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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12459 ***
+
+CONTES ET POÉSIES
+
+DE
+
+PROSPER JOURDAN
+
+--1854-1866--
+
+
+ROSINE ET ROSETTE
+
+LÉONE
+
+POÉSIES DIVERSES
+
+QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
+
+NOTES AU CRAYON
+
+
+PARIS
+
+SEPTEMBRE 1866
+
+
+
+
+A
+
+PROSPER JOURDAN
+
+
+Mon fils bien-aimé, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poëte, tu
+étais près de moi, il n'y a pas trois mois encore, près de nous qui
+t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu
+nous prodiguais toutes les délicatesses de ton amour, tout le charme
+de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets ...
+et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittés pour
+toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu
+pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore
+cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré!
+
+Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes
+quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre,
+quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle
+intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où
+n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu
+nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans,
+mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te
+rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait
+une incurable blessure?
+
+Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets
+pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux
+pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue
+à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi.
+
+Et pourquoi ne le ferais-je pas?
+
+Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la
+forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais
+je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie
+quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la
+voix si douce à mes oreilles et à mon coeur.
+
+Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton
+amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage
+glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées,
+sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se
+remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs,
+et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie
+supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure,
+je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en
+pensant que je vais te retrouver et te rejoindre.
+
+Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais
+qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre
+amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce
+qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que
+j'ambitionne: te retrouver.
+
+Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous
+soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons
+un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est
+celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et
+qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma
+soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles
+Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas!
+
+Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces
+graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la
+mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme,
+dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe,
+entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou
+tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je
+ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que
+tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où
+j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils
+qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme
+te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de
+demeures éclatantes.
+
+Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de
+l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au
+libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et
+aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que
+nous faisons de notre liberté.
+
+Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la
+bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais
+et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper!
+
+Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les
+lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre
+catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux
+qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se
+sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon
+et beau.
+
+Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous
+étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je
+t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais
+besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur,
+il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme
+elle l'était quand tu étais près de nous.
+
+Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait?
+Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers
+que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent,
+quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un
+volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les
+livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou
+amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en
+souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de
+l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et
+tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,--ne soupçonnent même pas l'oeuvre
+que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien
+entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les
+plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait
+parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix
+presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce
+que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué.
+
+En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que
+bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour.
+
+A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi
+toujours et à notre réunion future.
+
+H.C. et L.J.
+
+Paris, 3 août 1866.
+
+
+
+
+CONTES ET POÉSIES
+
+
+
+
+A MADAME GEORGE SAND
+
+
+_Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils,
+avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me
+parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit
+livre.
+
+Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que
+votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime.
+Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on
+m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit.
+
+Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en
+pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri
+d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère.
+
+C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à-dire pour me faire bien
+venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution
+superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez,
+eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et,
+vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous,
+c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence.
+J'en ai si grand besoin!_
+
+PROSPER JOURDAN.
+
+
+
+
+ROSINE ET ROSETTE
+
+
+ I
+
+ Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page;
+ C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage.
+ Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter;
+ Il paraît qu'il était ennuyeux à crier.
+ On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage.
+ Mais à ce compte-là, ce n'est pas le premier
+ Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble,
+ Car ils se valent tous à peu près. Il me semble
+ Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt,
+ Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un;
+ Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre;
+ C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié.
+
+ Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre.
+ Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier
+ Dépend de vous, Madame, et de votre amitié.
+ Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse,
+ Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse,
+ Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant,
+ Il pourra faire mieux quand il sera plus grand.
+ Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême,
+ Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui.
+ Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri,
+ Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime.
+ Je pars, sans bien savoir même où je vais aller.
+ Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler
+ Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle,
+ Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant
+ S'en va tout de travers, et ma muse infidèle
+ En se moquant de moi trébuche à chaque instant.
+ O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle.
+
+ Cet exorde entendu, je commence. D'abord
+ Rosine était comtesse et se respectait fort;
+ De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite,
+ Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez;
+ Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez.
+ Un pied ... comme la main! et la main si petite
+ Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser;
+ Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser,
+ Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,--
+ Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel
+ Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël.
+
+ On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne.
+ Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.--
+ Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil,
+ Notre Contessina s'en fut porter un deuil
+ D'une tante éloignée et de noblesse ancienne,
+ Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison.
+ A Paris, dans le monde où Rosine était reine,
+ De temps à autre un deuil est une bonne aubaine;
+ Le gris est si divers! et le noir si bon ton!
+ La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon!
+ Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie,
+ Moitié pour le printemps dont il faut profiter,
+ Parmi ses frais lilas Rose alla transporter
+ Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie.
+
+
+ II
+
+ C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon
+ De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon,
+ Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire,
+ A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire
+ Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir,
+ Avant de se coucher prolonge sa toilette
+ Et reste à se peigner, nonchalante et coquette,
+ Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir:
+ Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse
+ Se pare et se fait belle aux rayons du couchant
+ Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse,
+ Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant.
+
+ Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine
+ Si l'on entend la brise au murmure pensif,
+ Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine
+ Qui coule en murmurant sur le marbre massif
+ Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée.
+ Quel calme! différent de celui de la nuit;
+ Quel silence joyeux entremêlé de bruit!
+ Il semble, à voir ainsi la campagne noyée
+ Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant,
+ Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie,
+ La brise plus riante et plus chère la vie
+ Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant.
+
+ On croirait par moments, quand frémit le feuillage,
+ Voir des ombres passer en se donnant le bras;
+ Évoquer leur fantôme et deviner l'image
+ D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas.
+
+ Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure
+ Qui passait tout à l'heure à travers ce massif?
+ N'était-ce pas son vol dont la traînante allure
+ Le faisait frissonner avec un bruit plaintif?
+ Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse,
+ Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons?
+
+ Il me semblait entendre, à travers leurs chansons
+ Monter, comme un écho de ton long sacrifice,
+ Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret,
+ Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine
+ Et tandis que ton ombre indécise et sereine
+ M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait.
+ Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse?
+ Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur?
+ Où vas-tu si légère et si peu soucieuse
+ De ton indigne amant qui causa ton malheur?
+ O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée?
+ Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée
+ Au premier rendez-vous que son coeur te donnait
+ Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît?
+ Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone,
+ Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts?
+ Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers
+ Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne.
+ Telle une algue battue au caprice des mers!
+ C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète
+ Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette?
+ Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi?
+ Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid!
+ Répondez, est-ce vous? ou votre chère image
+ N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage?
+ Est-ce votre fantôme apporté par le vent,
+ Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte,
+ Que la bise disperse et que l'orage emporte,
+ Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ?
+
+ O qui que vous soyez! visions passagères
+ Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit,
+ Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères
+ Et de sentir en vous notre âme qui frémit!
+ Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire,
+ Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai.
+ Vous passez en silence et je vous vois sourire
+ Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre
+ Et voltige avec vous dans cet air embaumé.
+
+ Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire
+ Où le soleil soulève, à son heure dernière,
+ Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit,
+ Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre,
+ Son manteau scintillant traîner derrière lui.
+
+ Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée
+ Cette forme au contour si pur?
+ Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée
+ Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée,
+ Aux yeux plus profonds que l'azur?
+
+ Lorsque ta Marguerite au seuil de son église,
+ O Faust, apparut à tes yeux,
+ Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise?
+ Un rayon de soleil dore encor ses cheveux
+ Que froisse et caresse la brise.
+
+ Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux!
+ Vastes cieux! pensives étoiles!
+ Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous,
+ Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles,
+ Avez-vous rien vu de si doux?
+
+ Qui donc est cette femme? En la voyant assise,
+ Immobile, troublée, inquiète, les yeux
+ Vers le sol, on dirait la statue indécise
+ D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux
+ Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux.
+ Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle;
+ Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet.
+ Elle écoute son coeur, et son coeur est muet.
+ C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle?
+ Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or,
+ Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor.
+
+ Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure
+ Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure.
+ Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas,
+ Un jeune homme au front triste et beau la considère
+ De son regard profond. Il a l'air un peu las;
+ On devine aisément qu'une pensée amère
+ A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux
+ S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie,
+ Comme pour demander ou la mort ou la vie
+ A ce regard de femme errant et soucieux.
+ On sent que ce regard le fascine et l'attire.
+ Rosine, cependant, continue à rêver;
+ Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire.
+ --Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire:
+ Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer?
+ Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,--
+ Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre.
+ Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre?
+ Pourquoi rester muette et me laisser au coeur
+ Un doute, plus cruel encor que sa douleur?
+ Et surtout....
+
+ ROSINE.
+
+ Je sais bien ce que vous m'allez dire,
+ Stello; mais songez donc: vous me forcez ici
+ D'accepter un amant ou de perdre un ami.
+
+ STELLO.
+
+ Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire
+ Qui lui puisse arriver quand il est amoureux,
+ C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux
+ Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème.
+ Que me fait l'amitié de la femme que j'aime?
+ J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps,
+ Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière!
+ Et vous allez m'offrir une telle misère?
+ Appelez vos laquais pour me jeter dehors.
+ Soyez plus charitable en étant plus altière.
+ Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur
+ Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse,
+ Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur
+ D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur.
+
+ ROSINE.
+
+ Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse,
+ Failli pleurer, Stello.
+
+ STELLO.
+
+ Maudite ma tendresse
+ Qui fait naître une larme en un regard si doux!
+ O ma reine! Oh! pardon!
+
+ ROSINE, souriant.
+
+ Vous passez à l'extrême;
+ Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux.
+ Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même.
+ N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime?
+
+ STELLO.
+
+ Non, vous ne m'aimez pas.
+
+ ROSINE.
+
+ Je le crois comme vous,
+ C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille,
+ Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille
+ En attendant son heure, inondera mes sens
+ Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise,
+ Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise
+ Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps.
+ Certes, l'émotion que votre aveu me cause
+ Est bien loin de cela, pour être de l'amour,
+ Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour,
+ Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose
+ Que le vague plaisir que j'avais de vous voir.
+ Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre;
+ Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre?
+ J'étais heureuse en vous attendant chaque soir.
+ M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être,
+ Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir,
+ En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir,
+ Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître
+ Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter
+ De ne point avoir su vous le faire accepter.
+
+ Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure,
+ Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure;
+ Tous deux parlaient encore,--il faisait déjà nuit,--
+ Oubliant le destin devant cette nature,
+ Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit,
+ Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère;
+ Il marchait au hasard et d'un pas inégal.
+ Une larme brûlante errait sous sa paupière;
+ Il emportait au coeur une blessure amère.
+
+ La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal.
+
+
+ III
+
+ Si vous avez connu la mine la plus fière,
+ Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur,
+ Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre,
+ Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur,
+ Tenace comme un roc et doux comme une fille,
+ Il avait les défauts d'un bon fils de famille
+ Et ce rare bonheur de compter à la fois
+ Les solides vertus des héros d'autrefois.
+ Il avait de bonne heure appris l'expérience,
+ Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance,
+ Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans;
+ Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps.
+
+ Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente
+ Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente,
+ Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour
+ A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour.
+ Au reste, sa fortune égalait sa noblesse.
+ Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse,
+ Entraver sa nature ou gêner son instinct;
+ Il grandit librement, au gré de son destin.
+ Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire.
+ Tel il était sorti du ventre de sa mère,
+ Tel nous le retrouvons au jour de ce récit.
+ --Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici:
+
+ Avec de pareils dons que lui fit la nature,
+ Je vous laisse à penser,--sans compter sa figure,--
+ Si Stello dans le monde eut bientôt des amis.
+ Heureusement pour lui, la chose la plus sûre,
+ Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis
+ Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie,
+ Il avait assez vu comme le monde oublie
+ Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas
+ De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras.
+
+ Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine,
+ Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé.
+ Il avait doucement senti dans sa poitrine
+ Grandir un sentiment qui l'avait dominé.
+ Ce n'était plus alors cet enfant débauché
+ Que les fous de son bord se vantaient de connaître;
+ Ce n'était pas non plus,--tant l'amour nous pénètre!
+ Le Stello d'autrefois incrédule et lassé.
+ Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse.
+ Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse
+ Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré.
+ Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné;
+ Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse,
+ Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux,
+ Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux.
+
+ C'est une chose étrange et bien inexplicable
+ Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant,
+ Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable,
+ Attelle au même joug un couple différent.
+
+ Quel mystère inouï, quel sort inexorable
+ Jette au hasard deux coeurs dans un même courant?
+ Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices?
+ Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices,
+ S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs?
+ Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices,
+ Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices,
+ Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs!
+ Encor si sa fatale et maudite puissance,
+ Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués,
+ Se contentait de prendre avec indifférence,
+ Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance
+ Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés!
+ Mais non.... Il semble même, ô misère inouïe!
+ Que les prédestinés à cette mort sans fin
+ Portent une auréole et que, dans cette vie,
+ Un ange les reprend quand la mort les oublie.
+ --Envoyé de malheur!--c'est l'éternel destin,
+ Hélas!--Le feu du ciel, né des fureurs sublimes,
+ N'a menacé jamais que les plus hautes cimes;
+ Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon.
+ La douleur est sur terre et choisit ses victimes
+ Parmi ceux dont le sceau du génie est au front.
+
+ Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale.
+ Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle,
+ Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé.
+ On prétend qu'il avait juré d'être vengé.
+ Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée
+ Qui décida son sort,--la dernière pour lui,--
+ De laquelle il sortit l'âme désespérée,
+ Seul désormais, errant au hasard dans la nuit,
+ Stello quittait Paris.
+
+
+ IV
+
+ Qui sait ce que peut faire
+ De ravage sans borne et de taches sans nom,
+ Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond,
+ Le souvenir mortel d'une horrible misère?
+ Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur
+ Va se perdre à jamais une âme désolée?
+ Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur
+ Attend le désespoir au sortir d'une allée
+ Pour lui souffler au corps une vengeance usée?
+ Qui connaîtra jamais de quel rude sillon
+ Se creuse un coeur atteint d'une telle torture
+ Et quel venin terrible en greffe la morsure
+ Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front?
+ Qui connaîtra jamais,--quand l'amour le renie,--
+ Où va le malheureux, en se frappant le coeur,
+ Prostituer l'amour dont il faisait sa vie
+ Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie,
+ Rire lugubrement de sa propre douleur?
+ L'amour, le grand amour est ce baume suprême
+ Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond:
+ Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême,
+ L'homme peut naître encor de sa souffrance même,
+ Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt.
+
+
+ V
+
+ La lune était limpide; Alger, la blanche ville,
+ Depuis longtemps déjà dormait profondément;
+ Et depuis la _Casbah_ jusqu'à la mer tranquille
+ On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile,
+ Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant.
+ La nuit splendide et calme étalait ses étoiles
+ Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu,
+ Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles,
+ La terre eût entrevu les domaines de Dieu.
+ La rue était sans bruit. La plage solitaire,
+ Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière,
+ Berçait dans les échos son chant triste et rêveur.
+ Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur!
+ Nulle voix n'animait la muette mosquée.
+ Pas même un frôlement de Mauresque masquée
+ Gagnant quelque ruelle étroite et désertée:
+ Le port semblait une ombre et la ville un tombeau.
+
+ Cependant, à travers le murmure de l'eau
+ Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive,
+ Un plus étrange accent que la brise plaintive
+ Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger;
+ Plus sourd que le fracas des lames sur la grève
+ Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve
+ Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger.
+
+ On eût dit comme un choeur de voix incohérentes,
+ Comme un lointain concert de plaintes discordantes
+ Où des éclats de rire étouffaient des sanglots;
+ Dont le vent emportait les notes turbulentes
+ Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux.
+ Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale,
+ Qu'on entendait à peine, une femme chantait
+ Quelque libre refrain que la bande écoutait.
+ Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale
+ Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale
+ Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît.
+
+ Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace
+ Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs.
+ C'est une nuit d'orgie à se voiler la face;
+ Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs.
+
+ STELLO.
+
+ Qui parle du passé? La peste du trappiste
+ Qui vient gémir ici!--Georgette, mon cher coeur,
+ Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur!
+ C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste
+ Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!--
+ Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur,
+ Quiconque a le vin triste est un méchant buveur.
+ Hors d'ici les regrets et la mélancolie!
+ Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie,
+ Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier!
+ --A la littérature!--A la gendarmerie!
+ Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié;
+ On abuse du mot, c'est une maladie.
+ A la santé de ceux qui croyaient à l'amour!
+
+ (Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner
+ sa bourse dans sa main.)
+
+ Non! Non!
+ Non! Non!
+ Voilà ce qu'aime Margot!
+
+ Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce
+ Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour
+ Dans le creux des échos déclamant leur tristesse.
+ L'amour, même au théâtre, est un moyen usé.
+ D'abord c'est mélodrame...
+
+ GEORGETTE, élevant son verre.
+
+ A toi, mon adoré!
+
+ STELLO.
+
+ Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure
+ Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure!
+ Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté.
+ Les murs sont à l'envers ... ha! ha! la belle danse!
+ Vous avez tous la tête en bas ... les pieds en l'air....
+ Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance;
+ Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...--
+ Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois à l'hyménée!
+ Je deviens vertueux quand il est si matin.
+ _Ma, corpo di Baccho!_ mon verre est encor plein?
+ (Il boit.)
+ A boire!... j'ai dans l'âme une joie insensée....
+ Décidément, l'homme est un piteux mannequin....--
+ Que je voudrais avoir le ventre de Silène!
+ Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.--
+ Georgette ... je suis gris, mon coeur, en vérité!
+ Au diable les soupirs!...--Vive la volupté!
+ Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane,
+ Chante-nous le refrain d'une chanson profane;
+ Chante nos vins de France et nos amours perdus!
+ Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe!
+ Silence! La bacchante a tordu ses bras nus;
+ Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe.
+
+ CHANSON DE GEORGETTE.
+
+ Vive le vin! les nuits d'ivresse!
+ Vivent la table et la beauté!
+ Vrai Dieu! la vie enchanteresse
+ C'est le plaisir et la paresse!
+ Rien n'est vrai, hors la volupté!
+
+ Vive l'amour des courtisanes!
+ L'amour qui s'obtient sans effort.
+ Vivent les yeux de ces sultanes,
+ Les baisers sur les ottomanes
+ Quand le vin ruisselle avec l'or!
+
+ Malheur aux femmes de ce monde!
+ Honte à ces bégueules sans coeur!
+ Leur métier de vertu profonde
+ Est encor cent fois plus immonde
+ Que notre métier d'impudeur.
+
+ A nous leurs maris et leurs frères!
+ Nous autres, les filles sans nom,
+ Nos calèches sont plus légères;
+ Et leurs fils boivent dans nos verres
+ Pour nous venger de leur affront.
+
+ Vive la clarté des bougies!
+ Vivent la débauche et le bruit!
+ Comme les lèvres sont rougies!
+ Les yeux pâlis par les orgies
+ Ne brillent plus qu'après minuit.
+
+ D'ailleurs, nous sommes les plus belles,
+ Et, partout, c'est nous qui trônons;
+ C'est pour nous qu'ils sont infidèles,
+ Mais ils ne valent pas mieux qu'elles,
+ Ces beaux fils que nous ruinons.
+
+ Oui, votre sottise est étrange,
+ Car vous nous faites les yeux doux
+ Et nous méprisez en échange;
+ Mais vous nous traînez dans la fange
+ Sans pouvoir vous passer de nous.
+
+ A nous vos jeunesses rendues,
+ Vos bijoux, vos chevaux de prix,
+ Vos amours, vos santés perdues!
+ A nous, à nous, filles vendues!
+ Pour nous venger de vos mépris.
+
+ Vive l'atmosphère étouffante
+ Qui se répand dans un festin!
+ Puisque c'est le vin que je chante;
+ Plus la chaleur est accablante,
+ Meilleur encore en est le vin!
+
+ Vive le vin! les nuits d'ivresse!
+ Vive la table et la beauté!
+ Vrai Dieu! la vie enchanteresse
+ C'est le plaisir et la paresse!
+ Rien n'est vrai hors la volupté!
+
+ LE CHOEUR.
+
+ Ta chanson a menti, Georgette.
+ C'est immoral!
+
+ GEORGETTE.
+
+ Dieu! qu'il est bête!
+ Allez au diable!
+
+ LE CHOEUR.
+
+ Au diable? bon,
+ J'y suis. Le trajet n'est pas long.
+ Vive Dieu! l'enfer est en fête.
+ Ma foi! le bourgogne a du bon,
+ Ma voisine dort comme un plomb,
+ Tout ce vin me porte à la tête.
+ Vivent le diable et le mâcon!
+ Vive Georgette!... et sa chanson!
+ Georgette a lu de mauvais livres!
+ L'auteur!
+
+ STELLO.
+
+ C'est moi!... vous êtes ivres.
+
+ (Il roule de sa chaise.)
+
+ LE CHOEUR.
+
+ Hurrah!--hé!--holà!--ho!--bravo!
+ Silence!... en triomphe Stello!
+ Il faut le coucher sur la table.
+ Parle donc!... as-tu soif?... Que diable!
+ Il ne fait pas un mouvement.
+ Salut! c'est le roi de la fête!
+ Monte à côté du roi, Georgette,
+ Et verse à boire à ton amant.
+
+ Telle dans la campagne, à cette heure attardée,
+ L'orgie osait troubler le silence des bois.
+ La maison d'où partaient ces cris et cette voix,
+ Était celle où Stello, cette même soirée,
+ Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort.
+ Ainsi que l'avait dit un ami charitable,
+ Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort,
+ On l'avait de son long étendu sur la table
+ Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller,
+ Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane
+ Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller.
+ Auprès de lui debout, la belle courtisane,
+ Georgette, la bacchante au front échevelé,
+ La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté,
+ Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte,
+ Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte,
+ Achevant le refrain qu'elle avait commencé,
+ Lui versait de son haut un flacon sur la tête.
+ Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête,
+ Sans cesse redoublant son tapage effréné,
+ Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse,
+ Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse,
+ Près de tomber aussi, semblait plus acharné.
+
+ Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide,
+ Ses cheveux inondés et collés par le vin,
+ Son beau col débraillé dans sa chemise humide,
+ Plus pâle que jamais sous la clarté morbide
+ Des lustres que déjà pâlissait le matin,
+ Laissait pendre ses bras comme une masse inerte.
+
+ Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte,
+ Avait pu contempler ce spectacle navrant!
+ Devant cette misère et cet abaissement,
+ Devant ce regard morne et cette indifférence;
+ En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance
+ Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré;
+ En songeant qu'elle seule avait désespéré
+ Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance
+ Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait;
+ En retrouvant ainsi cette riche nature
+ Où la pâle Débauche imprimait sa souillure,
+ Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait?
+
+
+ VI
+
+ Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie,
+ Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver,
+ Après avoir couru par toute l'Italie,
+ Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie,
+ Un soir notre héros débarqua dans Alger.
+ Son luxe pouvait seul égaler sa folie,
+ Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien.
+ Les faciles amis qu'il traînait à sa suite
+ Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite,
+ Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien.
+ Lui-même il le savait et glissait de plus belle
+ Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui.
+
+ Il disait seulement,--sa ruine vînt-elle,--
+ Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle,
+ Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui.
+ Pour le moment Stello, sans souci de la vie,
+ Menait un train de prince en son château d'_Hydra_.
+ C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie,
+ Retrouvé, s'affolant en noble compagnie,
+ Fort épris de Georgette et gris comme un soldat.
+
+ O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre!
+ Mystère de l'amour,--ô palais!--ô décombre!
+ Qui de nous a jamais sondé ta profondeur?
+ Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur
+ Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre.
+ Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre
+ Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris,
+ Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris?
+ Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes
+ Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert
+ Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes
+ Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes,
+ Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert?
+ Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme
+ Une misère, un rien, un caprice écouté,
+ Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame,
+ Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme
+ Une plaie où se va perdant l'éternité?
+
+ Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide
+ Qui regarde sans voir, ce fantôme livide,
+ Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous?
+ Ce ne peut être lui.... C'est un autre.... Il se lève:
+ Non, ce n'est point Stello qui gisait là-dessous.
+ C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve.
+ Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive
+ Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts.
+ Circé se vanterait de sa métamorphose!
+ Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose,
+ Cependant, que de voir un aussi jeune front
+ Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront.
+
+ C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille,
+ Capable de tout bien comme de tout honneur,
+ Osait parler d'amour et croyait au bonheur.
+ Telle on voit, dans les champs, une féconde treille
+ S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier:
+ Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance,
+ Ployant sous le fardeau de sa propre abondance,
+ Se mêle dans la boue aux pierres du sentier.
+
+ Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance
+ D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour
+ Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme,
+ Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme,
+ Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour;
+ Mais, une fois ce charme arraché de sa vie,
+ Une fois qu'il eût vu la dernière lueur
+ Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur,
+ Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie,
+ Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie
+ Infâme et désolante, et que c'est un malheur
+ Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur.
+ Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse;
+ Et son coeur retomba d'autant plus désolé
+ Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse
+ Pour suivre en souriant son fantôme envolé.
+ C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé,
+ Un nuage qui passe emprunter un visage
+ Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage;
+ Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image,
+ Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté,
+ Notre coeur se débat dans la réalité.
+ Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse!
+ Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse!
+ Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui,
+ Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui.
+
+ C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même.
+ En vain il refoulait, par un effort suprême,
+ Ses larmes et ses cris et sa folle douleur;
+ En vain il affectait une froide ironie;
+ En vain dans la débauche il consumait sa vie;
+ En vain, pour le tuer, il reniait son coeur:
+ Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance,
+ Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès,
+ Sous son masque impassible il pleurait en silence.
+ Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais,
+ Stello sentait en lui sa terrible morsure,
+ Et, plus vivace encore après sa flétrissure,
+ De son ancien amour l'éternelle torture
+ Se réveillait alors, plus rude que jamais.
+
+ Quelquefois, cependant, sa puissante nature
+ Reprenait le dessus. Il redevenait lui.
+ Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure,
+ Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli.
