chrét.</i>, p. 604.)</blockquote> + +<p>On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur +cette académie de scolastique qu'il forma au milieu +des champs. On sait seulement qu'il y maintenait +l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux +témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti +de quelques désordres secrets parmi les écoliers, +le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons, +ou du moins exigea que la communauté fût +dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, +d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez +éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le +temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de +participer aux études, et de s'en retourner<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142"><sup>142</sup></a>. D'ailleurs +la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence +d'une sorte de congrégation formée, comme le +dit un de ses membres, <i>au souffle de la logique (aura +logicae)</i>, tout cela était cher aux écoliers, donnait de +l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la +sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un +d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, +exhala leur douleur commune dans une complainte +en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre +premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième +un vers français qui sert de refrain<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143"><sup>143</sup></a>. Cette +chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit +et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance; +mais elle ne manque pas de sentiment ni +d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait +de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel +respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se +désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, +<i>quo logices fons erat plurimus</i>. Je me figure que les +écoliers chantaient en choeur cette complainte, que +de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps, +et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes +de celles qu'Abélard lui-même avait su +rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se +laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces +mots:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Desolatos, magister, respice,</p> +<p>Spemque nostram quae languet refice.</p> +<p class="i4">Tort a vers nos li mestre.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" name="footnote142"></a><b>Note 142:</b><a href="#footnotetag142"> (retour) </a> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Heu! quam crudelis iste nuntius</p> +<p>Dicens: «Fratres, exito citius;</p> +<p>Habitetur vobis Quinciacus;</p> +<p>Alioquin, non leget monachus.»</p> +<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i>.</p> +<p>Quid, Hilari, quid ergo dubitas?</p> +<p>Cur non abis et villam habitas?</p> +<p>Sed te tenet diei brevitas,</p> +<p>Iter longum, et tua gravitas.</p> +<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i></p> +<p class="i4">(<i>Ab. Op</i>., pars II, <i>Elegia</i>, p. 243.)</p> + </div> </div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" name="footnote143"></a><b>Note 143:</b><a href="#footnotetag143"> (retour) </a> Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers +latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de +dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il +est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous +se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et +un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. <i>Tort a vers nos li +mestre</i> ou <i>mestres</i>, cela signifie <i>le maître a tort envers nous</i> ou <i>nous fait +tort</i>. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. +M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son <i>Recueil de +chants historiques français</i>. Il la fait précéder de quelques détails que +abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec +d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la +Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en +1838. (<i>Hilarii versus et ludi</i>, Paris, petit +in-8° de 76 pages, p. 14.) +Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.<br><br> + +Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en +disent les <i>Annales bénédictines</i>, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard +eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur +d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (<i>Ab. Op.</i>, loc. cit.—<i>Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.—<i>Annal. ord. S. Bened.</i>, t. VI, +l. LXVIII, p. 315.)</blockquote> + +<p>La renommée était venue le chercher dans sa solitude. +Il fallut bien qu'après quelque temps elle +signalât son retour, en ramenant les alarmes avec +elle.</p> + +<p>L'enseignement du philosophe n'avait sans doute +point changé de caractère; le soupçon et la défiance +ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de +poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement +l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, +rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui +fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton +du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une +consécration à peu près sans exemple, la coutume +étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au +Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir +dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu +détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. +Il est cependant difficile de comprendre comment, +lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit, +lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte, +lui est spécialement consacrée, il serait +coupable ou inconvenant de lui dédier un temple, +qui sous tous les noms, même sous celui de la +Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement +la maison du Seigneur<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144"><sup>144</sup></a>. Mais c'était une +nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute +nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son +établissement, les préjugés hostiles se ranimaient +contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui +devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la +vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le +Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des +lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété +vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail +aride des sciences humaines à l'exclusive recherche +de l'éternelle béatitude<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145"><sup>145</sup></a>. Ce qui est mieux +prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors +une sollicitude aussi charitable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" name="footnote144"></a><b>Note 144:</b><a href="#footnotetag144"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 30, 31.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" name="footnote145"></a><b>Note 145:</b><a href="#footnotetag145"> (retour) </a> Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées <i>dilecto filio suo</i> ou +<i>praecordiali filio, magistro Petro</i>. Elles ont pour but d'exhorter un homme +absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des +opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir +le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un +esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à +Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois <i>in +Trecensi cella</i>. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas +comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint +abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de <i>magister +Petrus</i>, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison +avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit +celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres +Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces +lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se +trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans +l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse; +autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite +un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre +philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (<i>Bibl. Clun., +Petr. Ven</i>. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.—<i>Annal. ord. +S. Ben</i>., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)</blockquote> + +<p>Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés +dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus +dignes et plus formidables.</p> + +<p>Deux hommes commençaient à s'élever dans +l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et +puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous +deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, +l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions +qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une +charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels +à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et +implacables, faits pour édifier et opprimer la terre, +et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et +les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel.</p> + +<p>L'un, saint Norbert<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146"><sup>146</sup></a>, d'une famille distinguée de +Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé +sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple +prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le +repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu +prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir +son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la +foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque +dans ses manières et son costume, il fut cité comme +fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se +justifia, et même il obtint des papes Gélase et +Calixte II la permission de prêcher la parole sainte. +Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout +il produisit un grand effet sur le peuple, +mais réussit peu à réformer les chanoines dont il +avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant +échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non +loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré, +y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre +de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre +ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut +d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines +et devint bientôt archevêque de Magdebourg +(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé +par de grands princes, il unissait à une activité +infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration, +dans une sorte de révélation personnelle, qui +le conduisit à essayer des prophéties et des miracles. +Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist, +il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui +lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il +se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne +comme un de ses persécuteurs, et tout dans la +vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, +devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre +le christianisme tout intellectuel du grand +dialecticien de la théologie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" name="footnote146"></a><b>Note 146:</b><a href="#footnotetag146"> (retour) </a> Voyez, dans l'<i>Histoire littéraire</i>, l'article <i>saint Norbert</i>, t. XI, p. 243, +et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.</blockquote> + +<p>L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son +temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son +nom est environné d'un bien autre éclat historique. +Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges +d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent +tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil, +mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant +à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible, +encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de +volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter +l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents +la morale et la foi. Il avait de plus en plus +enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front +pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil +vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs, +les évêques, les princes, les rois, l'héritier +de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec +douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour +tous des prières, des menaces, des larmes et des +châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes +et des sanctuaires. C'était saint Bernard.</p> + +<p>Abélard accuse formellement ces deux hommes +d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés, +les principaux artisans de ses malheurs<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147"><sup>147</sup></a>. Suivant +lui, ces <i>nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup</i>, +allaient prêchant contre lui, répandant tantôt +des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie, +détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à +l'amitié, le signalant à la surveillance de +l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu +dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y +eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut +croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous +verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque +Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite, +nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques +mots des lettres du saint lui-même semblent +prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention +aux opinions du moine philosophe<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148"><sup>148</sup></a>. Au temps de +l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122 +à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement. +Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses +plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le +recommander au grand réformateur des moines, à +l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, +au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque +Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première +place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un +jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, +céder au ressentiment contre une persécution +future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un +à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente +de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié, +et deviné la persécution dans les actes qui la +préparaient.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" name="footnote147"></a><b>Note 147:</b><a href="#footnotetag147"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation +est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint +Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les +censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'<i>Histoire +littéraire</i>, etc.; on est unanime sur ce point. (<i>Id.</i>, ep. II, p. 42 et Censur. +Doctor. paris.; Not., p. 1177.—<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.—Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 95.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" name="footnote148"></a><b>Note 148:</b><a href="#footnotetag148"> (retour) </a> Saint Bern., <i>Op.</i>, ep. CCXXVII.</blockquote> + +<p>Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une +grande distance du Paraclet<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149"><sup>149</sup></a>. Il n'y avait pas dix ans +que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son +abbé, était descendu avec quelques religieux dans +ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu +de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord +la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et +d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient +devant lui de vénération, de crainte et +d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans +être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement +avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet. +Clairvaux renfermait une milice active et docile +dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle +à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut. +C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet +était comme une tribu libre qui campait dans les +champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre +et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle +de la nature, voyant dans la religion une science +et un sentiment, non une institution et une cause. +C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, +moins l'esprit de secte et les doctrines du +stoïcisme<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150"><sup>150</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" name="footnote149"></a><b>Note 149:</b><a href="#footnotetag149"> (retour) </a> Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà +de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou +1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard. +On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (<i>Gall. Christ.</i>, t. IV, p. 706.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" name="footnote150"></a><b>Note 150:</b><a href="#footnotetag150"> (retour) </a> Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance +du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de +Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du +jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères +parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi +les jésuites.</blockquote> + +<p>Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, +qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations +environnantes, ne pouvaient manquer d'être +rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement +se soupçonner et se méconnaître. Il y avait +autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux +plus de puissance réelle, et je conçois que saint +Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence +qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès +lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance +du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser, +heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables +de proscription.</p> + +<p>Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. +De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs +l'avaient rendu craintif; il était prompt à +voir la persécution là où il apercevait la malveillance. +Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, +il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à +être traîné devant un concile comme hérétique ou +profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent +se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait +le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant +la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir +si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques, +de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre +en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait +là plus de charité ou plus d'oubli<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151"><sup>151</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" name="footnote151"></a><b>Note 151:</b><a href="#footnotetag151"> (retour) </a> <i>Ab. Op., ep. I, p. 32.</i></blockquote> + +<p>Une inspiration du même genre lui fit prendre +alors un parti funeste, et chercher le repos dans le +séjour où l'attendaient les plus cruelles misères.</p> + +<p>On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire +qui s'étend au sud de Vannes, le long de +la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un +antique monastère, au sommet de rochers battus à +leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au +XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, +fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont +elle portait le nom. L'église encore debout, monument +romain dans ses parties primitives, offre des +traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la +pleine mer du haut d'un quai naturel de granit +foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152"><sup>152</sup></a>. +Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur, +et avec l'agrément et peut-être sur le désir de +Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour +remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des +religieux lui furent députés en France; ils obtinrent +pour lui le consentement de l'abbé et des moines +de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du +Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées +en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et +menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, +et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient +l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident +l'inimitié de la France.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" name="footnote152"></a><b>Note 152:</b><a href="#footnotetag152"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i> et pag. suiv.—Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais +l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent +n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit, +avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures +qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte +s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent +recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du +vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, <i>Notes +d'un voyage dans l'ouest de la France</i>, 1836, p. 281 et suiv.—<i>Magasin +Pittoresque</i>, t. IX, p. 311.)</blockquote> + +<p>On l'appelait dans un pays barbare dont la langue +même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude +et de péril lui devenait insupportable, sa force +ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent +et rendu plus timide, il était prêt à chercher +dans les partis extrêmes le repos et la sécurité +qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne; +et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques, +de méditations rêveuses, tout occupé des +plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner +un indomptable troupeau de moines sauvages, +qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient +point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le +désordre, la violence, la férocité, tels étaient les +nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les +premiers instants, il reconnut avec effroi quelle +tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour +comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée, +à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait +comme la conquête du monastère dont il tenait +presque tous les domaines; il écrasait les moines de +ses exactions, il les forçait à payer tribut comme +des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée, +ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers +à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se +plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, +leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun +d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles, +des reproches, des vols secrets, et une sorte +de complot pour compromettre ou lasser un chef trop +sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre +désir de rétablir la discipline. Abélard, privé +d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le +seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment +pénible d'un isolement sans repos et d'une activité +sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran +voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les +frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces +rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence +de l'immensité sombre du ciel et de la mer, +il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité +de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les +maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était +venu chercher, et il hésitait dans le choix.</p> + +<p>Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il +a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se +trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive +du génie littéraire du nôtre. Des monuments +singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés +naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition +allemande des chants élégiaques longtemps +inconnus, <i>Odae flebiles</i>, où sous le voile transparent +de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. +Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique +ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de +quelque personnage hébraïque qu'il met en scène, +il y laisse échapper des plaintes dictées et comme +animées par ses souvenirs<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153"><sup>153</sup></a>. Par exemple, dans ce +chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on +pas entendre les gémissements du prisonnier de +Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le +plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël.... +Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses +ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue +perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise +dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave +ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu, +Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? +nulle grâce n'attend la trahison....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" name="footnote153"></a><b>Note 153:</b><a href="#footnotetag153"> (retour) </a> <i>P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.—Spicilegium Vaticanum.</i> +Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.—Le manuscrit conservé +à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses +fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant +de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit +que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation +moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, +et aucun ne contenait cette musique.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de +Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de +Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse? +«Je suis devenue la proie d'un homme impur, +j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur +à moi, misérable, qui me suis moi-même +perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans +la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement +de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse, +la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait +dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre +châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi, +misérable jeune homme<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154"><sup>154</sup></a>!....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" name="footnote154"></a><b>Note 154:</b><a href="#footnotetag154"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Amoris impulsio</p> +<p class="i4">Culpae sanctificatio,....</p> +<p class="i4">Levis aetas juvenilis</p> +<p class="i4">Minusque discreta</p> +<p class="i4">Ferre minus a discretis</p> +<p class="i4">Debuit in poena.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la +bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle +pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse, +entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique +où la victime se sacrifie<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155"><sup>155</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" name="footnote155"></a><b>Note 155:</b><a href="#footnotetag155"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ad testas choreas coelibes</p> +<p>Ex more venite Virgines!</p> +<p>Ex more sint odae flebiles</p> +<p>Et planctus ut cantus celebres,</p> +<p>Incultae sint moestae facies</p> +<p>Plangentum et flentum similes!....</p> +<p>O stupendam plus quam flendam virginem!</p> +<p>O quam rarum illi virum similem....</p> +<p>Quid plura, quid ultra dicemus?</p> +<p>Quid fletus, quid planctus gerimus?</p> +<p>Ad finem quod tamen cepimus</p> +<p>Plangentes et flentes ducimus.</p> +<p>Collatis circa se vestibus,</p> +<p>In arae succensae gradibus,</p> +<p>Traditur ab ipsa gladius....</p> +<p>Hebraeae dicite Virgines,</p> +<p>Insignis virginis memores,</p> +<p>Inclytae puellae Israel,</p> +<p>Hac valde virgine nobiles!</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, +Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations +touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque +de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, +sont empreints de cette douleur pensive, rare au +moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme, +de la gloire et de l'amour.</p> + +<p>À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. +Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou +laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers +amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir +à la continuation du divin sacrifice sur l'autel +qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un +nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer +sa faute et de fonder le seul monument qui +devait durer après lui.</p> + +<p>Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher +aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque +sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir +qui semble la remplir et qui la protège encore +dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, +ou du moins il est enseveli et scellé comme +dans la tombe au plus profond de son coeur. Les +portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur +celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. +Cependant son caractère et son esprit l'avaient +bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et +l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint +que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, +y avait étudié les chartes du monastère, entreprit +de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre +d'ancien domaine enlevé par les événements à son +abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs +en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété +aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent +assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. +Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille +Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet, +y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans +s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement, +devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes. +Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape +Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens +titres, entre autres une donation fort en règle +des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son +fils<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156"><sup>156</sup></a>, et il accusa les religieuses de quelques désordres +que par malheur il réussit à prouver<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157"><sup>157</sup></a>. Il était +devenu sévère, et après quatre ans d'une administration +fort différente, il avait entrepris la réforme de +son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances, +une bulle de 1127 déposséda les religieuses +d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées +violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye +de Notre-Dame-des-Bois<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158"><sup>158</sup></a>; les autres, parmi lesquelles +on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, +deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un +asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut +apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon +du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne +(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, +avec celles de ses religieuses qui lui restaient +attachées, dans l'oratoire abandonné. En même +temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession +perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les +biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes, +approuva cette donation, qui devait être, moins de +deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée +inviolable sous peine d'excommunication<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159"><sup>159</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" name="footnote156"></a><b>Note 156:</b><a href="#footnotetag156"> (retour) </a> Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa +femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en +665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire +y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les +Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme +tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs +droits. (<i>Ab. Op.</i>; Not. p. 1180.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" name="footnote157"></a><b>Note 157:</b><a href="#footnotetag157"> (retour) </a> C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des +religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat, +évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres +et de Soissons. (Duchesne, <i>Script. Franc.</i>, t. IV; Suger, <i>De reb. a se +gest.</i>, p. 333.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XII; <i>vit. Ludovic Gross.</i>, p. 49; <i>Grandes +chron. de France</i>, XVI, p. 180.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" name="footnote158"></a><b>Note 158:</b><a href="#footnotetag158"> (retour) </a> Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou +<i>Beata Maria de Nemore</i>, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny. +On ne sait pas la date de sa fondation. (<i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 586.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" name="footnote159"></a><b>Note 159:</b><a href="#footnotetag159"> (retour) </a> Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont +atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou +ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent +au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait +universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est +empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, +lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, +et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes +de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par +le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est +donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que +le monastère est appelé le Paraclet. (<i>Ab. Op</i>., p. 346-354.)</blockquote> + +<p>Il arriva en effet vers ce temps un événement qui +émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius +était mort au mois de février 1130, et aussitôt +Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre +de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le +nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours +après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu +par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le +nom d'Anaclet.</p> + +<p>Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts +de la puissante famille des Frangipani, qui lui +donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II +se vit contraint de chercher un refuge en France, et +il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les +cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant +lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre +du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, +le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, +abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande +pompe dans le monastère même où Anaclet avait été +religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé +par la puissance temporelle et par les deux +hommes les plus considérables de l'Église gallicane, +il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères, +dédiant les églises, consacrant les autels, +confirmant les donations pieuses, présidant les conciles +ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur +son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques +et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic +Vital, «une immense charge pour toutes les églises +des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du +siége apostolique<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160"><sup>160</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" name="footnote160"></a><b>Note 160:</b><a href="#footnotetag160"> (retour) </a> «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (<i>Ord. Vit. Hist. +eccles.</i>, l. XIII. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 750.)</blockquote> + +<p>Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu +l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande, +et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient +réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants +dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, +qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par +saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage. +De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour +Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et +s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur +Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère +de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville +sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, +par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et +par son père Philippe I. Il demeura deux jours +dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna +consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation +de saint Laurent et de tous les martyrs, le +20 janvier 1131<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161"><sup>161</sup></a>. Cette cérémonie fut remarquable +par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était +d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire +de onze cardinaux au moins, parmi lesquels +on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano, +et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre +de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain +du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de +Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain, +et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le +sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la +chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué +de célébrer ce jour mémorable, et de nommer +les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur; +c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, +Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien +de Beauvais, l'abbé Girard, <i>homme lettré et +religieux</i>; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, +qui était alors le prédicateur de la parole +divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard, +abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, +et le plus éminent recteur des écoles où +affluaient les hommes lettrés de presque toute la +latinité<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162"><sup>162</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" name="footnote161"></a><b>Note 161:</b><a href="#footnotetag161"> (retour) </a> La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno +incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (<i>Ex Chron. mauriniac, +Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" name="footnote162"></a><b>Note 162:</b><a href="#footnotetag162"> (retour) </a> <i>Ex Chron. maur., ibid.</i>—Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et +60; Suger, <i>De vit. Ludov. Gross.</i>; le t. XII de la <i>Gall. Christ.</i>, p. 45; l'<i>Histoire +de saint Bernard</i>, par Neander, l. II; et l'<i>Histoire littéraire de la +France</i>, t. XII, p. 218-220.</blockquote> + +<p>Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; +il forma des relations directes avec des membres +du sacré collége; il figura, avec saint Bernard, +parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane. +Sans doute l'intérêt de son établissement du +Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait +solliciter pour cette institution naissante l'autorisation +et la bénédiction du successeur de saint Pierre; +et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous +voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de +Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées +filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et +autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un +diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée +de tous les biens qu'elles possédaient et de tous +ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois +ou des princes, avec peine de déchéance et de privation +du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ +contre quiconque oserait attenter dans l'avenir +à leurs droits ou possessions.</p> + +<p>Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, +dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse. +Du moins le devint-elle de fait; car bien +qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la +bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une +seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom +d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère +du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163"><sup>163</sup></a>; le +saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc +pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur +dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante +piété d'Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" name="footnote163"></a><b>Note 163:</b><a href="#footnotetag163"> (retour) </a> <i>Ab. Op., literae seu diplom.</i>, p. 346-348.</blockquote> + +<p>Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs +menèrent une vie de privations; mais elles priaient +avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le +respect et l'affection des populations voisines vinrent +à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, +et au bout de quelque temps l'établissement +prospéra.</p> + +<p>Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant +d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que +jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin, +il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.</p> + +<p>Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque +de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son +silence est-il permis de croire que tous ces arrangements +se conclurent sans que les deux époux fussent +un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous +à citer les paroles calmes et douces par lesquelles +il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau +de cette heureuse fondation.</p> + +<p>«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, +plus enrichies, je pense, en biens terrestres que +je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué +d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus +faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, +et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur +vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis, +le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible +grâce à cette femme, ma soeur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164"><sup>164</sup></a>, qui était à leur +tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille, +les abbés comme leur soeur, les laïques comme une +mère; et tous également ils admiraient sa piété, +sa prudence, et en toute chose une incomparable +douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se +laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre +pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation +sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec +ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien +tout spirituel.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" name="footnote164"></a><b>Note 164:</b><a href="#footnotetag164"> (retour) </a> «Illi sorori nostrae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 34.)</blockquote> + +<p>Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le +triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait +là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant +du moins une pensée douce. Cependant, comme les +commencements du Paraclet furent difficiles, et que +les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment, +les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on +lui reprochait de délaisser un établissement qu'il +n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir. +I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses +soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles +et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels +et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque +temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces +pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent +sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le +décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et +comme il était alors plus que jamais tourmenté par +ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, <i>un +port tranquille où il pouvait quelque peu respirer</i>. Cependant +on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse +et qu'il lui parlait peu<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165"><sup>165</sup></a>. Elle-même s'en plaindra +bientôt.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" name="footnote165"></a><b>Note 165:</b><a href="#footnotetag165"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 38, et op. II, p. 40.</blockquote> + +<p>Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent +le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je +ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui +reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle +qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il +semble au contraire que son âme endurcie et glacée +n'avait plus de sensibilité que pour la douleur.</p> + +<p>Toutefois si l'on regarde plus attentivement au +fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son +langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa +conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte +de parti pris, et deviner les combats que se livraient +dans son âme les cuisants regrets, la honte amère, +le respect de soi-même, de la religion et du passé, +peut-être la crainte vague de la faiblesse de son +coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les +reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur +de conscience. Il semble ne tracer pour ses +religieuses et pour leur abbesse que des exhortations +évangéliques, des règles monacales, des lettres de +spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition; +mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre, +quoique si contenue, une préoccupation si évidente +et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en +même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales +et de philosophie religieuse, une confiance si absolue +et un besoin si intime d'être entendu et compris, +qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de +respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière +transformation de l'amour.</p> + +<p>Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; +et en tout temps peut-être, dans les circonstances +bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine +aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre +vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il +en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend +à s'en justifier, il descend à une apologie +ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à +des considérations générales, il demande si l'on veut +renouveler contre lui les infâmes accusations qui +poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses +femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. +Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je +connusse la maison de cette Paule si sainte, toute +la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais, +au jugement de presque tous, déclaré digne du +souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise +comme la bonne réputation conduit au chemin +du ciel<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166"><sup>166</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" name="footnote166"></a><b>Note 166:</b><a href="#footnotetag166"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 85.—Sanc. Hieron. <i>Op.</i>, I. IV, pars II, +ep. XXVIII, <i>ad Asellam.</i></blockquote> + +<p>Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments +les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait +de nouveaux tourments dans sa laborieuse +administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est +sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, +il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y +rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait +d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. +Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était +exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il +plus d'une tentative homicide dirigée +contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions +pour célébrer la messe, et crut un jour +qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois +qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors +malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait +cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine +Porcaire<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167"><sup>167</sup></a>. On essaya par les mains d'un valet de faire +empoisonner ses aliments; du moins, comme il +s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, +en ayant mangé, mourut, et le criminel +serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles +tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la +maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules +isolées avec le peu de frères qui lui étaient +attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un +nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par +un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on +n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire +de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une +grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa +la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta +une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée +et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de +cinquante ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" name="footnote167"></a><b>Note 167:</b><a href="#footnotetag167"> (retour) </a> Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne, +et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États, +donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un +frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il +y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire +(<i>Porcarius</i>) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être +un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou +à frère Dagobert. (<i>Ab. Op.</i>, Not., p. 1142.—<i>Mém. pour servir à l'Histoire +de Bretagne</i>, par D. Morice, t. 1, p. 587.—Ouvr. inéd. <i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote> + +<p>Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes +opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication. +Il la prononça enfin. Ceux des moines +qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans +l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait +l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet +engagement si solennel fut impudemment enfreint, +et il fallut que, par ordre du pape et par les soins +d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte +et des évêques, on les forçât de renouveler le serment +violé et de prendre quelques autres engagements.</p> + +<p>L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des +plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut +reprendre l'administration, il se livra aux moines +qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les +trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au +lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, +et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain, +il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la +contrée<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168"><sup>168</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" name="footnote168"></a><b>Note 168:</b><a href="#footnotetag168"> (retour) </a> Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae +conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se +sauva par un égout, <i>conductu terrae</i>. Soit que cette version ait prévalu de +tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait +traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, +le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation +qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le +trou et le passage sont de construction moderne. (<i>Vie d'Ab.</i>, t. II, p. 14 +et <i>Mém. pour servir à l'Hist.</i>, etc., t. IV, p. 11.—<i>Magasin Pittoresque</i>, +t. IX, p. 312.)</blockquote> + +<p>C'est retiré dans un asile où cependant il ne se +jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à +mille précautions, il croyait voir le glaive toujours +prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de +son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169"><sup>169</sup></a> +cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire +de ses calamités, <i>Historia calamitatum</i>. Ce sont +les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le +temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint +Augustin et celles de J.-J. Rousseau.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" name="footnote169"></a><b>Note 169:</b><a href="#footnotetag169"> (retour) </a> Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire. +J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est +une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et <i>Abail. +et Hél.</i>, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction +fidèle une imitation très-libre de l'<i>Historia calamitatum</i> où il interpelle, +sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne +à Héloïse une servante intrigante, <i>une brune</i>, qu'il appelle <i>Agathon</i>. (<i>Hist. +des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte</i>, in-12 de 48 pages, +Amsterd. 1698.)</blockquote> + +<p>Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours +nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression +des sentiments individuels. Par là il est singulièrement +original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans +peine dans le même temps un écrit dont l'auteur +se proposât uniquement de raconter les aventures de +son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie +aussi romanesque semble une oeuvre de ces +époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur +elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe +cette personnalité expansive et savante qui +fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, +cette première lettre d'Abélard comme une composition +littéraire. La forme d'une narration destinée à +raffermir un ami contre le malheur par le spectacle +de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel +que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses +peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre +où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille +par la peinture des calamités de tant de cités en ruines +et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour +consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs +est plus saisissant et plus dramatique. L'état +de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que +son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît +du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse; +il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, +mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de +naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans +grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle, +dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; +il démontre par arguments et citations les +sentiments les plus simples, les émotions les plus +vives. Les actions se hasardaient alors plus que les +pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. +Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il +ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle +éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met +ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de +si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes, +il vous fait assister de si près aux douleurs et aux +faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de +roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement +meilleur ne vous saurait être donné de la misère +des plus belles choses de ce monde, le génie, +la science, la gloire, l'amour.</p> + +<p>L'<i>Historia calamitatum</i> marque une grande époque +dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette +épître que les détails biographiques commencent à +nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune +et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui +nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste +rien d'elle; on ne la connaît que par son amant; +maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons +dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter, +nous aurons davantage besoin de nos conjectures. +Par exemple, on ignore si Abélard resta +longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et +si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il +y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent +qu'il demeura quelque temps soit dans ce +lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant +de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas. +On suppose avec quelque apparence de raison qu'il +rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une +partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés +pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne. +Enfin l'on ne sait quand ni comment il la +quitta<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170"><sup>170</sup></a>. Il est évident que, malgré tant de cruels +dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le +fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le +retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné +la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un +rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur +d'une importante communauté. C'était une position +forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il +devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une +fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle +ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de +sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle +est la félicité qui suit les puissances de la terre, +moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et +devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu +plus riche. Que mon exemple, s'il en est +qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171"><sup>171</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" name="footnote170"></a><b>Note 170:</b><a href="#footnotetag170"> (retour) </a> Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (<i>Hist. +crit. phil.</i>, t. III, p. 755.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" name="footnote171"></a><b>Note 171:</b><a href="#footnotetag171"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 40.</blockquote> + +<p>Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour +jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se +crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour +la plupart, que des menaces destinées à l'intimider. +On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des +moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au +profit de leurs vices l'impunité de leur profession, +ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être +en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations +d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance +dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la +noblesse de la province; il était bien accueilli par le +comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit +à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à +garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye +de ce nom, il obtint la permission de rester, +hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172"><sup>172</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" name="footnote172"></a><b>Note 172:</b><a href="#footnotetag172"> (retour) </a> Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par +la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil +des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard, +abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.» +(T. XII, <i>ex Chronic. Ruyens. Coenob.</i>, p. 504.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, +chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta +sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A +peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle +la lut avec ferveur, cette <i>lettre pleine de fiel et d'absinthe, +qui lui retraçait la misérable histoire de leur +commune conversion</i>. A cette lecture, saisie d'une +émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un +silence de bien des années et écrivit à son ancien +époux. C'est la première de ses lettres<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173"><sup>173</sup></a>. Qui l'a lue +ne l'oubliera jamais.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" name="footnote173"></a><b>Note 173:</b><a href="#footnotetag173"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 11, p. 41-48.</blockquote> + +<p>D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, +mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien +elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs +sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion +de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec +tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres, +et en priver, avec elle, toute la congrégation qui +l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui? +Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, +d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il +plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il +plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il +oublié les commencements si fragiles de leur conversion, +et ne lui souvient-il pas des doctes traités que +les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées +à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus +étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car +enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde +sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174"><sup>174</sup></a>.»</p> + +<p>Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé +de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur +et la constance de son dévouement; elle insiste, +avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices +de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle +l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est +donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît +qu'il était le maître unique de son coeur comme de +sa personne<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175"><sup>175</sup></a>, car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé. +Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa +maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas +envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa +vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie +à ses plaisirs<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176"><sup>176</sup></a>? Mais aussi comme il avait ce qui eût +séduit toute femme! quel était le charme de sa parole +et la douceur de ses chansons! Ces chansons +qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous +les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce +mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans +la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui +excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi +comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous +les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait. +Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui, +la voyant privée de tant de délices, ne compatirait +maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, +homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui? +«J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais, +toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet +de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la +justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur +de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon +coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as +éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris +en tout à ton témoignage<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177"><sup>177</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" name="footnote174"></a><b>Note 174:</b><a href="#footnotetag174"> (retour) </a> «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis +foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium +quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa +sum. (Ibid., p. 44.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" name="footnote175"></a><b>Note 175:</b><a href="#footnotetag175"> (retour) </a> «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.» +(Ibid., p. 46.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" name="footnote176"></a><b>Note 176:</b><a href="#footnotetag176"> (retour) </a> «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris, +concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam.... +imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem +et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis +meis non invidebat?» (<i>Ibid.</i>, p. 45, 46.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" name="footnote177"></a><b>Note 177:</b><a href="#footnotetag177"> (retour) </a> «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse. +Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim +bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc +mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non +compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. +Non enim rei effectus, etc.» (<i>Ibid.</i>) + +<p>Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point +de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages +de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont +pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625); +les Problèmes (p. 426); l'Éthique, <i>passim</i>, et le troisième livre de cet +ouvrage.</p></blockquote> + +<p>Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie +au point que depuis le jour de sa conversion, présent, +elle ne peut jouir de son entretien; absent, +elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc +vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé +en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les +désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le +penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu +qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son +silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il +lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive +image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si +facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, +il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé, +et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se +souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, +retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité +de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain, +car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer, +puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, +pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux +enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi +ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, +mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est +avec toi, elle n'est nulle part au monde<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178"><sup>178</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" name="footnote178"></a><b>Note 178:</b><a href="#footnotetag178"> (retour) </a> «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc +amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere +aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus +meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)</blockquote> + +<p>Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, +elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force, +afin de vaquer plus librement aux devoirs du service +divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés +temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, +par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche +de tous. «Toutes les places publiques, toutes les +maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux +de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la +passion<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179"><sup>179</sup></a>!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable +lettre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" name="footnote179"></a><b>Note 179:</b><a href="#footnotetag179"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 48.</blockquote> + +<p>Abélard répond comme un <i>frère spirituel à sa +bien-aimée soeur en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180"><sup>180</sup></a>. Il s'excuse d'un +long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa +sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle +eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui +Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût +été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil, +l'est plus encore maintenant qu'elle est +abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de +lui adresser des instructions, quand il connaîtra +mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de +lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation +funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle +et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et +ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire +cette pieuse intercession. Et il ne manque pas +d'établir avec exemples et citations l'efficacité des +prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles +d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, +si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. +Cela est juste; car il lui appartient, et il lui +rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste +de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit +que <i>le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle</i>; +et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas +les prédications des saints, ce sont les prières de +Clotilde<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181"><sup>181</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" name="footnote180"></a><b>Note 180:</b><a href="#footnotetag180"> (retour) </a> «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III, +p. 49.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" name="footnote181"></a><b>Note 181:</b><a href="#footnotetag181"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 14; <i>Ab. Op.</i>, ep. III, p. 52.</blockquote> + +<p>Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il +était présent, la communauté, en terminant +les heures canoniales, dît une oraison à l'intention +de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset +et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte +suivante:</p> + +<p>«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez +pas de moi, Seigneur.</p> + +<p>«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, +Seigneur.</p> + +<p>«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui +espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et +que mes cris aillent jusqu'à vous<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182"><sup>182</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" name="footnote182"></a><b>Note 182:</b><a href="#footnotetag182"> (retour) </a> Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.</blockquote> + +<p>«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre +nom, par la main de votre serviteur, vos petites +servantes, nous vous supplions de lui accorder +ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre +volonté. Par notre Seigneur, etc.»</p> + +<p>A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue +de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui, +composées dans la même forme, sont plus instantes, +plus précises, et se rapportent mieux à sa violente +situation<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183"><sup>183</sup></a>. Il termine par un voeu qui devait être +accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la +vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou +délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet, +afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en +voyant son tombeau, adressent pour lui plus de +prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante +de l'erreur de ses péchés, un lieu plus +sûr et plus salutaire que le temple voué au divin +Consolateur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" name="footnote183"></a><b>Note 183:</b><a href="#footnotetag183"> (retour) </a> Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino +tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate +protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (<i>Ab. Op.</i>, +ep. III, p. 53)</blockquote> + +<p>Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de +piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle +qui lui <i>fut chère dans le siècle</i> et qui lui est maintenant +<i>très-chère en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184"><sup>184</sup></a>. On voit qu'il se +concentre dans les sentiments et les devoirs pour +ainsi dire officiels de sa position, et que, par un +effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission +austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère +en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se +passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons +pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à +demi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" name="footnote184"></a><b>Note 184:</b><a href="#footnotetag184"> (retour) </a> <i>Id. ib</i>., p. 40.</blockquote> + +<p>La controverse était, à cette époque, la forme naturelle +de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et +d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations, +et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons +pas cette réponse où la discussion prend place à +côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons +pas Héloïse repoussant presque comme une +parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait +parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander +des prières le jour où <i>les malheureuses ne sauront +plus que pleurer</i><a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185"><sup>185</sup></a>; puis, entreprenant d'établir en +forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes, +qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les +ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur +est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant +alors en exemple, et se complaisant dans la peinture +des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire +ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le +langage sévère de la religion, et confesse sans remords +que le remords lui est inconnu; où, déchirant +le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses +désirs les moins exprimables, elle semble prendre à +coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à +louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que +l'immortel amour que lui-même alluma. Comment +rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que +l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa +cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent +à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent +au bruit des chants d'église? Tout cela est si +sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même, +on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées, +elles perdraient tout ensemble le feu qui les +anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques +mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce +que cette âme si ferme pensait d'elle-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" name="footnote185"></a><b>Note 185:</b><a href="#footnotetag185"> (retour) </a> «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (<i>Ab. Op.</i>, +ep. IV, p. 55.)</blockquote> + +<p>«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma +nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux +qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils +confondent la pureté de la chair avec la vertu, +quoique la vertu soit de l'âme et non du corps. +J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai +pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, +et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, +dans ce temps où ce n'est pas une petite +partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus +grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse +pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il +louable et dans une certaine mesure agréable à +Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple +des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs +l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à +blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux +yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait +profession. C'est aussi un certain don de la grâce +divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir +du mal. Mais qu'importe ce premier pas, +si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: <i>Éloigne-toi +du mal et fais le bien?</i> (Ps. XXXVI, 27.) Et encore +l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli, +s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes +les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus +encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à +toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton +ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet +habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable +vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans +fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans +la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a +trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie +pour de la religion, et voilà comme en te +recommandant à mes prières, tu me demandes ce +que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de +présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à +m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie +et ne me retire point le bienfait du remède; +ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir +mon indigence; ne me parle pas de ma force, car +je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse +chancelante.</p> + +<p>«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme +est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra? +L'homme a des voies qui paraissent droites, et +finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il +téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé +qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: <i>Tu ne loueras +pas l'homme durant la vie</i><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186"><sup>186</sup></a>. Et surtout il ne faut pas +le louer, quand la louange peut le rendre moins +louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant +plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et +j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je +mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains +pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de +moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en +aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui +que tu ne calmes plus les désirs de mon âme<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187"><sup>187</sup></a>. +Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage +et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: <i>La +vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera +couronné qui aura régulièrement combattu</i><a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188"><sup>188</sup></a>. Je ne +cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit +d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter +que d'engager le combat. Dans quelque coin du +ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" name="footnote186"></a><b>Note 186:</b><a href="#footnotetag186"> (retour) </a> <i>Eccl</i>., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: <i>Ne loue pas un homme +avant sa mort.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" name="footnote187"></a><b>Note 187:</b><a href="#footnotetag187"> (retour) </a> «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae +superest in te remedium. (<i>Ab. Op</i>., ep. IV, p. 61.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" name="footnote188"></a><b>Note 188:</b><a href="#footnotetag188"> (retour) </a> II Cor. XII, D.—II Timoth. II, 5.</blockquote> + +<p>Abélard accueillit cette lettre comme une confession +pour y répondre par une <i>homélie</i><a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189"><sup>189</sup></a>. Il en +traita tous les points avec méthode, et trouva dans +toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le +prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans +les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il +l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu +cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée +de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle +semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés +et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur +que ces maux sont un châtiment mérité, une +leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle +fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre +que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie +donc très-instamment de déposer toute cette amertume +dont il la croyait délivrée, et surtout de ne +plus déplorer les circonstances de leur commune +conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. +Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de +lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle +croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de +lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable +dans l'action de grâces, toi qui as participé à la +faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus +oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu +de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée +comme à lui par un nom prophétique, en +t'appelant Héloïse de son propre nom qui est +<i>Héloïm</i><a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190"><sup>190</sup></a>. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa +bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon +s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un +de nous. Car peu de temps avant que le malheur +arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble +loi du sacrement du mariage, et tandis +que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que +de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour +que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu +ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai +quitté le siècle, les prières de tes parents ou les +désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle. +Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous, +comme s'il nous réservait à quelque grand emploi, +et qu'il vît avec indignation ou avec regret que +cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait +remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour +<i>l'honneur de son nom</i><a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191"><sup>191</sup></a>; ou comme s'il eût craint +pour son serviteur plein d'incontinence, parce +qu'il est écrit que les femmes font apostasier les +sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des +hommes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" name="footnote189"></a><b>Note 189:</b><a href="#footnotetag189"> (retour) </a> Id., ep. V, p. 62 et suiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" name="footnote190"></a><b>Note 190:</b><a href="#footnotetag190"> (retour) </a> Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son +Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le +nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne +pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère +retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait +lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de +l'exégèse et de la théologie. (<i>Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd</i>., 1. V, +p. 1371.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" name="footnote191"></a><b>Note 191:</b><a href="#footnotetag191"> (retour) </a> Le mot <i>talent</i> est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le +sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)</blockquote> + +<p>«Combien au contraire le talent de ta sagesse +rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà +tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles, +tandis que je demeure stérile et que je travaille +inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! +quelle perte détestable, quel déplorable malheur, +si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des +voluptés de la chair, tu donnais douloureusement +le jour à quelques enfants du monde, au lieu de +cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie +pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, +toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la +malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh! +qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui +tournent aujourd'hui les pages des livres divins, +fussent réduites à servir à des soins grossiers! +Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses, +aux plaisirs de la fange, et nous attirer à +lui par cette force dont il frappa saint Paul pour +le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre +exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption +les autres personnes habiles dans les lettres<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192"><sup>192</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" name="footnote192"></a><b>Note 192:</b><a href="#footnotetag192"> (retour) </a> «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab +hac deterrere praesumptione. (<i> Ab. Op</i>., ep, v, p. 72-73.)</blockquote> + +<p>Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente +tranche avec sa manière un peu didactique, +Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui +présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, +exhortation presque inévitable dans la bouche du +prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement +émouvante et pathétique.</p> + +<p>«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable +que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes +yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de +toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami, +celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à +toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant +pour toi: <i>Personne n'a pour ses amis une plus +grande affection que celui qui donne sa vie pour +eux</i>, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, +et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait +tous deux dans le péché, était de la concupiscence, +et non de l'amour. Je satisfaisais en toi +mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. +J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être +vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore +malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, +mais par contrainte et par force, non pour ton +salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert +salutairement, volontairement pour toi, qui par +sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion. +Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour +moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion, +toute ta componction. Pleure cette iniquité +si cruelle commise sur une si grande innocence, +et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou +plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous +deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, +celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a +perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave +vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment +délivré de la mort. Prends garde, je t'en +prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante +ne te soit honteusement appliqué: <i>Pompée survit +aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; +c'est donc là ce que tu aimais</i><a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193"><sup>193</sup></a>. Pense à cela, je t'en +supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles +défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma +soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé +miséricordieusement....<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194"><sup>194</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" name="footnote193"></a><b>Note 193:</b><a href="#footnotetag193"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Vivit posi proella Magnus,</p> +<p>Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.</p> +<p>(Lucan. <i>Phar</i>., \. XIII, v. 84.)</p> + </div> </div></blockquote> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" name="footnote194"></a><b>Note 194:</b><a href="#footnotetag194"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 73-76.</blockquote> + +<p>«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de +la peine et réservée à la couronne. Tandis que par +une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi +toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse +de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles +suggestions de la chair, pour te donner +la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre +cela, et que tu me défends de parler ainsi, +mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui +qui combat toujours appartient la couronne, parce +que <i>nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement +combattu</i>. Pour moi, aucune couronne ne me +reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit +en lui demandant ses prières, et en lui adressant une +nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses +religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle.</p> + +<p>Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique +et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de +plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme +vers une céleste pureté.</p> + +<p>«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, +formas la femme de la côte de l'homme, et +consacras comme un très-grand sacrement l'union +nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense +honneur, soit en naissant d'une femme mariée, +soit en consommant les miracles de ta naissance, +et qui as jadis accordé le mariage comme +un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise +pas les prières de ta faible servante, prières +que j'épanche en présence de ta majesté et pour +mes fautes et pour celles de mon bien-aimé<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195"><sup>195</sup></a>. +Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même! +pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité +de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde +ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables +dans la vie présente, afin de les épargner +dans la vie future; punis une heure, afin de ne +point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs +la verge de correction, non le glaive de la +colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure +et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le +Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère. +Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te +le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: +Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence +le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux +saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: +<i>Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous +soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous +donnera, avec la tentation même, la puissance d'en +triompher.</i> (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, +et tu nous as séparés quand il t'a plu et +comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu +as miséricordieusement commencé, accomplis-le +en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés +dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le +ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, +notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les +siècles! Amen.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" name="footnote195"></a><b>Note 195:</b><a href="#footnotetag195"> (retour) </a> «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (<i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 77.)</blockquote> + +<p>Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus +d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle +n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement +de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait +se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse +commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en +rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta +défense a été imposé à l'expression même d'une +douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant, +je retienne des paroles dont il serait difficile ou +plutôt impossible de se défendre dans un entretien. +Car rien n'est moins en notre puissance que notre +coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous +est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur +nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes, +et elles éclatent facilement au dehors par +les actions, plus facilement encore par les paroles, +signes bien plus prompts des passions du coeur; +selon qu'il est écrit: <i>La bouche parle d'abondance +de coeur</i>. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce +que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. +Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi +prompt à obéir que la main qui écrit!</p> + +<p>«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma +douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196"><sup>196</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" name="footnote196"></a><b>Note 196:</b><a href="#footnotetag196"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>. ep, VI, p. 78.</blockquote> + +<p>Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille +bien d'abord lui enseigner l'origine historique des +ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et +leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui +convienne à la communauté, et détermine complètement +son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est +plus qu'une longue suite de questions et de réflexions +sur ces matières d'un intérêt purement monastique.</p> + +<p>Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir +plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation +qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et +une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée +avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il +qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour +peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes +filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous +les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces +modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli +chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner +les lis de ta chasteté<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197"><sup>197</sup></a>.» Désormais la correspondance +devint sans doute une pure correspondance +spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que +le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout +entier l'appelait <i>notre maître</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" name="footnote197"></a><b>Note 197:</b><a href="#footnotetag197"> (retour) </a> Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre +genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent. +Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et +de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement +pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous +paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir +du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait, +et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez +peu différente de celle de Saint-Benoît. (<i>Ab. Op.</i>, ep. VII, p. 91; ep. VIII, +p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient +un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt +l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé. +(Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît +suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (<i>Hist. litt.</i>, +t. XII, p. 640.)</blockquote> + + + +<p>On peut se demander quel était l'état de l'âme +d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le +temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation +accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin +du repos, un sentiment de dignité personnelle, un +orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage? +ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout +le reste? Il est probable que ces diverses causes +agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à +l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes +de la religion et plus encore celles du sacerdoce +ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes +à prendre une attitude convenue d'avance pour +autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre +des sentiments et un langage factices et pourtant +sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage +à jouer en parfaite tranquillité de conscience. +Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font +en nous ce que les théologiens appellent un homme +nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la +nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer, +quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être +a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être +vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours +pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant +que de voiles transparents, laissera percer sa +lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui +la consume. Héloïse se conforma aux volontés +d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état. +Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le +dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les +formes de la dialectique, jusques dans la suscription +de sa dernière lettre: <i>A Dieu spécialement, à lui +singulièrement</i><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198"><sup>198</sup></a>. Ce qui signifie en bonne logique, <i>à +Dieu par l'espèce, à lui comme individu</i>; et ce qui se +dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est +à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas +un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence. +Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement; +elle asservit et sacrifia sans résistance toutes +ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son +amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et +ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans +en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais +ses vertus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" name="footnote198"></a><b>Note 198:</b><a href="#footnotetag198"> (retour) </a> «Domino specialiter, sua singulariter.» (<i>Ab. Op</i>., ep. VI, p. 78.)