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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:40:00 -0700 |
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Tu nous as quittés pour +toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu +pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore +cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré! + +Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes +quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre, +quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle +intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où +n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu +nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans, +mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te +rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait +une incurable blessure? + +Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets +pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux +pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue +à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi. + +Et pourquoi ne le ferais-je pas? + +Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la +forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais +je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie +quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la +voix si douce à mes oreilles et à mon coeur. + +Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton +amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage +glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées, +sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se +remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs, +et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie +supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure, +je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en +pensant que je vais te retrouver et te rejoindre. + +Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais +qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre +amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce +qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que +j'ambitionne: te retrouver. + +Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous +soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons +un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est +celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et +qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma +soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles +Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas! + +Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces +graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la +mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme, +dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe, +entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou +tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je +ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que +tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où +j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils +qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme +te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de +demeures éclatantes. + +Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de +l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au +libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et +aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que +nous faisons de notre liberté. + +Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la +bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais +et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper! + +Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les +lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre +catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux +qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se +sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon +et beau. + +Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous +étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je +t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais +besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur, +il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme +elle l'était quand tu étais près de nous. + +Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait? +Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers +que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent, +quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un +volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les +livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou +amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en +souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de +l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et +tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,--ne soupçonnent même pas l'oeuvre +que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien +entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les +plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait +parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix +presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce +que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué. + +En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que +bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour. + +A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi +toujours et à notre réunion future. + +H.C. et L.J. + +Paris, 3 août 1866. + + + + +CONTES ET POÉSIES + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + +_Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils, +avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me +parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit +livre. + +Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que +votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime. +Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on +m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit. + +Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en +pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri +d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère. + +C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à -dire pour me faire bien +venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution +superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez, +eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et, +vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous, +c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence. +J'en ai si grand besoin!_ + +PROSPER JOURDAN. + + + + +ROSINE ET ROSETTE + + + I + + Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page; + C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage. + Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter; + Il paraît qu'il était ennuyeux à crier. + On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage. + Mais à ce compte-là , ce n'est pas le premier + Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble, + Car ils se valent tous à peu près. Il me semble + Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt, + Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un; + Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre; + C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié. + + Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre. + Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier + Dépend de vous, Madame, et de votre amitié. + Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse, + Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse, + Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant, + Il pourra faire mieux quand il sera plus grand. + Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême, + Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui. + Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri, + Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime. + Je pars, sans bien savoir même où je vais aller. + Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler + Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle, + Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant + S'en va tout de travers, et ma muse infidèle + En se moquant de moi trébuche à chaque instant. + O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle. + + Cet exorde entendu, je commence. D'abord + Rosine était comtesse et se respectait fort; + De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite, + Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez; + Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez. + Un pied ... comme la main! et la main si petite + Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser; + Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser, + Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,-- + Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel + Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël. + + On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne. + Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.-- + Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil, + Notre Contessina s'en fut porter un deuil + D'une tante éloignée et de noblesse ancienne, + Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison. + A Paris, dans le monde où Rosine était reine, + De temps à autre un deuil est une bonne aubaine; + Le gris est si divers! et le noir si bon ton! + La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon! + Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie, + Moitié pour le printemps dont il faut profiter, + Parmi ses frais lilas Rose alla transporter + Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie. + + + II + + C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon + De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon, + Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire, + A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire + Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir, + Avant de se coucher prolonge sa toilette + Et reste à se peigner, nonchalante et coquette, + Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir: + Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse + Se pare et se fait belle aux rayons du couchant + Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse, + Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant. + + Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine + Si l'on entend la brise au murmure pensif, + Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine + Qui coule en murmurant sur le marbre massif + Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée. + Quel calme! différent de celui de la nuit; + Quel silence joyeux entremêlé de bruit! + Il semble, à voir ainsi la campagne noyée + Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant, + Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie, + La brise plus riante et plus chère la vie + Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant. + + On croirait par moments, quand frémit le feuillage, + Voir des ombres passer en se donnant le bras; + Évoquer leur fantôme et deviner l'image + D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas. + + Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure + Qui passait tout à l'heure à travers ce massif? + N'était-ce pas son vol dont la traînante allure + Le faisait frissonner avec un bruit plaintif? + Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse, + Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons? + + Il me semblait entendre, à travers leurs chansons + Monter, comme un écho de ton long sacrifice, + Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret, + Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine + Et tandis que ton ombre indécise et sereine + M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait. + Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse? + Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur? + Où vas-tu si légère et si peu soucieuse + De ton indigne amant qui causa ton malheur? + O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée? + Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée + Au premier rendez-vous que son coeur te donnait + Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît? + Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone, + Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts? + Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers + Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne. + Telle une algue battue au caprice des mers! + C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète + Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette? + Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi? + Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid! + Répondez, est-ce vous? ou votre chère image + N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage? + Est-ce votre fantôme apporté par le vent, + Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte, + Que la bise disperse et que l'orage emporte, + Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ? + + O qui que vous soyez! visions passagères + Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit, + Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères + Et de sentir en vous notre âme qui frémit! + Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire, + Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai. + Vous passez en silence et je vous vois sourire + Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre + Et voltige avec vous dans cet air embaumé. + + Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire + Où le soleil soulève, à son heure dernière, + Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit, + Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre, + Son manteau scintillant traîner derrière lui. + + Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée + Cette forme au contour si pur? + Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée + Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée, + Aux yeux plus profonds que l'azur? + + Lorsque ta Marguerite au seuil de son église, + O Faust, apparut à tes yeux, + Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise? + Un rayon de soleil dore encor ses cheveux + Que froisse et caresse la brise. + + Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux! + Vastes cieux! pensives étoiles! + Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous, + Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles, + Avez-vous rien vu de si doux? + + Qui donc est cette femme? En la voyant assise, + Immobile, troublée, inquiète, les yeux + Vers le sol, on dirait la statue indécise + D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux + Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux. + Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle; + Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet. + Elle écoute son coeur, et son coeur est muet. + C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle? + Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or, + Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor. + + Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure + Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure. + Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas, + Un jeune homme au front triste et beau la considère + De son regard profond. Il a l'air un peu las; + On devine aisément qu'une pensée amère + A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux + S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie, + Comme pour demander ou la mort ou la vie + A ce regard de femme errant et soucieux. + On sent que ce regard le fascine et l'attire. + Rosine, cependant, continue à rêver; + Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire. + --Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire: + Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer? + Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,-- + Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre. + Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre? + Pourquoi rester muette et me laisser au coeur + Un doute, plus cruel encor que sa douleur? + Et surtout.... + + ROSINE. + + Je sais bien ce que vous m'allez dire, + Stello; mais songez donc: vous me forcez ici + D'accepter un amant ou de perdre un ami. + + STELLO. + + Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire + Qui lui puisse arriver