+ Ces jours-là, fatigué de sa dernière orgie,
+ Las de son monde et las de sa banale vie,
+ Pour errer librement et rêver sans témoin
+ Il partait à cheval et s'en allait au loin,
+ Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée
+ Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée,
+ Conduit par son murmure et bercé par son chant.
+ Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie,
+ Charme mystérieux! votre mélancolie,
+ D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant?
+
+ Par un de ces jours-là, seul, comme à l'ordinaire,
+ Stello longeait la mer et se laissait aller
+ A ce calme complet où la nature entière,
+ Sous ces ardents climats, semble se dévoiler.
+ C'était en plein automne. On eût dit que la terre
+ Eût caché, ce jour-là, le soleil dans son flanc,
+ Tant le ciel était tiède et le jour caressant!
+ Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde
+ Que ses yeux saluaient pour la première fois.
+ Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois,
+ Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde.
+ Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde,
+ Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix.
+ Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse
+ Se soulever en lui sous le souffle divin
+ Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse,
+ Les cendres du passé s'envoler de son sein.
+ Son coeur était vivant! Il aimait la nature.
+ Il se berçait au chant de l'onde qui murmure
+ Et comprenait le monde on regardant les cieux.
+ Il lui semblait entendre une voix inconnue
+ Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue
+ Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux.
+ Son coeur était vivant!
+
+ Quand il vit la campagne
+ Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir,
+ Quand il vit le soleil pencher sur la montagne
+ Qui se dressait déjà comme un fantôme noir,
+ Alors il s'aperçut qu'une grande distance
+ Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir.
+ Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence.
+ Il tourna son cheval pour mieux s'orienter
+ Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner
+ _Sidi-Ferruch_, ainsi qu'un fil sur la mer bleue;
+ Il tourna derechef et gravit le coteau:
+ Le _Tombeau de la Reine_ au loin; à droite l'eau;
+ A gauche, _Coléah la Sainte_; un quart de lieue
+ Le séparait alors de ce fond sans pareil
+ Où s'endort _Bou-Smaël_ au couchant du soleil.
+
+ Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge.
+ Un quart d'heure plus tard il était attablé
+ _Hôtel de la Panthère_, aspirant l'air salé
+ Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge.
+
+ En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans
+ Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche:
+ Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants,
+ Appuyant sur sa main sa tête qui se penche
+ Et laissant son travail pendre sur ses genoux,
+ Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée,
+ Elle considérait Stello d'un oeil si doux
+ Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée.
+ Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée.
+ Quel mystère insondable elle avait dans les yeux!
+ Dans le pays, chacun se la rappelle encore,
+ Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore;
+ Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux.
+ --Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages
+ Réservait cette perle au souffle des orages?
+ Au village on disait qu'elle riait toujours
+ Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours
+ Il faut aller si loin trouver telle sornette!
+ Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours.
+ Du nom comme des traits, ressemblance complète:
+ Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette.
+
+ Quand la Fatalité nous trace le chemin,
+ Insensé qui s'agite et croit fuir son destin.
+
+ Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle.
+ Pourquoi ce long regard attaché sur le sien?
+ Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle?
+ Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle
+ Alors que cette enfant même n'en savait rien?
+ Qui l'approfondira, cet éternel mystère?
+ Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard
+ Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard
+ Pour se briser encore.--Et quelle chaîne amère,
+ Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre!
+ Le fait est que Stello pâlit horriblement
+ Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant,
+ Se croyant le jouet de quelque mauvais ange.
+ Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange
+ Que son verre faillit échapper de sa main.
+ Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain,
+ Il le vida d'un trait avec un rire étrange.
+
+ Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin.
+
+
+ VII
+
+ Où sont-ils?--_Le Méandre_ est parti pour la France.
+ Le flot, de son sillage a gardé la nuance
+ Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir
+ Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges
+ Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges
+ Que l'aube diamante et qu'argente le soir!
+ Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance,
+ Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.»
+ ... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance
+ N'a jamais au soleil étalé plus d'azur.
+ Adieu!--Stello!--Rosette!--Espérance! Espérance!
+
+ Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur.
+
+ L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre.
+
+ Sur la proue appuyés, seuls et silencieux,
+ Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux
+ Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre
+ D'une tristesse éparse à travers leur bonheur.
+ Les passagers, voyant deux âmes tant unies,
+ Se racontaient tout bas qu'après mille folies
+ De débauche et de luxe, _il_ s'était pris de coeur
+ Pour _elle_ qu'il avait enlevée et ravie,
+ Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris
+ Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie,
+ De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits.
+
+
+ VIII
+
+ Par quels détours secrets le hasard qui nous mène
+ Ne peut-il nous conduire à son but ignoré?
+ Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné
+ A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne?
+ Tel recherche la mort qui ne la trouve pas.
+ Tel autre la redoute et s'attache à la vie
+ Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie,
+ Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas.
+ Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave.
+ Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave!
+ O vieillard entêté qui nous tiens dans la main;
+ Quel grief as-tu donc contre le genre humain
+ Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance,
+ Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance?
+
+ O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants
+ Loin de ces souvenirs que ma plume soulève.
+ Mon âme se reporte à de cruels instants.
+ Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève?
+ Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps;
+ Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève
+ Ne se mêleront plus à mes tristes accents.
+
+ Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie,
+ Rosette et son amant s'aimaient à la folie,
+ Et tenaient leurs amours pour uniques soucis,
+ S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude
+ Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris,
+ De n'amener chez lui pas un de ses amis,
+ Fit que rien ne troublait leur chère solitude.
+ Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis.
+
+ Mais combien ce bonheur fut de courte durée!
+ Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée!
+ Destinée impassible! Oh! sombre lendemain
+ Que suspendait sur eux ton immuable main!
+ N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte
+ Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas
+ Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras,
+ Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte?
+
+ Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas
+ Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine,
+ Engagé qu'il était par son ancien éclat.
+ Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine,
+ Un grand événement dont tout Paris parla.
+ On médit bien un peu, mon lecteur le devine,
+ Cependant tout était pour le mieux jusque-là.
+ Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola?
+ Insensés qu'ils étaient!--Ah! frémissez, madame!
+ Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame.
+ Ma plume, en ce moment, hésite à retracer
+ Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses.
+ Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses!
+ O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
+
+ Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse,
+ N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher
+ Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse
+ Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper
+ Jusques à les confondre et dire: _Les deux Roses._
+ A force d'en parler on fit tant et si bien
+ Que le hasard, habile en ces sortes de choses,
+ Les fit se rencontrer au Théâtre Italien.
+
+ O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre!
+ En retrouvant celui qu'elle avait désolé,
+ Assis en face d'elle auprès d'une autre femme,
+ En le voyant heureux, et le sachant aimé,
+ Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame
+ Dont le contact mortel, en déchirant son âme,
+ Lui fit comprendre alors que _lui_ s'était vengé.
+ Et celle dont la bouche avait été muette,
+ Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur
+ Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur,
+ Ressentit à son tour cette fièvre inquiète
+ Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer.
+
+
+ IX
+
+ Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner,
+ Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie
+ Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie,
+ Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller,
+ Que faire en attendant sinon que d'y flâner?
+ Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse
+ Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux,
+ Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse,
+ Et s'amusait de voir passer devant ses yeux
+ Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse
+ Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux.
+ Il restait donc perdu dans cette rêverie
+ Où ce flot pailleté de rire et de folie,
+ De soie et de velours l'enfonçait pas à pas;
+ Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause,
+ Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose
+ Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras,
+ L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas.
+
+ A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse,
+ Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse.
+ Il était bien un peu surpris de la voir là,
+ A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle;
+ Peut-être aussi ... vexé qu'on le crût infidèle:
+ Mais quel mal un amant peut-il voir à cela?
+ Il est vrai que Rosette était peu coutumière
+ Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère,
+ Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon.
+ Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose,
+ Au reste, était d'autant plus probable que Rose
+ Connaissait quelque peu le maître de maison.
+
+ A propos de cela, madame, il faut vous dire
+ --Ce qui fût fait déjà, si je savais écrire,--
+ Qu'entre ces deux beautés, dont il est question,
+ La seule différence apparente et tranchée
+ Était un signe noir gros comme un grain de plomb
+ Dont Rosette portait la main gauche marquée.
+
+ Or donc, il arriva ce que vous prévoyez:
+ Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse,
+ De ruse féminine et de regards noyés,
+ De désir et d'amour, cette autre enchanteresse
+ Eut raison du jeune homme ... et qu'il était trop tard,
+ En un mot, quand Stello reconnut la comtesse.
+ En vain eût-il voulu maudire le hasard;
+ Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée;
+ Tout son amour passé lui refluait au coeur,
+ Envahissant soudain sa poitrine oppressée,
+ Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur.
+ O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie,
+ Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie,
+ Pendant que ton Stello mourait entre des bras
+ Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas!
+
+
+ X
+
+ Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses
+ Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour
+ Les aimant toutes deux et croyant sans détour
+ Rester loyal, tout en partageant ses caresses.
+ Vainement cherchait-il à se persuader
+ Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse;
+ Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse
+ Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter
+ L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer,
+ Il était pris soudain d'une telle tristesse
+ Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer.
+ Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme
+ Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme
+ Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!--
+ De ne plus voir jamais Rosette de ses jours.
+ Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette,
+ Honteux et repentant, il s'avouait tout bas
+ Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète,
+ Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête
+ Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras.
+
+ Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie,
+ Notre amoureux menait une assez douce vie
+ Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras
+ Que, soit pour conserver sa chère inquiétude,
+ Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude,
+ Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas.
+
+
+ XI
+
+ Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse,
+ Comme un pressentiment à travers son bonheur,
+ Vient noyer son regard et donne à sa tendresse
+ Je ne sais quel accent de furtive langueur.
+ Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupée
+ Trahit le battement de ton coeur inquiet.
+ Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait
+ Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée.
+ Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs?
+ Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire
+ Est-il d'une tristesse impossible à décrire?
+ Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs?
+ Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie
+ Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie;
+ Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi.
+ Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi?
+ Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme!
+ Laisse-la déborder, cette amère douleur
+ Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur!
+ Elle te vient du jour où tu vis cette femme.
+ Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit;
+ Et tes yeux ont compris, à son mortel silence,
+ Le secret de sa vie; et cette ressemblance
+ T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit.
+
+ Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange
+ Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était,
+ Devinait par instinct que Stello la trompait.
+ Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change,
+ Calmer sa jalousie et croire en son amant;
+ Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme,
+ Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame,
+ Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant.
+
+ Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle
+ Entendre, aux Italiens, le _Don Juan_ de Mozart.
+ Le jeune homme accepta, souriant du hasard.
+ Il comparait la pièce à la scène réelle
+ Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas
+ Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche,
+ Et qu'il courait, riant de sa propre débauche,
+ Vers un sort plus affreux que son propre trépas.
+
+ Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire,
+ Un frôlement, pareil à celui de la moire,
+ Fit retourner Stello vers la loge à côté.
+ Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé,
+ Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête.
+ Il ne put prononcer que le nom de Rosette;
+ Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort,
+ Il courut à sa loge et, d'une main tremblante,
+ Relevant doucement sa maîtresse mourante,
+ La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort,
+ S'enfuit on emportant son douloureux trésor.
+
+
+ XII
+
+ Déjà la lampe d'or au plafond suspendue
+ Pâlit de ses rayons l'indécise clarté.
+ La pendule sonore a par deux fois tinté.
+ Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue,
+ N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue
+ Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté?
+
+ C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille
+ N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur.
+ Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille;
+ Son sourire trahit le rêve de son coeur.
+ Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille
+ Semble chercher un souffle à travers sa pâleur.
+
+ Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire
+ Comme un enfant qui dort après avoir pleuré;
+ Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré,
+ Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre;
+ D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire
+ Éclairer en passant son front décoloré.
+
+ Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé.
+ Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte
+ Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé.
+ Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte!
+ O sombre et lente nuit! O funèbre clarté!
+ Rien! Rien que le silence et l'immobilité.
+
+ N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte:
+ Cette main est glacée et retombe aussitôt.
+ Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée,
+ Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée,
+ Et, sur ce même lit où Rosette est couchée,
+ Une dernière fois, sans prononcer un mot,
+ Serrant entre ses bras cette fille adorée,
+ Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot.
+ Déjà de ce beau corps l'âme était envolée;
+ Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée....
+ Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho.
+
+ Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée,
+ Comme elle avait tenu sa main gauche fermée,
+ Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu,
+ En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut
+ Le billet que voici, de la main de Rosine:
+ _«Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine.
+ Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra.
+ La seconde baignoire est à gauche;--c'est là.»_
+ Alors il comprit tout; et sa tête penchée
+ Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée.
+ Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu.
+
+ Il est parti depuis et nul ne l'a revu.
+
+ Rosine aime le monde et le cherche sans cesse;
+ Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse,
+ Et cherche dans le bruit un oubli mensonger.
+
+ Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère?
+ Quand le vent du destin a passé sur la terre,
+ Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher.
+
+
+ 1862.
+
+
+
+
+LÉONE
+
+--CONTE AUX JEUNES FILLES--
+
+
+ I
+
+ Dans ce temps-là, mesdemoiselles,
+ Paris était, comme aujourd'hui,
+ La ville des époux fidèles;
+ On en citait bien sept ou huit.
+ Les gens naïfs dormaient la nuit
+ Et les bonnes moeurs étaient telles
+ Qu'il fallait qu'un père eût conduit
+ Sa fille à trois pièces nouvelles
+ Pour qu'elle en sût autant que lui.
+
+ Comme aujourd'hui, chaque ménage
+ Était d'un exemple touchant:
+ Jamais on ne parlait d'argent
+ Dans les contrats de mariage.
+ Les maris n'étaient point tenus
+ D'être plus riches que Crésus;
+ Leurs moitiés étant peu coquettes,
+ Les trois quarts de leurs revenus
+ Suffisaient presque à leurs toilettes.
+
+ Entre autres détails singuliers,
+ Il paraît qu'en ces temps austères,
+ Suivant leurs goûts irréguliers,
+ Ces dames avaient des bottiers
+ Et ces messieurs des bouquetières.
+
+ Quant au scandale, on ignorait
+ Absolument ce que c'était,
+ Car, Dieu merci! pour la constance,
+ Paris est le pays de France
+ Qui craint le moins la concurrence.
+ Les rois s'en vont; mais les ramiers
+ Nichent toujours aux Tuileries.
+ Leur amour n'a pas deux patries;
+ C'est là, dans les grands marronniers,
+ Que ces doux oiseaux familiers,
+ Modèles des coeurs réguliers,
+ Ont établi leurs galeries.
+
+ Charme étrange des rêveries!
+ A voir ces hôtes printaniers
+ Perdus sous les ombres fleuries,
+ Je songe à tous les amoureux
+ Qu'attire ce séjour ombreux
+ Et j'admire la ressemblance
+ De ces oiseaux si gracieux
+ Avec certains petits messieurs.
+ Au fond, le plus pigeon des deux
+ N'est pas toujours celui qu'on pense.
+ Quant aux belles, je ne veux pas
+ Les comparer à nos palombes;
+ Mais ce n'est point, dans tous les cas,
+ Le bec qui manque à ces colombes,
+ Ni la douceur, ni la beauté,
+ Ni même la légèreté.
+
+ Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles,
+ Reprenons pour quelques instants
+ La chronique du bon vieux temps
+ Dont je vous donnais des nouvelles.
+
+ Alors, toujours comme aujourd'hui,
+ Les dévotes, c'était l'usage,
+ Se rendaient en pèlerinage
+ Autour du «Lac» avant la nuit.
+ C'était dans un bois solitaire
+ Et sauvage qu'on appelait
+ Bois de Boulogne; et l'on allait
+ Y déployer un luxe austère.
+ On voyait là, sous les bouleaux,
+ Des créatures angéliques
+ Avec de tout petits chapeaux,
+ En calèche à quatre chevaux,
+ Prendre des airs mélancoliques.
+ D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts
+ A deux chevaux, pas davantage!
+ Et dans ce modeste équipage
+ Abritaient leurs humbles trésors.
+
+ Même rigueur pour le costume.
+ On poussait la simplicité
+ Jusques à la sévérité.
+ Je sais bien que c'est la coutume;
+ Mais vraiment on allait trop loin.
+ On outre-passait sur ce point
+ La limite des exigences.
+
+ Jusqu'à trois fois on remettait
+ La robe neuve qu'on portait;
+ Et l'on ne se décolletait
+ Jamais, à moins de circonstances
+ Très-rares, c'est-à-dire: bals,
+ Concerts, réveillons, festivals,
+ Soupers, réceptions, soirées,
+ Conférences, cours, matinées,
+ Séances, dîners d'apparat,
+ Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra,
+ Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.»
+
+ A part cela, les élégantes,
+ Au dire de plus d'un auteur,
+ Avec la plus stricte rigueur,
+ S'en tenaient aux robes montantes;
+ Et, par un excès de pudeur
+ Dont on retrouve encor la trace,
+ Se résignaient de bonne grâce,
+ Pour mieux cacher leurs cous mignons,
+ A porter d'énormes chignons
+ Que leurs coiffeurs, mis en campagne
+ Et chargés de ces soins discrets,
+ Leur faisaient venir tout exprès
+ De Picardie et de Bretagne.
+
+ J'ai vu des factures du temps;
+ Un chignon du plus grand modèle,
+ Bien monté, garanti quatre ans,
+ De la qualité la plus belle,
+ Valait de quatre à cinq cents francs,
+ Mais quelle solide coiffure!
+ Décidément, je vous le jure,
+ C'est un luxe que je comprends
+ Que celui de la chevelure.
+ C'était un si bel ornement
+ Que ces chignons! Et puis vraiment,
+ Pour une mère de famille,
+ Est-il un souci plus charmant
+ Que de léguer par testament
+ Ses fausses nattes à sa fille?
+
+ Enfin, pour vous dépeindre mieux
+ Cette époque exceptionnelle,
+ Je puis vous apprendre sur elle
+ Un détail assez curieux.
+ Suivant le quartier de la lune
+ Une femme était blonde ou brune
+ Et, de la veille au lendemain,
+ Changeait sa pâleur en carmin:
+ Car on détestait la paresse
+ Dans cet âge à présent vanté.
+ Vous voyez, sans qu'il y paraisse,
+ Que nous n'avons rien inventé.
+
+ Mais, n'importe! En prenant la plume,
+ Mon intention n'était point
+ De tant discourir sur ce point.
+ N'y voyez aucune amertume,
+ Si je l'ai fait, c'est qu'au moment
+ De vous commencer mon histoire,
+ Il m'est venu subitement
+ Un scrupule, et voici comment:
+ Si vous alliez ne pas y croire?
+ Mes deux héros sont bien constants!
+ Un amour que rien ne sépare,
+ Cela se voit de notre temps;
+ Mais c'est un exemple bien rare
+ A toute autre époque. Et voilà
+ Pourquoi je disais tout cela.
+ Car, ce que vous allez entendre,
+ Il fallait bien vous l'expliquer,
+ Et commencer par vous apprendre
+ Que le temps dont je veux parler
+ Ressemble au nôtre à s'y tromper.
+ Dès lors, ce que je vais conter
+ N'a plus rien qui doive surprendre,
+ Et je commence.
+
+
+ II
+
+ Les savants,
+ Qui font bâiller de pauvres gens
+ Et dessécher de pauvres roses,
+ Passent pour savoir toutes choses.
+ Eh bien! (jugez d'après cela
+ Du niveau de l'Académie)
+ Je n'en sais pas un qui nous die
+ Comment Léone se trouva
+ Être, à seize ans, la plus jolie
+ Des danseuses de ce temps-là.
+ Pauvre fille de comédie!
+ Dont nul n'a raconté la vie,
+ Et qui peut-être ensorcela
+ Plus d'un immortel qui l'oublie.
+
+ Mais, au fond, cela n'y fait rien;
+ Le fait n'en est que plus notoire;
+ Et, quant à moi, l'on peut m'en croire
+ Je ne suis pas historien.
+
+ Or donc, mes belles demoiselles,
+ S'il me faut faire le portrait
+ De Léone, je vous dirai
+ Que, si le bruit qui court est vrai,
+ En la regardant les gazelles,
+ Dont chacun vante les doux yeux,
+ Se dépitaient à qui mieux mieux
+ De voir qu'une simple mortelle
+ Eût osé s'en procurer deux
+ Dessinés d'après leur modèle.
+ Avec ces yeux-là, vous pensez
+ Que des cils bruns et retroussés
+ Devaient aller le mieux du monde;
+ Et les cheveux noirs abondants
+ Montraient, sous leurs flots imprudents,
+ L'oreille vierge de pendants.
+
+ Ajoutez que, sans être blonde,
+ Elle avait, comme Ophélia,
+ La pâleur d'un camellia,
+ Qu'elle était petite et mutine,
+ Avec de certains airs douteurs
+ Et des sourires enchanteurs;
+ Qu'elle avait la main blanche et fine,
+ Le pied perdu dans la bottine,
+ Et que sa lèvre de rubis,
+ Constamment mouillée et vermeille
+ Au milieu de ces tons pâlis,
+ Rougissait comme une groseille
+ Tombée au beau milieu d'un lis.
+
+ Pour compléter le paysage,
+ Sachez encor que son corsage
+ Renfermait une âme de prix.
+ De plus, ainsi que c'est l'usage
+ Dans les théâtres de Paris,
+ Étant jolie, elle était sage.
+
+ Ainsi fut et non autrement
+ L'héroïne de ce roman,
+ Qui n'eut jamais qu'un seul amant.
+
+
+ III
+
+ Ce qui lui manquait, à vrai dire,
+ Ce n'était pas les amoureux;
+ Vous savez qu'avec un sourire
+ On en a plus qu'on n'en désire,
+ Et son sourire en valait deux.
+ Mais, bien qu'on fit queue à sa porte,
+ Tous ceux qui lui faisaient la cour
+ En étaient pour leurs frais d'amour.
+ La chronique du temps rapporte
+ Que Léone, en les égarant
+ Avec son sourire enivrant,
+ Les tenait tous au même rang.
+
+ Hélas! la vertu d'une fille
+ Est comme le pur diamant:
+ L'acier s'émousse vainement
+ Pour mordre le caillou qui brille;
+ Rien ne l'entame. Seulement,
+ S'il tombe, adieu le diamant!
+
+ Quand on est vierge et qu'on est belle,
+ Surtout à l'âge de la belle,
+ A l'amour on est peu rebelle.
+
+ Vierge et danseuse! Par ma foi!
+ C'était un vrai gibier de roi.
+ Et, chose rare et curieuse,
+ Bien qu'elle eût, au gré de son coeur,
+ A choisir plus d'un grand seigneur,
+ Ce ne fut pas un bel acteur
+ Qui rendit Léone amoureuse.
+
+ Parmi tous les beaux jeunes gens
+ Qui se faisaient les assiégeants
+ De cette belle créature,
+ Il en était un qu'on nommait
+ Patrice, et qui se renommait
+ Par plus d'une étrange aventure.
+
+ C'était un charmant cavalier,
+ Très-digne d'avoir pour collier
+ Les plus jolis bras de la terre;
+ Et, comme il ne lui manquait rien,
+ Le ciel, qui lui voulait du bien,
+ Ne savait plus trop comment faire.
+
+ Dieu, par un fait sans précédents,
+ L'avait fait noble, en même temps,
+ De coeur, de race et de visage.
+ Il pouvait avoir vingt-sept ans,
+ Et, pour attendre le printemps,
+ Il menait très-grand équipage.
+
+ En somme, c'était un dandy;
+ Mais, comme la chanson le dit,
+ Il était franc, fier et hardi.
+
+
+ IV
+
+ Mes chères lectrices, j'hésite
+ A continuer mon chemin;
+ Si vous ne me tendez la main,
+ Je n'irai jamais assez vite.
+
+ Jugez un peu de mon ennui:
+ Je veux peindre une belle nuit
+ Et je ne sais comment la rendre,
+ Car c'est un sujet bien usé
+ Dont tant d'auteurs ont abusé
+ Qu'on ne sait plus comment s'y prendre.
+
+ Certes, si j'étais écrivain,
+ Je ne chercherais pas en vain;
+ La chose serait bientôt faite.
+ Je prendrais le premier poëte
+ Qui me tomberait sous la main
+ Et je vous parlerais des voiles
+ De la nuit, et puis des étoiles,
+ Et puis du lac aux flots d'argent
+ Où se mire Phébé la blonde
+ Qui se penche vers l'eau profonde,
+ Et puis des bois, et puis du vent;
+ Du rossignol dans la vallée,
+ De la vieille tour isolée,
+ Des étoiles d'or ou de feu,
+ De l'herbe verte, du ciel bleu,
+ Des bouleaux que la lune argenté
+ Et surtout, chose très-urgente!
+ Du poëte à la Lyre d'or,
+ Ame dans l'idéal ravie,
+ Pleurant devant ce beau décor....
+ Qu'il n'a jamais vu de sa vie.
+
+ Car c'est un fait bien constaté
+ Que trois mille auteurs ont chanté
+ Juste la même nuit d'été
+ Sans qu'elle ait jamais existé.
+ Aussi, quel morceau bien traité!
+
+ Dans le monde des élégies
+ L'hiver est beaucoup moins gâté;
+ Époque fraîche où les génies,
+ Pour réparer leurs insomnies,
+ Ne perdent pas à rimailler
+ Le temps qu'on doit à l'oreiller.
+ Et le fait est, mesdemoiselles,
+ Que dans notre calendrier
+ Les nuits ne sont pas toujours belles
+ Aux alentours de février.
+ C'est pourquoi je suis fort à plaindre,
+ Car la nuit qu'il me faut dépeindre
+ Se trouve au plein coeur de janvier.
+
+ Figurez-vous donc la nuit brune,
+ Un vent très-sec, un ciel très-noir,
+ Dans ce ciel pas la moindre lune:
+ Un horizon à n'y rien voir.