</blockquote> + +<p>Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument +unique dans la littérature. Elles ont suffi pour +immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que +le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit +ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version +subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt +qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes. +Comme la langue des passions qui sont éternelles est +pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût +et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit +pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression +première de ces ardents et profonds amours. +Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec +son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée +par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin, +avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans +un excellent style, un ton d'élégante galanterie, +autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique +fixé par des documents certains est devenu +comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent +et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent +selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être +même y a-t-il eu des temps où tout le monde +ne savait plus s'il existait des lettres originales, +et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et +d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des +héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs +aventures pour en faire le sujet de récits passionnés +ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas +borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on +leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait +place à la fiction. La poésie est venue à son tour; +elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses +de sentiment, les combats, les remords qui conviennent +à la morale dramatique des temps modernes. +Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le +rendre plus intéressant; et telle est la puissance de +certaines conventions littéraires qu'elles paraissent +quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de +Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse +de l'histoire, à ce point que l'auteur du <i>Génie +du Christianisme</i>, voulant peindre l'amante chrétienne, +n'a imaginé rien de mieux que de la chercher +dans les vers de Colardeau<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199"><sup>199</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" name="footnote199"></a><b>Note 199:</b><a href="#footnotetag199"> (retour) </a> <i>Gén. du Christ</i>., part. II, l. III, c. V.—On y lit ces mots: «Femme +d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce +jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les +femmes <i>ne savent ni décrire ni sentir</i> l'amour même, il faut que vous n'ayez +jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque +poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, <i>Mél. de phil.</i>., +t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les +pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume +in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard +illustré de M. Oddoul.</blockquote> + +<p>Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi +nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance +authentique que nous voulons retrouver Héloïse et +Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me +semble, pour la faire connaître. On ne peut songer +à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si +toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher. +Dans les premières, le fond de deux âmes +souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du +temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage +d'une érudition sans discernement, d'un art +sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; +mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui +le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent +par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple, +le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus +heureuse que la pensée, la passion peut se passer +plus aisément de la perfection de la forme, et quel +que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile, +elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme +la déesse de Virgile à sa démarche: <i>Incessu patuit +dea</i>.</p> + +<p>Reprenons notre récit.—Lorsqu'une fois les rapports +d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du +Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi +de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200"><sup>200</sup></a>, +il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, +et il porta dans ses communications chrétiennes +et intellectuelles un intérêt et une affection +qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, +sans compromettre les froids devoirs de sa profession. +Nous avons encore une partie des écrits qu'il +adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance +pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être +aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper +leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une +exhortation développée à l'étude des langues et des +lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il +faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure +d'entendre la religion, dont il ne voulait pas +faire un formulaire attentivement récité, mais une +science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt +c'est un panégyrique de saint Étienne, composé +spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis +ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles +et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle, +quand il se fut définitivement rapproché de Paris<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201"><sup>201</sup></a>. +Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, +monuments de l'intime et mutuelle confiance qui, +entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste. +Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux +problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture +sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre +roule sur des questions de second ordre. Il lui répond +par quarante-deux solutions motivées, dont +quelques-unes sont de petites dissertations<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202"><sup>202</sup></a>. Pour elle, +il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne +sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour +elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui +dédie par quelques mots simples et tendres<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203"><sup>203</sup></a>. Enfin, +c'est à sa demande qu'il écrit son <i>Hexameron</i>, ouvrage +théologique d'une assez grande importance, et +qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches +sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire +sur la Genèse<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204"><sup>204</sup></a>. C'est surtout dans le prologue +de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste +et doux les sentiments qu'il se croit permis avec +Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui +ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec +Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, +et même dans les limites de la science et de +la religion, il laisse voir encore un désir passionné +de lui plaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" name="footnote200"></a><b>Note 200:</b><a href="#footnotetag200"> (retour) </a> Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture; +mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" name="footnote201"></a><b>Note 201:</b><a href="#footnotetag201"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., part II, ep. VI, <i>Ad virgin. paracl.</i>, p. 251. Comparez avec +la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII <i>ad easdem.—De laude S. Stephani</i>, +p. 203.—<i>Sermones per annum legendi</i>, p. 730. Quelques-uns cependant +de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon +XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" name="footnote202"></a><b>Note 202:</b><a href="#footnotetag202"> (retour) </a> <i>Heloissae problemata</i> cum <i>M.P. Aboelardi solutionibus</i>, p. 384.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" name="footnote203"></a><b>Note 203:</b><a href="#footnotetag203"> (retour) </a> Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants +d'Église. (<i>Bibl. de l'École des chartes</i>, t. III, 2e liv., 1842, et <i>Ann. de philos. +chrét</i>., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies +sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou +cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers +d'Abélard. La <i>Gallia Christiana</i> lui attribue un distique fort insignifiant sur +une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié +une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité +du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le +mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère +cette autre pièce intitulée <i>Rhythme sur la Sainte-Trinité</i> et que Durand +et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>[Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,</p> +<p>Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,</p> +<p>Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.</p> + </div> </div> + +<p><i>Gall. Christ</i>, t. VII, p. 595.—<i>Fragm. philos</i>., t. III, p. 440.—<i>Ab. +Op</i>., p. 1138.—<i>Hist. Universit. parisiens., t. II, p. 761</i>.—<i>Hist. litt</i>., +t. XII, p. 133-136.—<i>Amplisc. Coll</i>., t. IX, p. 1001.—Cf. <i>Religions +antiques</i>, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21, +et surtout l'article de M. E. Duméril, <i>Journ, des sav. de Normand.</i>, +2e liv. 1844.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" name="footnote204"></a><b>Note 204:</b><a href="#footnotetag204"> (retour) </a> Voyez ci-après, l. III, et <i>Thesaur. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1363.</blockquote> + +<p>Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille +de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout +entier à l'étude, à la prédication, à la direction du +Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, +et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, +mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait +ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars, +on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des +puissances du temps; le comte de Champagne, le +duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le +prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes, +qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent +comme une dynastie de ministres, paraissent s'être +intéressés à lui comme s'intéressent les ministres. +Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez +avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité, +de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: +l'Église en comptait plusieurs parmi ses +grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la +France et même à la Gaule, avaient rapporté dans +leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait +qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses +anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement, +de la littérature et du clergé.</p> + +<p>D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, +elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le +respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre +ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité +pouvait en cela réclamer la plus grande part. +Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement +altéré l'admiration que cette femme inspirait +à tout son siècle. Une fois religieuse, puis +prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit +l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son +ordre. La supériorité de son esprit et de sa science +était si bien établie que tous ses contemporains +étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient +un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues +Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style +affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans +la connaître, des lettres et des vers où il la comparait +à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la +gloire à la louer<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205"><sup>205</sup></a>. Les plus sévères avaient pour elle +une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer +ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. +Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même +contre ses ennemis, elle désarma ou intimida +constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne +faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune +des idées de son époux et de son maître, et jamais +on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse +solidarité. Elle appelait saint Bernard <i>un faux apôtre</i>, +et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que +des relations bienveillantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206"><sup>206</sup></a>; elles amenèrent même +entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un +intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait +pas présager leur violente rupture et qui cependant +la commença peut-être. On voit dans les lettres de +Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré +de correspondre avec Héloïse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207"><sup>207</sup></a>. Ainsi, les chefs +des institutions les plus puissantes, Clairvaux et +Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied +d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette +docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui +aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, +pour entendre encore chanter sous sa fenêtre +par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du +maître Pierre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" name="footnote205"></a><b>Note 205:</b><a href="#footnotetag205"> (retour) </a> Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr. +antiq. mon., t. II, p. 348.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" name="footnote206"></a><b>Note 206:</b><a href="#footnotetag206"> (retour) </a> Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux +relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et +pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape, +assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard. +(S. Bern.; <i>Op</i>., ep. CCLXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" name="footnote207"></a><b>Note 207:</b><a href="#footnotetag207"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., p. 337 et 344.</blockquote> + +<p>Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce +siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y +avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur +de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, +dit-il (<i>nupta</i>, apparemment ce mot suffisait pour +la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé, +dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi +il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle +avait réchauffé dans ses bras et sur son sein<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208"><sup>208</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" name="footnote208"></a><b>Note 208:</b><a href="#footnotetag208"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Nupta querit ubi sit suus Palatinus</p> +<p>Cujus totus extitit spiritus divinus,</p> +<p>Querit cur se substrahat quasi peregrinus</p> +<p>Quem ad sua ubera foverat et sinus.</p> + </div> </div> + +W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces +vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une +sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise +les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication +qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom <i>nupta, +l'abesse mariée. (The latin poems</i>, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841, +pet. in-4.—Cf. <i>Hist. litt.</i>, t, XV, p. XIV, 496.)</blockquote> + +<p>C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula +entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas +et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière +fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses +principaux ouvrages. Le plus considérable est sa +<i>Dialectique</i> si longtemps perdue pour la postérité, +et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique +d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes +verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de +son enseignement philosophique adressé à Dagobert, +son frère peut-être, ou du moins son frère +spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il +ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva +ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que +l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus +depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était +pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient +au gouvernement des esprits. Un écrit plus court, +mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus +original, est un traité peu étendu <i>Sur les genres et +les espèces</i>, monument le plus certain et le plus intéressant +qui nous reste de la partie systématique des +opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque +part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit +traité sur les idées, resté longtemps inconnu (<i>De +intellectibus</i>). Parmi ses écrits théologiques, le plus +important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, +ou, selon nous, l'<i>Introduction à la théologie</i>. On cite +aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères +réunis méthodiquement et qui expriment le pour et +le contre sur presque tous les points de la science +sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait <i>le Oui et le +Non (Sic et Non)</i>, et qui ne fut peut-être pas publié +par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y +cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le +doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré +à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les +opinions exposées dans l'<i>Introduction</i> ont été de nouveau +présentées et complétées dans un grand <i>Commentaire +de l'épître aux Romains</i>, et dans la <i>Théologie +chrétienne</i>, qui reproduit et développe la matière du +premier ouvrage avec quelques remaniements et +quelques amendements. Enfin, la morale théologique +d'Abélard est exposée sous ce titre: <i>Connais-toi +toi-même (Scito te Ipsum)</i>. On lui attribue également +une démonstration en forme de dialogue de la vérité +du christianisme contre le judaïsme et la philosophie +incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant +que la plupart de ces traités<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209"><sup>209</sup></a> ne reçurent la +dernière main qu'à une époque assez avancée de sa +vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse, +et qu'ils doivent abonder en raisonnements, +en exemples, en expressions cent fois employés dans +ses écrits de tous les temps et dans les improvisations +de son enseignement oral. L'analogie des idées et +des citations, l'identité des formes et du style, sont +remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve +sans cesse dans ses lettres des pensées qui +rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose +plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont +semées de maximes empruntées aux théories du +maître de son esprit et de son coeur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" name="footnote209"></a><b>Note 209:</b><a href="#footnotetag209"> (retour) </a> Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage +sont destinés à les faire connaître.</blockquote> + +<p>Tout annonce que le temps qui sépara le jour où +Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut +pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle +et littéraire. Cependant cette période +est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait +seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement +public, et telle était sa vocation éminente +pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers +1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il +retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris, +sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers +théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert +école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses +auditeurs.</p> + + + +<p>«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque +je vins dans les Gaules pour y faire mes études. +C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais, +Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines +(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien +Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, +docteur illustre, admirable a tous. Là, +à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art +dialectique, et suivant la mesure de mon faible +entendement, je recueillis avec toute l'avidité de +mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis, +après son départ qui me parut trop prompt, je +m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi +les autres comme le dialecticien le plus réputé, et +qui était effectivement l'adversaire le plus énergique +de la secte des nominaux<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210"><sup>210</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" name="footnote210"></a><b>Note 210:</b><a href="#footnotetag210"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. X, et <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 304—Jean +le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement +plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les +maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume +de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a +laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre +en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en +1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (<i>Hist. litt</i>., +t. XIV, p. 89.)</blockquote> + +<p>Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, +et pour une cause inconnue, Abélard suspendit +ses leçons; mais en reformant son école, il avait +ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait +se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait +constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait +accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits +théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce +fut le moment où après les avoir achevés, il leur +donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient +été toujours tenus secrets<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211"><sup>211</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" name="footnote211"></a><b>Note 211:</b><a href="#footnotetag211"> (retour) </a> Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par +Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront +plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «<i>Sic et Non</i> et le <i>Scito te +ipsum</i> fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire +que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés, +furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem +magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic. +Triumf. <i>Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XII, p. 700.—<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, +p. 97.)</blockquote> + +<p>Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que +le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être +était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût +ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de +popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, +et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses +ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public +les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une +fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, +sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens +rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses +relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait +d'ailleurs en ce moment un vif mouvement +intellectuel et comme un effort général de la liberté +de penser.</p> + +<p>Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait +en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique +plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès +qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les +craintes et dans les aversions du parti de la vieille +autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans +réveiller la haine et encourir le malheur.</p> + +<p>On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes +générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne +soit présenté comme le symptôme ou le résultat de +l'état des esprits au moment où il s'est produit. +Cette manière de juger les choses humaines n'est +jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter +un événement où figurent des philosophes et des +théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui +n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines. +Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard +et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du +monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre +est un drame qui devait se reproduire plus d'une +fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en +d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes +représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient +périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité +et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et +quoique la victoire ait décidément changé de côté, +il n'est pas prêt à finir.</p> + +<p>«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour +son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la +liberté, le droit de consulter et de n'écouter que +la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples +encore plus que par ses leçons. Novateur presque +involontaire, il a des méthodes plus hardies que +ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse +de beaucoup les conséquences où il arrive. +Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans +les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il +a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces +idées puissantes qui agissent à travers les siècles; +mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui +se perpétue de génération en génération. C'est tout +ce que demandait, tout ce que comportait son +siècle<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212"><sup>212</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" name="footnote212"></a><b>Note 212:</b><a href="#footnotetag212"> (retour) </a> Mme Guizot, <i>Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél</i>., p. 343.</blockquote> + +<p>On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le +récit qui nous reste à faire par des considérations +générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle, +sur cette seconde des trois renaissances qu'on +peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen +âge<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213"><sup>213</sup></a>. Un des historiens de saint Bernard, Neander, +a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement +des esprits et des opinions aux approches du +concile de Sens<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214"><sup>214</sup></a>. Mais la biographie, sans s'interdire +l'observation des faits généraux, se nourrit surtout +de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi +leur influence, car c'est aussi une loi générale de +l'histoire de l'humanité que les causes particulières +produisent leurs effets, et que le petit concourt +au grand, comme le grand aboutit très-souvent au +petit. Recueillons donc encore quelques détails qui +achèveront de caractériser Abélard et sa situation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" name="footnote213"></a><b>Note 213:</b><a href="#footnotetag213"> (retour) </a> <i>Histoire littéraire de la France</i>, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II, +p. 32.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" name="footnote214"></a><b>Note 214:</b><a href="#footnotetag214"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard et de son siècle</i>, par A. Neander, traduit de +l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de +<i>l'Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.</blockquote> + +<p>L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait +aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause, +de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère +personnel avait certainement beaucoup aggravé +l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. +Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait +irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans +concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église, +il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques +contre plusieurs des autorités ou des corps qui la +constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque +de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis +et de ses religieux; savant, difficile et chagrin, +il ne contenait pas l'expression blessante de +son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment +contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre, +et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré, +ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé +en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs +de ses ouvrages, il éclate contre les moines, +et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou +de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents +en général sont l'objet de ses invectives<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215"><sup>215</sup></a>. Si +une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur +immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour +attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor +où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint +Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation +de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché +ses soins et sa gloire<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216"><sup>216</sup></a>. Les évêques ne s'étaient +point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant +positivement de ne point savoir les lois et +les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus +graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on +appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la +cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation +par ses attaques contre le trafic des indulgences<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217"><sup>217</sup></a>. +Nous ne connaissons pas de satire plus vive +contre le clergé que le plus important de ses sermons, +celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est +là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert +d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé, +de connivence avec Farsit, <i>son coapôtre</i>, à ressusciter +un mort. Il dénonce avec un ton de dérision +qui semble en avance de six siècles les recettes cachées, +les remèdes et les ruses dont se servent les +nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus +infirmes, et raconte jusqu'à un complot que +Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper +la crédulité des fidèles<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218"><sup>218</sup></a>. Qu'on s'étonne ensuite +qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien +plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse +modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés +dogmatiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" name="footnote215"></a><b>Note 215:</b><a href="#footnotetag215"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII, +p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.—<i>Theolog. +Christ</i>., l. II. p. 1215, 1235, 1240.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" name="footnote216"></a><b>Note 216:</b><a href="#footnotetag216"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars. II, ep. III, p. 228.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" name="footnote217"></a><b>Note 217:</b><a href="#footnotetag217"> (retour) </a> <i>Ethic. seu Scito te ipsum</i>, c. XVIII, XXV et XXVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" name="footnote218"></a><b>Note 218:</b><a href="#footnotetag218"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.—Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de +morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes, +n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter +que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît +le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont +conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert +avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en +1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la +mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il +dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert +et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,» +ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes +à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient +dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de +saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se +moque Racine le fils. (<i>Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit.</i>, p. 365.—<i>Acta +sanctor. Junii</i>, t. I, p. 816 et 861.—<i>Vie de saint Norbert</i>, par +Hugo, l. IV, p. 834.—<i>Hist. litt.</i>, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et +711.—<i>Mém. de l'Acad. des inscript.</i>, t. XVIII, p. 847.)</blockquote> + +<p>Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir +plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire +de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219"><sup>219</sup></a>, +il parait être resté, à son égard, dans les +termes d'une prudence politique, imitée par son +rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins, +et qui était dans la religion un homme d'État encore +plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une +anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire +juger de leurs relations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" name="footnote219"></a><b>Note 219:</b><a href="#footnotetag219"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.</blockquote> + +<p>Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et +y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à +vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle +de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale, +il remarqua avec surprise qu'on y faisait +une variante, non adoptée généralement par l'Église. +Au lieu de dire: <i>Donnez-nous aujourd'hui notre pain +quotidien</i>, conformément au texte de saint Luc, on +disait: <i>Notre pain supersubstantiel</i>, selon le texte +de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, +et comme elle lui dit que le maître Pierre +l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette +singularité<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220"><sup>220</sup></a>. Étant venu au couvent quelques jours +après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, +et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui +dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on +l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais +comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché +de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que +la version de saint Mathieu lui a paru préférable à +celle de saint Luc, parce que le premier avait appris +le <i>Pater</i> de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le +second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même +n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après +quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir +à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et +sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement +pour saint Bernard, il la termine par +quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la +manière particulière dont certains offices étaient dits +à Clairvaux<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221"><sup>221</sup></a>. On ne voit point que saint Bernard ait +rien répondu. Il paraît seulement que par la suite, +mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard, +les religieuses du Paraclet comme les religieux +de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" name="footnote220"></a><b>Note 220:</b><a href="#footnotetag220"> (retour) </a> Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par <i>supersubstantialem +panem</i> dans saint Mathieu, et par <i>panem quotidianum</i> dans saint Luc, +les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec. +Quoique le mot de <i>pain quotidien</i> ait prévalu, on ne voit pas comment il +peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt <i>substantiel</i> +que <i>quotidien</i>. (Voy. <i>Thes. ling. graec</i>.) L'épithète de <i>supersubstantiel</i> +est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: <i>Notre pain qui es au-dessus +de toute substance</i>. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la +lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens. +(Math., VI, 0.—Luc., XI, 3.—<i>Biblia maxim</i>., t. XVII, p. 62.—Nicole, +<i>Pater</i>, c. VI.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" name="footnote221"></a><b>Note 221:</b><a href="#footnotetag221"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et +Serm. XIII, p. 858.</blockquote> + +<p>Telles étaient, à les considérer dans leur détail, +les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé. +Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les +ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence +ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou +tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son +propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être +le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez +de maximes indépendantes et d'imprudentes publications +pour que la matière ne manquât point aux +accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps +que l'occasion et le courage.</p> + +<p>Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était +mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu +archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir +enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un +ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et +nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux.</p> + +<p>Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord +aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et +insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de +leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et +on lui en demanda compte. Nous avons encore une +lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé +de théologie, qui avait enseigné sur la montagne +Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus +tard évêque de Laon<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222"><sup>222</sup></a>. Dans cette lettre, dont la +date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance +de ses élèves; il ne peut croire qu'ils +disent vrai en prétendant que leur professeur donne +la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène +à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque +cependant que quelques passages des leçons +d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations; +mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie, +il le prie de lui écrire positivement son avis +sur quelques points délicats de théologie; car il n'est +pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment +conféré avec lui; il lui demande de lui dire +nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance +parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques +autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre +et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et +encore bienveillante est un modèle du ton que la +controverse aurait dû toujours conserver; mais cet +exemple ne fut guère imité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" name="footnote222"></a><b>Note 222:</b><a href="#footnotetag222"> (retour) </a> C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le +nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de +petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être +d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription <i>Magistro +Petro monacho</i> doit être prise à la lettre. (D'Achery, <i>Spicilegium</i> +(1723), t. III, p. 524.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 511.)</blockquote> + +<p>Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, +élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de +phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches, +bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier, +presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser +des lettres en style recherché aux grands personnages +de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au +philosophe Abélard<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223"><sup>223</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" name="footnote223"></a><b>Note 223:</b><a href="#footnotetag223"> (retour) </a> C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux +lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo, +<i>Sacrae antiquit. mon</i>., t. II, p. 312.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 493.)</blockquote> + +<p>En parlant à ce dernier, <i>maître accompli dans le +trivium et le quadrivium</i>, Hugues Métel, qui s'intitule +quelque part le <i>secrétaire d'Aristote</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224"><sup>224</sup></a>, lui déclare +que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies +qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur +avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, +<i>c'est erreur et horreur</i>, l'Écriture sainte a été +profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif +mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible +Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? +est-il donc enivré de vaines nouveautés? +Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225"><sup>225</sup></a>? +«Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le +sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, +«attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir +obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant +d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais +peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées +au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens.... +Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte +de ton âme, garde écrit le <i>Connais-toi toi-même</i>; +car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi +que tu es un homme et non pas un ange; en +cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, +tu ne te dépasses pas.<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226"><sup>226</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" name="footnote224"></a><b>Note 224:</b><a href="#footnotetag224"> (retour) </a> «<i>Aristotelis secretarius</i>.» (<i>Id. ibid.</i>, ep. XII, p. 313.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" name="footnote225"></a><b>Note 225:</b><a href="#footnotetag225"> (retour) </a> «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror.... +et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti.... +errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum +est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus +vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod +eum nescio.» (<i>Id. ibid</i>., ep. V, p. 332.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" name="footnote226"></a><b>Note 226:</b><a href="#footnotetag226"> (retour) </a> «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta +tua!... In superliminari animae tuae <i>Gnotum canton</i> (sic, pro <i>Gnôti +seauton</i>) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo <i>scito te ipsum</i>; +«memineris, etc.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote> + +<p>Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, +s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence, +l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains +d'Abélard en s'adressant à lui: mais, +délivré de cette contrainte, <i>Hugues</i> s'épanche avec +plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife. +Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; +il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever +entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement +catholique, israélite de père et de mère, +spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils +d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral +par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père. +Ce Pierre, non pas Barjone, mais <i>Aboilard</i>, aboie +en effet contre le ciel<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227"><sup>227</sup></a>. C'est une hydre nouvelle, +un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée +à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout +allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée +des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est +ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au +saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'<i>allumer +le cautère gui guérira ces consciences cautérisées</i>. +Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les +pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet +homme<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228"><sup>228</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" name="footnote227"></a><b>Note 227:</b><a href="#footnotetag227"> (retour) </a> «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile +si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur +le nom d'<i>Aboilar</i> et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait +le mot <i>aboyer</i>. (<i>Id</i>, cp. IV, p. 330.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" name="footnote228"></a><b>Note 228:</b><a href="#footnotetag228"> (retour) </a> «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum +est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam, +ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote> + +<p>Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions +étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se +mêle d'une haute controverse, et la saisit comme +une occasion de faire briller son orthodoxie, son +esprit et son style. Nous allons entendre un langage +plus grave et plus vrai.</p> + +<p>Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, +de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé +Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité +d'une cellule, avait été dans la même contrée +abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont +il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande +réputation de piété<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229"><sup>229</sup></a>, écrivait avec talent sur les matières +spirituelles, unissait assez habilement la dialectique +et la mysticité; et surtout il était vivement +aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur +ses ouvrages.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" name="footnote229"></a><b>Note 229:</b><a href="#footnotetag229"> (retour) </a> Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de <i>Beatus</i>. +Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit +être un saint de Cîteaux. (<i>Bibliothec. Patr. cisterc.</i>, t. IV.—<i>Hist. litt</i>., +t. XII, p. 312.)</blockquote> + +<p>Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry +s'occupait d'un commentaire sur le <i>Cantique des +Cantiques</i>, livre qui était alors en possession d'exciter +la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit +tomber sous ses yeux un recueil intitulé: <i>Théologie +de Pierre Abélard</i>. Le titre excita sa curiosité; le +recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près +les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et +plus développé que l'autre. C'était l'<i>Introduction à +la Théologie</i>, et, je crois, la <i>Théologie chrétienne</i>. +Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt +son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir +et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait +voir le domaine de la foi envahi à main armée<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230"><sup>230</sup></a>, il +nota tous les passages qui le troublaient, et ses +motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées +et des expressions nouvelles, inouïes, touchant +les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la +personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le +sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis +par les témérités d'un homme qui portait dans +l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi +d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry +hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait +le scandale manifeste, le péril grave et imminent. +L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et +dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables +de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter +le véritable esprit de la religion. Il appartenait +à un parti où l'on estimait que, depuis la +mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de +Laon, <i>le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la +terre</i><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231"><sup>231</sup></a>. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient +comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les +méditations du cloître, ou le gouvernement des +affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur +silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232"><sup>232</sup></a>; +il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de +crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes +éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer, +craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant. +Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans +son âme, et dominant toute autre considération, au +risque de s'engager dans une affaire difficile, il +résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire, +ceux dont le silence lui semblait une calamité +pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à +l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de +Chartres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" name="footnote230"></a><b>Note 230:</b><a href="#footnotetag230"> (retour) </a> C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu, +qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses +ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des +Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette +exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux. +(<i>Lib. de vit. solit.</i>, praefat., t. IV, p. 1.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" name="footnote231"></a><b>Note 231:</b><a href="#footnotetag231"> (retour) </a> «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi +Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" name="footnote232"></a><b>Note 232:</b><a href="#footnotetag232"> (retour) </a> «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.—<i>Biblioth. Patr. cisterc.</i>, t. IV, p. 112.</blockquote> + +<p>Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, +tout en leur demandant presque pardon de +les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude, +et décrit, dans un langage animé, et le danger +pressant qui le force à parler, et les poignantes +inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des +martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle. +Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant +Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; +ses doctrines courent le royaume et les provinces; +ses livres passent les mers; chose plus grave, +ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu +de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, +et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi +n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier. +Je vous ai choisis entre tous, je me suis +tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de +Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint, +cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui +craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que +dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont +morts, presque tous les maîtres de la doctrine +ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique +fait irruption dans la république déserte de l'Église, +et s'y conquiert une exclusive domination. +Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique; +ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, +que nouveautés annuelles. C'est le censeur +et non le disciple de la foi, le correcteur et +non l'imitateur de nos maîtres.»</p> + +<p>A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les +deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables, +et il indique les noms d'autres livres qu'il ne +connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le <i>Oui et le +Non</i>, c'est le <i>Connais-toi toi-même</i>, dont les titres, qu'il +trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le +texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de +préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait, +ou qui du moins la suivit de fort près. Là, +Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup +de soin les treize erreurs capitales dont il accuse +Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres +qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement +pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le +mouvement et la puissance à celle que saint Bernard +adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins +coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus +subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions +de dialectique et même de métaphysique. Sa +pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue, +qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, +quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature +divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement +au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence.</p> + +<p>Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, +s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires +de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés +à témoigner leur zèle en de plus graves +affaires que des controverses d'école, et tous deux +venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes +provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa +querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II +avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus +utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore +le titre de légat du saint-siège dans les Gaules, +et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était +revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait +conduit son successeur repentant aux pieds du souverain +pontife, et rétabli l'unité de l'Église.</p> + +<p>On ignore comment l'évêque de Chartres répondit +à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard, +il accueillit la dénonciation avec une politesse fort +laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême +de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233"><sup>233</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" name="footnote233"></a><b>Note 233?:</b><a href="#footnotetag233"> (retour) </a> On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la +réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume, +puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement, +leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de +saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son +jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante +jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée +contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter +l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas +p. 201.)</blockquote> + +<p>Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion +du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait +pu le lire encore avec assez d'attention, le croit +propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le +reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où +il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison +réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est +qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec +Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le +prie de <i>prendre sa patience en patience</i>, il a jusqu'ici +à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine +en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant +à ses prières<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234"><sup>234</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" name="footnote234"></a><b>Note 234:</b><a href="#footnotetag234"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVII.</blockquote> + +<p>Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur +cette preuve de sa froideur au début de toute cette +affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser +d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable +à le disculper de toute initiative dans une +poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le +louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance. +En tout genre, les apologies sont souvent +contradictoires; elles tendent à établir à la fois que +celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche +et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon +ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir +pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir +suivie.</p> + +<p>Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme +les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de +Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux, +la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée +ni plus condamnable.</p> + +<p>Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, +la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir +avec une grande autorité. Son influence n'eût +pas été moindre dans les nouvelles conférences de +1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore +et que son humilité changeait en celui de <i>serviteur +du saint-siége apostolique</i>, n'aurait fait qu'ajouter +à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux +opérations du concile de Sens<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235"><sup>235</sup></a>, il s'efface dans toute +cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans +l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente +communauté de leur conduite et de leurs efforts +en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, +devaient le porter impérieusement a marcher avec +lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans +ardeur et sans résistance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" name="footnote235"></a><b>Note 235:</b><a href="#footnotetag235"> (retour) </a> Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même, +le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II, +l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat +en 1144, <i>sancto sedis apostolicae famulus</i>, et ne mourut que le 29 janvier +1145. (S. Bern., <i>Op</i>., ep. CCCXVII.—<i>Gallia Christ</i>., t. VIII, p. 1134.—<i>Hist. +litt</i>., t. XIII, p. 84.)</blockquote> + +<p>Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. +C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la +sagacité naturelle était limitée par une piété ardente +et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse. +Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle +pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de +bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait +sa vie par les rigueurs les plus misérables, il +se livrait avec une confiance absolue au sentiment +d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa +charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou +de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité +soupçonneuse hors du monde soumis à son influence, +confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église +même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain, +un missionnaire courageux, un actif et puissant +médiateur dans les affaires où il s'interposait au +nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure +et de prudence. Sa raison était moins forte que son +caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de +ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité +lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement +dans son génie; et à côté des rares qualités +qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, +on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand +homme était un moine<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236"><sup>236</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" name="footnote236"></a><b>Note 236:</b><a href="#footnotetag236"> (retour) </a> Voyez Othon de Frisingen, <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XVII.—Cf. Brucker, +<i>Hist. crit. philos.</i>, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.</blockquote> + +<p>Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus +d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, +qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler +la conférence promise. La gravité réelle ou +apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, +l'indépendance générale de sa doctrine, sa +préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition +des vérités religieuses, et, plus que tout cela, +l'immense et rapide propagation de ses idées, qui +trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter, +déterminèrent saint Bernard à intervenir.</p> + +<p>Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé +au nombre de ses ennemis<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237"><sup>237</sup></a>, leur dissidence, qui +était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup +d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore +l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; +quelques relations les avaient rapprochés; leur +passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale +pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre +eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient +en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre, +peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut +d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit +quelques observations sur ses doctrines. Cette première +conférence n'ayant rien produit, une seconde +eut lieu, et cette fois <i>en présence de deux ou trois témoins</i>, +suivant le précepte de l'Évangile<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238"><sup>238</sup></a>. Il l'engagea +à revoir ses écrits, à modifier ses assertions, +surtout à ralentir les pas trop rapides de ses +disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La +conversation fut assez amicale. Un secrétaire de +saint Bernard, son panégyriste et son biographe, +assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint +quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne +confirme point la relation officielle, envoyée au +saint-siége par les évêques, après la décision du +concile<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239"><sup>239</sup></a>. Il y eut une simple conférence préliminaire, +d'où chacun se retira avec des espérances, +parce que, de part et d'autre, on resta en des termes +bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute +idée de schisme, et que ses propositions les plus +hasardées comportaient pour la plupart une explication +plausible, un entretien commencé sans le +désir de rompre devait conduire à quelque espoir de +rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était +point pressé de pousser les choses à l'extrême; il +ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre +la soumission et la révolte, désirait se maintenir à +l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance +sans hostilité; il ne céda donc pas à son +adversaire, mais il ne l'irrita pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" name="footnote237"></a><b>Note 237:</b><a href="#footnotetag237"> (retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 116.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" name="footnote238"></a><b>Note 238:</b><a href="#footnotetag238"> (retour) </a> «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui; +s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi +encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de +deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" name="footnote239"></a><b>Note 239:</b><a href="#footnotetag239"> (retour) </a> Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (<i>notarius</i>) de +saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard; +mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de +Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard, +«ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les +évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence <i>familière +et amicale</i> où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. +S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler. +(Cf. Gaufr., l. III, <i>De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist.</i>, t. XIV, +p. 370, etc.—<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1147.—S. Bern., <i>Op.</i>, +ep. CCCXXXVII.—<i>Ab. Op.</i>; Not., p. 1101.)</blockquote> + +<p>Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils +essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que +la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés, +chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, +ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer +de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était +moins encore la nature que le succès des doctrines +d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse +sur les matières les plus hautes et les plus +sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves, +notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers +lieux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240"><sup>240</sup></a>. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté +par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa +méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait +pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent +et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de +l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné +dans la lice la raison individuelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" name="footnote240"></a><b>Note 240:</b><a href="#footnotetag240"> (retour) </a> C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre +de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont +parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second. +On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans +le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. <i>Introd. +ad Theol.</i>, l. II, p. 1066.—<i>Theolog. Christ</i>., l. IV, p. 1314-1316, +et ci-après, l. III. c. II.—<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, praef., p. IXX.—<i>De +Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Spicileg.</i>, t. III.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 378).</blockquote> + +<p>Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se +contraignit point pour maudire cette réformation +anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence +au plus renommé des novateurs; sans peut-être +attaquer directement sa personne, il accusait +ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres +des mains de ses disciples, et prêchait contre la +contagion de son école. Autour du nouvel apôtre +s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une +clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons +juger par le langage des écrivains partisans de +saint Bernard. Abélard <i>dogmatisait perfidement</i>, +disent-ils tous. Il fut <i>négromant et familier du démon</i>, +a écrit Gérard d'Auvergne<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241"><sup>241</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" name="footnote241"></a><b>Note 241:</b><a href="#footnotetag241"> (retour) </a> «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.» +(<i>Thes. anc</i>. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de +Cluni. Les mots <i>perfide dogmatizans</i> ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang. +<i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XX, p. 731.)</blockquote> + +<p>Non moins puissant et non moins passionné, +retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance. +Abélard lui-même, irritable et convaincu, +opposait aux accusations des dénégations sincères, +et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il +appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une +offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux +renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris +à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence. +Ils pensaient défendre contre des préjugés +tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois. +Abélard pouvait se regarder comme le représentant +de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé, +comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église, +au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir. +Tous les esprits hardis se groupaient autour de +lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses +opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou, +comme on dirait aujourd'hui, de plus <i>avancées</i>, le +prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire +triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui +avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, +chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre +par la solidité et le succès de son enseignement, +avait commencé à développer sur l'essence divine, +sur ses attributs, sur la différence des personnes +aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses, +hasardées, dont il devait, huit ans après, +étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux +conciles<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242"><sup>242</sup></a>. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, +déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui +devait défendre plus tard son maître dans une courageuse +apologie, nourrissait et ne cachait pas contre +le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition +dont il a rendu l'expression si vive et si piquante<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243"><sup>243</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" name="footnote242"></a><b>Note 242:</b><a href="#footnotetag242"> (retour) </a> Gilbert de la Porrée (<i>Porretanus</i>) soutint des opinions théologiques +qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra +aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire +de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. <i>De Gest. +Frid</i>., l.1, c. XLVI, L et seq.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 486.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" name="footnote243"></a><b>Note 243:</b><a href="#footnotetag243"> (retour) </a> Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église, +n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre +les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé <i>Pictaviensis</i> (Poitevin). +Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple +d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit <i>Gabalitanus</i> ou du Gévaudan. (<i>Ab. Op</i>., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., +p. 1192.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 264.—<i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 294.)</blockquote> + +<p>Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld +de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les +leçons d'Abélard, venait de se retirer en France, +banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir +fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle +de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du +dogme que des abus introduits dans la constitution +du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection +des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, +par des attaques où se mêlait à la passion de +l'indépendance religieuse un sentiment confus de la +liberté politique<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244"><sup>244</sup></a>. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard, +et le poussa vivement à la résistance. Rien, à +notre connaissance, n'atteste cette coalition que le +dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant, +ou plutôt l'<i>écuyer</i> d'Abélard<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245"><sup>245</sup></a>, et met grand +soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la +cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter +Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument +de l'ennemi que le pape venait de frapper. +Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" name="footnote244"></a><b>Note 244:</b><a href="#footnotetag244"> (retour) </a> Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle, +attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du +gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran. +Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France. +Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement +révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" name="footnote245"></a><b>Note 245:</b><a href="#footnotetag245"> (retour) </a> «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu +circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de +Brixia. (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV +et CCCXX.)</blockquote> + +<p>Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard +affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants +adversaires comme des coeurs méchants et des esprits +faibles. Revenant à la confiance présomptueuse +de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement +général qui ne venait pas tout entier de son impulsion, +il maintint avec fermeté la vérité de ses principes, +provoqua la réfutation, accusa ses adversaires +de calomnie, et parut braver l'Église.</p> + +<p>Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il +commença une guerre déclarée. Il poursuivit son +adversaire, disent ses apologistes, <i>avec son invincible +vigueur</i><a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246"><sup>246</sup></a>. Songeant d'abord à s'assurer une +nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La +confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, +et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un +ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du +pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes +déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies +de recherche et de passion, d'art et de violence; +la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté +profonde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" name="footnote246"></a><b>Note 246:</b><a href="#footnotetag246"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, +p. 31.—La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint +vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé +à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que +nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.</blockquote> + + +<p>Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est +pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il +dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant +plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus +haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se +jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il +n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le +livre de Pierre Abélard, qu'il appelle <i>Théologie</i><a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247"><sup>247</sup></a>.» +Quant à la lettre que je regarde comme la première +que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au +pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa +dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux +bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite +lui est confiée, pendant que l'époux absent +tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié +domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; +une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre +et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer +l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur +et son Christ. Ces deux serpents <i>rapprochent +leurs écailles</i>. Ils corrompent la foi des simples, ils +troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui +se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme +de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à +Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle +rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de +Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre +est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: +mais le pape écrasera le lion et le dragon<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248"><sup>248</sup></a>. Le nouveau +théologien invente de nouveaux dogmes, il les +écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et, +au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert +les sources de la science aux cardinaux et aux clercs +de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans +leurs mains, et il appelle à défendre son erreur +ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de +la foi, comment as-tu la pensée, la conscience +d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux, +de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, +toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes +frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle +ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais +voir l'ami de l'époux qui prend la défense de +l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu +taire les injures de mon Seigneur, je supporterais +patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père +bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; +songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà +l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un +grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y +portes la main, sort et suit les traces des troupeaux +et les fait paître auprès des tentes des pasteurs<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249"><sup>249</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" name="footnote247"></a><b>Note 247:</b><a href="#footnotetag247"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" name="footnote248"></a><b>Note 248:</b><a href="#footnotetag248"> (retour) </a> «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem +illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis.... +Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed +Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.» +Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. <i>Op.</i>, +ep. CCCXXX.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" name="footnote249"></a><b>Note 249:</b><a href="#footnotetag249"> (retour) </a> <i>Id. ibid., in fin.</i>—Les derniers mots sont empruntés aux versets 6 +et 7 du c. 1 du <i>Cantique des Cantiques</i>. Toute la lettre est remplie d'allusions +à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un +traité.</blockquote> + +<p>C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à +divers membres du sacré collège, aux cardinaux +Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine. +Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux +de la cour de Rome<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250"><sup>250</sup></a>, il tient le même langage. +Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux +gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de +l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne +pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce +les témérités de cet Abélard, persécuteur de la +foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique +au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude, +abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui +sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête +coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé +les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du +Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans +la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il +raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places; +il discute avec les enfants et converse avec les femmes; +il reproduit sur les dogmes les plus saints les +hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa +plume, et en les écrivant il transmet la contagion à +l'avenir<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251"><sup>251</sup></a>, et cependant il se glorifie d'avoir infecté +Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne +défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles +qui les ont nourris?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" name="footnote250"></a><b>Note 250:</b><a href="#footnotetag250"> (retour) </a> Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (<i>Id.</i> +ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte <i>ad cardinalem G.</i>, comme la suivante. Ives, +cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en +1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques +et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" name="footnote251"></a><b>Note 251:</b><a href="#footnotetag251"> (retour) </a> «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum +se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua +coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc. +(ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine +praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris, +conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)</blockquote> + +<p>Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance +tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et +qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est +Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de +de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda +une épreuve publique.</p> + +<p>Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, +mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité +malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui +amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait +au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait +les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition, +l'adoration des restes alors si révérés des martyrs +et des saints. La cathédrale de Sens, métropole +de la province de Paris, était riche en trésors de ce +genre, et elle conserve encore des traces précieuses +pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour +de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi +avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques +qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du +peuple<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252"><sup>252</sup></a>. A cette occasion, il devait y avoir dans cette +ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires +de l'Église. Non-seulement les suffragants de +l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et +les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer. +On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs +du voisinage. Cette solennité était attendue +avec curiosité par les populations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" name="footnote252"></a><b>Note 252:</b><a href="#footnotetag252"> (retour) </a> <i>Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat</i>., c. xxvi. <i>Rec. des +Hist</i>., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.—<i>Gallia Christ</i>., t. XII., +p. 16.</blockquote> + +<p>Irrité et enhardi par les attaques détournées dont +il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et +peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant +à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion +sainte devînt un synode ou concile devant lequel il +pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger +sa foi par la parole<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253"><sup>253</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" name="footnote253"></a><b>Note 253:</b><a href="#footnotetag253"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op</i>., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.</blockquote> + +<p>On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui +avait eu récemment quelque différend avec saint +Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation +brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis <a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254"><sup>254</sup></a>. +Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut +pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui +songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète +et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de +Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour +fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de +ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard, +formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un +enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de +commettre la foi dans ces disputes, <i>de laisser agiter +ainsi la raison divine par de petites raisons humaines</i><a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255"><sup>255</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" name="footnote254"></a><b>Note 254:</b><a href="#footnotetag254"> (retour) </a> Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall</i>., t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" name="footnote255"></a><b>Note 255:</b><a href="#footnotetag255"> (retour) </a> «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum +quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ... +Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans +discussion pour le condamner, et qu'après tout +c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine +et d'un abbé que de juger en matière de dogme.</p> + +<p>Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner +de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques +qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous +à se trouver exactement au jour de la réunion, et à +s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en +même temps de se tenir sur leurs gardes contre les +ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les +trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie +se trahissait déjà dans la brusque promptitude +avec laquelle il les avait défiés<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256"><sup>256</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" name="footnote256"></a><b>Note 256:</b><a href="#footnotetag256"> (retour) </a> <i>Id</i>., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.</blockquote> + +<p>Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à +ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour +le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver +Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat +comme un duel théologique en champ clos que déciderait +avec solennité le jugement de Dieu.</p> + +<p>Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente +devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés +lui représentèrent tout le danger de son absence, +quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, +quel découragement à ses partisans, combien cet +abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait +nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur. +L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au +concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. +Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer +ni argumentation ni discours, mais se répétant +sans cesse cette parole de l'Évangile: <i>Ne préméditez +pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de +parler</i>, et cette autre du psalmiste: <i>Dieu est mon soutien; +je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257"><sup>257</sup></a>.</i> +Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il +avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, +des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres +en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres +avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de +Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; +Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa +piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour +devenir chartreux<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258"><sup>258</sup></a>; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" name="footnote257"></a><b>Note 257:</b><a href="#footnotetag257"> (retour) </a> <i>Id.</i> ep. CLXXXIX—Math., X, 10.—Ps. CXVII, 6.—<i>Ex vit. et veb. gest. S. Bern.</i>, auct. Gaufrid. abb. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371 et 372.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" name="footnote258"></a><b>Note 258:</b><a href="#footnotetag258"> (retour) </a> Ex <i>chron. turonens. Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 471.</blockquote> + +<p>Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au +concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille +de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider; +il était là, environné de tous les évêques de sa +province, excepté ceux de Paris et de Nevers<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259"><sup>259</sup></a>; et +Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois +de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les +prélats qui suivaient le premier étaient d'abord +Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus +considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne +paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III, +évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, +évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. +Les prélats de la province de Reims étaient Alvise, +évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de +Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente +ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie +une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260"><sup>260</sup></a>. +A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques, +abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres, +avaient envahi la ville<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261"><sup>261</sup></a>, et pour la plupart animés +de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans +la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la +métropole de Paris, et presque la métropole des +Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait +toute-puissante, et le peuple était dès longtemps +préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist +et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs +d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les +yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, +et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse; +de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge +et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle +et détruite, et marchait entouré de ses disciples à +l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le +saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts +s'incliner sous la bénédiction de la main dont on +racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux +qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés +par l'effroi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" name="footnote259"></a><b>Note 259:</b><a href="#footnotetag259"> (retour)</a> «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, +t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis, +évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" name="footnote260"></a><b>Note 260:</b><a href="#footnotetag260"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.—Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" name="footnote261"></a><b>Note 261:</b><a href="#footnotetag261"> (retour) </a> Loc. cit., et S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII.</blockquote> + +<p>Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les +scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement +décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement +indiqués par saint Bernard et les évêques. Il +faut les raconter après eux.</p> + +<p>Le premier jour, 2 juin 1140<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262"><sup>262</sup></a>, c'était un dimanche +(on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte, +car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au +XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques +qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi +les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, +et se les fit montrer et expliquer par saint +Bernard<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263"><sup>263</sup></a>. Ce fut une grande solennité rendue plus +imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, +et dont l'effet était tout favorable à l'Église, +qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination +populaire, tandis que la théologie philosophique ne +s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste +cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, +la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre, +la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or +des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques +blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever +vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de +l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au +milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère +et charitable que la voix populaire sanctifie avant +l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée +étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures, +par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres, +à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris +que des positions téméraires sans en avoir su garder +aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants +disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance, +n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de +l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, +si ce n'est l'avant-veille des révolutions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" name="footnote262"></a><b>Note 262:</b><a href="#footnotetag262"> (retour) </a> J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le +11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave +de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange, +art. <i>Annus</i>.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le +20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée, +on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments +d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de +Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. <i>Act. concilior</i>., +t. VI, pars II, p. 1219.—Philip. Labbaei <i>Sacr. concil.</i>, t. X, p. 1018.—<i>Anal. +des concil</i>., par le père Richard, t. V, suppl.—<i>Act. sanct</i>., t. III, +p. 196.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" name="footnote263"></a><b>Note 263:</b><a href="#footnotetag263"> (retour) </a> <i>Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern</i>., c. XXVI. <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 371.—<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 40.</blockquote> + +<p>Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine +de Saint-Étienne. Les pères étaient assis +en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines, +docteurs, prêtres, tous attendaient en silence. +L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait +tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard +parut. Il traversait la foule des assistants +qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant +parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un +air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers +d'Horace en passant:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,</p> + </div> </div> + +<p>prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, +saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues, +poursuivre le subtil prélat<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264"><sup>264</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" name="footnote264"></a><b>Note 264:</b><a href="#footnotetag264"> (retour) </a> Hor. <i>Epist.</i> I, XVIII, 84.—Vincent. Bellov., <i>Biblioth. Mund.</i>, t. IV; <i>Spec. +historial.</i>, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.—Gaufr. aulissiod. <i>Vit. S. Bern., +Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 372.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII. p. 467.</blockquote> + +<p>Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face +de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant +la révolution, saint Bernard était debout, acceptant +le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant +le concile qu'il semblait présider<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265"><sup>265</sup></a>. Il tenait à la main +les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient +été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des +erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on +les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle +commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant +qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait +pour juge que le pontife de Rome, et il sortit<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266"><sup>266</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" name="footnote265"></a><b>Note 265:</b><a href="#footnotetag265"> (retour) </a> <i>Recherches hist. sur la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.—D'Amboise +signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur +ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique +qu'Abélard. Un <i>accusateur idoine</i>, dit-il, devait être choisi dans la province +de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point +comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province +de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître +singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces, +un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni +de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province +Lyonnaise première. (<i>Ab. Op.