quand il est amoureux, + C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux + Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème. + Que me fait l'amitié de la femme que j'aime? + J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps, + Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière! + Et vous allez m'offrir une telle misère? + Appelez vos laquais pour me jeter dehors. + Soyez plus charitable en étant plus altière. + Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur + Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse, + Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur + D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur. + + ROSINE. + + Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse, + Failli pleurer, Stello. + + STELLO. + + Maudite ma tendresse + Qui fait naître une larme en un regard si doux! + O ma reine! Oh! pardon! + + ROSINE, souriant. + + Vous passez à l'extrême; + Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux. + Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même. + N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime? + + STELLO. + + Non, vous ne m'aimez pas. + + ROSINE. + + Je le crois comme vous, + C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille, + Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille + En attendant son heure, inondera mes sens + Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise, + Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise + Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps. + Certes, l'émotion que votre aveu me cause + Est bien loin de cela, pour être de l'amour, + Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour, + Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose + Que le vague plaisir que j'avais de vous voir. + Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre; + Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre? + J'étais heureuse en vous attendant chaque soir. + M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être, + Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir, + En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir, + Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître + Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter + De ne point avoir su vous le faire accepter. + + Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure, + Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure; + Tous deux parlaient encore,--il faisait déjà nuit,-- + Oubliant le destin devant cette nature, + Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit, + Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère; + Il marchait au hasard et d'un pas inégal. + Une larme brûlante errait sous sa paupière; + Il emportait au coeur une blessure amère. + + La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal. + + + III + + Si vous avez connu la mine la plus fière, + Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur, + Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre, + Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur, + Tenace comme un roc et doux comme une fille, + Il avait les défauts d'un bon fils de famille + Et ce rare bonheur de compter à la fois + Les solides vertus des héros d'autrefois. + Il avait de bonne heure appris l'expérience, + Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance, + Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans; + Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps. + + Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente + Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente, + Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour + A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour. + Au reste, sa fortune égalait sa noblesse. + Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse, + Entraver sa nature ou gêner son instinct; + Il grandit librement, au gré de son destin. + Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire. + Tel il était sorti du ventre de sa mère, + Tel nous le retrouvons au jour de ce récit. + --Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici: + + Avec de pareils dons que lui fit la nature, + Je vous laisse à penser,--sans compter sa figure,-- + Si Stello dans le monde eut bientôt des amis. + Heureusement pour lui, la chose la plus sûre, + Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis + Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie, + Il avait assez vu comme le monde oublie + Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas + De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras. + + Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine, + Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé. + Il avait doucement senti dans sa poitrine + Grandir un sentiment qui l'avait dominé. + Ce n'était plus alors cet enfant débauché + Que les fous de son bord se vantaient de connaître; + Ce n'était pas non plus,--tant l'amour nous pénètre! + Le Stello d'autrefois incrédule et lassé. + Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse. + Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse + Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré. + Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné; + Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse, + Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux, + Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux. + + C'est une chose étrange et bien inexplicable + Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant, + Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable, + Attelle au même joug un couple différent. + + Quel mystère inouï, quel sort inexorable + Jette au hasard deux coeurs dans un même courant? + Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices? + Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices, + S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs? + Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices, + Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices, + Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs! + Encor si sa fatale et maudite puissance, + Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués, + Se contentait de prendre avec indifférence, + Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance + Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés! + Mais non.... Il semble même, ô misère inouïe! + Que les prédestinés à cette mort sans fin + Portent une auréole et que, dans cette vie, + Un ange les reprend quand la mort les oublie. + --Envoyé de malheur!--c'est l'éternel destin, + Hélas!--Le feu du ciel, né des fureurs sublimes, + N'a menacé jamais que les plus hautes cimes; + Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon. + La douleur est sur terre et choisit ses victimes + Parmi ceux dont le sceau du génie est au front. + + Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale. + Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle, + Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé. + On prétend qu'il avait juré d'être vengé. + Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée + Qui décida son sort,--la dernière pour lui,-- + De laquelle il sortit l'âme désespérée, + Seul désormais, errant au hasard dans la nuit, + Stello quittait Paris. + + + IV + + Qui sait ce que peut faire + De ravage sans borne et de taches sans nom, + Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond, + Le souvenir mortel d'une horrible misère? + Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur + Va se perdre à jamais une âme désolée? + Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur + Attend le désespoir au sortir d'une allée + Pour lui souffler au corps une vengeance usée? + Qui connaîtra jamais de quel rude sillon + Se creuse un coeur atteint d'une telle torture + Et quel venin terrible en greffe la morsure + Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front? + Qui connaîtra jamais,--quand l'amour le renie,-- + Où va le malheureux, en se frappant le coeur, + Prostituer l'amour dont il faisait sa vie + Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie, + Rire lugubrement de sa propre douleur? + L'amour, le grand amour est ce baume suprême + Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond: + Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême, + L'homme peut naître encor de sa souffrance même, + Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt. + + + V + + La lune était limpide; Alger, la blanche ville, + Depuis longtemps déjà dormait profondément; + Et depuis la _Casbah_ jusqu'à la mer tranquille + On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile, + Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant. + La nuit splendide et calme étalait ses étoiles + Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu, + Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles, + La terre eût entrevu les domaines de Dieu. + La rue était sans bruit. La plage solitaire, + Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière, + Berçait dans les échos son chant triste et rêveur. + Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur! + Nulle voix n'animait la muette mosquée. + Pas même un frôlement de Mauresque masquée + Gagnant quelque ruelle étroite et désertée: + Le port semblait une ombre et la ville un tombeau. + + Cependant, à travers le murmure de l'eau + Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive, + Un plus étrange accent que la brise plaintive + Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger; + Plus sourd que le fracas des lames sur la grève + Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve + Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger. + + On eût dit comme un choeur de voix incohérentes, + Comme un lointain concert de plaintes discordantes + Où des éclats de rire étouffaient des sanglots; + Dont le vent emportait les notes turbulentes + Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux. + Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale, + Qu'on entendait à peine, une femme chantait + Quelque libre refrain que la bande écoutait. + Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale + Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale + Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît. + + Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace + Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs. + C'est une nuit d'orgie à se voiler la face; + Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs. + + STELLO. + + Qui parle du passé? La peste du trappiste + Qui vient gémir ici!--Georgette, mon cher coeur, + Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur! + C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste + Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!-- + Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur, + Quiconque a le vin triste est un méchant buveur. + Hors d'ici les regrets et la mélancolie! + Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie, + Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier! + --A la littérature!--A la gendarmerie! + Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié; + On abuse du mot, c'est une maladie. + A la santé de ceux qui croyaient à l'amour! + + (Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner + sa bourse dans sa main.) + + Non! Non! + Non! Non! + Voilà ce qu'aime Margot! + + Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce + Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour + Dans le creux des échos déclamant leur tristesse. + L'amour, même au théâtre, est un moyen usé. + D'abord c'est mélodrame... + + GEORGETTE, élevant son verre. + + A toi, mon adoré! + + STELLO. + + Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure + Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure! + Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté. + Les murs sont à l'envers ... ha! ha! la belle danse! + Vous avez tous la tête en bas ... les pieds en l'air.... + Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance; + Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...-- + Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois à l'hyménée! + Je deviens vertueux quand il est si matin. + _Ma, corpo di Baccho!_ mon verre est encor plein? + (Il boit.) + A boire!... j'ai dans l'âme une joie insensée.... + Décidément, l'homme est un piteux mannequin....-- + Que je voudrais avoir le ventre de Silène! + Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.-- + Georgette ... je suis gris, mon coeur, en vérité! + Au diable les soupirs!...--Vive la volupté! + Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane, + Chante-nous le refrain d'une chanson profane; + Chante nos vins de France et nos amours perdus! + Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe! + Silence! La bacchante a tordu ses bras nus; + Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe. + + CHANSON DE GEORGETTE. + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vivent la table et la beauté! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai, hors la volupté! + + Vive l'amour des courtisanes! + L'amour qui s'obtient sans effort. + Vivent les yeux de ces sultanes, + Les baisers sur les ottomanes + Quand le vin ruisselle avec l'or! + + Malheur aux femmes de ce monde! + Honte à ces bégueules sans coeur! + Leur métier de vertu profonde + Est encor cent fois plus immonde + Que notre métier d'impudeur. + + A nous leurs maris et leurs frères! + Nous autres, les filles sans nom, + Nos calèches sont plus légères; + Et leurs fils boivent dans nos verres + Pour nous venger de leur affront. + + Vive la clarté des bougies! + Vivent la débauche et le bruit! + Comme les lèvres sont rougies! + Les yeux pâlis par les orgies + Ne brillent plus qu'après minuit. + + D'ailleurs, nous sommes les plus belles, + Et, partout, c'est nous qui trônons; + C'est pour nous qu'ils sont infidèles, + Mais ils ne valent pas mieux qu'elles, + Ces beaux fils que nous ruinons. + + Oui, votre sottise est étrange, + Car vous nous faites les yeux doux + Et nous méprisez en échange; + Mais vous nous traînez dans la fange + Sans pouvoir vous passer de nous. + + A nous vos jeunesses rendues, + Vos bijoux, vos chevaux de prix, + Vos amours, vos santés perdues! + A nous, à nous, filles vendues! + Pour nous venger de vos mépris. + + Vive l'atmosphère étouffante + Qui se répand dans un festin! + Puisque c'est le vin que je chante; + Plus la chaleur est accablante, + Meilleur encore en est le vin! + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vive la table et la beauté! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai hors la volupté! + + LE CHOEUR. + + Ta chanson a menti, Georgette. + C'est immoral! + + GEORGETTE. + + Dieu! qu'il est bête! + Allez au diable! + + LE CHOEUR. + + Au diable? bon, + J'y suis. Le trajet n'est pas long. + Vive Dieu! l'enfer est en fête. + Ma foi! le bourgogne a du bon, + Ma voisine dort comme un plomb, + Tout ce vin me porte à la tête. + Vivent le diable et le mâcon! + Vive Georgette!... et sa chanson! + Georgette a lu de mauvais livres! + L'auteur! + + STELLO. + + C'est moi!... vous êtes ivres. + + (Il roule de sa chaise.) + + LE CHOEUR. + + Hurrah!--hé!--holà !--ho!