+ Le givre dessèche la terre,
+ La grande route solitaire
+ S'allonge en ruban déroulé.
+ Sur la route déserte et blanche,
+ Légère comme un char ailé,
+ Rapide comme une avalanche,
+ Une berline au grand galop;
+ L'hirondelle qui rase l'eau
+ Va moins gaîment que ma berline
+ Dont le postillon bien payé,
+ C'est-à-dire bien éveillé,
+ Pour se donner meilleure mine,
+ A tous les échos d'alentour
+ Fait claquer son fouet, comme un sourd.
+
+ Dans la berline est une fille,
+ Au front tout rose de pudeur,
+ Qu'un flot de fourrure entortille,
+ Mourante d'amour ou de peur.
+ Elle est dans les bras d'un jeune homme.
+ Si vous croyez qu'ils font un somme,
+ C'est que vous connaissez bien mal
+ Le coeur humain en général.
+
+ Les baisers volent sur la route!
+ L'amour conduit les voyageurs!
+ Pour la fillette je redoute
+ Autre chose que les voleurs.
+ Les chevaux vont comme le diable!
+ La nuit est noire comme un four!
+ Le voyage a l'air agréable....
+ Hue! donc, beau postillon d'amour!
+
+ Mais je ne sais à quoi je pense
+ D'aller vous raconter cela.
+ S'il en est temps encor: défense
+ De lire ce chapitre-là!
+ C'est une affaire scandaleuse
+ Comme on n'en voit plus à Paris;
+ Vous devez la trouver affreuse,
+ Et je suis bien de votre avis.
+ En vérité, c'est une histoire
+ Pleine d'une atrocité noire.
+
+ Pourtant ce fut dans cet état
+ Qu'un beau soir Patrice emporta
+ Son amante Léonita.
+
+
+ V
+
+ O vous, pour qui j'écris ces lignes!
+ --Et qui peut-être les lirez,
+ Bien qu'elles ne soient pas très-dignes
+ De l'honneur que vous leur ferez;--
+ Vous, les belles filles de France,
+ Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté,
+ Vous, le sourire et l'espérance!
+ Vous, la jeunesse et la beauté!
+ O vous à qui sourit l'Aurore,
+ A qui tous les bras sont ouverts,
+ Qui ne connaissez pas encore
+ Vos printemps d'avec vos hivers!
+
+ Vous, les vierges! Vous, les charmeuses!
+ Dont le coeur, peureux et hardi,
+ A des langueurs mystérieuses
+ Dans un corps jeune comme lui!
+ Vous, pour qui la coupe est remplie
+ Et qui vous sentez d'y goûter
+ Presqu'autant de peur que d'envie!
+ Vous qui faites aimer la vie
+ Ou qui la faites redouter!
+
+ Vous, pour qui les vieillards moroses
+ Ont des regards pleins de regrets!
+ Vous, pour qui les roses sont roses
+ Et les bleuets bleus tout exprès!
+ Vous, pour qui chantent les poëtes,
+ Pour qui les étoiles sont faites
+ Et brillent dans l'azur des soirs!
+ Vous, pour qui les perles sont rondes!
+ O vous, les brunes et les blondes!
+ Vous, les yeux bleus et les yeux noirs!
+ Si vous avez, par aventure,
+ Daigné me suivre jusqu'ici,
+ Laissez-là, je vous en conjure,
+ Laissez-là ce triste récit
+ Dont j'ai commencé la peinture,
+ Car un destin malencontreux
+ Réserve à nos deux amoureux
+ Un dénoûment des plus affreux.
+
+ Adieu le rêve! adieu l'ivresse!
+ Adieu l'amour et la tendresse
+ Et les frais soupirs éperdus!
+ Adieu le bal et ses délires,
+ Et les parfums et les sourires!
+ Adieu tous les bonheurs perdus!
+
+ Chevaux, postillon et berline
+ Qui, sur le flanc de la colline,
+ Descendiez si légèrement,
+ Vos grelots aux notes joyeuses,
+ Durant les nuits silencieuses,
+ N'effraieront plus l'écho dormant.
+
+ Sur le grand chemin solitaire
+ Vous n'écaillerez plus la terre
+ Que durcit le givre argentin.
+ Tout ce passé que je soulève
+ S'est évanoui comme un rêve
+ Aux premiers rayons du matin.
+
+ O gaîté! reste ensevelie.
+ Mon âme est désormais emplie
+ D'une sombre mélancolie.
+
+ Je suis si triste que vraiment
+ Je ne sais plus du tout comment
+ Je vais reprendre mon roman.
+ Et, malgré mon regret sincère,
+ Je commence à m'apercevoir
+ Que le dramatique et le noir
+ Ne sont pas du tout mon affaire.
+ Mais puisque j'ai, sans m'en douter,
+ Commencé de vous raconter
+ Une histoire des plus touchantes,
+ Quoi qu'il puisse m'en advenir,
+ Je vais tâcher de la finir
+ En vous priant d'être indulgentes.
+ Si vous aviez quelque amitié
+ Pour le héros et l'héroïne
+ De ce roman très-détaillé,
+ J'en appelle à votre pitié;
+ Car leur bonheur s'est effeuillé
+ Ainsi qu'un bouquet d'églantine.
+
+ Ma plume hésite à retracer
+ Le récit d'aussi tristes choses;
+ Hélas! quittez vos habits roses!
+ Hélas! vos beaux yeux vont pleurer.
+
+
+ VI
+
+ Donc, autrefois, c'était l'usage:
+ Pour peu qu'on se fût épousé
+ Et que l'on fût civilisé,
+ Il fallait partir en voyage
+ Le soir même du mariage.
+ On n'a jamais bien su comment
+ Ni pourquoi vint cette méthode;
+ Mais sachez que c'était la mode
+ Et que vous-même, assurément,
+ N'eussiez pas fait différemment.
+ Car, suivant un vieil axiome,
+ La mode était, dans le royaume,
+ Aussi puissante que le roi;
+ Et, pas plus tôt la noce faite,
+ On se fût fait couper la tête
+ Plutôt que de rester chez soi.
+ Le départ était une rage;
+ On n'épousait pas sans partir.
+ En raison de votre grand âge,
+ Vous devez vous en souvenir.
+
+ Or, voyez si la destinée
+ Est malignement enchaînée;
+ Un sourire amène des pleurs.
+ Cette mode qui vous étonne
+ Fut pour Patrice et pour Léone
+ La source de tous les malheurs.
+
+ A vous dire le vrai, je doute
+ S'ils étaient mariés ou non.
+ Ils suivaient bien la même route,
+ Mais ce n'est pas une raison.
+ Je n'ai vu ni monsieur le maire,
+ Ni le curé, ni le notaire,
+ Ni les voitures d'apparat,
+ Ni le moindre bout de contrat,
+ Ni tuteur, ni père, ni mère,
+ Ni parents, ni gens, ni témoins,
+ Mais enfin j'ai vu les conjoints,
+ Et, pour moi, je les considère
+ Comme bien et dûment unis,
+ Mariés, prêchés et bénis
+ Par tous les abbés de la terre.
+ Dans tous les cas je crois qu'on peut
+ Dire qu'il s'en fallait de peu,
+ Car, dès le soir, ils s'en allèrent
+ Et, huit jours après, s'embarquèrent,
+ Ce qui, pour ce temps-là, dit-on,
+ Était le suprême bon ton.
+
+ S'ils voulaient aller en Turquie,
+ Ou dans l'île de Bornéo,
+ Ou simplement en Italie,
+ C'est ce que je ne sais pas trop.
+
+ Ce que je sais, c'est qu'un navire
+ Se perdit vers le lendemain,
+ Qu'un pêcheur (pas Napolitain,
+ Mais c'est tout ce que j'en puis dire)
+ Au bord du rivage trouva,
+ Pâle et blanche, Léonita,
+ Comme une madone de cire.
+
+ Elle était sur le sable fin,
+ Sous le gai soleil du matin
+ Qui riait dans sa chevelure.
+ La vague l'effleurait un peu,
+ Comme une fille qui ne peut
+ Abandonner une parure.
+
+ L'eau verte et le soleil joyeux
+ Mêlaient parmi ses longs cheveux
+ Des reflets d'or et d'émeraude;
+ Et les flots qui les déroulaient
+ Jouaient avec et s'en allaient
+ Comme des enfants pris en fraude.
+
+ Un sourire presque effacé,
+ Dernier vestige du passé,
+ Entr'ouvrait sa lèvre pudique,
+ Et l'aurore qui rayonnait
+ Sur son front pâlissant, formait
+ Un contraste mélancolique.
+ Sachez pourtant, si vous l'aimez,
+ Que ses beaux yeux inanimés
+ N'étaient pas à jamais fermés.
+
+ Léone revint à la vie.
+ Le pêcheur, pas Napolitain,
+ Qui la trouva sur son chemin,
+ Jugea qu'elle était endormie.
+ Ce fut lui qui fut son docteur,
+ Et qui, chose assez inouïe,
+ Fut en même temps son sauveur.
+ Il la prit tout évanouie,
+ L'emporta jusqu'en son réduit,
+ Et, sans plus de cérémonie,
+ Vous la coucha droit dans son lit.
+ Puis il fallait voir le bonhomme,
+ Par la chambre allant et venant.
+ Et soignant Léone tout comme
+ Si c'eût été son propre enfant.
+
+ Si bien qu'à la fin, ô prodige!
+ La belle fille ouvrit les yeux
+ Et dit, en voyant ce bon vieux,
+ Les mots sacramentels: «Où suis-je?»
+
+ Il la rassura de son mieux,
+ Lui dit comme il l'avait trouvée
+ Et combien il était joyeux
+ De penser qu'elle était sauvée.
+ Alors elle lui raconta
+ Comment elle, Léonita,
+ Et son «frère,» et tout l'équipage
+ Du navire avaient fait naufrage;
+ Qu'elle et son «frère» avaient pensé
+ Se sauver ensemble à la nage
+ Et qu'ils avaient bien commencé;
+ Mais qu'à la moitié du voyage
+ Les vagues et l'obscurité
+ Les firent changer de côté;
+ Qu'alors elle s'était perdue;
+ Qu'elle était enfin parvenue
+ Jusqu'à cette plage, mais là,
+ Tout ce qu'elle se rappela,
+ C'est qu'elle perdit connaissance.
+ Puis, comme elle s'inquiétait
+ De son «frère» qui lui manquait,
+ Le bonhomme, comme l'on pense,
+ Lui dit, pour la rasséréner,
+ Tout ce qu'il put imaginer
+ De plus propre à la circonstance,
+ Jurant ses grands dieux qu'on avait,
+ Dans un port voisin, qu'il nommait,
+ Fait le plus complet sauvetage
+ Du navire et de l'équipage.
+ Et, tout en lui contant cela,
+ Près de la belle il mit un plat,
+ Puis un verre, puis une assiette,
+ Et je crois même une serviette.
+
+ Léone avait l'esprit fort gai.
+ Du moment qu'elle eut distingué
+ Dans le discours sans queue ni tête
+ Dont le brave homme lui fit fête,
+ Que Patrice, de son côté,
+ Etait lui-même en sûreté,
+ Cette charmante créature,
+ Sans se désoler plus longtemps,
+ Prit en riant son aventure.
+ Et, comme elle avait dix-sept ans,
+ Elle se mit, à belles dents,
+ A dévorer en conscience
+ Le déjeuner que, sur son lit,
+ L'excellent homme lui servit
+ Dans ses assiettes de faïence.
+
+ Ce fut ainsi qu'un beau matin
+ Léone mangea le festin
+ D'un pêcheur, pas Napolitain.
+
+
+ VII
+
+ Un mois plus tard elle était nonne:
+ Et la belle, au fond d'un couvent,
+ Pleurait,--que Dieu le lui pardonne!
+ Moins sa faute que son amant.
+
+ Hélas! hélas! ô destinée,
+ A quoi bon l'avoir épargnée
+ Pour lui rendre des jours amers?
+ N'eût-il pas mieux valu pour elle,
+ A travers la nuit éternelle,
+ S'en aller morte au sein des mers?
+
+ On n'avait sauvé du naufrage
+ Ni passagers, ni matelots;
+ Victimes d'une nuit d'orage,
+ Tous avaient péri dans les flots.
+ Parmi ceux que la marée haute
+ Vint jeter le long de la côte,
+ L'oeil éteint et le front blémi,
+ La pauvre fille n'eut pas même
+ La consolation suprême
+ De reconnaître son ami.
+ C'est en vain qu'on chercha Patrice;
+ La mer avait dû l'engloutir,
+ Car on ne put rien découvrir
+ Qui de sa mort fût un indice.
+
+ Léone le pleura très-fort.
+ Je crois pourtant qu'on aurait tort
+ De parier qu'elle était veuve;
+ Et moi, si j'étais esprit fort,
+ Je ne croirais Patrice mort
+ Que lorsque j'en aurais la preuve.
+
+ Quoi qu'il en soit, à qui voudra,
+ Le suivant chapitre apprendra
+ Ce que tout ceci deviendra.
+
+
+ VIII
+
+ N'est-ce pas un spectacle étrange
+ De voir deux pauvres amoureux
+ Qui, lorsque pour eux tout s'arrange,
+ Et dès qu'ils devraient être heureux,
+ Se vont justement mettre en tête
+ Qu'ils sont séparés par la mort,
+ Et se bornent, sans plus d'enquête,
+ A maudire leur triste sort?
+
+ La chose paraît incroyable;
+ Pourtant, vous l'avez deviné,
+ C'est là l'histoire lamentable
+ De notre couple infortuné:
+
+ A dire la vérité pure,
+ Le héros de cette aventure
+ N'était pas mort dans les flots bleus,
+ Ainsi que l'on se le figure;
+ Mais il n'en valait guère mieux.
+
+ Tandis que Léone est au cloître,
+ Où sa douleur ne fait que croître
+ Et embellir, en quelques mots
+ Je vais vous dire tous les maux
+ Que dut endurer le jeune homme
+ En trois mois d'un supplice affreux,
+ Et par ainsi vous verrez comme
+ Les voyages sont dangereux.
+
+ Durant la nuit de ce naufrage
+ Où presque tous avaient péri,
+ Comme Léone et son ami
+ Tâchaient de gagner le rivage
+ Et se dirigeaient à la nage
+ Par un chemin fort encombré
+ Et surtout fort mal éclairé,
+ On se souvient, sans aucun doute,
+ Que Patrice fit fausse route.
+ Il s'était bientôt égaré;
+ Si bien qu'au lever de l'aurore
+ Le malheureux, n'en pouvant plus,
+ Moitié mourant, moitié perclus,
+ A peine respirant encore,
+ Et sur le point de se noyer,
+ Fut recueilli, sans connaissance,
+ Par un pauvre petit voilier
+ Qui longeait les côtes de France.
+ O douloureux rapprochement!
+ Cela se passait justement
+ A l'heure où, loin de son amant,
+ La belle, ignorant son tourment,
+ Déjeunait si mignonnement.
+
+ Le jeune homme, en cette détresse,
+ N'en fut point, comme sa maîtresse,
+ Quitte pour la peur; car il fit
+ Une terrible maladie
+ Qui pensa lui coûter la vie
+ Et le retint trois mois au lit.
+
+ Sur ce brave petit navire
+ Il fut soigné, tant bien que mal,
+ Du mieux qu'on put. Le principal,
+ C'est qu'il en revint. Mais le pire,
+ Ce fut le changement moral
+ Qui s'opéra dans sa nature.
+ On ne le vit, dans ces trois mois,
+ Pas sourire une seule fois,
+ Et cette funeste aventure,
+ Après même qu'il fut guéri,
+ Paraissait, à ce qu'on assure,
+ L'avoir pour toujours assombri.
+ Il revenait; mais ses idées
+ Étaient visiblement changées,
+ Et, de plus, le pauvre garçon
+ Crut si bien sa maîtresse morte
+ Qu'il ne tint en aucune sorte
+ A s'en faire apprendre plus long.
+ Bref, Patrice, à bout d'espérance,
+ Le corps vaincu par la souffrance,
+ Pleurant son rêve inachevé,
+ Aussitôt de retour en France,
+ S'en fut tout droit se faire abbé.
+ Vous me direz: «C'est mal tombé!»
+ Mais que voulez-vous qu'on y fusse?
+ Les faits sont là que rien n'efface:
+ C'est tantôt pile et tantôt face.
+
+ Ce qui m'afflige, c'est de voir
+ Comme ce roman tourne au noir.
+ Le malheur est de la partie;
+ On se demande, en vérité,
+ Quelle fâcheuse sympathie
+ Put donner à chaque partie
+ D'une union bien assortie
+ Ce penchant pour la sacristie:
+ C'est comme une fatalité.
+
+ Mais souffrez que je continue,
+ Et bientôt la vérité nue
+ Jusqu'au bout vous sera connue.
+
+
+ IX
+
+ Voilà donc nos deux étourdis
+ Perdus, comme on disait jadis,
+ Sur le chemin du Paradis.
+
+ Un jour vint qu'ils se rencontrèrent,
+ Mais ce ne fut qu'après longtemps!
+ --Donc, au bout de cinq ou six ans
+ Voici comme ils se retrouvèrent:
+
+ Tandis que Léone au couvent,
+ Moitié priant, moitié rêvant,
+ Pleurait comme une Madeleine,
+ Il arriva que son amant,
+ Bien qu'il fût aussi fort en peine,
+ Oublia très-dévotement
+ Et sa maîtresse et son tourment.
+
+ Je ne vais pas, comme on peut croire,
+ Tâcher d'excuser à vos yeux
+ Ce que peut avoir d'odieux
+ Une ingratitude aussi noire.
+ Que suis-je? un pauvre historien
+ Qui raconte, et n'invente rien.
+
+ Donc, si ce jeune homme est coupable,
+ Ma lectrice pensera bien
+ Que je n'en suis pas responsable,
+ Et que sa conduite sans nom
+ M'indigne autant que de raison.
+
+ Patrice était pourtant sincère;
+ Si rien ne l'eût désespéré,
+ Jamais il n'eût été curé.
+ Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire?
+ Son grand désespoir fut l'affaire
+ De six mois.
+
+ Le pauvre garçon,
+ C'est une justice à lui rendre,
+ Dès qu'il fut en religion,
+ Sans vouloir d'abord rien entendre,
+ Maigrit de la belle façon.
+ Sans dormir du soir à l'aurore,
+ Sans parler de l'aurore au soir,
+ Tout défrisé, broyant du noir,
+ Mangeant peu, buvant moins encore,
+ C'était pitié que de le voir.
+
+ Et c'est justement là le diable:
+ Un jeune abbé si languissant
+ Avait trop l'air inconsolable
+ Pour ne pas être intéressant.
+ D'autant que, si l'on considère
+ Que Patrice fut, en naissant,
+ Marquis de par ses père et mère,
+ Et qu'il avait sans contredit
+ Le pied mince, la mine fière,
+ De la fortune et de l'esprit:
+ On conviendra sans trop de peine
+ Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint,
+ Faire très-vite son chemin
+ Dans la sainte Église romaine.
+
+ Pour commencer, il eut l'honneur
+ D'être invité chez monseigneur,
+ Lequel était un charmant homme
+ Qui le prit en affection,
+ Lui donna sa protection
+ Et, dès ce jour, le traita comme
+ Il eût fait d'un fils. En un mot,
+ Grâce à lui, notre ami Patrice
+ Fut fait prêtre beaucoup plus tôt
+ Que ne l'est un simple novice.
+ C'est alors que l'ambition,
+ Sans être encore la plus forte,
+ Lentement, par gradation,
+ Fit sa petite invasion.
+ Dans son coeur, de si belle sorte
+ Que sa très-chère passion
+ En fut sans bruit mise à la porte.
+ Bref, après un an écoulé,
+ Ce pauvre amant si désolé
+ Semblait à peu près consolé.
+
+ Toutefois je n'oserais dire
+ Qu'il n'eût point gardé dans son coeur
+ Le souvenir de sa douleur:
+ Car, même à travers son sourire,
+ Son visage avait conservé
+ Je ne sais quoi d'un peu voilé,
+ Signe d'une douleur profonde,
+ Qui lui seyait le mieux du monde.
+
+ Vous remarquerez en passant,
+ Mesdemoiselles, je vous prie,
+ Qu'avec cet air intéressant
+ Ce garçon, malgré son envie,
+ Ne pouvait pas faire autrement
+ Que d'avoir de l'avancement.
+
+
+ X
+
+ Or, un certain jour que Patrice,
+ --Patricius en bon latin,--
+ Avait justement le matin
+ Appris, au sortir de l'office,
+ Que l'on devait, le lendemain,
+ Le nommer évêque romain,
+ Il arriva que la nouvelle
+ De ce rapide avénement
+ Fit une sensation telle
+ Que ce fut un événement
+ Jusqu'au fond du cloître où Léone,
+ Fidèle comme au premier jour,
+ Priait le Christ et la Madone
+ De la guérir de son amour.
+
+ A cette nouvelle imprévue,
+ Vous pouvez vous imaginer
+ A quel point elle fut émue
+ Et ce qu'elle dut éprouver.
+
+ D'abord, sans force et sans courage
+ Devant ce fait presque inouï,
+ La pauvre enfant s'évanouit
+ Pour être en règle avec l'usage,
+ Mais, au bout de quelques instants,
+ Lorsqu'elle eut repris connaissance,
+ Oubliant toute obéissance
+ Et sans attendre plus longtemps,
+ Tremblante et pourtant décidée,
+ Les yeux baissés, le coeur battant,
+ Elle sortit de son couvent
+ Par une porte dérobée;
+ A pas furtifs et n'emportant
+ Qu'un petit miroir avec elle;
+ Et tandis qu'elle trottinait,
+ Tout le long du chemin, la belle
+ Furtivement s'y regardait
+ Pour voir si celui qu'elle aimait.
+ Allait encor la trouver belle.
+
+ Ce point-là, seul, l'inquiétait.
+ Or, à cette époque, Léone
+ N'avait pas encor vingt-trois ans,
+ Et l'on sait que, pour bien des gens,
+ C'est le bel âge d'une nonne.
+ Mais, que l'on pense ou non comme eux,
+ C'est ainsi que notre amoureuse
+ S'en vint, palpitante et peureuse,
+ Chez monseigneur son amoureux.
+
+ Lequel, il faut bien qu'on le dise,
+ Pour se donner avant la prise
+ Un avant-goût fort délicat
+ Des plaisirs de l'épiscopat,
+ Avec un sérieux d'église,
+ Était en train, pour le moment,
+ De s'admirer complaisamment
+ Devant un miroir de Venise
+ Et posait comme il le fallait,
+ Du talon jusques au collet,
+ Dans un bel habit violet.
+
+
+ XI
+
+ J'affirme, de mémoire d'homme,
+ Que jamais miracle accompli
+ N'étonna créature comme
+ Sut être étonné notre ami,
+ Quand, pareille au lys qui frisonne,
+ Sous son voile, dont chaque pli
+ Tremblait sur sa blanche personne,
+ Il vit apparaître Léone.
+ Le fait est, sans plus d'embarras,
+ Qu'ils se jetèrent dans les bras
+ L'un de l'autre, et qu'ils s'embrassèrent
+ De bon coeur, et recommencèrent
+ Tant et si bien que l'évêché
+ Lui-même en eût été touché.
+
+
+ XII
+
+ On se retrouve, on rit, on pleure.
+ On s'aime et le reste n'est rien;
+ C'est charmant. Bref tout alla bien
+ Pendant près d'une demi-heure.
+
+ Mais, une fois l'émotion
+ Du premier moment apaisée,
+ Quand la froide réflexion
+ Vint, avec sa morale usée,
+ Se représenter à l'esprit
+ Du futur prélat, il se dit
+ Qu'il avait fait une folie;
+ Et je crois qu'il s'en repentit.
+
+ Quoique Léone fût pâlie,
+ Elle était encor bien jolie
+ Et Patrice en eût été fou;
+ Mais l'évêché, quand on y pense,
+ A bien aussi son importance,
+ Et Patrice y tenait beaucoup.
+
+ Lors il s'établit une lutte
+ Entre sa raison et son coeur,
+ Et le jeune homme fut rêveur
+ Pendant une bonne minute.
+
+ Mais son parti fut bientôt pris,
+ Et, bien qu'il fût encore épris,
+ L'évêché lui parut sans prix.
+
+ Aussi devint-il inflexible.
+ Et, quand la malheureuse enfant
+ Ne pouvant le croire insensible,
+ Le suppliait en étouffant,
+ A travers sa pâleur mortelle,
+ Avec ses beaux yeux languissants
+ Et sa voix aux sons caressants,
+ De partir encore avec elle:
+
+ «--Ma chère, je réfléchirai,
+ Lui dit Patrice, et je verrai
+ Lorsqu'archevêque je serai.»
+
+ Devant un semblable langage,
+ Voyant son bonheur s'écrouler,
+ Léone sentit s'en aller
+ Tout ce qu'elle avait de courage.
+ Et, par un changement subit,
+ Grave et muette, elle sortit
+ L'oeil sombre, la démarche lente;
+ Si bien qu'en la voyant ainsi
+ Déchevelée et chancelante,
+ Son amant, un peu tard, hélas!
+ Lui courut après dans l'allée.