</i>, praef. apol.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" name="footnote266"></a><b>Note 266:</b><a href="#footnotetag266"> (retour) </a> On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement; +je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est +à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour +but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il +se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait +les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard: +«Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, +ep. CLXXXIX, <i>ad pap. Innoc.</i>—Ep. CXCI, <i>Remens. arch. ad eumd.</i>—Ep. +CCCXXXVII, <i>Senon. arch. ad eumd.</i>.—Gaufrid. <i>Ex lit. S. Bern.</i>, l. III, +<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371.)</blockquote> + +<p>Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce +une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet +réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le +sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les +légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet +sur la place celui dont la parole avait été soixante ans +puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs +moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée +si auguste, devant cet adversaire si saint et si +grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence +de la vérité personnifiée<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267"><sup>267</sup></a>. Certes, on ne croira +pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile +qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même, +avec le dessein de se taire au jour marqué pour la +parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement +demandé. Le désir de suspendre toute querelle +en ajournant et en déplaçant le jugement ne +saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268"><sup>268</sup></a>. +Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli, +téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il +n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien, +«quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269"><sup>269</sup></a>.» Du +moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne +vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition +populaire<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270"><sup>270</sup></a>. Il lisait son arrêt écrit sur le front +de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel +on temporel, point d'espérance. On ne lui +offrait pas une controverse en règle, engagée entre +docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on +le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou +peut-être d'une défense; mais tout débat eût été +oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de +se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver +sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui +de la cour de Rome, et savait que c'était là le +plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, +l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour +lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un +péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler +d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul +sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se +crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur +tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" name="footnote267"></a><b>Note 267:</b><a href="#footnotetag267"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 372.—<i>Hist. de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.—Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, +l. XXV, p. 28.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" name="footnote268"></a><b>Note 268:</b><a href="#footnotetag268"> (retour) </a> C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les <i>Annales de l'ordre de +Saint-Benoît</i>, t. VI, p. 324.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" name="footnote269"></a><b>Note 269:</b><a href="#footnotetag269"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Univ</i>., t. I, l. I, chap. 2, p. 186.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" name="footnote270"></a><b>Note 270:</b><a href="#footnotetag270"> (retour) </a> Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.</blockquote> + +<p>On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, +s'était dit, avant d'entrer au concile, que +suivant l'aspect de la séance et son inspiration du +moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais +nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident +si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le +concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa +compétence paraissait douteuse: car le titulaire +d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, +n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la +vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu +par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou +de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé +comme prêtre du diocèse de Troyes<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271"><sup>271</sup></a>. Mais il avait +pris le concile moins pour juge que pour témoin de +sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait +accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment +le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il +reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées? +D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et +ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le +saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" name="footnote271"></a><b>Note 271:</b><a href="#footnotetag271"> (retour) </a> Mabillon, <i>S. Bern. Op.</i>; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.—Le +P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote> + +<p>Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et +qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard +était complète, et l'Église, celle de France du +moins, prononçait sa propre condamnation. C'était +une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre, +et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il +ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à +s'en défendre.</p> + +<p>On se rappelle comment l'assemblée était composée. +Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas +engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser +d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait +garde de lui résister, et occupait désormais un rang +trop important dans le gouvernement de l'Église +pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les +inspirations naturelles de sa modération et de son +équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car +trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait +été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas +arrêté devant un appel au pape dans une question +de droit canonique sur la validité d'un mariage; +mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient +pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre +de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour +l'y confirmer un traité sur <i>le devoir des évêques</i>, +s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement +toutes les fois qu'un caractère violent et +capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice +a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. +C'était là le premier des juges d'Abélard<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272"><sup>272</sup></a>. Quant à +l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le +roi, qui résista longtemps à son installation, il +n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive +que par l'énergique intervention du saint abbé, +dont il se regardait comme la créature<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273"><sup>273</sup></a> Atton, +l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il +l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui +devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans +l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de +celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait +point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne +fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien +ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre? +D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position +faible et compromise dans le clergé, ainsi que +l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un +récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été +huit ans plus tard déposés par le concile de Reims<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274"><sup>274</sup></a>. +Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint +Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux +avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait +voir que par ses yeux et penser que par son esprit<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275"><sup>275</sup></a>. +On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui +d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur +d'Abélard comme un des moins habiles et des +plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger, +et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps +par Gosvin, un des constants ennemis de +notre philosophe<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276"><sup>276</sup></a>. Le maître de Gosvin, Joslen, +évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur +de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en +matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard +sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de +saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut +d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine +à son autorité<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277"><sup>277</sup></a>. L'évêque de Châlons, Geoffroi +Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard +que le concile de Soissons avait chargé de détenir +et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à +la recommandation de saint Bernard, sa promotion +à l'épiscopat<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278"><sup>278</sup></a>. On ne voit pas d'où aurait pu venir +au trop faible et trop redoutable accusé la protection, +la bienveillance ou même l'impartialité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" name="footnote272"></a><b>Note 272:</b><a href="#footnotetag272"> (retour) </a> Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en +1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et +par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit +auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui +est devenue le traité <i>de officio episcoporum</i> (1127), et celle où le saint traite +l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de +provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez +des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis +perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. +<i>Op.</i>, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.—<i>Hist. litt.</i>, +t. XII suppl., p. 134 et 228.—<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 46 et pars II, +Instrum. p. 33.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" name="footnote273"></a><b>Note 273:</b><a href="#footnotetag273"> (retour) </a> S. Bernard. <i>Op.</i>, ep. CLXX, p. 108 in not.—<i>Gall. Christ.</i>, t. IX, +p. 86.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" name="footnote274"></a><b>Note 274:</b><a href="#footnotetag274"> (retour) </a> Alberic., <i>Ex Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XIII, p. 701.—<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 227.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" name="footnote275"></a><b>Note 275:</b><a href="#footnotetag275"> (retour) </a> <i>Gall., Christ</i>., t. XII, p. 292.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" name="footnote276"></a><b>Note 276:</b><a href="#footnotetag276"> (retour) </a> C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où +Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité +dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une +harangue assez vive contre Abélard. (<i>Ab. Op</i>., p. 306.—Cf. <i>Rec. des +Hist</i>., t. XIV, p. 297.—<i>Gall. Christ</i>., édit. I, 1056, t. II, p. 216.—<i>Hist. +litt</i>., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.—Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" name="footnote277"></a><b>Note 277:</b><a href="#footnotetag277"> (retour) </a> <i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 357.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" name="footnote278"></a><b>Note 278:</b><a href="#footnotetag278"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 879.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.</blockquote> + +<p>Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire +prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux +intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération +du jour qui suivit la comparution et la retraite +d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger +la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner +si l'appel était régulier, en laissant aller la +personne par respect pour le saint-siège, à qui elle +appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. +Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non +désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises +enseignés au public, et que l'intérêt le plus +pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils +avaient commencé de corrompre<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279"><sup>279</sup></a>. Plusieurs pères, +mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités +nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, +en preuve des hérésies contenues dans les propositions +accusées. Elles furent déclarées pernicieuses, +manifestement condamnables, opposées à la foi, +contraires à la vérité, ouvertement hérétiques<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280"><sup>280</sup></a>. On +dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation +fut prononcée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" name="footnote279"></a><b>Note 279:</b><a href="#footnotetag279"> (retour) </a> «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt +(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur, +sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus +proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" name="footnote280"></a><b>Note 280:</b><a href="#footnotetag280"> (retour) </a> «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.—Sententias.... +«haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia, +contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>«Ses adversaires,» dit Brucker<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281"><sup>281</sup></a>, «ne purent ni +supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait +des vérités simples; la superstition, l'ignorance, +l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à +persécuter cruellement un homme si digne de +temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être +compté parmi les martyrs de la philosophie.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" name="footnote281"></a><b>Note 281:</b><a href="#footnotetag281"> (retour) </a> <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 764.</blockquote> + +<p>Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept +propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient +données comme extraites de ses écrits; le premier, +sa <i>Théologie</i> (et ce titre comprenait probablement +deux ouvrages, l'<i>Introduction</i> et la <i>Théologie chrétienne</i>); +le second, le <i>Connais-toi toi-même</i> ou son +traité de morale. Le troisième était <i>le Livre des Sentences</i>, +ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne +connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282"><sup>282</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" name="footnote282"></a><b>Note 282:</b><a href="#footnotetag282"> (retour) </a> On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers +recueils (<i>Ab. Op.</i>, praefat., pars II, ep. XX; <i>Apolog.</i>, p. 830.—<i>Thes. nov. +anecd.</i>, t. V. <i>Theol. Christ., Observ. praev.</i>, p. 1149.—S. Bernard. <i>Op.</i>, +ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par +Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel +le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, +et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande +lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu <i>Tractatus</i>, etc. Opusc. XI.) Je +crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de +France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par +quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. <i>Op.</i>, t. II, Opusc. XI, +p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez +Dupin, <i>Hist. des controverses</i>, XIIe siècle, c. VII, p. 360.—Le père Noël +Alexandre, <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, Dissert. VII, p. 787.—Duplessis d'Argentré, +<i>Collec. Judicior. de nov. error.</i>, t. I, p. 21.—Gervaise, <i>Hist. d'Abell.</i>, t. II, +t. V, p, 162.—Les auteurs du <i>Thesaur. anecd.</i>, t. V, p. 1148, et ceux +de l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième +partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer +<i>le Livre des Sentences</i> ou <i>Sententiae Divinitatis</i>, recueil qui courait sous son +nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque +où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre +P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai, +<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez +commun alors. (<i>Ab. Op., Apolog.,</i> p. 333; Not., p. 1159.—<i>Hist. litt.</i> t. X, +p. 313, et t. XII, p. 137.)</blockquote> + +<p>Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent +pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui +nous sont restés, elles sont en général authentiques, +et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester.</p> + +<p>Parmi les maximes condamnées, les principales +sont les suivantes:</p> + +<p>I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le +Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune +de ces propriétés désigne chacune des personnes, de +sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue +une des personnes semble manquer aux deux +autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au +moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils +quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. +Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est +engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance +du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et +du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce +est au genre, comme la forme est à la matière. C'est +là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés +dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de +l'hérésie d'Arius<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283"><sup>283</sup></a>. C'est ce que d'autres ont appelé +réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, +Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284"><sup>284</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" name="footnote283"></a><b>Note 283:</b><a href="#footnotetag283"> (retour) </a> «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.» +(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII, +CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" name="footnote284"></a><b>Note 284:</b><a href="#footnotetag284"> (retour) </a> Guillelm. S. Theod. <i>Disput. adv. Ab.</i>, c. II et III. <i>Biblioth. cist.</i>, t. IV.—Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Mabillon, <i>S. Bernard. +Op.</i>, vol. I, t. II, p. 640.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.—Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 139.</blockquote> + +<p>II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé +à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette +parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer +sur la personne du Christ comme Nestorius<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285"><sup>285</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" name="footnote285"></a><b>Note 285:</b><a href="#footnotetag285"> (retour) </a> Voyez les lettres déjà citées.—Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car +pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout +Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.</blockquote> + +<p>III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé +que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre +n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine; +d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de +la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, +y consentir, ou en d'autres termes, qu'une +grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la +grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse +Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans +l'hérésie de Pelage<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286"><sup>286</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" name="footnote286"></a><b>Note 286:</b><a href="#footnotetag286"> (retour) </a> Voyez les mêmes lettres.</blockquote> + +<p>IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son +exemple, par les perfections dont il nous a donné le +divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour +que doit nous inspirer son sacrifice.</p> + +<p>V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a +permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il +ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait +autrement qu'il ne l'a fait.</p> + +<p>VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, +mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou +le consentement donné sciemment au mal, de sorte +que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs +ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le +péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni +dans la concupiscence, ni dans le plaisir.</p> + +<p>On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception +de la seconde qui nous paraît sans importance +(car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire +subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom +humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme, +ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est +une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont +une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens +qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait +oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287"><sup>287</sup></a>. +Nous ne contesterons point que les principales opinions +incriminées ne se trouvent au moins en principe +dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées +avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême +limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines +de leurs conséquences. Mais nous affirmons, +en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en +général dans ses livres ni la gravité ni le caractère +qu'elles présentent comme citations isolées et dans la +forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, +chez leur auteur, tempérées par des déclarations +positives, modifiées par des développements ou des +restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou +de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes +de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient +même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens +catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover +an fond ni sciemment sortir de l'unité<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288"><sup>288</sup></a>. Cela suffit +pour que le jugement qui le frappa soit condamné. +Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne, +pour ne juger que les doctrines; c'est la personne, +bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. +Dans un autre temps, chez un autre homme, il les +aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard, +c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est +pas son système, c'est son influence que ses juges ont +voulu anéantir<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289"><sup>289</sup></a>. Ce n'est pas la vérité éternelle, +mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont +défendue. La puissance d'un génie inquiétant et +réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, +dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent +une émotion générale des esprits impatients du +joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux +inévitables passions humaines, pour déterminer la +politique religieuse de saint Bernard et du concile +qui lui servit d'instrument.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" name="footnote287"></a><b>Note 287:</b><a href="#footnotetag287"> (retour) </a> Voyez la troisième partie de cet ouvrage.*</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" name="footnote288"></a><b>Note 288:</b><a href="#footnotetag288"> (retour) </a> Voyez Martène et Durand. (<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, praefat.) Les propositions +d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées +à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait +de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, +ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement +parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum +haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; +quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. <i>Op.</i>, praefat. chap. 5, 51, 55, +et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit +aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins +paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions. +L'auteur de son article dans l'<i>Histoire littéraire</i>, si malveillant pour +lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut +tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus +équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une +foi vive et docile.» (<i>Hist. de saint Bern,</i>, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions +d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre +Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores +suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, +Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités +qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une +censure indirecte de la décision du concile.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" name="footnote289"></a><b>Note 289:</b><a href="#footnotetag289"> (retour) </a> «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat +habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (<i>Lett. des +évêq. au pape.</i> S. Bern., ep. CLXXXI.)</blockquote> + +<p>La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. +Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à +la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le +début de sa carrière et que ses premiers ennemis, +en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs +successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est +historiquement établie. La modération même des +peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas +de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, +le sacrilège et le blasphème encouraient de plus +rudes châtiments. On ne voulait évidemment que +deux choses, son impuissance et son humiliation. Il +faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas +venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement +la dernière rigueur contre l'erreur purement +spéculative, et commander ou permettre les +crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle +était un temps de liberté de penser relative, quand +on le compare aux temps qui l'ont suivi.</p> + +<p>Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile +n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision. +Que devait en penser Rome? cette question les +inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des +pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, +car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un +avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège; +l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium, +par jugement du pape Eugène III<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290"><sup>290</sup></a>. Puis, bien +qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait +la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être +approuvé par le souverain pontife pour avoir passé +outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes +d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican, +était constamment accueilli ou encouragé par le +saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque +toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque +de Tours, Hildebert, comme plus tard saint +Bernard lui-même dans son traité de <i>la Considération</i>, +avait en vain réclamé contre cette compétence +directe et illimitée qui transformait la cour de Rome +en tribunal unique de la chrétienté<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291"><sup>291</sup></a>. Il est vrai qu'on +alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que +lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile +provincial demeure en tout état de cause juge de la +doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces +raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les +évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y +missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé +de France au tribunal de saint Pierre. La modération +a toujours été le caractère et de la politique et de la +religion de Rome, sauf dans quelques circonstances +extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement +en péril. Sa conduite est connue; ardente, +quand les églises nationales sont tièdes, elle se +montre sage et clémente quand celles-ci paraissent +passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une +paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du +sacré collége Abélard comptait des appuis et même +des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de +Castello<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292"><sup>292</sup></a>, distingué par l'élévation de son esprit, sa +douceur, sa justice, et dont le crédit était grand; +car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous +le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard, +trop peu de temps peut-être pour l'Église et +pour l'humanité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" name="footnote290"></a><b>Note 290:</b><a href="#footnotetag290"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" name="footnote291"></a><b>Note 291:</b><a href="#footnotetag291"> (retour) </a> Cf. Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. II, l. V, p. 229.—<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XIV; i praefat., p. XVI.—S. Bern. <i>De Considerat.</i> l. I, c. III.—Neander, +<i>S. Bern. et son siècle</i>, l. II.—Bergier, <i>Dict. de Théol.</i>, art. +<i>Papauté</i>; Not. XVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" name="footnote292"></a><b>Note 292:</b><a href="#footnotetag292"> (retour) </a> Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis, +du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom +vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par +Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, <i>in via lata</i>, et par +Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain +pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres +de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne +ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, +ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCII, p. 185 <i>in not.</i>—<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 212.)</blockquote> + +<p>Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès +du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute +position et son influence active dans le clergé, ses +grands et récents services dans l'affaire du schisme, +lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa +d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent +adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de +Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque +de Reims et des siens. Ces deux lettres sont +évidemment écrites par saint Bernard. La première +surtout est importante; elle était connue au Vatican +sous le nom de la lettre des évêques de France<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293"><sup>293</sup></a>; +c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir +déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui +est établi par l'autorité du siége apostolique, on y +rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et +l'impression qu'il avait produite, soit sur le public +des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et +des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à +l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches +pleines de charité, de discrétion, et les bravades du +novateur et de ses disciples, forçant par un défi le +synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en +termes fort succincts, les pères du concile exposent +ce qui s'y est passé; comment le <i>seigneur abbé</i> a produit +dans l'assemblée le livre de théologie du maître +Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes +et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé +niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât +ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard +parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion, +et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique +libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu +sûr et devant d'équitables juges, il en appela au +saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée +avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, +parût peu canonique, par déférence pour le siége +apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence +contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre +un terme à la propagation de l'erreur, on a statué +sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours +publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement +fausses et hérétiques; on les a donc condamnées +en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait +au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée +que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable +avec les autres relations, même avec celle de saint +Bernard, même avec celle que contient cette lettre<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294"><sup>294</sup></a>. +Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard +ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne +prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos +sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou +qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après +avoir été régularisé par une déclaration écrite, +admise comme valable par le concile<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295"><sup>295</sup></a>. Quoi qu'il en +soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent +au pape, en finissant, les articles condamnés, et +«le supplient unanimement de confirmer leur sentence, +de frapper d'un juste châtiment ceux qui +s'obstineraient par esprit de contention à les défendre<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296"><sup>296</sup></a>; +et quant au susdit Pierre, de lui imposer +silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire, +et en supprimant ses livres.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" name="footnote293"></a><b>Note 293:</b><a href="#footnotetag293"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" name="footnote294"></a><b>Note 294:</b><a href="#footnotetag294"> (retour) </a> «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance +est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure +du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater, +appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (<i>id. ibid.</i> Voyez +aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" name="footnote295"></a><b>Note 295:</b><a href="#footnotetag295"> (retour) </a> Le père Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 29.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" name="footnote296"></a><b>Note 296:</b><a href="#footnotetag296"> (retour) </a> «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter +et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote> + +<p>En même temps, Bernard écrit pour son compte +au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements +d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien +au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait +s'il lui serait utile de mourir<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297"><sup>297</sup></a>. Insensé! il croyait, +après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que +l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en +repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes, +une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs +ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts. +Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait +bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est +Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, +Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances +que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente +adressée au successeur de Pierre: qu'il voie +s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve +un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne +de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur +des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que +les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, +pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui +dévorent la vigne du Seigneur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" name="footnote297"></a><b>Note 297:</b><a href="#footnotetag297"> (retour) </a> «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à +Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager +de prédilection pour les négociations délicates, et +qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait +trahie plus tard<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298"><sup>298</sup></a>, fut chargé de porter ces lettres au +pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires +convenables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" name="footnote298"></a><b>Note 298:</b><a href="#footnotetag298"> (retour) </a> Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était +un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome, +mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On +a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX et +praefat., in t. III, vol. I, p. 711.—<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 553.)</blockquote> + +<p>Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres +où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant +la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse +avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme +s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, +et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre, +toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,» +lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de +Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous +donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du +Christ<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299"><sup>299</sup></a>.» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui +était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de +l'Église romaine<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300"><sup>300</sup></a>, il lui parle gravement, presque +politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce +qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége. +Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de +Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son +père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté +il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer +un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait +injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle +serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute: +«Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père; +c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui +ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, +mais qui regarde tout face à face<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301"><sup>301</sup></a>!.... J'estimerais +moins votre équité, si je vous priais longtemps, +dans la cause du Christ, de ne mettre personne +avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il +vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné +la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet +homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" name="footnote299"></a><b>Note 299:</b><a href="#footnotetag299"> (retour) </a> Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" name="footnote300"></a><b>Note 300:</b><a href="#footnotetag300"> (retour) </a> Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de +la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle. +(S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" name="footnote301"></a><b>Note 301:</b><a href="#footnotetag301"> (retour) </a> «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia +intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)</blockquote> + +<p>Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son +ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor +de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments, +il épanche toutes ses colères contre Abélard; +là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur +sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y +soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode +au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut +souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, +fauteur de dogmes pervers, plus hérétique +enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302"><sup>302</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" name="footnote302"></a><b>Note 302:</b><a href="#footnotetag302"> (retour) </a> Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.</blockquote> + +<p>Mais en multipliant ces lettres habilement calculées +pour intéresser à sa cause tout ce que Rome +avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait +point se montrer étranger à la question de doctrine. +Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le +pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité +où il examine et discute quelques-unes des opinions +d'Abélard<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303"><sup>303</sup></a>. Cette composition a été justement placée +parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y +considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de +vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il +prend sur lui à divers moments une supériorité véritable; +et dégagée des violences d'un langage injurieux +qui altère et déshonore la vérité même, sa +pensée est souvent juste et quelquefois profonde. +Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser +de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il +réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère; +et en isolant les expressions, il les rend exclusives +et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un +esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle +théorie de la Rédemption il paraît avoir raison +contre son rival; et l'esprit moderne qui peut +préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle +fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de +l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont +les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe +avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à +caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme +qui respire dans toute la théologie d'Abélard. +Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque +l'intervention de la raison dans les choses de la foi +avec une force et une clairvoyance qui feraient envie +à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une +rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'<i>Essai +sur l'indifférence en matière de religion</i>; c'est la +même éloquence, plus animée peut-être, quoique +moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique; +c'est, avec les idées que M. de la Mennais +n'a plus, le talent qu'il a toujours.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" name="footnote303"></a><b>Note 303:</b><a href="#footnotetag303"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum +Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.—<i>Ab. Op.</i>, p. 276. Voyez dans la +suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.</blockquote> + +<p>Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a +été déployée pour perdre un homme, coupable seulement +de dissidence et convaincu d'être un contradicteur. +A voir tant d'efforts empreints de tant de +haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il +est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint. +Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt +quelconque de ce monde, même pour celui d'une +politique équitable et légitime, serait accusé de +méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue, +si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On +a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme +prescrit. Ces austérités héroïques sont seules +capables de racheter devant Dieu les vives passions +que, ne pouvant les supprimer, le christianisme +détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. +Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme +autrefois les templiers leur épée.</p> + +<p>L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous +est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même, +et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances. +Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le +texte des propositions déférées par le concile de Sens, +contient-il encore, dans ses mystérieuses archives, +les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux +qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne, +invoquaient la protection du chef de la chrétienté; +mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons +que les actes publics, deux confessions de foi et une +apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur +que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la +date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord. +Racontons les faits dans l'ordre le plus simple.</p> + +<p>La décision de Rome demeura un temps incertaine. +Mais les lettres de saint Bernard au pape furent +répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les +faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait +avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement +instruit de son sort, dut redoubler de soins +pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis, +l'opinion de la France et la faveur de Rome.</p> + +<p>La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie +avec laquelle on l'avait attaqué au nom de +l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux, +neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et +donnait à la querelle une gravité qui ne permettait +plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions +fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait +sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le +pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au +public, et de se concilier les deux sortes d'esprits +qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits +curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent +la controverse, en un mot les esprits faits pour +l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants, +qui s'intéressent aisément au talent et à la +sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon +droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux +uns il adressa les réponses de la dialectique, aux +autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme +toujours à faire en lui redouter le controversiste et +plaindre le chrétien.</p> + +<p>Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer +et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût +craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le +plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. +Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle +pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa +cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse +et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église +et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs, +au milieu de ces restes de passions philosophiques +et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur +d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; +un sentiment amer d'injustice et de malheur qui +demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours +vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait +toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession +de foi si noble et si touchante:</p> + +<p>«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, +aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ, +la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en +effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont +la sagesse est perdition, que je suis éminent dans +la logique, mais que j'ai failli grandement dans la +science de Paul. En louant en moi la trempe de +l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il +me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui +me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe, +s'il me faut révolter contre Paul; je ne +veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ; +car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien +en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ +qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, +je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire +dans sa chair virginale, prise du Paraclet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304"><sup>304</sup></a>. Et pour +que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit +banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de +moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre +où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé +sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: +Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, +Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la +Trinité dans les personnes, de façon à conserver +toujours l'unité dans la substance. Je crois que le +Fils est en tout <i>coégal</i> au Père; savoir, en éternité, +en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute +point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou +même séduit par un esprit démoniaque, introduit +des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père +est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi +le précepte de la loi: <i>Tu ne monteras point par des +degrés à mon autel</i> (Exod. xx, 26); car il monte +par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit +dans la Trinité une priorité et une postériorité +(une supériorité et une infériorité). J'atteste que +le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout +au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne +si souvent du nom de la Divine bonté. Je +condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au +Fils la même personne, avança que le Père avait +souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens. +Je crois que le Fils de Dieu est devenu +le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste +par et dans les deux natures. C'est lui qui +après avoir souffert toutes les conditions attachées +à son humanité et la mort même, est ressuscité, +est monté au ciel, et viendra juger les vivants et +les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis +par le baptême; que nous avons besoin de la grâce +pour commencer et accomplir le bien, et que ceux +qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant +à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je, +puisque vainement je me glorifierais d'être +chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter +un jour?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" name="footnote304"></a><b>Note 304:</b><a href="#footnotetag304"> (retour) </a> «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta +gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte, +d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge +par l'opération du Saint-Esprit.</blockquote> + +<p>Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. +C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance. +Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas +les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, +je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. +Si la tempête vient, elle ne me renverse +pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; +car je suis fondé sur la pierre inébranlable<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305"><sup>305</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" name="footnote305"></a><b>Note 305:</b><a href="#footnotetag305"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 308.</blockquote> + +<p>Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression +d'une foi correcte sur les principaux articles +touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie. +Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune +des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au +sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le +premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait +profité d'une communauté de langage entre ses adversaires +et lui, sans tenir compte des idées diverses +que des esprits différents attachent aux mêmes mots. +Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner +individuellement le sens précis et sincère qu'ils +attribuent chacun aux expressions consacrées du +dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme +surgir les dissidences et les variations, et +l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.</p> + +<p>Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait +d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion, +les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous +leur garde. En même temps, il composait une apologie +plus développée, où il se défendait en discutant +et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. +Mais Othon de Frisingen nous en a conservé +le commencement, où l'on voit que les questions de +dialectique avaient été mêlées par les adversaires +d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont +accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence +qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et +empiré sa situation<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306"><sup>306</sup></a>. Nous doutons qu'il ait écrit +avec l'emportement qu'on lui reproche. En général, +sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente; +mais c'était bien assez pour offenser des adversaires +très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs +de Dieu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" name="footnote306"></a><b>Note 306:</b><a href="#footnotetag306"> (retour) </a> Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la +décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les +Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne +commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent +que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de +philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire +d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est +donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses +que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement +à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci +l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée +contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée +par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry, +et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre. +(Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. 1, c. XLIX.—<i>Disput anon. abb. adv. P. Abael., +Biblioth. cisterc.</i>, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)</blockquote> + +<p>Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à +une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un +de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette +défense, véritable invective contre saint Bernard<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307"><sup>307</sup></a>. +L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu +des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières +que tolérait le goût du temps, de ces citations +innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné +aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique, +un esprit libre et pénétrant, quelquefois une +argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est +une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si +Abélard y avait mis la main.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" name="footnote307"></a><b>Note 307:</b><a href="#footnotetag307"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, <i>Berengarii scholastici Apologeticus</i>, p. 302.</blockquote> + +<p>Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant +le concile de Sens. Nous ne voudrions pas +juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a +dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être +faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle +comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime +pas comme un ennemi de la foi.</p> + +<p>Citons, si ce n'est comme historique, au moins +comme échantillon de style, quelque chose de la peinture +intérieure du concile. Après s'être assez agréablement +moqué de la prétention constante de Bernard +à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute +d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et +de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes +au point d'avoir composé dans sa jeunesse +des chansons badines dont on lui peut offrir quelques +citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect +ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui +déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et +trahi son secret par sa conduite dans la dernière +affaire.</p> + +<p>«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts +au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard +hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux +du sein maternel de l'Église. Il marchait +dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme +un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique +sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, +afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement +tu te disposais à le proscrire du monde chrétien. +Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand +elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, +l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui +étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais +toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais +dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière +pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé, +pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce +que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât +tel que la censure trouvât où le prendre?</p> + +<p>«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, +et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute +voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé +par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non +pas de cette vigne dont il est dit, <i>je suis la vigne véritable</i> +(Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus +coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à +crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après +quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes +se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer, +comme gens qui accomplissent leurs voeux, non +au Christ, mais à Bacchus; en même temps on +salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les +vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors +que, comme dit le satirique:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Inter pocula quaerunt</p> +<p>Pontifices saturi quid dia poemata narrent<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308"><sup>308</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" name="footnote308"></a><b>Note 308:</b><a href="#footnotetag308"> (retour) </a> Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit <i>Romulidae</i> et non <i>pontifices</i>.</blockquote> + +<p>Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque +passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales +ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise +dans son coeur; ce ne sont plus que grincements +de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de +taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:—Quoi! +nous laisserions vivre un pareil monstre!—et, +remuant la tête comme des juifs:—Ah! disent-ils, +<i>voilà celui qui renverse le temple de Dieu</i>.—(Math, +XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les +paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent +un homme sobre. Ainsi de vrais pots +pleins de vin prononcent contre l'organe de la +Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes +du monde, le tonneau de leur gosier, +et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau, +de sorte que tous les yeux se fermaient noyés +dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur +crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude +pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin +bien mou, cherche à fermer ses paupières; un +troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, +quand le lecteur trouvait quelque épine dans le +champ, il criait aux sourdes oreilles des pères: +<i>Vous condamnez?</i> Alors, quelques-uns à peine +éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente, +la tête pendante, disaient: <i>Nous condamnons.—Amnons</i>, +disaient d'autres qui, éveillés à +leur tour par le bruit que les premiers faisaient en +jugeant, décapitaient le mot<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309"><sup>309</sup></a>.... Ainsi les soldats +endormis rendent témoignage que, pendant leur +sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le +corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait +veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est +condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade +qui traite le médecin; c'est le naufragé qui +accuse celui qui est sur le rivage; le criminel +qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô +mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes +des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur, +gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours? +Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il +viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards +ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs +nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" name="footnote309"></a><b>Note 309:</b><a href="#footnotetag309"> (retour) </a> Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. <i>Damnatis</i>, dit le promoteur. +<i>Damnamus</i>, disent les pères. <i>Namus</i>, répondent les plus endormis. +<i>Namus</i>, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute: +«Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)</blockquote> + +<p>«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts +de pareils juges, on se console avec ces mots de +l'Évangile: <i>Les pontifes et les pharisiens se sont +réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme +dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, +tout le monde croira en lui</i>. (Jean, XI, 47.)</p> + +<p>«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant +comme le pontife de ce concile, prophétisa en +disant: <i>Il nous convient qu'un seul homme soit +exterminé par le peuple et que toute la nation ne +périsse pas</i><a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310"><sup>310</sup></a>. C'est de ce moment qu'ils ont résolu +de le condamner, répétant ces paroles de Salomon: +<i>Tendons des embûches au juste</i> (Prov. I, 11), enlevons-lui +la grâce des lèvres et trouvons le mot qui +perdra le juste.—Vous l'avez fait en faisant ce que +vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les +langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous +l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, <i>comme +celui qui dévore le pauvre en secret</i> (Habac. III, 14). +Et pendant ce temps, Pierre priait: <i>Seigneur</i>, +disait-il, <i>délivrez mon âme des lèvres iniques et de +la langue perfide</i>. (Ps. CXIX, 2.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" name="footnote310"></a><b>Note 310:</b><a href="#footnotetag310"> (retour) </a> Jean, XI, 50. Bérenger dit: <i>Exterminetur a populo</i>, ce qui veut dire +soit <i>exterminé par le peuple</i> ou <i>proscrit du sein du peuple</i>. Il y a dans la +Vulgate: <i>Moriatur pro populo</i>, ce qui est conforme au texte grec.</blockquote> + +<p>«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie +dans l'asile du jugement de Rome.—Je suis, dit-il, +un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma +cause soit jugée comme celle de l'impie; <i>j'en appelle à César</i>.—Mais Bernard, l'abbé, sur le bras +duquel se reposait la multitude des pères, ne dit +pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul +dans les fers: <i>Tu en as appelé à César, tu iras à César</i><a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311"><sup>311</sup></a>; +mais <i>tu en as appelé à César, tu n'iras pas à +César</i>. Il informe en effet le siège apostolique de +tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de +condamnation de la cour de Rome court dans toute +l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, +temple de la raison, trompette de la foi, asile +de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent, +non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne +dirai-je pas, Bernard?....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" name="footnote311"></a><b>Note 311:</b><a href="#footnotetag311"> (retour) </a> «Caesarem appello.—Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV, +11 et 12.)</blockquote> + +<p>«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines +conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables +et insensées pouvait lancer contre Pierre, +tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, +la froide clairvoyance de la censure apostolique ne +devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie +facilement de la justice, celui qui dans une cause +craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette +parole d'une bouche prophétique: <i>Toute tête est +languissante.... De la plante des pieds jusques au col, +rien n'est sain en lui</i><a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312"><sup>312</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" name="footnote312"></a><b>Note 312:</b><a href="#footnotetag312"> (retour) </a> Isaï., l. 5 et 6.—Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet +de la tête, <i>usque ad verticem</i>. C'est peut-être par erreur que la citation de +Bérenger porte <i>cervicem</i>.</blockquote> + +<p>«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger +Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler +Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi, +en présence du peuple, lui imprimais-tu le +caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais +à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu +à le corriger? De l'ensemble de tes +actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre +Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le +désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle +parole que celle du prophète: <i>Le juste me corrigera +en miséricorde.</i> (Ps. CXL, 5.) Où manque en +effet la miséricorde, n'est pas la correction du +juste, mais la barbarie brutale du tyran.</p> + +<p>«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les +ressentiments de son âme: <i>Il ne doit pas trouver un +refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque +la foi de Pierre</i><a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313"><sup>313</sup></a>! Tout beau, tout beau, vaillant +guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre +de la sorte. Crois-en Salomon: <i>Ne soyez pas trop +juste de peur de tomber dans la stupidité</i><a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314"><sup>314</sup></a>. Non, +il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la +foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès +du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard +soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique +avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique +encore; car Dieu est à tous et n'appartient +à personne<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315"><sup>315</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" name="footnote313"></a><b>Note 313:</b><a href="#footnotetag313"> (retour) </a> S. Bern., ep. CLXXXIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" name="footnote314"></a><b>Note 314:</b><a href="#footnotetag314"> (retour) </a> <i>Eccl.</i>, VII. 17.—Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" name="footnote315"></a><b>Note 315:</b><a href="#footnotetag315"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, p. 303-308.</blockquote> + +<p>Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en +effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le +texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et +sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable +de fermer à celui qui professe la croyance de +l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard +peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on +lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un +second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; +il fallait attendre ses explications. Enfin s'il +reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où +n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard +lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques +contient une hérésie sur l'origine de l'âme<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316"><sup>316</sup></a>. +Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme, +et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations. +Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement +travailler à fermer au maître Pierre les +portes de la clémence apostolique?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" name="footnote316"></a><b>Note 316:</b><a href="#footnotetag316"> (retour) </a> Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves +ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le <i>Cantique +des Cantiques</i>, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que +saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une +existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern. +<i>Op.</i>, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, +p. 257.)</blockquote> + +<p>Telle est l'argumentation ici parfaitement juste +par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique, +en prenant l'engagement de discuter dans un +autre écrit le fond même des questions. Mais cet +engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en +écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait +prononcé, et que toute espérance était perdue. Du +côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte +d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée +contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317"><sup>317</sup></a>. +L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de +moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de +Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique, +raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite +familiarité, et prend avec la dernière vivacité la +défense de saint Bernard contre une apologie qu'il +traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons +plus. Il accuse Abélard d'être <i>conduit par les furies</i> et +d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé +en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé +n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait +prêté<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318"><sup>318</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" name="footnote317"></a><b>Note 317:</b><a href="#footnotetag317"> (retour) </a> Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme. +Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de +Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation; +erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente +raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la <i>Vie +de saint Bernard</i>. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue +bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en +effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième +successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage +paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque +de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de +Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., <i>Bibl. cist.</i>, t. IV, +p. 238.—S. Bern. <i>Op.</i>, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.—<i>Thes. +nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol.</i>, t. V, p. 1148.—Ex epist. +Gaufr. mon. clarev., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 331.—<i>Ab. Op.</i>; Not., +p. 1193.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" name="footnote318"></a><b>Note 318:</b><a href="#footnotetag318"> (retour) </a> Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.</blockquote> + +<p>Mais ces violences de langage, toujours blâmables, +étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe +prenait de jour en jour le dessus. Berenger, +esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres +affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, +avaient pris parti contre lui<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319"><sup>319</sup></a>. Il se vit bientôt obligé +de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du +fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à +Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, +en laissant échapper encore quelques épigrammes +contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend +sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas +fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il +a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à +Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour +le sens, ils ne le sont pas pour le son<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320"><sup>320</sup></a>. «Quant à l'apologie +que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il, +en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre +la personne de l'homme de Dieu, j'entends que +le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au +Sérieux.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" name="footnote319"></a><b>Note 319:</b><a href="#footnotetag319"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XIX, p. 325.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" name="footnote320"></a><b>Note 320:</b><a href="#footnotetag320"> (retour) </a> «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. XVIII, p. 822.)</blockquote> + + +<p>C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait +que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et +mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître +un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. +Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. +On ignore si la cour de Rome hésita, si +elle fut quelque temps combattue entre les deux +partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation +du clergé de France et l'immolation dans +l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental +au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être +qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne +fût le début et le signal d'un système nouveau, et +ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de +réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette +politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être +même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité +qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En +tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, +sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, +esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur +timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs, +par Hildebrand, et entre ses successeurs, +par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de +Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et +adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi +qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard +et ses doctrines<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321"><sup>321</sup></a>. Les termes en sont assez modérés. +Après un préambule sur les droits et les devoirs +du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées, +le pape, sans se prononcer en droit touchant +les opérations du concile, dit que, quant aux +articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu +avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre +Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au +moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu +ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint +troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un +terme aux attaques du nouvel hérétique<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322"><sup>322</sup></a>. En conséquence, +après avoir pris le conseil de ses évêques et +cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne +les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre +et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme +hérétique (<i>tanquam haeretico</i>), un perpétuel silence. Il +estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs +de son erreur devront être séquestrés du commerce +des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication. +On ajoute que le pape ordonna de livrer +aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même +les fit brûler à Rome<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323"><sup>323</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" name="footnote321"></a><b>Note 321:</b><a href="#footnotetag321"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVI, p. 301.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" name="footnote322"></a><b>Note 322:</b><a href="#footnotetag322"> (retour) </a> «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (<i>Id., ibid.</i>)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" name="footnote323"></a><b>Note 323:</b><a href="#footnotetag323"> (retour) </a> Gaufrid., <i>In Vit. S. Bern.</i>—S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, p. 636.</blockquote> + +<p>Telle était la lettre immédiatement ostensible. +Une lettre plus courte, portant la même suscription, +et donnée le lendemain de la précédente, contenait +le commandement que voici:</p> + +<p>«Par les présents écrits, nous mandons à votre +fraternité de faire enfermer séparément dans les +maisons religieuses qui vous paraîtront le plus +convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, +fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la +foi catholique, et de faire brûler les livres de leur +erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran, +18ième jour des calendes d'août.»</p> + +<p>Et à cette lettre était annexé cet ordre:</p> + +<p>«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à +ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal) +ait été, dans le colloque de Paris qui est +très-prochain, communiquée aux archevêques<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324"><sup>324</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" name="footnote324"></a><b>Note 324:</b><a href="#footnotetag324"> (retour) </a> Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque +(conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister +des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la <i>Gallia Christiana</i>, ni +dans l'<i>Histoire de l'Église de Paris</i> du P. Gérard Dubois. (S. Bern. <i>Op.</i>, +ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. XV et XVI, p. 299 et 301.—Fleury, <i>Hist. Eccl.</i>, t. XIV, l. LXVII, +p. 556.)</blockquote> + +<p>Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard +paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure +ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait +entendu se retirer par devers la Cour de Rome, +pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer +qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité, +presque sans exemple de la part de l'Église +suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer +en effet, qu'à aucune époque de la procédure, +soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire +s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il +avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait +les articles qu'on prétendait en avoir extraits, +ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions; +la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût +coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions +indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime +et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un +certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait +plus rien de la France, il résolut d'aller à +Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple +accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste +et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route +par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient +sa marche; il séjournait dans les monastères +qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris, +dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.</p> + +<p>La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, +était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, +fondée au commencement du Xe siècle par Bernon, +abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, +duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé +Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était +qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme +on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325"><sup>325</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" name="footnote325"></a><b>Note 325:</b><a href="#footnotetag325"> (retour) </a> Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant +des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses +quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et +de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche, +excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la +couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des +cisterciens. (<i>Hist. des ordres monastiques</i>, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et +xxxii.)</blockquote> + +<p>Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un +des monastères les plus renommés de la Gaule pour +sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence +de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; +et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit +de paix et d'indulgence, le goût des lettres et +des arts même régnaient dans cette maison où les +biens du monde n'étaient point dédaignés et que des +religieux austères accusaient de relâchement. Les +vives animosités qui éclataient souvent entre les divers +ordres, comme entre les couvents du même +ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux +contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, +et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux, +plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la +richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant +d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications +à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement, +Cluni répondait en accusant Cîteaux +de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible, +n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant, +de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, +et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes +d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés +et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse +sous le nom de modération, la complaisance sous +celui de charité<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326"><sup>326</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" name="footnote326"></a><b>Note 326:</b><a href="#footnotetag326"> (retour) </a> Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de +Saint-Thierry, composa sous le nom d'<i>Apologia</i> et où il attaque encore plus +Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, +t. II, opusc. V.)</blockquote> + +<p>Quoique ces accusations, motivées surtout par +quelques habitudes de luxe inséparables d'une +grande opulence, et par les désordres ambitieux +d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, +n'eussent jamais atteint son successeur, +Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des +seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui +ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre +le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre +son ordre et répondre, au moins indirectement, +à saint Bernard<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327"><sup>327</sup></a>. Il donna une réfutation remarquable +de toutes les critiques des cisterciens, +ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint +Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328"><sup>328</sup></a>. Mais c'est +l'esprit même de saint Bernard que semble combattre +dans son style calme, mesuré, enjoué même, +l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En +1132, une exemption en matière de dîme accordée +par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé +de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle +entre l'abbé de Clairvaux et lui<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329"><sup>329</sup></a>. Enfin, six +ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de +Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna +à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas +épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit +avec une mesure et une supériorité reconnues des +admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin, +résumant tous leurs différends du ton de la modération +et de l'amitié, il voulut les mettre au néant, +il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité +et de douceur où nous lisons cette belle parole +trop peu comprise des moines de tous les temps: +«La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle +de la charité<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330"><sup>330</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" name="footnote327"></a><b>Note 327:</b><a href="#footnotetag327"> (retour) </a> Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua +aetate donatus» (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., <i>Monit.</i>, +p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum +scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (<i>Gall., +Christ.</i>, t. VI, p. 1117), ne fut point <i>canonisé selon les formes</i>. Mais les +bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans +la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (<i>Bibl. Cluniac. vit. S. +Pet. vener.</i>, p. 553.) Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> le regardent également +comme un saint en France. (<i>Hist. litt.</i>, t. XIII suppl., p. 431.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" name="footnote328"></a><b>Note 328:</b><a href="#footnotetag328"> (retour) </a> Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par +Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi +l'opinion de Neander. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> mettent un grand +soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens +en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse, +mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. <i>Bibl. cluniac.</i>, +l. I, ep. XXVIII—<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.— +<i>Hist. Eccl.</i>, l. LXVII, n° 43.—<i>Saint Bernard et son siècle</i>, l. II.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" name="footnote329"></a><b>Note 329:</b><a href="#footnotetag329"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.—<i>Bibl, Clun., Petr. Ven. epist.</i>, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" name="footnote330"></a><b>Note 330:</b><a href="#footnotetag330"> (retour) </a> «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (<i>Bib. Clun., Petr. epist.</i>, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.—S. +Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)</blockquote> + +<p>La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent +assez constamment unir ces deux hommes si +différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup +l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. +L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple, +la culture et la distinction de son esprit, était +universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait +pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à +la profession monastique, et sa réforme de son ordre, +décrétée en 1132, dans un chapitre général où +assistèrent douze cent douze frères et deux cents +prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et +éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant +qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce +qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. +Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans +la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses +mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile +alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi +des richesses du siècle, des trésors des arts, des +moyens d'influence temporels, rappelle involontairement, +dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté, +l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire +tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut +en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser +à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs +«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de +«veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard, +«et vous ne pouvez supporter le devoir facile +«qui est d'aimer<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331"><sup>331</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" name="footnote331"></a><b>Note 331:</b><a href="#footnotetag331"> (retour) </a> «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque +talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris, +cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (<i>Bibl. Clun.</i>, +1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard +était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère; +mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.</blockquote> + +<p>Tel était l'homme que la Providence mît sur la +route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un +docteur audacieux, ni comme son rival un moine +dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et +libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la +conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de +compassion et de respect, et la triste victime de tant +de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra +enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre +chemin de sa vie, la bonté.</p> + +<p>S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia +ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme +l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec +horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il +avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier +au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il +ne savait pas encore, du moins avec certitude, que +son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva +son dessein, lui dit que Rome était le refuge du +peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une +suprême justice qui n'avait jamais failli à personne, +et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces +circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à +Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé +de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape, +hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le +voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé +de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra +vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent +Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie +situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la +maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser +fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors +de l'Église, et le schisme de sa situation lui +était réellement insupportable. Dans une telle disposition +d'esprit, il dut être touché de cet aspect de +charité paisible et de sainte indifférence que présentaient +le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. +Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y +laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande +de Pierre et de quelques autres religieux, il +déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter +tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait +pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit +une nouvelle apologie ou confession de foi<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332"><sup>332</sup></a>. Il voulut +bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont +la médiation assoupit les anciens différends, et il dit +à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus +pacifiquement<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333"><sup>333</sup></a>. On ne sait rien de cette entrevue. +Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il +croyait réellement que c'était à lui de pardonner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" name="footnote332"></a><b>Note 332:</b><a href="#footnotetag332"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep., xx, <i>apologia seu confessio</i>, p. 330.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" name="footnote333"></a><b>Note 333:</b><a href="#footnotetag333"> (retour) </a> «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (<i>Id</i>., <i>Ibid</i>., pars II, ep. xxii, p. 336.)</blockquote> + +<p>Si la confession de foi qui nous est restée est celle +qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des +exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante +sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde +déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de +l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y +dément sur aucun point capital les opinions émises +dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la +forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses +adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni +développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse +de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il +s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais +en un sens contraire à ses écrits. Après cette +déclaration, il restait maître comme par le passé, de +soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions, +comprises suivant sa pensée, n'offraient pas +le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles +avec les termes consacrés. Après cette déclaration, +il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation, +soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. +En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne +se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu +céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose +plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect +de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais +affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses +idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard +pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le +pouvait pas.</p> + +<p>Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre + de la malice de ses ennemis et des impostures +dont il est victime<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334"><sup>334</sup></a>. Sur tous les points dont on l'accuse, +il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute, +et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses +leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à +tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni +arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" name="footnote334"></a><b>Note 334:</b><a href="#footnotetag334"> (retour) </a> Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement, +ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par +des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont +j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle +était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier. +(<i>Biblioth. pat, cister.</i>, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première +apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et +ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle +n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. +(Cf. <i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière +assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions +et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son +couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (<i>P. Ab. +Vit.</i>, chap. 70 et seqq.)</blockquote> + +<p>Puis, s'expliquant directement ou indirectement +sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses +écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au +moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et +quant à ce qu'ajoute <i>notre ami</i>,» dit-il (et c'est ce +mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration +au moment de sa réconciliation), «que ces articles +ont été trouvés, partie dans la <i>Théologie</i> du +maître Pierre, partie dans le <i>Livre des Sentences</i> du +même, partie dans celui qui est intitulé: <i>Connais-toi +toi-même</i>, je n'ai pas lu cela sans grand +étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant +trouver qui eût pour titre: <i>Livre des Sentences</i>; et +cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335"><sup>335</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" name="footnote335"></a><b>Note 335:</b><a href="#footnotetag335"> (retour) </a> Apol., p. 333.</blockquote> + +<p>Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. +Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit +à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie +de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable +se hâta d'écrire au pape pour lui demander +de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où +il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude +et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait +approcher<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336"><sup>336</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" name="footnote336"></a><b>Note 336:</b><a href="#footnotetag336"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxii, <i>Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II</i>, +p. 335.