--bravo! + Silence!... en triomphe Stello! + Il faut le coucher sur la table. + Parle donc!... as-tu soif?... Que diable! + Il ne fait pas un mouvement. + Salut! c'est le roi de la fête! + Monte à côté du roi, Georgette, + Et verse à boire à ton amant. + + Telle dans la campagne, à cette heure attardée, + L'orgie osait troubler le silence des bois. + La maison d'où partaient ces cris et cette voix, + Était celle où Stello, cette même soirée, + Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort. + Ainsi que l'avait dit un ami charitable, + Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort, + On l'avait de son long étendu sur la table + Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller, + Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane + Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller. + Auprès de lui debout, la belle courtisane, + Georgette, la bacchante au front échevelé, + La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté, + Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte, + Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte, + Achevant le refrain qu'elle avait commencé, + Lui versait de son haut un flacon sur la tête. + Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête, + Sans cesse redoublant son tapage effréné, + Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse, + Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse, + Près de tomber aussi, semblait plus acharné. + + Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide, + Ses cheveux inondés et collés par le vin, + Son beau col débraillé dans sa chemise humide, + Plus pâle que jamais sous la clarté morbide + Des lustres que déjà pâlissait le matin, + Laissait pendre ses bras comme une masse inerte. + + Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte, + Avait pu contempler ce spectacle navrant! + Devant cette misère et cet abaissement, + Devant ce regard morne et cette indifférence; + En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance + Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré; + En songeant qu'elle seule avait désespéré + Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance + Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait; + En retrouvant ainsi cette riche nature + Où la pâle Débauche imprimait sa souillure, + Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait? + + + VI + + Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie, + Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver, + Après avoir couru par toute l'Italie, + Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie, + Un soir notre héros débarqua dans Alger. + Son luxe pouvait seul égaler sa folie, + Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien. + Les faciles amis qu'il traînait à sa suite + Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite, + Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien. + Lui-même il le savait et glissait de plus belle + Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui. + + Il disait seulement,--sa ruine vînt-elle,-- + Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle, + Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui. + Pour le moment Stello, sans souci de la vie, + Menait un train de prince en son château d'_Hydra_. + C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie, + Retrouvé, s'affolant en noble compagnie, + Fort épris de Georgette et gris comme un soldat. + + O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre! + Mystère de l'amour,--ô palais!--ô décombre! + Qui de nous a jamais sondé ta profondeur? + Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur + Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre. + Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre + Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris, + Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris? + Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes + Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert + Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes + Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes, + Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert? + Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme + Une misère, un rien, un caprice écouté, + Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame, + Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme + Une plaie où se va perdant l'éternité? + + Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide + Qui regarde sans voir, ce fantôme livide, + Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous? + Ce ne peut être lui.... C'est un autre.... Il se lève: + Non, ce n'est point Stello qui gisait là -dessous. + C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve. + Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive + Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts. + Circé se vanterait de sa métamorphose! + Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose, + Cependant, que de voir un aussi jeune front + Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront. + + C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille, + Capable de tout bien comme de tout honneur, + Osait parler d'amour et croyait au bonheur. + Telle on voit, dans les champs, une féconde treille + S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier: + Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance, + Ployant sous le fardeau de sa propre abondance, + Se mêle dans la boue aux pierres du sentier. + + Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance + D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour + Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme, + Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme, + Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour; + Mais, une fois ce charme arraché de sa vie, + Une fois qu'il eût vu la dernière lueur + Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur, + Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie, + Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie + Infâme et désolante, et que c'est un malheur + Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur. + Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse; + Et son coeur retomba d'autant plus désolé + Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse + Pour suivre en souriant son fantôme envolé. + C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé, + Un nuage qui passe emprunter un visage + Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage; + Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image, + Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté, + Notre coeur se débat dans la réalité. + Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse! + Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse! + Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui, + Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui. + + C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même. + En vain il refoulait, par un effort suprême, + Ses larmes et ses cris et sa folle douleur; + En vain il affectait une froide ironie; + En vain dans la débauche il consumait sa vie; + En vain, pour le tuer, il reniait son coeur: + Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance, + Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès, + Sous son masque impassible il pleurait en silence. + Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais, + Stello sentait en lui sa terrible morsure, + Et, plus vivace encore après sa flétrissure, + De son ancien amour l'éternelle torture + Se réveillait alors, plus rude que jamais. + + Quelquefois, cependant, sa puissante nature + Reprenait le dessus. Il redevenait lui. + Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure, + Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli. + Ces jours-là , fatigué de sa dernière orgie, + Las de son monde et las de sa banale vie, + Pour errer librement et rêver sans témoin + Il partait à cheval et s'en allait au loin, + Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée + Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée, + Conduit par son murmure et bercé par son chant. + Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie, + Charme mystérieux! votre mélancolie, + D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant? + + Par un de ces jours-là , seul, comme à l'ordinaire, + Stello longeait la mer et se laissait aller + A ce calme complet où la nature entière, + Sous ces ardents climats, semble se dévoiler. + C'était en plein automne. On eût dit que la terre + Eût caché, ce jour-là , le soleil dans son flanc, + Tant le ciel était tiède et le jour caressant! + Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde + Que ses yeux saluaient pour la première fois. + Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois, + Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde. + Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde, + Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix. + Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse + Se soulever en lui sous le souffle divin + Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse, + Les cendres du passé s'envoler de son sein. + Son coeur était vivant! Il aimait la nature. + Il se berçait au chant de l'onde qui murmure + Et comprenait le monde on regardant les cieux. + Il lui semblait entendre une voix inconnue + Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue + Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux. + Son coeur était vivant! + + Quand il vit la campagne + Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir, + Quand il vit le soleil pencher sur la montagne + Qui se dressait déjà comme un fantôme noir, + Alors il s'aperçut qu'une grande distance + Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir. + Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence. + Il tourna son cheval pour mieux s'orienter + Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner + _Sidi-Ferruch_, ainsi qu'un fil sur la mer bleue; + Il tourna derechef et gravit le coteau: + Le _Tombeau de la Reine_ au loin; à droite l'eau; + A gauche, _Coléah la Sainte_; un quart de lieue + Le séparait alors de ce fond sans pareil + Où s'endort _Bou-Smaël_ au couchant du soleil. + + Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge. + Un quart d'heure plus tard il était attablé + _Hôtel de la Panthère_, aspirant l'air salé + Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge. + + En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans + Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche: + Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants, + Appuyant sur sa main sa tête qui se penche + Et laissant son travail pendre sur ses genoux, + Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée, + Elle considérait Stello d'un oeil si doux + Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée. + Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée. + Quel mystère insondable elle avait dans les yeux! + Dans le pays, chacun se la rappelle encore, + Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore; + Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux. + --Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages + Réservait cette perle au souffle des orages? + Au village on disait qu'elle riait toujours + Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours + Il faut aller si loin trouver telle sornette! + Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours. + Du nom comme des traits, ressemblance complète: + Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette. + + Quand la Fatalité nous trace le chemin, + Insensé qui s'agite et croit fuir son destin. + + Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle. + Pourquoi ce long regard attaché sur le sien? + Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle? + Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle + Alors que cette enfant même n'en savait rien? + Qui l'approfondira, cet éternel mystère? + Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard + Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard + Pour se briser encore.--Et quelle chaîne amère, + Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre! + Le fait est que Stello pâlit horriblement + Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant, + Se croyant le jouet de quelque mauvais ange. + Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange + Que son verre faillit échapper de sa main. + Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain, + Il le vida d'un trait avec un rire étrange. + + Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin. + + + VII + + Où sont-ils?--_Le Méandre_ est parti pour la France. + Le flot, de son sillage a gardé la nuance + Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir + Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges + Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges + Que l'aube diamante et qu'argente le soir! + Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance, + Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.» + ... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance + N'a jamais au soleil étalé plus d'azur. + Adieu!--Stello!--Rosette!--Espérance! Espérance! + + Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur. + + L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre. + + Sur la proue appuyés, seuls et silencieux, + Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux + Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre + D'une tristesse éparse à travers leur bonheur. + Les passagers, voyant deux âmes tant unies, + Se racontaient tout bas qu'après mille folies + De débauche et de luxe, _il_ s'était pris de coeur + Pour _elle_ qu'il avait enlevée et ravie, + Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris + Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie, + De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits. + + + VIII + + Par quels détours secrets le hasard qui nous mène + Ne peut-il nous conduire à son but ignoré? + Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné + A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne? + Tel recherche la mort qui ne la trouve pas. + Tel autre la redoute et s'attache à la vie + Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie, + Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas. + Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave. + Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave! + O vieillard entêté qui nous tiens dans la main; + Quel grief as-tu donc contre le genre humain + Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance, + Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance? + + O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants + Loin de ces souvenirs que ma plume soulève. + Mon âme se reporte à de cruels instants. + Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève? + Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps; + Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève + Ne se mêleront plus à mes tristes accents. + + Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie, + Rosette et son amant s'aimaient à la folie, + Et tenaient leurs amours pour uniques soucis, + S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude + Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris, + De n'amener chez lui pas un de ses amis, + Fit que rien ne troublait leur chère solitude. + Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis. + + Mais combien ce bonheur fut de courte durée! + Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée! + Destinée impassible! Oh! sombre lendemain + Que suspendait sur eux ton immuable main! + N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte + Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas + Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras, + Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte? + + Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas + Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine, + Engagé qu'il était par son ancien éclat. + Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine, + Un grand événement dont tout Paris parla. + On médit bien un peu, mon lecteur le devine, + Cependant tout était pour le mieux jusque-là . + Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola? + Insensés qu'ils étaient!