+
+ Mais, l'ayant en vain rappelée,
+ Pensif, il revint sur ses pas;
+ Car elle ne l'entendit pas,
+ Tellement elle était troublée.
+
+ Elle rentra dans son couvent
+ Par la même petite porte
+ Qu'elle avait franchie en rêvant
+ Quelques heures auparavant.
+ Mais la secousse était trop forte,
+ Et ses soeurs ne la virent plus;
+ Car, à l'heure de l'Angelus,
+ Le soir même on la trouva morte.
+
+ Patrice, en apprenant cela,
+ Se dit: «Le bonheur était là!»
+ Et derechef se désola.
+
+
+ XIII
+
+ Quelle apparence recueillie
+ Offre à l'oeil ce parc ténébreux!
+ A voir ces vieux troncs vigoureux,
+ On sent bien la mélancolie
+ D'une antique forêt vieillie
+ Dans le voisinage sacré
+ D'un vaste et puissant prieuré.
+
+ Ces bois ont un parfum mystique.
+ La vieille cloche au bruit d'airain
+ Y trouve un écho sympathique,
+ Et, ce lieu désert est empreint
+ D'une tristesse monastique.
+ Ces pins droits et silencieux
+ Disposent à la rêverie.
+ Leur ombrage est sombre et pieux,
+ Comme pour dire: «Ici l'on prie.»
+ Et les grands tilleuls tortueux
+ Ont, dans leur air majestueux,
+ Je ne sais quoi de vertueux,
+ De respectable et d'immobile
+ Qui donne à ce séjour tranquille
+ La solennité des saints lieux.
+ On dirait des religieux
+ Rêvant au néant de la vie.
+ Ce bois triste et mystérieux,
+ C'est le jardin de l'abbaye.
+
+ Rien n'est changé dans le couvent.
+ Les arbres sont verts comme avant,
+ Et les nonnes du monastère,
+ Ainsi qu'autrefois, vers le soir,
+ Viennent promener et s'asseoir
+ Sous leur ombrage solitaire.
+
+ Pourtant, derrière ce décor,
+ Est un jardin plus sombre encor,
+ Où jamais la fraîche églantine
+ N'accroche, le long des sentiers,
+ Aux branches des verts noisetiers
+ Sa tige odorante et mutine.
+
+ Là, de vieux arbres en lambeaux
+ Protégent les pâles tombeaux
+ Contre le vent et la froidure;
+ Ce sont des ifs et des cyprès.
+ La rivière qui passe auprès
+ Reflète leur sombre verdure.
+
+ Là, dans un éternel sommeil,
+ Dort plus d'un front jeune et vermeil,
+ Plus d'une par la mort blémie.
+ Sous un pin au feuillage épais,
+ Dans le silence et dans la paix,
+ C'est là qu'est Léone endormie.
+
+ Elle dort. Le temps passera,
+ Et toujours elle dormira
+ Sous la pierre, immobile et douce,
+ Et de sa divine beauté,
+ Hélas! hélas! rien n'est resté
+ Qu'une tombe où verdit la mousse.
+
+ Ce marbre, où nul ne doit venir,
+ Gardera seul le souvenir
+ De cette figure angélique.
+ Et seul, dans les tristes échos,
+ Le vent bercera son repos
+ D'une plainte mélancolique.
+
+ Ainsi fut, et non autrement,
+ L'héroïne de ce roman,
+ Qui n'ont jamais qu'un seul amant.
+
+ Et depuis lors le jeune évêque,
+ En proie au chagrin le plus noir,
+ Par amour devint ... archevêque,
+ Et cardinal ... de désespoir.
+
+
+ XIV
+
+ Vous qui, d'une mignonne main,
+ Feuilletez ces pages légères,
+ Et qui les oublirez demain,
+
+ O vous, lectrices passagères,
+ Dont la joue au sang de carmin
+ N'a point de roses mensongères;
+ Si jamais vous avez pleuré,
+ Si jamais vous avez aimé,
+ Si jamais vous avez rêvé:
+ Parfois, dans la triste soirée,
+ A l'heure où la lune éplorée,
+ Viendra, par la vitre nacrée,
+ Pencher sur nous son front tremblant,
+ Plaignez la nonne en voile blanc
+ Par la mort tout ensommeillée,
+ Qui repose au sein de l'oubli,
+ Là-bas, parmi l'herbe mouillée,
+ Printemps céleste, enseveli
+ Sous la campagne défeuillée.
+
+ Le monde est un juge banal;
+ On trouve, en ouvrant un journal,
+ Des nouvelles du cardinal.
+ Mais Léone? qui parle d'elle?
+ C'est pourtant un rare modèle
+ Qu'une amante à jamais fidèle.
+
+
+ 1865.
+
+
+
+
+PREMIERES LARMES
+
+
+ J'admire ces étoiles lentes;
+ J'y vois même, en rêvant un peu,
+ Comme des gouttes d'or tremblantes
+ D'un ton divin sur un fond bleu.
+
+ J'écoute avec charme, ô nature!
+ Qu'est-ce donc qu'un coeur d'amoureux?
+ Ce bruit de cailloux, quand murmure
+ La source au fond du ravin creux;
+
+ Quand la brise, sur la montagne,
+ Soupire en inclinant les fleurs:
+ Et me voilà, par la campagne,
+ Dieu me pardonne, tout en pleurs!
+
+ Je crois même, quelle folie!
+ Qu'un rossignol ou qu'un pinson
+ Me rend plein de mélancolie.
+ Las! qui me rendra ma raison?
+
+ D'où vient, j'ose à peine le dire,
+ Que je me suis, seul dans les bois,
+ Surpris quatre fois à sourire
+ Quand je pleurais tout à la fois?
+
+ Est-ce l'amour? Sans m'y connaître,
+ Je le crois quand je pense à vous.
+ Mais, non; l'amour ne doit pas être
+ Si cruel, hélas, ni si doux!
+
+
+ 1856.
+
+
+
+
+L'AUTOMNE
+
+
+ Septembre finissait: déjà le vent d'automne
+ Du printemps, dans les bois, effeuillait la couronne.
+ Les monts, dorés encor des reflets du soleil,
+ Se mouraient sous ses feux. Chaque arbre à son réveil,
+ Voyait le sol jonché de ses feuilles flétries,
+ Brillantes de rosée et par le froid meurtries.
+ Comme un rideau de gaze, une faible vapeur
+ Jetait sur la vallée un voile de langueur;
+ De quelques pauvres toits, en spirale dormante,
+ S'élevait lentement une trace fumante,
+ Tandis que le soleil, à l'horizon lointain,
+ Rougissait les coteaux d'un rayon incertain.
+
+ En longs frémissements les brises murmurantes
+ De l'automne apportaient les senteurs enivrantes
+ Et soupiraient ces chants qui font rêver d'amour,
+ Errants dans les échos sur le soir d'un beau jour.
+ Et la nature alors chantait comme en un rêve
+ Le silence et l'amour, l'ombre et tout ce qui rêve,
+ Puis semblait, languissante ainsi que la beauté,
+ Mourir dans sa splendeur et sa sérénité.
+
+
+ Octobre 1857.
+
+
+
+
+MA FOLIE
+
+
+ Moi, j'ai fait ma folie
+ D'une fille aux yeux bleus.
+ Le moindre de ses voeux
+ Dispose de ma vie.
+
+ Et jusqu'à son dépit,
+ Jusques à ses pleurs même,
+ Tout en elle je l'aime,
+ Et pourtant elle en rit.
+
+ Et pourtant, si ma bouche
+ S'égare sur sou cou,
+ Elle m'appelle fou,
+ La folle, et s'effarouche.
+
+ Et je suis furieux!
+ Car elle est si jolie
+ Que j'aime à la folie
+ Cette fille aux yeux bleus.
+
+
+ Paris, Mai 1858.
+
+
+
+
+A MARIE
+
+
+ En promenant, vous souvient-il, Marie,
+ Vous me donniez votre petit bras blanc
+ Que je serrais parfois, tout en causant?
+ Vous pâlissiez malgré vous, ma chérie,
+ Et votre voix tremblait en me parlant.
+
+ Je vous aimais, Mariette, et pourtant
+ N'en disais rien, mais je mourais d'envie
+ De vous conter mon secret, par moment,
+ En promenant.
+
+ Mais vous partez; quand on part, on oublie.
+ Vous allez donc vous marier, vraiment?
+ Parfois, là-bas, si votre coeur s'ennuie,
+ --Vos grands yeux bleus sont si doux en rêvant!--
+ Songez à moi du fond de l'Algérie,
+ En promenant.
+
+
+ Toulon, Juin 1858.
+
+
+
+
+RHODINA
+
+
+ Fille de Lesbos, vierge aux tresses blondes,
+ Nymphe auprès de qui pâlirait Vénus,
+ Fleur du Sunium, dont de chastes ondes
+ Au soleil jadis baignaient les pieds nus!
+
+ Comme sur la mer, la mer frémissante
+ Poursuit le sillon d'un fuyant esquif,
+ Sur le sable fin l'onde caressante
+ A-t-elle effacé ton pas fugitif?
+
+ Blanche Rhodina, ma déesse antique,
+ Si chez les mortels, par faveur des dieux,
+ Tes charmes divins, dans leur grâce attique,
+ Daignaient un beau soir descendre des cieux,
+
+ Si tu revenais, ravissante et telle
+ Que Cléphas te vit, un jour de péché,
+ Je voudrais t'aimer d'amour immortelle
+ A rendre jalouse Hélène ou Psyché!
+
+ Car parmi tes soeurs au chaste sourire
+ Dont je vois s'enfuir dans les bois ombreux
+ Le pas, cadencé comme un chant de lyre,
+ Toi seule es la reine aux yeux amoureux.
+
+ Et tu m'aimerais, ma pudique amante,
+ Tout en restant nymphe et divinité:
+ Comme ton sein nu sa pudeur charmante,
+ O reine, l'amour a sa chasteté.
+
+
+ Passy, Août 1858.
+
+
+
+
+A L'HOTELLERIE
+
+--SOUVENIR DE MUSSET--
+
+
+ I
+
+ Il est des jours, Dieu me pardonne!
+ Où, sans mentir,
+ Je sauterais de la Colonne
+ Pour en finir.
+
+ D'où vient cette mélancolie?
+ Voyons un peu:
+ Suis-je en veine de poésie?
+ Mais non, par Dieu!
+
+ Est-ce un de ces spleens qu'on éprouve
+ Quand, par moment,
+ Votre étourdi de coeur se trouve
+ Seul en aimant?
+
+ Suis-je dans mes jours de tristesse?
+ Ai-je un trésor
+ Caché dont le souci m'oppresse?
+ Ou bien encor
+
+ La province me semble-t-elle
+ Bête à ce point
+ Qu'il n'est rien qu'on puisse chez elle
+ Trouver à point?
+
+ La connaissez-vous, la province?
+ Pour aujourd'hui,
+ Hélas! j'y bâille comme un prince
+ Mourant d'ennui.
+
+ Lyon! dire qu'on y demeure!
+ Séjour mortel!
+ Si je couche ici, que je meure
+ Dans cet hôtel!
+
+ Par hasard, est-ce que vous êtes
+ De mon avis,
+ Que rien, même en ses jours de fêtes,
+ Ne vaut Paris?
+
+ Car Paris! ah! mademoiselle,
+ C'est là qu'on vit;
+ C'est là que la femme est fidèle,
+ A ce qu'on dit.
+
+ C'est là que l'Amour vend ses pommes
+ Et mille riens,
+ Et c'est le pays des grands hommes
+ Et des vauriens.
+
+ Ah! c'est beau, Paris! Pour les femmes,
+ Quel paradis,
+ Et quel purgatoire, ô mesdames,
+ Pour les maris!
+
+ Ces pauvres gens ... mais je m'arrête;
+ Car, Dieu merci!
+ Pas plus que vous ne m'inquiète
+ Un tel souci!
+
+ Mon avis, puisque la franchise
+ Est de saison,
+ Est que vous avez, quoi qu'on dise,
+ Toujours raison;
+
+ D'abord parce que, dans la vie,
+ Autant qu'on peut,
+ Je trouve qu'il faut suivre un peu
+ Sa fantaisie;
+
+ Et puis, vous savez bien, Ninon,
+ Vous que j'implore,
+ Que, tout ce que vous trouvez bon,
+ Moi je l'adore.
+
+ Et je le dis sincèrement,
+ Chacun avoue,
+ Femmes, que le bon Dieu vous doue
+ Très-joliment.
+
+ Et qu'il n'est pas un homme au monde
+ Qui vaille enfin
+ La moindre fille, brune ou blonde.
+ C'est bien certain.
+
+
+ II
+
+ Pour en revenir au malaise
+ De mon esprit,
+ Nous parlions de ce qui me pèse
+ Et m'assombrit:
+
+ Non! ce n'est ni la Poésie
+ Au front rêveur,
+ Engendrant la mélancolie
+ Dans tout le coeur;
+
+ Ni le spleen qui bâille et qui bâille,
+ Le spleen maudit
+ Triste et plat comme une muraille
+ Qu'on reblanchit;
+
+ Ni rien des malheurs de la vie,
+ Petits ou grands,
+ Qui passent et que l'on oublie
+ Avec le temps.
+
+ Mais alors, d'où vient que mon âme
+ Voit tout en noir?
+ Que mon coeur palpite, sans flamme
+ Et sans espoir?
+
+ Quel est donc ce malaise étrange
+ Qui m'engourdit?
+ Est-ce mon diable ou mon bon ange
+ Qui m'affadit?
+
+ Je crois que j'aimais ma maîtresse,
+ Sans m'en douter;
+ Et que je suis plein de tristesse
+ De la quitter.
+
+ Suis-je donc un amant fidèle?
+ Car, en un mot,
+ J'ai dans l'âme une peur mortelle
+ De l'aimer trop.
+
+ Je laisse, hélas! tout ce que j'aime
+ Derrière moi;
+ Si je pleure au fond de moi-même,
+ Voilà pourquoi.
+
+ Je sens que mon coeur se réveille,
+ Espoir déçu!
+ Quand je le crois mort, il sommeille
+ A mon insu.
+
+ Nous avons beau faire, notre âme
+ Subsiste en nous
+ Et brûle, étincelle sans flamme,
+ D'un feu plus doux.
+
+ Cette étincelle est notre vie,
+ Joie ou malheur;
+ Sa lueur, ardente ou pâlie,
+ Jamais ne meurt.
+
+ C'est la mystérieuse chaîne
+ Qui nous unit
+ A tout ce que notre âme en peine
+ Aime et bénit;
+
+ C'est l'amour qui tue ou fait vivre;
+ C'est notre sort;
+ C'est l'étoile qu'il nous faut suivre
+ Après la mort.
+
+ Dieu l'a dit, et la destinée
+ Suit son chemin
+ Comme une ennemie acharnée
+ Du genre humain.
+
+ Je marchais, croyant pour la vie,
+ Mon coeur brisé,
+ Et voilà que ce coeur me crie:
+ «Tu t'es trompé!»
+
+ Mes amis, ma mère et mon père,
+ Je vous aimais.
+ J'aimais ma maîtresse, ah! misère!
+ Plus que jamais.
+
+ Ah! si c'est bien toi qui déchaînes
+ Charmes et peines!
+ S'il est vrai que, toujours, demain
+ Soit dans ta main!
+
+ Mon Dieu, si nos blessures même
+ Viennent de toi!
+ Si mon cri n'était qu'un blasphème,
+ Pardonne-moi.
+
+
+ 1858.
+
+
+
+
+LA ROSE
+
+
+ O ma pauvre rose effeuillée,
+ Charme, regret, parfum, trésor,
+ Toi que ses lèvres ont mouillée,
+ O fleur, parle-moi d'elle encor.
+
+ C'est dans un bal que je l'ai vue,
+ Blanche avec des lèvres de feu.
+ Une douce flamme ingénue
+ Brillait dans son profond oeil bleu.
+ C'était, je crois, la nuit dernière
+ Que je la vis pour en mourir.
+
+ Il n'est point de pire misère,
+ Et pourtant ma douleur m'est chère
+ Et cher aussi son souvenir.
+
+
+ II
+
+ La Valse a d'étranges ivresses;
+ Je sentais à chaque détour
+ Ses beaux bras aux molles caresses
+ Qui me chargeaient de morbidesses
+ Toutes ruisselantes d'amour.
+ --Elle est blanche, sa chevelure
+ L'éclaire comme un cadre d'or
+ Éclaire une miniature.
+ L'étoile tremblante qui dort
+ Aux cieux où sa clarté s'azure,
+ Brille d'un moins pur diamant
+ Que ne brillait son front charmant
+ Pendant cette nuit de féerie.
+
+ Hélas! Tout s'est enfui, pourtant!
+ Mais de ma vision chérie
+ Il me reste la fleur flétrie
+ Qu'elle a perdue en me quittant.
+
+ O douceur! ô mélancolie!
+ Adieu, fleur désormais pâlie!
+ L'amour est ce bel oiseau bleu
+ Léger comme un songe frivole,
+ Qui nous caresse, et puis s'envole.
+ En battant des ailes, vers Dieu!
+
+
+ Paris, Novembre 1859.
+
+
+
+
+RENCONTRE
+
+
+ Je le croyais pourtant bien mort, mon pauvre amour.
+ Et rien que pour la voir aujourd'hui, dans la rue,
+ Le voilà revenu, brûlant, comme à sa vue
+ Il me prit un beau jour.
+
+ Mais alors il était doux et plein d'espérance
+ Comme un rayon de lune adorable qui luit,
+ Quand la tempête souffle et que le vent balance
+ Les arbres dans la nuit.
+
+ Et je l'avais béni, lui si plein de promesses,
+ Me berçant à son chant....--Beaux rêves enchanteurs!--
+ Hélas! pourquoi faut-il que toutes nos tendresses
+ Nous coûtent tant de pleurs?
+
+ Certes! j'aurais juré de l'avoir oubliée,
+ Elle qui m'a tant fait souffrir quand je l'aimais,
+ Et voilà que ma plaie à peine refermée
+ Saigne plus que jamais!
+
+
+ Passy, Mai 1860.
+
+
+
+
+A MADAME L***
+
+
+ C'est amusant, à deux, de courir dans les bois,
+ Et de rêver le soir au frais des grands ombrages.
+ En parlant à voix basse errer sous les feuillages,
+ N'est-ce pas un bonheur à faire envie aux rois?
+
+ Cependant un boudoir, lorsque de petits doigts
+ Vous en ouvrent la porte, a bien ses avantages,
+ Qui partout ont semblé divins, même aux plus sages.
+ C'est mon avis, et c'est le vôtre aussi, je crois.
+
+ On dit même, est-ce vrai? qu'une bonne voiture
+ Quand les coussins sont doux, moins pourtant que les yeux
+ De celle qui l'occupe, est chose qui s'endure.
+
+ Un seul point me surprend: ces mots mystérieux
+ Que le coeur seul entend, que la bouche murmure,
+ Oh! comme on les oublie après un an ou deux!
+
+
+ Passy, Juin 1860
+
+
+
+
+ADIEU, NINON
+
+
+ Depuis longtemps,
+ Trop longtemps, je soupire.
+ Il est grand temps
+ Aujourd'hui de me dire
+ Si vous voulez
+ Jouer avec ma flamme.
+ Parlez, madame,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Allons, mon coeur,
+ Et cachez, je vous prie,
+ Cet air moqueur
+ Qui vous rend moins jolie.
+ Quoi! vous osez
+ Rire de mon attente?
+ Riez, méchante,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Hélas! pourquoi
+ Faut-il que je vous aime,
+ Fille au coeur froid,
+ Qui n'aimez que vous-même?
+ Vous souriez?
+ Ma peine est bien étrange,
+ Allez, mon ange,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Pourquoi tantôt
+ Votre voix si rieuse,
+ Au piano
+ Était-elle rêveuse?
+ Vous le savez,
+ Cela vous rend plus belle.
+ Chantez, cruelle,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Mêlant nos pas
+ Dans un même dédale,
+ Quand dans mes bras
+ La Valse vous rend pâle,
+ Vous ne songez,
+ Vous, qu'à votre toilette.
+ Dansez, coquette,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Mais quel courroux!
+ Vous aurais-je blessée?
+ Quels yeux moins doux!
+ Quelle moue offensée!
+ Vous vous fâchez?
+ Vous êtes en colère?
+ Boudez, ma chère,
+ Mais vous me le paierez.
+
+ Adieu, Ninon.
+ Eh bien! quel est ce geste?
+ Qu'avez-vous donc?
+ Voulez-vous que je reste?
+ Ciel! vous pleurez
+ Votre main me rappelle....
+ Pleurez, ma belle,
+ Mes maux sont trop payés.
+
+
+ Passy, Août 1860.
+
+
+
+
+DANS LA FORÊT
+
+
+ Bois où l'Automne se courrouce,
+ Et, dans les sentiers gracieux
+ Étend sa rouille sur la mousse!
+ Brises dont la plainte est si douce
+ Qu'elle semble venir des cieux!
+
+ Sombres écueils! roches antiques!
+ Vous qui bravez les océans!
+ Vous que les vagues atlantiques
+ Ont, dans leurs fureurs fantastiques,
+ Découpés en profils géants!
+
+ Et vous, cieux où l'aube étincelle,
+ A l'heure où la lune s'endort,
+ Dites-moi s'il est, brune ou blonde,
+ Une belle plus belle au monde
+ Que ma maîtresse aux cheveux d'or?
+
+
+ Étretat, Décembre 1860.
+
+
+
+
+MESSAGE
+
+
+ Allez vers elle, fleurs chéries,
+ Allez, et ne trahissez pas
+ Ces mots que dans mes rêveries
+ Ma bouche dit tout bas.
+
+ Ne lui dites pas, indiscrètes,
+ Combien de désirs insensés
+ Cachent sous mes regards glacés
+ Leurs flammes inquiètes.
+
+ Ne lui dites pas qu'en tous lieux
+ Mon coeur la suit à tire-d'aile,
+ Que les rayons de ses grands yeux
+ Me font frémir près d'elle;
+
+ Cachez-lui qu'un mot de sa voix
+ Trouble mon oreille ravie,
+ Et que je donnerais ma vie
+ Pour mourir sous ses lois.
+
+ Qu'elle ignore, la grande dame,
+ Que je l'aime au point d'en mourir,
+ Quand ma bouche, étouffant mon âme,
+ Froidement sait mentir;
+
+ Lorsque dans sa chambre où, sans cause,
+ Je deviens timide et tremblant,
+ Tous deux, d'un ton indiffèrent,
+ Nous parlons d'autre chose.
+
+ Quand elle fait, par ses accents,
+ Sur la scène où chacun l'admire,
+ Haleter la foule en suspens
+ Par son divin sourire,
+
+ Dans un coin, pensif, inconnu,
+ Qu'elle ignore, la grande artiste,
+ Combien celui-là seul est triste
+ Qu'un beau rêve a perdu!
+
+ Ne lui dites pas que je l'aime,
+ Ni combien il m'en a coûté
+ Pour comprimer mon coeur blessé
+ Qui criait en moi-même!
+
+ Ne lui dites pas que je meurs
+ Et que c'est elle qui me tue,
+ N'ayant pas soupçonné mes pleurs
+ Dans mon âme éperdue.
+
+ Pourquoi faut-il l'avoir connue,
+ Puisque j'en devais tant souffrir?
+ N'eût-il pas mieux valu mourir
+ Avant de l'avoir vue?
+
+ Maudit soit le jour où mes yeux
+ Ont vu ces traits si pleins de charmes,
+ Puisqu'inutiles sont mes voeux
+ Et vaines mes alarmes!
+
+ Gardez bien mon triste secret;
+ Si vous lui parliez de ma peine,
+ Qui sait, avec son air de reine,
+ Ce qu'elle en penserait?
+
+
+ Paris, Janvier 1860.
+
+
+
+
+A MA MÈRE
+
+
+ Où sont-ils, mes chagrins d'enfant,
+ Grandes peines vite oubliées,
+ Aux larmes si vite essuyées
+ Que je riais en même temps?
+
+ Comme elles sont loin, les soirées
+ Que nous passions en attendant
+ Mon père! O mes heures dorées!
+ Tu disais: «Quand tu seras grand!...»
+
+ J'ai grandi. Le temps d'un coup d'aile
+ Jette au vent bien des rêves d'or:
+ J'ai souffert et je souffre encor.
+
+ Mais j'ai dans mon âme immortelle
+ Senti que Dieu me laisse encor
+ Ma mère, et que j'ai tout en elle.
+
+
+ Paris, Février 1861.
+
+
+
+
+A MA MÈRE
+
+
+ Un an passé, mère, qu'un beau matin,
+ Enfant par l'âge et vieux par la tristesse,
+ Malade, usé, las de vivre sans cesse
+ Et de trouver l'ennui sur mon chemin,
+
+ En souriant à mon nouveau destin,
+ Je vins ici chercher dans ta tendresse
+ Pour mon coeur froid la chaleur de ta main,
+ Dans ton amour l'abri de ma faiblesse;
+ C'est près de toi, pour la première fois,
+ Que j'ai connu la douceur de sa voix,
+ Que le bonheur a passé sur ma route.
+
+ Je vais partir. Qu'importe? j'ai vécu.