</blockquote> + +<p>Cet arrangement, comme on le pense bien, fut +approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni, +du moins se soumit-il à la règle de la communauté, +et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de +l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée, +placer en tête de toute la congrégation et marcher +le premier après son chef, il accepta avec la +dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle +vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers; +et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il +traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint +Germain, dit l'abbé de Cluni<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337"><sup>337</sup></a>, ne montrait pas +plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» +Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il +se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et +par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore +parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, +l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait +avec étonnement cet homme d'un si grand nom, +qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire +dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous +les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements, +il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la +parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y +fût contraint par leurs instances. Le reste du temps +il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études, +comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un +triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition. +Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les +passions étaient anéanties ou condamnées au silence; +et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement +des devoirs monastiques. Mais s'il est +vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis +à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie +scolastique, nous y lisons que même alors +il se regardait encore comme la victime de l'envie, +et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources +de son savoir, de la durée de son nom, il +confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science +opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la +grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie +pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné +à la science, et il écrivait pour l'instruction +des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la +liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance +de son école<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338"><sup>338</sup></a>. Tel était l'homme dont l'humilité +et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" name="footnote337"></a><b>Note 337:</b><a href="#footnotetag337"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxiii. p. 340.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" name="footnote338"></a><b>Note 338:</b><a href="#footnotetag338"> (retour) </a> Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et +436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de +ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés. +(<i>Ab. Vit.</i>, chap. 81.)</blockquote> + +<p>Cependant ses forces déclinaient rapidement, et +une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu +de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât +d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré +de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé +par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non +loin des bords de la Saône, dans une des situations +les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. +Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances +et sa faiblesse, il ne passait pas un moment +sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à +coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; +il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien +la confession d'abord de sa foi, puis de ses +péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements +en présence de tous les religieux du monastère. +«Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par +son autorité singulière dans la science, était connu +de presque toute la terre, et illustre partout où +il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit: +<i>Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer +doux et humble</i>, et, comme il est juste de +le croire, il est ainsi retourné à lui<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339"><sup>339</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" name="footnote339"></a><b>Note 339:</b><a href="#footnotetag339"> (retour) </a> Math., XI, 29.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss., +p. 342.</blockquote> + +<p>Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. +Il était âgé de soixante-trois ans<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340"><sup>340</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" name="footnote340"></a><b>Note 340:</b><a href="#footnotetag340"> (retour) </a> On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard, +fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce +XXI avril, agé de LXIII ans.» (<i>Ab. Op.</i>; Not p. 1196.) «Undenas malo +revocante calendas,» porte son épitaphe (<i>Id.</i>, p. 343).</blockquote> + +<p>Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, +creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple. +Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie +où il était mort, son corps fut ensuite transporté +dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y +demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on +y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe, +sur lequel il était représenté en habit monacal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341"><sup>341</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" name="footnote341"></a><b>Note 341:</b><a href="#footnotetag341"> (retour) </a> C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset, +de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière +du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il +existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard +n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est +que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté +dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir +sur la muraille au-dessus du monument, portait: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic primo jacuit Petrus Abelardus</p> +<p>Francus et monachus cluniacensis, qui obiit</p> +<p>anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses</p> +<p>in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate</p> +<p>Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,</p> +<p>rationum pondere, decendi arte, omni</p> +<p>scientiarum genere nulli secundus.</p> + </div> </div> + +<p>(<i>Voyage littéraire par deux bénédictins</i>, t. I, 1re partie, p. 225,—<i>Musée +des monum. franç.</i>, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)</blockquote> + +<p>Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps +demandé que ses restes reposassent au Paraclet<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342"><sup>342</sup></a>. +Cette volonté devait être accomplie; celle +qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on +ne l'accomplît pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" name="footnote342"></a><b>Note 342:</b><a href="#footnotetag342"> (retour) </a> <i>Ab, Op.</i>, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.</blockquote> + +<p>Elle vivait dans un profond silence; depuis longues +années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait +qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien +d'elle.</p> + +<p>Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession +de lui porter autant d'admiration que de respect. +Une correspondance liait le Paraclet et Cluni; +l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, +une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il +lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de +son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle +femme vraiment philosophique, où il la compare +à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée, +reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de +ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, +la douce prison de Marcigny, couvent de femmes +bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur +et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit +même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il +avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait +plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de +l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343"><sup>343</sup></a>. C'était, +y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la +Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut +des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent, +subtil, pénétrant, c'était le prince des études; +il surmontait tout par la force de la raison, et +ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie +véritable, celle du Christ.» On peut regarder +ces mots comme l'expression du jugement +de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" name="footnote343"></a><b>Note 343:</b><a href="#footnotetag343"> (retour) </a> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,</p> +<p>Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt</p> +<p>Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi</p> +<p>Princeps....</p> + </div> </div> + +<p>Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où +Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait +encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>. +Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est +aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque +certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde +en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau +d'Abélard; les voici:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus</p> +<p>Cui soli patuit scibite quidquid erat.</p> + </div> </div> + +<p>ou, comme la donne le P. Dubois:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.</p> + </div> </div> + +<p>P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit +presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.</p> + </div> </div> + +<p>On peut y remarquer ce vers:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.</p> + </div> </div> + +<p>La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une +quatrième dont voici le premier vers mutilé:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Bummorum major Petrus Abaelardus....</p> + </div> </div> + +<p>Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième +épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme; +elle commence par ces mots:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Occubuit Petrus; succumbit eo moriento</p> +<p>Omnis philosophia....</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une</p> +<p>dont nous ne connaissons que le premier vers:</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Lucifer occubuit, stellae radiate minores.</p> + </div> </div> + +<p>(C. <i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.—<i>Thes. anecd. +noviss.</i>, t. III, <i>Dissert. isag</i> XXII.—<i>Ex chronic.</i>, Wilelm. Godel. et Rich. +pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415 et 675.—<i>P. Ab. et Hel. Epist.</i>, edit. a +R. Rawlinson, 1718.—P. Harveng., <i>Op.</i>, p. 801.—<i>Hist. eccles. paris.</i>, +auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 101 +et 102.)</blockquote> + +<p>«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait +l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui +à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle, +unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, +celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le +Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu +de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe +dans son sein, et au jour de sa venue, +quand retentira la voix de l'archange et la trompette +de Dieu descendant du ciel, il le garde pour +vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point +la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque +temps après, dans le mois de novembre, Pierre le +Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à +l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, +en secret et à l'insu de ses religieux, les +restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur +dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie, +Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez +donné le corps de notre maître<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344"><sup>344</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" name="footnote344"></a><b>Note 344:</b><a href="#footnotetag344"> (retour) </a> «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où +se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre +disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il +y aurait <i>Corpus DOMINI nostri</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. +Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la +conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à +M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers +jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une +nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, +et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva +le 10 novembre 1142. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, p. 231)</blockquote> + +<p>Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe +dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la +salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice +de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, +c'est-à-dire une concession de trente messes à +dire par ses moines, ou tout au moins des prières +pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse, +et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, +il régularisa cette promesse en lui envoyant +un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi +que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée, +pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au +tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son +époux.</p> + +<p>Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, +Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard +dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement +emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses +du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant +et de tous les saints, je l'absous d'office +de tous ses péchés<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345"><sup>345</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" name="footnote345"></a><b>Note 345:</b><a href="#footnotetag345"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.</blockquote> + +<p>On a conservé un hymne funèbre, ce que les +anciens appelaient <i>noenia</i>, chanté peut-être ou supposé +chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse +du Paraclet et ses religieuses<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346"><sup>346</sup></a>. On voudrait +croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa +simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est +l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle +pas d'elle?</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Tecum fata sum perpessa;</p> +<p>Tecum dormiam defessa,</p> +<p>Et in Sion veniam.</p> +<p class="i4">Solve crucem,</p> +<p class="i4">Due ad lucem</p> +<p>Degravatam animam.</p> + </div> </div> + +<p>Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui +qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle +lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la +harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que +tous deux se reposent du travail et d'un douloureux +amour.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Requiescant a labore,</p> +<p>Doloroso et amore.</p> + </div> </div> + +<p>«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: +déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" name="footnote346"></a><b>Note 346:</b><a href="#footnotetag346"> (retour) </a> Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point +d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, <i>Abuelard und Heloise</i>, p. XCVI). Je ne +l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction +en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses +chantent d'abord deux stances de <i>requiescat</i> devant le tombeau; +puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le +ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux +époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.</blockquote> + +<p>Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua +d'être l'objet de l'admiration et de la vénération +générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes +les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son +siècle<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347"><sup>347</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" name="footnote347"></a><b>Note 347:</b><a href="#footnotetag347"> (retour) </a> «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.» +(<i>Petr. clun. ep., Ab. Op.,</i> pars II. p. 337.)—«Fama... femineum sexum +vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc... +Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum +supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. +Hug., <i>Sac. antiq. mon.</i>, t. II. p. 348 et 349.)</blockquote> + +<p>La prospérité, la richesse, la dignité du couvent +du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première +abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche, +au même âge que son fondateur. Le calendrier +nécrologique français du Paraclet portait à son +nom: «<i>Héloïse, mère et première abbesse de céans, +de doctrine et religion très-resplendissante</i><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348"><sup>348</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" name="footnote348"></a><b>Note 348:</b><a href="#footnotetag348"> (retour) </a> «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione +clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit +ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le <i>Necrologium</i> à la date +Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (<i>Gall. Christ.,</i> t. XII, p. 574.) Duchesne a +lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis, +primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii, +post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad +annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (<i>Ab Op.;</i> Not., +p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au +même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur +l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre +d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos +ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo <i>climacterico</i>. +et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis +amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives. +(<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 645.—Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)</blockquote> + +<p>On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, +ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât +tous les ans l'office en langue grecque le jour +de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps +maintenue<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349"><sup>349</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" name="footnote349"></a><b>Note 349:</b><a href="#footnotetag349"> (retour) </a> In not. Auberti Miraei ad <i>Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast.</i> +c. XVI. <i>Biblioth. eccles.,</i> p. 164.—Bayle, +<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Paraclet.</i>—Gervaise, +<i>Vie d'Abeil</i>., t. II, liv. VI, p. 328.</blockquote> + +<p>Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, +elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau +de son époux. Ce tombeau était placé dans une +chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être +le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, +et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait +le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une +chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait +d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle, +avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir, +et les ferma en la tenant embrassée<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350"><sup>350</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" name="footnote350"></a><b>Note 350:</b><a href="#footnotetag350"> (retour) </a> D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait +d'une chronique de Tours, alors manuscrite. <i>Verba chronici MS. +Turonici.</i> (<i>Ab. Op</i>., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le <i>Chronicon +Turonense</i> inséré par fragments dans le <i>Recueil des Historiens</i>, comme +oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué +par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi +à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (<i>Id</i>., p. 293), le passage +est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il +s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne +ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait +miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique +de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de +la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du <i>Recueil des Historiens</i>. +Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni +la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour +la première fois et par extraits dans l'<i>Amplissima collectio</i>, de Marténe et Durand +(t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se +trouve dans Grégoire de Tours. (<i>De Glor. confess.</i>, c. XLII.)</blockquote> + +<p>La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas +d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans +la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur +mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, +dix-septième abbesse du Paraclet, leurs +restes furent transportés du petit moustier dans le +choeur de la grande église du monastère, et déposés, +ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche +du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied +ou même au-dessous du maître autel<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351"><sup>351</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" name="footnote351"></a><b>Note 351:</b><a href="#footnotetag351"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, I. XII, p. 614.—<i>Ann. ord. S. Benedict.</i>., t. VI, p. 356.</blockquote> + +<p>On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure +du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit +transporter les deux tombes dans la chapelle dite +de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, +sans aucune épitaphe, dans un caveau situé +au-dessous des cloches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352"><sup>352</sup></a>. On ajoute que c'est alors +que les ossements encore entiers furent réunis dans +un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. +Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française +fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse, +Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre +noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale +ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue +de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766, +une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un +monument où devait figurer encore cette curieuse +statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière +abbesse du Paraclet<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353"><sup>353</sup></a>. La révolution française, +qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta +cependant et sa mémoire et le double cercueil où +l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard +et d'Héloïse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" name="footnote352"></a><b>Note 352:</b><a href="#footnotetag352"> (retour) </a> <i>Voyag. litt. par deux bénédict.</i>, 1re partie, p. 85.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" name="footnote353"></a><b>Note 353:</b><a href="#footnotetag353"> (retour) </a> C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième +abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la +Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été +composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions; +elle est conçue en ces termes: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic</p> +<p>Sub eodem marmore jacent</p> +<p>Hujus monasterii</p> +<p>Conditor, Petrus Abaelardus</p> +<p>Et abbatissa prima Heloissa,</p> +<p>Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis</p> +<p>Et poenitentia,</p> +<p>Nunc aeterna, quod speramus, felicitate</p> +<p>Conjuncti.</p> +<p>Petrus oblit XX prima aprilis 1142,</p> +<p>Heloissa XVII maii 1163.</p> +<p>Curis Carolae de Roucy, Paracleti</p> +<p>Abbatissae.</p> +<p>1779.</p> + </div> </div> + +<p>Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à +Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié +sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose +du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (<i>Lives of Abeil. +and Helois.</i>, by J. Berington, t. II, p. 231.—<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, +p. 225 à 228, pl. no 516.—<i>Abail et Hél</i>., par Turlot, p. 267-269.)</blockquote> + +<p>Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés +dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord +enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel. +Comment cette tombe est-elle aujourd'hui +déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient +le monument qui la renferme, ce monument connu +de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans +cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on +peut souvent dans les beaux jours voir encore paré +de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement +cueillies?</p> + +<p>Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la +France bien des richesses de l'art gothique dans un +temps où cet art était aussi dédaigné par le goût +qu'insulté par les passions, l'auteur du <i>Musée des +monuments français</i><a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354"><sup>354</sup></a>, est celui à qui nous devons la +conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le +tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet +fut vendu à la requête et au profit de la nation. +Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége +lever les corps des deux amants que protégeait du +moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les +transportèrent avec le groupe de la Trinité encore +tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger. +En 1794, des fanatiques du temps, à qui +certainement l'ombre de saint Bernard n'était point +apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect +d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un +monument de superstition. Cependant ils épargnèrent +le caveau qui renfermait les précieux restes. +Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni +d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du +sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil +qui renfermait ces restes séparés par une lame de +plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal +fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été +publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle +qu'un sculpteur a composé les masques si connus. +Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, +ayant sauvé le tombeau de l'église de +Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, +grossièrement ciselée, au moment où, achetée +par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage +domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins, +et c'est dans ce sépulcre grossier dont les +sculptures paraissent effectivement à de bons juges +être du temps et du pays, que les restes des deux époux +ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée +celle d'Abélard en habit de moine, une statue de +femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le +masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le +même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une +sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, +et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et +surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce +monument, d'un style recherché, postérieur au +XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, +fut à la restauration transporté du jardin du musée +des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise +le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse +et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la +plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI +SYMPEPLEGMENOI], <i>toujours unis</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" name="footnote354"></a><b>Note 354:</b><a href="#footnotetag354"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin +de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, +t. I, p. 221 et suiv.—<i>Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail.</i>, par le +même, 1816.—Villenave, Notice placée en tête de la traduction des +lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.—Autre traduction des lettres, +par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)</blockquote> + +<p>On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire +ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et +obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans +la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande +son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une +prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre. +L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder +une dans quelque noble église, mais il ajoute +que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent +que les évêques se montrent fort difficiles pour +accorder des prébendes dans leur diocèse<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355"><sup>355</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" name="footnote355"></a><b>Note 355:</b><a href="#footnotetag355"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.</blockquote> + +<p>En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la +cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble, +que ce devait être le fils d'Abélard<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356"><sup>356</sup></a>. Un religieux +du même nom est mort en 1162, abbé de +Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils +d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans. +Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard +composa pour son fils; c'est un recueil de sentences +morales, et l'on y lit ces mots: <i>Nil melius +muliere bona<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357"><sup>357</sup></a></i>. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358"><sup>358</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" name="footnote356"></a><b>Note 356:</b><a href="#footnotetag356"> (retour) </a> Extrait du Cartulaire de Buré; <i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne +(t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans +ce couvent peu de temps après sa mère. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 124 et 144.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" name="footnote357"></a><b>Note 357:</b><a href="#footnotetag357"> (retour) </a> C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe, +mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard +aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de +poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (<i>Frag. philos.</i>, +t. III, append. X.) Mais malgré l'<i>Histoire littéraire</i>, Thomas Wright (<i>Reliq. +antiq.</i>, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit +d'Abélard. (<i>Journ. des sav. de Norm.</i>, 2e liv., p. 112.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" name="footnote358"></a><b>Note 358:</b><a href="#footnotetag358"> (retour) </a> D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne +dit point où il l'a trouvée (<i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin.), elle commence ainsi: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire +pour faire connaître Abélard et celle dont le nom +charmant est inséparable du sien. On nous dispensera +de chercher à juger son génie, son amour, son +caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et +on le juge en la racontant.</p> + +<p>Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de +valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si +nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce +témoignage est très-considérable. Ces temps du +moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans +l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient +en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté +et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit +et du talent. La renommée s'attachait aisément +alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est +beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par +la pensée ou la science. C'étaient autant de dons +rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels +tous rendaient hommage. Le clergé même considérait +les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel +les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait +pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et +violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à +tant de tyrannies, une véritable république des lettres, +une société tout intellectuelle que l'Église universelle +ou du moins l'Église latine, enserrait dans +son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, +une puissance même, à ceux qui s'en montraient les +citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la +politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec +respect, même avec déférence, devant le génie ou +le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire +à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait +pas.</p> + +<p>Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant +ou plus qu'homme au monde des douceurs de +la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent +pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. +Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz +n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les +rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être, +et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient +quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. +Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient +défendre, l'appelaient <i>un philosophe admirable, un +maître des plus célèbres dans la science</i>. «Nos siècles,» +dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les +premiers siècles n'en ont point vu un second<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359"><sup>359</sup></a>.» +Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il +invente peut-être, ce titre d'esprit <i>universel</i> qui semble +avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; +d'autres ont dit que la Gaule n'eut <i>rien de plus +grand</i>, qu'il était <i>plus grand que les plus grands</i>, que +<i>sa capacité</i> était <i>au-dessus de l'humaine mesure</i>; et ce +siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang +des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des +Cicéron et des Homère<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360"><sup>360</sup></a>. Pour expliquer un enthousiasme +si vif et si général, il faut ajouter au mérite +réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de +son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant +et d'éclat que dans la bouche d'Abélard. +Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit +que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, +plus de cinquante évêques ou archevêques +de France, d'Angleterre ou d'Allemagne<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361"><sup>361</sup></a>, et parmi +eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, +celui qui constitua la philosophie théologique de +l'université par son livre fameux, le <i>Livre des sentences</i>, +dont on croit que le fondement est dans le +<i>Sic et non</i> d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont +Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, +Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, +Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre, +Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362"><sup>362</sup></a>. +Mais les historiens de la philosophie lui donnent +pour disciples, non sans raison peut-être, tous +ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent +par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique +et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est +que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, +ne cite point de plus grand nom, et consent à dater +de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé, +surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire +des hommes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" name="footnote359"></a><b>Note 359:</b><a href="#footnotetag359"> (retour) </a> «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. <i>Chron., id.</i> t. XIII, +p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula +viderunt.» <i>Ex chron. britann. id.</i> t. XII, p, 558.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" name="footnote360"></a><b>Note 360:</b><a href="#footnotetag360"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Summorum major Petrus Abaelardus....</p> +<p>Gallia nil majus habuit vel clarius isto.</p> + </div> </div> + +<p>(Epitaph. <i>Ex Chron.</i> Rich. pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415.)</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Petrus.... quem mundus Homerum</p> +<p>Clamabat.</p> + </div> </div> + +<p>(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,</p> +<p>Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,</p> +<p>Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.</p> + </div> </div> + +<p>(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" name="footnote361"></a><b>Note 361:</b><a href="#footnotetag361"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Université</i>, t. I, p. 171.—<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, par madame Guizot, p. 330.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" name="footnote362"></a><b>Note 362:</b><a href="#footnotetag362"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Inter hos et allos in parte remota</p> +<p>Parvi pontis incola (non loquor ignota).</p> +<p>Disputabat digitis directis in tota,</p> +<p>Et quecumque dixerat erant per se nota.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Celebrem theologum vidimus Lombardum,</p> +<p>Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,</p> +<p>Quorum opobalsamum spirat os et nardum;</p> +<p>Et professi plurimi sunt Abaielardum.</p> + </div> </div> + +<p>Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus, +not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à +l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au +XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de +Cluni, qui fut appelé <i>Scolasticus</i>; mais celui-ci est mort cent ans avant la +mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'<i>Histoire littéraire</i>, +et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, <i>Hist. Univ.</i>, t. II, catalog. +Illust. vir., et Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 768.</blockquote> + + + +<p>L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. +De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne +pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans +ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse +tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes +exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les +siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible +d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance +intellectuelle, signe et gage de la raison +philosophique. Chargé des préjugés de son temps, +comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, +Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs +de l'esprit humain.</p> + +<p>Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne +fut pas même un grand philosophe; mais un esprit +supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur +inventif, un critique pénétrant qui comprenait +et exposait merveilleusement. Parmi les élus de +l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en +faut, celle que désola et immortalisa son amour. +Héloïse est, je crois, la première des femmes<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363"><sup>363</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" name="footnote363"></a><b>Note 363:</b><a href="#footnotetag363"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mès ge ne croi mie, par m'ame,</p> +<p>C'onques puis fust une tel fame.</p> + </div> </div> + +<p><i>Roman de la Rose</i>, t. II, v. 213.</blockquote> + +<p>Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre +sans persévérance, Abélard fut, par son caractère, +au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses +forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au +philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas +certes de grands observateurs, n'ont pas laissé +d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux, +cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi +il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités +de son âme se firent sentir dans toute sa conduite, +même dans ses doctrines, même dans sa passion. +Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, +l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il +lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement. +Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, +si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient +sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère +contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie +ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans +l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut +de la gloire et il fut aimé.</p> +<br><br> + +<h2>LIVRE II.</h2> + +<h2>DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.</h2> + +<br><br> + + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<h3>DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.</h3> + + +<p>La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, +que ses ouvrages philosophiques demeuraient +encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils +existaient quelque part en manuscrit. Cependant on +citait ses doctrines, on parlait de son système, qui +tient une place dans l'histoire de la philosophie. +Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué +de nommer Abélard parmi les hommes qui ont +illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner +au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école.</p> + +<p>L'existence historique de cette école est notoire. +Sa naissance, son éclat, son influence, du moins +tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés +et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur +intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires +et moins connues. On ne voit pas bien dans les +écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou +seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. +Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si +puissante était-elle une innovation, un progrès, une +réaction, une simple traduction de théories antérieures, +une révolution dans la science? On est tenté de +la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière +importance, quand on considère l'ascendant et la renommée +de celui qui la professe. Mais si l'on néglige +l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de +saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, +et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait. +On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin, +fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; +on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, +et le combattit vivement<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364"><sup>364</sup></a>. Cependant il eut pour +antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires +de Roscelin, et il est compté dans les rangs +des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer +leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois +reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont +les notions un peu superficielles et vagues qui restent +dans l'esprit de tout homme instruit, après la +lecture des historiens de la philosophie. Telle est la +commune renommée d'Abélard, et si ses aventures +dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et +l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait +suffi pour recommander sa mémoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" name="footnote364"></a><b>Note 364:</b><a href="#footnotetag364"> (retour) </a> Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.</blockquote> + +<p>Avant la publication d'aucune partie importante +de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger +sur des passages isolés ou sur des témoignages qui +n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse +de sa pensée et de son influence. Il était plus +célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait +est à demi levé; on peut prouver que l'opinion +établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse; +mais son influence toujours singulière est plus +explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus +qu'intervenir dans la controverse des réalistes et +des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu +de la manière dont on le suppose. Sa trace dans +cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été +ni très-profonde ni très-durable; mais son action +sur l'enseignement et le mouvement de la science +entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par +ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a +plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée +plus inédite.</p> + +<p>Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard +philosophe: une idée générale de l'époque où +il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains; +une idée particulière de sa doctrine +propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé +la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a +enseigné cette philosophie qu'on est convenu de +nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines +scolastiques, il a enseigné sur un point important +un système qui a passé pour son ouvrage; +et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au +nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour +connaître Abélard comme philosophe, il y aurait +donc à connaître deux choses: la scolastique de +son temps et la sienne.</p> + +<p>En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons +pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour +mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene +jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; +vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique +ce monde commence à être moins inconnu, il n'a +pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant +que le moyen âge inspire aux beaux esprits +de notre époque, nous n'en abuserons pas au point +de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé, +où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards +moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher +les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous +trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement +curieux, et qui aiment moins les détails +que les résultats.</p> + +<p>Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains +modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang +d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que +la scolastique était une vaine science, une science +verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des +controverses sans fin et sans valeur sur des questions +de mots et non sur des questions de choses. +La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses +bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence +et notre goût, a paru témoigner elle-même +contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué, +de les juger dignes d'un temps de ténèbres, +puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare, +et cette fois trop <i>barbare</i> pour mériter d'être +<i>compris</i>. Et comme le jour où cette langue a péri, +pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, +la science qu'elle exprimait a péri comme +elle, on en a conclu naturellement que la science +était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à +apprendre de ce qui ne se disait plus.</p> + +<p>Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de +l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces +sur de simples questions de mots, sur des problèmes +qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement +changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer +que cette accusation, vaguement conçue, +pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi +accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. +Il est dans la condition de la philosophie et +peut-être de toute science humaine d'être, sous un +certain point de vue, une science de mots; et il +faut prendre garde que cette qualification lancée +au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain, +ne retombe sur l'esprit humain lui-même; +ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est +et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher +sa nature.</p> + +<p>Il est trop évident que lorsque l'homme parle il +pense, et que, par ses expressions, on juge de ses +pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent +ou sont données pour correspondantes à des choses. +Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont +ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots +sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas +les choses. On peut donc juger des choses par les +pensées, comme des pensées par les mots; et si les +mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne +correspondissent à aucune chose existante, ce qui +semble le cas d'une véritable science de mots, cette +science enseignerait cependant plus que des mots; +car elle ferait connaître du moins l'esprit humain +dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme +expression des faits, elle ne serait pas entièrement +vaine comme témoignage des idées, et il est utile de +savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y +a quelque chose à apprendre même dans une science +fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui +n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et +celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien +quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses +ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, +et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles +sont.</p> + +<p>Cela est vrai de toute science, même d'une physique +fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour +où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait +pu le condamner aussi à titre de science de mots; +car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient +comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres +formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là +il eût été indifférent de le connaître, ou même +que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, +et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions, +afin de bien entendre pourquoi et comment +elles sont des fictions, comment et pourquoi le système +de Copernic est vrai?</p> + +<p>Mais ce que nous osons dire de toute science, nous +l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie. +Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou +imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la +plupart et n'ont de sensible que les mots qui les +rendent. Je ne parle pas seulement des généralités +contestées et douteuses, créations de l'art philosophique; +je parle d'abord de ce qui n'est pas une +invention systématique, une arbitraire abstraction, +comme le mot même de <i>généralité</i>, comme celui +d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement; +je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou +conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières +de nos facultés; je parle de Dieu que nous +concluons de tout ce que nous sommes et de tout +ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom +est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on +suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui +ne sont pas assurément des substances individuelles, +ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement +si elles n'avaient un nom; je parle des +forces que nous apercevons par la pensée à travers +les mouvements de la nature et de la vie; je parle +enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant +<i>nature, substance, vie</i>, toutes idées qui, lors +même qu'elles correspondraient, comme je le crois, +à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement +sensible que les mots qui les désignent, +et d'existence scientifique qu'à la condition d'être +exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée +la science de ces mots, sans qu'on lui manquât +de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire +connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les +idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle +ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint, +en partie du moins, son objet; car elle serait en +ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent +définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce +que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que +l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que +l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et +connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, +à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La +science des mots conçue de la sorte est donc déjà +une science, et une science tellement sérieuse que +des écrivains distingués ont estimé que c'était la +première de toutes.</p> + +<p>En effet, des philosophes fort célèbres ont dit +que les sciences n'étaient que des langues, et que +toute bonne philosophie se réduisait à une langue +bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient +ainsi aient souvent condamné <i>a priori</i> ce +qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier +telle ou telle philosophie en la taxant de ne +vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, +aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle, +n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son +seul tort possible, c'était d'être une langue mal +faite.</p> + +<p>Prenons donc garde que l'accusation élevée contre +la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car +elle pourrait à la rigueur être articulée contre la +science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci +se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.</p> + +<p>On peut distinguer en général trois manières de +philosopher.</p> + +<p>Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens +des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates +de la pensée, on emploie implicitement les +mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement +la nature des choses, à la représenter dans +les êtres qui la composent et les rapports qui les +unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que +suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms +qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate +sur les choses, comme la physique, la chimie +ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend +être éminemment une science de choses; et on +peut l'appeler une ontologie.</p> + +<p>Si l'on s'attache uniquement ou principalement à +porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières +de concevoir les choses que nous exprimons, +et à réduire en système ces conceptions pour en +composer une science régulière, c'est encore une +philosophie. Quoique d'une part cette science soit +aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un +choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, +en étudiant les idées, elle étudie indirectement les +choses, puisque nous en croyons notre pensée, et +que notre esprit reproduit les choses, soit comme +elles existent, soit comme elles sont réputées exister; +une telle philosophie roule principalement sur +les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en +honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la +nommer idéologie.</p> + +<p>Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle +extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées, +c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que +la composition et l'ordonnance de ce tableau, la +science se borne à en considérer séparément tout +ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir, +les images que nous produisons pour tracer et peindre +le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les +mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer +la valeur, l'usage, les rapports de ces mots; +quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir +de la réalité, ni sans soumettre le langage à la +pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage +est le droit écrit; la science est ouvertement alors +une science de mots; elle a surtout les formes et les +allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour +l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui +assigner un nom technique, nous lui pourrions +donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie.</p> + +<p>Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique, +terminologique, selon le caractère qu'elle +affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle +ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une +philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont +point pensé les hommes illustres qui, selon les temps, +lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations. +Comment, en effet, les destituer du titre +de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes, +qui pourrait dire qu'ils doivent être +mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes, +eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur +soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et +qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot +<i>idéologie</i>, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, +et ont retenu le nom de la science en deçà des +conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre? +Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris +que l'expression tenait à la pensée? En se fondant +sur la nécessité où nous sommes de jouer aux +mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené +la science au langage. Conséquents et sincères, eux +aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom +de terminologie.</p> + +<p>Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les +seuls philosophes? Depuis que le <i>Discours de la méthode</i> +a paru, cela serait difficile à soutenir; car le +procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini, +a été presque généralement abandonné, et peut-être +même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible +à celui qui s'attache le plus aux choses de +ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude +et du classement des pensées. Ce sont deux opérations +inséparables l'une de l'autre, et toutes deux +sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire, +celui qui fait une découverte réforme la +langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible +de la nature aboutit à une innovation dans les +termes. La découverte du principe de toute la chimie +moderne pouvait presque se réduire à une meilleure +définition du mot <i>combustion</i>.</p> + +<p>Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie +influe d'une manière encore plus notable et plus directe +sur le langage. Tout auteur de système crée +nécessairement sa langue, et prétend de nouveau +marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires. +Il arrive même un fait assez frappant, quoique +très-explicable, c'est que les philosophes qui +ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; +dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se +laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes +grecs, par exemple, ceux surtout qui ont +précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec +une liberté qui les a souvent égarés, et à force de +négliger l'analyse soit des mots, soit des idées, +ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots +équivoques, construit le mensonge ontologique des +cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez +en garde contre les illusions du langage, contre les +déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on +la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale +encore, que ne le serait la pure science de la +pensée et de l'expression. Que d'observateurs du +monde n'ont enfanté que le roman du monde! que +de descriptions de la nature ont abouti à une science +de mots!</p> + +<p>Mais si celui qui veut faire un système sur la nature +des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner +sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires, +il arrive aussi que, par un effet inverse, +les esprits occupés uniquement de la terminologie de +la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer +dans les compartiments d'un plan analytique, +à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher +par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce +pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux +êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms +eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces +mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence +qui, absorbée par l'étude du langage, semble +avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter +des apparences verbales, rend ensuite par une illusion +contraire la réalité à ces apparences, matérialise, +anime, personnifie les êtres de raison que les +mots supposent sans les prouver toujours. La science +qui a voulu n'être que terminologique devient peu +à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre +inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du +langage, au lieu de faire le langage à l'image du +monde. C'est alors que la science peut être accusée +d'être une science de mots; elle risque de ne jamais +autant mériter ce reproche qu'au moment où elle +prétend l'éviter.</p> + +<p>Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne +disais que la nécessité de faire une part à ces trois +procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par +vingt expériences d'en proscrire absolument aucun +ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur +la philosophie, et nous oblige à les concilier. La +science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer +tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question +d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des +nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et +cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa +confiance. Toute intelligence est en communication +avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois, +et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce +qu'elle a conçu, sous une forme communicable +aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut +traduire ces connaissances pratiques et confuses en +science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel +point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux +voir? par où commencer? Évidemment par cette +unité même à laquelle se communique la réalité, et +qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue, +après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour +absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui +l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur, +s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir +la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se +bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans +ses notions acquises, dans ses notions primitives, +des convictions qui dominent dans son esprit, comme +des opérations à l'aide desquelles elles se forment +et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux +connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il +en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui +donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis +qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense +l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance, +c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en +scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans +perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il +rend, il remonte à la source de la science, et prend +le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate +à la vérité, dans la mesure cependant où ces +épithètes sont applicables à la connaissance humaine. +Ce point de vue est le point de vue psychologique, +qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce +qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui +ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse +à sa profondeur dernière, la science de la réalité et +celle du langage reparaissent à la lueur même du +flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au +fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le +monde.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait <i>a +priori</i> accuser une science d'être, au mauvais sens +de l'expression, une science de mots. L'esprit considère +toujours plus ou moins les choses, les idées, +les mots. S'il tend à ne considérer que les choses, +il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif +qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et +ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que +des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le +reste, il prend à la longue les mots pour les choses, +et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie +était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait +conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il +ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive +qu'une science qui n'est qu'une science de mots? +c'est une fausse ontologie.</p> + +<p>Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? +Telle est la vraie question, et elle ne peut +être résolue que par une étude suffisante de la scolastique +même. Et comme il s'agit de savoir si finalement +elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut +chercher à la passablement connaître, sans étudier +avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger +d'une science qu'en la comparant à son objet, +comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que +par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de +la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi +gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps.</p> + +<p>Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une +philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble, +pour dissiper sur ce point les principaux doutes. +Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle +n'a réellement été que ce que nous avons appelé +une terminologie; puis si cette terminologie a produit +une fausse ontologie. Sur ces deux points, +nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas +irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une +science de néant.</p> + +<p>Nous avons déjà montré en général qu'une science +qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce +nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement +une science vaine. Faisons application +de ces idées à la scolastique.</p> + +<p>Si cette philosophie est une science purement +terminologique, elle est bien au moins une grammaire. +La grammaire fait profession d'être la science +des mots. Est-elle pour cela une science vaine et +qui n'importe en rien à la connaissance des réalités? +Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le +parmi les plus simples.</p> + +<p>Au début de toute grammaire, on vous dit que +les premiers mots dont vous deviez vous occuper, +sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent +et les choses qui sont et ce que sont les choses. +Les choses sont des substances, et pour cette raison +les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses +nommées par les substantifs, sont en sus de leur +substance et de leur existence, est en quelque sorte +ajouté à leur substance, et les noms de ce qui +s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes, +les noms désignent d'abord les choses, celles qui +sont considérées comme subsistant par elles-mêmes; +mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses, +des circonstances, modes, accidents, ou qualités +qui sont comme <i>adjacentes</i> aux substances (<i>adjacentia</i>, +c'est le mot de la scolastique et l'origine de +celui d'<i>adjectif</i>), et qui peuvent, jusqu'à un certain +point, êtres prises comme des choses, si bien que +les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des +substantifs et continuent alors de désigner les attributs +pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme +s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité +ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment +comme s'ils existaient par eux-mêmes à la +manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là +les substantifs abstraits.</p> + +<p>Cette première classification des mots ne fait-elle +connaître que des mots?</p> + +<p>1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit +naturellement une existence réelle aux choses individuelles.</p> + +<p>2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, +les uns désignent exclusivement un individu déterminé, +les autres tous les individus semblables +ou comparables, comme <i>arbre, homme, animal</i>. Or +ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la +puissance de donner aux choses, en les considérant +dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs +aussi, noms abstraits des réalités individuelles, +et de former ainsi des genres et des espèces qui +sont tout au moins les noms abstraits des concrets +individuels.</p> + +<p>3° En outre, ces substances quelconques désignées +par les substantifs peuvent avoir des attributs +exprimés aussi par des noms, et cela veut +dire encore que l'esprit a la faculté de considérer +ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques +de certains autres attributs qu'il distingue +ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets +de sa composition une certaine réalité, peut-être +factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à +ne la considérer que comme une notion, la couleur +n'est que le nom substantif de l'attribut du corps +coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres +attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis +la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite +terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi +des idées et des mots est déjà un résultat idéologique, +ou une vue de l'esprit humain.</p> + +<p>4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de +tout cela dans la réalité et indépendamment de +l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et +même hypothétiquement résolu la question. Quand +elle dit que les noms désignent des choses ou des +qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des +choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, +elle les appelle substances, ou choses qui +existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement +des substances accessibles aux sens, mais +des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des +substantifs comme cet homme ou cette pierre. La +perception par les sens n'est pas l'unique garant de +la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne +voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette +croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles +font une distinction entre les substances et les qualités. +Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, +et elles ne sont que des choses en d'autres +choses. Cependant elles sont nommées isolément, +absolument, et supposées ainsi des choses par le +langage. Cette supposition est-elle un démenti +donné à la distinction précédente? Les qualités +existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il +prendre le langage pour la réponse réelle et décisive +à cette question? Il en préjuge la solution; il est, +au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les +réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout +au moins comme elles pourraient être effectivement. +La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère +à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées +de l'esprit humain.</p> + +<p>5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose +les circonstances dans lesquelles ils se trouvent +placés les uns par rapport aux autres, ou les relations +verbales que leur donne le langage raisonné. +Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; +toute grammaire est syntaxe, même dès ses +premières pages. Les choses nommées sont exprimées +les unes relativement aux autres. Par exemple, +on énonce qu'une chose est en la possession +d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une +autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une +autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les +différents <i>cas</i> des noms, c'est le génitif, le datif, +l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de +la pure grammaire.</p> + +<p>Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit +des rapports entre les objets; tout cela énumère et +définit quelques-uns de ces rapports. La possession +ou <i>habitude</i> qui est exprimée par le génitif ou +attribuée par le datif, le rapport d'action à passion, +de moyen à résultat, sont assurément des conceptions +de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les +analyser comme telles, on ferait de la mauvaise +grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une +définition bien vague et bien insuffisante de celui +qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre +autres une forme de possession particulière, celle +de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au +patient que représente en général celui du sujet au +régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache +souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif +qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce +qu'on appelle dans l'école <i>la cause instrumentale</i>. Il +y a là un assez grand nombre d'idées de relation, +nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte +ou convertit avec une liberté et une autorité +singulières. La grammaire est confuse et inexacte +si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; +et quand elle fait cette opération sur les mots, elle +décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence, +et touche à ce qu'un philosophe allemand +appelle l'architectonique de l'esprit humain.</p> + +<p>Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, +elle cesse de regarder ces notions comme de +simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet, +ne les emploie pas uniquement comme les seuls +moyens d'avoir des choses une conception qui lui +serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire +qu'il a l'invincible conviction que ces rapports +sur lesquels il raisonne sont effectivement les +rapports externes des choses, et qu'en dehors de +lui il y a des causes, des effets, des agents, des +moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette +liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle +des relations entre les objets de la nature. Comme +les noms qui les désignent, les choses ont pour lui +leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible +s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce +rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose +une ontologie.</p> + +<p>Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures +questions de mots, exclusivement relatives à l'expression +indépendamment de la réalité qu'elle exprime, +et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage +en général ou d'une langue en particulier? Si +vraiment, et toute langue offre de ces questions-là. +Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences +des mots comme en latin, par des articles +comme en français, par des désinences et par des +articles comme en grec; c'est un point de grammaire +qui n'a rien de commun avec la science de la pensée +ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient +de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt +que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus +une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire +qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. +Enfin des questions même plus profondes, comme +celles de la composition des mots, de leur transfusion +d'une langue dans une autre, de la manière +dont les idiomes se sont successivement engendrés, +quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse +assez fine des idées, sont cependant des questions +qui, pour la plupart, dépendent de l'état des +esprits dans les pays et les temps où les langues se +sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement +verbales, et qu'elles touchent à la philosophie +de l'histoire, on peut encore les regarder comme des +questions grammaticales; elles appartiennent à la +linguistique, à la science des mots.</p> + +<p>Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes +du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des +points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en +faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore +qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; +prenons pour exemple tout ce qui concerne +le langage figuré. La connaissance approfondie +du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, +vraiment philosophique, que la faculté de +nommer les objets ne va pas sans un penchant à +représenter les uns par les noms des autres, en vertu +de certaines similitudes qui frappent l'imagination +plus que la raison; en d'autres termes, à parler par +images. Ou pourrait rechercher encore si, comme +quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement +métaphorique, ou si seulement le langage +figuré est de fait mêlé au langage direct, et +dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, +s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité +de l'abolir et de composer une langue absolument +dénuée de figures. C'est là de la philosophie +sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du +langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques +inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance +de la réalité n'est pas fort engagée dans +l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout +sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel +avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce +une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire +a-t-elle été soutenue par des philosophes qui +ont donné au langage une importance philosophique +supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.</p> + +<p>J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; +il y en a de différentes sortes. Prenons ceux +qui expriment substantivement ces qualités qu'on +nomme dans l'école les accidents de la substance, +comme la qualité d'être <i>blanc, amer, mou,</i> etc., ou +<i>la blancheur, l'amertume, la mollesse</i>, etc. Les abstractions +de cette sorte ne représentent aucune +substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses +qualités, entre autres celle d'être <i>molles, +amères</i> et <i>blanches</i>; il n'y a pas une chose qui soit +substantiellement <i>la blancheur, la mollesse, l'amertume</i> +en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents +par la pensée et le langage, et que l'on en fait les +sujets de certaines propositions, quand on dit <i>la +blancheur est agréable, l'amertume est répugnante</i>, le +sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques +et artificiels dus au pouvoir généralisateur +de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au +substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être +quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique +du langage, et qui n'a pas beaucoup +plus de réalité que ces autres locutions, <i>le choc +des opinions, le feu des passions, l'explosion de la +colère</i>. C'est une translation ou métaphore d'un autre +genre; la première rendait l'insensible par une +comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une +image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la +qualité en substance. C'est un don, un pouvoir, +peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer +ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère +intéressée dans tout cela. +Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs +abstraits (celle des substantifs qui répondent +aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne +doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les +choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas +qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, +ou que les mots ne sont que des mots.</p> + +<p>Que si, par impossible, on croyait le contraire, +et qu'abusé par les apparences du langage, on fît +jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des +concrets individuels, que l'on prît les noms qui +les désignent pour des noms directs, même pour des +noms propres, et qu'on supposât des êtres partout +où l'on a imposé des noms, alors on retomberait +dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, +on ferait de l'ontologie dans le mauvais +sens, on traiterait les mots comme des choses, et +c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier +qu'une science de mots: accusation grave, parce +qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort +serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne +savait que des mots.</p> + +<p>Une science de mots n'est donc pas mauvaise en +soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science +de mots pour une science de choses.</p> + +<p>La scolastique, je le dis par avance, est plus +d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y +tombe, il est évident qu'une foule de questions +oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître +successivement, et amener des solutions, des distinctions, +des inductions, en un mot des connaissances +purement hypothétiques ou relatives uniquement +à la signification arbitraire de la langue qu'on +a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute +que la scholastique a très-souvent commise, aucune +philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée.</p> + +<p>En prenant des exemples dans la grammaire, je +ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique. +L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait, +dans certaines occasions, embarrassé de les +distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous +approcherons de plus près la philosophie du moyen +âge.</p> + +<p>Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui +ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité, +il en est peu que la science du moyen âge +n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des +problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en +général ceux dont le progrès moderne de la science a +révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce +pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il +y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre +autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite +triomphalement dans les sciences, ne doit-elle +pas avoir amené et des idées et des questions laissées +jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi +qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y +eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la +philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le +nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le +soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de +saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies +s'est occupée de presque tout ce qui occupait +l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, +aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa +forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle +a fait passer la science sous une forme exceptionnelle, +et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé +l'universalité.</p> + +<p>La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement +la dialectique. On donnait à ce mot un sens +analogue a celui qui a prévalu dans le commun +usage. La dialectique était l'art logique ou la logique +appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. +La dialectique de Platon est la recherche de +ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu +dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365"><sup>365</sup></a>. +C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions +diverses écartant le multiple, le changeant, +l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à +l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose, +afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le +principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans +la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que, +des phénomènes complexes et variables, elle semble +former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose +qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument +logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle +est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique +que les alexandrins empruntèrent à Platon +et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366"><sup>366</sup></a>. +Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne, +et quelques-uns de ses caractères subsistent, par +exemple, dans la dialectique d'Hegel<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367"><sup>367</sup></a>. Mais bien +qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré +d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être, +de la science de l'universel, de la métaphysique +en un mot<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368"><sup>368</sup></a>. Le Stagirite n'admit pas toutes les +conséquences auxquelles cette méthode conduisait +Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer +parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique +pour cette partie de la logique qui ouvre la route +de toutes les sciences en discutant les principes, et +trouve un procédé syllogistique pour traiter un +sujet donné en partant des propositions les plus +probables<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369"><sup>369</sup></a>. Mais pour lui la dialectique était loin +d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui +est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis +que la philosophie s'appuie sur la vérité<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370"><sup>370</sup></a>. Dans les +mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins +atténuant la vérité du général, devint peu à peu une +polémique subtile et négative. Déjà les mégariens +l'avaient transformée en argumentation sceptique; et +ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils +avaient reçu celui de dialecticiens<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371"><sup>371</sup></a>. C'est dans un sens +qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et +stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, +que la dialectique fut entendue au moyen +âge<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372"><sup>372</sup></a>. Aristote avait distingué une sorte de dialectique +pratique qu'il appelle l'<i>art exercitif</i><a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373"><sup>373</sup></a>, et qui offrait +bien quelques rapports avec l'<i>art</i> par excellence des +scolastiques. La logique fut pour eux un terme +général qui embrassait toute la science de la raison, +ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de +l'esprit humain; et comme la logique proprement +dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de +la science, elle fut officiellement nommée la dialectique<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374"><sup>374</sup></a>. +Abélard ne la définit nulle part formellement; +mais en intitulant <i>Dialectica</i> son grand ouvrage de +philosophie logique, son <i>Organon</i> à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" name="footnote365"></a><b>Note 365:</b><a href="#footnotetag365"> (retour) </a> Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du <i>Philèbe</i>, et le +<i>Philèbe</i> lui-même, ainsi que <i>le Parménide</i>, t. II, p. 280 et 440; t. XII, +p. 8.—Cf. Hegel, <i>Hist. de la phil.</i>, Oeuvres complètes, (All.) t, XIV, +p.240, Berlin, 1833.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" name="footnote366"></a><b>Note 366:</b><a href="#footnotetag366"> (retour) </a> Cf. l'<i>Hist. de l'école d'Alex.</i>, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" name="footnote367"></a><b>Note 367:</b><a href="#footnotetag367"> (retour) </a> <i>Encycl. des sciences philos.</i> Logique, chap. 81, t. VI, p. 151.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" name="footnote368"></a><b>Note 368:</b><a href="#footnotetag368"> (retour) </a> <i>Logique d'Arist.</i>, trad. par M.B. Saint-Hilaire. <i>Dern. Analyt.</i>, l. 1, c. XI, chap. 6, 7 et 8.;—<i>Métaphys.</i>, passim.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" name="footnote369"></a><b>Note 369:</b><a href="#footnotetag369"> (retour) </a> <i>Logique; Topiq.</i>, l. 1, c. II, chap. 6. <i>Réfut. des soph.</i>, c. XXXIV, chap. 3.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" name="footnote370"></a><b>Note 370:</b><a href="#footnotetag370"> (retour) </a> <i>Id., Topiq.</i>, l. 1, c. XIV, chap. 7.—<i>Réfut. des soph.</i>, c. XI, chap. 8.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" name="footnote371"></a><b>Note 371:</b><a href="#footnotetag371"> (retour) </a> Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" name="footnote372"></a><b>Note 372:</b><a href="#footnotetag372"> (retour) </a> Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 672</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" name="footnote373"></a><b>Note 373:</b><a href="#footnotetag373"> (retour) </a> <i>Topiq</i>., c. XI, par. 1 et suiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" name="footnote374"></a><b>Note 374:</b><a href="#footnotetag374"> (retour) </a> De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique +comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit <i>ratio +disserendi</i>, et qui est la logique. (<i>Topiq</i>., II.—<i>De Leg</i>., I, 23.—<i>De +Fato</i>, I.) Boèce, dans son <i>Commentaire des Topiques de Cicéron</i>, décompose +la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que +durent adopter les scolastiques. (Boet. <i>Op</i>., p. 700.—Cf. S. Aug., <i>De Ord</i>., +l. II, c. XI.—<i>Retract</i>, l. I, c. VI.—Cassiod., <i>De Instit. divin. litt.</i>, c. XXVII.—<i>De +Artib. ac Discipl</i>., c. III.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, +n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que +la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie; +mais la dialectique, comme le raisonnement +humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une +bonne classification, la dialectique comme science +ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même; +partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument; +elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement +dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière +partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de +tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les +notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle +pose les éléments de toute science, de se servir d'elle +enfin comme d'un <i>critère</i> universel, on le peut faire, +et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie, +la reine des sciences, la science universelle; +elle obtient les titres de <i>disciplina disciplinarum, +duae universae scientiae, sola dicenda scientia</i><a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375"><sup>375</sup></a>. Sera-ce +que la philosophie aura été réduite en essence à la +seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement +ramenée aux procédés et au langage de la +dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité +ne peut sans violence et sans dommage, passer +comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce +qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe +jamais aux vices de la forme. Mais pourtant, +ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée. +La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite +à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" name="footnote375"></a><b>Note 375:</b><a href="#footnotetag375"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. IV, p. 239. <i>Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1047.—Ouvr. inéd., <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 435.</blockquote> + +<p>D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à +une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain +est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le +point de départ n'est jamais indifférent; au terme de +la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et +le choix de la méthode est avec raison regardé +comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui +qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. +Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence +et n'influe pas sur les caractères ultérieurs +de la science? La science ne manque pas d'adversaires +qui disent qu'après avoir commencé par la +psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait +qu'inventer une autre manière de la rendre partielle +et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun +de ne point dépasser la psychologie; de +très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont +fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique +a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation. +Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques +que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit +à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas +complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres +efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation +subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste, +Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde, +mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. +On ne saurait donc s'étonner que, renfermés +dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser +l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie), +les scolastiques aient eu beaucoup de peine +à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils +ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un +angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions, +les contours et les teintes de la vérité. Mais +du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, +lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique.</p> + +<p>Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc +poser simplement comme un fait qu'après l'invasion +définitive du christianisme et le refoulement successif +des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent +et s'éteignirent dans le cercle encore brillant +mais stérile des écoles alexandrines, les hommes +supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle, +s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie, +n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires +de la philosophie antique; et parmi les +interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent +les commentateurs de la Logique d'Aristote.</p> + +<p>Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. +On recevait d'eux les unes et les autres avec +une curiosité, une admiration et une confiance égales. +On les imitait en tout, excepté dans la liberté de +leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en +érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, +telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits +nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus +de l'ignorance et de la grossièreté universelles, +dans ces contrées dépouillées de toute nationalité +par la double conquête des légions romaines et des +hordes du Nord. Les peuples de notre Occident +n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur +littérature indigène, s'il est permis de donner ce +nom aux essais informes de la poésie druidique, +avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la +vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de +l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la +religion, avait été comme importé à nouveau dans +ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la +moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux +de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun +exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à +écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur +compte, à essayer enfin d'une véritable et complète +originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce +et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire +encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple +et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur +ciel ces productions spontanées que le temps seul +sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils +attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. +Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis +leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace +et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants, +étaient restés les maîtres spirituels des premiers +vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait +encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien +d'abord que la grande voix de la religion, qui était +elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif +et d'immuable, rien que les derniers échos de +la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait +encore. Les écrits des hommes qui ont tracé +leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature +ancienne, ne sont que des compilations plus +ou moins méthodiques, des expositions quelquefois +raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions +d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions +de textes. Ceux donc qui devenaient leurs +disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, +entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de +l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits, +c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par +des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des +commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient +jusque dans les Gaules les rayons affaiblis +des brillantes constellations qui avaient surgi derrière +la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte +blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint +Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout +Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et +respectés qui transmettaient les idées de Platon et +d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean +Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers +de repasser de l'érudition à la philosophie. +On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque +philosophique de ces hommes qui puisaient +cependant presque toutes leurs idées à la +source du passé. Les originaux leur étaient en général +inconnus. Le Timée de Platon et la Logique +d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des +monuments des grands siècles qu'ils eussent entre +les mains<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376"><sup>376</sup></a>. Le platonisme qui n'est pas dans le +Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon, +ne leur étaient connus que confusément, par fragment, +par allusion, par citation dans les paraphrases +et les expositions incomplètes des commentateurs +sans génie des derniers temps. Il n'est pas +étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt +la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle +seule un système achevé, un travail défini et démonstratif, +ait fait dominer partout la science et +l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le +reste de la littérature<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377"><sup>377</sup></a>. Elle avait d'ailleurs exercé +déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres +des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce. +Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les +portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses +détours le disciple initié. L'un avait composé une +introduction; l'autre des versions et des commentaires. +Là-dessus, il est tout simple que les savants +du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la +science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré. +Presque tous les philosophes scolastiques furent +éminemment des <i>glossateurs</i><a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378"><sup>378</sup></a>, et l'on annota +les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter +lui-même et de le connaître tout entier. +C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu +à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de +Boèce qui fut la première cause de la grande fortune +d'Aristote. La puissance saisissante de la logique +fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement +élémentaire, et semble, comme la +grammaire, révéler la raison; elle convient donc à +des études commençantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" name="footnote376"></a><b>Note 376:</b><a href="#footnotetag376"> (retour) </a> Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des +six traités qui composent la Logique d'Aristote ou <i>l'Organon</i>. (Voyez sa +Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle, +il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques +que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon, +l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et +deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne +n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les +traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, +t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" name="footnote377"></a><b>Note 377:</b><a href="#footnotetag377"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i10"> ...Quaevis</p> +<p>Litera sordescit, logica sola placet.