--Ah! frémissez, madame! + Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame. + Ma plume, en ce moment, hésite à retracer + Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses. + Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses! + O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer. + + Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse, + N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher + Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse + Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper + Jusques à les confondre et dire: _Les deux Roses._ + A force d'en parler on fit tant et si bien + Que le hasard, habile en ces sortes de choses, + Les fit se rencontrer au Théâtre Italien. + + O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre! + En retrouvant celui qu'elle avait désolé, + Assis en face d'elle auprès d'une autre femme, + En le voyant heureux, et le sachant aimé, + Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame + Dont le contact mortel, en déchirant son âme, + Lui fit comprendre alors que _lui_ s'était vengé. + Et celle dont la bouche avait été muette, + Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur + Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur, + Ressentit à son tour cette fièvre inquiète + Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer. + + + IX + + Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner, + Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie + Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie, + Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller, + Que faire en attendant sinon que d'y flâner? + Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse + Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux, + Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse, + Et s'amusait de voir passer devant ses yeux + Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse + Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux. + Il restait donc perdu dans cette rêverie + Où ce flot pailleté de rire et de folie, + De soie et de velours l'enfonçait pas à pas; + Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause, + Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose + Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras, + L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas. + + A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse, + Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse. + Il était bien un peu surpris de la voir là , + A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle; + Peut-être aussi ... vexé qu'on le crût infidèle: + Mais quel mal un amant peut-il voir à cela? + Il est vrai que Rosette était peu coutumière + Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère, + Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon. + Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose, + Au reste, était d'autant plus probable que Rose + Connaissait quelque peu le maître de maison. + + A propos de cela, madame, il faut vous dire + --Ce qui fût fait déjà , si je savais écrire,-- + Qu'entre ces deux beautés, dont il est question, + La seule différence apparente et tranchée + Était un signe noir gros comme un grain de plomb + Dont Rosette portait la main gauche marquée. + + Or donc, il arriva ce que vous prévoyez: + Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse, + De ruse féminine et de regards noyés, + De désir et d'amour, cette autre enchanteresse + Eut raison du jeune homme ... et qu'il était trop tard, + En un mot, quand Stello reconnut la comtesse. + En vain eût-il voulu maudire le hasard; + Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée; + Tout son amour passé lui refluait au coeur, + Envahissant soudain sa poitrine oppressée, + Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur. + O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie, + Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie, + Pendant que ton Stello mourait entre des bras + Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas! + + + X + + Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses + Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour + Les aimant toutes deux et croyant sans détour + Rester loyal, tout en partageant ses caresses. + Vainement cherchait-il à se persuader + Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse; + Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse + Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter + L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer, + Il était pris soudain d'une telle tristesse + Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer. + Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme + Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme + Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!-- + De ne plus voir jamais Rosette de ses jours. + Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette, + Honteux et repentant, il s'avouait tout bas + Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète, + Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête + Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras. + + Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie, + Notre amoureux menait une assez douce vie + Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras + Que, soit pour conserver sa chère inquiétude, + Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude, + Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas. + + + XI + + Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse, + Comme un pressentiment à travers son bonheur, + Vient noyer son regard et donne à sa tendresse + Je ne sais quel accent de furtive langueur. + Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupée + Trahit le battement de ton coeur inquiet. + Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait + Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée. + Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs? + Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire + Est-il d'une tristesse impossible à décrire? + Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs? + Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie + Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie; + Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi. + Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi? + Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme! + Laisse-la déborder, cette amère douleur + Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur! + Elle te vient du jour où tu vis cette femme. + Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit; + Et tes yeux ont compris, à son mortel silence, + Le secret de sa vie; et cette ressemblance + T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit. + + Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange + Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était, + Devinait par instinct que Stello la trompait. + Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change, + Calmer sa jalousie et croire en son amant; + Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme, + Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame, + Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant. + + Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle + Entendre, aux Italiens, le _Don Juan_ de Mozart. + Le jeune homme accepta, souriant du hasard. + Il comparait la pièce à la scène réelle + Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas + Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche, + Et qu'il courait, riant de sa propre débauche, + Vers un sort plus affreux que son propre trépas. + + Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire, + Un frôlement, pareil à celui de la moire, + Fit retourner Stello vers la loge à côté. + Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé, + Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête. + Il ne put prononcer que le nom de Rosette; + Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort, + Il courut à sa loge et, d'une main tremblante, + Relevant doucement sa maîtresse mourante, + La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort, + S'enfuit on emportant son douloureux trésor. + + + XII + + Déjà la lampe d'or au plafond suspendue + Pâlit de ses rayons l'indécise clarté. + La pendule sonore a par deux fois tinté. + Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue, + N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue + Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté? + + C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille + N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur. + Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille; + Son sourire trahit le rêve de son coeur. + Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille + Semble chercher un souffle à travers sa pâleur. + + Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire + Comme un enfant qui dort après avoir pleuré; + Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré, + Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre; + D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire + Éclairer en passant son front décoloré. + + Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé. + Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte + Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé. + Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte! + O sombre et lente nuit! O funèbre clarté! + Rien! Rien que le silence et l'immobilité. + + N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte: + Cette main est glacée et retombe aussitôt. + Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée, + Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée, + Et, sur ce même lit où Rosette est couchée, + Une dernière fois, sans prononcer un mot, + Serrant entre ses bras cette fille adorée, + Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot. + Déjà de ce beau corps l'âme était envolée; + Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée.... + Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho. + + Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée, + Comme elle avait tenu sa main gauche fermée, + Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu, + En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut + Le billet que voici, de la main de Rosine: + _«Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine. + Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra. + La seconde baignoire est à gauche;--c'est là .»_ + Alors il comprit tout; et sa tête penchée + Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée. + Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu. + + Il est parti depuis et nul ne l'a revu. + + Rosine aime le monde et le cherche sans cesse; + Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse, + Et cherche dans le bruit un oubli mensonger. + + Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère? + Quand le vent du destin a passé sur la terre, + Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher. + + + 1862. + + + + +LÉONE + +--CONTE AUX JEUNES FILLES-- + + + I + + Dans ce temps-là , mesdemoiselles, + Paris était, comme aujourd'hui, + La ville des époux fidèles; + On en citait bien sept ou huit. + Les gens naïfs dormaient la nuit + Et les bonnes moeurs étaient telles + Qu'il fallait qu'un père eût conduit + Sa fille à trois pièces nouvelles + Pour qu'elle en sût autant que lui. + + Comme aujourd'hui, chaque ménage + Était d'un exemple touchant: + Jamais on ne parlait d'argent + Dans les contrats de mariage. + Les maris n'étaient point tenus + D'être plus riches que Crésus; + Leurs moitiés étant peu coquettes, + Les trois quarts de leurs revenus + Suffisaient presque à leurs toilettes. + + Entre autres détails singuliers, + Il paraît qu'en ces temps austères, + Suivant leurs goûts irréguliers, + Ces dames avaient des bottiers + Et ces messieurs des bouquetières. + + Quant au scandale, on ignorait + Absolument ce que c'était, + Car, Dieu merci! pour la constance, + Paris est le pays de France + Qui craint le moins la concurrence. + Les rois s'en vont; mais les ramiers + Nichent toujours aux Tuileries. + Leur amour n'a pas deux patries; + C'est là , dans les grands marronniers, + Que ces doux oiseaux familiers, + Modèles des coeurs réguliers, + Ont établi leurs galeries. + + Charme étrange des rêveries! + A voir ces hôtes printaniers + Perdus sous les ombres fleuries, + Je songe à tous les amoureux + Qu'attire ce séjour ombreux + Et j'admire la ressemblance + De ces oiseaux si gracieux + Avec certains petits messieurs. + Au fond, le plus pigeon des deux + N'est pas toujours celui qu'on pense. + Quant aux belles, je ne veux pas + Les comparer à nos palombes; + Mais ce n'est point, dans tous les cas, + Le bec qui manque à ces colombes, + Ni la douceur, ni la beauté, + Ni même la légèreté. + + Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles, + Reprenons pour quelques instants + La chronique du bon vieux temps + Dont je vous donnais des nouvelles. + + Alors, toujours comme aujourd'hui, + Les dévotes, c'était l'usage, + Se rendaient en pèlerinage + Autour du «Lac» avant la nuit. + C'était dans un bois solitaire + Et sauvage qu'on appelait + Bois de Boulogne; et l'on allait + Y déployer un luxe austère. + On voyait là , sous les bouleaux, + Des créatures angéliques + Avec de tout petits chapeaux, + En calèche à quatre chevaux, + Prendre des airs mélancoliques. + D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts + A deux chevaux, pas davantage! + Et dans ce modeste équipage + Abritaient leurs humbles trésors. + + Même rigueur pour le costume. + On poussait la simplicité + Jusques à la sévérité. + Je sais bien que c'est la coutume; + Mais vraiment on allait trop loin. + On outre-passait sur ce point + La limite des exigences. + + Jusqu'à trois fois on remettait + La robe neuve qu'on portait; + Et l'on ne se décolletait + Jamais, à moins de circonstances + Très-rares, c'est-à -dire: bals, + Concerts, réveillons, festivals, + Soupers, réceptions, soirées, + Conférences, cours, matinées, + Séances, dîners d'apparat, + Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra, + Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.» + + A part cela, les élégantes, + Au dire de plus d'un auteur, + Avec la plus stricte rigueur, + S'en tenaient aux robes montantes; + Et, par un excès de pudeur + Dont on retrouve encor la trace, + Se résignaient de bonne grâce, + Pour mieux cacher leurs cous mignons, + A porter d'énormes chignons + Que leurs coiffeurs, mis en campagne + Et chargés de ces soins discrets, + Leur faisaient venir tout exprès + De Picardie et de Bretagne. + + J'ai vu des factures du temps; + Un chignon du plus grand modèle, + Bien monté, garanti quatre ans, + De la qualité la plus belle, + Valait de quatre à cinq cents francs, + Mais quelle solide coiffure! + Décidément, je vous le jure, + C'est un luxe que je comprends + Que celui de la chevelure. + C'était un si bel ornement + Que ces chignons! Et puis vraiment, + Pour une mère de famille, + Est-il un souci plus charmant + Que de léguer par testament + Ses fausses nattes à sa fille? + + Enfin, pour vous dépeindre mieux + Cette époque exceptionnelle, + Je puis vous apprendre sur elle + Un détail assez curieux. + Suivant le quartier de la lune + Une femme était blonde ou brune + Et, de la veille au lendemain, + Changeait sa pâleur en carmin: + Car on détestait la paresse + Dans cet âge à présent vanté. + Vous voyez, sans qu'il y paraisse, + Que nous n'avons rien inventé. + + Mais, n'importe! En prenant la plume, + Mon intention n'était point + De tant discourir sur ce point. + N'y voyez aucune amertume, + Si je l'ai fait, c'est qu'au moment + De vous commencer mon histoire, + Il m'est venu subitement + Un scrupule, et voici comment: + Si vous alliez ne pas y croire? + Mes deux héros sont bien constants! + Un amour que rien ne sépare, + Cela se voit de notre temps; + Mais c'est un exemple bien rare + A toute autre époque. Et voilà + Pourquoi je disais tout cela. + Car, ce que vous allez entendre, + Il fallait bien vous l'expliquer, + Et commencer par vous apprendre + Que le temps dont je veux parler + Ressemble au nôtre à s'y tromper. + Dès lors, ce que je vais conter + N'a plus rien qui doive surprendre, + Et je commence. + + + II + + Les savants, + Qui font bâiller de pauvres gens + Et dessécher de pauvres roses, + Passent pour savoir toutes choses. + Eh bien! (jugez d'après cela + Du niveau de l'Académie) + Je n'en sais pas un qui nous die + Comment Léone se trouva + Être, à seize ans, la plus jolie + Des danseuses de ce temps-là . + Pauvre fille de comédie! + Dont nul n'a raconté la vie, + Et qui peut-être ensorcela + Plus d'un immortel qui l'oublie. + + Mais, au fond, cela n'y fait rien; + Le fait n'en est que plus notoire; + Et, quant à moi, l'on peut m'en croire + Je ne suis pas historien. + + Or donc, mes belles demoiselles, + S'il me faut faire le portrait + De Léone, je vous dirai + Que, si le bruit qui court est vrai, + En la regardant les gazelles, + Dont chacun vante les doux yeux, + Se dépitaient à qui mieux mieux + De voir qu'une simple mortelle + Eût osé s'en procurer deux + Dessinés d'après leur modèle. + Avec ces yeux-là , vous pensez + Que des cils bruns et retroussés + Devaient aller le mieux du monde; + Et les cheveux noirs abondants + Montraient, sous leurs flots imprudents, + L'oreille vierge de pendants. + + Ajoutez que, sans être blonde, + Elle avait, comme Ophélia, + La pâleur d'un camellia, + Qu'elle était petite et mutine, + Avec de certains airs douteurs + Et des sourires enchanteurs; + Qu'elle avait la main blanche et fine, + Le pied perdu dans la bottine, + Et que sa lèvre de rubis, + Constamment mouillée et vermeille + Au milieu de ces tons pâlis, + Rougissait comme une groseille + Tombée au beau milieu d'un lis. + + Pour compléter le paysage, + Sachez encor que son corsage + Renfermait une âme de prix. + De plus, ainsi que c'est l'usage + Dans les théâtres de Paris, + Étant jolie, elle était sage. + + Ainsi fut et non autrement + L'héroïne de ce roman, + Qui n'eut jamais qu'un seul amant. + + + III + + Ce qui lui manquait, à vrai dire, + Ce n'était