+ Qu'il soit béni, malgré ce qu'il en coûte
+ Pour le pleurer après l'avoir perdu!
+
+
+ Alger, 5 février 1862.
+
+
+
+
+A MON AMI PAUL E.. G..
+
+
+ Paul, as-tu quelquefois, dans tes jours de tristesse,
+ Senti passer en toi quelque gai souvenir?
+ Et n'as-tu pas alors, à travers ta détresse,
+ Songé combien le charme en est doux à sentir?
+
+ Moi j'y pensais ce soir, laissant mon feu mourir;
+ J'errais dans ce passé qui me revient sans cesse.
+ Je songeais qu'il est loin, et, sans qu'il y paraisse,
+ Que voilà plus d'un an que tu m'as vu partir.
+
+ Puis je rêvais encore, et dans la cheminée
+ Suivant des yeux la bûche à demi consumée,
+ Je comparais ma vie à ce feu pâlissant.
+
+ Et je songeais, mon cher, à notre douce vie,
+ A ce qu'un souvenir a de mélancolie,
+ Et qu'il est doux aussi de vieillir en s'aimant.
+
+
+ Alger, mardi soir, 25 février 1862.
+
+
+
+
+A MADAME V***
+
+
+ Puisqu'il vous faut six mois pour être mon amie,
+ Avez-vous bien songé, quand vous me les disiez,
+ A ce que ces deux mots ont de mélancolie
+ Et de douceur aussi? Tandis que vous parliez,
+
+ Il me semblait à moi que c'est une folie
+ Et que pour la prévoir, quoi que vous en pensiez,
+ Il faut que l'amitié soit un peu ressentie,
+ Et, même à votre insu, que vous en éprouviez.
+
+ Laissez-moi l'espérer; car après tout, madame,
+ S'il n'en est rien, ces vers que vous me demandiez,
+ Je voudrais bien savoir ce que vous en feriez.
+
+ Mais six mois! Jusque-là que faire de mon âme?
+ Ah! songez que mes maux seraient tous oubliés
+ Et mes chagrins finis demain, si vous vouliez!
+
+
+ Alger, Mars 1862.
+
+
+
+
+ A MADAME A***
+
+ --ENVOI DE _ROSINE ET ROSETTE_--
+
+
+ Ce conte fut écrit sous un climat doré
+ Où nous avons vécu dans un site adoré,
+ Près de ma mère;
+ Où vous m'avez soigné comme elle, de longs jours,
+ Adoucissant pour moi le mal, qui fait toujours
+ La vie amère;
+
+ Où vous m'avez guéri, toutes deux de moitié,
+ Où mon âme vivait, dans sa double amitié
+ Tout endormie;
+ Où d'être aimé deux fois j'ai senti la douceur,
+ Car elle était ma mère, et vous étiez ma soeur
+ Et mon amie.
+
+ Et maintenant, le rêve adorable me suit.
+ Je revois ce rivage où l'on entend, la nuit,
+ Gémir la lame,
+
+ Et j'écoute pleurer, comme un chant qui s'émeut,
+ Le souvenir si doux, hélas! que rien ne peut
+ M'ôter de l'âme!
+
+
+ Paris, Juin 1862.
+
+
+
+
+A FÉLIX M***
+
+
+ Ainsi, mon cher ami, nous voilà vieux, malades,
+ Ennuyés, sérieux, mélangeant notre vin,
+ Toi souffrant, moi rimeur, en un mot, très-maussades,
+ _Alea jacta est_ ... et je parle latin!
+
+ Qui m'aurait dit cela lors de nos sérénades
+ Sous les balcons d'Aline, et de nos escapades
+ La nuit, dans mon quartier, alors que, le matin,
+ Nous nous apercevions que le sommeil est sain?
+
+ Plus j'y songe, vraiment, et plus je me désole
+ Que, pour de bons amis, un pareil temps s'envole,
+ Puisque l'amitié reste et qu'elle doit grandir.
+
+ Et, comme j'y pensais en ouvrant cette page
+ Pour y mettre ces vers, je songeais qu'à notre âge
+ C'est un bien d'être unis et de se souvenir.
+
+
+ Paris, Juin 1862.
+
+
+
+
+A MON PÈRE
+
+
+ Grâce au titre un peu plaisant,
+ Un peu plaisant qu'on me prête,
+ Puisque me voilà poëte,
+ Hélas! poëte, à présent!
+
+ O ma muse, allez-vous-en,
+ Allez-vous-en, et la fête
+ Que nous fêtons sera faite,
+ Sera faite plus gaiment;
+
+ Ou chargez-vous de lui dire
+ Qu'il me garde son sourire
+ Gai comme un soleil de mai.
+
+ Car il n'est de poésie
+ Au monde, ni d'ambroisie
+ Qui vaille un sourire aimé.
+
+
+ Paris, 25 Août 1862, jour de Saint-Louis.
+
+
+
+
+A MADAME L.. B..
+
+--SUR UN EXEMPLAIRE DES _ÉMAUX ET CAMÉES_--
+
+
+ Vous vous trompez, je vous le jure,
+ Si vous croyez ce rondeau-ci
+ Fait d'onyx ou d'émail aussi:
+ Car Gautier seul achève ainsi
+ Des merveilles de ciselure.
+
+ Mais si je signe: «Votre ami,»
+ N'allez pas, je vous en conjure,
+ Me dire, en songeant à demi:
+ «Vous vous trompez.»
+
+ Car, selon moi, si jusqu'ici
+ Vous avez cru qu'une parure,
+ (Fût-ce un camée en pierre dure,
+ Fût-ce un émail de Rudolfi),
+ Vaut un ami dont on est sûre,
+ Vous vous trompez.
+
+
+ Paris, Avril 1862.
+
+
+
+
+ADIEU
+
+
+ Adieu! mon âme t'a suivie,
+ Pareille à la fleur endormie
+ Qu'en passant cueille le zéphir.
+ Avec toi, j'ai senti partir
+ Encor un lambeau de ma vie.
+
+ Adieu, toi qui crois en partant
+ Qu'un déchirement d'un instant
+ N'a pas de mortelles alarmes;
+ Toi dont les yeux remplis de larmes
+ Étaient si doux en me quittant.
+
+ Adieu, toi qui dans la nuit sombre,
+ Sur ce lit, vide maintenant,
+ A travers nos baisers sans nombre
+ Murmurais follement dans l'ombre
+ Ces mots que le coeur seul entend!
+
+ Adieu, toi dont l'épaule nue
+ A tant de fois caché mes pleurs!
+ Je verrai toujours tes pâleurs
+ Devant ma tristesse inconnue.
+
+ Tu t'en souviens, du mal sans nom
+ Dont tu t'effrayais sans raison,
+ Lorsqu'il me prenait sur ta couche;
+ Ces accès-là me reviendront,
+ Et les pleurs qu'ils me coûteront
+ Ne s'éteindront plus sur ta bouche.
+
+ Quel est donc ce frisson subit
+ D'une fièvre incompréhensible?
+ Que me veut cet être invisible
+ Qui vient s'asseoir près de mon lit?
+
+ Quelle est cette voix qui m'appelle
+ Et qui me fait pâlir d'effroi?
+ D'où vient-elle? que me veut-elle?
+ Pourquoi cette pâleur mortelle
+ Dès que je l'entends près de moi?
+
+ Pourquoi suis-je sous son empire?
+ Pourquoi sans cesse? Ah! malheureux!
+ C'est quand je ne veux plus maudire:
+ Soudain, au milieu d'un sourire,
+ Je sens mon coeur qui se déchire
+ Sous l'étreinte d'un mal affreux.
+
+ Et si, pour tromper cette fièvre,
+ J'étreignais ton corps adoré,
+ A peine l'avais-je effleuré
+ Que sur ton front décoloré
+ Je sentais se glacer ma lèvre.
+
+
+ II
+
+ Je me souviens surtout d'un soir.
+ J'étais d'une tristesse affreuse;
+ Sur l'oreiller, nue et rêveuse,
+ Tu le soulevais pour t'asseoir:
+ Tout à coup, sortit du ciel noir
+ Comme un spectre au fond d'un miroir,
+ La lune blafarde et peureuse.
+ Je n'y puis songer sans te voir
+ Dans cette pâleur lumineuse,
+ Immobile et silencieuse
+ Devant mon sombre désespoir.
+
+ Je voyais ta douce figure
+ Pâle et muette de terreur;
+ Je contemplais avec stupeur
+ Ton expression morne et pure,
+ Et cela me brisait le coeur
+ De voir pleurer sur ta blancheur
+ Les ondes de ta chevelure.
+
+ Quel est ce démon acharné,
+ Cette voix qui jamais ne change?
+ On dirait l'ombre d'un damné
+ Qui me poursuit et qui se venge.
+ Est-ce un fantôme inanimé?
+ Un spectre dont je suis aimé?
+ Ou plutôt quelque mauvais ange
+ Auquel je suis abandonné?
+ Rien ne peut lui donner le change.
+ Quel est-il donc, ce mal étrange
+ Qui ne m'a jamais pardonné?
+
+ Mais, durant ces nuits de folie,
+ Souffrant de ces maux inconnus,
+ Dans la blancheur de tes bras nus
+ Je cachais ma tête pâlie;
+ O vision ensevelie!
+ Je sens à ma mélancolie
+ Que je ne te reverrai plus.
+
+ Adieu! le Destin nous égare:
+ Pourquoi partir quand tu m'aimais?
+ Le coup de vent qui nous sépare
+ Va nous séparer pour jamais.
+
+ Dans un mois, ou dans une année,
+ Si tu songes à nos amours
+ Sans en avoir l'âme troublée:
+ Par une belle matinée,
+ Pense à cette heure désolée,
+ La dernière de nos beaux jours!
+ Car cette heure, à peine envolée,
+ Tu la regretteras toujours!
+
+ Adieu! pense au cri de détresse
+ Que mon coeur te jette en partant.
+ Adieu, ma vie et ma maîtresse,
+ Adieu! songe à notre tendresse,
+ Songe à notre dernier instant!
+
+ Adieu! sois heureuse et m'oublie.
+ Que Dieu te guide par la main!
+ Et que douce te soit la vie,
+ Comme le soleil d'Italie
+ Qui nous souriait ce matin!
+
+ Oublions-nous, quoi qu'il advienne!
+ L'éternité qui va s'ouvrir,
+ Qu'elle soit païenne ou chrétienne,
+ Passera sans nous réunir.
+ Dieu m'aurait dû faire mourir
+ Lorsque ta main serrait la mienne.
+ Hélas! j'ai peur du souvenir.
+
+ O souvenir! volupté sombre,
+ Source de désespoirs sans nombre,
+ Qu'un autre te célèbre encor!
+ Moi je te crains! Tu n'es qu'une ombre
+ Et toute ombre rappelle un mort.
+
+ Tu n'es qu'un compagnon perfide
+ Qui nous empêche de guérir,
+ Souvenir! ô spectre livide,
+ Qui n'es bon qu'à faire souffrir!
+
+
+ 13 Juillet 1863.
+
+
+
+
+LE RÊVE
+
+
+ I
+
+ Elle m'a fait une marque
+ Sur le front;
+ Les siècles y passeront.
+ Chaque rive où je débarque
+ M'apparaît
+ Sombre comme une forêt,
+
+ Comme une forêt détruite
+ Que le vent
+ Tourmente éternellement.
+
+ C'est une terre maudite,
+ Et mes yeux
+ La retrouvent en tous lieux.
+
+
+ II
+
+ J'entends des voix gémissantes,
+ Et ne vois
+ Que le vide autour de moi,
+ Et leurs plaintes menaçantes
+ Font un choeur
+ Qui me déchire le coeur.
+
+ On dirait des funérailles
+ Dont le bruit,
+ Qui vient traverser la nuit
+ Semble sortir des entrailles
+ D'un enfer
+ Qui se serait entr'ouvert.
+
+ C'est comme un chant monotone
+ Que les morts
+ Viennent chanter sur leurs corps,
+ Ou le glas lointain qui sonne,
+ Désolé,
+ De quelque monde écroulé.
+
+
+ Mont-Riant, Février 1864.
+
+
+
+
+A MA MÈRE MALADE
+
+
+ Ces trois fleurs, ma pauvre mère,
+ Font un bouquet bien petit;
+ Mais au Christ, que ta main chère
+ A pendu près de ton lit,
+ Leur nombre est une prière.
+
+ Il commence par la Foi
+ Et finit par l'Espérance;
+ Ainsi, nous prions pour toi,
+ Tous les trois d'intelligence:
+ Mon père, mon frère et moi.
+
+ Triste ou gai, le temps s'efface,
+ La neige s'évanouit
+ Au premier soleil qui passe.
+ Pour nos peines, vienne ainsi
+ Quelque beau jour qui les chasse.
+
+
+ Mont-Riant, 5 Février 1861, jour de Sainte-Agathe.
+
+
+
+
+L'OUBLI
+
+
+ Ce chercheur d'oubli
+ S'exprimait ainsi:
+
+ J'éprouve un souci
+ Rien inexplicable:
+ Je cherche en vain si,
+ Dans ce monde-ci,
+ Le plus désirable
+ Des biens que Dieu fit,
+ C'est de boire à table
+ Ou dormir au lit.
+
+ Quand je bois, j'oublie
+ Jusqu'à ma folie,
+ Et je suis heureux;
+ Quand je dors, l'envie
+ De boire est partie
+ Et je perds la vie
+ En fermant les yeux.
+
+ O fièvre bizarre!
+ Fou raisonnement!
+ Dans ce double aimant,
+ Mon esprit s'égare
+ Régulièrement;
+ Et, je le déclare,
+ Je ne sais vraiment
+ Si c'est en buvant
+ Ou bien en dormant
+ Que l'oubli s'empare
+ De moi plus gaîment.
+ Et, plus je compare,
+ Plus, à tout moment,
+ Ma raison s'effare
+ A chercher comment
+ Ce doute charmant
+ Peut m'être un tourment.
+
+ Le sommeil, c'est l'ange
+ Qui veille sur moi:
+ Le sommeil me venge
+ De n'être ni roi,
+ Ni pape et, ma foi!
+ De n'être que moi.
+ Quand je bois, tout change
+ Si je veux, je crois
+ Être agent de change.
+ Dans ce que je vois,
+ Tout va, tout m'arrange;
+ Tout ce que je bois
+ M'est d'un charme étrange.
+
+ Le vin, c'est l'oubli,
+ Mais, je le confesse,
+ Le sommeil aussi.
+ L'un est la paresse
+ Et l'autre l'ivresse.
+ Leur double caresse
+ Est enchanteresse,
+ Et dans ma détresse,
+ Je flotte en esprit
+ De la table au lit.
+
+ Et rien ne peut faire
+ Que, pour en finir,
+ Des biens de la terre,
+ Malgré mon désir,
+ Je sache saisir
+ Lequel je préfère
+ De boire ou dormir.
+
+
+ Mont-Riant, Février 1864.
+
+
+
+
+LE MYOSOTIS
+
+--A MON PÈRE--
+
+
+ Dis-moi, la connais-tu, la fleur que je préfère?
+ Celle qu'au bord de l'eau je cueille avec mystère
+ Dans le sentier perdu;
+ Celle qui, dans l'instant où, rêveur, je l'admire,
+ Tantôt me fait pleurer, tantôt me fait sourire,
+ Dis-moi, la connais-tu?
+
+ Ce n'est pas cette fleur orgueilleuse et coquette,
+ Le dahlia hautain qui redresse la tête,
+ Envieux et jaloux;
+ Superbe parvenu qu'un parterre vit naître,
+ Et qui n'orna jamais la modeste fenêtre
+ D'un poëte humble et doux.
+
+
+ II
+
+ C'est le myosotis, la fleur douce et pensive,
+ Étoile du gazon scintillant sur la rive,
+ Rayon du souvenir
+ Par qui l'amer regret se change en espérance
+ Et dont l'azur promet au coeur gros de souffrance
+ Un céleste avenir.
+
+ Trésor des coeurs aimants, combien tu nous rappelles
+ De vierges comme toi pâles, jeunes et belles,
+ Épouses du tombeau!
+ Tu fais revivre un nom parfumé d'ambroisie,
+ Un nom cher à l'amour, cher à la poésie:
+ Hégésippe Moreau.
+
+ Père, c'est le présent que mon amour t'apprête;
+ De mon coeur à ton coeur il sera l'interprète
+ Le plus digne de foi;
+ Sous des cieux étrangers m'accompagnant sans cesse,
+ Ce talisman dira, stimulant ma tendresse:
+ «Enfant, rappelle-toi.»
+
+
+ Margency, 25 Août 1864.
+
+
+
+
+COLLOQUE D'AUTOMNE
+
+
+ LE POËTE.
+
+ Tel, dominant le cerf qui brame,
+ Le vent pleure dans les bouleaux:
+ Tel le tumulte de mon âme,
+ Pareil à celui de ces flots,
+ M'agite, et le fracas des lames
+ Couvre le bruit de mes sanglots.
+
+ Mer, toi dont le charme est sévère
+ Comme sévère ta splendeur,
+ J'aime ta beauté large et fière
+ Qui se mesure à la grandeur
+ De ton calme au chant séducteur,
+ Comme à celle de ta colère.
+
+ J'aime ton orgueil de géant
+ Et ta puissance révoltée,
+ Et ton désespoir effrayant
+ De te voir soudain arrêtée:
+ Toi qui semblais illimitée,--
+ Contre qui nul frein n'est puissant.
+
+ Déferlez, vagues bondissantes!
+ J'aime vos clameurs menaçantes;
+ Roulez sous le vent qui vous tord.
+ Votre voix, comme un bruit de mort,
+ Domine, à travers la tourmente,
+ La foudre qui gronde moins fort.
+
+ J'aime à voir vos houleuses crêtes
+ Que l'ouragan roule et blanchit.
+ Ainsi l'on doit voir dans la nuit,
+ Surpris dans ses nocturnes fêtes,
+ S'enfuir au souffle des tempêtes
+ Un troupeau sinistre et maudit.
+
+ Je me berce à vos cris de rage,
+ O flots tumultueux et fiers;
+ Soit que vous alliez sur la plage
+ Rejaillir en flocons amers,
+ Ou sur des rocs noirs et déserts
+ Vous briser loin de tout rivage.
+
+ Pleure sur les écueils, ô flot!
+ Ta souffrance est le seul écho
+ Dont le cri réponde à la mienne.
+ Ton chant me berce dans ma peine
+ Et mon âme en désordre est pleine
+ De ton tumultueux sanglot.
+
+ Ta voix est d'autant plus puissante,
+ Ta colère, plus menaçante,
+ Et ton cri, plus terrible encor
+ Qu'il meurt de son suprême effort:
+ Et ta vague, qui se lamente,
+ Jette, en pleurant, son cri de mort.
+
+ Mer, ta grandeur est éternelle,
+ Mais ton flot meurt quand il gémit.
+ Tel mon coeur tremblant, qui frémit
+ Avec une angoisse mortelle
+ Mourra, comme ce flot rebelle,
+ Du cri qu'il jette dans sa nuit.
+
+ L'ESPÉRANCE.
+
+ Arrête, ô toi qui, dans la nuit profonde,
+ Remplis l'écho du chant de tes douleurs!
+ Pour tant souffrir, es-tu donc seul au monde?
+ Verse en mon sein la peine qui t'inonde:
+ Je t'ai compris et j'accours à tes pleurs.
+ Enfant, dis-moi le mal qui te déchire.
+ Il n'en est pas sans doute qui soit pire,
+ Car, à travers tes pleurs et ton délire,
+ Tu blasphémais et tu parlais de mort.
+ Je viens à toi. Courage, ô mon poëte!
+ Ne vois-tu pas, là-bas, cette mouette?
+ Son aile est blanche et joyeux son essor.
+ Ne vois-tu pas cette étoile nacrée
+ Qui fend la nue à peine déchiree,
+ Et cette voile, un instant éclairée,
+ Qui fuit, s'abaisse et reparaît encor?
+
+ LE POËTE.
+
+ L'étoile à disparu. La mouette effarée
+ S'est enfuie en poussant de lamentables cris.
+ Le vaisseau s'est perdu dans l'obscure nuée:
+ Je crois qu'il a sombré, car ma vue égarée,
+ Aux lueurs des éclairs, sur l'onde tourmentée,
+ Aperçoit par moments de sinistres débris.
+ Qui que tu sois, fantôme ou vivant qui m'appelles!
+ Ta voix est douce et grave, et mon coeur te bénit.
+ Mais il est des douleurs profondes et cruelles,
+ Qui ne guérissent plus au contact d'un ami.
+ Que viens-tu faire ici, par cette nuit obscure?
+ Si c'est pour moi, retourne et fuis-moi désormais.
+ J'aurais voulu t'aimer, car ta parole est pure:
+ Mais je garde en mon coeur une telle blessure,
+ Que, jusque dans la mort, le mal qui me torture
+ Fera saigner mon âme et ne mourra jamais.
+
+ L'ESPÉRANCE.
+
+ Il n'est point de souffrance au monde
+ Qui soit si grande et si profonde.
+ Que rien ne la puisse guérir.
+ Il n'est de blessures mortelles
+ Dont le temps, sur ses vastes ailes,
+ N'emporte jusqu'au souvenir.
+ Viens, enfant, calme ton délire.
+ Je connais ton cruel martyre;
+ Mais je suis l'Ange au doux sourire:
+ Avec moi tout peut rajeunir.
+
+ LE POËTE.
+
+ Ange! qui donc es-tu, toi, dont la voix sonore,
+ Comme un souffle de Dieu, murmure dans la nuit?
+ Tu parles de sourire? Ah! pour sourire encore,
+ Ignores-tu le poids du mal qui me dévore?
+ C'est un feu qui me brûle et partout me poursuit.
+
+ L'ESPÉRANCE.
+
+ Enfant, cède à ma prière.
+ Surmonte ta peine amère;
+ Je saurai te consoler.
+ A celui qui désespère
+ Ma présence est douce et chère;
+ Cesse de te désoler.
+ L'homme m'appelle Espérance.
+ Je suis soeur de la Souffrance:
+ Il n'est de douleur immense
+ Que je ne sache calmer.
+
+ LE POËTE.
+
+ Fille des cieux, retourne à celui qui t'envoie.
+ Mon âme à tout jamais s'est repliée en soi.
+ Parmi les souvenirs où mon être se noie,
+ Mon coeur désespéré n'entrevoit plus de joie.
+ Mon âme est sans espoir, et mon esprit sans foi.
+ Va! poursuis ton chemin, et donne, sur la route,
+ Ta main et ta jeunesse à celui qui t'écoute
+ Sans redouter encor d'être trompé par toi.
+ Pour moi, la Solitude accompagne ma vie:
+ Mère du doute et soeur de la Mélancolie.
+ Les destins sont écrits et mon coeur suit sa loi.
+
+ L'ESPÉRANCE.
+
+ Adieu! puisque tu me repousses.
+ Je pars et pleure en te quittant.
+ J'aurais voulu rendre plus douces
+ Les angoisses de ton néant.
+ Adieu! Si ta voix me rappelle,
+ Par hasard, un jour de malheur,
+ Tu me retrouveras fidèle;
+ Car je te suis à tire-d'aile,
+ Et je t'aime comme une soeur.
+
+ L'OUBLI.
+
+ Je suis l'Oubli. Silence,
+ Mer! apaise ton flot
+ Comme un lointain sanglot
+ Qui soupire en cadence.
+ C'est l'ordre de là-haut.
+ Envolez-vous, nuages,
+ Bise, remonte au Nord;
+ Sombre esprit des naufrages,
+ Que ton souffle de mort
+ Se disperse. Ravages,
+ Disparaissez. Toi, mer,
+ Prends ces corps aux yeux caves;
+ Engloutis tes épaves
+ Au fond du gouffre amer.
+ Voici l'Oubli qui passe:
+ Que la plus faible trace
+ Se dissipe et s'efface
+ Au jour qui va venir.
+ Couvrons de mon mystère
+ La divine colère.
+ Qu'il n'en reste à la terre
+ Pas même un souvenir.
+ J'entends, près de la plage,
+ Deux voix s'entremêler.
+ Est-ce un couple volage,
+ Sur le bord du rivage,
+ Échangeant un baiser?
+ Tous deux vont oublier,
+ S'ils sont sur mon passage.
+ Mais je n'entends plus rien
+ Qu'une timide plainte.
+ C'est la voix presque éteinte
+ D'un sylphe aérien.
+
+ LE POËTE.
+
+ Une brise plus fraîche a dissipé la nue;
+ Comme un essaim troublé, l'ouragan s'est enfui;
+ La lune, encor voilée, apparaît, demi-nue.
+ C'est étrange. On dirait qu'une force inconnue
+ A dispersé soudain les horreurs de la nuit.
+ Quel est ce bruit qui vient de réveiller la grève?
+ Une voix inconnue a traversé les airs:
+ Qui donc, à pareille heure, est en ces lieux déserts?
+ Mais non, je me trompais. Nul accent ne s'élève.
+ Personne.... Je suis seul au bord des flots amers,
+ C'est une vision qui passe comme un rêve.
+ Pourtant, qu'entends-je encore? On parle cette fois.
+ Je ne distingue rien, malgré le clair de lune;
+ Mais la brise de nuit, qui souffle de la dune,
+ M'apporte jusqu'ici l'écho de cette voix.