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Johan Saresber., <i>Estheticus</i>, poem., p. 3, Hambourg, 1843.</p> +</div></div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" name="footnote378"></a><b>Note 378:</b><a href="#footnotetag378"> (retour) </a> Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, <i>Glossae in +Porphyrium, de categoriis</i>, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin +a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le <i>de Interpretatione</i>, sur +les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 +et suiv.)</blockquote> + +<p>Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas +été primitivement la forme unique de la philosophie +du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé +comme le fondateur, tendait à lui donner un tout +autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse +la dialectique<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379"><sup>379</sup></a>. Ce dogmatisme encore vague, +où respire un peu de platonisme et de philosophie +alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais +bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons +plus exactement, où la dialectique gagna du +terrain et devint dans la science une mode qui a +duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, +mais il est difficile de déterminer ce moment avec +précision. Du moins, la simple chronologie des +noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de +l'histoire de la dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" name="footnote379"></a><b>Note 379:</b><a href="#footnotetag379"> (retour) </a> Cf. M. Guizot, <i>Cours d'histoire de la civilisation en France</i>, t. III, leçon 29; M. Rousselot, <i>Phil. dans le moyen âge</i>, 1re part., c. II, et +l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, <i>Scot Érigène et la philosophie +scolastique</i>.</blockquote> + +<p>On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire +à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie +originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà, +depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, +un des derniers Pères qui aient une place dans +l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430); +le règne des interprètes et des scoliastes +avait commencé. Simplicius et Philopon +commentaient Aristote, en se souvenant de Platon. +Martianus Capella avait un peu auparavant publié +ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées +comme des déesses, où la Dialectique, +au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans +les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, +mais se donne pour la législatrice des autres +sciences<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380"><sup>380</sup></a>. Boèce mourait tragiquement, en laissant +ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager +les premières après le naufrage des lettres +antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, +l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont +Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement +scolaire, mettait au rang des sept +disciplines la philosophie sous le simple nom de +dialectique. La philosophie était bien, pour lui +comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à +Dieu, mais il développait cette définition par une +analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre, +des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions +de l'Organon<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381"><sup>381</sup></a>. C'est de ce temps peut-être qu'il +faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que +le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin. +Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord +de l'Europe toutes les connaissances humaines venues +de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait +place dans ses volumineuses compilations. C'était +aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits; +déjà il appelait chaque citation une <i>autorité</i>, et +assignait à la dialectique le premier rang dans la +logique, <i>cette maîtresse du jugement</i><a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382"><sup>382</sup></a>. Après Bède, +les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne. +C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il +a étudié toutes les sciences profanes, et certainement +les sept arts, mais surtout l'art dialectique, +dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même, +a la <i>très-noble intention</i> d'apprendre les +principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, +des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache +à faire recopier, à répandre, à imposer même +comme bases de l'enseignement les traités logiques +qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des +trésors de l'ancienne Grèce,</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De veterum gazis Graecorum clave latina<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383"><sup>383</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" name="footnote380"></a><b>Note 380:</b><a href="#footnotetag380"> (retour) </a> Martian. Capel., <i>de Nupt. Philolog. et Mercur.</i>, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" name="footnote381"></a><b>Note 381:</b><a href="#footnotetag381"> (retour) </a> <i>[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]</i> (Cassiod., <i>de Art. ac Discipl.</i>, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" name="footnote382"></a><b>Note 382:</b><a href="#footnotetag382"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip., +1612), les <i>Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta</i> +(t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations +d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, <i>De +Anima</i>, etc. Dans ses <i>Elementa philosophiae</i> (id., p. 200), il définit la philosophie: +«Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur +vera comprehensio.» Dans son traité <i>De mundi caelestis terrestrisque constitutione</i>, +la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra +judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas +ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" name="footnote383"></a><b>Note 383:</b><a href="#footnotetag383"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la +dédicace des Catégories de saint Augustin, et <i>Opusculum quartum de Dialectica</i> +(t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie +y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina +rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a +falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon, +cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa +plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant +son éditeur, n'a point composé le livre <i>De septem artibus</i>; mais il avait +écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: +«Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere +velle rationes.» (T. I, p. 703.)</blockquote> + +<p>Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire +de cette <i>sagesse hibernienne</i>, qu'il avait apportée sur le +continent<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384"><sup>384</sup></a>, et qui devait après lui recevoir de Scot +Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875). +Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans +la direction de l'école du palais, passe pour avoir +écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires +qu'on n'a jamais vus<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385"><sup>385</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" name="footnote384"></a><b>Note 384:</b><a href="#footnotetag384"> (retour) </a> «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam +cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici <i>Epist. +ad imp. Carol., Hist. francor. script.</i>, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" name="footnote385"></a><b>Note 385:</b><a href="#footnotetag385"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.</blockquote> + +<p>La principale fondation d'Alcuin est l'école de +Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre +de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur. +Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences +profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille +de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon +bien des choses qu'il ne faut pas craindre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386"><sup>386</sup></a>. Il reprend +la division connue de la philosophie, en physique, +en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens +doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il +définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle +entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas +la science des sciences, <i>disciplina disciplinarum</i>? +elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner; +<i>haec docet docere, haec docet discere</i>. Seule elle sait +savoir, <i>scit scire sola</i> (ne dirait-on pas la science de +la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une +arme nécessaire<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387"><sup>387</sup></a>. C'est Raban, qui selon Tennemann, +transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin, +que d'autres appellent la dialectique écossaise<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388"><sup>388</sup></a>. +Il devint abbé de Fulde, puis évêque de +Mayence (847).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" name="footnote386"></a><b>Note 386:</b><a href="#footnotetag386"> (retour) </a> «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (<i>De Instit. +cleric.</i>, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.—<i>Op.</i>, 3 vol. in-fol. Col. Agrip., +1627.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" name="footnote387"></a><b>Note 387:</b><a href="#footnotetag387"> (retour) </a> <i>Id., ibid.</i>, c. XX, p. 42.—<i>De Universo</i>, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.—Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'<i>Hermeneia</i>, publiées +par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" name="footnote388"></a><b>Note 388:</b><a href="#footnotetag388"> (retour) </a> <i>Mon. de l'Hist. de la phil.</i>, t. I, chap. 244.—M. Hauréau, <i>la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord</i>, t. II, 2e sér., p. 425.</blockquote> + +<p>En même temps que lui et après lui, on distingue +dans cette féconde école de Tours, un homme d'une +instruction singulière pour le temps, Haimon, plus +tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de +la Loire rapporta l'enseignement théologique, et +fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante +école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et +même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement +aux lettres humaines, et par conséquent +à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé +militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain +presque poli, il continua ses leçons malgré sa +nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent +pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien. +Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric +revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école +d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a +laissé de remarquables monuments d'une latinité +savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort +rare, d'une certaine connaissance du grec<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389"><sup>389</sup></a>. Il est +cité comme ayant professé la dialectique avec éclat +au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi +et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent +signalés comme ses héritiers dans la philosophie<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390"><sup>390</sup></a>. +Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement +du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement +de la dialectique qu'il cherchait plutôt +dans les prétendus traités de saint Augustin que dans +l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des +manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, +Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient +le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore +au temps même d'Abélard le cycle des études +littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles +le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement +à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans +cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses +plus illustres disciples (872)<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391"><sup>391</sup></a>. Ainsi se forme la +chaîne d'un enseignement philosophique qui vient +enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" name="footnote389"></a><b>Note 389:</b><a href="#footnotetag389"> (retour) </a> Heiric a dit en parlant de ses maîtres: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.</p> + </div> </div> + +<p>(Cf. Duchesne, <i>Hist. francor. script.</i>, t. II, p. 470.—Bolland., t, VII, +31 Jul., p. 221.—Mabillon, <i>Analect.</i>, p. 423.—<i>Hist. litt.</i>, t. V, p. 112 +et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on +va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites +de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit +bas glosas» (<i>Ab.</i>, Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait +être de la main de Remi, ou copié sur le sien.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" name="footnote390"></a><b>Note 390:</b><a href="#footnotetag390"> (retour) </a> Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum +Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.» +(Mabillon, <i>Act. sanct. ord. S. Ben.</i>, t. V, p. 325.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" name="footnote391"></a><b>Note 391:</b><a href="#footnotetag391"> (retour) </a> Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, <i>S. Odon. vit.</i>; le moine Nalgod, <i>Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig.</i>—Mabillon, +<i>id., ibid.</i>, p. 151, 155, 180, 325.—<i>Ejusd. Anal.</i>, p. 423.—<i>Hist. litt.</i>, +t. VI, p. 99, 102; et Launoy, <i>De Schol. celeb.</i>, c. LIX.</blockquote> + +<p>A ce moment, on voit de toutes parts les études +logiques captiver les esprits les plus éminents et les +plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous +Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, +plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon +qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la +même ville (avant 970), et les transporte à Reims, +où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation +d'un <i>abbé d'une haute philosophie</i><a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392"><sup>392</sup></a>. C'est Gerbert, +qui, avant d'être pape, fait un traité sur le +Rationnel et le Raisonnable<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393"><sup>393</sup></a>, et se pique de recueillir +et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul, +abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes +païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans +leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394"><sup>394</sup></a>. +Saint Anselme, le seul métaphysicien de +l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue +du grammairien, un ouvrage de pure dialectique<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395"><sup>395</sup></a>. +Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396"><sup>396</sup></a>, +qui devait être le maître de Roscelin, a commencé +à former cette école subtile et peu connue, destinée +à contraindre la science logique à faire sur elle-même +un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit +humain.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" name="footnote392"></a><b>Note 392:</b><a href="#footnotetag392"> (retour) </a> «Summae philosophiae abbas.» (<i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 159 et suiv.—Cf. Launoy, p. 63.).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" name="footnote393"></a><b>Note 393:</b><a href="#footnotetag393"> (retour) </a> C'est le sens de: <i>De rationali et ratione uti</i>, titre de l'ouvrage de +Gerbert. (B. Pes, <i>Thes. noviae. anecd.</i>, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" name="footnote394"></a><b>Note 394:</b><a href="#footnotetag394"> (retour) </a> <i>Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op.</i>, p. 959. +1 vol. in-fol., Paris, 1708.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" name="footnote395"></a><b>Note 395:</b><a href="#footnotetag395"> (retour) </a> <i>Dialogue de Grammatico</i>, (S. Ansel., <i>Op.</i>, p. 143.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" name="footnote396"></a><b>Note 396:</b><a href="#footnotetag396"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 132.</blockquote> + +<p>On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès +longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le +nombre des étudiants y dépassait celui de la population +sédentaire<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397"><sup>397</sup></a>. Plus de cent ans avant Abélard, des +chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère +de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique +avait commencé. On voit donc qu'Abélard, +sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement +une tradition<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398"><sup>398</sup></a>; mais il lui donna le mouvement et +la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" name="footnote397"></a><b>Note 397:</b><a href="#footnotetag397"> (retour) </a> <i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 61, 78, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" name="footnote398"></a><b>Note 398:</b><a href="#footnotetag398"> (retour) </a> Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui +jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle +(Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient +sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement +scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement +du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a +une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain +Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant +l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et <i>Hist. litt.</i> t. IX, p. 61.)</blockquote> + +<p>Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement +d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait +parfaitement celle où il obtint une influence prédominante +et bientôt exclusive, grâce au renfort +qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de +l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement +du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de +devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été +consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la +dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et +s'agrandit; la popularité d'Aristote commence +et présage son autorité future<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399"><sup>399</sup></a>. Abélard paraît, +et soudain il devient le plus puissant promoteur +de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence +et de sa gloire ce naissant empire de la logique, +qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400"><sup>400</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" name="footnote399"></a><b>Note 399:</b><a href="#footnotetag399"> (retour) </a> C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un +poème sur les catégories où on lit: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,</p> +<p>Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.</p> +</div> </div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" name="footnote400"></a><b>Note 400:</b><a href="#footnotetag400"> (retour) </a> Cf. Launoy, <i>De var. Arist. in Acad. paris, fort.</i>, c. I et III.—Brucker, +<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 670-684.—Buddaei <i>Observ. select.</i>, t. VI, +ch. XVIII et XX.—Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>, passim.—M. +Rousselot, <i>Phil. dans le moy. âge</i>, 1re part—Voyez aussi le chap. suiv. +et le chap. I du l. III.</blockquote> + +<p>Nous avons essayé de faire connaître le caractère +général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique; +il conviendrait à présent de donner une +idée plus complète et plus approfondie de la science +même qui s'est appelée de ce nom.</p> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<h3>DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.</h3> + +<p>Nous recherchons maintenant quelle sorte de +science le moyen âge avait faite avec les données +dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances +humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la +dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage +de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle +exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps +et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées +aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes +que les premières; et chez ceux même qui répétaient +ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une +grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur +du temps<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401"><sup>401</sup></a>, et tous professent Aristote.» C'est que +la forme générale de la science venait de lui. Sa +dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment +l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon, +on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; +et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais +sa grandeur, on recueillait autant que possible +quelques idées éparses de cet homme divin; on les +conservait précieusement, mais en les traduisant +dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme +d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour +le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun +n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en +mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il +arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute +question, à toute époque, il y avait sinon deux +écoles, au moins deux opinions ou deux tendances +philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près +dans l'intention de tous, prenait toujours une des +deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, +reconnaître, d'un côté l'influence un peu +lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination +plus directe et plus absolue du péripatétisme. +Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le +vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme +véritable. Mais si chez les uns, Platon était +défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" name="footnote401"></a><b>Note 401:</b><a href="#footnotetag401"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. II, c. XIX.</blockquote> + +<p>Toutes les controverses où se produisit cette distinction, +peuvent se ramener ou du moins se comparer +à la mémorable controverse sur la question des +universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique +et plus prolongée. Aussi d'excellents +juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la +scolastique, et à renfermer toute son histoire dans +l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; +elle agita les écoles et presque la société, elle partagea +l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à +la réformation, et ce n'est pas au moment de parler +d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance +de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à +M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux, +on donne une idée du reste de la scolastique; +mais ce reste est quelque chose, beaucoup +même, et pour juger ou seulement comprendre cette +seule question, il est indispensable de connaître la +science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers +partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, +averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, +terministes<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402"><sup>402</sup></a>, avaient un fonds commun d'idées, +de principes, de maximes, de locutions, qui formaient +comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait +la plante vivace et vigoureuse de la controverse +la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats, +en effet, sur les points les plus ardus de la théologie, +semblent toucher de plus près à la pratique que la +question de savoir si les noms des genres sont des +abstractions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" name="footnote402"></a><b>Note 402:</b><a href="#footnotetag402"> (retour) </a> Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion +des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que +les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.</blockquote> + +<p>Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout +entier, nous devrions au moins résumer les idées +qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en +quelque sorte les lieux communs de la philosophie +et les points d'appui de toute discussion, de toute +recherche, de toute science.</p> + +<p>Pour présenter un résumé bien systématique, il +faudrait donner une analyse exacte de la philosophie +d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre +la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, +par la <i>Physique</i>, par le <i>Traité de l'âme</i>, par l'<i>Éthique +à Nicomaque</i>, mais surtout par la <i>Métaphysique</i>, +donner à la logique même, des fondements et des +principes, et montrer comment elle a pu devenir +toute la philosophie, en présentant sommairement +avec elle les autres parties de la science auxquelles +elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable, +qui ne serait pas conforme à la vérité historique, +et qui risquerait de prêter à la scolastique plus +d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait +réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote; +et lui-même, elle était loin de le connaître +tout entier. Les créateurs et les continuateurs de +cette science ne se sont pas sans doute renfermés +strictement dans la logique, mais c'est suivant le +besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles +étaient amenées par l'étude de la dialectique, que +se livrant à des excursions nécessaires, ils ont +atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient +point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans +son domaine, mêlant ainsi la métaphysique, +c'est-à-dire les notions d'une science objective et +transcendante, à la science subjective du raisonnement +et de ses formes. Nous ne les convertirons donc +pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est +arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui +qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il +éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les +limites; il y trouverait incessamment des allusions +et comme des renvois implicites à une doctrine du +fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, +sur lesquelles la logique proprement dite ne +nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement. +Elle est, en effet, la mécanique rationnelle +de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque +chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le +donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des +jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même +de l'Organon ou le <i>Traité des Catégories</i> n'est +pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur, +ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même, +il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur +qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant +les catégories, Aristote a donné la nomenclature +des parties métaphysiques du discours, ou celle des +notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, +ou celle enfin des conditions essentielles et absolues +des choses. Les principaux commentateurs ont +ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre +aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même +de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose +sur un point fondamental, destinée à compléter la +Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique, +aussi bien que la Logique entière, c'est +cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement, +au moins dans ceux de ses livres que l'Occident +connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à +l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, +que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard +ont mêlé à la dialectique pure les trois points +suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables +à connaître pour comprendre cet ensemble de +logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. +Nous les présenterons en puisant aux +sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui +commentait des commentateurs.</p> + +<p>1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement +la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend +de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose +<i>est</i> ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on +entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a +telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode +essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie +secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière +d'<i>être</i>, et que l'être signifie tour à tour l'existence, +la forme, la quantité, la qualité, et même +toute sorte d'attribut accessoire. On dit également +Socrate <i>est</i>, il est quelque chose d'existant; puis, +Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, +athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est +apparemment de l'<i>être</i>, puisque c'est ce que Socrate +<i>est</i>. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en +soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté +l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi +est l'être véritable, objet éminent de la philosophie.</p> + +<p>Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle +chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait +dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance +et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément +ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, +que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout +être en soi est une chose, telle chose, pas une autre +chose, on employait la formule que tout ce qui est +se compose de matière, de forme et de privation<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403"><sup>403</sup></a>. +La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il +est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est +tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales +de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce +qui est en soi<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404"><sup>404</sup></a>. Nous appellerons ce principe le principe +ontologique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" name="footnote403"></a><b>Note 403:</b><a href="#footnotetag403"> (retour) </a> Arist., <i>Phys.</i>, I, VII.—<i>Met.</i>, XII, II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" name="footnote404"></a><b>Note 404:</b><a href="#footnotetag404"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.</blockquote> + +<p>2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou +essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun +doute, c'est à la substance que s'applique le plus +rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient +d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle +est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé +qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a +pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris +par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme, +qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun +sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la +substance se réalise; à ce double titre, la substance +est proprement l'essence (au sens aristotélique).</p> + +<p>Mais une essence n'est pas la seule chose dont on +puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle +est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout +accident. Le nom d'être se donne également aux +choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres +choses que l'être en soi pourrait être en combinaison +avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en +soi (matière et forme) est nécessairement de telle +qualité: cela est encore de son essence. Ces choses +que sont les choses, sont celles qu'on exprime par +ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, +par la jonction de ces termes, constitue la +proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit. +On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence, +qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux +ou suprêmes qui ne sont pas des attributs +proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent +ce qu'il est nécessaire que tout être puisse +être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être +ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.; +ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes, +qui ne sont pas non plus proprement des +genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils +seraient les genres, non pas de tout ce qui +existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au +nombre de dix, et s'appellent les <i>prédicaments</i> ou catégories. +L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y +a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer +de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence, +la quantité, la qualité, la relation, le lieu, +le temps, la situation, la possession, l'action, la +passion<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405"><sup>405</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" name="footnote405"></a><b>Note 405:</b><a href="#footnotetag405"> (retour) </a> Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], +ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin], +habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., +<i>Met.</i>, V, VII et VIII.—<i>Categ.</i>, IV et seqq. <i>Essai sur la Met. d'Aristote</i>, +par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.—<i>De la Log. d'Arist.</i>, par +M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)</blockquote> + +<p>Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est +dit sans aucune combinaison, <i>quae sine omni conjunctione +dicuntur</i><a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406"><sup>406</sup></a>. Ainsi la logique définit les catégories; +ainsi elle en fait les éléments du langage. +Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que +nous avons appelé terminologique. Mais des termes +simples sont des idées simples ou élémentaires, car +les mots n'expriment que les modifications de l'esprit<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407"><sup>407</sup></a>. +Les catégories sont donc tous les attributs en +général que l'entendement peut affirmer d'un sujet. +Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en +psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que +ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront +les divers caractères de l'être, l'être lui-même +ou l'être en tant qu'être étant en dehors des +combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement +ontologique<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408"><sup>408</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" name="footnote406"></a><b>Note 406:</b><a href="#footnotetag406"> (retour) </a> [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. <i>Categ.</i>, IV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" name="footnote407"></a><b>Note 407:</b><a href="#footnotetag407"> (retour) </a> <i>De Interpr.</i>, I, I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" name="footnote408"></a><b>Note 408:</b><a href="#footnotetag408"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, I, II, etc.—<i>Logiq. d'Arist.; Introd.</i> par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.</blockquote> + +<p>3° Maintenant, si c'est un principe que tout être +se compose de matière et de forme, et si l'être se dit +des catégories, le principe est applicable à celles-ci +mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose +de matière et de forme. C'est en effet ce que +les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la +logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique +d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne +paraissent que des termes, les termes simples ou +élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux +sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition +n'est possible. Or, comme la connaissance de +l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition, +et que la définition est une proposition, les +éléments nécessaires à la proposition sont les éléments +de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en +même temps les éléments de l'être, ses conditions +réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique +laisse incertain. Je ne crois pas que le texte +littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme +le traité des catégories n'est que l'introduction au +traité de l'interprétation ou du langage, je crois que +parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont +décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des +catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire +qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne +sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une +autre question, et qui, selon une observation déjà +faite, est plus du ressort de la métaphysique que de +la logique.</p> + +<p>Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être +en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories; +car autant on en distingue, autant ce sont des +significations données à l'être. Or, parmi les choses +qu'embrassent les catégories, les unes sont des +essences, d'autres des qualités, d'autres désignent +la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc +dans le même sens que chacun de ces modes<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409"><sup>409</sup></a>.» +De ce passage et d'autres semblables, des interprètes +de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement +que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient +des modes effectifs de l'existence, mais +que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être +accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents, +il fallait les traiter comme des choses et +leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi +de ces choses que désignent et nomment les prédicaments, +on a dit qu'elles étaient aussi un composé de +matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était +plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments +ou de la substance, c'est en général cette première +catégorie que, pour appliquer le principe ontologique, +les logiciens prennent en exemple. Ainsi, +ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, +l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme, +l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions +que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles +recherches de la scolastique et d'Abélard; mais +on verra aussi que, comme de la substance, il +est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou +de telle autre catégorie, a une matière et une forme. +Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément +lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie +de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est +l'union de la matière de la qualité et de la forme de +la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle +d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière +de la relation et la forme de la servitude<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410"><sup>410</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" name="footnote409"></a><b>Note 409:</b><a href="#footnotetag409"> (retour) </a> <i>Met.</i>, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.—Barth. +Saint-Hil., loc. cit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" name="footnote410"></a><b>Note 410:</b><a href="#footnotetag410"> (retour) </a> Voy. dans Abélard, <i>Dialect.</i>, p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.</blockquote> + +<p>De quelle existence, de quelle réalité entendait-on +douer, soit cette matière de la qualité, soit cette +forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce +d'une existence directe, substantielle, comme celle +même de la substance? Est-ce seulement par une +analogie de la catégorie de la substance, que l'on +traite des autres catégories comme si elles existaient +au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner +quelquefois, et le plus souvent reste dans le +vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux, +c'est que de l'application réelle ou fictive du principe +ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu +de graves conséquences logiques, puis des difficultés, +des ambiguïtés innombrables, et surtout ce +caractère équivoque d'une science qui semble tour à +tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême +idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de +raison comme s'ils existaient, et des réalités comme +si elles n'existaient pas.</p> + +<p>Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait +mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en +soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles +étaient des manières d'être essentielles, en ce sens +qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles +n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement: +«Rien de ce qui se trouve universellement +dans les êtres n'est une substance, et aucun des +attributs généraux ne marque l'existence, mais ils +désignent le mode de l'existence<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411"><sup>411</sup></a>.» Pour Aristote, +la qualité est bien un être, mais non pas absolument. +Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle +est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque +un sujet de définition, c'est par extension, +par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux +sont vraiment des êtres, c'est qu'<i>il y a de l'être</i> +en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence +que pour la substance, il y a quasi-essence +pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non +substances, il y a essence ou forme essentielle, +mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre +que pour la substance. S'il y a forme de la qualité, +forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux +du mot. Si l'on peut en donner définition, +ce n'est pas définition première ou proprement dite, +la définition véritable étant l'expression de l'essence +et l'essence ne se trouvant que dans les substances<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412"><sup>412</sup></a>. +Ces distinctions sont exactement spécifiées dans +Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, +les néglige presque toujours, surtout avant le temps +où elle eut connaissance de la Métaphysique<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413"><sup>413</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" name="footnote411"></a><b>Note 411:</b><a href="#footnotetag411"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Aristote</i>, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" name="footnote412"></a><b>Note 412:</b><a href="#footnotetag412"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Arist.</i>, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" name="footnote413"></a><b>Note 413:</b><a href="#footnotetag413"> (retour) </a> Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon +Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement +apportée de Constantinople. (Launoy, <i>De var. Arist. fortun.</i>, c. I, +p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.</blockquote> + +<p>Il s'agit donc d'une existence modale, et non +vraiment substantielle, à moins que par substantielle +l'on n'entende essentielle à la substance. Or +maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas +sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses +du moyen âge. On y a sans explication et sans +contestation appliqué le principe ontologique aux +prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux +comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres +substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu +occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard +dit quelque part que c'est une maxime philosophique +que parmi les choses, les unes sont constituées de +matière et de forme, les autres à la ressemblance de +la matière et de la forme<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414"><sup>414</sup></a>. Cette parole, jetée en +passant, est juste et profonde; elle doit être toujours +présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, +soit un livre quelconque de scolastique. Mais +on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter, +et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a +embarrassé la science quatre cents ans durant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" name="footnote414"></a><b>Note 414:</b><a href="#footnotetag414"> (retour) </a> <i>Theol. Chrits.</i>, l. IV, p. 1317.</blockquote> + +<p>Au degré de généralité, que l'esprit atteint en +s'élevant aux catégories, tout semble se confondre +et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories +sont des attributs, leur nom même l'indique; et +celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont +quelque chose de la nature du prédicat ou attribut. +Cependant la première de toutes est la substance, si +ce n'est entendue au sens précis que la science moderne +assigne à ce mot, au moins conçue comme +ce qui ne peut être attribut<a id="footnotetag414a" name="footnotetag414a"></a><a href="#footnote414a"><sup>414a</sup></a>; elle est bien catégorie +ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut, +mais attribut le plus général ou fondamental, et en +outre le premier des attributs les plus généraux ou +fondamentaux. Comme étant le premier, elle est +l'acception première de l'être. L'acception première +de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est +avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être +qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou +son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est +que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être +déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est +d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est +d'être une certaine essence, c'est d'être une substance +qui n'est pas <i>un autre (aliud)</i>, et comme sans +tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414a" name="footnote414a"></a><b>Note 414a:</b><a href="#footnotetag414a"> (return) </a> <i>Met.,</i> VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.</blockquote> + +<p>Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, +substance, être, sont des mots qui peuvent +successivement se réduire les uns aux autres, malgré +la nuance qui les distingue, et comment on peut +dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier +attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La +meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par +la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent +Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai +tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (<i>quoddam</i>).</p> + +<p>Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer +comme attribut ce qui consiste précisément à +être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime +positivement cette phrase de forme plus moderne: +«Tout être <i>a</i> une substance.» Cette expression vient +d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant +rien directement que par les qualités, qualifie +toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la +substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat +d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre +comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut, +(car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut +dont nous venons de parler, consiste précisément à +être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension +inverse, l'esprit prenne substantiellement +les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement +le caractère d'attribut?</p> + +<p>Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: +«Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée, +ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque +très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être +premier ou la première catégorie et les autres choses +qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence +qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles +sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet +être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun +de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même +une existence propre, aucun ne peut être séparé +de la substance.... Ces choses ne semblent si fort +marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y +a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé, +et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier +qui apparaît sous les divers attributs.... Il est +évident que l'existence de chacun de ces modes +dépend de l'existence même de la substance. D'après +cela, la substance sera l'être premier, non +point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans +son sens absolu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415"><sup>415</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" name="footnote415"></a><b>Note 415:</b><a href="#footnotetag415"> (retour) </a> <i>Met.</i>, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.</blockquote> + +<p>Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc +des existences modales; Aristote les a nommés des +substances secondes. De même que la substance était +tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut +devenir la substance secondaire. C'est de l'être +encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et +qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd +la condition de sa réalité.</p> + +<p>Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister +dans les expressions, ne doit plus subsister +dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle +n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, +et produit d'épineuses disputes.</p> + +<p>En effet rien n'est plus général que l'essence; et +l'on donne aux catégories le nom spécial de <i>choses +les plus générales</i>, [Grec: genichotata], <i>generalissima</i>, genres +supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les +plus universels des universaux, et parmi eux, le +plus universel est la substance. La substance est un +universel, un genre, Aristote lui-même le dit<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416"><sup>416</sup></a>. Or +nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le +premier degré de l'existence à tout universel. On +verra plus bas qu'il en refuse autant au genre<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417"><sup>417</sup></a>. Ainsi +la substance serait une de ces choses auxquelles +manque la substance?... Il faut bien ici quelque +erreur de langage. Il est évident que la substance est +universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de +la condition première et absolue de l'être. Mais en +tant que réelle, elle est essentiellement déterminée, +puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la +détermination de l'être. Tout s'explique donc; des +diverses notions universelles, une seule, et la plus +universelle de toutes, donne la substance, et c'est +la notion de la substance même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" name="footnote416"></a><b>Note 416:</b><a href="#footnotetag416"> (retour) </a> <i>Met.</i>, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" name="footnote417"></a><b>Note 417:</b><a href="#footnotetag417"> (retour) </a> La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes, +parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de +l'individu. (<i>Categ.</i>, V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, +p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)</blockquote> + +<p>La substance existe-t-elle donc d'une existence +universelle? oui, en ce sens que tout être est substance; +non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance +universelle: car ce serait dire que tout déterminé +est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons +du moins, le vrai sens d'Aristote.</p> + +<p>Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, +ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes +la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance +à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent +quo dans la substance. Ils sont universels en ce +qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent +pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent +de la substance pour exister, au moins d'une +existence déterminée. Aristote appelle les modes les +substances secondes; il eût mieux fait peut-être de +les nommer les seconds de la substance.</p> + +<p>Si maintenant on veut sortir de cette généralité +et descendre des <i>generalissima</i> aux simples <i>generalia</i>, +des catégories aux <i>catégories</i>, permettez-nous +ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales, +cela s'appelle descendre <i>les degrés métaphysiques.</i> +Les modernes ont appelé cela l'échelle de +l'abstraction, la génération ou la généalogie des +idées abstraites.</p> + +<p>Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez +pour matière et que vous y ajoutiez la forme de +<i>corporéité</i> (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance +vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous +avez une nouvelle essence, celle de <i>corps</i>. Si au +corps vous ajoutez la forme de l'<i>animation</i>, vous avez +l'<i>animal</i>. A cette essence, l'addition d'une forme +que les scolastiques appelaient la <i>rationalité</i>, et qui +est tout simplement la raison, vous donnera l'<i>homme</i>. +Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle +qui ne peut se désigner que par un nom +propre, pour Socrate, la <i>socratité</i>, pour Platon, la +<i>platonité</i>, vous aurez <i>Socrate</i> ou <i>Platon</i><a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418"><sup>418</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" name="footnote418"></a><b>Note 418:</b><a href="#footnotetag418"> (retour) </a> Porphyr., <i>Isag.</i>, I, c. II, chap. 23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.—Boeth., <i>in Porph. translat.</i>, l. II et III. Cette échelle de l'abstraction +est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut +voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de +Basle; 1 vol. in-fol., 1546).</blockquote> + +<p>Les trois derniers degrés de cette échelle portent +les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal +est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon +un individu.</p> + +<p>On a déjà vu quelle importante distinction devait +être introduite entre les divers modes ou attributs, +les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le +langage commun tient peu de compte de ces distinctions; +il confond assez fréquemment tous ces +mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la +dialectique était fort précise sur ce point.</p> + +<p>D'abord, nous avons vu mettre au sommet de +l'échelle les attributs ou genres <i>les plus généraux</i>, +sous le nom de prédicaments.</p> + +<p>Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la +<i>qualité</i>: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la +qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas +la qualité, c'est la situation.</p> + +<p>Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction +d'une détermination actuelle à la matière +en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble +à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a +cependant un caractère exclusif de cause créatrice +ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut, +et c'est pourquoi on l'appelle <i>forme</i>. Comme +cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière, +convertit la substance et cause la formation +d'une essence nouvelle, on l'appelle <i>forme substantielle, +forme essentielle</i> et quelquefois aussi <i>essence +formelle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419"><sup>419</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" name="footnote419"></a><b>Note 419:</b><a href="#footnotetag419"> (retour) </a> Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce +qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en +scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le +moyen âge nommait <i>forme essentielle</i> ou <i>substantielle</i>, et les traducteurs de +sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. +(L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant +ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une +apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé +dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes +substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.» +(<i>Hist. de la phil.</i>, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller +trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae, +eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent <i>ratio</i> +chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](<i>Met</i>., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen +einai ekatton kai taen protaen ousian] (<i>Met.</i>, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos, +to enon] (<i>ib.</i> 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou +ousias] (<i>De gen. et corr.</i>, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (<i>Met.</i>, VII, +4.) On pourrait multiplier les citations.</blockquote> + +<p>Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure +que nous descendons les degrés métaphysiques, nous +voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux +modes. A chaque degré supérieur est une +essence plus ou moins commune qui se particularise +au degré inférieur. Au premier degré est quelque +chose d'universel qu'une addition divise et rend +différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible +d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois +<i>non différente, indifférente</i>. Ce qui vient la modifier, +ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général +introduire un genre plus particulier, différent +du premier et qu'on appelle <i>espèce</i>, se nomme +<i>la différence spécifique</i> (qui engendre l'espèce), ou +simplement <i>la différence</i>.</p> + +<p>La différence est une propriété qui engendre l'espèce; +elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que +l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison +et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais +la raison est la différence de l'homme à l'animal: +elle constitue et définit l'espèce. <i>L'homme est un animal +qui rit</i> ne serait que l'énonciation d'un attribut +<i>propre</i> à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas. +Un attribut de cette nature est un <i>propre</i> ou une propriété.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pour ce que rire est le propre de l'homme,</p> + </div> </div> + +<p>dit Rabelais, qui savait la logique.</p> + +<p>Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, +rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne +pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent +ou manquent, change de substance, d'espèce +ou de degré sont les <i>accidents</i>. Socrate est <i>camus</i>, +Achille est <i>blond</i>; voilà l'accident.</p> + +<p>Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait +assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs, +la scolastique introduit des distinctions fondamentales, +et attache un sens technique à cinq +mots, <i>le genre, l'espèce, la différence, le propre</i> +et <i>l'accident</i>. On ne peut, sans les prononcer à +chaque instant, traiter des catégories ni de la logique, +et cependant Aristote avait écrit la sienne sans +les définir préalablement<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420"><sup>420</sup></a>. C'est pour y suppléer que +Porphyre a composé son <i>Introduction aux Catégories +ou le Traité des cinq voix</i><a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421"><sup>421</sup></a>, et cet ouvrage a joué un +rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin +à la grande difficulté ontologique tant annoncée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" name="footnote420"></a><b>Note 420: </b><a href="#footnotetag420"> (retour) </a> Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre +des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" name="footnote421"></a><b>Note 421:</b><a href="#footnotetag421"> (retour) </a> «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.» +Les cinq voix sont en grec <i>genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos</i>. (In +Arist. <i>Op.</i>, édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)</blockquote> + +<p>Nous avons vu comment les degrés métaphysiques +étaient placés au-dessous des catégories. L'existence, +Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci +d'une manière que nous voudrions avoir rendue +suffisamment claire. Cependant on aura remarqué +deux points:—la substance est le nom de l'être +premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être +en second.—Les dix pris ensemble sont, à des titres +inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.</p> + +<p>Maintenant nous avons vu que la substance est +éminemment l'être en soi et qu'elle communique +l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez +de ce premier degré au dernier, de ces <i>maxima</i> de généralité +aux <i>minima</i>, ou de la substance en général à +l'individu en particulier, vous trouvez apparemment +que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance. +L'être n'a donc pas dépéri en descendant du +sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant +par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés; +essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela +existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle +est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc +autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous +de chaque genre il y a plus d'une espèce, +au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. +Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue +constituer une essence, les essences, hiérarchiquement +subordonnées, sont distinctes, différentes +les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement +et numériquement différents. Ainsi il y a des corps, +et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (<i>animal</i>, +etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (<i>homme</i>, +etc.), ce ne sont pas des individus. Que +leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, +pour l'existence, pour être chacun à leur degré une +essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la +forme, la matière donnée par le degré supérieur, la +forme dans l'attribut générateur qui les constitue? +Et comme originairement la substance a été le point +de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés, +jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous +et chacun la réalité entière, la condition de l'être, +l'être premier, une existence substantielle et déterminée. +La conséquence apparente de tout cela, c'est +que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques, +et que notamment les genres et les espèces +sont des réalités.</p> + +<p>Cette conséquence semble inévitable, et cependant +qu'on y réfléchisse.</p> + +<p>D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun +universel n'est substance<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422"><sup>422</sup></a>? Les genres et les +espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur +décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus +cette fois d'un universel à part et suprême comme +l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels. +A-t-on quelque artifice pour concilier le principe +d'Aristote avec l'autre principe qui veut que +l'existence soit partout où il y a matière et forme?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" name="footnote422"></a><b>Note 422:</b><a href="#footnotetag422"> (retour) </a> [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (<i>Met.</i>, VII, XIII. T. II et +p. 9 dans la trad.)</blockquote> + +<p>Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, +qu'un genre ayant une existence réelle et distincte +comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce, +ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? +Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement, +avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que +l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni +aucun autre, et qui existe cependant substantiellement +comme eux? La raison n'admet point cela; +le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces +ou, pour mieux dire, les universaux existent +autant que les individus, il faut que ce ne soit pas +comme les individus; il faut que ce soit d'un mode +d'existence particulier que nous n'avons encore ni +défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence? +La solution de la question n'est pas à notre charge. +A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le +système admis toute la difficulté, et l'on voit en +même temps que cette difficulté et peut-être la +question même proviennent des prémisses posées +dans les généralités de la dialectique, et résultent +des notions ou des locutions qu'elle adopte pour +déterminer les conditions absolues de l'être et la +classification méthodique de ses degrés de transformation. +C'est ici qu'il y a vraiment un départ à +faire entre la science des choses et celle des mots.</p> + +<p>Voilà dans sa première généralité la question qui +a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et +d'angoisses.</p> + +<p>La question en elle-même était soluble. Mais +comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse, +du moment qu'elle était posée dans la langue de +la dialectique, et compliquée tout à la fois par les +principes et les expressions qui devaient dans l'esprit +du temps servir à la résoudre?</p> + +<p>En effet, Aristote a établi plusieurs principes, +sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables. +C'est assurément un principe fondamental +chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée; +que toute la réalité est dans le particulier, +l'individuel; que c'est là la substance première. +Et cependant il admet l'être dans les attributs; il +distribue l'être aux catégories qui sont les attributs +les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans +matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante +et générale, la vertu de produire l'être +réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée +et universelle; enfin il dit que les genres +sont des notions ou des attributs essentiels, et classant +les genres ainsi que les espèces parmi les substances, +il ajoute que les espèces sont plus substances +que les genres, quoiqu'il ait donné pour +une des propriétés fondamentales de la substance +celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423"><sup>423</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" name="footnote423"></a><b>Note 423:</b><a href="#footnotetag423"> (retour) </a> <i>Met:</i> * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. <i>Categ.</i>, V. <i>Topic.</i>, I, V.</blockquote> + +<p>Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait +comprendre la génération, et qui, bien qu'assez +difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par +l'inévitable diversité des points de vue que traverse +nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient +aux penseurs de nos premiers siècles, non pas +tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la +fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres, +comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant +et systématique, mais épars, morcelés, décousus, +et hormis peut-être dans une seule version littérale +des deux premiers livres de la Logique, cités, +rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au +hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les +interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces +autorités secondaires, ces principes, acceptés par de +fervents adeptes, presque sans choix, avec une +confiance, une déférence égale, portaient nécessairement +de l'embarras et de la confusion dans les +esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir +de la scolastique fut constamment d'éclaircir, +de coordonner, de concilier tous ces principes, et +d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique +et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne +pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des +choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur.</p> + +<p>Avant la découverte de l'idéologie, le langage +était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait +à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle +qui permet de se servir des mêmes mots à +ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne +traitent que des idées, à ceux qui décrivent les +conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent +que les lois de l'esprit. La question de la réalité +des universaux, ou du moins une question analogue, +celle de la réalité des objets de nos idées, +aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous +les points que traitait la philosophie du moyen âge. +La question a principalement porté sur les genres et +les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout +le reste, et ainsi devenir facilement la controverse +générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle +de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme, +soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a +jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, +ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer, +et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à +l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans +les conséquences; mais comme ces grandes questions +étaient là, toujours voisines de celle des universaux +qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est +plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, +à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé +les dialecticiens du moyen âge en contemporains +de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont +gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en +originalité.</p> + +<p>Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver +à ces esprits singuliers leurs vrais caractères, +comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables +limites.</p> + +<p>Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme +devait naturellement donner naissance, par +la confusion apparente des principes ontologiques et +des principes logiques, à la question des universaux. +En fait, il est bon de rappeler de quelle manière +elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car +cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici +nous ne pourrions que répéter M. Cousin.</p> + +<p>Nous croyons avec lui que cette question, les +scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si +Porphyre, au début de son Introduction aux catégories, +ne les eût avertis qu'elle existait.</p> + +<p>On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a +conquis le monde savant par ses lieutenants, plus +encore que par lui-même. Ses catégories étaient le +préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt +l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué +les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de +Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce +a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté +l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, +touchés surtout de ce qui les initiait à la science, +se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus +au point de départ. Par moment, l'introduction +de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est +bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain +d'Abélard, «mais à condition de n'y point +consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée +des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent +pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une +introduction conduise à quelque chose<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424"><sup>424</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" name="footnote424"></a><b>Note 424:</b><a href="#footnotetag424"> (retour) </a> Johan. Saresber. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVI.</blockquote> + +<p>Or, au début même de cette introduction, que +rencontrait-on? un problème posé sans solution. +En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit +qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton +*athuteron zaetaematon], <i>ab altioribus quaestionibus</i>). «Ainsi +je refuserai de dire,—si les genres et les espèces +subsistent ou consistent seulement en de pures +pensées;—ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient, +corporels ou incorporels;—ni enfin s'ils +existent séparés des choses ou des objets, ou forment +avec eux quelque chose de coexistant<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425"><sup>425</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" name="footnote425"></a><b>Note 425:</b><a href="#footnotetag425"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag. praefat.</i>, c. I.—Boeth., <i>in Porphyr. a se transl.</i>, p. 53.—Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t. III, p. 84.—Ouvrag. inéd. d'Ab., <i>Gloss. in +Porphyr.</i>, p. 668.—L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la +première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction +de la Logique.</blockquote> + +<p>Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle +est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer? +C'est une question qui avait troublé la +philosophie antique, une question que Porphyre, +platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait +connaître à plus d'un titre et considérer sous plus +d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le +Lycée, le Portique.</p> + +<p>Les genres et les espèces sont des collections +d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces +(<i>les hommes</i>), en tant que genres, (<i>les animaux</i>), +sont-elles autre chose que des idées spéciales et +générales? Qu'elles soient des idées, des manières +de concevoir les choses, cela n'est pas douteux; +mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela? +sont-elles en tout de pures pensées?</p> + +<p>Les idées des genres et des espèces sont des idées +universelles (des universaux); or, les idées universelles +sont diversement considérées.</p> + +<p>Selon Platon, les idées universelles, en tant +qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité +dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le +Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, +l'être par excellence. Les idées, essences, types, +formes, principes, sont éternelles et immuables<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426"><sup>426</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" name="footnote426"></a><b>Note 426:</b><a href="#footnotetag426"> (retour) </a> Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la +justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre, +le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'<i>Essai sur la Métaphysique +d'Aristote</i>, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'<i>Hist. +de la philosophie</i>, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)</blockquote> + +<p>Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, +étant universelles (et rien d'universel n'étant substance), +ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles +n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement +réel que l'individuel<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427"><sup>427</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" name="footnote427"></a><b>Note 427:</b><a href="#footnotetag427"> (retour) </a> <i>Cat.</i>, V.—<i>Analyt. post.</i>, XI et XXIV.—<i>Met.</i>, III, VI.</blockquote> + +<p>Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas +une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant +aucune chose quelconque, pas même le caractère +individuel des choses particulières, qui seules +ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites +par nos facultés représentatives: elles ne +sont rien<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428"><sup>428</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" name="footnote428"></a><b>Note 428:</b><a href="#footnotetag428"> (retour) </a> [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext. +Emp. <i>adv. logic.</i>, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in <i>Cat.</i>, fol. 26 b.— +Cf. Diog. Laert. VII, 61.—<i>Hist. de la phil. anc.</i>, par Ritter, l. XI, c. V, +t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette +partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première +posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. +<i>Stilpon.</i>—Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.—Rixner, <i>Handbuch der +Gesch. der Phil.</i>, t. II, p. 182.—Tennemann, <i>Gesch. der Phil.</i>, t. VIII, +part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)</blockquote> + +<p>Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, +comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent +pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même +qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles +sont nécessairement incorporelles. Des notions générales +en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées +éternelles sont des formes immatérielles.</p> + +<p>Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles +existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit, +à ce titre elles existent séparées des choses; +mais comme attributs dont les notions ne sont que +la représentation, elles existent dans les choses, +elles coexistent avec elles; elles sont dans la <i>matière +formée</i>, puisque les idées universelles ne sont que +les notions des modes et attributs des choses. Les +stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence +avec les choses, les représentations étant plutôt +relatives à la faculté représentative qu'à l'objet +représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent +hors des choses; elles existent ou du moins elles +ont leur principe en Dieu<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429"><sup>429</sup></a>. Comme formes des choses, +elles existent dans les choses. Elles sont à ce +titre les images des idées, mais les essences des +êtres; et les essences réelles participent à leur principe +et représentent, chacune, dans le sensible, leur +idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi +les essences tiennent aux idées par la <i>participation</i> +([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées +([Grec: choristai]).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" name="footnote429"></a><b>Note 429:</b><a href="#footnotetag429"> (retour) </a> Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées +(Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce +sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus +formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux +que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par +M. Henri Martin (<i>Étud. sur le Tim.</i>, t. 1, p. 6), la préface de la traduction +de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, +l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.</blockquote> + +<p>Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. +Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une +affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop +grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien, +mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens +ont enseigné touchant le genre et l'espèce.</p> + +<p>Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté +deux fois son ouvrage, une première dans la traduction +peu littérale de Victorinus, une seconde dans la +traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430"><sup>430</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" name="footnote430"></a><b>Note 430:</b><a href="#footnotetag430"> (retour) </a> Boeth., <i>in Porph. a Victorin. transl.</i>, Dial. 1, p. 7.—<i>In Porph. a se transl.</i>, l. I, p. 60.</blockquote> + +<p>M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431"><sup>431</sup></a>; nous +le serons moins que lui. Boèce, dans son premier +commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les +cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, +et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, +la différence, le propre et l'accident. Se demander +ensuite si toutes ces choses existaient, c'était +s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière +de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; +et, en effet, Boèce, après avoir assez bien +montré comment des sensations particulières nous +nous élevons aux idées des divers modes des choses +sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces +idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, +en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens +que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans +elles, et qu'elles correspondent à des choses que +nous trouvons unies et comme incorporées à tous +les objets de nos sensations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" name="footnote431"></a><b>Note 431:</b><a href="#footnotetag431"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxvi.</blockquote> + +<p>Or, ce n'est point là précisément la question qui se +débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité +des essences universelles. C'est encore moins la +question que la scolastique a vue dans le problème +écarté par Porphyre. C'est seulement la question +voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord +comment de nos sensations nous nous élevons aux +conceptions des choses, puis si ces conceptions sont +fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux +points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond, +mais nous paraît juste et sensé.</p> + +<p>La seconde fois que Boèce s'est occupé de la +question, c'est en commentant sa propre traduction +de Porphyre. L'ouvrage est important, parce +que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu +Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que +Porphyre est devenu une autorité.</p> + +<p>Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide +que les genres et les espèces ne peuvent être en soi. +Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être +en soi, puisque la condition de l'être en soi est +au moins d'être dans un même temps le même numériquement +(<i>eodem tempore idem numero</i>), c'est-à-dire +un et identique. En effet, si le genre était en +soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire +qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables; +ceux-ci seraient nécessairement compris à +leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à +l'infini.</p> + +<p>Il suit que les genres et les espèces ne sont pas +des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence, +des manières de concevoir les véritables êtres en soi +ou les substances sensibles; ce sont les conceptions +des ressemblances entre les individus. Conséquemment, +comme conceptions, ces universaux sont incorporels, +non pas à la manière de Dieu ou de l'âme, +mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; +c'est-à-dire qu'ils sont des <i>abstractions</i>. Boèce se +sert du mot<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432"><sup>432</sup></a>. Cependant ce ne sont pas pour cela +des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent +aux ressemblances et différences réelles des +êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les +représentations de ressemblances entre les objets. +Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets, +sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, +elles sont universelles et intelligibles. Ainsi +une même chose existe singulièrement, quand elle +est sentie, généralement, quand elle est pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" name="footnote432"></a><b>Note 432:</b><a href="#footnotetag432"> (retour) </a> <i>In Porph. a se transl.</i>, l. 1, p. 55.</blockquote> + +<p>Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, +ne mérite certainement aucun dédain; car elle est +purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît +pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer +que Platon croyait que les genres et les espèces +existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment +des corps individuels. S'il s'abstient +de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, +qu'une telle décision serait du ressort d'une plus +haute philosophie, <i>altioris philosophiae</i>; et s'il a +exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il +l'approuve de préférence, <i>non quod eam maxime +probaremus</i>; c'est qu'il commente une introduction +à la Logique du Stagirite.</p> + +<p>Nous ne ferons que deux observations sur cet état +de la question telle que l'a laissée Boèce.</p> + +<p>La première, c'est que de son temps même, les +genres et les espèces ont été regardés comme des +conceptions. <i>Intelliguntur praeter sensibilia.—Genera +et species cogitantur.—Quadam speculatione concepta.—Hominem +specialem ... sola mente intelligentiaque +concipimus</i><a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433"><sup>433</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" name="footnote433"></a><b>Note 433:</b><a href="#footnotetag433"> (retour) </a> Boeth., <i>ibid.</i>, p. 56.</blockquote> + +<p>Au reste, cette doctrine vient naturellement à la +faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il +ne voit dans les paroles que les symboles des +affections de l'âme<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup>434</sup></a>; lorsqu'il nomme la forme ou +l'espèce du même nom qui désigne la conception +rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres +termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence +avec la définition qui n'en est que l'expression, +peut conduire aisément à n'admettre que des +êtres de définition ou de raison, et les pensées se +mettent au lieu et place des existences<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435"><sup>435</sup></a>. Ce n'est +pas une nouveauté que le conceptualisme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" name="footnote434"></a><b>Note 434:</b><a href="#footnotetag434"> (retour) </a> <i>De lnterp.</i>, I, 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" name="footnote435"></a><b>Note 435:</b><a href="#footnotetag435"> (retour) </a> [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. <i>Phys.</i>, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre +est la <i>notion</i> fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences, +pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai +en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant +de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé +les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question +des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet, +paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle +n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue +cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin +et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, +p. 568, 672, 712 et 906.)</blockquote> + +<p>Une seconde observation, à laquelle nous attachons +quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme +n'est pas incompatible avec le platonisme. +Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. +Ce qui est incompatible avec le platonisme, +c'est ce principe: rien n'existe à titre universel. +Mais on pourrait accepter la génération que Boèce +donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait +admettre que les genres et les espèces sont pour +nous de pures conceptions générales fondées sur des +perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela +strictement obligé de rejeter la croyance aux idées +éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les +objets sensibles n'en soient que les images ou les +reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent +et se représentent en nous d'une autre manière, +par les notions que la puissance de notre +esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence +humaine placée entre le monde du sensible et +du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, +pourrait communiquer avec l'un comme avec +l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans +cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire +entre l'accidentel et l'universel, entre le passager +et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de +la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence +de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on +presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien +de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont +les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus +que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on +pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie +dont le sujet est Dieu. Telle est la nature +et la puissance de Dieu que son idéologie est par le +fait une ontologie: le platonisme serait alors un +conceptualisme divin.</p> + +<p>Cette double observation explique par avance +comment la scolastique a dû souvent réduire les +genres et les espèces à de simples pensées; et comment +toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de +ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner +la dialectique de Porphyre et de Boèce.</p> + +<p>Mais la controverse de la scolastique sur les genres +et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse +d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût +une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne +serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion +si célèbre parmi les modernes de la réalité de +nos connaissances.</p> + +<p>Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, +sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en +faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver +tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme +est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne +croit à rien de réel que le fait de la présence en nous +de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent +à un sujet problématique de problématiques objets<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436"><sup>436</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" name="footnote436"></a><b>Note 436:</b><a href="#footnotetag436"> (retour) </a> L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et +d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir +compte en ce moment.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre +idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a +ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux. +Les uns disaient: les genres et les espèces sont des +réalités; les autres: les genres et les espèces sont +des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des +pensées. Or, si c'était là un problème ontologique, +ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental +de l'ontologie, celui de la réalité des +choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre +le réalisme et le nominalisme proprement dits, +mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans +doute, le nominalisme fait grand usage de la considération +du subjectif, et l'abus de cette considération +est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est +donc, à certains égards, une extension excessive +du nominalisme, un nominalisme universel. Par +analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme +spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, +l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le +nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit +à la réalité des individus, et même ne croit qu'à +celle-là. «Ce sont les substances universellement +admises,» dit Aristote<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437"><sup>437</sup></a>. Or, l'idéalisme nie tout. +De même, le réalisme, qui accorde aux universaux +quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans +certains cas, s'allier à la négation de la substance +corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au +préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme +seul échappe à l'idéalisme sceptique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" name="footnote437"></a><b>Note 437:</b><a href="#footnotetag437"> (retour) </a> <i>Métaph.</i>, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.</blockquote> + +<p>Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au +nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement +au scepticisme sur l'existence du monde +extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain +réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition +à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer +assez facilement aux insensibles l'existence +substantielle.</p> + +<p>Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas +cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les +réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes +ne se croyaient pas tous sceptiques; les +conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre +avec les nominalistes. Les uns comme les +autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la +question logique de la nature des genres et des espèces, +ou des universaux. L'analyse des ouvrages +d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer +sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps, +c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi +parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était +paisiblement établie dans la philosophie, sans la +troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a +montré comment avec lui elle tendit à devenir presque +une des affaires du siècle. Quelques mots sur +l'histoire de cette question, depuis l'origine de la +scolastique, nous apprendront dans quelle situation +il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater +d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la +philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui +emploie les universaux comme substance et la +dialectique comme appareil<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438"><sup>438</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" name="footnote438"></a><b>Note 438:</b><a href="#footnotetag438"> (retour) </a> Degerando, <i>Hist. comp. des syst. de phil.</i>, t. IV, c. XXVI, p. 386.</blockquote> + +<p>On ouvre ordinairement la philosophie du moyen +âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément +la question; mais il avait foi dans l'existence +de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature +incréée, il admet des causes primordiales créées et +créatrices qui donnent aux choses contingentes leur +individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence, +donne l'être par participation: «C'est par participation +qu'existe tout ce qui est après l'essence.»</p> + +<p>Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle +comme lui <a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439"><sup>439</sup></a>.» Ces pensées, empreintes de +platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement +au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit +avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; +il annonce déjà que de son temps les uns +pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre +étaient des choses, et les autres des mots<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440"><sup>440</sup></a>. Raban +paraît se prononcer pour la dernière opinion qui, +chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation +de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait +à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une +introduction à la logique, n'avait entendu traiter +des <i>cinq voix</i> que comme voix, sans prétendre pour +cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de +genre et d'espèce ne désignassent point des réalités. +L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, +mais non philosophique. Toutefois, et pour +son compte, il incline à regarder les universaux +comme des abstractions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" name="footnote439"></a><b>Note 439:</b><a href="#footnotetag439"> (retour) </a> Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211 +et <i>passim</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" name="footnote440"></a><b>Note 440:</b><a href="#footnotetag440"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxxviii.</blockquote> + +<p>La question était donc alors connue; mais on la +laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme +plus tard, le problème fondamental de la philosophie. +Les qualifications de réalistes et de nominaux +étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, +Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre, +l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne +subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. +Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il +vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est +grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang +l'un au-dessus de l'autre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441"><sup>441</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" name="footnote441"></a><b>Note 441:</b><a href="#footnotetag441"> (retour) </a> Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre +écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait +reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce +une certaine érudition. (Dur. et Mart., <i>Ampliss. Coll.</i>, t, I, p. 305.—<i>Hist. +litt.</i>, t. VI, p. 386.)</blockquote> + +<p>Les controverses de la période suivante furent plus +théologiques que dialectiques. La transsubstantiation +devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc +de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le +dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, +il écartait les substances, pour ne voir que des mots +au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles: +<i>hoc est corpus meum</i>. C'était un nominalisme +spécial ou restreint à une seule question, et +la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons +concourut à donner couleur d'hérésie à toute +doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait +changer le conceptualisme en nominalisme.</p> + +<p>Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que +suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de +Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme +et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut +pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque +de Cantorbery.</p> + +<p>Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu +le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus +seuls avaient l'existence, et que par conséquent +les genres étaient des mots; et non-seulement les +genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il +n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement +les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y +a point de parties hors des <i>touts</i> individuels, et que +l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul +en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique, +appliquée au dogme de la Trinité, mène à +considérer les personnes divines comme des espèces, +des qualités ou des parties, et conséquemment comme +des voix, si elles ne sont trois choses individuelles. +Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation +de trithéisme.</p> + +<p>Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par +opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement +il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des +distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine +<i>des blasphèmes de Roscelin</i> dans sa doctrine logique, +et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de +sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît +trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des +trois personnes. Il soutint que celui qui prend +les universaux pour des mots, ne peut distinguer la +sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le +cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence +entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. +Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre +que plusieurs hommes ne sont qu'un homme, +et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il +n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout +confondre et de tout perdre dans une essence universelle +et suprême<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442"><sup>442</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" name="footnote442"></a><b>Note 442:</b><a href="#footnotetag442"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De fid. Trinit.</i>, c. ii et iii, p. 42 et 43.</blockquote> + +<p>Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, +admis principalement en théologie, obtint encore +meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme, +déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie, +fut encore accusé d'être inconciliable avec +la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné, +proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé +par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la +chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, +c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard +parut.</p> + +<p>Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. +Il nous parlera par ses ouvrages.</p> + + + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + + +<h3>DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443"><sup>443</sup></a>.—<i>Dialectica</i>, PREMIÈRE PARTIE, +OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.</h3> + +<p>La philosophie peut, en général, être ramenée à +cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie, +la logique, la métaphysique, la théodicée et +la morale. Les deux premières font connaître l'esprit +humain. La troisième est la science des êtres; elle se +rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci, +ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable +de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais +qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit +des temps, suivant les progrès des connaissances +humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties +de la science prévaut sur les autres dans la philosophie, +et il est rare qu'elles soient toutes ensemble +également cultivées. Cependant il n'est guère de +doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions +différentes, ces éléments constituants de la philosophie. +La scolastique elle-même les offre tous à +notre curiosité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" name="footnote443"></a><b>Note 443:</b><a href="#footnotetag443"> (retour) </a> La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836, +que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut +point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie. +Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses +successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de +son temps. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la +scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. +(<i>Trad. franc.</i>, 1810, t. I, <i>Introd.</i>, sect. III, p 686-801.) +Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne +parle guère que de théologie. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 +et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, chap. 260.) Tiedemann procède +à peu près de même. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) +M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (<i>Hist. comparée</i>, +t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui +aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et +Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des +OEuvr. compl.—Schleierm., <i>Gesch. der neu. Phil.</i>, per. I, p. 190.) C'est encore +un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (<i>Comment. +Soc. Gott.</i>, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout +ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) +On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a +écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage +est intitulé: <i>Histoire de la philosophie chrétienne</i>. (Allem., t. III, +t. X, c. v, Hambourg, 1844.)</blockquote> + +<p>Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes +a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place +étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque +sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à +séparer la psychologie de la logique, qui, sous +beaucoup de rapports, est, comme elle, une science +descriptive de nos facultés; mais la logique, comme +on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique +n'allait pas sans une certaine métaphysique. +L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs, +perçus par ses sens ou conçus par son esprit. +Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe +virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de +logique qui ne suppose une ontologie. La logique +est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, +comme la géométrie est la science exacte +de figures possibles, sans qu'elle prouve que les +figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain +croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il +la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait +pour lui la forme nécessaire et la base scientifique. +C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude +de ce qu'on appelait alors la dialectique.</p> + +<p>La psychologie et la logique conduisent par la +métaphysique à la théodicée et à la morale; mais +comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement +des sciences, et peuvent se confondre avec la +religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les +renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait +avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait +ou imposait ses principes, ses formes, son langage, +en recevant d'elle des dogmes et des commandements.</p> + +<p>Tout ce que nous venons de dire de la doctrine +scolastique, nous le disons du scolastique +Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le +théologien. Au premier appartiendront les ouvrages +de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou +pensé en psychologie, en logique, en métaphysique; +au second se rapporteront tous les ouvrages +sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous +le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à +concilier rationnellement la science et la foi.</p> + +<p>La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre +de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de +sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la +faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer +dans ses principes et sous une forme systématique. +On en disposerait méthodiquement les principales +idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions +techniques qui les obscurcissent; on les +traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, +et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de +cette philosophie. Elle irait alors se placer comme +d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée +humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si +nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait +que de donner une vue générale du système et de +l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage, +ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un +moment renaître une philosophie qui n'est plus, la +ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer +exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain, +comment il parlait, comment il pensait. Nous +voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre +philosophe avec sa physionomie et son costume. +Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, +nous semble une oeuvre plus instructive et plus +neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous +ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées +d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter +les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant +ses plus importants ouvrages l'un après l'autre, +nous les ferons connaître tantôt par des extraits, +tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, +plus loin par une déduction critique; enfin, +par tous les moyens propres à remettre en lumière +tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel, +original ou caractéristique; en telle sorte que l'on +puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le +penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons +personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous +espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la +trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude +facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle +ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. +Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront +un jour toutes pardonnées?</p> + +<p>Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par +l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de +ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444"><sup>444</sup></a>, +«de lui avoir entendu dire, ce que je crois +vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps +de composer sur l'art philosophique un livre qui +ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit +pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance +de la diction; mais qu'il serait impossible, ou +bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une +autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux +anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de +l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. +En effet, une déférence sincère ou apparente, mais +presque toujours absolue dans les termes, pour les +maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la +philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le +raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur +et la spontanéité de la conviction. La vérité de +la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne +viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet +Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose +être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet +de penser qu'avec autorisation. Son esprit est +plus indépendant que ses écrits.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" name="footnote444"></a><b>Note 444:</b><a href="#footnotetag444"> (retour) </a> Johan. Saresb., <i>Metalog.</i>, l. III, c. IV.</blockquote> + +<p>De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés +sont:</p> + +<p><i>Dialectica</i>;<br> + +<i>De Generibus et Speciebus</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445"><sup>445</sup></a>;<br> + +<i>De Intellectibbus<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446"><sup>446</sup></a></i>;<br> + +<i>Glossae in Porphyrium</i>,—<i>in Categorias</i>,—<i>in librum +de Interpretatione</i>,—<i>in Topica Boethii</i><a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447"><sup>447</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" name="footnote445"></a><b>Note 445:</b><a href="#footnotetag445"> (retour) </a> Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" name="footnote446"></a><b>Note 446:</b><a href="#footnotetag446"> (retour) </a> Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t, III, p. 401.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" name="footnote447"></a><b>Note 447:</b><a href="#footnotetag447"> (retour) </a> Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.—Comme nous n'écrivons point +un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près, +de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à +découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un +manuscrit. Voyez ci-après chap. X.</blockquote> + +<p>Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, +en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote +et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la +logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale +qui nous conduira à l'esquisse psychologique +contenue dans le <i>de Intelletibus</i>, et à la question +des universaux traitée dans le fragment <i>sur les +Genres et les Espèces</i>, véritable spécimen de la métaphysique +du temps.</p> + +<p>Deux des livres de la Dialectique contiennent des +préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne +ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir +les philosophes, celui d'une conviction savante +et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, +ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces +deux morceaux qui seront comme le prologue de +l'ouvrage.</p> + +<p>«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle +contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent +qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui +n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique +est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle +détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment +il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il +leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture +est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait +pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la +lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde +que l'art<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448"><sup>448</sup></a> combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est +pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité +des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste +la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité +n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux +opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre +le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent +et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même +celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se +garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal; +sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais +comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal +de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement +nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est +odieux (<i>nefarium</i>), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas +être réputée mauvaise<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449"><sup>449</sup></a>; car il n'y a pas de crime à savoir au prix +de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent +nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est +mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice? +Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre +les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que +désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable. +Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas +être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute +science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses +dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute +science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or, +l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la +doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science +est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de +toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle +guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est +tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni +par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" name="footnote448"></a><b>Note 448:</b><a href="#footnotetag448"> (retour) </a> L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" name="footnote449"></a><b>Note 449:</b><a href="#footnotetag449"> (retour) </a> La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports +une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences +du calcul. (Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus +l. I, p. 12.)</blockquote> + +<p>«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été +prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore +ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet +de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans +les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance +concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération, +si le singulier était énoncé séparément comme attribut de +plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement +des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent +une substance unique et une même essence; la saine croyance +étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit +est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux, +puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450"><sup>450</sup></a>. +Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un +homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus, +et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces +mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres +que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison +n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas +qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire +pour renverser la règle précitée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" name="footnote450"></a><b>Note 450:</b><a href="#footnotetag450"> (retour) </a> C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si <i>a=x</i>, +si <i>b=x</i>, si <i>c=x</i>, <i>a+b+c=3x</i>, dont les ennemis du christianisme +se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans +saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.</blockquote> + +<p>«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne +révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse +difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est +rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est +un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science +veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son +excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, +beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher +de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité, +reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, +ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer +la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite +de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une +condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par +allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs +de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet +art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice +mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement +usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine, +si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit +l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer +les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne +la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement +prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui +vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre, +plus l'art qu'il administre a de prix.</p> + +<p>Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant +venons à notre dessein<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451"><sup>451</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" name="footnote451"></a><b>Note 451:</b><a href="#footnotetag451"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 431-437.</blockquote> + +<p>La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent +dans ce morceau. C'est un des passages où +l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée +du moine et du théologien, secouer le joug de +son temps et de son habit, pour parler au nom de +son génie et prendre en lui-même son autorité.</p> + +<p>La Dialectique est un ouvrage très-considérable. +Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la +même date. A mesure qu'elles furent connues, elles +donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles +l'auteur se défendit en avançant; ou, composées +à différentes époques de sa vie, elles contiennent +incidemment des allusions et des réponses aux +accusations dont souffraient sa gloire et son repos. +Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement +de la quatrième partie, et témoigne des +circonstances qui préoccupaient Abélard au moment +où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de +la seconde partie<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452"><sup>452</sup></a>, il avait retracé les succès de ses +ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances +qui le soutenaient:</p> + +<p>«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux +ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453"><sup>453</sup></a>, non +plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que +l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de +notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en +perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, +alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à +notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire +à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens, +Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes +catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme +habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait +donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant +un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème, +qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il, +méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur +par la brièveté, l'autre par la diffusion<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454"><sup>454</sup></a>; je sais cependant +qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place +à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc +sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons +dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de +quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains +et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si +j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à +ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du +dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole +péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que +ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de +qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement +en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous +aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas +fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien +exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" name="footnote452"></a><b>Note 452:</b><a href="#footnotetag452"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars II, p. 227.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" name="footnote453"></a><b>Note 453:</b><a href="#footnotetag453"> (retour) </a> Peut-être faudrait-il traduire: <i>à suivre notre dessein</i>; il y a dans le texte: <i>nostro proposito cedendum</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" name="footnote454"></a><b>Note 454:</b><a href="#footnotetag454"> (retour) </a> C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment +Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses +commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. <i>Op.</i>, +De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.—<i>De la Logique d'Arist.</i>, par M. Barthélémy +Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)</blockquote> + +<p>Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la +science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages +seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir, +les livres des Prédicaments et <i>Periermenias</i> (<i>sic</i>); de Porphyre un +seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre, +l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction +aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit +dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions +et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques; +c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre +Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi +qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde +un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de +nos écrits<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455"><sup>455</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" name="footnote455"></a><b>Note 455:</b><a href="#footnotetag455"> (retour) </a> «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)</blockquote> + +<p>«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la +grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, +et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir +cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais +lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir +d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation +de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage +accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en +quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et +la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.»</p> + +<p>Ce fragment donne quelques lumières sur deux +questions importantes: 1° à quelles sources Abélard +puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans +quel esprit composa-t-il sa Dialectique?</p> + +<p>On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières +parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, +parce qu'elles sont effectivement traduites +en entier dans le commentaire de Boèce; mais il +semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques +premières et secondes et des autres parties +de la Logique<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456"><sup>456</sup></a>. Toutefois il se sert des traités originaux +du même écrivain sur la division, la définition, +le syllogisme catégorique et l'hypothétique. +Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut +désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote, +les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité +des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier +ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en +composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais +quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne +lui étaient pas inconnus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" name="footnote456"></a><b>Note 456:</b><a href="#footnotetag456"> (retour) </a> A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande +partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128. +(Jourdain, <i>Recherches</i>, etc., p. 58.)</blockquote> +<p>Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme +bien ce que des investigateurs exacts, et notamment +Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la +bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y +ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius +et les Catégories dites de saint Augustin<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457"><sup>457</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" name="footnote457"></a><b>Note 457:</b><a href="#footnotetag457"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. theol.</i>, p. 1007.—Ouvr. Inéd., <i>Dial.</i>, p. 193.—M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une +traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du +temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les +dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits +d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (<i>Fragm. phil.</i>, +t. III, Append. VI.—Cf. Johan. Saresb., passim.)</blockquote> + +<p>Voilà les monuments de la philosophie ancienne +dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit +croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui +étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, +la partie lettrée de la Germanie, et peut-être +même l'Italie. Sans doute les choses changèrent +bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait +déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits +de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps +avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres +retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits +en existaient quelque part. Ainsi Bède, au +VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux +écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut, +comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais +deux cents ans après lui, l'original et le commentaire +étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires +de Mannon ou Nannon de Frise, sur +l'Éthique, le <i>de Coelo</i>, le <i>de Mundo</i>, sur les Lois et +la République de Platon; mais on prétend seulement +qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande, +et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. +On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit +médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia, +le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre; +mais tout cela était également connu d'Abélard. +Le témoignage du dernier est donc très-précieux +à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser +les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458"><sup>458</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" name="footnote458"></a><b>Note 458:</b><a href="#footnotetag458"> (retour) </a> Cf. Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>—Cousin, <i>Introd. aux ouvr. d'Ab.</i>, p. 49.—L'<i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et +657.—Ven. Béd. <i>Op.</i>, t. II, <i>Sentent. seu axiom. phil.</i>, passim.—Johan. Saresb., +<i>Entheticus, in comm.</i>, p. 82 et 109.—<i>Scot Erigène</i>, par M. Saint-René +Taillandier, p. 79.—Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 632, 644, et +657.—Martene, <i>Ampliss. Coll.</i>, t. I, p. 299, 304 et 310.</blockquote> + +<p>Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, +il est difficile de déterminer l'époque où Abélard +l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été +composés dans un moment où son enseignement était +interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique +soit de la même date. L'existence même de ces +préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique +le contraire, en attestant des préoccupations +accidentelles. Un prologue général devait se trouver +au commencement du premier livre sur les catégories, +ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous +manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que +l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459"><sup>459</sup></a>. +Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq +parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur +toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation +ou une refonte des divers traités, opuscules, +gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits +à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. +L'exemple de Boèce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460"><sup>460</sup></a> devait encourager ses +imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages, +et à ne se pas contenter d'une seule édition +de leur pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" name="footnote459"></a><b>Note 459:</b><a href="#footnotetag459"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 226.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" name="footnote460"></a><b>Note 460:</b><a href="#footnotetag460"> (retour) </a> On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de +Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'<i>Herméneia</i> (lesquelles +éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques. +C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir +ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les +mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les +mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, +p. 36.)</blockquote> + +<p>Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, +témoigne d'une pensée générale et même d'une +constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente +comme étranger désormais aux luttes de l'école; il +veut suppléer par la composition à l'enseignement +oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait +au couvent de Saint-Denis, soit après la décision +du concile de Soissons, soit dans le fort de ses +démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il +s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait +commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique +et qui tenaient secrètement pour lui.</p> + +<p>Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes +de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité +et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple, +vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à +Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus +être professeur.</p> + +<p>Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a +pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite +de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse, +et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives +comme de choses bien éloignées, et des leçons +de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme +de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter +les hardiesses qui touchent le dogme, il combat +même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait +soutenue dans sa Théologie<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461"><sup>461</sup></a>; enfin il veille à se montrer +orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure +du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence +avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on +croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné +pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir, +qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science +la liberté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" name="footnote461"></a><b>Note 461:</b><a href="#footnotetag461"> (retour) </a> <i>Dialec.</i>, p. 475.</blockquote> + +<p>Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un +moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne +fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse +avec laquelle il parle de lui et de ses neveux<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462"><sup>462</sup></a>. +La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques +contiennent des allusions et des renvois à la +Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants +se retrouvent<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463"><sup>463</sup></a>. Mais répétons que ce peut +être un composé de traités d'époques différentes, et, +dans les dernières années de sa vie, Abélard peut +avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa +philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à +Cluni serait notre Dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" name="footnote462"></a><b>Note 462:</b><a href="#footnotetag462"> (retour) </a> C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique +pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.» +On peut croire aussi que <i>ces neveux</i> sont la postérité. Mais cependant ces +mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,» +semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère, +en leur disant: <i>Votre image me rend la force.</i> (Ouvr. inéd., <i>Introd.</i>, p. XXXI +et suiv.—<i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" name="footnote463"></a><b>Note 463:</b><a href="#footnotetag463"> (retour) </a> <i>Intr. ad. theol.</i>, p. 1125.—<i>Theol. christ.</i>, p. 1341.</blockquote> + +<p>Mais une chose plus positive que nos conjectures, +c'est que nous avons ici un monument à peu près complet +de l'enseignement du vrai fondateur de l'école +philosophique de Paris.</p> + +<p>Il serait infini d'analyser dans son entier un si +grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude +quelques parties fondamentales, dont la connaissance +sera la clé de tout le reste; des citations textuelles +donneront une idée de la manière de l'auteur. +Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits +trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle +pourtant que toute cette scolastique n'effrayait +pas Héloïse.</p> + +<p>La première section de la Dialectique, sous ce +titre: <i>Des parties d'oraison</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464"><sup>464</sup></a>, était divisée en trois +livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux +Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier +livre manque: c'était, je crois, proprement le <i>Livre +des parties</i>; le second, dont les premières pages sont +perdues, traite des catégories ou prédicaments.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" name="footnote464"></a><b>Note 464:</b><a href="#footnotetag464"> (retour) </a> <i>Liber Partium</i> (on supplée <i>orationis</i>). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot +<i>partes</i>; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de +la philosophie. Car on appelait ordinairement <i>partes</i> ce qu'il fallait apprendre +avant d'étudier <i>artes</i>; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc., +et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, <i>analyse logique</i>). Voyez ces +vers d'Alan de l'Ile: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i8">Si quis sublimes tendit ad artes,</p> +<p class="i4">Principio partes corde necesse sciat;</p> +<p>Artes post partes veteres didicere magistri.</p> + </div> </div> +(Budd., <i>Observ. Select.</i>, XIX, t. VI, p. 149.)</blockquote> + +<p>La substance est la première des catégories, et le +fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier +rang dans la logique, que l'on accuse d'être une +science purement verbale. La substance est aussi l'idée +nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; +écartez cette idée, le monde objectif devient +une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque +part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée +qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette +idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer +avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé +comme sa première réforme la proscription même du +mot substance. Commençons l'examen de la doctrine +d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle +soit originale (il y a bien peu de parties originales +dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante, +et peut nous apprendre à saisir et à parler +la langue de la Dialectique.</p> + +<p>On connaît la définition logique de la substance: +«Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun +sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre +celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir +les contraires.» Les substances premières sont +les individus, les substances secondes sont les genres +et les espèces. Ainsi parle Aristote<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465"><sup>465</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" name="footnote465"></a><b>Note 465:</b><a href="#footnotetag465"> (retour) </a> Voyez le chapitre précédent et Arist., <i>Categ.</i>, II.</blockquote> + +<p>Toutes les substances, dit Abélard après lui<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466"><sup>466</sup></a>, ont +cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire +un simple attribut d'un sujet (<i>in subjecto non +esse</i>). Car aucune substance, ou première ou seconde, +n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au +reste, la différence est dans le même cas: comme +elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident, +elle n'est point fondée dans le sujet à titre +d'accident, <i>non inest in fundamento per accidens</i>; +elle entre dans la substance même de l'espèce. Si +l'on dit l'<i>homme est un animal mortel rationnel</i><a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467"><sup>467</sup></a> (ou <i>raisonnable</i>), la différence <i>raisonnable</i>, qui fait de +l'<i>animal</i> l'espèce <i>homme</i>, n'en est pas séparable +comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait +aussitôt. Les substances secondes sont affirmées +des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on +les définit. Il en est de même de la différence; elle +entre dans la définition. L'accident, au contraire, +ne constituant rien dans la substance, lui appartient +extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la +définition des substances.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" name="footnote466"></a><b>Note 466:</b><a href="#footnotetag466"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 174 et seq.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" name="footnote467"></a><b>Note 467:</b><a href="#footnotetag467"> (retour) </a> Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon +d'avoir introduit <i>le mortel</i> dans la définition de l'<i>animal</i> (<i>Topic.</i>, VI, X); +aussi l'attribut <i>mortel</i> est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans +Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., <i>in Porph.</i>, p. 3 et 61. Mais il se retrouve +ailleurs. (Voyez le même, <i>in Top. Cic.</i>, p. 804 et <i>de Consol.</i>, l. I, p. 898.) +<i>Mortel</i> paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de +Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III, +p. 16 et 17 de la traduction.</blockquote> + +<p>Autre propriété des substances: en elles rien de +contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point +contraires les unes aux autres. Premières ou secondes, +elles admettent les contraires, mais à titre +d'accident; l'<i>homme</i> peut être <i>noir</i> ou <i>blanc</i>; c'est +en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité +des contraires. Si parfois on dit qu'une substance +est contraire à une autre, c'est qu'elle a des +accidents contraires. Mais aucune substance n'est +en soi dite contraire à une autre substance, si ce +n'est par une autre substance. En effet, d'un côté +on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, +de pierre, d'arbre; mais il a des accidents +contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre; +de l'autre, il peut être contraire par une autre +substance, c'est-à-dire que par la substance <i>animal</i> +qu'il a, l'<i>homme</i> est contraire à la <i>pierre</i>, qui ne l'a +pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories +de quantité et de relation.</p> + +<p>Les substances ne peuvent être comparées; car la +comparaison se fait adjectivement (<i>per adjacentiam</i>), +non substantivement (<i>per substantiam</i>), on n'est +pas plus ou moins <i>homme</i>, comme on est plus on +moins <i>blanc</i>. Cette propriété se retrouve dans la +quantité et ailleurs.</p> + +<p>Quel est donc exclusivement le propre de la substance? +C'est qu'étant seule et même en nombre +(<i>un même</i> numériquement, <i>idem numero</i>), elle peut +recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle +est susceptible d'accidents; elle en est le fondement +ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en +formation (<i>in formatione</i>), comme une forme qui la +constitue, qui la différencie, qui détermine son essence. +Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait +plus à la substance seule. La blancheur, +par exemple, simple qualité, admet les formes contraires +de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse +pas d'être la blancheur. La substance <i>homme</i> qui +recevrait la <i>rationnalité</i> et son contraire cesserait +d'être la même substance; mais elle peut persister +en recevant des accidents contraires. Tous les accidents +sont <i>en sujet (in subjecto)</i>, c'est-à-dire peuvent +être attribués à un sujet.</p> + +<p>Aristote dit que la substance est susceptible des +contraires, <i>en vertu d'un changement en elle-même</i>, +c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps; +ainsi le froid devient chaud<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468"><sup>468</sup></a>. L'addition de cette +détermination paraît superflue. Elle avait apparemment +pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui +semblent admettre les contraires, pouvant être vraies +ou fausses en des temps divers, sans cependant +changer en elles-mêmes. <i>Socrate est assis</i>; vous le +pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies +qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses +si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un +<i>changement de soi</i>, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque +de la pensée ou de la proposition. Aristote +n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer +des objections d'un adversaire importun. En effet, +la proposition <i>Socrate est assis</i>, vraie pendant que +Socrate est assis, n'est plus la même quand il est +levé. Ce qui est <i>dit ensemble</i>, c'est-à-dire avec autre +chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement +la même chose; car ce qui est avec ce qui +n'est pas ne forme pas une essence. La proposition +<i>Socrate est assis</i> dite de Socrate assis n'est pas le +même tout que la même proposition dite de Socrate +debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut +ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes, +ce qui est plus usité, la proposition est la même, +elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis +de contraires. Le fait que Socrate est réellement +assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; +c'est ce qu'on appelle une apposition ou +circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres +choses que les substances admettraient les contraires, +mais des contraires qui ne leur appartiendraient +pas proprement. Les substances aussi en +ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, +mais de ce qui est autre qu'elles, et qui +proviennent du changement des faits extérieurs et +des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent +que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit +(Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate +serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La +substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, +aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans +doute. La proposition n'est pas modifiée davantage +dans les accidents de son essence, quelle qu'elle +soit, et l'objection est sans valeur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" name="footnote468"></a><b>Note 468:</b><a href="#footnotetag468"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V, XXI-XXV.</blockquote> + +<p>On a soutenu cependant que les substances étaient +changées en soi par les contraires, et par les contraires +seulement, parce que, pouvant être sujets de +tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont +mobiles et instables dans leurs formes. Mais les +formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux +substances, ne sont jamais mues ou changées en +elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par +la mobilité des substances mêmes, dont la nature +est d'être également sujettes à différentes formes, +et de ne point périr quand les formes changent. +Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et +l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance, +sujet de la qualité de blancheur, mais comme +blancheur elle ne change pas.</p> + +<p>Ainsi les substances peuvent être changées en soi, +et non dans leurs formes; car lorsque les formes +reçoivent des contraires, c'est que la substance qui +les soutient change et passe par les contraires.</p> + +<p>Après la substance vient la quantité<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469"><sup>469</sup></a>. On ne peut +penser à une substance sans concevoir une quantité, +car toute substance est nécessairement une ou +plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière +sans ses qualités, la quantité a été mise avant la +qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles +qu'elles sont inséparables des substances, +ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre +établi par l'autorité<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470"><sup>470</sup></a>. La quantité d'ailleurs offre +cette analogie avec la substance que, comme elle, +elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" name="footnote469"></a><b>Note 469:</b><a href="#footnotetag469"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars I, p. 178.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" name="footnote470"></a><b>Note 470:</b><a href="#footnotetag470"> (retour) </a> Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. <i>Categ.</i>, IV, et <i>Analyt. post.</i>, I, XXII.</blockquote> + +<p>La quantité est la chose suivant laquelle le sujet +est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom +plus connu de mesure. Elle est simple comme le +point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, +la voix indivisible et le lieu simple; ou bien +elle est composée, comme la ligne, la superficie, le +corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le +nombre.</p> + +<p>Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas +accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure; +c'est l'office des quantités composées qui sont ou +discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux +appelait les quantités simples, des natures spéciales, +parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent +de parties, et les composées, des composés +individuels ou individus composés, lesquels ne sont +pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un +peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie, +etc., sont plutôt pris (<i>sumpta</i>, abstraits) de +certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont +vraiment substantifs ou noms de substances.</p> + +<p>Ici Abélard traite du point, et il donne sur le +point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires +de la géométrie. Il n'est arrêté que par +une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point +ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien +ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît +pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en +ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens, +«étant lui-même tout à fait ignorant de cette +science.» Il donne cependant la solution de son +maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En +quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité +de chacune de ses sections apparaissent des points, +qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute +la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence +de la ligne, sinon les parties de la ligne ne +seraient pas continues, puisque ce sont les points +qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et +briseraient la continuité de la ligne<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471"><sup>471</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" name="footnote471"></a><b>Note 471:</b><a href="#footnotetag471"> (retour) </a> L.c., p. 182.—Arist., <i>Cat.</i>, VI.—Boeth. <i>in Praed.</i>, p. 148.</blockquote> + +<p>Parmi les quantités composées se distingue le +temps; c'est une quantité continue, car ses parties +se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties, +toujours en transition, toujours instables, ne +sont pas plus continues que celles d'une oraison, +lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession +de celles-ci est notre oeuvre, et la succession +des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, +nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque +distance entre ses éléments. Les parties du temps +sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres +composées, ce sont les composés de ces moments +indivisibles. Le temps est donc une quantité +continue dans le sujet par la succession des parties. +C'est par le temps que tout se mesure: toutes les +choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme +leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la +continuité d'un temps composé dans des choses différentes, +quoiqu'on puisse percevoir en elles des +parties coexistantes; mais il faut admettre dans un +même sujet des moments qui se succèdent comme +une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à +leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, +ayant enfin une certaine durée, et dont les parties +ne sont pas permanentes, mais passent avec celles +du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire, +leurs heures, jours, mois, etc., de durée, +tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul +mois, etc., enfin un seul temps.</p> + +<p>Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. +Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et +la destruction de la partie détruit en partie le tout; +mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la +partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le +tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a +maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire, +sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a +muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première +heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse +n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions, +qui sont de tradition; toutefois il observe que +sous le nom de jour on entend douze heures prises +ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une +seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition: +<i>Le jour existe</i>, ne peut jamais être vraie, les +douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; +cela est exact; mais parlant figurativement, nous +disons, comme le jour existe par partie, qu'une +partie est une partie du jour. Proprement, on ne +peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une +partie; mais souvent nous prenons comme un entier +ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons +des noms à des choses comme si elles existaient, +quand nous voulons en faire comprendre quoi que +ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que +nous employons, lorsque nous voulons en donner +quelque idée ou mesurer quelque chose par leur +moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps. +Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun +sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils +ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore +ne devrait pas plus être appelé temps que le +cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement +une chose passée a précédé la présente, +comme la présente précède la chose à venir. Des +temps de chaque chose nous composons le temps, et +le temps présent est le terme commun du passé et de +l'avenir.</p> + +<p>Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection +d'unités. Deux unités font le binaire, trois le +ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume +de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre, +n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre +ne pouvait être une chose une, une essence. Un +habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le +binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose +que ce qui se compose de deux choses si distinctes +et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre, +le binaire, le ternaire, sont des noms pris des +collections d'unité, <i>noms pris, sumpta</i>, ou, si l'on +veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté +et trouve plus à propos de dire que le nombre +est un nom substantif et particulier de l'unité, qui +signifie également unité au singulier et au pluriel. +Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des +noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les +noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement +les choses unes de nature (les individus), +mais encore celles qui sont substantiellement +(mieux, <i>substantivement</i>) désignées par ces +noms, pourront appeler peut-être les noms de +nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la +logique dans le choix, des noms que la physique +dans la recherche de la nature des choses.» Ceci +s'adresse, comme on le voit, aux réalistes.</p> + +<p>Comme le nombre, l'oraison est une quantité. +Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les +voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison +avec l'air lui-même. «Cependant,» dit +Abélard, «le système de notre maître voulait, je +m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler, +fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé, +et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus +ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents +à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou +significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir +que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est +entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est +entendu et ne signifie qu'autant que par le battement +de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce +même air sensible aux oreilles. Par les sens nous +percevons les formes des substances, par l'ouïe nous +recevons et sentons le son proféré.</p> + +<p>On demande quand cette oraison ou proposition: +<i>L'homme est un animal</i>, laquelle n'a point de parties +permanentes, devient significative; est-ce au commencement, +au milieu, à la fin? La signification +n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé. +En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui +ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y +aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est +qu'après que la proposition est toute prononcée que +nous en tirons une pensée; nous la comprenons en +rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement +auparavant. C'est par l'intelligence et la +mémoire que nous constatons une signification. Dire +que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer +une forme essentielle, qui serait la signification; +mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur +une compréhension opérée à la suite de l'oraison +prononcée. Quand nous disons: <i>Socrate court</i>, le +sens ou la signification paraît n'être que la conception +produite, après la prononciation, dans l'âme d'un +auditeur. Ainsi la proposition: <i>La chimère est concevable</i><a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472"><sup>472</sup></a>, +se comprend figurativement, non qu'elle attribue +à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui +n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine +pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère. +Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons +point une forme essentielle, mais seulement +ce qui engendre un concept, l'oraison significative +sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence. +Le nom de <i>signifiant</i> ou <i>significatif</i> est pris de la cause +plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est +cause qu'un concept se produise dans l'esprit de +quelqu'un.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" name="footnote472"></a><b>Note 472:</b><a href="#footnotetag472"> (retour) </a> <i>Chimaera est opinabilis</i> (p. 192). <i>Opinabilis</i> vaut mieux que <i>concevable</i>, +l'<i>opinatio</i> ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée +de ce qui n'est pas. (Arist., <i>Hermen.</i>, XI; <i>Boet., De Interp.</i>, p. 423.) Au reste +cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir +ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. +<i>Hermen.</i>, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur <i>chimaera intelligitur</i> +le c. VII.</blockquote> + +<p>Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe +aux autres catégories; seulement il change l'ordre +d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on +appelle <i>quand</i> et <i>où</i>. Sur l'une et l'autre il se fait cette +question: Les catégories ou prédicaments sont ce +qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence, +les genres les plus généraux, ce qu'il y a de +plus général, <i>generalissima</i>. Or, <i>où</i> et <i>quand</i> ne semblent +pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des +premiers principes; <i>où</i> naît du lieu, <i>quand</i> vient du +temps. Mais les principes premiers ne sont premiers +que par la matière et non par la cause. Car si par +principe on entend cause, la substance sera le principe +des autres prédicaments, puisque c'est en elle +que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle, +c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473"><sup>473</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" name="footnote473"></a><b>Note 473:</b><a href="#footnotetag473"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 199.</blockquote> + +<p>Cette observation est importante, mais Abélard ne +la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la +voie de la distinction à faire entre la dialectique et +l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, +c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être +et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens +du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point, +une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité, +ou cet empirisme transcendant qui donne les +choses et non des abstractions. Cette distinction est +souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en +passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être +pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent +encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; +et prenant au sérieux toute leur géométrie +intellectuelle, toute cette science de convention, ils +semblent mettre une ontologie factice à la place de +la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les +êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde +composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est +cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis +le nom même d'ontologie, au point que dans +un grand nombre d'esprits cette science est devenue +le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.</p> + +<p>Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, +n'épuise pas la matière. Il donne pour raison +que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments +qu'une énumération. Aristote, en effet, ne +parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,» +ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a +traité avec plus de profondeur et de subtilité des +prédicaments <i>ubi</i> et <i>quando</i> dans ses <i>Physiques</i>, et +de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle <i>les +Métaphysiques</i>. Mais ces ouvrages, aucun traducteur +ne les a encore appropriés à la langue latine, +et voilà pourquoi la nature de ces choses nous +est moins connue<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474"><sup>474</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" name="footnote474"></a><b>Note 474:</b><a href="#footnotetag474"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas +traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître +l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son +commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit +le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en +cite le titre en grec, Abélard l'omet.</blockquote> + +<p>On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se +mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant +il est remarquable qu'Abélard montrait pour +Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence +encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, +sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une +définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote. +Cette définition portait que les relatifs sont les +choses qui peuvent être assignées les unes aux autres +d'une façon quelconque par leurs propres, comme un +nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote, +en examinant mieux cette définition, la trouva trop +large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit +le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.» +Il donna donc cette définition: «Il y a relation +quand une chose n'est que par rapport à une +autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que +par une autre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475"><sup>475</sup></a>. Beaucoup de choses peuvent être +rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende +de l'être des autres. <i>Le boeuf de cet homme</i> +n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé +par <i>l'aile de l'ailé</i>, car sans <i>aile</i> il n'y a plus +d'<i>ailé</i>, et <i>l'homme</i> existe sans <i>le boeuf</i>. Si la définition +de Platon, convenant à tous les rapports, est +trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, +et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation +dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe +Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote +le prince des péripatéticiens, quel autre +adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier +le maître qui lui reste.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" name="footnote475"></a><b>Note 475:</b><a href="#footnotetag475"> (retour) </a> Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (<i>Dial</i>., +p. 201), l'une: «Omnia illa <i>ad aliquid</i> quaecumque ad se invicem assignari +per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea <i>ad aliquid</i> quibus est +hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend +qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus +clairement et plus correctement:—«1° <i>Ad aliquid</i> dicuntur quaecumque +hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad +aliud.—2° Sunt <i>ad aliquid</i> quibus hoc ipsum esse est <i>ad aliquid</i> quodam +modo se habere.» (<i>In Praed</i>., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit +d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle +relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres +choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente +que ce soit.—2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond +avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, <i>Catég.</i>, +c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa +auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]—2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (<i>Cat</i>., +VII, vii, 1 et 24.)</blockquote> + +<p>«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce +que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi +principalement Aristote, parce que la langue latine +s'est particulièrement armée de ses ouvrages +et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec +en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions +connu les écrits de son maître Platon sur notre art, +nous les adopterions aussi, et peut-être la critique +du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle +moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote +lui-même dans beaucoup d'autres endroits, +excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée, +ou pour faire montre de science, s'est +insurgé contre son maître, ce premier chef de +toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses +opinions, il les a combattues par certaines argumentations +et même par des argumentations sophistiques; +comme dans ce que nous rapporte +Macrobe au sujet du mouvement de l'âme<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476"><sup>476</sup></a>. De +même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance, +soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans +sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la +relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition +et y ajoute de son fonds des exemples mal +choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. +Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu +les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous +ingérons pas de le défendre en choses que nous +ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, +c'est qu'à considérer plus attentivement les termes +de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de +la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs +sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres +choses,» il a regardé moins à la construction des mots, +qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas, +en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle, +mais substantielle. Ce qui est assigné par +possession n'est pas relatif dans le sens technique, +car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le +sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf +d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un +homme. Une chose est relative à une autre, elle est +<i>ad aliquid</i>, lorsqu'elle est <i>d'une autre</i>, en ce sens +qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation +dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute +cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est +<i>d'un</i> autre, <i>quod est aliorum</i>; mais le génitif n'exprime +pas uniquement la simple assignation de ce qui +est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation +de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: +Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on +peut entendre également et que la substance du père +est dans un certain rapport avec le fils ou que les +deux substances se concernent, et qu'il y a du père +au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne +peut être sans l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" name="footnote476"></a><b>Note 476:</b><a href="#footnotetag476"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (<i>In somn. Scip.</i>, l. II, C. XIV.)</blockquote> +<p>L'étude des autres catégories, même celle de +qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous +passons au livre III.</p> + +<p>La seconde partie de l'Organon est le traité <i>super +periermenias</i>, comme l'appelle Abélard, qui n'était +pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot: +[Grec: Ermaeneia], Hermeneia; <i>de Interpretatione</i>, comme disent +les premiers traducteurs; <i>du langage</i> ou <i>de la +proposition</i>, comme dit le dernier traducteur de la +Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son +Organon, la première partie est terminée par un +livre <i>de Interpretatione</i>, qui succède aux <i>Prédicaments</i>, +et ce livre III est, à beaucoup d'égards, +comme dans Aristote, une grammaire générale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477"><sup>477</sup></a>. +Là sont véritablement traitées les parties du discours, +et notamment le nom et le verbe. Cependant +on y remarque quelque dissidence sur les questions +communes entre les dialecticiens et les grammairiens, +et Abélard se prononce en général pour les +premiers. Il serait impossible de le suivre dans le +détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons +ici rapidement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" name="footnote477"></a><b>Note 477:</b><a href="#footnotetag477"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 209, 226.—<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, p. 183.—<i>Log. d'Arist.</i>, trad. par le même, t. I, p. 147.</blockquote> + +<p>Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît +évident qu'il avait touché à toutes les parties +de la dialectique, et produit, sur maintes questions, +des vues nouvelles qui ne manquent pas de +subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus +occuper Abélard, est la question de savoir ce que +c'est que la signification des mots. On a déjà vu +tout à l'heure qu'il entend par <i>signifier</i> produire +une idée. C'est une conséquence que pour juger de +la signification des mots, il faut moins regarder aux +mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée +la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est +dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou +bien seulement ce que le mot même dénote et ce +qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard +se décide pour cette dernière opinion, qui était celle +d'un certain Garmond<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478"><sup>478</sup></a> contre Guillaume de Champeaux; +le premier s'appuyant sur la raison, tandis +que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi +l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un +genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans +le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de +l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit +dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de +ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans +l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des +animaux, le nom d'animal ne signifie point homme, +parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore +moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que +<i>blanc</i> désigne l'<i>homme</i>. Il y a dans cette opinion de +Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent +de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une +tendance louable à subordonner la dialectique à la +psychologie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" name="footnote478"></a><b>Note 478:</b><a href="#footnotetag478"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 210. Ce Garmond est inconnu.</blockquote> + +<p>Nous ne dirons rien de plus sur cette première +partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés; +mais ce que nous en avons extrait donne une certaine +idée de la manière d'Abélard, ainsi que de +l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il +professait. Il refait la logique après Aristote et +d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, +développe les idées de l'autorité, et quelquefois +expose et discute les objections et les nouveautés +qui se sont postérieurement produites: c'est +alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de +distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans +ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On +ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté +qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son +maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, +et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand +il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, +ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines +que la discussion.</p> + + + + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<I>Dialectica</i>, DEUXIÈME PARTIE, +OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.—DES FUTURS CONTINGENTS.</h3> + + +<p>La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique +est la base de la logique proprement dite; +et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie +de son ouvrage<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479"><sup>479</sup></a>, Abélard l'ait exposée avec étendue. +Ici les idées originales, les opinions caractéristiques +continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover +dans cette mathématique immuable qu'Aristote a +probablement créée et certainement fixée pour jamais. +Encore aujourd'hui, quiconque traite de la +proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous +ce rapport, il est encore et il demeurera <i>l'autorité</i>. +En exposant avec beaucoup de détails des idées pour +la plupart communes à tous les dialecticiens du +moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une +subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit, +Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe +cependant; voulant quelque part montrer, par un +exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire +et des noms qui ne rendent que l'intention +de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom +d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il +s'agit de ma substance<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480"><sup>480</sup></a>.» Ailleurs, peut-être, il +ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque, +voulant énumérer les diverses classes d'oraisons, +il donne pour exemple de l'impérative cet +ordre d'un maître: <i>Prends ce livre</i>; pour exemple de +la déprécative: <i>Que mon amie s'empresse</i>; pour exemple +enfin de la désidérative, ces mots que nous ne +traduisons pas: <i>Osculetur me amica</i><a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481"><sup>481</sup></a>. Est-ce à Cluni +qu'il écrivit ces mots?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" name="footnote479"></a><b>Note 479:</b><a href="#footnotetag479"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, in III l., p. 227-323.—Abélard appelle cette partie <i>Analytica priora</i>, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans +Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition, +ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela +ayant trouvé en place dans l'<i>Hermeneia</i>. Les Analytiques premiers ou premières +roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en +conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait +pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé +par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui, +soit par son introduction (Boeth. <i>Op.</i>, p. 558), soit par son premier livre +(<i>id.</i>, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme +tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" name="footnote480"></a><b>Note 480:</b><a href="#footnotetag480"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 212.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" name="footnote481"></a><b>Note 481:</b><a href="#footnotetag481"> (retour) </a> <i>Dial</i>., pars II, p. 234 et 236.—Accipe codicem.—Festinet amica.</blockquote> + +<p>C'est dans cette partie de la philosophie que la +science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux +réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard +sur le fond des choses qui excitent notre curiosité. +Nous avons dit et nous verrons mieux encore par +la suite que ce fond des choses n'est pas toujours +aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe +et même du dialecticien. Mais il est un point +de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser +jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse, +donne un des plus remarquables exemples de +l'application de la dialectique à la métaphysique. +C'est là un procédé de la science comparable, sous +plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la +géométrie; et comme il s'agit d'une question importante, +sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, +de la question du libre arbitre, nous reproduirons +ses idées avec un peu de développement.</p> + +<p>Pour bien comprendre la question, il faut remonter +à la théorie de la proposition. Elle se définit: une +oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification +de la proposition est susceptible de fausseté ou +de vérité, tant par rapport aux conceptions que par +rapport aux choses. Dans la proposition: <i>Socrate +court</i>, ce ne sont pas les conceptions de <i>Socrate</i> et +de <i>course</i> que nous entendons combiner; c'est la +chose <i>course</i> que nous voulons combiner à la chose +<i>Socrate</i>, et la conception que nous provoquons dans +l'esprit de celui qui nous écoute est une conception +de réalité.</p> + +<p>La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, +n'a presque aucune conséquence nécessaire, +elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte +sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, +on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions, +et toutes celles que la logique tirerait des termes de +la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes +à l'esprit. De la chose même énoncée par la +proposition, naît au contraire plus d'une conséquence +obligée. Si je pense que tout homme est un +animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme +est un corps; mais du fait que tout homme est un +animal, résulte nécessairement le fait que l'homme +est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses, +fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans +la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe +dans la réalité<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482"><sup>482</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" name="footnote482"></a><b>Note 482:</b><a href="#footnotetag482"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, p. 237 et seqq.—La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique, +et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan. +Saresb. <i>Pollcrat.</i>, l. II, c. XXII, et <i>Metalog.</i>, l. III, c. VI.)</blockquote> + +<p>Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou +négative. L'affirmation et la négation d'un même +sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant: +«L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient +à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est +nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour +les propositions relatives au présent; mais il est des +propositions qui ne se renferment pas dans le temps +présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses +peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci, +et particulièrement des dernières, on a douté que +l'affirmation ou la négation fussent divisoires (<i>dividentes</i>), +c'est-à-dire que la vérité de la négation y +dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; +car aucune proposition au futur, c'est-à-dire +prononçant sur un événement contingent, ne saurait +être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment +le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans +cette question.</p> + +<p>Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais +déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle +n'est fausse, qu'à la condition de la détermination. +Or, la détermination n'est possible que pour le passé, +le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, +parce que dans ces cas les propositions énoncent +des événements déterminés. Nous appelons déterminés +les événements qui peuvent être connus +dans leur existence, comme les événements présents +ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la +chose, comme les événements futurs nécessaires ou +naturels. <i>Dieu sera immortel</i>, est un futur nécessaire; +<i>un homme mourra</i>, c'est un futur naturel. Ce dernier +événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est +pas nécessaire qu'<i>un homme meure</i>; mais un futur +nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.</p> + +<p>On peut donc distinguer deux futurs, le naturel +et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête +à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien +avec le non-être qu'avec l'être. <i>Je lirai aujourd'hui</i>, +est de cette espèce; car il peut également arriver +que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un +futur contingent étant indéterminé, les propositions +qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses +indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité +ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination +n'est relative qu'à l'événement qu'elles +énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent +qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la +négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre +fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne +l'est que cela avant l'événement. Au présent même +l'événement peut être déterminé, et la vérité de la +proposition rester indéterminée. Par exemple, pour +la science humaine, le nombre des astres est inconnu; +on ne sait s'il est pair ou impair; cependant +c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut +donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de +déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se +connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la +vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse +pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de +l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent +est certain, certain est le conséquent; cela +peut être vrai quant à la certitude, mais non quant +à la détermination. Des futurs contingents peuvent +être certains, mais non déterminés. Or ce sont les +seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur +est déterminé par la nature de la chose, il assimile +la proposition à une proposition au présent. On peut +appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement +futur sera toujours futur ou ne sera jamais +présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point +futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas +même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne +sera jamais présent; car le même peut être également +futur et présent, quant à la même chose: comme +l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà +assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours +tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, +qui toujours fut, est et sera.</p> + +<p>Or, quoique aucune proposition au futur contingent +ne soit vraie ou fausse <i>déterminément</i>, cependant +ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que +de toutes les divisions de la proposition une soit +vraie et une autre fausse: «<i>Socrate lira, Socrate ne +lira pas</i>.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est +fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de +plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres +est pair; mais s'il est pair, la proposition: <i>Les astres +sont en nombre pair</i>, est vraie. De même pour le futur.</p> + +<p>Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle +est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur +est incertain, mais il sera comme la proposition +l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, +c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions +est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise +point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas, +ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle +disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle +dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors +n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut +être vraie.</p> + +<p>Mais on a contesté cette application du principe +de contradiction en vertu de la division, comme +parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou +négation divisoire il est nécessaire que l'une soit +vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce +qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce +la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse +nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, +l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire +que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence +est que tout arrive nécessairement, et que +le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience +prouve qu'il est bon d'être prudent et de +prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les +événements; on en conclut la destruction de la conséquence. +Le conséquent détruit, on remonte à la +destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas +nécessaire que de toutes les choses que disent les +propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit +pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus +que de toutes ces propositions l'une soit vraie et +l'autre soit fausse.</p> + +<p>On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup +de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire +peuvent également se faire ou ne se pas faire; +par exemple, cet habit, il est également possible +qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour +bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses: +ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la <i>facilité +de la nature</i>; ce sont les expressions de Boèce<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483"><sup>483</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" name="footnote483"></a><b>Note 483:</b><a href="#footnotetag483"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 364.</blockquote> + +<p>Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de +causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle +tout autre. Un homme qui trouve un +trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? +parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui +qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le +trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose +ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit +que c'est un hasard<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484"><sup>484</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" name="footnote484"></a><b>Note 484:</b><a href="#footnotetag484"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars II, p. 280-290.</blockquote> + +<p>Le libre arbitre est un jugement libre quant à +la volonté, <i>liberum de voluntate judicium</i>. Par lui +nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré, +sans aucune violence externe qui force ou empêche +de la faire. Quand les imaginations<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485"><sup>485</sup></a> viennent +à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les +pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle +agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce +qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que +nous supportons avec courage et contre notre volonté, +en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le +libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire +aussi que les animaux ont le libre arbitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" name="footnote485"></a><b>Note 485:</b><a href="#footnotetag485"> (retour) </a> Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], <i>imaginationes</i>. Tout ceci est emprunté à Boèce. <i>De Interp.</i>, l. III, p. 360.</blockquote> + +<p>Enfin, <i>la facilité naturelle</i> est celle qui ne dépend +ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature +des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est +pas <i>facile</i> (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est +ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; +cela est facile naturellement.</p> + +<p>En cette matière, il y a grande dissidence entre les +stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis +au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant +éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver, +et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; +l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens +répondent que notre ignorance s'applique surtout +aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes +aucune nécessité constante. Le libre arbitre est, +pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle +l'âme est déterminée par sa nature, en sorte +que la nécessité providentielle contraint la volonté +même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre +arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès +de la volonté il faut encore le jugement de la raison. +Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens +la rapportent à nous, non aux choses, à notre +puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il +y a des choses possibles et d'autres impossibles par +nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une +chose, et la possibilité une autre; que le nom de +hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un +événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en +effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de +notre connaissance, ni de la nature même d'aucune +chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on +nous dise que l'astronomie donne la prescience +des événements futurs; car si les hasards sont +indépendants de la nature, inconnus même à +la nature, comment peut-on les connaître par +un art naturel?» On objecte aussi les inductions +nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des +futurs entièrement dépourvus de nécessité. <i>Les sectateurs +de cet art</i> prétendent qu'il leur donne les +moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire +avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, +ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort +à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé. +«Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu, +plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»</p> + +<p>Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue +de tous les événements, ou plutôt ce destin +qui en est la cause, disons la divine providence. +Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements +futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut +s'être trompé dans les dispositions de sa providence, +on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il +l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût +trompé. Cette conséquence répugne, elle est même +abominable. Or, quand le conséquent est impossible, +l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous +obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et +il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.</p> + +<p>Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, +d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune +nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront, +il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver, +et non comme des conséquences forcées de la +nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience +comme elles arriveront dans la réalité; car +elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence +embrasse tout; il prévoit et que les choses +arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi, +pour sa providence, les événements sont plutôt soumis +à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe +inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que +Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir +est faire. Cependant il est possible que les choses +arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles +arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, +et que cependant il n'en résulte pas qu'elle +puisse être trompée. Car si les choses avaient dû +arriver autrement, autre eût été la providence de +Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu +n'aurait pas <i>cette providence</i>, mais une autre qui +concorderait avec un autre événement. Suivant que +la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent +est entendue d'une façon ou d'une autre, elle +est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle +est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si +l'on entend que ces mots: <i>autrement que Dieu ne l'a +prévu</i>, sont la détermination du prédicat <i>est possible</i>, +en ce sens qu'<i>une chose qui arrive est possible autrement +que Dieu ne l'a prévu</i>. Car Dieu aurait toujours +la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais +il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la +détermination du sujet <i>une chose qui arrive</i>, et si l'on +dit qu'<i>une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a +prévu est possible</i>; car c'est une proposition qui +affirme l'impossible. <i>La chose qui arrive autrement +que Dieu ne l'a prévu</i>, voilà le sujet dans son entier; +<i>est possible</i>, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible +qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. +La théorie de la proposition modale enseigne de quelle +importance c'est pour le sens d'une proposition que +les déterminations appartiennent aux prédicats ou +appartiennent aux sujets.</p> + +<p>Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire +à l'application du principe de contradiction aux +propositions futures.</p> + +<p>Si de toutes les affirmations et négations il est +nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est +nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une +soit et l'autre ne soit pas.