pas les amoureux; + Vous savez qu'avec un sourire + On en a plus qu'on n'en désire, + Et son sourire en valait deux. + Mais, bien qu'on fit queue à sa porte, + Tous ceux qui lui faisaient la cour + En étaient pour leurs frais d'amour. + La chronique du temps rapporte + Que Léone, en les égarant + Avec son sourire enivrant, + Les tenait tous au même rang. + + Hélas! la vertu d'une fille + Est comme le pur diamant: + L'acier s'émousse vainement + Pour mordre le caillou qui brille; + Rien ne l'entame. Seulement, + S'il tombe, adieu le diamant! + + Quand on est vierge et qu'on est belle, + Surtout à l'âge de la belle, + A l'amour on est peu rebelle. + + Vierge et danseuse! Par ma foi! + C'était un vrai gibier de roi. + Et, chose rare et curieuse, + Bien qu'elle eût, au gré de son coeur, + A choisir plus d'un grand seigneur, + Ce ne fut pas un bel acteur + Qui rendit Léone amoureuse. + + Parmi tous les beaux jeunes gens + Qui se faisaient les assiégeants + De cette belle créature, + Il en était un qu'on nommait + Patrice, et qui se renommait + Par plus d'une étrange aventure. + + C'était un charmant cavalier, + Très-digne d'avoir pour collier + Les plus jolis bras de la terre; + Et, comme il ne lui manquait rien, + Le ciel, qui lui voulait du bien, + Ne savait plus trop comment faire. + + Dieu, par un fait sans précédents, + L'avait fait noble, en même temps, + De coeur, de race et de visage. + Il pouvait avoir vingt-sept ans, + Et, pour attendre le printemps, + Il menait très-grand équipage. + + En somme, c'était un dandy; + Mais, comme la chanson le dit, + Il était franc, fier et hardi. + + + IV + + Mes chères lectrices, j'hésite + A continuer mon chemin; + Si vous ne me tendez la main, + Je n'irai jamais assez vite. + + Jugez un peu de mon ennui: + Je veux peindre une belle nuit + Et je ne sais comment la rendre, + Car c'est un sujet bien usé + Dont tant d'auteurs ont abusé + Qu'on ne sait plus comment s'y prendre. + + Certes, si j'étais écrivain, + Je ne chercherais pas en vain; + La chose serait bientôt faite. + Je prendrais le premier poëte + Qui me tomberait sous la main + Et je vous parlerais des voiles + De la nuit, et puis des étoiles, + Et puis du lac aux flots d'argent + Où se mire Phébé la blonde + Qui se penche vers l'eau profonde, + Et puis des bois, et puis du vent; + Du rossignol dans la vallée, + De la vieille tour isolée, + Des étoiles d'or ou de feu, + De l'herbe verte, du ciel bleu, + Des bouleaux que la lune argenté + Et surtout, chose très-urgente! + Du poëte à la Lyre d'or, + Ame dans l'idéal ravie, + Pleurant devant ce beau décor.... + Qu'il n'a jamais vu de sa vie. + + Car c'est un fait bien constaté + Que trois mille auteurs ont chanté + Juste la même nuit d'été + Sans qu'elle ait jamais existé. + Aussi, quel morceau bien traité! + + Dans le monde des élégies + L'hiver est beaucoup moins gâté; + Époque fraîche où les génies, + Pour réparer leurs insomnies, + Ne perdent pas à rimailler + Le temps qu'on doit à l'oreiller. + Et le fait est, mesdemoiselles, + Que dans notre calendrier + Les nuits ne sont pas toujours belles + Aux alentours de février. + C'est pourquoi je suis fort à plaindre, + Car la nuit qu'il me faut dépeindre + Se trouve au plein coeur de janvier. + + Figurez-vous donc la nuit brune, + Un vent très-sec, un ciel très-noir, + Dans ce ciel pas la moindre lune: + Un horizon à n'y rien voir. + Le givre dessèche la terre, + La grande route solitaire + S'allonge en ruban déroulé. + Sur la route déserte et blanche, + Légère comme un char ailé, + Rapide comme une avalanche, + Une berline au grand galop; + L'hirondelle qui rase l'eau + Va moins gaîment que ma berline + Dont le postillon bien payé, + C'est-à -dire bien éveillé, + Pour se donner meilleure mine, + A tous les échos d'alentour + Fait claquer son fouet, comme un sourd. + + Dans la berline est une fille, + Au front tout rose de pudeur, + Qu'un flot de fourrure entortille, + Mourante d'amour ou de peur. + Elle est dans les bras d'un jeune homme. + Si vous croyez qu'ils font un somme, + C'est que vous connaissez bien mal + Le coeur humain en général. + + Les baisers volent sur la route! + L'amour conduit les voyageurs! + Pour la fillette je redoute + Autre chose que les voleurs. + Les chevaux vont comme le diable! + La nuit est noire comme un four! + Le voyage a l'air agréable.... + Hue! donc, beau postillon d'amour! + + Mais je ne sais à quoi je pense + D'aller vous raconter cela. + S'il en est temps encor: défense + De lire ce chapitre-là ! + C'est une affaire scandaleuse + Comme on n'en voit plus à Paris; + Vous devez la trouver affreuse, + Et je suis bien de votre avis. + En vérité, c'est une histoire + Pleine d'une atrocité noire. + + Pourtant ce fut dans cet état + Qu'un beau soir Patrice emporta + Son amante Léonita. + + + V + + O vous, pour qui j'écris ces lignes! + --Et qui peut-être les lirez, + Bien qu'elles ne soient pas très-dignes + De l'honneur que vous leur ferez;-- + Vous, les belles filles de France, + Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté, + Vous, le sourire et l'espérance! + Vous, la jeunesse et la beauté! + O vous à qui sourit l'Aurore, + A qui tous les bras sont ouverts, + Qui ne connaissez pas encore + Vos printemps d'avec vos hivers! + + Vous, les vierges! Vous, les charmeuses! + Dont le coeur, peureux et hardi, + A des langueurs mystérieuses + Dans un corps jeune comme lui! + Vous, pour qui la coupe est remplie + Et qui vous sentez d'y goûter + Presqu'autant de peur que d'envie! + Vous qui faites aimer la vie + Ou qui la faites redouter! + + Vous, pour qui les vieillards moroses + Ont des regards pleins de regrets! + Vous, pour qui les roses sont roses + Et les bleuets bleus tout exprès! + Vous, pour qui chantent les poëtes, + Pour qui les étoiles sont faites + Et brillent dans l'azur des soirs! + Vous, pour qui les perles sont rondes! + O vous, les brunes et les blondes! + Vous, les yeux bleus et les yeux noirs! + Si vous avez, par aventure, + Daigné me suivre jusqu'ici, + Laissez-là , je vous en conjure, + Laissez-là ce triste récit + Dont j'ai commencé la peinture, + Car un destin malencontreux + Réserve à nos deux amoureux + Un dénoûment des plus affreux. + + Adieu le rêve! adieu l'ivresse! + Adieu l'amour et la tendresse + Et les frais soupirs éperdus! + Adieu le bal et ses délires, + Et les parfums et les sourires! + Adieu tous les bonheurs perdus! + + Chevaux, postillon et berline + Qui, sur le flanc de la colline, + Descendiez si légèrement, + Vos grelots aux notes joyeuses, + Durant les nuits silencieuses, + N'effraieront plus l'écho dormant. + + Sur le grand chemin solitaire + Vous n'écaillerez plus la terre + Que durcit le givre argentin. + Tout ce passé que je soulève + S'est évanoui comme un rêve + Aux premiers rayons du matin. + + O gaîté! reste ensevelie. + Mon âme est désormais emplie + D'une sombre mélancolie. + + Je suis si triste que vraiment + Je ne sais plus du tout comment + Je vais reprendre mon roman. + Et, malgré mon regret sincère, + Je commence à m'apercevoir + Que le dramatique et le noir + Ne sont pas du tout mon affaire. + Mais puisque j'ai, sans m'en douter, + Commencé de vous raconter + Une histoire des plus touchantes, + Quoi qu'il puisse m'en advenir, + Je vais tâcher de la finir + En vous priant d'être indulgentes. + Si vous aviez quelque amitié + Pour le héros et l'héroïne + De ce roman très-détaillé, + J'en appelle à votre pitié; + Car leur bonheur s'est effeuillé + Ainsi qu'un bouquet d'églantine. + + Ma plume hésite à retracer + Le récit d'aussi tristes choses; + Hélas! quittez vos habits roses! + Hélas! vos beaux yeux vont pleurer. + + + VI + + Donc, autrefois, c'était l'usage: + Pour peu qu'on se fût épousé + Et que l'on fût civilisé, + Il fallait partir en voyage + Le soir même du mariage. + On n'a jamais bien su comment + Ni pourquoi vint cette méthode; + Mais sachez que c'était la mode + Et que vous-même, assurément, + N'eussiez pas fait différemment. + Car, suivant un vieil axiome, + La mode était, dans le royaume, + Aussi puissante que le roi; + Et, pas plus tôt la noce faite, + On se fût fait couper la tête + Plutôt que de rester chez soi. + Le départ était une rage; + On n'épousait pas sans partir. + En raison de votre grand âge, + Vous devez vous en souvenir. + + Or, voyez si la destinée + Est malignement enchaînée; + Un sourire amène des pleurs. + Cette mode qui vous étonne + Fut pour Patrice et pour Léone + La source de tous les malheurs. + + A vous dire le vrai, je doute + S'ils étaient mariés ou non. + Ils suivaient bien la même route, + Mais ce n'est pas une raison. + Je n'ai vu ni monsieur le maire, + Ni le curé, ni le notaire, + Ni les voitures d'apparat, + Ni le moindre bout de contrat, + Ni tuteur, ni père, ni mère, + Ni parents, ni gens, ni témoins, + Mais enfin j'ai vu les conjoints, + Et, pour moi, je les considère + Comme bien et dûment unis, + Mariés, prêchés et bénis + Par tous les abbés de la terre. + Dans tous les cas je crois qu'on peut + Dire qu'il s'en fallait de peu, + Car, dès le soir, ils s'en allèrent + Et, huit jours après, s'embarquèrent, + Ce qui, pour ce temps-là , dit-on, + Était le suprême bon ton. + + S'ils voulaient aller en Turquie, + Ou dans l'île de Bornéo, + Ou simplement en Italie, + C'est ce que je ne sais pas trop. + + Ce que je sais, c'est qu'un navire + Se perdit vers le lendemain, + Qu'un pêcheur (pas Napolitain, + Mais c'est tout ce que j'en puis dire) + Au bord du rivage trouva, + Pâle et blanche, Léonita, + Comme une madone de cire. + + Elle était sur le sable fin, + Sous le gai soleil du matin + Qui riait dans sa chevelure. + La vague l'effleurait un peu, + Comme une fille qui ne peut + Abandonner une parure. + + L'eau verte et le soleil joyeux + Mêlaient parmi ses longs cheveux + Des reflets d'or et d'émeraude; + Et les flots qui les déroulaient + Jouaient avec et s'en allaient + Comme des enfants pris en fraude. + + Un sourire presque effacé, + Dernier vestige du passé, + Entr'ouvrait sa lèvre pudique, + Et l'aurore qui rayonnait + Sur son front pâlissant, formait + Un contraste mélancolique. + Sachez pourtant, si vous l'aimez, + Que ses beaux yeux inanimés + N'étaient pas à jamais fermés. + + Léone revint à la vie. + Le pêcheur, pas Napolitain, + Qui la trouva sur son chemin, + Jugea qu'elle était endormie. + Ce fut lui qui fut son docteur, + Et qui, chose assez inouïe, + Fut en même temps son sauveur. + Il la prit tout évanouie, + L'emporta jusqu'en son réduit, + Et, sans plus de cérémonie, + Vous la coucha droit dans son lit. + Puis il fallait voir le bonhomme, + Par la chambre allant et venant. + Et soignant Léone tout comme + Si c'eût été son propre enfant. + + Si bien qu'à la fin, ô prodige! + La belle fille ouvrit les yeux + Et dit, en voyant ce bon vieux, + Les mots sacramentels: «Où suis-je?» + + Il la rassura de son mieux, + Lui dit comme il l'avait trouvée + Et combien il était joyeux + De penser qu'elle était sauvée. + Alors elle lui raconta + Comment elle, Léonita, + Et son «frère,» et tout l'équipage + Du navire avaient fait naufrage; + Qu'elle et son «frère» avaient pensé + Se sauver ensemble à la nage + Et qu'ils avaient bien commencé; + Mais qu'à la moitié du voyage + Les vagues et l'obscurité + Les firent changer de côté; + Qu'alors elle s'était perdue; + Qu'elle était enfin parvenue + Jusqu'à cette plage, mais là , + Tout ce qu'elle se rappela, + C'est qu'elle perdit connaissance. + Puis, comme elle s'inquiétait + De son «frère» qui lui manquait, + Le bonhomme, comme l'on pense, + Lui dit, pour la rasséréner, + Tout ce qu'il put imaginer + De plus propre à la circonstance, + Jurant ses grands dieux qu'on avait, + Dans un port voisin, qu'il nommait, + Fait le plus complet sauvetage + Du navire et de l'équipage. + Et, tout en lui contant cela, + Près de la belle il mit un plat, + Puis un verre, puis une assiette, + Et je crois même une serviette. + + Léone avait l'esprit fort gai. + Du moment qu'elle eut distingué + Dans le discours sans queue ni tête + Dont le brave homme lui fit fête, + Que Patrice, de son côté, + Etait lui-même en sûreté, + Cette charmante créature, + Sans se désoler plus longtemps, + Prit en riant son aventure. + Et, comme elle avait dix-sept ans, + Elle se mit, à belles dents, + A dévorer en conscience + Le déjeuner que, sur son lit, + L'excellent homme lui servit + Dans ses assiettes de faïence. + + Ce fut ainsi qu'un beau matin + Léone mangea le festin + D'un pêcheur, pas Napolitain. + + + VII + + Un mois plus tard elle était nonne: + Et la belle, au fond d'un couvent, + Pleurait,--que Dieu le lui pardonne! + Moins sa faute que son amant. + + Hélas! hélas! ô destinée, + A quoi bon l'avoir épargnée + Pour lui rendre des jours amers? + N'eût-il pas mieux valu pour elle, + A travers la nuit éternelle, + S'en aller morte au sein des mers? + + On n'avait sauvé du naufrage + Ni passagers, ni matelots; + Victimes d'une nuit d'orage, + Tous avaient péri dans les flots. + Parmi ceux que la marée haute + Vint jeter le long de la côte, + L'oeil éteint et le front blémi, + La pauvre fille n'eut pas même + La consolation suprême + De reconnaître son ami. + C'est en vain qu'on chercha Patrice; + La mer avait dû l'engloutir, + Car on ne put rien découvrir + Qui de sa mort fût un indice. + + Léone le pleura très-fort. + Je crois pourtant qu'on aurait tort + De parier qu'elle était veuve; + Et moi, si j'étais esprit fort, + Je ne croirais Patrice mort + Que lorsque j'en aurais la preuve. + + Quoi qu'il en soit, à qui voudra, + Le suivant chapitre apprendra + Ce que tout ceci deviendra. + + + VIII + + N'est-ce pas un spectacle étrange + De voir deux pauvres amoureux + Qui, lorsque pour eux tout s'arrange, + Et dès qu'ils devraient être heureux, + Se vont justement mettre en tête + Qu'ils sont séparés par la mort, + Et se bornent, sans plus d'enquête, + A maudire leur triste sort? + + La chose paraît incroyable; + Pourtant, vous l'avez deviné, + C'est là l'histoire lamentable + De notre couple infortuné: + + A dire la vérité pure, + Le héros de cette aventure + N'était pas mort dans les flots bleus, + Ainsi que l'on se le figure; + Mais il n'en valait guère mieux. + + Tandis que Léone est au cloître, + Où sa douleur ne fait que croître + Et embellir, en quelques mots + Je vais vous dire tous les maux + Que dut endurer le jeune homme + En trois mois d'un supplice affreux, + Et par ainsi vous verrez comme + Les voyages sont dangereux. + + Durant la nuit de ce naufrage + Où presque tous avaient péri, + Comme Léone et son ami + Tâchaient de gagner le rivage + Et se dirigeaient à la nage + Par un chemin fort encombré + Et surtout fort mal éclairé, + On se souvient, sans aucun doute, + Que Patrice fit fausse route. + Il s'était bientôt égaré; + Si bien qu'au lever de l'aurore + Le malheureux, n'en pouvant plus, + Moitié mourant, moitié perclus, + A peine respirant encore, + Et sur le point de se noyer, + Fut recueilli, sans connaissance, + Par un pauvre petit voilier + Qui longeait les côtes de France. + O douloureux rapprochement! + Cela se passait justement + A l'heure où, loin de son amant, + La belle, ignorant son tourment, + Déjeunait si mignonnement. + + Le jeune homme, en cette détresse, + N'en fut point, comme sa maîtresse, + Quitte pour la peur; car il fit + Une terrible maladie + Qui pensa lui coûter la vie + Et le retint trois mois au lit. + + Sur ce brave petit navire + Il fut soigné, tant bien que mal, + Du mieux qu'on put. Le principal, + C'est qu'il en revint. Mais le pire, + Ce fut le changement moral + Qui s'opéra dans sa nature. + On ne le vit, dans ces trois mois, + Pas sourire une seule fois, + Et cette funeste aventure, + Après même qu'il fut guéri, + Paraissait, à ce qu'on assure, + L'avoir pour toujours assombri. + Il revenait; mais ses idées + Étaient visiblement changées, + Et, de plus, le pauvre garçon + Crut si bien sa maîtresse morte + Qu'il ne tint en aucune sorte + A s'en faire apprendre plus long. + Bref, Patrice, à bout d'espérance, + Le corps vaincu par la souffrance, + Pleurant son rêve inachevé, + Aussitôt de retour en France, + S'en fut tout droit se faire abbé. + Vous me direz: «C'est mal tombé!» + Mais que voulez-vous qu'on y fusse? + Les faits sont là que rien n'efface: + C'est tantôt pile et tantôt face. + + Ce qui m'afflige, c'est de voir + Comme ce roman tourne au noir. + Le malheur est de la partie; + On se demande, en vérité, + Quelle fâcheuse sympathie + Put donner à chaque partie + D'une union bien assortie + Ce penchant pour la sacristie: + C'est comme une fatalité. + + Mais souffrez que je continue, + Et bientôt la