+ Ce n'est point là le son d'une parole humaine;
+ Elle est impérieuse et douce en même temps.
+ A travers quelques mots que je distingue à peine,
+ J'entends confusément que cette voix lointaine,
+ D'un timbre doux et clair, commande aux éléments.
+ Sitôt qu'elle a passé, partout naît le silence.
+ Pourtant, de ce côté je crois qu'elle s'avance:
+ Quel est-il, ce Génie errant, dont les baisers
+ Rassérènent les flots, par son aile apaisés?
+ Si c'est une ombre encor, ce n'est plus l'Espérance,
+ Sa voix était moins brève.--Ange mystérieux,
+ Qui descends sur la terre à l'heure où tout repose,
+ Toi de qui la parole ordonne à toute chose!
+ Dis-moi ton nom avant de remonter aux cieux.
+
+ L'OUBLI.
+
+ Je suis le frère du Silence.
+ Dieu me donne un pouvoir immense;
+ Je répands l'éternelle nuit,
+ Et je puis, du bout de mon aile;
+ Effacer la trace mortelle
+ Et de la Joie et du Souci.
+ Mes compagnons sont le Mystère
+ Et le Bruit, l'Ombre et la Lumière;
+ Quant à moi, le Temps est mon père,
+ Et je suis aussi vieux que lui.
+ Je suis le sommeil de l'aurore,
+ L'ivresse que le vin colore;
+ L'homme me maudit et m'implore,
+ Car je suis l'Ange de l'oubli.
+
+ LE POËTE.
+
+ Sur mon passage, alors c'est le ciel qui t'amène.
+ Avant de t'envoler, répands à coupe pleine
+ Ton baume bienfaisant sur mon coeur en lambeaux.
+ Ange, viens m'effleurer de ton aile si pure,
+ Car je porte dans l'âme une large blessure
+ Qui ronge ma poitrine, et sa rude morsure
+ Fait éclater mon coeur et le brise en morceaux.
+
+ L'OUBLI.
+
+ Ami, quel que soit le martyre
+ Du supplice qui te déchire,
+ Je ne puis aller avec toi.
+ Pourquoi faut-il qu'en cette vie,
+ Celui qui m'implore et supplie
+ Ne puisse attendre rien de moi?
+ Hélas! telle est ma destinée
+ Que ceux dont la voix éplorée
+ Du fond de leur nuit désolée
+ M'appelle du soir au matin,
+ Sont les seuls de qui ma puissance
+ N'apaisera pas la souffrance.
+ Laisse-moi passer en silence,
+ Ami, j'obéis au Destin.
+
+ LE POËTE.
+
+ Va donc.... Et maintenant du mal qui te harcèle
+ Meurs, ô mon triste coeur, brisé par ton amour.
+ Seigneur! ne vois-tu pas que ce coeur est plein d'elle,
+ De celle qu'en tous lieux ma pauvre âme rappelle;
+ Et que ce souvenir d'une amour immortelle
+ Poursuit ton pauvre enfant sans trêve et sans retour?
+ Dieu tout-puissant! quel est le destin qui me pousse?
+ O mystère éternel! que viens-je faire ici?
+ Meurs plutôt. Que ce soit la dernière secousse!
+
+ Ah! cent fois mieux valait mon éternel ennui
+ Qu'un amour qui me laisse une telle blessure!
+ Mieux vaudrait le dégoût que le mal que j'endure,
+ Mieux vaut n'aimer jamais que souffrir la torture
+ Dont l'amour nous flagelle ou qu'il laisse après lui!
+
+ Au moins, que cette amour, mon Dieu, soit la dernière!
+ Qu'elle brise mon coeur en atomes si fins,
+ Qu'il n'en reste pas même une trace éphémère!
+ Et que le vent d'automne en chasse la poussière
+ Devant la feuille d'arbre et l'écume légère
+ Que son souffle, au hasard, sème par les chemins!
+
+
+ 1864.
+
+
+
+
+IMPRESSIONS DE VOYAGE
+
+
+ I
+
+ Elle m'apparut, rasant l'eau,
+ Dans le sillage du vaisseau.
+ C'était le soir, elle était belle.
+ J'avais vingt ans depuis un jour;
+ Je compris qu'elle était l'Amour,
+ Et je tendis les bras vers elle.
+
+ Son sourire était caressant.
+ Elle me fit signe en passant
+ De la suivre à travers les ombres.
+ Mais soudain je la vis pâlir,
+ Pencher sa tête et s'engloutir
+ Parmi la mer Blanche, au flots sombres.
+
+
+ II
+
+ Quatre ans plus tard, sous d'autres cieux,
+ Las de traîner, silencieux,
+ Mon coeur et ses vaines alarmes,
+ Un matin je la reconnus,
+ Sortant des flots comme Vénus,
+ Et riant à travers des larmes.
+
+ D'un pied rêveur elle sillait
+ L'onde, où son reflet vacillait
+ Comme dans un miroir qui bouge.
+ «Ton nom?» fis-je. Elle répondit:
+ «L'Espérance!» et se confondit
+ Avec l'azur de la mer Rouge.
+
+
+ III
+
+ Plus tard encore, errant toujours,
+ Plus las, plus seul qu'aux premiers jours,
+ Je la retrouvai sur ma route.
+ Mais son front, quoique jeune encor,
+ Semblait triste jusqu'à la mort,
+ Et portait les traces du doute.
+
+ Elle rit d'un rire nerveux
+ En secouant de ses cheveux
+ Je ne sais quelles fleurs décloses;
+ Puis, dans un sanglot, murmura:
+ «Je suis ta Gloire!» et s'engouffra
+ Dans la mer Bleue aux vagues roses.
+
+
+ IV
+
+ Et plus tard enfin, une nuit,
+ Rongé de fatigue et d'ennui,
+ J'ai vu cette ange de détresse.
+ Mais lors, pour la dernière fois,
+ J'entendis sa mourante voix
+ Qui me dit: «J'étais ta Jeunesse!»
+
+ L'eau la berçait comme un beau lis.
+ Sur sa gorge aux tons appâlis
+ Du sang se mêlait à l'ivoire,
+ Et je vis celle que j'aimais
+ S'enfoncer morte et pour jamais
+ Sous les flots verts de la mer Noire.
+
+
+ Mont-Riant, 18 Février 1865.
+
+
+
+
+A MA MÈRE
+
+
+ Mère, crois-moi, ces quelques vers,
+ Si mauvais qu'ils puissent paraître,
+ Te portent mes voeux les plus chers
+ Et tout le meilleur de mon être.
+
+ Et ce griffonnage moqueur
+ Prouve, moralité profonde,
+ Qu'on peut confier un bon coeur
+ Aux plus méchants quatrains du monde.
+
+
+ Paris, 31 Décembre 1865.
+
+
+
+
+A MON PÈRE
+
+
+ Père, voici cinq ou six vers
+ Écrits à tort et à travers.
+ Si tu fais tant que de les lire,
+ Dis-moi donc comment il advient
+ Qu'un enfant qui t'aime si bien,
+ Ne sache pas mieux te le dire.
+
+
+ Paris, fin Décembre 1865.
+
+
+
+
+ENVOI
+
+DE _ROSINE ET ROSETTE_, A ***
+
+
+ Enfant au séduisant visage,
+ Vous qui, d'un doigt rose, ouvrirez
+ Ce volume, et qui le lirez
+ Si vous en avez le courage,
+ Rose blonde, quand vous verrez
+ Votre doux nom sur cette page,
+ A votre amant vous penserez.
+
+ Ne me reprochez pas ce livre,
+ C'est un méchant petit récit,
+ Assez mal rimé, Dieu merci!
+ Mais tel qu'il est, je vous le livre:
+ Tâchez d'être bonne pour lui.
+
+ Assez d'autres m'ont fait un crime
+ De quelques vers trop sans façon.
+ Vous qui m'avez pris ma raison,
+ Que peut vous importer ma rime?
+
+ Gardez ces vers en souvenir
+ Du temps où nous étions ensemble:
+ Jamais deux coeurs qu'un Dieu rassemble
+ N'ont été plus prompts à s'unir.
+
+
+ Paris, Août 1865.
+
+
+
+
+SOUVENIR DE MARGENCY
+
+--A MON PÈRE--
+
+
+ Mon père, il me souvient de cette heureuse enfance
+ Qui s'écoulait pour nous entre ma mère et toi.
+ C'est un frais souvenir: je ne sais pas pourquoi
+ Depuis tantôt j'y pense.
+
+ Involontairement je revois le chemin,
+ Où j'allais, chaque soir, t'attendre, avec mon frère,
+ Grimpés sur un vieux mur qui n'en pouvait plus guère,
+ Pour te voir de plus loin.
+
+ Je revois ce jardin en fleurs où notre mère
+ Tâchait de se fâcher et n'y parvenait pas,
+ Quand le vieux jardinier trouvait dans un parterre
+ La trace de nos pas.
+
+ J'évoque ce passé qu'un souvenir colore,
+ Où la perte d'un nid était un grand revers.
+ Je me revois enfant, libre, et courant encore
+ Parmi les buissons verts.
+
+ A présent je vieillis. Crois-moi, tout me le prouve.
+ D'abord j'ai vingt-cinq ans sonnés depuis trois mois,
+ Et puis d'où viendrait donc ce charme que je trouve
+ A parler d'autrefois?
+
+ Jamais un souvenir n'est exempt de tristesse.
+ C'est comme un chant lointain, d'une étrange douceur,
+ Qui nous berce un instant; mais, si doux qu'il paraisse,
+ Il nous serre le coeur.
+
+ Je sais le cas qu'il faut faire de ce mensonge,
+ Qui prête aux jours enfuis comme un cruel éclat,
+ Et cependant, ce soir, je l'accueille et je songe
+ Aux jours de ce temps-là.
+
+
+ Paris, 25 août 1865.
+
+
+
+
+A MON FRÈRE
+
+
+ Charlot, pardonne-moi ces vers;
+ Soit à l'endroit, soit à l'envers,
+ Ils te diront que je t'adore.
+ Et si, par cas, tu les as lus,
+ Frère, crois-moi, n'y pense plus,
+ Car ils te le diraient encore.
+
+
+ Paris, 12 Août 1865
+
+
+
+
+EFFET DE LUNE
+
+DANS LA MITIDJA
+
+RIMES RICHES
+
+--A THÉODORE DE BANVILLE--
+
+
+ C'est l'heure où la ferme
+ Ferme.
+ Le Soir incertain
+ Trace en découpures
+ Pures
+ L'horizon lointain.
+
+ Une vapeur vaine
+ Veine
+ Le couchant blêmi,
+ Et semble au bord d'une
+ Dune,
+ Un flot endormi.
+
+ La nuit qui l'apaise,
+ Pèse
+ Sur l'homme qui dort,
+ Et le ciel s'étoile,
+ Toile
+ D'azur aux points d'or.
+
+ Cependant le tremble
+ Tremble,
+ Lorsqu'en voltigeant,
+ Une folle brise
+ Brise
+ Ses feuilles d'argent.
+
+ Quelque pauvre hère
+ Erre
+ Dans la Mitidja,
+ Et, dans le silence,
+ Lance
+ L'air de _Kadoudja_.
+
+ Dans la diaprée
+ Prée,
+ Du ruisseau mutin
+ L'onde trébuchante
+ Chante
+ Son air argentin,
+
+ Et l'herbe entr'ouverte,
+ Verte,
+ Frange ses réseaux,
+ Où l'eau qui roucoule,
+ Coule
+ Parmi les roseaux.
+
+ Le sol uniforme
+ Forme
+ Un tapis ouaté,
+ Dont la ronce aride
+ Ride
+ L'uniformité.
+
+ Là, le cactus perse
+ Perce
+ L'aloës en fleurs;
+ La ronce jumelle
+ Mêle
+ Ses piquants aux leurs.
+
+ Bien que leur ensemble
+ Semble
+ Au hasard éclos,
+ Leur triple ramure
+ Mure
+ De pauvres enclos.
+
+ L'Arabe en maraude
+ Rôde
+ Dans les alentours,
+ Et suit de malignes
+ Lignes,
+ Pleines de détours.
+
+ Sa marche est coulante,
+ Lente,
+ Et ne s'entend pas.
+ Et le sinistre être,
+ Traître,
+ Guette à chaque pas,
+
+ Afin qu'il évite
+ Vite
+ L'oeil du gabelou,
+ Et, dans la broussaille,
+ S'aille
+ Cacher comme un loup.
+
+ La lune d'opale,
+ Pâle
+ Dans les bleus sillons,
+ Inonde la plaine,
+ Pleine
+ De pâles rayons.
+
+ O lune blafarde,
+ Farde
+ Ton visage blanc;
+ Tâche que ta face
+ Fasse
+ Un oeil moins tremblant!
+
+ Ton air morne et grave
+ Grave
+ Au fond de mon coeur
+ Ton grand trou livide,
+ Vide,
+ Au reflet moqueur.
+
+ Pauvre astre impassible!
+ Cible
+ De tant de rimeurs!
+ Est-ce de ce qu'on te
+ Conte,
+ Lune, que tu meurs?
+
+ Leur lyre énervante
+ Vante
+ Ton disque jauni.
+ Toi qui vois leur tâche,
+ Tâche
+ Que ce soit fini.
+
+ D'une voix émue,
+ Mue
+ Par un faux _humour_,
+ Est-ce toi qu'un homme
+ Nomme
+ L'astre de l'amour?
+
+ Ta méchante corne,
+ Qu'orne
+ Ta jaune couleur,
+ Est plutôt l'emblème
+ Blême
+ Qui porte malheur.
+
+ Ta prunelle éteinte,
+ Teinte
+ D'un morose éclair,
+ Semble une lanterne
+ Terne
+ Pendue au ciel clair.
+
+ Quand la Nuit, sereine
+ Reine,
+ Tient l'homme abattu,
+ Vers la solitaire
+ Terre
+ Que regardes-tu?
+
+ La lumière adverse
+ Verse
+ Des rayons hagards.
+ Lune, que t'importe?
+ Porte
+ Ailleurs tes regards.
+
+ Va, pâle inconnue,
+ Nue,
+ Glisse au sein des nuits,
+ Laisse notre immonde
+ Monde
+ Tout chargé d'ennuis.
+
+ Glisse dans l'espace.
+ Passe.
+ Et, bouche sans voix,
+ Sache avec mystère
+ Taire
+ Tout, ce que tu vois.
+
+
+ Paris, Mars 1866.
+
+
+
+
+MANDOLINE
+
+
+ J'ai pour unique amante
+ Une fille charmante,
+ A l'oeil profond et doux
+ Comme un ciel andalous.
+ --Quelque ennui me tourmente.
+
+ Son tuteur subrogé
+ N'a, certes, pas songé
+ Que je pourrais peut-être
+ Entrer par la fenêtre.
+ --Je ne sais ce que j'ai.
+
+ C'est un moyen pratique,
+ Très-vieux, mais poétique
+ Et qui, pour nos amours,
+ Nous est d'un grand secours.
+ --Je suis mélancolique.
+
+ Que j'aime la rougeur
+ De plaisir et de peur
+ Dont rougit, quand j'arrive,
+ Mon amante craintive!
+ --J'ai du noir dans le coeur.
+
+ Seigneur! qu'elle est jolie!
+ J'en ai fait ma folie;
+ Et sans elle, ici-bas,
+ Je n'existerais pas.
+ --Tout m'attriste et m'ennuie.
+
+ Sa soeur a de grands yeux
+ Bruns; mais les siens sont bleus.
+ On ne sait trop laquelle
+ Des deux est la plus belle.
+ --Je suis très-malheureux.
+
+ Et, deux fois la semaine,
+ A l'église elle mène,
+ Ange plein de douceur,
+ Son tuteur et sa soeur.
+ --Comment guérir ma peine?
+
+ Ma main souffletterait
+ Quiconque toucherait
+ Un cheveu de la tresse
+ De ma jeune maîtresse.
+ --J'éprouve un mal secret.
+
+ Le coeur me bat d'avance.
+ Le soir, lorsque je pense
+ Que va sonner pour nous
+ L'heure du rendez-vous.
+ --Quelle triste existence!
+
+ Certes, j'aime à plein coeur
+ Cette belle en sa fleur,
+ Et l'amour de ma mie
+ M'est plus cher que ma vie.
+ --Mais ... j'aime aussi sa soeur.
+
+
+ Paris, Avril 1866.
+
+
+
+
+ROUTADE
+
+
+ Décidément, la mort est belle.
+ J'ai dix-neuf ans, et je m'en vais
+ Me faire sauter la cervelle,
+ Pour en finir à tout jamais.
+ Celle que j'aime s'évertue
+ A se cacher je ne sais où:
+ L'ai-je rêvée ou l'ai-je vue?
+ N'importe, il faut que je me tue,
+ Pour qu'on sache que j'en suis fou.
+
+ Ce n'est point par amour du drame;
+ Mais enfin c'est original
+ De se tuer pour une dame
+ Que l'on a rencontrée au bal.
+
+
+
+
+DÉCLARATION D'ÉCOLIER
+
+--A CONSTANT COQUELIN--
+
+
+ I
+
+ Madame, ayez la politesse
+ De m'écouter, fût-ce un instant:
+ J'ai quinze ans, sans qu'il y paraisse,
+ Et je ne suis plus un enfant.
+ Veuillez donc, sans vous mettre à rire,
+ Me prêter une oreille ou deux,
+ Car j'ai quelque chose à vous dire
+ De très-grave et très-sérieux.
+
+ Je ne sais trop comment m'y prendre,
+ Le courage va me manquer:
+ Promettez-moi de me comprendre,
+ N'ayez pas l'air de vous moquer!
+ Ce que j'éprouve m'épouvante,
+ Mais m'épouvante ... au dernier point!
+ Et si vous croyez que j'invente,
+ Vous vous méprenez de bien loin.
+
+ Si vous connaissiez la nature
+ Du mal dont je suis châtié!
+ Vous feriez une autre figure,
+ Et m'auriez en grande pitié.
+ C'est un malaise fort bizarre,
+ Pour moi seul sans doute inventé,
+ Et qui doit être un cas très-rare,
+ Peu connu de la Faculté.
+
+ C'est une espèce de folie,
+ Bien effrayante, en vérité!
+ Car elle est à la fois remplie
+ De douceur et de cruauté.
+
+ Mais ce que je tremble de dire,
+ C'est qu'en tous temps, c'est qu'en tous lieux,
+ Ce qui me cause ce martyre,
+ Condamnable et mystérieux,
+ C'est ... cela va bien vous surprendre;
+ Ah! madame, pardonnez-moi!
+ C'est vous!--Et vous devez comprendre
+ A présent quel est mon émoi.
+ Je sens le rouge qui me monte!
+ Surtout, jurez-moi le secret;
+ Car, bien sur, je mourrais de honte
+ Le jour où cela se saurait.
+
+ Oui, c'est vous qui troublez ma vie,
+ Vous dont l'image me poursuit,
+ Vous, ma douleur et ma folie!
+ Vous, mon soleil, et vous, ma nuit!
+ C'est vous, quand la lune éplorée
+ Sur mes vitres vient scintiller;
+ C'est vous, dans sa lueur nacrée,
+ Vous dont je vois les yeux briller!
+ Et si le sommeil, faisant trêve,
+ Gagne un instant mon front pâli,
+ C'est vous encor que dans mon rêve
+ Je vois passer près de mon lit!
+
+ C'est vous dont je vois le sourire!
+ C'est vous dont je sens le toucher!
+ Et même, alors que je respire,
+ C'est vous que j'entends respirer!
+ Je sens votre main qui m'effleure,
+ Et je m'éveille en étouffant,
+ Et je me désole et je pleure,
+ Et je pleure comme un enfant.
+ Et cette vision m'est chère,
+ Madame, et chère ma douleur....
+ Ah! ne vous montrez point sévère,
+ Car vous me briseriez le coeur!
+
+
+ II
+
+ Je sais que j'aurais dû me taire.
+ Mais n'en ayez point de courroux.
+ Ayez pitié de ma misère,
+ Laissez-moi vivre auprès de vous.
+ Laissez-moi vous voir, vous entendre.
+ Laissez-moi toucher votre main;
+ Je ne sais ce qui m'a pu prendre,
+ Mais ce sera passé demain.
+
+ Il me faut pourtant vous apprendre
+ Que cela m'a pris tout d'un coup,
+ Sans que j'y pusse rien comprendre,
+ Un jeudi qu'il neigeait beaucoup!
+
+ Vous étiez en fourrure grise;
+ C'était à Paris, cet hiver.
+ Je me rappelle votre mise
+ Tout comme si c'était hier.
+ Vous veniez de monter très-vite,
+ Ma mère était à la maison!
+ Vous alliez faire une visite,
+ Et je sortais de ma leçon.
+ Vous aviez quelques airs de reine
+ Que je trouvais fort de mon goût,
+ Mais vous me regardiez à peine,
+ Et vous m'intimidiez beaucoup.
+
+ Quant à moi, malgré ma contrainte,
+ Je vous regardais de mon mieux,
+ Et j'ai si bien pris votre empreinte,
+ Que je l'ai toujours dans les yeux.
+ Pour vous voir monter en voiture
+ Je collai mon front aux carreaux,
+ Et restai dans cette posture
+ Tant que je pus voir vos chevaux.
+ Puis, comme un avare en cachette,
+ Je fermai ma chambre aux verrous,
+ Et je repassai dans ma tête
+ Tout ce que j'avais vu de vous.
+
+ Je vous avais vue un peu vite,
+ Mais j'avais pourtant remarqué
+ Que vous aviez la main petite
+ Et le poignet bien attaché.
+ Ce poignet devint ma folie,
+ Ce fut là ce qui me perdit!
+ L'attache eût été moins jolie,
+ Je crois que je serais guéri.
+ Tels qu'ils sont au bout de vos manches,
+ Vos petits poignets fin serrés
+ M'ont fait passer bien des nuits blanches
+ Et bien des jours décolorés.
+
+ Mais je veux m'efforcer d'en rire,
+ Et j'ai des larmes dans les yeux.
+ Qu'ai-je fait pour qu'un tel martyre
+ Me déchire le coeur en deux?
+
+ Hélas! qui change ainsi ma vie?
+ De quel mal est-ce là le cours?
+ C'est quelque horrible maladie
+ Sans précédent jusqu'à nos jours!
+
+ C'est une torture mortelle!
+ Je l'ai gagnée en vous voyant,
+ Et je crois, lorsqu'elle s'en mêle,
+ Que la douleur me rend méchant.
+
+ Eh bien, cette souffrance affreuse,
+ Dont je parle avec tant d'effroi,
+ Je la voudrais contagieuse.
+ Pour que vous l'eussiez avec moi!
+
+
+
+
+CHANSON D'OURIDA
+
+
+ Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
+ La belle rêvait, le voile épinglé;
+ La brise a soufflé....
+ La brise a soufflé sur la fine toile;
+ Le voile est ouvert, l'amour est passé,
+ Le coeur envolé.
+
+ Le ciel est ardent, la brise est légère;
+ Quelque cavalier, qui va son chemin,
+ Passe à la portière
+ De ton palanquin.
+
+ La belle, où va-t-il ton regard d'étoile?
+ Ton voile frissonne au vent du matin:
+ Qui donc, sous ton voile,
+ Fait trembler ta main?
+
+ Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
+ La belle rêvait, le voile épinglé;
+ La brise a souffle....
+ La brise a soufflé sur la fine toile;
+ Le voile est ouvert, l'amour est passé,
+ Le coeur envolé.
+
+ Le jeune homme est loin; la maison est close.
+ Qu'il fait chaud dehors! voici la fraîcheur.
+ La belle repose
+ D'un air de langueur.
+ A quoi songes-tu? Te voilà si pâle!
+ Tu penches ton front comme un lis en fleur.
+ Qui donc, sous ton châle,
+ Fait battre ton coeur?
+
+ Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
+ La belle rêvait, le voile épinglé;
+ La brise a soufflé....
+ La brise a soufflé sur la fine toile;
+ Le voile est ouvert, l'amour est passé,
+ Le coeur envolé.
+
+ La lune se lève et la nuit est pure.
+ --Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?--
+ C'est l'eau qui murmure
+ Son chant de cristal.
+ Folle, il faut dormir. Quel rêve t'effleure?
+ Qui donc tient encore en ces lieux déserts,
+ En dépit de l'heure,
+ Tes beaux yeux ouverts?
+
+ Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile,
+ La belle rêvait, le voile épinglé;
+ La brise a soufflé....
+ La brise a soufflé sur la fine toile;
+ Le voile est ouvert, l'amour est passé,
+ Le coeur envolé.
+
+
+
+
+KIEF
+
+
+ I
+
+ Au plein coeur de l'été, vers le milieu du jour,
+ A l'heure où, des coteaux qu'un ciel ardent calcine,
+ Le serpent vient dormir au bord de la ravine;
+ Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four,
+ Et que le grand soleil, brûlant comme la braise,
+ Grille un sol crevassé comme un mur de fournaise;
+ Alors que la cigale au chant criard et faux
+ Dont la monotonie est comme une cadence,
+ Fait, seule, de son cri résonner les échos;
+ A cette heure de calme et de profond silence,
+ C'est un fait reconnu que tout bon musulman,
+ Fermé dans sa maison, fume nonchalamment;
+ Et, suivant sa fumée en spirales tordue,
+ S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue,
+ Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien:
+ «Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chrétien.»