—Entendez-vous qu'à une +seule et même proposition le vrai appartienne toujours? +cela ne peut se dire, car aucune ne conserve +la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre +est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt +vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez +pas exclusivement à une seule, si vous les +prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit +réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou +qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend +Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit +vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une +est nécessairement vraie, l'autre nécessairement +fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre +soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse. +Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que +l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, +dit Aristote<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486"><sup>486</sup></a>, que ce qui est soit quand il +est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand +il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout +ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne +soit pas. Ce n'est pas la même chose que de +dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement; +ou de dire absolument: tout ce qui est est +nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" name="footnote486"></a><b>Note 486:</b><a href="#footnotetag486"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, et Boeth., <i>De Interp.</i>, edit. sec., p. 376.</blockquote> + +<p>Je dis: <i>Nécessairement, un combat naval aura lieu +ou non demain.</i> Mais je ne dis pas: <i>Demain un combat +naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement</i>; ce +qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas +est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même +vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies +qu'autant que les choses sont vraies, il est évident +que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires +pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement +se comporter de même par rapport au +principe de contradiction.</p> + +<p>Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations +et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur +fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent; +par là seulement elles sont vraies ou fausses. +En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement +est quand elle est, et n'est pas quand +elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque +vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, +et une non vraie est nécessairement non vraie quand +elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on +puisse dire purement et simplement que toute proposition +vraie est vraie nécessairement et que toute +non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui +est nécessairement ne peut être autrement qu'il est.</p> + +<p>«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation +ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement +n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de +même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans +les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait +la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne +autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement +que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra +être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? +En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre +nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, +comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on +ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait +que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, +que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout +irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des +causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les +choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération +et notre action<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487"><sup>487</sup></a>. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement +était nécessaire.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" name="footnote487"></a><b>Note 487:</b><a href="#footnotetag487"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, 10.</blockquote> + +<p>En définitive, voici comment le second conséquent +peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de +nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise, +et si parce que la chose arrivera nécessairement +par ces moyens, elle ne doit réellement +pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle +arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera +pas nécessairement par ces moyens, proposition +évidemment absurde. En d'autres termes, dire +qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein +ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que +la délibération et le dessein n'y seront pour rien; +mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement +par délibération et par dessein; ce qui +est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et +par dessein; ce qui est nier et affirmer en même +temps<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488"><sup>488</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" name="footnote488"></a><b>Note 488:</b><a href="#footnotetag488"> (retour) </a> <i>Dial.</i> para II, p. 280-294.</blockquote> + +<p>Remarquons dans cette longue digression deux +choses, la pensée et la méthode. L'une est juste, +l'autre singulière.</p> + +<p>En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause +du libre arbitre, et il la défend par les arguments de +fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence +sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; +la volonté libre ne va pas sans un jugement; +elle est vraiment libre, parce que c'est une force +subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout, +il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance +tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc +pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il +ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité. +Objection embarrassante à réfuter logiquement, +quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une +perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire +tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, +donc il a prévu que nous nous déciderions librement, +il sait comment nous userons de notre liberté. En +quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à +cette liberté même?</p> + +<p>Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, +c'est la méthode philosophique qui conduit à ces +questions. La théorie de la proposition enseigne que +la négation est le contraire de l'affirmation, et que +par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse +nécessairement. Or, il y a des propositions où le +verbe est au futur. Le contraire de ces propositions +est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? +Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur +contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition +générale de la proposition est vraie de toute proposition, +c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté +inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. +Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de +ces règles:—L'antécédent posé, le conséquent +suit,—ou—l'affirmation et la négation sont réciproquement +opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes +qu'en vertu du principe de contradiction. +Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute +chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement; +ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. +Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose +soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent, +l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre +n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, +nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité +conditionnelle dans les choses. La nécessité naît +dans les choses, la condition une fois remplie. +Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas +de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura +nécessairement demain un combat naval, et que +nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas +dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, +ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire, +c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative. +Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat +naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en +ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi +entendue respecte l'existence des futurs contingents. +Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux +propositions. Une proposition au futur comme au +présent est nécessairement vraie ou fausse; mais +elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire +ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité +de fait d'une proposition, elle ne commence à +être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité +réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement +il ne sera pas non mort; c'est une nécessité +conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, +le non-événement sera nécessairement faux. +Dans la proposition, si elle est vraie, la négation +de la proposition sera nécessairement fausse. Mais +ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la +proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne +porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs +contingents, non plus qu'à celle du libre +arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si +la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir +sous la loi de la nécessité; et la condition du +libre arbitre est à côté de la prescience. <i>Non omnis res</i>, +dit saint Anselme, <i>est neceasitate futura, sed +omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates +facit volontatis libertas</i><a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489"><sup>489</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" name="footnote489"></a><b>Note 489:</b><a href="#footnotetag489"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De Concord. praescient. cum lib. arb.</i> Qu. I, c. III, p. 124.</blockquote> + +<p>La discussion à laquelle se livre Abélard est donc +bonne et concluante, encore que technique et subtile. +Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande +importance, et qu'il y revient avec une nouvelle +sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une +grave question de théodicée.</p> + +<p>On remarquera seulement qu'ainsi que nous +l'avons annoncé, la logique offre dans son cours +des questions qui la dépassent et qui intéressent +les parties les plus élevées de la philosophie. Tout +n'est donc pas science de mots dans la dialectique. +Au reste, nous recueillons ici une des premières +expressions de cette théorie des futurs contingents, +un des points les plus célèbres et les plus importants +de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard +est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart +empruntés à Boèce, qui a longuement traité +la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, +bien que peu originale, est forte et subtile, +et l'on doit maintenant comprendre comment une +question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent +la morale; la providence divine, et par conséquent +la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme, +et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, +et par conséquent le christianisme, a pu se +trouver tout entière dans cette simple question +logique: Dans les jugements particuliers et futurs, +l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement +vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est +au fond celle-ci: Est-il un Dieu<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490"><sup>490</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" name="footnote490"></a><b>Note 490:</b><a href="#footnotetag490"> (retour) </a> Cf. <i>Arist. Hermen.</i>, IX, XIII.—Boeth., in lib. <i>de Interpret.</i>, edit. sec., I. III, p. 367-370.—S. Anselm, <i>Op., De concord.</i>, etc., p. 123.—S. Thom. +<i>Summ. theol.</i>, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.—Voyez aussi dans la +troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.</blockquote> + +<p>Abélard termine par l'exposition du syllogisme +ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet +fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon, +et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction +qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont +les traités du consulaire romain sur le syllogisme +catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont +évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. +Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir +pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet +exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires +sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques +ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils +ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré, +algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement +condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière +de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit +d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était +le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous +ne les imiterons pas en rattachant un commentaire +au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire +serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne +nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à +dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose +à la découverte d'Aristote<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491"><sup>491</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" name="footnote491"></a><b>Note 491:</b><a href="#footnotetag491"> (retour) </a> <i>Dial.</i> part. II, p. 305-323.—Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il +ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il +donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage +dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction. +(<i>Arist., Analyt. prior.,</i> I, 1.—Boeth., <i>Prior Analyl. Interp.</i> I, 1, p. 468.) +Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour +le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du parag. 8 du chapitre; des +Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et +c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais +diverse pour les termes, dans Boèce. (<i>De Syll. cat.</i>, l. II, p. 599, et <i>In +Topic. Arist.</i>, p. 662.)</blockquote> + + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<i>Dialectica,</i> TROISIÈME PARTIE, +OU LES TOPIQUES.—DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.</h3> + +<p>Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques +aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration. +Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet +des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. +Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait. +Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne +ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder +par les Topiques, titre de la cinquième partie de +l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à +fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.</p> + +<p>Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la +dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui +s'appuie sur des propositions probables ou convenues +entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou +d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des +Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même, +concerne le même sujet considéré du point de vue +de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique; +mais la discussion oratoire diffère de la +discussion purement logique. La topique, depuis +Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort +des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a +traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux +de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier +et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé <i>des Différences +topiques</i> qui a servi de thème à celui d'Abélard.<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492"><sup>492</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" name="footnote492"></a><b>Note 492:</b><a href="#footnotetag492"> (retour) </a> Boeth., <i>In Topic. Arist.,</i> 1. VIII, p. 662.—<i>In Top. Cic.,</i> 1. VI, +p. 767.—<i>De Diff. top.,</i> 1. IV, p. 867.</blockquote> + +<p>Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa +nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les +formes que peut prendre la discussion, de toutes les +sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification +est difficile à introduire entre les lieux de +la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste +une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené +la première. Abélard suit Boèce; mais tout +ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a +presque disparu de la science. Ce n'est que dans le +détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des +vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être +recueillies.</p> + +<p>Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a +rien de plus important en métaphysique que ces +deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques +ont amplement disserté sur la substance, et au +milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques, +d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons +le voile de leur diction, les questions se retrouvent +à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. +Mais il n'en est pas de même de la cause. +Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment +négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, +et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on +lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération +des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance +et la cause, notre attention devra +donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page.</p> + +<p>La substance, considérée au point de vue des topiques, +ou le lieu de la substance, c'est la recherche +de la manière dont la substance doit être établie +(elle l'est par la description on la définition), et +dont peut être attaquée la définition ou la description +qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué +un lieu de la substance, lui qui a distingué un +lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais +il a amplement traité des lieux des définitions, et +c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, +d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu +de la substance, <i>locus a substantia</i><a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493"><sup>493</sup></a>. Il n'y a dans +tout cela que des règles pratiques de dialectique; +mais c'est en développant complaisamment ces +règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer +des difficultés de logique qui le forcent à +regarder au fond d'une question, et à rentrer par +une digression dans la sphère de la philosophie +réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition, +il rencontre les contraires, et qu'il est +conduit à se demander quelle sorte d'opposition est +la contrariété, et voici comment cet examen le mène +sur le terrain de la question des universaux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" name="footnote493"></a><b>Note 493:</b><a href="#footnotetag493"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 368—Boeth., <i>de Different. topic.</i>, t. III, p. 876.</blockquote> + +<p>Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, +sont dans les mêmes genres ou dans des genres +contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes. +Ainsi le noir et le blanc sont dans le même +genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de +deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le +bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce +dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le +mal appartiennent au même prédicament, la qualité, +et l'on peut généraliser cette remarque en disant que +les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments +différents. «Si des contraires l'un est de la +qualité, les autres en seront aussi<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494"><sup>494</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" name="footnote494"></a><b>Note 494:</b><a href="#footnotetag494"> (retour) </a> <i>Aristot. Categ.</i>, VIII et XI, et Boeth., <i>In Praed.</i>, I. IV, p. 185 et 200.</blockquote> + +<p>On pourrait trouver des espèces contraires qui ne +sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires. +Ainsi certaines actions sont contraires à certaines +passions, sans appartenir à des genres contraires, +comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote +lui-même regarde comme deux contraires du genre +<i>agir</i>. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que +la tristesse soit en général passive, s'attrister peut +être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien +actifs. Alors s'attrister devient une action comme +se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre +actions ou entre passions.</p> + +<p>«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent +les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la +contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien +de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, +ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent +les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le +texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la +contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, +la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous +n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à +d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, <i>quae +latina non novit eloquentia</i>. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments +qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles +aux contraires.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment +adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui +met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, +en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en +essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et +l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et +le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre, +aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et +le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les +choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent +à des prédicaments différents, comme, par exemple, la +blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui +constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la +substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont +divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi +bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces +seules de la substance sont constituées par les différences, et +que les autres espèces ne subsistent que par la matière<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495"><sup>495</sup></a>. Mais si la +matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se +concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès +qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du +blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; +mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre +supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou +de forme n'exclut pas la contrariété<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496"><sup>496</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" name="footnote495"></a><b>Note 495:</b><a href="#footnotetag495"> (retour) </a> Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le <i>Liber Partium</i>.» On +suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" name="footnote496"></a><b>Note 496:</b><a href="#footnotetag496"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 397-400.</blockquote> + +<p>Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il +paraît qu'elle était établie dans une portion de la +première partie qui nous manque; mais elle est dirigée +contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans +toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle +et identique, uniquement diversifiée par les +formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose +de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci +seules, identiques dans leur matière, sont constituées +espèces par les différences; mais les autres +espèces, celles de la quantité, de la relation, etc., +ne subsistent que par leur matière, et conséquemment, +elles n'ont point une matière essentielle et +identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans +un genre semblable. En un mot, dans les espèces de +la substance, la substance ne peut jamais être autre +que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier. +Dans les autres espèces, il peut y avoir +ressemblance et communauté de genre; mais quoique +le blanc et le noir soient de même genre, le +blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence +identique; il n'existe pas une même matière +essentielle qui soit la couleur; une simple similitude +de genre unit le blanc et le noir.</p> + +<p>Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait +que l'idée de substance est l'idée de quelque +chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut +être diversifié que par les attributs qui lui déterminent +une essence, tandis que dans ces attributs +mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté +ou ressemblance dans la conception générique +que nous en formons; d'où il suit que des attributs +sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et +en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes. +Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a +le noir, il y a le blanc.</p> + +<p>Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins +près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui. +Il y a en dialectique des lieux communs des causes; +ils sont classés parmi les lieux des conséquents de +la substance, <i>ex consequentibus substantiam</i>, et pour +savoir comment peut se discuter tout raisonnement +qui roule sur les causes, il faut connaître quelles +sont les causes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497"><sup>497</sup></a>. Abélard établit une division des +causes que Boèce donne assez confusément, en suivant +la Métaphysique ou la Physique plutôt que la +Logique d'Aristote<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498"><sup>498</sup></a>, et il commente cette division +avec développement. Il est remarquable que chez lui +et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses +modes plus que dans son principe. La causalité n'a +été bien comprise que des modernes, et peut-être +encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes +dans le sein de cette idée primitive et nécessaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" name="footnote497"></a><b>Note 497:</b><a href="#footnotetag497"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, part. III. p. 410-414.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" name="footnote498"></a><b>Note 498:</b><a href="#footnotetag498"> (retour) </a> <i>Arist. Analyt. prior.</i>, II, XI.—<i>Met.</i>, IV, II, et <i>Phys.</i>, II, III.—Boeth., +<i>De Interp.</i>, ed. sec., p.453.—<i>In Top. Cic.</i>, l. II, p. 778 et 784; l. V, +p. 834.—<i>De Differ. topic.</i>, l. II, p. 809.</blockquote> + +<p>Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause +efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la +cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui +meut, celle qui opère, celle enfin qui produit +l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant +le mouvement qui change le fer en lame; +mais l'action et la nature de cette cause seront mieux +comprises après que nous aurons parlé des trois +autres.</p> + +<p>La cause matérielle est ce dont la chose est faite, +non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume +ni le marteau. La matière est l'élément immédiat +de la substance. Ainsi la farine ne doit pas +être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y +trouve point à l'état de farine; la matière du pain, +c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain +(<i>micae</i>). Seulement, parmi les composés, les uns +ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau +ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau +ou toit; les autres sont nés avec leur matière, +comme les quatre éléments, créés les premiers pour +devenir la matière des corps. Les composés de cette +nature, aucune matière préexistante ne les a précédés; +tels les accidents naissent avec la matière à +laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière +ait ou non précédé le matériel, proprement le <i>materié</i><a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499"><sup>499</sup></a>, +elle le crée matériellement, elle le fait être; +elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal +qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui +reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est +pas une chose autre que l'homme même; les pierres +et les bois qui sont constitués sous forme de maison +ne sont pas une chose autre que la maison même. +Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la +même chose que le tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" name="footnote499"></a><b>Note 499:</b><a href="#footnotetag499"> (retour) </a> <i>Materiatum</i>. Dans la terminologie de la science, le <i>matérié</i> est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire +une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.</blockquote> + +<p>La forme n'est pas proprement composante dans +l'essence, mais, en survenant à la substance, elle +complète l'effet, elle achève la production, et c'est +là la cause formelle. Aucune substance ne peut être +composée sans matière ni se constituer sans forme. +Cependant on ne doit admettre au titre de cause que +la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance, +et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, +point de chose effective produite. Ainsi les +formes accidentelles, comme la blancheur dans +Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent +du sujet, elles lui sont postérieures, elles +n'existent que par lui; c'est le caractère de tout +accident.</p> + +<p>La cause finale est le but; percer est la cause +finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette +cause précède en tant que cause; car elle est la fin +à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause +de la guerre; et cependant la guerre doit précéder +la victoire.</p> + +<p>Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, +opérant sur une matière donnée, imprime par cette +opération sa forme à la chose à former, comme le +forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père +n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente +de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est +le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause +efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur +laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice +n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer, +c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan +suprême. Quant aux créations des hommes, +ce ne sont que des combinaisons de substances déjà +créées. C'est dans cette limite que les hommes sont +<i>efficients</i>; c'est une création improprement dite. Plus +exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme +ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour +la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu +qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, +et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant +l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans +une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire +fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De +Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme +le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen +des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles +il faut distinguer seulement le mouvement de substance +et le mouvement de quantité<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500"><sup>500</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" name="footnote500"></a><b>Note 500:</b><a href="#footnotetag500"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 414-422.</blockquote> + +<p>Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est +engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou +dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle +prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un +corps devient vivant, ou prend la substance +de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se +corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle, +comme lorsque le corps vivant meurt ou +devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance +se partage en génération et en corruption, l'une +l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance. +Le premier mouvement ne dépend que du créateur; +le second paraît dépendre de nous, puisque nous +pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois +en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de +vue, la génération nous serait également soumise; +car, en dissolvant une substance, nous en produisons +une autre, et toute corruption engendre; la +mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons +à la fois corrompre et engendrer, détruire et +produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en +ce qui touche les générations qui ne sont pas premières. +Car pour les créations premières des choses, +dans lesquelles non-seulement les formes, mais les +substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple, +lorsque l'être a été donné pour la première fois +aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées +qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions +correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet +anéantir la substance d'un corps.</p> + +<p>Les créations sont celles par lesquelles les matières +des choses ont commencé d'exister sans matière +préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse +dit: <i>Dieu créa le ciel et la terre</i>. Il y enferma la matière +de tous les corps, ou mieux les éléments qui +sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point +les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun +à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il +mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts +tirèrent leur nom des principes élémentaires +qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de +la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le +feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément +igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément +aquatique, et la terre de la pesanteur, de la +dureté de l'élément terrestre.</p> + +<p>Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, +par l'addition d'une forme substantielle, fait passer +dans un nouvel être une matière déjà créée, comme +lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. +Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une +différence de forme, et ce n'est que dans la forme +substantielle que semble changer la nature de la +substance; ces créations postérieures paraissent soumises +à la génération et à la corruption. Moïse dit +avec raison: «le Seigneur <i>forma</i> l'homme,» et non +pas <i>créa</i>, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une +création par la forme et non d'une création première<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501"><sup>501</sup></a>. +Dans cette seconde création, la matière de +la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement +de génération, en ce que Dieu lui donnait les +formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, +et le reste, ou le mouvement de l'altération +(corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé. +Mais les créations même du second ordre ne sont +pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les +autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du +foin est placée dans la fournaise pour être convertie +en verre, notre action n'est pour rien dans la création +du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement +sur la nature des choses par nous préparées, et <i>pendant +que nous ignorons la physique</i>, il fait une nouvelle +substance. Mais dès que le verre a été divinement +créé, c'est par notre opération qu'il est formé +en vases divers; de même que nous construisons une +maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne +créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune +création ne nous est donc permise; un père lui-même +n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens +qu'une partie de sa substance est, par l'opération +divine, amenée à produire une nature humaine. La +corruption seule ou altération peut paraître dépendre +de nous, car il est en tout plus facile de détruire que +de composer, nous pouvons plus aisément nuire que +servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que +le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le +pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération +de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant +il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du +ressort de la corruption; rien n'est donné en substance, +ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons +le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la +crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé. +La négation n'est pas là privation. La négation +résulte de la corruption; la forme de la privation +résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir +que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions +rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas +moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement, +il est possible que ce que nous faisons l'y +amène un peu plus vite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" name="footnote501"></a><b>Note 501:</b><a href="#footnotetag501"> (retour) </a> Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux +du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre: +«De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus +hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour +la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui +est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'<i>Hexameron</i>. +Voy. au l. III du présent ouvrage.</blockquote> + + +<p>«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, +ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières +que dans les créations dernières. Dans les créations de la +nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas +un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle +qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon +que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou +spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de +formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux +genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments +pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces, +comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter +une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence +matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité +de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le +changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des +espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de +la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité +de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces +sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons +comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que +l'opération divine a composées en nature de substance<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502"><sup>502</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" name="footnote502"></a><b>Note 502:</b><a href="#footnotetag502"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 418.</blockquote> + +<p>Le mouvement de quantité est de deux sortes, +mouvement d'augmentation, mouvement de diminution. +L'augmentation et la diminution résultent d'une +jonction de parties, et la comparaison seule manifeste +l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à +la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la +largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par +rapport au nombre que le mouvement de quantité +dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération +humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait +entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la +largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont +autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre +action, et nous ne pouvons rien que multiplier le +nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi +nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à +des bois pour une construction. Notre création n'est +jamais que de la composition. Les choses ainsi composées +sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, +non par création naturelle. Cependant il ne faut +pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages +ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels +que ceux de <i>peuple</i>, de <i>troupeau</i>, etc. En effet il +faut l'union des parties de la maison pour qu'il y +ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées, +les unités des collections conservent leur propriété +de former une collection. L'unité d'un homme qui +réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à +Rome forment un binaire. La pluralité des unités +suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, +pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de +l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire +pour former la maison et le navire, et même +cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a +qu'une qui constitue le navire ou la maison.</p> + +<p>Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique +pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique. +Abélard ne se contente plus de discuter logiquement +des idées; il s'efforce de retracer la génération +des choses. Pour le fond; il emprunte encore +à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne +connaissait pas, mais dont les principes se trouvent +rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires +de Boèce. Seulement, il porte dans son +exposition une clarté et une méthode qui sont bien +à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé +le système. Ce qui donne à ces passages un +intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction +avec les opinions communément attribuées à notre +auteur touchant les universaux. Il nous y donne la +génération réelle des genres et des espèces. Ici point +de trace de conceptualisme, ni de nominalisme. +Les genres et les espèces ne sont admis que pour les +choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent +de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, +les arbres, et non pas les armées, les tribunaux, +les nobles, etc. La distinction des genres et des +espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle +est produite par ce mouvement de la substance qui +interrompt l'identité et fait succéder une nature +essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce +mouvement se résout dans la survenance de la différence; +mais la différence est substantielle, et dans +toutes les transitions d'un degré ontologique à un +autre, c'est une forme substantielle qui survient +et qui agit comme cause altérante et productrice. +Il me semble que nous avons ici la physique des +genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme. +On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une +seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause +et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote: +c'est l'idée de la création.</p> + + + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<i>Dialectica</i>, QUATRIÈME +ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE +LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION.</h3> + + +<p>Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les +Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour +copier en tout son maître, il a voulu donner le même +titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a +pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la +démonstration, il s'est surtout occupé des matières +comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme +hypothétique<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503"><sup>503</sup></a>. Rien de bien essentiel n'est à remarquer +dans cette partie; passons immédiatement à la +cinquième, ou au <i>Livre des divisions et des définitions</i>. +Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur +les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard +il tient la place des Arguments sophistiques, cette +dernière partie de l'Organon<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504"><sup>504</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" name="footnote503"></a><b>Note 503:</b><a href="#footnotetag503"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p. +434-449.—Boeth. <i>Op.</i>, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" name="footnote504"></a><b>Note 504:</b><a href="#footnotetag504"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.—Boeth., <i>De Divis.</i>, p. 638. <i>De Diffin.</i>, p. 648.</blockquote> + +<p>«Le talent de diviser ou définir est non-seulement +recommandé par la nécessité même de la science, +mais encore enseigné soigneusement par plus d'une +autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons +religieusement leurs traces; nous sommes excité +à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt, +frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection +des écrits antiques n'a pas été si grande en +effet que la science n'ait nul besoin de notre travail. +La science ne peut s'accroître chez nous autres +mortels au point de n'avoir plus de progrès à +faire. Or comme les divisions viennent naturellement +avant les définitions, puisque celles-ci tirent +de celles-là leur origine constitutive, les divisions +auront la première place dans ce traité, les +définitions la seconde<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505"><sup>505</sup></a>.» Ainsi la division est une +analyse dont la définition est comme la synthèse. +C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote, +peu favorable à la division, peut-être parce que +Platon l'employait volontiers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506"><sup>506</sup></a>. Aristote ne trouve +rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, +dans cette énumération des parties, des modes, +des espèces ou des cas, qu'on appelle la division, +et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite. +Mais si la division est bonne, la définition est +valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir +mutuellement de moyen de contrôle et de garantie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" name="footnote505"></a><b>Note 505:</b><a href="#footnotetag505"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 450.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" name="footnote506"></a><b>Note 506:</b><a href="#footnotetag506"> (retour) </a> <i>Analyt. prior.</i>, I, XXXI.—<i>Analyt. post.</i>, II, V.</blockquote> + +<p>On entend donc ici par la division celle dont Boèce +a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de +la définition<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507"><sup>507</sup></a>. «Nous entreprenons de traiter des +divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà +caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces +leçons, qu'on ne le regrette pas (<i>non pigeat</i>).»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" name="footnote507"></a><b>Note 507:</b><a href="#footnotetag507"> (retour) </a> _De Div._, p. 643.</blockquote> + +<p>La division substantielle, ou <i>secundum se</i>, est la +division du genre en espèces, du mot en significations, +ou du tout en parties. La division selon l'accident +est celle du sujet en ses accidents, de l'accident +en ses sujets, ou la division de l'accident +par le coaccident.</p> + +<p>La première division substantielle, celle du genre +en espèces, est comme celles-ci: <i>La substance est ou +corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le +corps inanimé</i>.</p> + +<p>La division du mot est celle qui découvre les diverses +significations d'un mot, ou qui montre qu'un +mot signifiant une même chose a diverses applications. +Dans le premier cas, elle explique l'équivoque +d'un nom: <i>Le chien est le nom d'un animal qui aboie, +d'une bête marine</i> (chien de mer), <i>et d'un signe céleste</i>. +Dans le second, on divise un mot selon ses +modes ou ses applications modales: <i>Infini se dit ou +du temps, ou du nombre, ou de la mesure</i>.</p> + +<p>La division du tout a lieu, quand le tout est divisé +en ses propres parties soit constitutives, soit <i>divisives</i>. +Que nous disions: <i>La maison est en partie +murs, en partie toit, en partie fondation</i>, ou bien: +<i>L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou</i> etc., nous faisons +<i>une division du tout</i> ou <i>par le tout</i> (<i>totius</i> ou <i>a +toto</i>); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de +l'universel; l'une se fait en parties constitutives, +l'autre en parties divisives.</p> + +<p>Commençons par la division du genre en ses espèces +les plus prochaines<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508"><sup>508</sup></a>. Celle-ci peut être aisément +confondue avec la division par différence; +mais dans la division en espèces par les différences, +il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des +formes des espèces. Ainsi l'<i>animal est ou homme, ou +quadrupède, ou oiseau</i>, etc., est une division du +genre en espèces; l'<i>animal est ou homme ou non-homme</i>, +est une division par opposition; l'<i>animal est +ou rationnel ou non rationnel</i>, une définition par différence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" name="footnote508"></a><b>Note 508:</b><a href="#footnotetag508"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 464.</blockquote> + +<p>Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. +Par différences faut-il entendre les formes des espèces, +ou seulement de simples noms de différences, +qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms +spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que +<i>rationnel</i> équivaudrait à <i>animal rationnel</i>, <i>animé</i> à +<i>corps animé</i>? Les noms des différences contiendraient +ainsi, non-seulement la forme, mais la matière, +c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit +Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume. +Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens, +pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le +nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans +une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait +de la différence, mais fût posé comme le +nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant +lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en +accidents, les différences ne lui paraissant plus +alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. +C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence, +entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce +mot de Porphyre: <i>Par les différences nous divisons +le genre en espèces</i><a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509"><sup>509</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" name="footnote509"></a><b>Note 509:</b><a href="#footnotetag509"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph. a se transl.</i>, l. IV, p. 81.</blockquote> + +<p>Par un plus grand abus, il employait le nom <i>infini</i> +(indéterminé) pour désigner l'espèce opposée. +Ainsi, il disait: <i>La substance est ou le corps ou le +non-corps</i>. <i>Non-corps</i> pour lui ne désignait que l'espèce +opposée à corps; ce terme infini par signification +n'était plus qu'un nom substantif et spécial<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510"><sup>510</sup></a>. +Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les +noms des différences ou les noms infinis pour ceux +même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» +c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient +le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde +aux différences? Il ne voulait pas non plus que la +simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il +disait: «La négation par elle-même ne constitue +point une véritable espèce.» <i>Le non-homme, le non-corps</i> +n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent +les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. +Quant aux noms des différences, ils ne sont +pas substantifs au sens des noms de substances, +mais ce sont des noms <i>pris des différences</i>, c'est-à-dire +les différences prises substantivement; car ce +que la scolastique appelle des <i>noms pris</i> revient aux +noms abstraits des modernes, quand ces noms ne +sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, +de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il +la définition des espèces, par la jonction du nom <i>divisant</i> +de la différence au nom <i>divisé</i> du genre<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511"><sup>511</sup></a>. Cela +veut dire que si l'on divise le genre <i>animal</i> en <i>rationnel</i> +et <i>irrationnel</i>, ce qui est le diviser par différence, +la jonction du genre <i>animal</i> et de la différence +<i>rationnel</i>, ou l'expression l'<i>animal rationnel</i>, +sera la définition de l'espèce <i>homme</i>; en sorte que +c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la +division du genre convient à la définition de l'espèce. +Or, cela ne se peut dire que de la division du genre +par les différences. Si <i>différence</i> équivalait à <i>espèce</i>, +cela signifierait que la division du genre en espèces +définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour +cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les +différences qui divisent le genre sont toutes appelées +différences spécifiques<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512"><sup>512</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" name="footnote510"></a><b>Note 510:</b><a href="#footnotetag510"> (retour) </a> Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des +choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis +que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces; +par exemple, le <i>non-animal</i> est un nom infini, car il s'applique à +la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, +comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend +ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle <i>unendlich</i>. (<i>Crit. +de la rais. pure, Analyt. trans.</i>, l. I, c. I, sect. II.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" name="footnote511"></a><b>Note 511:</b><a href="#footnotetag511"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 642.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" name="footnote512"></a><b>Note 512:</b><a href="#footnotetag512"> (retour) </a> [Grec: Eidopoioi], Porph. <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 86.</blockquote> + +<p>«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus +prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues, +et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division +du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les +plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du +moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses, +deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours +les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela +ne se peut toujours faire, c'est disette de noms.</p> + +<p>«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique +qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et +non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection +tirée de la relation.</p> + +<p>«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines, +la relation (<i>ad aliquid</i>) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines +de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car +bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins +subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies +de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les +relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel. +Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; +car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature +tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513"><sup>513</sup></a>. Par la même raison, +les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne +peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses +d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut +avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un +même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle +<i>une seule négation pour une seule affirmation</i><a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514"><sup>514</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" name="footnote513"></a><b>Note 513:</b><a href="#footnotetag513"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>—Aristote ne pose pas le principe d'une manière +absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston +alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et +cela est vrai de la plupart.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" name="footnote514"></a><b>Note 514:</b><a href="#footnotetag514"> (retour) </a> [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., <i>De Int.</i>, VII.—Boeth., <i>De Int.</i>, ed. sec., p. 352.</blockquote> + +<p>«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces +subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent +simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est +subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne +peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à +celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle +qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces +subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et +postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une +de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi +antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant +comme le genre du relatif à une espèce contemporaine<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515"><sup>515</sup></a>, est l'antérieur +de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce +contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en +sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure +à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si +nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons +l'ordre par celte figure:</p> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Relation</p> +<p class="i2">B. C.</p> +<p>D. F. G. L.</p> + </div> </div> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" name="footnote515"></a><b>Note 515:</b><a href="#footnotetag515"> (retour) </a> <i>Conquaero</i>, qui n'est ni antérieure ni postérieure.</blockquote> + +<p>«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs +(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général +<i>relation</i>, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur +à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec +C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son +espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il +est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que +dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout +le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement, +puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à +C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L, +emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une +fois détruit, tant B que C est détruit, et la <i>relation</i> avec eux. Mais +plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et +que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, +soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi +G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. +Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément +exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; +et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais +si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no +coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à +une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre +existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il +arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car +une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de +celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle +est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement +le fils.</p> + +<p>«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les +genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons +que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives +entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant +qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre +suprême (comme le sont les espèces de l'<i>animé</i> et de l'<i>inanimé</i> entre +elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence +de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus +prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine +(comme les espèces du <i>corps</i> aux espèces de l'<i>esprit</i>), cette +nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du +prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux +espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne +faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas +regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516"><sup>516</sup></a> soutient +dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée +de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut, +à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette +règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance. +Il en est de même peut-être de l'autre règle<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517"><sup>517</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" name="footnote516"></a><b>Note 516:</b><a href="#footnotetag516"> (retour) </a> Boèce.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" name="footnote517"></a><b>Note 517:</b><a href="#footnotetag517"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 458-460.</blockquote> + +<p>On aura remarqué cette argumentation qui peut +être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique. +La singularité en sera plus frappante si +nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs +de notre temps.</p> + +<p>La division est l'origine et comme le fond de la +définition. Soit par exemple cette définition de +l'homme, <i>l'homme est un animal raisonnable</i>, elle +suppose cette division, <i>l'animal est ou raisonnable +ou non raisonnable</i>. C'est une division, c'est-à-dire +une proposition dans laquelle le sujet est divisé en +deux classes par deux attributs; et c'est une division +par différences, en ce que ces attributs sont +différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement +dites, non de simples distinctions modales, +mais des <i>différences spécifiques</i>: c'est l'expression de +la science.</p> + +<p>La division par différences doit se faire par les +différences les plus prochaines. Admettez plusieurs +espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et +les autres cinq; le genre <i>animal</i> ne devrait pas être +divisé par ces différences; car elles sont éloignées, +elles constituent des sous-espèces, et non les espèces +du genre <i>animal</i>; la différence prochaine ou la plus +prochaine, ici c'est la <i>raison</i>.</p> + +<p>La différence prochaine, celle qui divise immédiatement +le genre, est celle qui le fait le mieux +connaître, celle qui touche de plus près la nature; +c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a +deux espèces prochaines<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518"><sup>518</sup></a>, parce qu'il veut que toute +division soit à deux membres, toute division triple +ou quadruple pouvant se ramener à la division +par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir +se faire en deux membres, c'est que les langues +n'offrent pas toujours les deux noms des <i>divisants</i> +et surtout des deux différences spécifiques +d'un même genre. Dans l'exemple, la <i>raison</i> est une +des différences spécifiques; nous serions embarrassés +pour nommer l'autre en français. Le latin assez +barbare des scolastiques dit <i>rationale, irrationale</i>; +le substantif abstrait répondant à <i>irrationale</i> ce serait +la <i>non-raison</i>. Il serait facile de trouver des +exemples pour lesquels la langue nous ferait encore +plus défaut; mais si la division du genre en +deux espèces prochaines est toujours possible, sans +toujours être exprimable, il suit que les espèces +existent indépendamment d'un nom qui les désigne. +Elles existent sans les mots qui les nomment. Que +devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne +soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard +dirige en passant contre Roscelin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" name="footnote518"></a><b>Note 518:</b><a href="#footnotetag518"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 643.</blockquote> + +<p>Les modernes répondraient que les espèces peuvent +exister dans l'esprit sans être nommées, que +toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms, +et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai +comme principe idéologique, sans qu'il en résulte +aucun préjugé en faveur de la réalité objective des +espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? +Les individus seuls sont réels. Ces individus +semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés +par des différences ou ressemblances essentielles ou +accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, +en sorte que les genres et les espèces sont +des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences +et les ressemblances des individus, seules +réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout +réellement en individus. Il n'y a point de réalité +autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la +classe; il n'y a point <i>l'homme, l'animal</i>; il y a <i>des +animaux, des hommes</i>. Les genres et les espèces ne +sont donc que des idées, et comme les idées en +général ne se constatent et ne se fixent que par +leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement +à l'intelligence, on peut regarder les espèces +comme des noms, ne correspondant à aucune réalité +substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la +réunion des individus; et en ce sens on peut aller +jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms. +Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme +éclairé.</p> + +<p>A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester +vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne +fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans +que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en +fallût conclure que les espèces hors des individus +soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard +ne procède pas ainsi; il attaque le principe de +Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction +que ce principe fournit en faveur du réalisme; +voici par quel argument de métier il pense +le détruire.</p> + +<p>Si deux espèces prochaines épuisent la division +de tout genre, la règle est applicable au genre <i>relation</i>. +La <i>relation</i> est un genre supérieur, de ceux +qu'Aristote appelle <i>generalissima</i>, car c'est le troisième +prédicament. Or, quelles sont les deux différences +prochaines qui divisent le genre <i>relation</i>? La +difficulté de le dire peut prouver seulement que les +noms des deux espèces prochaines du genre <i>relation</i> +manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point +dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles +peuvent être dans la nature et manquer dans le +langage. Mais c'est une règle de logique que tous +les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les +<i>ad aliquid</i> sont <i>simul</i>, [Grec: pros ti +hama tae physei einai], ce qui +signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens +que si une chose est relative à une autre, il faut +bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont +donc nécessairement corrélatives et simultanées. +L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation +ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition +de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les +deux espèces prochaines qui divisent complètement le +genre <i>relation</i>, étant les deux espèces fondamentales +de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles +avec la <i>relation</i>, leur genre suprême? Mais c'est un +principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, +qu'il a la priorité sur elles; et si la <i>relation</i>, +genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs, +leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils +être simultanés avec elle? Cela répugne. +Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs +peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne +sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont +subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur +sont subordonnées, elles viennent après les premières, +qui ne peuvent être simultanées avec celles +qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui +ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple, +l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D +subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que +celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée +à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané +avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur +à B, et par conséquent A est antérieur à D +comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, +B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur +à A comme C. Sans plus de développement, +la contradiction apparaît.</p> + +<p>Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême +<i>relation</i> sont-elles simultanées l'une avec +l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément +des deux genres qui divisent chacune d'elles, +et des espèces subordonnées qui divisent chacun de +ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions +en deux relatifs. Et comme il y a solidarité +entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux +<i>divisants</i> supposent le divisé, un seul relatif à un +degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres; +et conséquemment, il pourrait arriver, par +exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet +entraînât nécessairement l'existence de la relation +de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est +évidemment absurde<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519"><sup>519</sup></a>.</p> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" name="footnote519"></a><b>Note 519:</b><a href="#footnotetag519"> (retour) </a> Supposez que le prédicament <i>relation</i> ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons +<i>celui de qui on dépend</i>, et la seconde, <i>celui qui dépend</i>. Elles seront corrélatives +et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui +la divisent <i>la cause</i> et <i>le supérieur</i>, la seconde, <i>l'effet</i> et <i>l'inférieur</i>. <i>Cause</i> et +<i>supérieur</i> ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils +divisent. <i>Effet</i> et <i>inférieur</i> ne le sont pas davantage; mais ils divisent un +même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple <i>supérieur</i> +en <i>père</i> et en <i>maître</i>, <i>inférieur</i> en <i>fils</i> et en <i>esclave</i>. Or <i>supérieur</i>, +quoique de genre différent, sera relatif à <i>inférieur</i> et simultané avec lui, et +réciproquement. <i>Père</i>, espèce appartenant à un autre genre que <i>fils</i>, sera +relatif et simultané avec <i>fils</i>, comme <i>maître</i> avec <i>esclave</i>, bien qu'appartenant +à des espèces de genres divers. Or, si <i>père</i> est relatif à <i>fils</i>, ils sont +nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire +l'existence de toutes les autres. Car <i>fils</i> étant rendu nécessaire par +<i>père</i>, rend nécessaire <i>inférieur</i>, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci, +son autre sous-espèce <i>esclave</i>, puisque (c'est la supposition) ces deux +sous-espèces <i>fils</i> et <i>esclave</i> divisent exactement leur espèce <i>inférieur</i>. J'en +dis autant de <i>père</i> et de <i>maître</i> par rapport à <i>supérieur</i>. Mais <i>supérieur</i> et +<i>inférieur</i> à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est +divisé par <i>supérieur</i> et par <i>cause</i>, l'autre par <i>inférieur</i> et par <i>effet</i>, et comme +<i>inférieur</i> et <i>supérieur</i> sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et +de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles +chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, +tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les +plus prochaines du genre le plus général, la <i>relation</i>. Ainsi les rapports dialectiques +de toutes ces branches de la <i>relation</i> établissent une liaison ou +solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence +du <i>fils</i> ne fait rien à celle de <i>l'esclave</i>, celle du <i>père</i> rien à celle du +<i>maître</i>, celle du <i>supérieur</i> rien à celle de la <i>cause</i>.</blockquote> + + +<p>Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient +la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard, +qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les +prédicaments; et la règle ne doit être appliquée +qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que +son autre règle: «toute espèce est constituée de la +matière du genre par la forme de la différence,» +n'est vraie que des espèces de la substance.</p> + +<p>On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il +s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme. +Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé +contre l'autorité, contre une règle de Boèce. +Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur +l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à +ceci: la règle <i>tout genre se divise en deux espèces +prochaines</i> est inconciliable avec cette autre règle <i>les +relatifs sont simultanés</i>. Voilà comme le raisonnement +scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même +quand il attaque l'autorité.</p> + +<p>En admettant que le genre <i>substance</i> se divise en +deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en +est de même du genre <i>relation</i>; il traite hypothétiquement +la relation comme la substance; et attendu +que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, +suppose que les espèces sont des choses et non des +mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore +même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, +il suit que, si elle est vraie pour la relation +comme pour la substance, les espèces de la relation +sont des choses comme celles de la substance. Mais, +en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles +être des choses? Quelle valeur peut avoir +un argument qui donne aux relations la même réalité +qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance +à réaliser indûment des abstractions? On +voit comment la scolastique, si peu ontologique +dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu +sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans +une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et +abuse l'intelligence.</p> + +<p>Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard +en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes. +Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont +ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il +l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. +Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute +il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y +a maître; mais la science est relative à son objet, et +l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement +la science existe. De même, l'objet senti est +antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout +au plus que si on l'applique à la relation en acte, +non à la relation en puissance. La relation actuelle +exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce +de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre +<i>relation</i>? Le rapport des espèces prochaines aux +genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres +espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, +catégorique? cela ne conduirait-il pas à +cette idée outrée que tout rapport est un rapport +nécessaire? La catégorie de relation est le rapport +nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement +le rapport de simultanéité. De A à B +il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B +existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir +de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement +antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B +soient ensemble ou simultanés, quoique A étant +donné, il en résulte nécessairement un rapport possible +avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B +étant donné, il en résulte nécessairement un rapport +nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas +exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs +et ne sont pas simultanés.</p> + +<p>Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, +est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer +aux choses unies par le rapport d'espèces à +genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou +de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la +définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là. +Le genre est logiquement antérieur aux +espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne +les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles. +Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore +des animaux. De même, point de relation nécessaire +entre l'espèce <i>homme</i> et les espèces des +plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des +poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou +des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui +est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé +par deux espèces prochaines, poser l'une comme +espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y +a dans le genre animal une espèce <i>raisonnable</i>, sans +dire implicitement qu'il y a une espèce <i>non raisonnable</i>. +S'il n'y avait que l'espèce <i>raisonnable</i>, il n'y +aurait pas de différence entre le genre <i>animal</i> et l'espèce +<i>homme</i>. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal +ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si +l'homme a été créé après les autres animaux, le genre +animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre +ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et +quoique la race humaine ne pût naître sans que +la division possible du genre devînt nécessairement +actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire +sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent +réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce +humaine et le reste des animaux, en dépit +du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous +les animaux ne coexistent pas nécessairement dans +la nature.</p> + +<p>Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou +ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un +genre comme de véritables relatifs. Au reste, la +question n'est pas si un genre se divise en deux +relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux +espèces.</p> + +<p>Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre +autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux +espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une +division verbale, soit. Posez une espèce du genre, +vous aurez certainement en regard de cette espèce +tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence +spécifique. On peut toujours dire que le +genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui +ne l'a pas; mais le second membre de la division +n'est pas nécessairement une espèce proprement dite. +Ce peut être la collection formée momentanément par +l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; +ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation. +Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils +nécessairement une espèce proprement +dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles +diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et +spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable? +Toute importante qu'est la division par l'affirmation +et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez +significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction, +comme parle la logique moderne, qu'une +division scientifique. Par exemple, si l'on disait: +<i>Tout être est créateur, incréé ou créé</i>, on ferait une +division à trois membres et qui pourrait avoir une +véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire +une division par espèces à deux membres; il suffit +pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier. +Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par +là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur +et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre +la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le +créé ne sera pas une espèce proprement dite. On +aura cependant une division à deux membres, et +qui comprendra tout le genre.</p> + +<p>J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la +division aux espèces proprement dites, aux différences +proprement dites, et non l'appliquer à toutes +les espèces transitoires et successives qu'enfante +l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de +valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et +différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel +degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, +et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il +sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à +l'autre que par la division à deux membres. L'animal +étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement +<i>animal</i> par la différence <i>raison</i>; et l'autre portion +du genre <i>animal</i> moins la <i>raison</i>, peut être dite +constituée du genre <i>animal</i> par la différence <i>non-raison</i>, +ce qui donne forcément une seconde espèce. +Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle +dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre +réellement la <i>non-raison</i> comme une forme essentielle. +De cette manière de procéder, il peut +résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés +tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes +eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.</p> + +<p>Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que +serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments! +c'est alors que tout paraîtrait fictif, et +l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel +qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles +en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard +savait bien que ce ne pouvait être que par une +assimilation fictive que l'on traitât la <i>relation</i> ou la +<i>situation</i> comme la <i>substance</i>; il laisse entrevoir, +quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la +<i>nature</i>, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre +chose que <i>l'art</i>, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique. +Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? +puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et +la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui +est en nous de convertir tout en être, et de raisonner +des rapports et des modes comme si c'étaient +des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie.</p> + +<p>Remarquons cependant une distinction importante +et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait +pas la différence profonde qui doit séparer +l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il +revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que +les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la +substance ne sont pas absolument et de plein droit +vraies des autres catégories. Suivant lui, la division +du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines, +mais seulement quand ce genre est de la +catégorie de la substance. La division du genre par +les différences équivaut à la division par les espèces, +mais seulement quand il s'agit du genre de la substance. +Tout cela n'est qu'une suite d'un principe +antérieurement posé; c'est que toute espèce est +constituée de la matière du genre par la forme de la +différence, seulement quand il s'agit de genres ou +d'espèces du ressort de la substance.</p> + +<p>Je ne vois pas que cette distinction fondamentale +ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui +qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une +censure dirigée contre lui<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520"><sup>520</sup></a>; mais passons à la seconde +espèce de division substantielle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" name="footnote520"></a><b>Note 520:</b><a href="#footnotetag520"> (retour) </a> Voyez <i>Dial.</i>, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI, +VII et IX.</blockquote> + +<p>«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en +parties<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521"><sup>521</sup></a>. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou +quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant +à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution +de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple +l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être +appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est +la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des +genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance +de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre +dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de +l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, +parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas +un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes +les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit, +des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité +n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution +dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs +à qui elle est commune. L'entier a une <i>prédication</i> (attribution) +qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que +voici.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" name="footnote521"></a><b>Note 521:</b><a href="#footnotetag521"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, P. 460-470.</blockquote> + +<p>«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522"><sup>522</sup></a>, que la division +doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux +individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité +et le changement des individus. Leur existence est soumise à +la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que +possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il +existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. +Cette infinité<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523"><sup>523</sup></a>, qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre +ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps +persister dans ces individus comme dans les premiers sujets +des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche +la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: +la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence +aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous +notre connaissance....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" name="footnote522"></a><b>Note 522:</b><a href="#footnotetag522"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, II.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. III, p. 75.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" name="footnote523"></a><b>Note 523:</b><a href="#footnotetag523"> (retour) </a> L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.</blockquote> + +<p>«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont +continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres +non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division +de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel, +c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... <i>De cette ligne</i>, +une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite +ligne; <i>de ce peuple</i>, une partie est cet homme, une autre partie, cet +autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... +sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est +homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....</p> + +<p>«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses +espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de +même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on +voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait +l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des +parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties, +dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose +l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.»</p> + + +<p>Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, +et quelles, secondaires? Regardez-vous comment +le tout se constitue, les principales sont parties, +non des parties, mais du tout, comme dans l'homme +l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se +détruit, les parties principales sont celles dont la +suppression détruit la substance du tout, comme la +tête dans l'homme.</p> + +<p>La première classification est arbitraire. Elle +veut, par exemple, que les parties principales de la +maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais +s'il convient de diviser la maison en deux, mettant +d'un côté les murs avec leurs fondements, et de +l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie +principale, mais partie de partie. On peut à volonté +dans un composé quelconque rendre secondaire une +partie principale, et réciproquement. Dans l'autre +opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales +des parties de parties, dans l'homme, par +exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui +est une partie de l'homme, dont l'autre partie est +l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties +qui, en se détruisant, détruisent la substance du +tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la +muraille d'une maison, comme cette pierre est un +des éléments de sa substance, cette substance est atteinte, +le tout cesse d'exister, la maison est détruite; +ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison; +ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous +que la petite pierre de la maison existe séparément, +la maison existait comme composé, et il ne +suffit pas pour son existence que sa matière subsiste. +Autrement, comme elle se compose de bois et de +pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, +on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, +toutes les parties sont principales.</p> + +<p>A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, +<i>novissimae</i>, voici comme on a tenté de répondre. Vous +dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout +dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la +pierre soit vraiment partie principale, comme dans +un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette +conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais +qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter +au raisonnement cette constante: <i>Les parties étant +parties et parties principales</i>. En effet, dans le conséquent, +elles sont prises comme tout, dans l'antécédent +comme parties. Or une partie n'est pas le tout, +ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc +rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une +condition essentielle en logique, <i>la constance</i>, d'après +la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans +l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne +suit pas<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524"><sup>524</sup></a>.»—Mais alors comment accordez-vous +que dans ces conséquences fort connues: <i>Si l'homme +existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance</i>, +la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car +dans la première conséquence, <i>animal</i> suit comme +genre, et dans la seconde, il précède comme espèce. +Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion +suivante: <i>Si l'homme existe, l'animal existe; +et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la +substance, la substance existe</i>. En vérité, cela est inutile, +le moyen terme peut également être conséquent +pour le premier membre et antécédent pour le second. +Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite +détruit nécessairement le tout, et que, du point +de vue de la destruction de la substance, toutes les +parties sont principales.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" name="footnote524"></a><b>Note 524:</b><a href="#footnotetag524"> (retour) </a> «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est +ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les +moyens doivent nécessairement être homogènes. (<i>Analyt. post.</i>, 1, vii.) +Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.</blockquote> + +<p>Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que +toute la substance de Socrate périt? non, parce que +l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement, +en des temps divers, le même homme vivant ne +subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue +sans cesse. Il faut donc chercher quelle est +la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve +plus; les uns diront que c'est la main, les autres que +c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de +l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales +les parties qui sont telles, que leur mutuelle +conjonction produise immédiatement la perfection du +tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements, +et non pas la composition de leurs parties +entre elles, produit la maison.</p> + +<p>Il est des touts dont la nature paraît contraire, +quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts +<i>temporels</i>, comme <i>le jour</i> composé de douze heures, +et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts +n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité +ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives, +comme celles du temps, celles de l'oraison, +et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure +de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement +la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison +ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze +heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne +coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation +sans la permanence<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525"><sup>525</sup></a>, mais ni l'une ni l'autre +dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties +du temps ont la permanence et non la continuation; +car les sujets étant discontinus, les accidents doivent +l'être aussi. On trouverait également une sorte de +permanence dans les parties de l'oraison, en faisant +prononcer en même temps par divers les lettres qui +en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison +avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, +ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un +composé ne peut être contenu dans une seule partie, +et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du +tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, +elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont +jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est +interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc +que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et +ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas +une, elle est réellement un tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" name="footnote525"></a><b>Note 525:</b><a href="#footnotetag525"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VI.</blockquote> + +<p>«Je me souviens, ajoute Abélard<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526"><sup>526</sup></a>, que mon maître Roscelin +avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât +de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des +mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte +d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par +quelle argumentation il attaquait cela.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" name="footnote526"></a><b>Note 526:</b><a href="#footnotetag526"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 471.</blockquote> + +<p>«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette +chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre +chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même +et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? +Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le +mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à +soi-même est impossible?</p> + +<p>«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand +on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et +du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, +ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, +en sorte que la maison est comme trois choses, mais non +prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai +qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble. +De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés, +ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi: +il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison +de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que +toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit +exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel +elles sont comprises.»</p> + +<p>Ce long examen de la division du tout vient de +nous conduire au milieu de la grande question du +réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en +s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant +de la division de la substance par les espèces. Il +la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division +du tout universel et du tout intégral.</p> + +<p>Le tout universel est un des universaux; il est la +collection soit des genres, soit des espèces, soit des +individus, qui en sont comme les parties; en tant +que collection des individus, le tout espèce peut être +appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la +substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la +substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce +un élément qui n'est pas dans le genre, la différence. +Cette doctrine, qui admet bien une certaine +réalité dans les éléments des espèces et des genres, +les présente cependant comme des touts de convention; +et il est vrai qu'en tant qu'on les considère +comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, +si la condition du tout naturel est l'unité numérique +de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils +sont la totalité de genres et d'espèces véritables, +ou formés à raison de ressemblances et de différences +essentielles et permanentes. Les genres et les espèces +de convention, oeuvres d'une classification arbitraire +et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance +qu'à des touts conventionnels.