vérité nue + Jusqu'au bout vous sera connue. + + + IX + + Voilà donc nos deux étourdis + Perdus, comme on disait jadis, + Sur le chemin du Paradis. + + Un jour vint qu'ils se rencontrèrent, + Mais ce ne fut qu'après longtemps! + --Donc, au bout de cinq ou six ans + Voici comme ils se retrouvèrent: + + Tandis que Léone au couvent, + Moitié priant, moitié rêvant, + Pleurait comme une Madeleine, + Il arriva que son amant, + Bien qu'il fût aussi fort en peine, + Oublia très-dévotement + Et sa maîtresse et son tourment. + + Je ne vais pas, comme on peut croire, + Tâcher d'excuser à vos yeux + Ce que peut avoir d'odieux + Une ingratitude aussi noire. + Que suis-je? un pauvre historien + Qui raconte, et n'invente rien. + + Donc, si ce jeune homme est coupable, + Ma lectrice pensera bien + Que je n'en suis pas responsable, + Et que sa conduite sans nom + M'indigne autant que de raison. + + Patrice était pourtant sincère; + Si rien ne l'eût désespéré, + Jamais il n'eût été curé. + Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire? + Son grand désespoir fut l'affaire + De six mois. + + Le pauvre garçon, + C'est une justice à lui rendre, + Dès qu'il fut en religion, + Sans vouloir d'abord rien entendre, + Maigrit de la belle façon. + Sans dormir du soir à l'aurore, + Sans parler de l'aurore au soir, + Tout défrisé, broyant du noir, + Mangeant peu, buvant moins encore, + C'était pitié que de le voir. + + Et c'est justement là le diable: + Un jeune abbé si languissant + Avait trop l'air inconsolable + Pour ne pas être intéressant. + D'autant que, si l'on considère + Que Patrice fut, en naissant, + Marquis de par ses père et mère, + Et qu'il avait sans contredit + Le pied mince, la mine fière, + De la fortune et de l'esprit: + On conviendra sans trop de peine + Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint, + Faire très-vite son chemin + Dans la sainte Église romaine. + + Pour commencer, il eut l'honneur + D'être invité chez monseigneur, + Lequel était un charmant homme + Qui le prit en affection, + Lui donna sa protection + Et, dès ce jour, le traita comme + Il eût fait d'un fils. En un mot, + Grâce à lui, notre ami Patrice + Fut fait prêtre beaucoup plus tôt + Que ne l'est un simple novice. + C'est alors que l'ambition, + Sans être encore la plus forte, + Lentement, par gradation, + Fit sa petite invasion. + Dans son coeur, de si belle sorte + Que sa très-chère passion + En fut sans bruit mise à la porte. + Bref, après un an écoulé, + Ce pauvre amant si désolé + Semblait à peu près consolé. + + Toutefois je n'oserais dire + Qu'il n'eût point gardé dans son coeur + Le souvenir de sa douleur: + Car, même à travers son sourire, + Son visage avait conservé + Je ne sais quoi d'un peu voilé, + Signe d'une douleur profonde, + Qui lui seyait le mieux du monde. + + Vous remarquerez en passant, + Mesdemoiselles, je vous prie, + Qu'avec cet air intéressant + Ce garçon, malgré son envie, + Ne pouvait pas faire autrement + Que d'avoir de l'avancement. + + + X + + Or, un certain jour que Patrice, + --Patricius en bon latin,-- + Avait justement le matin + Appris, au sortir de l'office, + Que l'on devait, le lendemain, + Le nommer évêque romain, + Il arriva que la nouvelle + De ce rapide avénement + Fit une sensation telle + Que ce fut un événement + Jusqu'au fond du cloître où Léone, + Fidèle comme au premier jour, + Priait le Christ et la Madone + De la guérir de son amour. + + A cette nouvelle imprévue, + Vous pouvez vous imaginer + A quel point elle fut émue + Et ce qu'elle dut éprouver. + + D'abord, sans force et sans courage + Devant ce fait presque inouï, + La pauvre enfant s'évanouit + Pour être en règle avec l'usage, + Mais, au bout de quelques instants, + Lorsqu'elle eut repris connaissance, + Oubliant toute obéissance + Et sans attendre plus longtemps, + Tremblante et pourtant décidée, + Les yeux baissés, le coeur battant, + Elle sortit de son couvent + Par une porte dérobée; + A pas furtifs et n'emportant + Qu'un petit miroir avec elle; + Et tandis qu'elle trottinait, + Tout le long du chemin, la belle + Furtivement s'y regardait + Pour voir si celui qu'elle aimait. + Allait encor la trouver belle. + + Ce point-là , seul, l'inquiétait. + Or, à cette époque, Léone + N'avait pas encor vingt-trois ans, + Et l'on sait que, pour bien des gens, + C'est le bel âge d'une nonne. + Mais, que l'on pense ou non comme eux, + C'est ainsi que notre amoureuse + S'en vint, palpitante et peureuse, + Chez monseigneur son amoureux. + + Lequel, il faut bien qu'on le dise, + Pour se donner avant la prise + Un avant-goût fort délicat + Des plaisirs de l'épiscopat, + Avec un sérieux d'église, + Était en train, pour le moment, + De s'admirer complaisamment + Devant un miroir de Venise + Et posait comme il le fallait, + Du talon jusques au collet, + Dans un bel habit violet. + + + XI + + J'affirme, de mémoire d'homme, + Que jamais miracle accompli + N'étonna créature comme + Sut être étonné notre ami, + Quand, pareille au lys qui frisonne, + Sous son voile, dont chaque pli + Tremblait sur sa blanche personne, + Il vit apparaître Léone. + Le fait est, sans plus d'embarras, + Qu'ils se jetèrent dans les bras + L'un de l'autre, et qu'ils s'embrassèrent + De bon coeur, et recommencèrent + Tant et si bien que l'évêché + Lui-même en eût été touché. + + + XII + + On se retrouve, on rit, on pleure. + On s'aime et le reste n'est rien; + C'est charmant. Bref tout alla bien + Pendant près d'une demi-heure. + + Mais, une fois l'émotion + Du premier moment apaisée, + Quand la froide réflexion + Vint, avec sa morale usée, + Se représenter à l'esprit + Du futur prélat, il se dit + Qu'il avait fait une folie; + Et je crois qu'il s'en repentit. + + Quoique Léone fût pâlie, + Elle était encor bien jolie + Et Patrice en eût été fou; + Mais l'évêché, quand on y pense, + A bien aussi son importance, + Et Patrice y tenait beaucoup. + + Lors il s'établit une lutte + Entre sa raison et son coeur, + Et le jeune homme fut rêveur + Pendant une bonne minute. + + Mais son parti fut bientôt pris, + Et, bien qu'il fût encore épris, + L'évêché lui parut sans prix. + + Aussi devint-il inflexible. + Et, quand la malheureuse enfant + Ne pouvant le croire insensible, + Le suppliait en étouffant, + A travers sa pâleur mortelle, + Avec ses beaux yeux languissants + Et sa voix aux sons caressants, + De partir encore avec elle: + + «--Ma chère, je réfléchirai, + Lui dit Patrice, et je verrai + Lorsqu'archevêque je serai.» + + Devant un semblable langage, + Voyant son bonheur s'écrouler, + Léone sentit s'en aller + Tout ce qu'elle avait de courage. + Et, par un changement subit, + Grave et muette, elle sortit + L'oeil sombre, la démarche lente; + Si bien qu'en la voyant ainsi + Déchevelée et chancelante, + Son amant, un peu tard, hélas! + Lui courut après dans l'allée. + + Mais, l'ayant en vain rappelée, + Pensif, il revint sur ses pas; + Car elle ne l'entendit pas, + Tellement elle était troublée. + + Elle rentra dans son couvent + Par la même petite porte + Qu'elle avait franchie en rêvant + Quelques heures auparavant. + Mais la secousse était trop forte, + Et ses soeurs ne la virent plus; + Car, à l'heure de l'Angelus, + Le soir même on la trouva morte. + + Patrice, en apprenant cela, + Se dit: «Le bonheur était là !» + Et derechef se désola. + + + XIII + + Quelle apparence recueillie + Offre à l'oeil ce parc ténébreux! + A voir ces vieux troncs vigoureux, + On sent bien la mélancolie + D'une antique forêt vieillie + Dans le voisinage sacré + D'un vaste et puissant prieuré. + + Ces bois ont un parfum mystique. + La vieille cloche au bruit d'airain + Y trouve un écho sympathique, + Et, ce lieu désert est empreint + D'une tristesse monastique. + Ces pins droits et silencieux + Disposent à la rêverie. + Leur ombrage est sombre et pieux, + Comme pour dire: «Ici l'on prie.» + Et les grands tilleuls tortueux + Ont, dans leur air majestueux, + Je ne sais quoi de vertueux, + De respectable et d'immobile + Qui donne à ce séjour tranquille + La solennité des saints lieux. + On dirait des religieux + Rêvant au néant de la vie. + Ce bois triste et mystérieux, + C'est le jardin de l'abbaye. + + Rien n'est changé dans le couvent. + Les arbres sont verts comme avant, + Et les nonnes du monastère, + Ainsi qu'autrefois, vers le soir, + Viennent promener et s'asseoir + Sous leur ombrage solitaire. + + Pourtant, derrière ce décor, + Est un jardin plus sombre encor, + Où jamais la fraîche églantine + N'accroche, le long des sentiers, + Aux branches des verts noisetiers + Sa tige odorante et mutine. + + Là , de vieux arbres en lambeaux + Protégent les pâles tombeaux + Contre le vent et la froidure; + Ce sont des ifs et des cyprès. + La rivière qui passe auprès + Reflète leur sombre verdure. + + Là , dans un éternel sommeil, + Dort plus d'un front jeune et vermeil, + Plus d'une par la mort blémie. + Sous un pin au feuillage épais, + Dans le silence et dans la paix, + C'est là qu'est Léone endormie. + + Elle dort. Le temps passera, + Et toujours elle dormira + Sous la pierre, immobile et douce, + Et de sa divine beauté, + Hélas! hélas! rien n'est resté + Qu'une tombe où verdit la mousse. + + Ce marbre, où nul ne doit venir, + Gardera seul le souvenir + De cette figure angélique. + Et seul, dans les tristes échos, + Le vent bercera son repos + D'une plainte mélancolique. + + Ainsi fut, et non autrement, + L'héroïne de ce roman, + Qui n'ont jamais qu'un seul amant. + + Et depuis lors le jeune évêque, + En proie au chagrin le plus noir, + Par amour devint ... archevêque, + Et cardinal ... de désespoir. + + + XIV + + Vous qui, d'une mignonne main, + Feuilletez ces pages légères, + Et qui les oublirez demain, + + O vous, lectrices passagères, + Dont la joue au sang de carmin + N'a point de roses mensongères; + Si jamais vous avez pleuré, + Si jamais vous avez aimé, + Si jamais vous avez rêvé: + Parfois, dans la triste soirée, + A l'heure où la lune éplorée, + Viendra, par la vitre nacrée, + Pencher sur nous son front tremblant, + Plaignez la nonne en voile blanc + Par la mort tout ensommeillée, + Qui repose au sein de l'oubli, + Là -bas, parmi l'herbe mouillée, + Printemps céleste, enseveli + Sous la campagne défeuillée. + + Le monde est un juge banal; + On trouve, en ouvrant un journal, + Des nouvelles du cardinal. + Mais Léone? qui parle d'elle? + C'est pourtant un rare modèle + Qu'une amante à jamais fidèle. + + + 1865. + + + + +PREMIERES LARMES + + + J'admire ces étoiles lentes; + J'y vois même, en rêvant un peu, + Comme des gouttes d'or tremblantes + D'un ton divin sur un fond bleu. + + J'écoute avec charme, ô nature! + Qu'est-ce donc qu'un coeur d'amoureux? + Ce bruit de cailloux, quand murmure + La source au fond du ravin creux; + + Quand la brise, sur la montagne, + Soupire en inclinant les fleurs: + Et me voilà , par la campagne, + Dieu me pardonne, tout en pleurs! + + Je crois même, quelle folie! + Qu'un rossignol ou qu'un pinson + Me rend plein de mélancolie. + Las! qui me rendra ma raison? + + D'où vient, j'ose à peine le dire, + Que je me suis, seul dans les bois, + Surpris quatre fois à sourire + Quand je pleurais tout à la fois? + + Est-ce l'amour? Sans m'y connaître, + Je le crois quand je pense à vous. + Mais, non; l'amour ne doit pas être + Si cruel, hélas, ni si doux! + + + 1856. + + + + +L'AUTOMNE + + + Septembre finissait: déjà le vent d'automne + Du printemps, dans les bois, effeuillait la couronne. + Les monts, dorés encor des reflets du soleil, + Se mouraient sous ses feux. Chaque arbre à son réveil, + Voyait le sol jonché de ses feuilles flétries, + Brillantes de rosée et par le froid meurtries. + Comme un rideau de gaze, une faible vapeur + Jetait sur la vallée un voile de langueur; + De quelques pauvres toits, en spirale dormante, + S'élevait lentement une trace fumante, + Tandis que le soleil, à l'horizon lointain, + Rougissait les coteaux d'un rayon incertain. + + En longs frémissements les brises murmurantes + De l'automne apportaient les senteurs enivrantes + Et soupiraient ces chants qui font rêver d'amour, + Errants dans les échos sur le soir d'un beau jour. + Et la nature alors chantait comme en un rêve + Le silence et l'amour, l'ombre et tout ce qui rêve, + Puis semblait, languissante ainsi que la beauté, + Mourir dans sa splendeur et sa sérénité. + + + Octobre 1857. + + + + +MA FOLIE + + + Moi, j'ai fait ma folie + D'une fille aux yeux bleus. + Le moindre de ses voeux + Dispose de ma vie. + + Et jusqu'à son dépit, + Jusques à ses pleurs même, + Tout en elle je l'aime, + Et pourtant elle en rit. + + Et pourtant, si ma bouche + S'égare sur sou cou, + Elle m'appelle fou, + La folle, et s'effarouche. + + Et je suis furieux! + Car elle est si jolie + Que j'aime à la folie + Cette fille aux yeux bleus. + + + Paris, Mai 1858. + + + + +A MARIE + + + En promenant, vous souvient-il, Marie, + Vous me donniez votre petit bras blanc + Que je serrais parfois, tout en causant? + Vous pâlissiez malgré vous, ma chérie, + Et votre voix tremblait en me parlant. + + Je vous aimais, Mariette, et pourtant + N'en disais rien, mais je mourais d'envie + De vous conter mon secret, par moment, + En promenant. + + Mais vous partez; quand on part, on oublie. + Vous allez donc vous marier, vraiment? + Parfois, là -bas, si votre coeur s'ennuie, + --Vos grands yeux bleus sont si doux en rêvant!-- + Songez à moi du fond de l'Algérie, + En promenant. + + + Toulon, Juin 1858. + + + + +RHODINA + + + Fille de Lesbos, vierge aux tresses blondes, + Nymphe auprès de qui pâlirait Vénus, + Fleur du Sunium, dont de chastes ondes + Au soleil jadis baignaient les pieds nus! + + Comme sur la mer, la mer frémissante + Poursuit le sillon d'un fuyant esquif, + Sur le sable fin l'onde caressante + A-t-elle effacé ton pas fugitif? + + Blanche Rhodina, ma déesse antique, + Si chez les mortels, par faveur des dieux, + Tes charmes divins, dans leur grâce attique, + Daignaient un beau soir descendre des cieux, + + Si tu revenais, ravissante et telle + Que Cléphas te vit, un jour de péché, + Je voudrais t'aimer d'amour immortelle + A rendre jalouse Hélène ou Psyché! + + Car parmi tes soeurs au chaste sourire + Dont je vois s'enfuir dans les bois ombreux + Le pas, cadencé comme un chant de lyre, + Toi seule es la reine aux yeux amoureux. + + Et tu m'aimerais, ma pudique amante, + Tout en restant nymphe et divinité: + Comme ton sein nu sa pudeur charmante, + O reine, l'amour a sa chasteté. + + + Passy, Août 1858. + + + + +A L'HOTELLERIE + +--SOUVENIR DE MUSSET-- + + + I + + Il est des jours, Dieu me pardonne! + Où, sans mentir, + Je sauterais de la Colonne + Pour en finir. + + D'où vient cette mélancolie? + Voyons un peu: + Suis-je en veine de poésie? + Mais non, par Dieu! + + Est-ce un de ces spleens qu'on éprouve + Quand, par moment, + Votre étourdi de coeur se trouve + Seul en aimant? + + Suis-je dans mes jours de tristesse? + Ai-je un trésor + Caché dont le souci m'oppresse? + Ou bien encor + + La province me semble-t-elle + Bête à ce point + Qu'il n'est rien qu'on puisse chez elle + Trouver à point? + + La connaissez-vous, la province? + Pour aujourd'hui, + Hélas! j'y bâille comme un prince + Mourant d'ennui. + + Lyon! dire qu'on y demeure! + Séjour mortel! + Si je couche ici, que je meure + Dans cet hôtel! + + Par hasard, est-ce que vous êtes + De mon avis, + Que rien, même en ses jours de fêtes, + Ne vaut Paris? + + Car Paris! ah! mademoiselle, + C'est là qu'on vit; + C'est là que la femme est fidèle, + A ce qu'on dit. + + C'est là que l'Amour vend ses pommes + Et mille riens, + Et c'est le pays des grands hommes + Et des vauriens. + + Ah! c'est beau, Paris! Pour les femmes, + Quel paradis, + Et quel purgatoire, ô mesdames, + Pour les maris! + + Ces pauvres gens ... mais je m'arrête; + Car, Dieu merci! + Pas plus que vous ne m'inquiète + Un tel souci! + + Mon avis, puisque la franchise + Est de saison, + Est que vous avez, quoi qu'on dise, + Toujours raison; + + D'abord parce que, dans la vie, + Autant qu'on peut, + Je trouve qu'il faut suivre un peu + Sa fantaisie; + + Et puis, vous savez bien, Ninon, + Vous que j'implore, + Que, tout ce que vous trouvez bon, + Moi je l'adore. + + Et je le dis sincèrement, + Chacun avoue, + Femmes, que le bon Dieu vous doue + Très-joliment. + + Et qu'il n'est pas un homme au monde + Qui vaille enfin + La moindre fille, brune ou blonde. + C'est bien certain. + + + II + + Pour en revenir au malaise + De mon esprit, + Nous parlions de ce qui me pèse + Et m'assombrit: + + Non! ce n'est ni la Poésie + Au front rêveur, + Engendrant la mélancolie + Dans tout le coeur; + + Ni le