+
+
+ II
+
+ ..... La cour mauresque était silencieuse
+ Et fraîche. On n'entendait, aux marbres des bassins,
+ Que le chant vacillant de l'eau capricieuse
+ Se perdant sous la voûte en échos argentins;
+ Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne,
+ Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne,
+ Prête un calme plus doux aux douces nuits d'été:
+ Tel, en se cadençant sur les murs de faïence,
+ On eût dit que ce bruit grandissait le silence.
+ Ainsi qu'un feu follet, dans un site écarté,
+ La nuit, autour de lui, grandit l'obscurité.
+
+ Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idée,
+ Ce charme singulier, cette étrange torpeur,
+ Dont les Orientaux font un divin bonheur:
+ D'aspirer des parfums dont l'âme est affaissée,
+ De rêver sans sommeil et presque sans pensée,
+ Et, le regard perdu, la tête renversée,
+ De vivre de mollesse et mourir de langueur.
+
+ Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences
+ Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident.
+ O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances!
+ L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand
+ Et le seul désirable! Il est donc vrai qu'au monde,
+ Sous nos tristes climats comme au soleil ardent,
+ C'est vous que l'homme cherche à travers son néant!
+
+ Volupté! volupté! divine enchanteresse!
+ Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout
+ Savourer à longs traits ton énervante ivresse.
+ Je t'appartiens. Prends-moi. Révèle-moi surtout
+ Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses,
+ Épuiser d'un seul coup toutes les jouissances.
+ Que je vide la coupe, et puis tout sera dit:
+ Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit?
+
+ Si je vis sans jouir, que m'importe la vie?
+ Que m'importe la mort si je meurs de plaisir?
+ Quels regrets peut laisser cette soif assouvie
+ De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir?
+ Qu'un autre te méprise et te jette la pierre!
+ Je t'aime, ô volupté! je t'adore, ô matière!
+ Et qui n'a pas connu tes baisers épuisants
+ N'aura jamais vécu, dût-il vivre mille ans!
+
+
+ III
+
+ C'est la liqueur de feu qui guérit ou qui tue.
+ C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue:
+ Malheur au cavalier! car sa bête au pied sûr
+ Peut lui briser d'un coup la tête contre un mur!
+ C'est le rêve épuisant d'une ivresse nerveuse
+ De morphine ou d'opium: Ah! malheur à celui
+ Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui!
+ Son front se flétrira comme une tubéreuse
+ Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil;
+ Tantôt il fuira l'ombre et tantôt le soleil;
+ Il aura beau fumer, boire et tripler la dose:
+ Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose,
+ La nuit qu'il dormira n'aura plus de réveil.
+
+ C'est l'idéal brillant du pays de nos rêves.
+ C'est la sirène en mer; c'est l'ange aux ailes d'or
+ Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des grèves
+ Où nous n'irons jamais, et nous montre le port,
+ Sans nous montrer l'écueil d'où lui sourit la mort;
+ Car dans notre univers les anges ont des glaives
+ Et lorsque celui-là, l'ange au chant séducteur,
+ Nous sourit en passant et nous touche de l'aile,
+ Malheur à l'imprudent qui tend les bras vers elle
+ Et le suit dans son vol vers un rêve enchanteur!
+ S'il monte jusqu'aux cieux, plus léger que la flamme,
+ S'il s'endort au départ dans un charme trompeur,
+ S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme,
+ Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur:
+ Malheur! malheur à lui! l'ange a brandi son glaive,
+ Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur!
+ Alors, sentant frémir l'aile qui le soulève,
+ Il pousse un cri funèbre; et, sortant de son rêve,
+ Se réveille en sursaut sur cette terre en pleur;
+ Et, là, désespéré, pleurant sur sa chimère,
+ Sombre et suivant des yeux son rêve qui s'enfuit,
+ Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire,
+ Un chant plein de sanglots perdu dans le mystère,
+ Et tel que le passant qui rentre après minuit,
+ Se sentant frissonner, murmure une prière,
+ Et croit entendre encor dans le soir solitaire
+ Comme une étrange voix dont l'écho le poursuit.
+
+ Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amère!
+ Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit!
+ La lune brille au ciel d'un éclat funéraire.
+ Et quand le malheureux contemple sa misère,
+ Il n'en peut comparer l'immensité sur terre
+ Qu'à l'infini perdu qui se ferme sur lui!
+
+
+
+
+A MADAME GEORGE SAND
+
+
+ _Ce livre est mon premier coup d'aile.
+ Il est signé d'un nom d'enfant;
+ Mais l'enfance a cela pour elle
+ Quelle est faible et qu'on la défend.
+
+ Vous le savez mieux que personne,
+ Reine au front de musc, abrité
+ Par une immortelle couronne,
+ Qui pourtant m'avez adopté.
+
+ Vous la gloire, vous le génie,
+ Vous oubliez votre moisson
+ Précieuse et du ciel bénie,
+ Pour mieux sourire à ma chanson!
+
+ Vous trouvez en ce temps morose
+ Un plaisir magnifique et doux
+ A faire de rien quelque chose:
+ Mais qui le peut, si ce n'est vous?
+
+ Sur sa route, quand on est reine,
+ On donne à des bohémiens,
+ Et l'on peut être la marraine
+ De méchants vers comme les miens.
+
+ C'est le droit du rayon superbe,
+ Lorsqu'il embrase la forêt,
+ De dorer aussi le brin d'herbe
+ Que tout passant dédaignerait.
+
+ Il enflamme, il éclaire ensemble
+ Tout un monde horrible ou charmant,
+ Et de la goutte d'eau qui tremble
+ Fait l'égale du diamant._
+
+
+ Nohant, Juillet 1862.
+
+
+
+
+NOTES AU CRAYON
+
+
+
+
+La lettre qui sert d'introduction à ce recueil posthume indique assez le
+sentiment qui nous fait le livrer à l'impression.
+
+Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destiné ne
+s'expliqueraient peut-être pas la publication des boutades tristes ou
+railleuses, des réflexions décousues qui vont suivre, si nous ne leur
+disions les motifs qui nous ont porté à ne pas les éloigner de ce
+recueil.
+
+Ces _Notes_ étaient jetées au crayon sur un cahier où Prosper écrivait,
+de temps à autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies,
+les répliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se
+présentaient à son esprit.
+
+Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces légendes qui n'ont de
+valeur que lorsqu'elles se trouvent placées au-dessous d'un dessin de
+Gavarni ou de Daumier.
+
+Si donc nous nous décidons à publier quelques-unes de ces _Notes au
+crayon_, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer
+une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles
+révèlent, mieux peut-être que tout ce qui précède, le tour d'esprit,
+l'originalité de cet ète charmant qui a été et qui a emporté la
+meilleure part de notre vie.
+
+Nous prions nos amis de ne voir là aucune prétention puérile: nous n'en
+avons d'autre, en vérité, que celle de conserver quelques traits d'une
+physionomie délicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de
+tenir ses promesses.
+
+Nous avons dit que ces _Notes_ révélaient le tour d'esprit de Prosper.
+Elles ont peut-être un autre mérite--si mérite il y a:--c'est qu'elles
+révèlent et prennent, en quelque sorte, sur le fait--bien à l'insu de
+leur auteur!--quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des
+déceptions, des tristesses du temps présent.
+
+Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre
+détail peut lui servir à expliquer, à reconstruire même certains aspects
+d'une société disparue.
+
+Qui sait si un exemplaire de cet humble livre--conservé par hasard,--qui
+sait si ces _Notes_, que notre bien-aimé poëte écrivait pour lui seul,
+n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir à déchiffrer moins
+difficilement l'énigme que prépare le Sphinx contemporain?
+
+Puisse cette explication faire comprendre à nos amis le motif qui nous a
+décidé à conserver quelques-unes de ces _Notes au crayon_!
+
+L.J.
+
+
+
+
+I
+
+EN MARGE D'UN CAHIER
+
+
+Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches
+serrées les unes contre les autres dans les endroits où donne le
+soleil....
+
+ * * * * *
+
+Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons
+voltigent en un seul essaim dans la clarté d'un rayon.
+
+ * * * * *
+
+Le vent peut déraciner un chêne; mais il passe au travers d'une toile
+d'araignée sans pouvoir l'emporter.
+
+ * * * * *
+
+Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet....
+
+ * * * * *
+
+... Balafrer l'âme....
+
+ * * * * *
+
+On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou.
+
+ * * * * *
+
+ ... Mais sous son corsage de bure
+ Frissonne une peau de satin.
+
+ * * * * *
+
+J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec
+recueillement.
+
+ * * * * *
+
+--C'est un petit malheur.
+
+--Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela
+soit, c'est toujours quelque chose.
+
+ * * * * *
+
+Où la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris,
+qui paraît clair à côté du noir, est sombre à côté du blanc.
+
+
+
+
+II
+
+OPINIONS SUR TELS ET TELS
+
+
+Il est de ces gens dont la fréquentation gâterait n'importe quelles
+natures; comme la boue et la poussière qui tachent en blanc sur les
+habits noirs et en noir sur les robes blanches.
+
+ * * * * *
+
+La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la
+reçoit, c'est sans le faire exprès,--comme une tuile.
+
+ * * * * *
+
+Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,--quoi qu'en
+dise la Fontaine.
+
+ * * * * *
+
+X*** ne procède qu'avec du papier timbré.
+
+--Son papier est comme lui; c'est sa manière de le faire marquer à son
+chiffre.
+
+ * * * * *
+
+Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait reçu la main
+droite.
+
+ * * * * *
+
+--Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne
+craint personne.
+
+--Ce garçon-là a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour
+devant la petite R***.
+
+--C'est vrai, fit-elle en surenchérissant, une tenue ... de livres!
+
+ * * * * *
+
+EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MÉCHANT
+
+Il a des éclats de rire qui sont comme des éclats d'obus. On ne s'en
+relève pas.
+
+ * * * * *
+
+X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de
+bruit. C'est comme une petite fête de famille qui se passe en lui. On
+n'en est pas.
+
+ * * * * *
+
+H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore.
+
+ * * * * *
+
+Il vous a une physionomie ouverte ... à deux battants!
+
+ * * * * *
+
+EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BÉGUEULE ET PRÉTENTIEUSE
+
+--Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux.
+
+ * * * * *
+
+--Elle a fait ses dents très-tard.
+
+--Et encore .. pas elle-même!
+
+ * * * * *
+
+--Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera
+après le potage.
+
+--Naturellement ... les huîtres d'abord; la soupe ensuite. C'est une
+règle.
+
+ * * * * *
+
+--Elle, jeune?... Je réponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre à deux
+pour avoir quarante ans.
+
+ * * * * *
+
+--On lui prête des amants.
+
+--Qui lui en prête?
+
+--Mais ... Mme T***.
+
+--Oh! elle ... cela n'est pas étonnant. Elle en a assez pour en prêter
+aux autres.
+
+UNE AUTRE
+
+--C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus généreuse qu'elle ne
+l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle.
+
+ * * * * *
+
+Le nez de mon nègre est épaté; mais celui d'Espinosa est épatant.
+
+ * * * * *
+
+--X*** est agaçant. Il parle du nez et il parle continuellement.
+
+--Eh bien, c'est un très-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas
+les absents, lui, au moins.
+
+ * * * * *
+
+Un sot bien connu. Je ne prétends point parler de H***.
+
+ * * * * *
+
+Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les
+plaisanteries de X***.
+
+ * * * * *
+
+... Il est bon comme le bon pain ... et mauvais comme le bon fromage.
+
+ * * * * *
+
+J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de ... Cognac.
+
+ * * * * *
+
+--Elle est maigre!... mais maigre à figurer sur la table du pape un
+vendredi saint!
+
+ * * * * *
+
+... Une fille qui s'était vouée au célibat ... et aux célibataires.
+
+ * * * * *
+
+X*** prétend que Bade est un vrai paradis ... sans doute parce qu'il y
+joue un jeu d'enfer.
+
+ * * * * *
+
+--Z*** a constamment l'air de faire blanc de son épée.
+
+--C'est son épée qui m'a l'air de fer-blanc.
+
+ * * * * *
+
+--M. P***? c'est un pédant.
+
+--Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien.
+
+--Oh! il n'y a rien d'étonnant à ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est
+sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huîtres.
+
+ * * * * *
+
+--X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez.
+
+--Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon.
+
+ * * * * *
+
+--Un potage maigre ... comme Mlle M*** et plus froid que le public
+lorsqu'elle chante....
+
+ * * * * *
+
+Et quant à ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop
+courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un âne met à
+braire.
+
+ * * * * *
+
+--Chose est un charmant garçon.
+
+--Le fait est qu'il n'est pas marié.
+
+ * * * * *
+
+--X*** a la physionomie très-franche.
+
+--C'est vrai.... Il a l'air bête; mais au moins il l'est.
+
+ * * * * *
+
+T***? Quand il lui arrive de dire la vérité, c'est pour le plaisir de
+faire un faux mensonge.
+
+ * * * * *
+
+Six heures et M. Bruno sonnèrent avec un remarquable ensemble, tant à
+la porte qu'à la pendule. Il ne dit pas: «Je suis exact.» Il dit: «La
+pendule va très-bien.»
+
+ * * * * *
+
+--Il a la fatuité de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est
+fat. Et il dit:
+
+--Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas.
+
+ * * * * *
+
+Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne à midi on
+n'en verrait que mieux le soleil.
+
+ * * * * *
+
+En ses jours de tristesse, Calino prétend qu'il n'était pas né pour
+vivre.
+
+
+
+
+III
+
+CAPRICES DU LANGAGE
+
+
+On appelle «âge tendre,» sans doute par antiphrase, l'époque de la vie
+où l'on n'a pas encore connu l'amour.
+
+ * * * * *
+
+... Pas le plus petit géant!...
+
+... Pas l'ombre de soleil....
+
+... Pas la queue d'une tête....
+
+ * * * * *
+
+DICTON AMÉRICAIN
+
+Payez et vous serez confédéré.
+
+ * * * * *
+
+... Mais, triple notaire que vous êtes!...
+
+ * * * * *
+
+Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde,
+qu'on la dit folle du logis?
+
+ * * * * *
+
+Une lorette disait:
+
+--Un de mes amants les plus intimes....
+
+
+
+
+IV
+
+CE QUE DISENT
+
+LES DISEURS DE RIENS
+
+
+--Un doigt de cour et ... deux doigts de jardin, avec un petit hôtel au
+milieu,--et je vous promets que cet ange sera à vous.
+
+ * * * * *
+
+Si l'Amour était réellement le fils de Vénus, comme la Mythologie veut
+le faire croire, par quel miracle Vénus, sa mère, l'aurait-elle conçu et
+engendré?
+
+ * * * * *
+
+Je ne sais si réellement, en Orient, la parole est d'argent et le
+silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts
+du temps, _le silence est urgent, car la parole endort_.
+
+ * * * * *
+
+--Nos chevaux _dévorent_ l'espace.
+
+--C'est une nourriture si légère!
+
+ * * * * *
+
+«La femelle est faite pour le mâle ... et la femme pour le mal.»--J'ai
+lu cela sur le calepin d'un ami à moi.
+
+ * * * * *
+
+... Il lui allongea un soufflet ... de forgeron! C'est tout dire.
+
+ * * * * *
+
+Fiat ... _luxe_!
+
+ * * * * *
+
+Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zéro et je ne vous
+retiens plus.... C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller.
+
+ * * * * *
+
+Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carrière qu'on
+embrasse.
+
+ * * * * *
+
+J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants.
+
+Ce n'est toujours pas faute d'en faire.
+
+ * * * * *
+
+Dans le journalisme actuel, il faut être _timbré_ pour aborder les
+questions dites sérieuses.
+
+ * * * * *
+
+Un condamné à mort disait:
+
+--Le bourreau et moi, nous sommes de la même taille, mais bientôt il
+aura la tête de plus que moi.
+
+ * * * * *
+
+... Une sauce relevée,--un peu plus haut que le genou....
+
+ * * * * *
+
+A la guerre il faut qu'on _paye_ ou qu'on _pille_.
+
+ * * * * *
+
+Il faut que la chasse soit ouverte ou fermée.
+
+ * * * * *
+
+Les voyages déforment les chapeaux et les malles.
+
+ * * * * *
+
+PROVERBE
+
+Qui paye ses dettes _sent Clichy_.
+
+ * * * * *
+
+On dit: La fortune, c'est le travail.
+
+On dit: Le travail, c'est la liberté.
+
+Or la liberté fait les révolutions.
+
+Et les révolutions détruisent les fortunes.
+
+ * * * * *
+
+Que de déjeuners de soleil, mangés par une averse.
+
+ * * * * *
+
+... Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve
+rarement plus d'un dans la même famille.
+
+ * * * * *
+
+ La vie tient à un fil,
+ Et l'heure à une aiguille.
+
+ * * * * *
+
+Comme on dort bien dans son lit quand on est couché ... sur un bon
+testament!
+
+ * * * * *
+
+X*** parle depuis longtemps de se brûler la cervelle.
+
+--Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide.
+
+ * * * * *
+
+La vérité sort de la bouche de l'innocence ... pour n'y plus revenir.
+
+ * * * * *
+
+LES PUCES DE MADDALA
+
+A Maddala, dans la tribu des _Beni ben Jagoub_,--où l'on trouve dans
+son lit tant de puces et si peu de pucelles,--Ali Schériff et moi,
+moi surtout, nous étions piqués comme des couvre-pieds de molleton.
+Impossible de découvrir une heure de sommeil dans toute la maison.
+C'est là que je me suis fait le serment à moi-même, si jamais j'ai des
+capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour.
+
+Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans
+doute à prendre la défense de son pays, me disait de temps à autre, en
+manière d'encouragement:
+
+--N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, dès qu'on
+peut n'y pas penser, on ne les sent plus.
+
+Je ne répondais rien, mais je n'en pensais pas moins ... aux puces.
+
+C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupées: si
+elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir.
+
+ * * * * *
+
+Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas?
+
+--Naturellement ... puisque c'est un grand maître.
+
+ * * * * *
+
+Pour un qui _brille_, vingt qui _braillent_.
+
+ * * * * *
+
+Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre.
+
+ * * * * *
+
+--Connaissez-vous la différence qui existe entre une chûte et une
+cataracte?
+
+--Non.
+
+--C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chûte est
+un spectacle ennuyeux.
+
+Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comédie de ***, voilà une
+chûte.
+
+ * * * * *
+
+--Eh bien, garçon, et ce café? Il ne paraît que le soir, comme _la
+Patrie_?
+
+ * * * * *
+
+--Un journal qui se dit bien informé,--ce qui déjà est une erreur de sa
+part,--....
+
+ * * * * *
+
+Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit:
+
+--C'est pour me voir dormir, disait-elle.
+
+ * * * * *
+
+Un bohême, encore plus bohême que C***, a inventé une sentence dont il
+fait un fréquent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la
+Fontaine a dit: _A l'oeil_ on connaît l'artisan. Son bottier la trouve
+très-mauvaise.
+
+ * * * * *
+
+LE MARIAGE EN DEUX PARTIES
+
+ _Lune_ de miel,
+ L'autre de fiel.
+
+ * * * * *
+
+Un pays où il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens
+vous parlent ou s'ils éternuent.
+
+ * * * * *
+
+Et la pièce tombait, toujours!...
+
+ * * * * *
+
+J'ai la faim canine et la soif câline.
+
+ * * * * *
+
+PROVERBE
+
+Mieux vaut _lard_ que _navet_.
+
+ * * * * *
+
+--Tel journal n'est pas timbré, n'est-ce pas?
+
+--Cela dépend. Comment l'entendez-vous?
+
+ * * * * *
+
+--Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais être malade; je
+m'endors continuellement.
+
+--Vous vous écoutez trop, mon cher.
+
+ * * * * *
+
+--X*** n'a pas le moindre fond.
+
+--C'est un vrai tonneau d'_Adélaïde_:
+
+ * * * * *
+
+--Il ne faut pas confondre la _ronde_ avec l'_anglaise_,--qui est
+généralement plate.
+
+ * * * * *
+
+... Une poire ... d'angoisse, pour la soif.
+
+ * * * * *
+
+Qui donc dit que X... est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut
+dire.
+
+ * * * * *
+
+EN CALÈCHE
+
+--Qu'est-ce qui sent donc le brûlé?
+
+--Nous allons très-vite; ce doit être le pavé.
+
+ * * * * *
+
+Calino,--toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,--admirait un
+géant:
+
+--Dieu! comme il serait grand si c'était un nain! disait-il. Quel grand
+nain cela ferait!
+
+ * * * * *
+
+Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une
+cheminée....
+
+--Bouchée.
+
+ * * * * *
+
+L'avez-vous revu?
+
+--Oui, je l'ai revu ... et corrigé.
+
+ * * * * *
+
+Mme M*** me disait en parlant de T***:
+
+--Comment une femme peut-elle supporter qu'un être pareil lui fasse la
+cour? C'est à peine si je lui permettrais de faire mon escalier.
+
+ * * * * *
+
+--Vous connaissez donc Chose?
+
+--Il m'a été présenté hier.
+
+--Et ... est-ce qu'il vous a plu?
+
+--A verse! je ne savais plus où me fourrer.
+
+ * * * * *
+
+--Un tel? je ne peux pas le sentir.
+
+--Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonté ...
+ou que vous ayez le nez bouché à l'émeri.
+
+ * * * * *
+
+Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a ... reçues. Et puis il
+s'est en allé.
+
+ * * * * *
+
+--... Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la
+mienne?
+
+--Il en a le droit, lui.
+
+--Eh bien, et moi?
+
+--Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers.
+
+ * * * * *
+
+Un nègre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs,
+dans lequel ce savant expliquait que la présence d'une grande quantité
+de fer dans le sang des nègres est l'unique cause de leur couleur,
+s'écriait amèrement:
+
+«Si c'était au moins du fer-blanc!»
+
+ * * * * *
+
+La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des
+ballons.
+
+ * * * * *
+
+J'ai demeuré en face d'un changeur et j'ai remarqué qu'il entrait par
+jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes.
+
+Je savais bien déjà que les Parisiennes étaient _changeantes_, mais pas
+à ce point-là.
+
+ * * * * *
+
+Vous ne me toucherez qu'après avoir passé sur _son_ corps.
+
+ * * * * *
+
+DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE
+
+--Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis?
+
+--Comme un prince.
+
+ * * * * *
+
+On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas.
+
+ * * * * *
+
+Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie.
+
+ * * * * *
+
+Une femme à son voisin de table:
+
+--Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que
+d'être ainsi sur sa bouche?
+
+_Lui_:--Pas si douce à coup sûr que d'être sur la vôtre!
+
+ * * * * *
+
+SCIE D'ATELIER
+
+--Mon cher, avec un gilet ... de boeuf, une culotte pareille, des pieds
+truffés, un col ... de poisson, une tête de veau, des côtelettes de
+mouton, un _chapeau_ du Mans, un coeur ... de salade et surtout une
+langue ... farcie, pourvu qu'on possède un certain _chic à la noix_, on
+peut toujours se tenir au milieu d'un entourage ... de cornichons!
+
+ * * * * *
+
+A TABLE
+
+_Une dîneuse_: Ha! je m'en suis mordu la langue.
+
+_Son voisin_: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien être à votre
+place.
+
+ * * * * *
+
+La mer était tranquille ... comme Baptiste.
+
+ * * * * *
+
+L'art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille _lièvres_ de
+rentes.
+
+ * * * * *
+
+J'ai trop peu d'argent pour l'employer à des dépenses utiles.
+
+ * * * * *
+
+_Le sergent de ville_: Votre profession?
+
+_Le filou_: Je fais la chaîne aux incendies.
+
+_Le voyou_: Et la montre aux feux d'artifices.
+
+ * * * * *
+
+La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a
+dit qu'une leçon (et une leçon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore
+mieux qu'un fromage.
+
+ * * * * *
+
+--Monsieur, voilà une parole imprudente.
+
+--Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder.
+
+ * * * * *
+
+X*** a la plaisanterie funèbre.
+
+--C'est égal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois.
+
+--Oui, c'est-à-dire ... croque-mordant.
+
+ * * * * *
+
+--Outre qu'il est bête, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure
+ouverte.
+
+--Dame! il faut la faire ouvrir ... il y a une écaillère au coin.
+
+ * * * * *
+
+... Maigre comme un----clown....
+
+ * * * * *
+
+Un Monsieur,--je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!--devant qui on
+causait sur la vie et la mort, disait que, quant à lui, le seul espoir
+de mourir lui donnait le courage de supporter la vie.
+
+--Vraiment? fit quelqu'un.
+
+--C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me
+serais suicidé depuis longtemps.
+
+ * * * * *
+
+Pourquoi, dans les cartes, le trèfle signifie-t-il de l'argent?
+
+--Parce que si tout le monde avait du trèfle, presque tout le monde
+aurait de quoi manger.
+
+ * * * * *
+
+B*** a toujours des arguments très-serrés.
+
+--C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal.
+
+ * * * * *
+
+Pour le moment, dans cette affaire-là, c'est lui qui tient la corde.
+
+--Il devrait bien en profiter pour se pendre.
+
+ * * * * *
+
+... Un _orgueil_ de Barbarie....