</p> + +<p>Quant à la division du tout intégral ou constitutif +en ses parties, elle serait indifférente à la question +du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de +l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité +individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des +éléments de l'individu, et comme l'individu est un +tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument, +on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne, +et résout la difficulté de dialectique que Roscelin +avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé +un moment; mais le bon sens n'est pas la +logique.</p> + + +<p>«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage +l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de +sentir, celle de juger<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527"><sup>527</sup></a>. L'âme en exerce une dans les plantes, deux +dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a +le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce +qu'on appelle la rationnanté ou la raison.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" name="footnote527"></a><b>Note 527:</b><a href="#footnotetag527"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 411-476.</blockquote> + +<p>«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou +de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle +applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit +unique et singulière<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528"><sup>528</sup></a>, que d'autres appellent une espèce contenue +dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué +cette division à l'âme en général, quand il dit: <i>L'âme se composant +de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée +de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une +chose qu'il faut rapporter à la nature du tout</i>. Ces mots indiquent +qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, +convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne +un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui +consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois +puissances<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529"><sup>529</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" name="footnote528"></a><b>Note 528:</b><a href="#footnotetag528"> (retour) </a> Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard +l'avait rencontrée dans Boèce. (<i>In Porph</i>., p. 46.) Quant à la question +de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait +pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une +version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une +essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire, +produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le +premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe +des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, +quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante +et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. +Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 +et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" name="footnote529"></a><b>Note 529:</b><a href="#footnotetag529"> (retour) </a> Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (<i>De Div</i>., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans +la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative, +sensitive et intelligente (ou rationnelle).</blockquote> + +<p>«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule +au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire +a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas +seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les +sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530"><sup>530</sup></a>; +c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce +ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par +leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait +induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le +corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (<i>sensibile</i>); mais +la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le +corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique +tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul +commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de +tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui +sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire +des Prédicaments<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531"><sup>531</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" name="footnote530"></a><b>Note 530:</b><a href="#footnotetag530"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.—Boeth., <i>In Proedic.</i>, p 100.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" name="footnote531"></a><b>Note 531:</b><a href="#footnotetag531"> (retour) </a> Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni +par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire +sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).</blockquote> + +<p>«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme +si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui +est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient +une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est +dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une +âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament +de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on +que <i>sensible</i>, étant la différence substantielle d'<i>animal</i>, est +une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité, +mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la +catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme, +ou par le mot <i>sensible</i> désigner dans le corps de l'animal une certaine +faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque +l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre +suprême de la qualité<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532"><sup>532</sup></a>. Cela revient à dire que l'animal naît déjà +apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens +par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions +de la puissance qui lui est propre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" name="footnote532"></a><b>Note 532:</b><a href="#footnotetag532"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VIII.—Boeth., <i>In Proed.</i>, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque +chose d'analogue dans Boèce (<i>De interp.</i>, ed. sec., p. 298)</blockquote> + +<p>«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps, +comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les +genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes +espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, +dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533"><sup>533</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" name="footnote533"></a><b>Note 533:</b><a href="#footnotetag533"> (retour) </a> C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle +du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve +que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois +vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.</blockquote> + +<p>«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme +et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines +choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. +Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. +Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant +ou studieux, non qu'on entende par là une <i>qualité</i> de la science ou +de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un <i>avoir</i> de l'âme, +qui <i>a</i> les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, +joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, +à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître +ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes +reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le +même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt +la science<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534"><sup>534</sup></a>. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression +de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque +l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de +plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de +la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535"><sup>535</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" name="footnote534"></a><b>Note 534:</b><a href="#footnotetag534"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.—Boeth., <i>In Proed.</i>, p. 166.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" name="footnote535"></a><b>Note 535:</b><a href="#footnotetag535"> (retour) </a> La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de +commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la <i>prédication</i> de l'âme +suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme +donne l'âme comme conséquence. Exemple; <I>S'il y a végétalble, il y a âme</i>. +Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: <i>S'il y a +homme, il y a animal</i>. L'âme est composée de ses facultés autrement que +l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative +à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme +résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas +dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut +être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire +qu'une quantité matérielle ou une nature <i>quantitative</i>, comme un +entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature <i>qualitative</i>, comme +des facultés. (<i>Dial.</i>, p. 474-475)</blockquote> + +<p>«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du +composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme +singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la +nature comme issue du <i>Noy</i> ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine +retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, +mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus +accessible à l'<i>animation</i>; car bien que cette même âme soit à la fois +dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche +d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans +la pierre.</p> + +<p>«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent +d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine +où ils voient le <i>Noy</i> venir du Dieu suprême, qu'on appelle <i>Tagaton</i>, +comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder +du <i>Noy</i> comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui, +partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques +chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en +suscitant en eux les vertus<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536"><sup>536</sup></a>; mais dans quelques-uns, ses dons +semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux, +quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que +l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être +erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle +ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière +des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la +perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire +consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce +qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en +aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537"><sup>537</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" name="footnote536"></a><b>Note 536:</b><a href="#footnotetag536"> (retour) </a> «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata +quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (<i>Dial</i>., p. 475.) Cette +génération de l'âme du monde emanée du <i>Noy</i> (pour [Grec: nous], l'intelligence) +est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du +Timée. (<i>In Somn. Scip</i>., I, ii. xiii, xiv, etc.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" name="footnote537"></a><b>Note 537:</b><a href="#footnotetag537"> (retour) </a> Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec +une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du +monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il +écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet +qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion, +qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point +une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement +condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien +se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de <i>l'Introduction</i>, c. xvii, et le l. I de +la <i>Théologie chrétienne</i>, c. v.)</blockquote> + +<p>«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, +car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine +et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans +les étoiles correspondantes (<i>in camparibus stellis</i>), viennent prendre +appui en des corps humains pour la création de chaque homme +en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules, +dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation, +et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence +également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est +dissous et jusque dans le cadavre<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538"><sup>538</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" name="footnote538"></a><b>Note 538:</b><a href="#footnotetag538"> (retour) </a> Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre +l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle, +qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles, +savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées, +l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans +le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, le t. I, +pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)</blockquote> + +<p>«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point, +qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application +de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en +question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme +plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division +par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour +ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée +par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes +les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent +substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance +de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle +ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale +l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, +ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions +par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts +par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité, +ou toute autre forme de la substance; mais peut-être +la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences +sont plus connues d'avance.</p> + +<p>«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En +voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme +de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme +matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car +celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de +l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule +qui constitue l'homme par <i>l'information</i> de ses différences substantielles. +Les différences substantielles sont celles qui <i>spécifient</i> ou changent +en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539"><sup>539</sup></a>. La rationalité +en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en +font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la +substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec +elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent +espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance +des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; +c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu. +Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, +nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo +l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas +seulement un autre <i>informé</i> par ces deux différences, mais un animal +et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le +second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas +la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous +serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec +le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans +l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance +de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car +rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière, +parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà +actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre +que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la +composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «<i>La +statue</i>, dit Boèce<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540"><sup>540</sup></a>, <i>consiste dans ses parties</i> (c'est-à-dire dans les +parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité +de son essence comme matière) <i>autrement gué dans l'airain et +l'espèce</i> (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette +composition n'advient pas à la matière pour y être de l'essence de +la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une +statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce +qu'on appelle le <i>matièré</i>, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en +cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées +de la construction.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote539" name="footnote539"></a><b>Note 539:</b><a href="#footnotetag539"> (retour) </a> <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 89.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote540" name="footnote540"></a><b>Note 540:</b><a href="#footnotetag540"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote> + +<p>«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle +la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît +point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. +La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une +unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, +mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait +de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre, +airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une +statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à <i>l'adjacence</i><a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541"><sup>541</sup></a> +qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas +une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente +à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de +la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la +justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature +substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le +juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du +tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le +peuple sous une domination violente<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542"><sup>542</sup></a>; cependant <i>roi</i> et <i>tyran</i> ne désignent +pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y +a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie +donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran, +s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote541" name="footnote541"></a><b>Note 541:</b><a href="#footnotetag541"> (retour) </a> <i>Ad adjacentiam</i>, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par +son antithèse avec <i>essence</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote542" name="footnote542"></a><b>Note 542:</b><a href="#footnotetag542"> (retour) </a> <i>De Differ. topic.</i>, l. III, p. 873.</blockquote> + +<p>La troisième division est celle de la voix ou du +mot. Elle divise le mot en significations ou en modes +de significations<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543"><sup>543</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote543" name="footnote543"></a><b>Note 543:</b><a href="#footnotetag543"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 479-484.</blockquote> + +<p>Les significations des mots dépendent de la notion +qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en +général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches +ne tiennent pas à l'essence de la philosophie. +Une même signification peut avoir plusieurs +modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. +De là une division nouvelle. Le mot +d'<i>infini</i>, par exemple, est divisé par Boèce en +infini de mesure, en infini de multitude, en infini +de temps<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544"><sup>544</sup></a>. Dans les termes vraiment équivoques, il +y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au +contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification, +la définition ne change pas; l'infini demeure +toujours ce dont le terme ne peut être trouvé, +mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes +manières. C'est la recherche et rémunération de ces +<i>manières</i> ou modes qu'on appelle la division du mot +par les modes. Abélard va plus loin, et croit que +l'infini ne désigne point une seule et même propriété, +commune, par exemple, au monde, au +sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et +il penche à croire qu'il faudrait ici une définition +plutôt réelle que verbale. Les membres de la division +que Boèce donne de l'infini, ne supposent point +nécessairement une opposition, une même chose +pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est +infini quant au temps et par la quantité de la substance; +car il ne saurait être renfermé dans aucun +lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini +pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on +pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement +dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes? +On dit que l'infini est ce dont le terme ne +peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens +que sa nature ne permet pas que l'on trouve le +terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par +essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent +être dites infinies que relativement à notre +connaissance, et non pas à leur nature. Toutes, +en effet, connaissent leurs limites, quand même +notre science ne les atteint pas; et admettre +l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures, +fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie +chez les catholiques; car ce serait assimiler à +son créateur la créature comme excédant toutes +limites; or le créateur lui-même ne connaît pas +ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote544" name="footnote544"></a><b>Note 544:</b><a href="#footnotetag544"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote> + +<p>Cette analyse des diverses sortes de divisions ne +serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les +comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545"><sup>545</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote545" name="footnote545"></a><b>Note 545:</b><a href="#footnotetag545"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 484-489.</blockquote> + +<p>Si vous comparez la division du tout à la distribution +du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en +ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde +suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue +un universel, on n'entend point le prendre +dans son intégrité, mais en montrer la diffusion +entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire, +d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance, +indépendamment de toutes qualités et quand +même elles en seraient dépourvues.</p> + +<p>Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un +tout postérieur à ses parties; car les parties sont la +matière du tout, comme le genre est la matière des +espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime +l'espèce, quoique la destruction de l'espèce +laisse subsister le genre, la destruction de la partie +détruit le tout, quoique le tout en se détruisant +n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme +substance, si ce n'est comme parties.</p> + +<p>Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on +ne peut dire la même chose du tout pour chaque +partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour +qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, +mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la +muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a +d'exception que pour les touts factices, comme une +baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera +deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme +étant un tout factice, on devrait peut-être la classer +parmi les substances universelles.</p> + +<p>Comparez maintenant la division du mot à celle +du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage +en significations propres, le genre en certaines créations +tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement +l'espèce; l'essence générale est transférée +dans la substance de l'espèce, au lieu que +la substance du mot n'est point transportée dans +la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre +est plus universel dans la nature que l'espèce, son +sujet; <i>l'équivocation</i> est dans sa signification plus +compréhensive que le mot unique. C'est que le +mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement +à aucune chose signifiée; c'est un nom +imposé par les hommes. Car le suprême artisan des +choses nous a confié l'imposition des noms, mais +il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»</p> + + +<p>Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, +et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les +choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent +son nom et sa définition; tout ce qui se dit +du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote). +Les significations, an contraire, ne se partagent +que le nom de l'<i>équivocation</i><a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546"><sup>546</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote546" name="footnote546"></a><b>Note 546:</b><a href="#footnotetag546"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V.—Boeth., <i>In Proed.</i>, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'<i>équivocation</i> (homonymie) est la propriété des +choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont +pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut +dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., <i>In Proed.</i>, +p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, <i>non participant</i>, +je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).</blockquote> + +<p>La division du genre exprime une nature qui est +la même partout, la division du mot un usage ou +convention qui peut varier.</p> + +<p>Comparez enfin la division du mot et celle du +tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent, +mais les significations qui divisent le mot ne +le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant +qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la +sienne propre, le mot qui signifie diverses choses +peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement +de cette chose anéantisse le mot, soit en +substance, soit à titre de signification.</p> + +<p>Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans +intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies +une tendance au nominalisme; mais c'est +une conséquence qu'il suffit d'indiquer<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547"><sup>547</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote547" name="footnote547"></a><b>Note 547:</b><a href="#footnotetag547"> (retour) </a> Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, <i>essentia +generalis</i> (ibid.).</blockquote> + +<p>Il faudrait donner un traité de dialectique ou +commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du +traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été +publié tout entier, et après la division substantielle, +le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un +intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante +de la dialectique resterait trop incomplète, si +nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse +la valeur de la division, sur la définition.</p> + +<p>On a dû voir comment la division rend possible +la définition, et la définition dont le crédit a un peu +baissé dans la philosophie, était au premier rang +dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner +son rôle philosophique, disons, d'après Abélard, +ce que c'est que la définition<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548"><sup>548</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote548" name="footnote548"></a><b>Note 548:</b><a href="#footnotetag548"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, p. 490-497.</blockquote> + +<p>Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, +la définition est constituée seulement par le genre et +les différences<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549"><sup>549</sup></a>, comme cette définition de l'homme, +<i>animal rationnel mortel</i>, ou de l'animal, <i>substance +animée sensible</i>, ou des corps, <i>substance corporelle</i>. +Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique +ce que (<i>quid</i>) est le défini. Cependant on a souvent, +avec Thémiste, entendu la définition dans un sens +large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par +une équation entre la <i>prédication</i> et une voix (<i>l'univoque</i>), +en déclare de quelque manière la signification. +Dans la prédication, on dit que l'oraison <i>fait +équation</i> au mot qu'elle définit, ou que la définition +est <i>adéquate</i>, lorsque dans un sujet quelconque il se +trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison +le nom. Ainsi, tout ce qui est <i>homme</i> est <i>animal rationnel +mortel</i>, et réciproquement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote549" name="footnote549"></a><b>Note 549:</b><a href="#footnotetag549"> (retour) </a> Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans +l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses +Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité +de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette +définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, +[Grec: lomos ton ti isti], (<i>Analyt. post.</i>, II, x); mais Boèce, Abélard et en général +les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi +clairvoyante que l'a fait Aristote. (<i>Anal. post.</i>, II, III à XIII.—<i>Topic.</i>, +VI.—<i>Met.</i>, VII, XII.)</blockquote> + +<p>On distingue la définition de nom et la définition +de chose. La première est l'interprétation qui explique +un mot d'une langue dans une autre, surtout en +le décomposant, comme lorsqu'on explique que <i>philosophie</i> +signifie <i>amour de la sagesse</i>. L'interprétation +rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et +l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance +de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait +pas. La définition fait la démonstration de la chose, +quand non-seulement elle en donne la substance, +mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses +propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la +définition la développe, en décomposant la matière +ou la forme. Dans la définition de l'homme, <i>animal</i> +indique la substance, <i>mortel</i> et <i>rationnel</i> les +formes; <i>homme</i> signifiait tout cela confusément. Le +nom de la substance générique ou spécifique détermine, +assigne la qualité à la substance, en désignant +la substance, en tant qu'<i>informée</i> par les qualités; +mais il ne donne pas une pleine connaissance +comme la définition qui décompose.</p> + +<p>L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, +notamment quand le doute porte sur la +substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance +le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, +lorsque la propriété formelle est ignorée. «La +définition doit toujours être convertible avec le +défini; mais l'interprétation excède généralement +l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes +tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement +ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la +connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète +le mot <i>philosophe</i> par <i>amateur de la sagesse</i>, +c'est la composition et le son du mot qui semblent +le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il +la différence de la définition de nom à celle de +chose.»</p> + +<p>La définition de chose, comme la division, est +ou selon la substance, et c'est la définition propre, +ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors +description. La définition substantielle est celle qui +comprend en ses parties la matière et la forme +substantielle qui font la substance de la chose, +comme par exemple, le genre et les différences +substantielles. Les espèces seules peuvent donc être +définies substantiellement, car seules elles ont le +genre et les différences substantielles. Quant aux +genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne +peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, +ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent +point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes +principes des choses. De même les individus +sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences +spécifiques, n'ayant point par soi les différences +auxquelles ils ne participent que parce qu'ils +font partie de l'espèce. Les individus d'une même +espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents +de la forme, qui <i>altèrent</i><a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550"><sup>550</sup></a> seulement la substance +et ne créent point d'essence. Les accidents +cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en +enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet +des formes substantielles des espèces; d'elles dépend +la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire +que seules elles peuvent produire les substances +nouvelles et en changer la composition.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote550" name="footnote550"></a><b>Note 550:</b><a href="#footnotetag550"> (retour) </a> <i>Altérer</i> est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (<i>alter non alius</i>) qu'un autre individu de +même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans +la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder +de confondre <i>altération</i> avec <i>corruption</i>. Les formes substantielles corrompent +la substance, en changent la nature (<i>cum rumpere</i>, composer autrement), +et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).</blockquote> + +<p>Il ne peut donc tomber sous la définition que les +intermédiaires entre les prédicaments et les individus, +mais les uns et les autres ne se refusent pas à la +description, qui est la définition selon l'accident ou +improprement dite. Ainsi l'on dit que <i>la substance est +ce qui peut être sujet de tous les accidents</i>, et que <i>Socrate +est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque</i>. +Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions +qui n'admettent que les seules différences, +ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce +avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions, +qui ne comprennent que la matière et la +forme.</p> + +<p>Parmi les noms soumis à la définition, on distingue +les noms substantifs proprement dits, qui sont +donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres +noms qu'on appelle noms pris, <i>nomma sumpta</i> (noms +abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison +de la <i>susception</i> de quelque forme. D'où l'on distingue +la définition quant à la substance de la chose, +et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les +définitions des genres et espèces sont données quant +à la substance ou substantivement; les définitions +des noms pris, comme l'<i>homme</i>, le <i>rationnel</i>, le <i>blanc</i>, +sont données adjectivement.</p> + + +<p>«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par +ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses, +c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions +de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits +est double, la principale est relative à la <i>forme</i>, la secondaire relative +au <i>formé</i>. Ainsi <i>blanc</i> signifie en premier lieu <i>la blancheur</i> qui sert +à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet +même dont <i>blanc</i> est le nom. Or nous définissons le blanc <i>le formé par +la blancheur</i> (ce qui a la <i>forme de la blancheur</i>). Maintenant on est dans +l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de +quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons +les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, +cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il +reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire +<i>la blancheur</i>, ou la seconde, c'est-à-dire <i>le sujet de la blancheur</i>? +Si c'est la définition de la <i>blancheur</i>, elle est <i>prédite</i> d'elle-même +(car c'est dire que la <i>blancheur</i> est <i>formée du formé par la blancheur</i>); +<i>blancheur</i> se dit de toute chose <i>blanche</i>, et la définition se sert à elle-même +de prédicat; or qui accorderait que <i>blancheur</i> ou <i>cette blancheur +fût formée de blancheur</i>? tout ce qui est <i>formé de blancheur</i> ou +<i>blanc</i> est corps.</p> + +<p>«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme +le <i>blanc</i>, c'est-à-dire qui est le <i>sujet de la blancheur</i>, on demande si +elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la <i>blancheur</i> ou de +tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la +perle, qui est blanche; alors, d'après la règle <i>De quocumque diffinitio +dicitur</i> (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551"><sup>551</sup></a>), +celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si +au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris +ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets, +quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire +par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est +encore faux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote551" name="footnote551"></a><b>Note 551:</b><a href="#footnotetag551"> (retour) </a> Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes: +«Toute définition est toujours universelle.» (<i>Anal. post.</i>, II, xiii.)</blockquote> + +<p>«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions +qui pouvaient lever toutes les objections précédentes.</p> + +<p>«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la <i>blancheur</i>, +entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non +substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle +soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en +ce sens que <i>tout blanc est formé par la blancheur</i>; 2° et aussi de +toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les +choses <i>blanches</i> sont <i>formées de la blancheur</i>.)</p> + +<p>«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la +<i>blancheur</i>; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle +définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette +règle <i>la définition se dit d'un quelconque</i>, ne regarde que les définitions +selon la substance<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552"><sup>552</sup></a>; or celle dont il s'agit est assignée à la substance +<i>sujet de la blancheur</i>, non quant à ce qu'elle est en elle-même, +mais quant à une de ses formes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote552" name="footnote552"></a><b>Note 552:</b><a href="#footnotetag552"> (retour) </a> J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, <i>et definitum</i>, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).</blockquote> + +<p>«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent +que la définition embrasse tous les <i>sujets de la blancheur</i> pris ensemble, +quand même on concéderait qu'ils sont tous <i>prédits en disjonction</i>, +c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou +perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.</p> + +<p>«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, <i>le blanc</i>, +non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle +ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on +ne dira pas que ce mot <i>blanc</i> est le <i>formé de la blancheur</i>, mais que +c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est +appelée <i>blanche</i>, est <i>formée de la blancheur</i>. Définir le mot, c'est +ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer +la chose même.</p> + +<p>«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût +celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: +on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un +mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite +de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute +définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut +qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit +connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La +définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de +la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la +définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose +pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553"><sup>553</sup></a>). La définition +qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la +montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot +défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le +tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent +plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on +a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le +nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom +pour la signification, quand elle est substituée à la chose même +qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses +parties<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554"><sup>554</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote553" name="footnote553"></a><b>Note 553:</b><a href="#footnotetag553"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 665.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote554" name="footnote554"></a><b>Note 554:</b><a href="#footnotetag554"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase +nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet +qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.</blockquote> + +<p>Ici finissent les extraits que nous voulions donner +de la Dialectique, et aucune de ses parties, +plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien +cette science consacrée à l'élude des procédés logiques +de l'esprit, est forcément et fréquemment +entraînée à l'examen des questions de métaphysique. +On ne saurait trouver étrange que cette nécessité +se fasse sentir surtout dans les recherches +sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir? +c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition +est donc l'art de dire ce que sont les choses, +et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, +c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre +à définir, c'est donc finalement apprendre à +connaître les choses; et cette partie de la logique +est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode +sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour +connaître la vérité des choses.</p> + +<p>D'où venait cette préférence pour la définition +comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif +du raisonnement dialectique. Ce raisonnement +n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme +n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de +la définition d'une chose la définition d'une autre. +Les propositions qui le composent sont des définitions +partielles ou totales, provisoires ou finales. +Quand il est général et définitif, il est (ce mot de +définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé +de définition. Si l'on remonte aux syllogismes +antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition +universelle qui exprime qu'une chose convient +à une autre, à toute cette autre, à rien que +cette autre, <i>omni et soli</i>. C'est donc une définition. +Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation +soit interne, soit externe, il est tout simple +que, suivant son procédé habituel, elle se soit +attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions +logiques de la définition, que les méthodes +les plus sûres de découvrir et de constater la vérité, +persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions +connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer, +sans investigations lointaines, sans expériences +prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour +contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce +pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était +en chercher la place dans les cadres de la dialectique; +c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait, +si elle était genre le plus général ou prédicament, +genre, espèce, sous-genre, sous-espèce, +espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode +ou nature, propre ou accident; et cela, moins en +retraçant les caractères effectifs de la chose dans la +réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote, +de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré, +pour faire concorder l'exposition logique de la chose +avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche +de la vérité dans un tel système aurait dû, +pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un +tableau dialectiquement encyclopédique de tous les +objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût +été qu'une collection méthodique de définitions.</p> + +<p>Si la définition a été depuis moins pratiquée et +moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était +artificielle et hypothétique soit cette manière de la +trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. +On a remarqué que la définition n'était jamais +que relative à la connaissance acquise, et ne +contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en +savait. La définition ne donne pas la science; elle +la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas. +Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par +l'étude du raisonnement comme par l'expérience +externe, par l'examen du langage comme par la +recherche des citations, par l'analyse directe de tous +les caractères de l'objet à connaître comme par la +décomposition de toutes les idées qui en constituent +la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de +la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et, +jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances +acquises par l'application des formes de la +dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit +la définition, qui n'est elle-même que la division +retournée. La définition est la synthèse dont la +division est l'analyse.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que +la variété et l'importance des objets et des questions +auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on +vient de dire prouve que par la nature même des +choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était +rien moins que la clef de la science universelle. Aussi, +à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous +vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et +de la définition amener dans son cours une théorie +ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique +de ses facultés, des vues sur la nature de +Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général +et sur les langues, des recherches sur la vraie +nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur +la substance et les modes, conséquemment sur le +problème continuel et capital des universaux. Par +les lumières que l'analyse de cette cinquième partie +de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions, +elle peut être vraiment considérée comme la transition +aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. +Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions +psychologiques et ontologiques de notre auteur; +et elle nous montre en même temps comment +la dialectique, science purement abstraite, devient +une science d'application.</p> + + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<h3>DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.—<i>De Intellectibis</i>.</h3> + + +<p>Lorsque l'on compare la philosophie du moyen +âge et la philosophie moderne, une première différence +frappe les regards. L'une paraît presque étrangère +à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre +semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie +passe pour une découverte des derniers siècles. C'est +en effet une vérité incontestable que depuis deux +cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la +condition préalable, la base, le flambeau, le premier +pas de la science; toutes ces métaphores sont justes. +Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de +la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler +une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre +d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme +ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou +du moins à se faire un système quelconque sur sa nature +intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a +donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en +faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans +deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques +ne sont accessibles que par l'observation de +la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses +fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire, +roulaient sur des questions de dialectique ou +de métaphysique, et non sur la science directe de +l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans +les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues +isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous +obtenir que par des inductions conjecturales et +vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où +parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître.</p> + +<p>Le titre seul est singulier, <i>Tractalus de Intellectibus</i><a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555"><sup>555</sup></a>. +Il ne serait pas aisé de le traduire du premier +mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence +humaine, cette expression <i>de intellectibus</i> désigne +plutôt certains produits ou certaines opérations de +l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin +a raison d'appeler l'ouvrage <i>un recueil de remarques +sur l'entendement</i>; mais il s'y agit surtout de ces actes +de l'entendement désignés sous le nom de concepts, +et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à +nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas +l'ouvrage <i>Traité des idées</i>; ce titre est trop moderne; +on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on +aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le +meilleur préambule de notre analyse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote555" name="footnote555"></a><b>Note 555:</b><a href="#footnotetag555"> (retour) </a> <i>P. Abaelardi tractalus de Intellectibus</i>; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié +dans la 4'e édition de ses <i>Frag. phil</i>., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.</blockquote> + +<p>«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des +concepts, nous nous proposons, pour en faire une +étude plus exacte, d'abord de les distinguer des +autres passions ou affections de l'âme, de celles du +moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur +nature; puis de les distinguer les uns des autres +par leurs différences propres, autant que nous le +jugerons nécessaire pour la science du discours.</p> + +<p>«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler +soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation, +la science, la raison<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556"><sup>556</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote556" name="footnote556"></a><b>Note 556:</b><a href="#footnotetag556"> (retour) </a> «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution +des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée +en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est +impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que +c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière +si remarquable dans le l. III du <i>de Anima</i> d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, +doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par +qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout +semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le <i>de Anima</i>.</blockquote> + +<p>1° Sens.—«L'intellect ou faculté de concevoir +est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom. +Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint +une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine +conception. En voyant en effet quelque chose, en +flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous +concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si +vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le +sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons +peine à donner à aucune chose la forme de la conception, +si ce n'est à la ressemblance des choses +corporelles que l'expérience des sens nous fait +connaître.</p> + +<p>«Quant au langage, nous abusons souvent du +mot de sens pour exprimer l'intelligence; par +exemple nous disons le sens des mots, au lieu +de dire le concept des mots. La vision aussi est +prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote +que par la plupart des autres<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557"><sup>557</sup></a>, peut-être parce +que le sens nous paraît ressembler davantage à +l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la +chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle +dont nous contemplons, comme placée devant +nous, une chose prochaine ou éloignée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote557" name="footnote557"></a><b>Note 557:</b><a href="#footnotetag557"> (retour) </a> Je ne vois que les représentations mentales, les <i>fantaisies</i> des Grecs, que Boèce propose d'appeler <i>visa</i>. (<i>In Porph. a Victor., Dial.</i>, I, p. 8.)</blockquote> + +<p>«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine +et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner +leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans +l'âme<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558"><sup>558</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote558" name="footnote558"></a><b>Note 558:</b><a href="#footnotetag558"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 461-462.</blockquote> + +<p>La différence, c'est que la perception d'une chose +corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel, +c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à +un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil +ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire +la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de +l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose +réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des +choses existantes ou non, corporelles ou non, soit +en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir, +soit même en se figurant ce qui n'exista jamais.</p> + +<p>La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune +faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en +concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun +aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. +L'intelligence, au contraire, n'opère que +par la conception rationnelle de la nature ou de la +propriété des choses, même quand elle conçoit à +faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou +sans la faculté par laquelle un esprit capable de +discernement parvient à distinguer et à juger les +natures des choses.</p> + +<p>2° Raison.—Les animaux qui ont la raison ont, +en langage scolastique, la rationnalité. La science ne +met entre ces deux choses qu'une différence de degré. +La seconde appartient à tous les esprits, tant des +hommes que des anges; la première, seulement à +ceux qui sont capables de discernement (<i>discretis</i>, +aux personnes discrètes); quiconque peut juger les +propriétés des choses possède la rationnalité. Celui +dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou +des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité, +a seul la raison. Or la raison est en essence la même +chose que l'esprit (<i>animus</i>). La conception, ou l'acte +de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte +des sens comme de la raison, descend ou provient +de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel; +elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas +conception là où manque la raison.</p> + +<p>3° Imagination.—La conception diffère aussi de +l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou +la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du +sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. +Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps +dans l'âme imagination et conception, aussi bien +que conception et sens, et dans les deux cas il y a +quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, +et non pas de l'imagination et du sens. +L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux +choses présentes; la conception se produit pour les +choses absentes comme pour les choses présentes. +Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir, +autrement nous penserions toujours au ciel et +à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens +agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui; +mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse +perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce +qui est capable de sens est capable d'imagination. Les +bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant +Boèce<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559"><sup>559</sup></a>. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition +du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il +veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels +ne soient que des concepts intellectuels, +mais qu'il en soit, de même des objets corporels que +l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les +sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont +jamais lieu sans imagination<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560"><sup>560</sup></a>, cela signifie, selon +lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger +la nature ou la propriété d'une chose par la seule +intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute +connaissance humaine, <i>sensus consuetudo a quo +omnis humana surgit notitia</i>, suggère à l'esprit par +l'imagination de certaines choses auxquelles nous +n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par +exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui +appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le +concevoir comme <i>animal rationnel mortel</i>; beaucoup +de choses que nous avons eu l'intention d'écarter +se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination, +comme la couleur, la longueur, la disposition +des membres, et les autres formes accidentelles +du corps; en sorte que par un effet singulier, +<i>quod mirabile est</i>, lorsque je cherche à penser à +quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me +force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme +incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est +que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord; +leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite +l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception +de l'intelligence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote559" name="footnote559"></a><b>Note 559:</b><a href="#footnotetag559"> (retour) </a> <i>De Consolat. phil.</i>, V, p. 944.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote560" name="footnote560"></a><b>Note 560:</b><a href="#footnotetag560"> (retour) </a> Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire. +(<i>De Anim.</i>, III, VIII.—<i>De Mem. et Remin.</i>, I.) Abélard ne les connaissait +pas; mais Boèce cite textuellement un passage du <i>de Anima</i>, et c'est là +qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 298.)</blockquote> + +<p>Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui +appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul, +laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination +qu'elle agit sans l'un et sans l'autre<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561"><sup>561</sup></a>; par elle, +rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se +comprend; pour elle, point de perception confuse. +Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination; +son intelligence atteint et contient tout; +car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là +que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes, +croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer +dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que +l'excès de la contemplation élève à la révélation +divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler +science plutôt que simple intelligence, et le rapporter +à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. +L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour +ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt +en quelque sorte, Dieu paraît<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562"><sup>562</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote561" name="footnote561"></a><b>Note 561:</b><a href="#footnotetag561"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 296.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote562" name="footnote562"></a><b>Note 562:</b><a href="#footnotetag562"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du +<i>de Anima</i>. Voyez pourtant III, V.</blockquote> + +<p>4° Estimation.—Distinguons encore l'entendement +ou l'intelligence de l'estimation et de la science. +On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence; +car on doit estimer pour comprendre, et le +mot de pensée (<i>opinio</i>), synonyme de celui d'estimation, +est quelquefois transporté à la conception. +Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même +chose que la créance ou la foi<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563"><sup>563</sup></a>. Comprendre, c'est +apercevoir (<i>speculari</i>) par la raison, soit que nous +croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends +cette proposition: <i>l'homme est de bois</i>, et je ne +la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on +le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs +il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition, +c'est-à-dire conjonction ou division.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote563" name="footnote563"></a><b>Note 563:</b><a href="#footnotetag563"> (retour) </a> Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard. +Celle analogie de l'<i>estimation</i> avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est +une opinion qu'il avait empruntée au <i>de Anima</i> (III, iii), et que saint +Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et <i>Ab. Op., +Introd.</i>, I. I, p. 977.</blockquote> + +<p>5° Science.—La science est cette certitude de +l'esprit qui se soutient indépendamment de toute +estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle +dans le sommeil, et Aristote place-t-il les +sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi +les habitudes, <i>habitus</i><a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564"><sup>564</sup></a>, plutôt que parmi les dispositions +de l'esprit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote564" name="footnote564"></a><b>Note 564:</b><a href="#footnotetag564"> (retour) </a> L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre +comme une faculté naturelle, une <i>capacité</i>, suivant la traduction de M. Barthélemy +Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une +affection peu durable. (<i>Categ.</i> VIII.—<i>De la Logique d'Arist.</i>, t. 1, p. 167.)</blockquote> + +<p>Maintenant, tout ce qui appartient proprement à +l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir, +ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer +les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou +composés, uns ou multiples, bons (<i>sani</i>) ou mauvais +(<i>cassi</i>), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction +à faire entre le concept du composant et celui +des composés, entre le concept du divisant et celui +des divisés, ou entre la division et l'abstraction.</p> + +<p>Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les +actions ou les temps simples, ils ne se constituent +pas de parties successives; les composés sont l'inverse. +Il en est de la conception comme du discours +qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire +ou entendre: <i>l'homme se promène</i>, c'est passer par une +suite d'énonciations significatives, celle d'<i>homme</i>, +celle de <i>se promener</i>, et joindre l'une à l'autre. Il y +a là des parties successives; car une énonciation, +ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir +des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples: +<i>deux, trois, troupeau, amas, maison</i>. La combinaison +qui résulte de la matière et de la forme, ou +bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la +simplicité. Exemple: le nom d'<i>homme</i>, qui désigne +en même temps la matière, <i>animal</i>, et la forme de +la <i>rationnalité</i> et de la <i>mortalité</i>.</p> + +<p>Les mêmes choses peuvent être conçues et par une +conception simple et par une conception successive. +Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition, +tantôt par succession et en plusieurs regards, trois +pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens, +l'entendement le peut faire. Là est la différence des +conceptions exprimées par le mot (<i>intellectus dictionis</i>) +ou par l'oraison (<i>intellectus orationis</i>), qui désignent +d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom <i>animal</i> +et sa définition <i>corps animé sensible</i> suggèrent la +même pensée; toute la différence, c'est que l'un +donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement. +Ainsi la conception donne les choses +comme jointes, ou joint les choses pour les donner. +Elle est ainsi ou simultanée ou successive.</p> + +<p>La différence entre les concepts de mot et les concepts +d'oraison s'applique aux concepts qui donnent +les choses comme séparées ou qui en opèrent la +séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés +et concept divisant. <i>Animal</i> donne un concept de +choses jointes; <i>non-animal</i> est un nom infini ou indéterminé; +il signifie la chose <i>qui n'est pas animal</i>, laquelle +donne un concept de choses divisées (<i>intellectus +divisorum</i>); et comme la définition de l'<i>animal</i> +donne un concept de jonction, la description du <i>non-animal</i> +donne un concept de division, proprement +un concept divisant (<i>intellectus dividens</i>)<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565"><sup>565</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote565" name="footnote565"></a><b>Note 565:</b><a href="#footnotetag565"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 468-473.—Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.</blockquote> + +<p>Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils +consistent dans une seule jonction, ou dans une seule +division ou disjonction; autrement ils sont multiples. +«La jonction, comme la division ou disjonction, est +une, lorsque l'esprit marche continûment d'un +seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale, +par laquelle il accomplit sans interruption le +cours une fois commencé d'un premier concept.» +Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans +un concept, fût-il composé de parties et de parties +successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et +même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif +dans l'opération intellectuelle. En effet, quand +même vous prendriez des choses successives, si vous +les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement +(<i>discurrendo</i>), vous posiez une seule +essence; ou bien quand, par la force d'une seule +affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement +unis des éléments divers par le lien de l'attribution, +par celui de la condition ou du temps, ou par +tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale +unique, il y a unité de concept. Quand je prononce +continûment <i>animal raisonnable</i>, l'auditeur +conçoit <i>animal</i> et <i>rationnalité</i> comme une seule chose, +il en fait un tout; et semblablement, quand je dis +<i>animal non-raisonnable</i>. Peu importe d'ailleurs que la +chose soit réellement ou non comme elle est conçue; +le concept n'en existe pas moins. <i>Caillou raisonnable</i> +et <i>chimère blanche</i> sont des concepts uns, comme +<i>animal raisonnable</i> et <i>homme blanc</i>. Cette unité se +trouve même dans les propositions transitives, et dans +celles dont les termes sont liés par le cas oblique. +Dans le concept, <i>la maison de Socrate</i>, il y a unité +comme dans celui-ci, <i>maison socratique</i>. Dans un +seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions, +plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît +avec la continuité de l'acte. +Les concepts sont bons (<i>sani</i>), lorsque par eux +nous entendons les choses comme elles sont; autrement, +ils sont mauvais (<i>cassi</i>), et on les appelle +opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote, +est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que +de ce qui est.<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566"><sup>566</sup></a>» Suivant lui, les concepts sont +bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept +d'<i>homme</i> serait, comme le concept de la <i>chimère</i>, un +concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme +du tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote566" name="footnote566"></a><b>Note 566:</b><a href="#footnotetag566"> (retour) </a> Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition +générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse +être pensé (<i>opinabile</i>), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit +quelque chose, puisque cette pensée ou opination, <i>opinatio</i>, est, non +qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce +qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (<i>De Interp</i>., ed. sec., I. V, p. 423). +Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est <i>pensable</i> +(<i>opinabile</i>), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque +chose de réel, <i>ens quiddam</i>, puisque nous ne pensons pas qu'il +soit, mais qu'il n'est pas.» (<i>Hermen</i>., XI.) Au reste, si l'on voulait +approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se +reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, +il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons +ici. (<i>Dial</i>., p. 237-251.)</blockquote> + +<p>La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts +composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, +c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car +il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de +jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. +On juge suivant le concept ou par le concept; et le +concept par lequel on juge n'est pas la même chose +que le concept suivant lequel on juge; le concept par +lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, +n'est que l'opération par laquelle nous concevons +une jonction ou une division d'où résulte un +jugement. Le concept suivant lequel (<i>secundum quem</i>) +on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, +est cette partie du concept total du jugement +dans laquelle réside toute la force du jugement; tels +sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé +que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner +par jugement; mais le prédicat est posé <i>pour +dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit +rapportée par jugement</i><a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567"><sup>567</sup></a>; c'est-à-dire, en langage +moins technique, pour assigner une chose à une autre +en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme +posé en premier concept, et auquel est substituée la +chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat +est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La +force de la proposition étant dans ce qui <i>est dit</i>, toute +la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception +de jugement est dans le concept du terme qui +<i>est dit</i> ou du prédicat.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote567" name="footnote567"></a><b>Note 567:</b><a href="#footnotetag567"> (retour) </a> «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.» +(p. 477.)</blockquote> + +<p>Le concept divisant est le concept de négation. Il +sépare quelque chose de quelque chose: <i>un homme +n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis</i>. +Le concept de disjonction est un concept d'affirmation; +il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs +conceptions de l'esprit, il en constitue une: <i>quelque +chose est homme ou cheval, sain ou malade</i>, etc. Les +propositions disjonctives hypothétiques sont des +concepts de disjonction.</p> + +<p>Tout concept qui donne la chose comme elle est, +est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme +elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît +vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, +<i>omnis per abstractionem habitus intellectus</i>, donne la +chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un +concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la +donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.</p> + +<p>«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels +une nature d'une certaine forme, est prise +indépendamment de la matière qui lui sert de sujet, +ou bien dans lesquels une nature quelconque est +pensée indifféremment, sans distinction d'aucun +des individus auxquels elle appartient. Par exemple, +je prends <i>la couleur d'un corps</i> ou <i>la science +d'une âme</i> dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en +tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les +formes des sujets substantiels, pour les considérer +en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire +attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère +ainsi indifféremment la nature humaine qui +est en chaque homme, sans faire attention à la +distinction personnelle d'aucun homme en particulier, +je conçois simplement l'homme en tant +qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel +mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais +l'universel des sujets individuels. L'abstraction +consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs, +les universaux des individuels, leurs sujets +de prédication, et les formes des matières, leurs +sujets de fondation. La soustraction (<i>subtractio</i>) +sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence +soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le +considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle +s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune +forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux +cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la +chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui +n'existe que réunie y est conçue séparément.»</p> + +<p>Or comme personne, en voulant penser une chose, +n'est capable de la penser dans toutes ses essences +ou propriétés, mais seulement en quelques-unes +d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose +autrement qu'elle n'est. Ainsi <i>ce corps</i> est <i>corps, +homme, blanc, chaud</i>, et mille autres choses. Cependant, +considéré en tant que corps, il est conçu séparément +de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il +n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment +de toute forme ou qualité, est celui d'une nature +quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire +indifféremment ou sans application à aucun +individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi; +rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une +manière indéterminée. Toute chose est individuellement +distincte, une numériquement. La substance +corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que +ce corps lui-même? La nature humaine dans cet +homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que +Socrate même?</p> + +<p>Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, +qui peut les connaître comme elles sont? Qui +ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous, +quand elle est absente, la chose que vous +avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre +sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée. +Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image +des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à +l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque +forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu +ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits +comme circonscrits localement, composés, colorés, +investis de modes propres aux corps, et cela, parce +que toute la connaissance humaine vient des sens?</p> + +<p>Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer +ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose +dans un autre état que son état réel, doit être tenu +pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne +doit pas être condamnée?</p> + +<p>Passons à l'autre partie de la question. Tout concept +qui donne la chose comme elle est, doit-il être +tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant, +concevoir qu'<i>un homme est un âne</i>, n'est +pas un concept faux, si l'on entend, par exemple, +que l'<i>homme est un animal</i> comme l'âne. Qu'est-ce +donc que ce concept faux, qui donne la chose comme +elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, +formes contradictoires des concepts, se réunissent +dans le même concept, ou soient combinées +dans le même acte d'un même esprit indivisible?</p> + +<p>En définitive, <i>concevoir une chose autrement qu'elle +n'est</i>, peut vouloir dire—ou que le mode de conception +diffère du mode d'existence, par exemple qu'on +la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, +quoiqu'elle soit mixte;—ou bien que la chose est +conçue comme existant dans un état, avec un mode +autre que l'état ou le mode réel.—Dans le premier +cas, <i>autrement</i> se rapporte à <i>concevoir</i>; dans le second, +il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu +dans la conception. Dans le premier cas, la +chose est <i>autrement conçue</i> qu'elle n'est dans la réalité, +et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans +le second, la chose est conçue comme <i>étant autrement</i> +qu'elle n'est, et c'est une vaine conception.</p> + +<p>De même, cette proposition: «Le concept est juste +et valable, quand la chose est conçue <i>comme elle est</i>,» +n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute <i>comme +elle est dans le sens où elle est conçue</i>. Tout dépend de +ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le +sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept +peut être vrai et faux en même temps. C'est +le cas de tout concept qui peut être ramené à la +forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, +<i>l'homme est un âne</i>, peut être ramené à cette +forme: <i>Si l'on entend que l'homme est un animal comme +l'âne, l'homme est un âne</i>. Tel est l'exemple fameux: +<i>Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle</i><a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568"><sup>568</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote568" name="footnote568"></a><b>Note 568:</b><a href="#footnotetag568"> (retour) </a> Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le <i>de Intellectibus</i>, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement +dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)</blockquote> + +<p>La conception d'une proposition n'est pas le simple +acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui +dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la +développe et l'explique s'unissent et forment un tout. +Ce qu'Abélard appelle <i>intellectus</i>, est proprement +l'idée, selon la plupart des philosophes modernes. +Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception; +le concept n'est pas uniquement la chose en +tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une +connaissance déterminée. Constituer un concept +revient au même que signifier ou énoncer qu'une +chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure +que le fait de signifier une chose constitue un concept +de la chose. Car chaque mot en particulier signifie +et le concept et la chose, ce qui ne veut pas +dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept +constitue un autre concept. La signification rend le +concept qu'elle suppose<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569"><sup>569</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote569" name="footnote569"></a><b>Note 569:</b><a href="#footnotetag569"> (retour) </a> <i>De Intell</i>., p. 475-497.</blockquote> + +<p>A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître +ici la théorie tant répétée de la formation +des idées. La sensation, l'imagination, le concept +(tant simple que composé, tant un que multiple), +le jugement, le concept exprimé ou le terme, le +jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la +fausseté des concepts et des jugements, c'est bien +là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. +Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici +des notions si familières aux modernes; ce n'est pas +qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la +même source; le fond de tout cela est dans Aristote<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570"><sup>570</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote570" name="footnote570"></a><b>Note 570:</b><a href="#footnotetag570"> (retour) </a> Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce, +et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (<i>In Porph.</i>, I, p. 54. et <i>De +Interp.</i>, ed. sec., <i>passim.</i>)</blockquote> + +<p>Quelle est la signification ou quel est le concept +des mots universels? quelles choses signifient-ils, +ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque +j'entends le nom <i>homme</i>, nom commun à plusieurs +choses auxquelles il convient également, quelle +chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même, +doit-on répondre. Mais tout <i>homme</i> est celui-ci, +celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, +ne donne jamais que tel <i>homme</i> déterminé, et +raisonnant de l'entendement comme du sens, on +affirme que le concept d'<i>homme</i> ne peut être que le +concept d'un homme déterminé: <i>homme</i> équivaut +à <i>un certain homme</i>. Il faut répondre que concevoir +l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire +un animal de telle qualité. Lors donc qu'on +objecte que <i>tout homme</i> étant celui-ci ou celui-là, +concevoir l'<i>homme</i>, c'est concevoir celui-ci ou tel autre, +le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire +que <i>tout concept de l'homme</i> est le concept de celui-ci +ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux +maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait +en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je +dis <i>une cape<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571"><sup>571</sup></a> est désirée par moi</i>, ce qui revient à +dire <i>je désire une cape</i>; quoique toute <i>cape</i> soit celle-ci +ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci +ou celle-là. Mais si je disais: <i>Je désire une cape, et +quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là</i>, +l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. +De même, on peut dire: <i>Si j'ai la sensation d'un homme, +tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de +tel ou tel homme</i>; mais il ne s'ensuit nullement ce +qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du +sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante +déterminée, qu'en conséquence la sensation +d'homme ne puisse être que la sensation causée +par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; +mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin +pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique +aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, +qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour +avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature +humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir +présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La +nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables, +comme ce concept simple du nom spécial +d'<i>homme</i> ou de l'<i>homme</i> pris comme espèce, aussi bien +que de l'<i>homme blanc</i>, de l'<i>homme assis</i>, que sais-je? +de l'<i>homme cornu</i>, qui n'existe pas; en un mot, +comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la +nature humaine, soit avec la distinction d'une personne +déterminée comme Socrate, soit indifféremment +ou sans aucune détermination personnelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote571" name="footnote571"></a><b>Note 571:</b><a href="#footnotetag571"> (retour) </a> <i>Capa</i>, espèce de capuchon, <i>bardocucullus</i>.</blockquote> + +<p>Abélard énonce ici brièvement certaines objections, +mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent, +et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur +forme technique, leur importance échappe, et le +texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de +principes et d'arguments, applicables à des controverses +usuelles, à des questions connues, et que +devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation +orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà +familiarisé avec ce dont il s'agissait<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572"><sup>572</sup></a>. Essayons de +suppléer à l'une et à l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote572" name="footnote572"></a><b>Note 572:</b><a href="#footnotetag572"> (retour) </a> <i>De Intel.</i>, p. 487-492.</blockquote> + +<p>Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des +universaux, ou quels sont les objets des conceptions +générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces +noms désignent des conceptions universelles, et que +celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin +de se rapporter à des objets sensibles et déterminés, +parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence +et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut +des objets certains, réels, individuels; l'intelligence +procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est +absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. +Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement +de purs mots, mais peuvent être de vraies +conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des +objets individuels. A cela on aura trouvé une forte +objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant +à des noms de conceptions, qui ne désignent +ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles; +ce ne seront que des semblants de conceptions; +ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra +bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un +concept, et le nominalisme aura gagné un premier +point fort important.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, je dis <i>tout homme</i>, et cependant +je ne conçois pas actuellement <i>tout homme</i>, car +il faudrait concevoir <i>tous les hommes</i>, et cela est impossible; +on peut donc nommer une conception sans +l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'<i>un court</i>, +et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de +quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce +que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la +conception de la <i>chimère blanche</i> ou simplement de +la <i>chimère</i>, ni du <i>non-intelligible</i> ou <i>non-concevable</i>. +Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions +et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne +les comprends pas, il suit que ce ne sont que des +mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas +conçus, des produits de l'entendement qui ne sont +pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? +Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent +à des choses individuelles, ne sont pas +même des idées, ce ne sont que des noms.</p> + +<p>Abélard répond en expliquant dans quel sens on +conçoit les diverses propositions opposées comme des +difficultés. Concevoir <i>tout homme</i>, c'est, selon lui, +concevoir, non-seulement l'oraison <i>tout homme</i>, mais +<i>un homme quelconque</i>, ou quiconque a la nature humaine. +Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou +Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou +Platon, soit compris sous le concept de <i>tout homme</i>. +C'est la conception de la nature humaine, sans détermination +individuelle; et cette conception comprend +tous les individus, quoique aucune intelligence ne +suffise à les considérer tous individuellement et en +même temps. Dire <i>l'un de ces deux court</i>, c'est concevoir +l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir +ou qu'<i>il y en a un qui court</i>, ou que <i>c'est celui-ci</i> et non +<i>celui-là qui court</i>, et l'on ne peut dire que ce concept +ne se rapporte à rien de réel. Quant à <i>la chimère</i>, +elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme +n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir +que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche, +elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à +cette proposition, <i>elle est blanche</i>. Quant au <i>non-intelligible</i>, +c'est un attribut général qui, en tant que général, +peut être conçu, quoique une chose particulière +non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être +conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable, +autre de concevoir une chose inconcevable. +Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains +mots, désignant des idées qui ne représentent rien +de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots, +et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne +signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, +pour ne représenter directement rien de déterminé ni +de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par +conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, +à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions +générales quelconques.</p> + +<p>Nous avons évidemment ici l'argumentation et la +réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en +termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant +les exemples ci-dessus comme des difficultés, +il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes +des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous +apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait +du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement +les essences générales, mais les conceptions +générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux +espèces, aux êtres de raison, pas même une place +dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique +comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté +à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à +l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée. +C'était un intermédiaire réel entre le réalisme +et le nominalisme. Le premier disait que les +universaux étaient non-seulement des idées et des +mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils +n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots; +le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni +des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme +était donc que nous n'avons d'idées que des objets +sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation +et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales. +L'intelligence, purement passive, faculté à la +suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à +concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation. +Il ne lui restait en propre que je ne sais +quelle activité vaine qui se produisait dans le langage, +lequel débordait nécessairement la réalité et la +pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites. +On voit comment le nominalisme se ramenait +à un étroit sensualisme.</p> + +<p>Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il +adoptât par conséquent quelques-uns des principes +du sensualisme, entendait les choses plus largement, +et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des +conséquences de ces principes avec la même hardiesse +que son maître, cependant il ne peut être confondu +avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il +disait bien que toute connaissance <i>surgit des sens</i><a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573"><sup>573</sup></a>. +Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des +choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles; +il croyait donc que les genres et les espèces +ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si +l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si +les sensations suscitent des concepts<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574"><sup>574</sup></a>, cependant +l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément +différente; elle l'est même de l'imagination, +qui n'est que la faculté de se représenter les +choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout +cela n'est que perception confuse. L'intelligence a +des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions +(concepts, intellects, idées), qui sont de +plus en plus indépendantes, de plus en plus +dégagées des perceptions sensibles et imaginatives; +et elle peut même arriver très-près de l'état d'une +intelligence pure, qui comprend par elle-même +et directement, à la manière de l'intelligence divine. +Or, elle a cette puissance à deux conditions, +c'est non-seulement de changer en idées les perceptions +sensibles, mais de se faire des idées, dont +l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être, +dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes, +l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, +et des idées purement intelligibles ou intellectuelles, +savoir celles des choses invisibles, celles +des choses inconnues, celles des choses universelles, +celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme +est non-seulement en communication avec la nature +physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien; +voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote573" name="footnote573"></a><b>Note 573:</b><a href="#footnotetag573"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 466 et 482.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote574" name="footnote574"></a><b>Note 574:</b><a href="#footnotetag574"> (retour) </a> <i>Id.</i>, p. 462.</blockquote> + +<p>On voit que le conceptualisme, quoique venu à +l'occasion d'une question logique, est une psychologie. +Cette psychologie est sommaire, succincte, +incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, +j'en conviens encore. Mais elle ne donne +pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle +est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses +forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive +sur la question ontologique; elle ne jette sur la +réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle +les rapports mystérieux et certains qui unissent +le monde des idées avec le monde des choses. +Mais les philosophies qui peuvent lui en faire +un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon +n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme +n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke +et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard; +Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques +mots de Descartes et de Leibnitz composent +tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune +doctrine formelle, complètement développée, +définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle +difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza +n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel +n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative +créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré +que la gloire de son nom.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par +l'exemple le plus éclatant, comment une simple +question de dialectique contenait ou engendrait les +plus hautes questions de métaphysique, et comment +les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité +de leur art aux grandes généralités de la +science. L'art des scolastiques est celui de décomposer +le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments +de la proposition les mène ou plutôt les +oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées, +comment nous les formons, quels sont les divers +rapports des êtres, leurs modes, leurs natures, +leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus +grandes, de plus fondamentales questions? Mais la +manière de les traiter est singulière; elle ne va pas +droit au fond des choses; elle les aborde obliquement, +d'une façon détournée, incidente, et à propos +des questions logiques. La logique donne une certaine +définition de la substance, une certaine énumération +des catégories; comme introduction à cette double +connaissance, on doit connaître la définition de certains +attributs des choses, qui constituent entre autres +les genres et les espèces; comment cette définition, +une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la +substance et des diverses catégories? De là plusieurs +difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent +toutes sur l'application de certaines règles logiques à +certaines propositions. Et comment cherche-t-on à +les résoudre? par des distinctions destinées à mieux +fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions, +en un mot, par de nouvelles recherches logiques. +Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement +pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et +à raccorder les différents principes de la dialectique, +on aborde et l'on résout les problèmes tant de la +formation des idées que de la constitution des êtres.</p> + +<p>Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité +particulière de la controverse des universaux. +Nous en jugerons mieux en étudiant avec +détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.</p> +<br><br> +<h4>FIN DU TOME PREMIER.</h4> + +<br><br> + + + +<h3>TABLE.</h3> + + + +<p>PRÉFACE</p> + +<p>PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD</p> + +<p>LIVRE 1er.—VIE D'ABÉLARD</p> + +<p>LIVRE II.—DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD</p> + +<p>CHAPITRE 1er.—De la Philosophie scolastique en général</p> + +<p>CHAP. II.—De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question +des universaux.</p> + +<p>CHAP. III.—De la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, première +partie, ou des catégories et de l'interprétation.</p> + +<p>CHAP. IV.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +deuxième partie, ou les premiers analytiques.—Des futurs +contingents.</p> + +<p>CHAP. V.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +troisième partie, ou les Topiques.—De la substance et de +la cause.</p> + +<p>CHAP. VI.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +quatrième et cinquième parties, ou les seconds analytiques +et le livre de la division et de la définition.</p> + +<p>CHAP. VII.—De la psychologie d'Abélard.—<i>De Intellectibus</i>.</p> + + +<b>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.</b> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12829 ***</div> +</body> +</html> |