spleen qui bâille et qui bâille, + Le spleen maudit + Triste et plat comme une muraille + Qu'on reblanchit; + + Ni rien des malheurs de la vie, + Petits ou grands, + Qui passent et que l'on oublie + Avec le temps. + + Mais alors, d'où vient que mon âme + Voit tout en noir? + Que mon coeur palpite, sans flamme + Et sans espoir? + + Quel est donc ce malaise étrange + Qui m'engourdit? + Est-ce mon diable ou mon bon ange + Qui m'affadit? + + Je crois que j'aimais ma maîtresse, + Sans m'en douter; + Et que je suis plein de tristesse + De la quitter. + + Suis-je donc un amant fidèle? + Car, en un mot, + J'ai dans l'âme une peur mortelle + De l'aimer trop. + + Je laisse, hélas! tout ce que j'aime + Derrière moi; + Si je pleure au fond de moi-même, + Voilà pourquoi. + + Je sens que mon coeur se réveille, + Espoir déçu! + Quand je le crois mort, il sommeille + A mon insu. + + Nous avons beau faire, notre âme + Subsiste en nous + Et brûle, étincelle sans flamme, + D'un feu plus doux. + + Cette étincelle est notre vie, + Joie ou malheur; + Sa lueur, ardente ou pâlie, + Jamais ne meurt. + + C'est la mystérieuse chaîne + Qui nous unit + A tout ce que notre âme en peine + Aime et bénit; + + C'est l'amour qui tue ou fait vivre; + C'est notre sort; + C'est l'étoile qu'il nous faut suivre + Après la mort. + + Dieu l'a dit, et la destinée + Suit son chemin + Comme une ennemie acharnée + Du genre humain. + + Je marchais, croyant pour la vie, + Mon coeur brisé, + Et voilà que ce coeur me crie: + «Tu t'es trompé!» + + Mes amis, ma mère et mon père, + Je vous aimais. + J'aimais ma maîtresse, ah! misère! + Plus que jamais. + + Ah! si c'est bien toi qui déchaînes + Charmes et peines! + S'il est vrai que, toujours, demain + Soit dans ta main! + + Mon Dieu, si nos blessures même + Viennent de toi! + Si mon cri n'était qu'un blasphème, + Pardonne-moi. + + + 1858. + + + + +LA ROSE + + + O ma pauvre rose effeuillée, + Charme, regret, parfum, trésor, + Toi que ses lèvres ont mouillée, + O fleur, parle-moi d'elle encor. + + C'est dans un bal que je l'ai vue, + Blanche avec des lèvres de feu. + Une douce flamme ingénue + Brillait dans son profond oeil bleu. + C'était, je crois, la nuit dernière + Que je la vis pour en mourir. + + Il n'est point de pire misère, + Et pourtant ma douleur m'est chère + Et cher aussi son souvenir. + + + II + + La Valse a d'étranges ivresses; + Je sentais à chaque détour + Ses beaux bras aux molles caresses + Qui me chargeaient de morbidesses + Toutes ruisselantes d'amour. + --Elle est blanche, sa chevelure + L'éclaire comme un cadre d'or + Éclaire une miniature. + L'étoile tremblante qui dort + Aux cieux où sa clarté s'azure, + Brille d'un moins pur diamant + Que ne brillait son front charmant + Pendant cette nuit de féerie. + + Hélas! Tout s'est enfui, pourtant! + Mais de ma vision chérie + Il me reste la fleur flétrie + Qu'elle a perdue en me quittant. + + O douceur! ô mélancolie! + Adieu, fleur désormais pâlie! + L'amour est ce bel oiseau bleu + Léger comme un songe frivole, + Qui nous caresse, et puis s'envole. + En battant des ailes, vers Dieu! + + + Paris, Novembre 1859. + + + + +RENCONTRE + + + Je le croyais pourtant bien mort, mon pauvre amour. + Et rien que pour la voir aujourd'hui, dans la rue, + Le voilà revenu, brûlant, comme à sa vue + Il me prit un beau jour. + + Mais alors il était doux et plein d'espérance + Comme un rayon de lune adorable qui luit, + Quand la tempête souffle et que le vent balance + Les arbres dans la nuit. + + Et je l'avais béni, lui si plein de promesses, + Me berçant à son chant....--Beaux rêves enchanteurs!-- + Hélas! pourquoi faut-il que toutes nos tendresses + Nous coûtent tant de pleurs? + + Certes! j'aurais juré de l'avoir oubliée, + Elle qui m'a tant fait souffrir quand je l'aimais, + Et voilà que ma plaie à peine refermée + Saigne plus que jamais! + + + Passy, Mai 1860. + + + + +A MADAME L*** + + + C'est amusant, à deux, de courir dans les bois, + Et de rêver le soir au frais des grands ombrages. + En parlant à voix basse errer sous les feuillages, + N'est-ce pas un bonheur à faire envie aux rois? + + Cependant un boudoir, lorsque de petits doigts + Vous en ouvrent la porte, a bien ses avantages, + Qui partout ont semblé divins, même aux plus sages. + C'est mon avis, et c'est le vôtre aussi, je crois. + + On dit même, est-ce vrai? qu'une bonne voiture + Quand les coussins sont doux, moins pourtant que les yeux + De celle qui l'occupe, est chose qui s'endure. + + Un seul point me surprend: ces mots mystérieux + Que le coeur seul entend, que la bouche murmure, + Oh! comme on les oublie après un an ou deux! + + + Passy, Juin 1860 + + + + +ADIEU, NINON + + + Depuis longtemps, + Trop longtemps, je soupire. + Il est grand temps + Aujourd'hui de me dire + Si vous voulez + Jouer avec ma flamme. + Parlez, madame, + Mais vous me le paierez. + + Allons, mon coeur, + Et cachez, je vous prie, + Cet air moqueur + Qui vous rend moins jolie. + Quoi! vous osez + Rire de mon attente? + Riez, méchante, + Mais vous me le paierez. + + Hélas! pourquoi + Faut-il que je vous aime, + Fille au coeur froid, + Qui n'aimez que vous-même? + Vous souriez? + Ma peine est bien étrange, + Allez, mon ange, + Mais vous me le paierez. + + Pourquoi tantôt + Votre voix si rieuse, + Au piano + Était-elle rêveuse? + Vous le savez, + Cela vous rend plus belle. + Chantez, cruelle, + Mais vous me le paierez. + + Mêlant nos pas + Dans un même dédale, + Quand dans mes bras + La Valse vous rend pâle, + Vous ne songez, + Vous, qu'à votre toilette. + Dansez, coquette, + Mais vous me le paierez. + + Mais quel courroux! + Vous aurais-je blessée? + Quels yeux moins doux! + Quelle moue offensée! + Vous vous fâchez? + Vous êtes en colère? + Boudez, ma chère, + Mais vous me le paierez. + + Adieu, Ninon. + Eh bien! quel est ce geste? + Qu'avez-vous donc? + Voulez-vous que je reste? + Ciel! vous pleurez + Votre main me rappelle.... + Pleurez, ma belle, + Mes maux sont trop payés. + + + Passy, Août 1860. + + + + +DANS LA FORÊT + + + Bois où l'Automne se courrouce, + Et, dans les sentiers gracieux + Étend sa rouille sur la mousse! + Brises dont la plainte est si douce + Qu'elle semble venir des cieux! + + Sombres écueils! roches antiques! + Vous qui bravez les océans! + Vous que les vagues atlantiques + Ont, dans leurs fureurs fantastiques, + Découpés en profils géants! + + Et vous, cieux où l'aube étincelle, + A l'heure où la lune s'endort, + Dites-moi s'il est, brune ou blonde, + Une belle plus belle au monde + Que ma maîtresse aux cheveux d'or? + + + Étretat, Décembre 1860. + + + + +MESSAGE + + + Allez vers elle, fleurs chéries, + Allez, et ne trahissez pas + Ces mots que dans mes rêveries + Ma bouche dit tout bas. + + Ne lui dites pas, indiscrètes, + Combien de désirs insensés + Cachent sous mes regards glacés + Leurs flammes inquiètes. + + Ne lui dites pas qu'en tous lieux + Mon coeur la suit à tire-d'aile, + Que les rayons de ses grands yeux + Me font frémir près d'elle; + + Cachez-lui qu'un mot de sa voix + Trouble mon oreille ravie, + Et que je donnerais ma vie + Pour mourir sous ses lois. + + Qu'elle ignore, la grande dame, + Que je l'aime au point d'en mourir, + Quand ma bouche, étouffant mon âme, + Froidement sait mentir; + + Lorsque dans sa chambre où, sans cause, + Je deviens timide et tremblant, + Tous deux, d'un ton indiffèrent, + Nous parlons d'autre chose. + + Quand elle fait, par ses accents, + Sur la scène où chacun l'admire, + Haleter la foule en suspens + Par son divin sourire, + + Dans un coin, pensif, inconnu, + Qu'elle ignore, la grande artiste, + Combien celui-là seul est triste + Qu'un beau rêve a perdu! + + Ne lui dites pas que je l'aime, + Ni combien il m'en a coûté + Pour comprimer mon coeur blessé + Qui criait en moi-même! + + Ne lui dites pas que je meurs + Et que c'est elle qui me tue, + N'ayant pas soupçonné mes pleurs + Dans mon âme éperdue. + + Pourquoi faut-il l'avoir connue, + Puisque j'en devais tant souffrir? + N'eût-il pas mieux valu mourir + Avant de l'avoir vue? + + Maudit soit le jour où mes yeux + Ont vu ces traits si pleins de charmes, + Puisqu'inutiles sont mes voeux + Et vaines mes alarmes! + + Gardez bien mon triste secret; + Si vous lui parliez de ma peine, + Qui sait, avec son air de reine, + Ce qu'elle en penserait? + + + Paris, Janvier 1860. + + + + +A MA MÈRE + + + Où sont-ils, mes chagrins d'enfant, + Grandes peines vite oubliées, + Aux larmes si vite essuyées + Que je riais en même temps? + + Comme elles sont loin, les soirées + Que nous passions en attendant + Mon père! O mes heures dorées! + Tu disais: «Quand tu seras grand!...» + + J'ai grandi. Le temps d'un coup d'aile + Jette au vent bien des rêves d'or: + J'ai souffert et je souffre encor. + + Mais j'ai dans mon âme immortelle + Senti que Dieu me laisse encor + Ma mère, et que j'ai tout en elle. + + + Paris, Février 1861. + + + + +A MA MÈRE + + + Un an passé, mère, qu'un beau matin, + Enfant par l'âge et vieux par la tristesse, + Malade, usé, las de vivre sans cesse + Et de trouver l'ennui sur mon chemin, + + En souriant à mon nouveau destin, + Je vins ici chercher dans ta tendresse + Pour mon coeur froid la chaleur de ta main, + Dans ton amour l'abri de ma faiblesse; + C'est près de toi, pour la première fois, + Que j'ai connu la douceur de sa voix, + Que le bonheur a passé sur ma route. + + Je vais partir. Qu'importe? j'ai vécu. + Qu'il soit béni, malgré ce qu'il en coûte + Pour le pleurer après l'avoir perdu! + + + Alger, 5 février 1862. + + + + +A MON AMI PAUL E.. G.. + + + Paul, as-tu quelquefois, dans tes jours de tristesse, + Senti passer en toi quelque gai souvenir? + Et n'as-tu pas alors, à travers ta détresse, + Songé combien le charme en est doux à sentir? + + Moi j'y pensais ce soir, laissant mon feu mourir; + J'errais dans ce passé qui me revient sans cesse. + Je songeais qu'il est loin, et, sans qu'il y paraisse, + Que voilà plus d'un an que tu m'as vu partir. + + Puis je rêvais encore, et dans la cheminée + Suivant des yeux la bûche à demi consumée, + Je comparais ma vie à ce feu pâlissant. + + Et je songeais, mon cher, à notre douce vie, + A ce qu'un souvenir a de mélancolie, + Et qu'il est doux aussi de vieillir en s'aimant. + + + Alger, mardi soir, 25 février 1862. + + + + +A MADAME V*** + + + Puisqu'il vous faut six mois pour être mon amie, + Avez-vous bien songé, quand vous me les disiez, + A ce que ces deux mots ont de mélancolie + Et de douceur aussi? Tandis que vous parliez, + + Il me semblait à moi que c'est une folie + Et que pour la prévoir, quoi que vous en pensiez, + Il faut que l'amitié soit un peu ressentie, + Et, même à votre insu, que vous en éprouviez. + + Laissez-moi l'espérer; car après tout, madame, + S'il n'en est rien, ces vers que vous me demandiez, + Je voudrais bien savoir ce que vous en feriez. + + Mais six mois! Jusque-là que faire de mon âme? + Ah! songez que mes maux seraient tous oubliés + Et mes chagrins finis demain, si vous vouliez! + + + Alger, Mars 1862. + + + + + A MADAME A*** + + --ENVOI DE _ROSINE ET ROSETTE_-- + + + Ce conte fut écrit sous un climat doré + Où nous avons vécu dans un site adoré, + Près de ma mère; + Où vous m'avez soigné comme elle, de longs jours, + Adoucissant pour moi le mal, qui fait toujours + La vie amère; + + Où vous m'avez guéri, toutes deux de moitié, + Où mon âme vivait, dans sa double amitié + Tout endormie; + Où d'être aimé deux fois j'ai senti la douceur, + Car elle était ma mère, et vous étiez ma soeur + Et mon amie. + + Et maintenant, le rêve adorable me suit. + Je revois ce rivage où l'on entend, la nuit, + Gémir la lame, + + Et j'écoute pleurer, comme un chant qui s'émeut, + Le souvenir si doux, hélas! que rien ne peut + M'ôter de l'âme! + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A FÉLIX M*** + + + Ainsi, mon cher ami, nous voilà vieux, malades, + Ennuyés, sérieux, mélangeant notre vin, + Toi souffrant, moi rimeur, en un mot, très-maussades, + _Alea jacta est_ ... et je parle latin! + + Qui m'aurait dit cela lors de nos sérénades + Sous les balcons d'Aline, et de nos escapades + La nuit, dans mon quartier, alors que, le matin, + Nous nous apercevions que le sommeil est sain? + + Plus j'y songe, vraiment, et plus je me désole + Que, pour de bons amis, un pareil temps s'envole, + Puisque l'amitié reste et qu'elle doit grandir. + + Et, comme j'y pensais en ouvrant cette page + Pour y mettre ces vers, je songeais qu'à notre âge + C'est un bien d'être unis et de se souvenir. + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A MON PÈRE + + + Grâce au titre un peu plaisant, + Un peu plaisant qu'on me prête, + Puisque me voilà poëte, + Hélas! poëte, à présent! + + O ma muse, allez-vous-en, + Allez-vous-en, et la fête + Que nous fêtons sera faite, + Sera faite plus gaiment; + + Ou chargez-vous de lui dire + Qu'il me garde son sourire + Gai comme un soleil de mai. + + Car il n'est de poésie + Au monde, ni d'ambroisie + Qui vaille un sourire aimé. + + + Paris, 25 Août 1862, jour de Saint-Louis. + + + + +A MADAME L.. B.. + +--SUR UN EXEMPLAIRE DES _ÉMAUX ET CAMÉES_-- + + + Vous vous trompez, je vous le jure, + Si vous croyez ce rondeau-ci + Fait d'onyx ou d'émail aussi: + Car Gautier seul achève ainsi + Des merveilles de ciselure. + + Mais si je signe: «Votre ami,» + N'allez pas, je vous en conjure, + Me dire, en songeant à demi: + «Vous vous trompez.» + + Car, selon moi, si jusqu'ici + Vous avez cru qu'une parure, + (Fût-ce un camée en pierre dure, + Fût-ce un émail de Rudolfi), + Vaut un ami dont on est sûre, + Vous vous trompez. + + + Paris, Avril 1862. + + + + +ADIEU + + + Adieu! mon âme t'a suivie, + Pareille à la fleur endormie + Qu'en passant cueille le zéphir. + Avec toi, j'ai senti partir + Encor un lambeau de ma vie. + + Adieu, toi qui crois en partant + Qu'un déchirement d'un instant + N'a pas de mortelles alarmes; + Toi dont les yeux remplis de larmes + Étaient si doux en me quittant. + + Adieu, toi qui dans la nuit sombre, + Sur ce lit, vide maintenant, + A travers nos baisers sans nombre + Murmurais follement dans l'ombre + Ces mots que le coeur seul entend! + + Adieu, toi dont l'épaule nue + A tant de fois caché mes pleurs! + Je verrai toujours tes pâleurs + Devant ma tristesse inconnue. + + Tu t'en souviens, du mal sans nom + Dont tu t'effrayais sans raison, + Lorsqu'il me prenait sur ta couche; + Ces accès-là me reviendront, + Et les pleurs qu'ils me coûteront + Ne s'éteindront plus sur ta bouche. + + Quel est donc ce frisson subit + D'une fièvre incompréhensible? + Que me veut cet être invisible + Qui vient s'asseoir près de mon lit? + + Quelle est cette voix qui m'appelle + Et qui me fait pâlir d'effroi? + D'où vient-elle? que me veut-elle? + Pourquoi cette pâleur mortelle + Dès que je l'entends près de moi? + + Pourquoi suis-je sous son empire? + Pourquoi sans cesse? Ah! malheureux! + C'est quand je ne veux plus maudire: + Soudain, au milieu d'un sourire, + Je sens mon coeur qui se déchire + Sous l'étreinte d'un mal affreux. + + Et si, pour tromper cette fièvre, + J'étreignais ton corps adoré, + A peine l'avais-je effleuré + Que sur ton front décoloré + Je sentais se glacer ma lèvre. + + + II + + Je me souviens surtout d'un soir. + J'étais d'une tristesse affreuse; + Sur l'oreiller, nue et rêveuse, + Tu le soulevais pour t'asseoir: + Tout à coup, sortit du ciel noir + Comme un spectre au fond d'un miroir, + La lune blafarde et peureuse. + Je n'y puis songer sans te voir + Dans cette pâleur lumineuse, + Immobile et silencieuse + Devant mon sombre désespoir. + + Je voyais ta douce figure + Pâle et muette de terreur; + Je contemplais avec stupeur + Ton expression morne et pure, + Et cela me brisait le coeur + De voir pleurer sur ta blancheur + Les ondes de ta chevelure. + + Quel est ce démon acharné, + Cette voix qui jamais ne change? + On dirait l'ombre d'un damné + Qui me poursuit et qui se venge. + Est-ce un fantôme inanimé? + Un spectre dont je suis aimé? + Ou plutôt quelque mauvais ange + Auquel je suis abandonné? + Rien ne peut lui donner le change. + Quel est-il donc, ce mal étrange + Qui ne m'a jamais pardonné? + + Mais, durant ces nuits de folie, + Souffrant de ces maux inconnus, + Dans la blancheur de tes bras nus + Je cachais ma tête pâlie; + O vision ensevelie! + Je sens à ma mélancolie + Que je ne te reverrai plus. + + Adieu! le Destin nous égare: + Pourquoi partir quand tu m'aimais? + Le coup de vent qui nous sépare + Va nous séparer pour jamais. + + Dans un mois, ou dans une année, + Si tu songes à nos amours + Sans en avoir l'âme troublée: + Par une belle matinée, + Pense à cette heure