+
+ * * * * *
+
+DICTON
+
+--On ne sait ni qui _rit_ ni qui _pleure_.
+
+ * * * * *
+
+--_Aie de quoi_, le ciel t'aidera.
+
+ * * * * *
+
+--Calino, est-ce que vous entendez le grec?
+
+--Parbleu!... je ne suis pas sourd.
+
+ * * * * *
+
+A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un
+fiacre, les chevaux avançaient continuellement de quelques pas.
+
+--Ah çà! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'être chargé? Vous
+êtes encore un drôle de pistolet.
+
+--Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un _canon_.
+
+ * * * * *
+
+ Le feu prend,
+ Le chaland donne,
+ Le caoutchouc prête.
+
+ * * * * *
+
+--Vous la jugez trop sévèrement. Elle est moins mal que vous ne le
+dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantée.
+
+--Je crois bien!... comme avec un marteau!... on s'y pendrait!
+
+ * * * * *
+
+Chose est un bien joli garçon, mais il se met trop de parfums. Il
+embaumerait ... un mort, à quinze pas.
+
+ * * * * *
+
+Les sujets de tristesse ou les sujets ... de pendules, c'est autre
+chose.
+
+ * * * * *
+
+PROVERBE
+
+Un bon _Titien_ vaut mieux que deux _Ribeira_.
+
+ * * * * *
+
+A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS
+
+--Vous savez? si vous êtes de trop ... que je ne vous gêne pas.... Vous
+pouvez sortir.
+
+ * * * * *
+
+J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la
+lecture, le soir, à la chambrée. Et chaque fois qu'il rencontrait
+l'abréviation de _et caetera_, ne sachant comment la traduire, il se
+bornait à nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif.
+Cela faisait un drôle d'effet à la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il
+eut un trait de lumière et, se frappant le front, s'écria: «Faut-il
+que je sois bête pour ne pas avoir compris ça plus tôt!» Il venait de
+deviner. Et, en effet, à dater de ce jour-là il traduisit le mystérieux,
+_etc._ en disant: _Et ta soeur?_
+
+ * * * * *
+
+--Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle
+souvent?
+
+--En 93?... Eh bien, pardi! c'est la révolution de 1830.
+
+ * * * * *
+
+--Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les
+paratonnerres.
+
+--Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis
+dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rivé non plus_ss_e: jusqu'à
+pr_rr_ésent du moins_ss_e.
+
+ * * * * *
+
+Le _violon_--corps de garde, ainsi nommé parce qu'on y est conduit par
+des _archers_.
+
+ * * * * *
+
+Pour _doubler_ un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil?
+
+ * * * * *
+
+DANS UNE BAL COSTUMÉ--A UN SANCHO PANÇA
+
+--Pardon ... est-ce au seigneur Sancho ou à son âne que j'ai l'honneur
+de parler?
+
+ * * * * *
+
+--AU BAL DE L'OPÉRA--
+
+A un sauvage.
+
+Eh! Peau-Rouge!... est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les
+forêts sont encore vierges?
+
+ * * * * *
+
+--Voyons, monsieur, offrez donc un rafraîchissement à madame.... A son
+âge, cela ne peut pas lui faire de mal.
+
+ * * * * *
+
+A un vieux.
+
+--Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que
+j'ai l'honneur de parler!
+
+ * * * * *
+
+--Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite ... en
+voyant ses battoirs.
+
+ * * * * *
+
+A un municipal, à la porte du foyer.
+
+--Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur
+en habit noir?...
+
+ * * * * *
+
+A un arrivant.
+
+--Monsieur arrive de Cancale?... C'est dommage, on n'en veut plus.... La
+soupe est servie.
+
+ * * * * *
+
+Au même arrivant.
+
+--Mais comme vous voilà fripé, jeune homme!... Vous étiez donc bien
+serrés, dans cette bourriche?
+
+ * * * * *
+
+A un nez dans le genre de celui de Polichinelle.
+
+--Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu
+n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu
+ferais de l'argent.
+
+ * * * * *
+
+Une voiture à stores baissés rentre à Paris au petit trot. A l'octroi,
+l'employé entr'ouvre la portière et dit:
+
+--Vous n'avez aucune déclaration à faire?
+
+--Merci ... c'est fait.
+
+
+
+
+MISANTHROPE
+
+
+--Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Élysées, des bois
+qui ne soient pas de Boulogne, des prés qui ne soient point Catelans!...
+
+ * * * * *
+
+J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je
+n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'âme placée au même niveau.
+
+Pourtant il doit en exister.
+
+ * * * * *
+
+Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme
+est très-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, où diable
+mettrions-nous nos Grecs?...
+
+Et même nos Juifs, par-dessus le marché?
+
+ * * * * *
+
+Un écrivailleur, qui passe sa vie à attaquer les gens qui meurent,
+priait quelqu'un d'écrire deux lignes sur un album. Voici les deux
+lignes.
+
+--Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont à _craindre_; ce sont ceux
+qui restent.
+
+ * * * * *
+
+ Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien,
+ C'est une femme qui se noie.
+
+Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de
+moins.
+
+ * * * * *
+
+Une espèce de chanson à laquelle, s'il y avait eu des paroles, il
+n'aurait plus manqué qu'un air.
+
+ * * * * *
+
+... Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers
+très-soporifiques qu'il avait organisés pour la circonstance.
+
+ * * * * *
+
+Jadis les esprits littéraires avaient le culte des filles de Mémoire.
+
+Les beaux esprits d'aujourd'hui préfèrent les mémoires des filles.
+
+ * * * * *
+
+Il n'y a que deux manières de gouverner les peuples. On ne les mène que
+par la force ou par la farce.
+
+ * * * * *
+
+Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles
+coûtent cher.
+
+ * * * * *
+
+Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent
+l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppressé. Ils
+crèvent: tout le monde respire.
+
+ * * * * *
+
+Ah! si j'avais pu prévoir comment vous seriez,--disait-elle en pleurant
+à son troisième époux,--je vous assure bien que je ne serais pas veuve à
+l'heure qu'il est....
+
+ * * * * *
+
+L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de
+vivre. Par malheur pour lui, le docteur était réellement habile et le
+sauva d'être sauvé.
+
+ * * * * *
+
+Une femme laide qui fait la bégueule, c'est comme une porte de prison
+sur laquelle on lirait:
+
+_Le public n'entre pas ici._
+
+--Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!...
+
+ * * * * *
+
+... Comme toutes les calomnies, le mot eut du succès....
+
+ * * * * *
+
+La médecine est un art qui fait vivre beaucoup de médecins, vivoter
+beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades.
+
+ * * * * *
+
+«... Une société où il y a du monde.»
+
+C'est ainsi que P*** désigne une réunion quelconque où se trouvent des
+indifférents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement,
+alors c'est: une société où il n'y a personne.
+
+ * * * * *
+
+Quand on pense que les gens qui possèdent des dettes n'auraient qu'à
+les payer pour s'enrichir, on est étonné de trouver un si grand nombre
+d'âmes désintéressées.
+
+On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main
+un moyen si simple de faire fortune, préfèrent rester dans la misère
+uniquement pour leur plaisir.
+
+ * * * * *
+
+Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'être le
+premier mari d'une femme.
+
+Mais je n'en sais guère de plus triste pour un vivant que d'en être le
+second.
+
+ * * * * *
+
+--A propos, et M. un tel?
+
+--Mais ... il est mort.
+
+--Comment! encore?
+
+--Mais, dame! c'est la première fois.
+
+ * * * * *
+
+--Le 1er mai 1840,--époque à laquelle je pouvais encore espérer ne
+jamais venir au monde....
+
+
+
+
+
+QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
+
+
+
+
+I
+
+MARIE A CÉCILE
+
+
+Vous souvenez-vous, Cécile, des bals étourdissants, des grandes soirées,
+de nos toilettes et de nos succès de cet hiver?
+
+Que tout cela est loin maintenant!
+
+Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous êtes sans doute encore
+à Paris, ou tout au moins dans votre belle propriété d'Enghien, mais
+toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les
+plaisirs du monde, comme une reine que vous êtes, sans cesse entourée
+d'une cour que vous traînez sur vos pas.
+
+Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans
+notre vie, je me sens frappée irrésistiblement et comme prise d'une
+sorte de vertige à l'idée de l'insouciance avec laquelle nous vivons,
+et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche
+qu'il puisse être.
+
+Cette idée-là a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face!
+
+Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie?
+Vous, si rieuse et charmante, si adulée, pour qui l'hiver prochain
+s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont précédé, escorté de son grand
+luxe et de ses parures, avec ses salons inondés de lumière et remplis
+d'entraînantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'à
+travers les feuillages aux séduisantes couleurs de vos roses d'Enghien
+et de vos camellias de Paris.
+
+Vous n'étiez guère habituée à m'entendre parler ainsi, du temps où nous
+étions réunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des
+choses depuis ce temps-là. Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma
+Cécile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au théâtre, ni
+dans aucune fête. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais même pas s'il
+me sera possible de retourner encore à Paris, malgré tout mon désir
+de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries
+d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai.
+
+Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idées
+noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'épancher, de
+parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines ... j'ai tort de
+parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en réalité.
+Mais, malgré moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler:
+du calme, reflète pâlement sur tout ce qui me touche.
+
+Vous vous rappelez que je fus obligée de vous quitter à la fin de
+l'hiver dernier pour venir en toute hâte auprès d'une vieille tante, qui
+se mourait. C'était la seule parente qui me restât du côté de ma mère,
+et c'est chez elle que j'ai été soignée pendant mon enfance et élevée,
+sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle était bien vieille,
+la pauvre femme; et elle s'est éteinte plutôt qu'elle n'est morte.
+Moi, j'ai passé de longues nuits à son chevet, et je n'étais pas d'un
+tempérament assez robuste pour supporter la moindre fatigue.
+
+Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas,
+comme vous, un mari dont l'amour pût répondre au mien. M. Dalmay a l'air
+de vous aimer tant! Vous devez être bien heureuse, Cécile! Quant à moi,
+vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'être aimée. J'ai
+fait, très-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M.
+de Champré était vieux et songeait peu à moi. Il était riche: on parlait
+de mon bonheur. Mariée depuis un an à peine, j'étais veuve déjà; et
+depuis, si l'amitié pouvait nous suffire, j'aurais vécu bien heureuse
+avec la vôtre. Hélas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui
+m'a donné tous les instants de joie que j'ai éprouvés ici-bas. Il
+me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus
+vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois
+peut-être plus indispensable qu'aux hommes.
+
+Née orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon père et ma mère
+avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passé, ainsi que je vous le
+disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout à
+l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces
+mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gâteries
+de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants.
+
+Ici, ma santé, déjà faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur
+au commencement, mais à présent je sens bien que je m'en vais plus vite
+chaque jour.
+
+Mon médecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que
+c'est là une langueur passagère: je sais qu'au fond, lui-même a bien peu
+d'espoir.
+
+Je suis si changée, moralement! Si vous me voyiez, Cécile, ma belle
+aimée! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni
+ses fêtes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je
+suis triste. Je me plais à rêver, le soir, seule sur ma terrasse, en
+regardant les nuages courir dans l'azur qui s'étend infini devant moi,
+et je me suis surprise deux fois à songer aux vies futures et à me voir
+morte. Morte! pour ce monde où vous brillez, où j'ai brillé aussi et
+dont j'ai été si folle dans le temps.
+
+Combien tout cela est étrange!
+
+Mais je vois bien décidément que je suis d'un égoïsme insensé, ne vous
+parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant même pas à
+demander à ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez
+bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos
+tristesses!
+
+Écrivez-moi, Cécile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai
+un dernier regard sur mon existence passée, à jamais perdue. Et il
+est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la
+mélancolie calme et involontaire qui est la compagne inséparable du
+souvenir! Parlez-moi de vos soirées, de vos projets, de votre luxe, de
+vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai
+tant aimé!
+
+Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse.
+
+Il y a si longtemps que je n'ai été gaie, si vous saviez! Ici, tout a un
+aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de
+chambre, dont le dévouement et la peine me touchent, et de mon vieux
+docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les
+métaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la
+campagne, les jardiniers, les garçons de ferme, et ma nourrice, qui est
+aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur.
+
+Je suis donc seule, ou à peu près. Et je me complais parfois dans la
+torpeur dont cette solitude engourdit mon âme pleine d'espérances
+infinies et de souvenirs sans regrets.
+
+Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai
+mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrête. Si je continuais,
+je dissiperais peut-être le sourire de vos lèvres et la gaieté de vos
+yeux.
+
+Adieu! Écrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimée!
+
+Votre vieille, bien vieille amie,
+
+MARIE DE CHAMPRÉ D'AVENY.
+
+Aveny, Septembre 1854.
+
+
+II
+
+CÉCILE A MARIE
+
+
+Est-elle bien de vous, chère Marie, cette lettre que j'ai devant les
+yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et
+depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en
+ai ressentie est singulière! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle
+chérie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songé
+à vous en vouloir de ce que vous étiez plus jolie que moi, c'est vous,
+si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a écrit ces
+lignes que je relis encore avec étonnement, pleines de mélancolie et de
+regrets!
+
+Votre lettre m'a tout attristée, et je ne sais d'où vient que je ne puis
+me soustraire à mes idées noires qui m'assaillent depuis hier.
+
+Se peut-il que vous soyez aussi changée, Marie!
+
+J'avais pensé bien souvent à vous depuis votre départ, si précipité que
+nous avons eu à peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois
+encore, au moment où Justine vous a apporté cette malheureuse lettre
+qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer,
+quelques minutes auparavant, cette délicieuse robe blanche que vous
+aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse
+de Sernes.
+
+Vous rappelez-vous avec quel désespoir nous admirions ses grands volants
+bouillonnés et relevés tout autour par de toutes petites roses: et sa
+grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait
+aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose
+au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds,
+complétaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de
+bijoux; pas un collier, pas une bague, pas même de boucles d'oreille,
+coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme
+exquis et d'élégance dans la simplicité. Aussi, faisiez-vous des
+furieuses!
+
+Quelle tristesse à l'idée de partir sans avoir porté cette ravissante
+toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine!
+
+Je crois qu'à votre place je ne serais partie que le lendemain du bal.
+Mais votre âme a toujours été aussi belle que votre visage, et vous
+n'avez pas hésité à faire ce sacrifice.
+
+Le soir même vous étiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie
+(mon mari prétend que c'est la même chose), j'éprouvais une tristesse
+mortelle de cette solitude où me laissait votre absence.
+
+Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez.
+Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne
+voit guère que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien
+des désastres sous l'azur trompeur de sa surface.
+
+Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit?
+Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de
+notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis
+vous le dire, à vous, ma Mariette adorée, il ne m'aime pas, il ne m'a
+jamais aimée, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses réflexions
+lorsque je me retrouve seule dans ma chambre à coucher, le soir, tandis
+qu'il est, lui, je ne sais où, à Paris, à son cercle, d'où il ne rentre
+que fort tard.
+
+Je tâche d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en
+effet, pour paraître ce que je suis aux yeux du monde, c'est-à-dire la
+femme heureuse dont on envie le bonheur. J'étouffe mon coeur quand il
+me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me
+troublent, et je ne sais quelle puissance incompréhensible qui se trouve
+en moi, me pousse à l'écouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui
+m'envahit, pour échapper à ces préoccupations qui m'obsèdent, je me
+rejette plus avant dans le bruit, dans les fêtes et mes toilettes. Que
+voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui
+manque à mon âme.
+
+Et voilà que, moi qui vous écrivais pour tâcher de vous égayer un peu,
+je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler.
+Voilà ce que c'est que d'écrire à sa meilleure amie d'aussi vilaines
+lettres que la vôtre. On lui fait perdre la moitié de sa pauvre gaieté,
+et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus
+elle-même. Ainsi, vous voilà prévenue.
+
+Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut être plus
+triste ou plus mal disposée un jour que les autres. Cela dépend un peu
+du temps qu'il fait. Et puis, à la campagne ... et à la campagne en
+province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous
+rentriez bien vite à Paris, où l'on ne peut plus se passer de vous.
+Voilà, Mariette de mon coeur, chère aimée, ce qu'il faudra m'annoncer
+dans votre prochaine lettre.
+
+Vous me le promettez, n'est-ce pas? à moi, votre meilleure amie, qui
+vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend,
+
+CÉCILE DALMAY.
+
+Enghien, Septembre 1854.
+
+
+III
+
+MARIE A CÉCILE
+
+
+Je suis bien triste, ma pauvre Cécile, et je ne puis me rendre compte de
+l'état de mon âme.
+
+Voilà aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai reçu votre
+lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule
+compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines
+de souvenirs où j'aperçois comme en un miroir les reflets lointains
+de mon passé, qui se perdent peu à peu dans la brume de l'horizon en
+silhouettes gracieuses et insaisissables.
+
+Insaisissables! ce mot rend bien ma pensée, et je n'avais jamais senti,
+en le voyant écrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car
+je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive,
+douloureusement riante, et je pleure et je me débats, folle de
+désespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit,
+car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, prêt à étouffer entre
+les angoisses de cette solitude mortelle.
+
+Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et
+c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle
+s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon âme à jamais
+défaillante.
+
+Ma santé ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage
+suffirait à épuiser le peu de force qui me reste; et quand, après avoir
+passé ma journée assise auprès de ma fenêtre à lire ou à rêver, je veux
+faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisée
+en rentrant comme si j'avais été battue. Que se passe-t-il en moi? Je
+ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner.
+Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces
+folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensée me
+trouble et me tourmente moi-même.
+
+Parlons de vous, ma Cécile bien-aimée, de vous qui souffrez aussi, et
+qui êtes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon
+amie, et qu'il doit vous en coûter de garder, pour le monde indifférent
+qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et
+encore, vous êtes meilleure que moi, car votre lettre était pleine de
+tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne
+sais que vous affliger chaque fois que je vous écris. Mais vous me
+le pardonnerez, n'est-ce pas, Cécile? car il faut me traiter avec
+l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste,
+c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue,
+voyez-vous!
+
+Mon médecin n'ose plus se fier à lui seul, et il a fait venir ici deux
+docteurs célèbres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher
+l'état dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois
+bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est
+plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore traîner pendant
+quatre ou cinq mois peut-être, mais je n'irai pas plus loin.
+
+Je suis entourée ici de bonnes gens qui passent leur vie à s'efforcer de
+m'épargner toute espèce de contrariétés. Mais il me semble, en voyant
+leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prévenus, et je
+crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre.
+
+Je suis obsédée par une foule d'idées pénibles, de visions étranges,
+inexplicables.
+
+J'ai fait, pendant une nuit de la semaine dernière, un horrible rêve
+dont le souvenir me pèse depuis ce moment et me poursuit sans relâche.
+
+J'étais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derrière la
+maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour
+même pour passer une semaine auprès de moi. J'étais guérie ou à peu
+près, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis
+les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main
+puissante les avait repoussés et je me trouvai debout au milieu d'une
+plate-forme autour de laquelle ils s'étaient arrêtés en rond, serrés
+les uns contre les autres. Mais ce n'était plus les mêmes que tout
+à l'heure; de quelque côté que je voulusse tourner mes regards,
+je n'apercevais plus que des cyprès dont la noire verdure montait
+constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayée, je me
+retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je
+voulus l'appeler; ma langue restait collée à mon palais. A la place
+qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on
+nous le dépeignait au couvent, ricanait à côté de moi; je sentais son
+souffle repoussant et humide effleurer mes lèvres et mes joues, qu'il
+flétrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson
+indicible. L'émotion que j'éprouvais est inexprimable. Je tremblais
+d'une manière effrayante. Enfin, à travers les arbres, j'aperçus une
+forme qui venait de mon côté. C'était vous. Mais vous n'étiez pas seule.
+Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant.
+Auprès de vous, marchait un homme jeune dont les traits, où respiraient
+la tristesse et la distinction, m'étaient déjà connus. Ne pouvant
+parler, je tendis les bras vers vous. Sa tête se releva alors, et ses
+yeux brillèrent d'un éclat inouï. Tous deux, vous m'aviez compris et
+vous veniez me chercher. Vous alliez arriver à la limite des arbres.
+Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hébété: je ne vous
+voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il
+me montra une éclaircie au milieu des cyprès. Dans une allée dont je ne
+voyais pas la fin, je vous aperçus tous les deux; mais au lieu de venir,
+vous vous éloigniez de moi, enlacés dans les bras l'un de l'autre.
+Désespérée, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous êtes
+retournés. Le fantôme ôta son doigt de mon coeur et se mit à courir
+autour de moi en traçant un cercle qu'il agrandissait à chaque tour. A
+la place où j'avais senti le contact mortel et glacé de sa main osseuse,
+j'avais une plaie par où mon sang se perdait goutte à goutte et creusait
+dans le sol un trou dans lequel j'enfonçais peu à peu, comme en un
+tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencèrent à tomber.
+Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai à
+l'air sans échos n'était pas le vôtre, Cécile. Lui, ne se retourna pas
+encore. Je tombai à genoux. Mes genoux s'attachèrent à la terre.
+
+Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force
+me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre.
+J'étais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur
+opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse,
+et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, à
+genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisée par mon désespoir.
+
+Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes épaules et qui montait
+autour de moi comme pour m'ensevelir avant même que ma fosse fût
+achevée. J'étouffais.
+
+Quand je me réveillai en sursaut, c'était le matin. Justine, qui m'avait
+entendue me plaindre, était auprès de mon lit.
+
+Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'était la première fois
+de cette année. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me
+produisit.
+
+Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et
+inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler.
+Excusez-moi encore, mon amie, chère Cécile de mon âme.
+
+Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin,
+malgré moi, de parler de ce rêve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi
+qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le répéter,
+moi, il me poursuit sans cesse.
+
+Vous le savez, je n'ai jamais aimé. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est
+impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cécile adorée?
+
+Et cependant, d'où vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma
+mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir
+me cramponner à la vie? Il me semble que je pourrais être heureuse.
+J'entrevois des joies qui ne m'étaient jamais apparues aussi douces et
+aussi séduisantes.
+
+Que veut dire tout cela? J'ai peur d'être folle, par moments.
+Écrivez-moi encore, Cécile, je vous en supplie. Qu'il me soit donné
+d'entendre encore une voix amie et aimée avant de quitter ce monde où je
+souffre, et que je pleure en le quittant.
+
+Pensez à moi, aimez-moi, vous, ma Cécile que j'aime, et songez que je
+n'ai que votre amitié au monde.
+
+Votre MARIE.
+
+Aveny, Novembre 1854.
+
+
+
+
+Nous ne possédons que ces fragments,--nous n'osons dire d'un roman ou
+d'un livre,--car l'auteur ne songeait probablement guère, en écrivant
+ces pages, à faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers
+une sorte d'autobiographie transposée, un cadre dans lequel il aurait
+groupé ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses
+déceptions ou ses rêves par des personnages de fantaisie.
+
+Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et
+cher enfant, ce doux et bien-aimé poëte, aussi complètement que nous le
+retrouvons dans cette dernière ébauche. Il y a bien tracé la profonde
+mélancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son
+âme.
+
+Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en
+avoir pas éloigné des pages qui leur paraîtront peut-être peu dignes
+du talent de Prosper. Nous avons tenu à conserver tout ce qui pouvait
+caractériser cette nature si fine et si délicate.
+
+En présence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant
+d'espérances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel.
+
+L.J.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+A Prosper Jourdan
+
+
+CONTES ET POÉSIES
+
+A Madame George Sand
+
+Rosine et Rosette
+
+Léone
+
+Premières larmes
+
+L'Automne
+
+Ma Folie
+
+A Marie
+
+Rhodina
+
+A l'hôtellerie (souvenir de Musset)
+
+La Rose
+
+Rencontre
+
+A madame L***
+
+Adieu, Ninon
+
+Dans la forêt
+
+Message
+
+A ma mère
+
+A ma mère
+
+A mon ami Paul E.G.
+
+A madame V***
+
+A madame A*** (envoi de _Rosine et Rosette_)
+
+A Félix M***
+
+A mon père
+
+A madame L.B. (sur un exemplaire des _Émaux et Camées_)
+
+Adieu
+
+Le Rêve
+
+A ma mère malade
+
+L'Oubli
+
+Le Myosotis (à mon père)
+
+Colloque d'automne
+
+Impressions de voyage
+
+A ma mère
+
+A mon père
+
+Envoi de _Rosine et Rosette_, A ***
+
+Souvenir de Margency (à mon père)
+
+A mon frère
+
+Effet de lune dans la Mitidja (à Théodore de Banville)
+
+Mandoline
+
+Boutade
+
+Déclaration d'écolier (à Constant Coquelin)
+
+Chanson d'Ourida
+
+Kief
+
+A madame George Sand
+
+
+NOTES AU CRAYON
+
+Note
+
+En marge d'un cahier
+
+Opinions sur tels et tels
+
+Caprices du langage
+
+Ce que disent les diseurs de riens
+
+Misanthropie
+
+
+QUELQUES PAGES D'UN LIVRE
+
+Marie à Cécile
+
+Cécile à Marie
+
+Marie à Cécile
+
+Note
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Contes et poésies de Prosper Jourdan:
+1854-1866, by Prosper Jourdan
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12459 ***