désolée, + La dernière de nos beaux jours! + Car cette heure, à peine envolée, + Tu la regretteras toujours! + + Adieu! pense au cri de détresse + Que mon coeur te jette en partant. + Adieu, ma vie et ma maîtresse, + Adieu! songe à notre tendresse, + Songe à notre dernier instant! + + Adieu! sois heureuse et m'oublie. + Que Dieu te guide par la main! + Et que douce te soit la vie, + Comme le soleil d'Italie + Qui nous souriait ce matin! + + Oublions-nous, quoi qu'il advienne! + L'éternité qui va s'ouvrir, + Qu'elle soit païenne ou chrétienne, + Passera sans nous réunir. + Dieu m'aurait dû faire mourir + Lorsque ta main serrait la mienne. + Hélas! j'ai peur du souvenir. + + O souvenir! volupté sombre, + Source de désespoirs sans nombre, + Qu'un autre te célèbre encor! + Moi je te crains! Tu n'es qu'une ombre + Et toute ombre rappelle un mort. + + Tu n'es qu'un compagnon perfide + Qui nous empêche de guérir, + Souvenir! ô spectre livide, + Qui n'es bon qu'à faire souffrir! + + + 13 Juillet 1863. + + + + +LE RÊVE + + + I + + Elle m'a fait une marque + Sur le front; + Les siècles y passeront. + Chaque rive où je débarque + M'apparaît + Sombre comme une forêt, + + Comme une forêt détruite + Que le vent + Tourmente éternellement. + + C'est une terre maudite, + Et mes yeux + La retrouvent en tous lieux. + + + II + + J'entends des voix gémissantes, + Et ne vois + Que le vide autour de moi, + Et leurs plaintes menaçantes + Font un choeur + Qui me déchire le coeur. + + On dirait des funérailles + Dont le bruit, + Qui vient traverser la nuit + Semble sortir des entrailles + D'un enfer + Qui se serait entr'ouvert. + + C'est comme un chant monotone + Que les morts + Viennent chanter sur leurs corps, + Ou le glas lointain qui sonne, + Désolé, + De quelque monde écroulé. + + + Mont-Riant, Février 1864. + + + + +A MA MÈRE MALADE + + + Ces trois fleurs, ma pauvre mère, + Font un bouquet bien petit; + Mais au Christ, que ta main chère + A pendu près de ton lit, + Leur nombre est une prière. + + Il commence par la Foi + Et finit par l'Espérance; + Ainsi, nous prions pour toi, + Tous les trois d'intelligence: + Mon père, mon frère et moi. + + Triste ou gai, le temps s'efface, + La neige s'évanouit + Au premier soleil qui passe. + Pour nos peines, vienne ainsi + Quelque beau jour qui les chasse. + + + Mont-Riant, 5 Février 1861, jour de Sainte-Agathe. + + + + +L'OUBLI + + + Ce chercheur d'oubli + S'exprimait ainsi: + + J'éprouve un souci + Rien inexplicable: + Je cherche en vain si, + Dans ce monde-ci, + Le plus désirable + Des biens que Dieu fit, + C'est de boire à table + Ou dormir au lit. + + Quand je bois, j'oublie + Jusqu'à ma folie, + Et je suis heureux; + Quand je dors, l'envie + De boire est partie + Et je perds la vie + En fermant les yeux. + + O fièvre bizarre! + Fou raisonnement! + Dans ce double aimant, + Mon esprit s'égare + Régulièrement; + Et, je le déclare, + Je ne sais vraiment + Si c'est en buvant + Ou bien en dormant + Que l'oubli s'empare + De moi plus gaîment. + Et, plus je compare, + Plus, à tout moment, + Ma raison s'effare + A chercher comment + Ce doute charmant + Peut m'être un tourment. + + Le sommeil, c'est l'ange + Qui veille sur moi: + Le sommeil me venge + De n'être ni roi, + Ni pape et, ma foi! + De n'être que moi. + Quand je bois, tout change + Si je veux, je crois + Être agent de change. + Dans ce que je vois, + Tout va, tout m'arrange; + Tout ce que je bois + M'est d'un charme étrange. + + Le vin, c'est l'oubli, + Mais, je le confesse, + Le sommeil aussi. + L'un est la paresse + Et l'autre l'ivresse. + Leur double caresse + Est enchanteresse, + Et dans ma détresse, + Je flotte en esprit + De la table au lit. + + Et rien ne peut faire + Que, pour en finir, + Des biens de la terre, + Malgré mon désir, + Je sache saisir + Lequel je préfère + De boire ou dormir. + + + Mont-Riant, Février 1864. + + + + +LE MYOSOTIS + +--A MON PÈRE-- + + + Dis-moi, la connais-tu, la fleur que je préfère? + Celle qu'au bord de l'eau je cueille avec mystère + Dans le sentier perdu; + Celle qui, dans l'instant où, rêveur, je l'admire, + Tantôt me fait pleurer, tantôt me fait sourire, + Dis-moi, la connais-tu? + + Ce n'est pas cette fleur orgueilleuse et coquette, + Le dahlia hautain qui redresse la tête, + Envieux et jaloux; + Superbe parvenu qu'un parterre vit naître, + Et qui n'orna jamais la modeste fenêtre + D'un poëte humble et doux. + + + II + + C'est le myosotis, la fleur douce et pensive, + Étoile du gazon scintillant sur la rive, + Rayon du souvenir + Par qui l'amer regret se change en espérance + Et dont l'azur promet au coeur gros de souffrance + Un céleste avenir. + + Trésor des coeurs aimants, combien tu nous rappelles + De vierges comme toi pâles, jeunes et belles, + Épouses du tombeau! + Tu fais revivre un nom parfumé d'ambroisie, + Un nom cher à l'amour, cher à la poésie: + Hégésippe Moreau. + + Père, c'est le présent que mon amour t'apprête; + De mon coeur à ton coeur il sera l'interprète + Le plus digne de foi; + Sous des cieux étrangers m'accompagnant sans cesse, + Ce talisman dira, stimulant ma tendresse: + «Enfant, rappelle-toi.» + + + Margency, 25 Août 1864. + + + + +COLLOQUE D'AUTOMNE + + + LE POËTE. + + Tel, dominant le cerf qui brame, + Le vent pleure dans les bouleaux: + Tel le tumulte de mon âme, + Pareil à celui de ces flots, + M'agite, et le fracas des lames + Couvre le bruit de mes sanglots. + + Mer, toi dont le charme est sévère + Comme sévère ta splendeur, + J'aime ta beauté large et fière + Qui se mesure à la grandeur + De ton calme au chant séducteur, + Comme à celle de ta colère. + + J'aime ton orgueil de géant + Et ta puissance révoltée, + Et ton désespoir effrayant + De te voir soudain arrêtée: + Toi qui semblais illimitée,-- + Contre qui nul frein n'est puissant. + + Déferlez, vagues bondissantes! + J'aime vos clameurs menaçantes; + Roulez sous le vent qui vous tord. + Votre voix, comme un bruit de mort, + Domine, à travers la tourmente, + La foudre qui gronde moins fort. + + J'aime à voir vos houleuses crêtes + Que l'ouragan roule et blanchit. + Ainsi l'on doit voir dans la nuit, + Surpris dans ses nocturnes fêtes, + S'enfuir au souffle des tempêtes + Un troupeau sinistre et maudit. + + Je me berce à vos cris de rage, + O flots tumultueux et fiers; + Soit que vous alliez sur la plage + Rejaillir en flocons amers, + Ou sur des rocs noirs et déserts + Vous briser loin de tout rivage. + + Pleure sur les écueils, ô flot! + Ta souffrance est le seul écho + Dont le cri réponde à la mienne. + Ton chant me berce dans ma peine + Et mon âme en désordre est pleine + De ton tumultueux sanglot. + + Ta voix est d'autant plus puissante, + Ta colère, plus menaçante, + Et ton cri, plus terrible encor + Qu'il meurt de son suprême effort: + Et ta vague, qui se lamente, + Jette, en pleurant, son cri de mort. + + Mer, ta grandeur est éternelle, + Mais ton flot meurt quand il gémit. + Tel mon coeur tremblant, qui frémit + Avec une angoisse mortelle + Mourra, comme ce flot rebelle, + Du cri qu'il jette dans sa nuit. + + L'ESPÉRANCE. + + Arrête, ô toi qui, dans la nuit profonde, + Remplis l'écho du chant de tes douleurs! + Pour tant souffrir, es-tu donc seul au monde? + Verse en mon sein la peine qui t'inonde: + Je t'ai compris et j'accours à tes pleurs. + Enfant, dis-moi le mal qui te déchire. + Il n'en est pas sans doute qui soit pire, + Car, à travers tes pleurs et ton délire, + Tu blasphémais et tu parlais de mort. + Je viens à toi. Courage, ô mon poëte! + Ne vois-tu pas, là -bas, cette mouette? + Son aile est blanche et joyeux son essor. + Ne vois-tu pas cette étoile nacrée + Qui fend la nue à peine déchiree, + Et cette voile, un instant éclairée, + Qui fuit, s'abaisse et reparaît encor? + + LE POËTE. + + L'étoile à disparu. La mouette effarée + S'est enfuie en poussant de lamentables cris. + Le vaisseau s'est perdu dans l'obscure nuée: + Je crois qu'il a sombré, car ma vue égarée, + Aux lueurs des éclairs, sur l'onde tourmentée, + Aperçoit par moments de sinistres débris. + Qui que tu sois, fantôme ou vivant qui m'appelles! + Ta voix est douce et grave, et mon coeur te bénit. + Mais il est des douleurs profondes et cruelles, + Qui ne guérissent plus au contact d'un ami. + Que viens-tu faire ici, par cette nuit obscure? + Si c'est pour moi, retourne et fuis-moi désormais. + J'aurais voulu t'aimer, car ta parole est pure: + Mais je garde en mon coeur une telle blessure, + Que, jusque dans la mort, le mal qui me torture + Fera saigner mon âme et ne mourra jamais. + + L'ESPÉRANCE. + + Il n'est point de souffrance au monde + Qui soit si grande et si profonde. + Que rien ne la puisse guérir. + Il n'est de blessures mortelles + Dont le temps, sur ses vastes ailes, + N'emporte jusqu'au souvenir. + Viens, enfant, calme ton délire. + Je connais ton cruel martyre; + Mais je suis l'Ange au doux sourire: + Avec moi tout peut rajeunir. + + LE POËTE. + + Ange! qui donc es-tu, toi, dont la voix sonore, + Comme un souffle de Dieu, murmure dans la nuit? + Tu parles de sourire? Ah! pour sourire encore, + Ignores-tu le poids du mal qui me dévore? + C'est un feu qui me brûle et partout me poursuit. + + L'ESPÉRANCE. + + Enfant, cède à ma prière. + Surmonte ta peine amère; + Je saurai te consoler. + A celui qui désespère + Ma présence est douce et chère; + Cesse de te désoler. + L'homme m'appelle Espérance. + Je suis soeur de la Souffrance: + Il n'est de douleur immense + Que je ne sache calmer. + + LE POËTE. + + Fille des cieux, retourne à celui qui t'envoie. + Mon âme à tout jamais s'est repliée en soi. + Parmi les souvenirs où mon être se noie, + Mon coeur désespéré n'entrevoit plus de joie. + Mon âme est sans espoir, et mon esprit sans foi. + Va! poursuis ton chemin, et donne, sur la route, + Ta main et ta jeunesse à celui qui t'écoute + Sans redouter encor d'être trompé par toi. + Pour moi, la Solitude accompagne ma vie: + Mère du doute et soeur de la Mélancolie. + Les destins sont écrits et mon coeur suit sa loi. + + L'ESPÉRANCE. + + Adieu! puisque tu me repousses. + Je pars et pleure en te quittant. + J'aurais voulu rendre plus douces + Les angoisses de ton néant. + Adieu! Si ta voix me rappelle, + Par hasard, un jour de malheur, + Tu me retrouveras fidèle; + Car je te suis à tire-d'aile, + Et je t'aime comme une soeur. + + L'OUBLI. + + Je suis l'Oubli. Silence, + Mer! apaise ton flot + Comme un lointain sanglot + Qui soupire en cadence. + C'est l'ordre de là -haut. + Envolez-vous, nuages, + Bise, remonte au Nord; + Sombre esprit des naufrages, + Que ton souffle de mort + Se disperse. Ravages, + Disparaissez. Toi, mer, + Prends ces corps aux yeux caves; + Engloutis tes épaves + Au fond du gouffre amer. + Voici l'Oubli qui passe: + Que la plus faible trace + Se dissipe et s'efface + Au jour qui va venir. + Couvrons de mon mystère + La divine colère. + Qu'il n'en reste à la terre + Pas même un souvenir. + J'entends, près de la plage, + Deux voix s'entremêler. + Est-ce un couple volage, + Sur le bord du rivage, + Échangeant un baiser? + Tous deux vont oublier, + S'ils sont sur mon passage. + Mais je n'entends plus rien + Qu'une timide plainte. + C'est la voix presque éteinte + D'un sylphe aérien. + + LE POËTE. + + Une brise plus fraîche a dissipé la nue; + Comme un essaim troublé, l'ouragan s'est enfui; + La lune, encor voilée, apparaît, demi-nue. + C'est étrange. On dirait qu'une force inconnue + A dispersé soudain les horreurs de la nuit. + Quel est ce bruit qui vient de réveiller la grève? + Une voix inconnue a traversé les airs: + Qui donc, à pareille heure, est en ces lieux déserts? + Mais non, je me trompais. Nul accent ne s'élève. + Personne.... Je suis seul au bord des flots amers, + C'est une vision qui passe comme un rêve. + Pourtant, qu'entends-je encore? On parle cette fois. + Je ne distingue rien, malgré le clair de lune; + Mais la brise de nuit, qui souffle de la dune, + M'apporte jusqu'ici l'écho de cette voix. + Ce n'est point là le son d'une parole humaine; + Elle est impérieuse et douce en même temps. + A travers quelques mots que je distingue à peine, + J'entends confusément que cette voix lointaine, + D'un timbre doux et clair, commande aux éléments. + Sitôt qu'elle a passé, partout naît le silence. + Pourtant, de ce côté je crois qu'elle s'avance: + Quel est-il, ce Génie errant, dont les baisers + Rassérènent les flots, par son aile apaisés? + Si c'est une ombre encor, ce n'est plus l'Espérance, + Sa voix était moins brève.--Ange mystérieux, + Qui descends sur la terre à l'heure où tout repose, + Toi de qui la parole ordonne à toute chose! + Dis-moi ton nom avant de remonter aux cieux. + + L'OUBLI. + + Je suis le frère du Silence. + Dieu me donne un pouvoir immense; + Je répands l'éternelle nuit, + Et je puis, du bout de mon aile; + Effacer la trace mortelle + Et de la Joie et du Souci. + Mes compagnons sont le Mystère + Et le Bruit, l'Ombre et la Lumière; + Quant à moi, le Temps est mon père, + Et je suis aussi vieux que lui. + Je suis le sommeil de l'aurore, + L'ivresse que le vin colore; + L'homme me maudit et m'implore, + Car je suis l'Ange de l'oubli. + + LE POËTE. + + Sur mon passage, alors c'est le ciel qui t'amène. + Avant de t'envoler, répands à coupe pleine + Ton baume bienfaisant sur mon coeur en lambeaux. + Ange, viens m'effleurer de ton aile si pure, + Car je porte dans l'âme une large blessure + Qui ronge ma poitrine, et sa rude morsure + Fait éclater mon coeur et le brise en morceaux. + + L'OUBLI. + + Ami, quel que soit le martyre + Du supplice qui te déchire, + Je ne puis aller avec toi. + Pourquoi faut-il qu'en cette vie, + Celui qui m'implore et supplie + Ne puisse attendre rien de moi? + Hélas! telle est ma destinée + Que ceux dont la voix éplorée + Du fond de leur nuit désolée + M'appelle du soir au matin, + Sont les seuls de qui ma puissance + N'apaisera pas la souffrance. + Laisse-moi passer en silence, + Ami, j'obéis au Destin. + + LE POËTE. + + Va donc.... Et maintenant du mal qui te harcèle + Meurs, ô mon triste coeur, brisé par ton amour. + Seigneur! ne vois-tu pas que ce coeur est plein d'elle, + De celle qu'en tous lieux ma pauvre âme rappelle; + Et que ce souvenir d'une amour immortelle + Poursuit ton pauvre enfant sans trêve et sans retour? + Dieu tout-puissant! quel est le destin qui me pousse? + O mystère éternel! que viens-je faire ici? + Meurs plutôt. Que ce soit la dernière secousse! + + Ah! cent fois mieux valait mon éternel ennui + Qu'un amour qui me laisse une telle blessure! + Mieux vaudrait le dégoût que le mal que j'endure, + Mieux vaut n'aimer jamais que souffrir la torture + Dont l'amour nous flagelle ou qu'il laisse après lui! + + Au moins, que cette amour, mon Dieu, soit la dernière! + Qu'elle brise mon coeur en atomes si fins, + Qu'il n'en reste pas même une trace éphémère! + Et que le vent d'automne en chasse la poussière + Devant la feuille d'arbre et l'écume légère + Que son souffle, au hasard, sème par les chemins! + + + 1864. + + + + +IMPRESSIONS DE VOYAGE + + + I + + Elle m'apparut, rasant l'eau, + Dans le sillage du vaisseau. + C'était le soir, elle était belle. + J'avais vingt ans depuis un jour; + Je compris qu'elle était l'Amour, + Et je tendis les bras vers elle. + + Son sourire était caressant. + Elle me fit signe en passant + De la suivre à travers les ombres. + Mais soudain je la vis pâlir, + Pencher sa tête et s'engloutir + Parmi la mer Blanche, au flots sombres. + + + II + + Quatre ans plus tard, sous d'autres cieux, + Las de traîner, silencieux, + Mon coeur et ses vaines alarmes, + Un matin je la reconnus, + Sortant des flots comme Vénus, + Et riant à travers des larmes. + + D'un pied rêveur elle sillait + L'onde, où son reflet vacillait + Comme dans un miroir qui bouge. + «Ton nom?» fis-je. Elle répondit: + «L'Espérance!» et se confondit + Avec l'azur de la mer Rouge. + + + III + + Plus tard encore, errant toujours, + Plus las, plus seul qu'aux premiers jours, + Je la retrouvai sur ma route. + Mais son front, quoique jeune encor, + Semblait triste jusqu'à la mort, + Et portait les traces du doute. + + Elle rit d'un rire nerveux + En secouant de ses cheveux + Je ne sais quelles fleurs décloses; + Puis, dans un sanglot, murmura: + «Je suis ta Gloire!» et s'engouffra + Dans la mer Bleue aux vagues roses. + + + IV + + Et plus tard enfin, une nuit, + Rongé de fatigue et d'ennui, + J'ai vu cette ange de détresse. + Mais lors, pour la dernière fois, + J'entendis sa mourante voix + Qui me dit: «J'étais ta Jeunesse!» + + L'eau la berçait comme un beau lis. + Sur sa gorge aux tons appâlis + Du sang se mêlait à l'ivoire, + Et je vis celle que j'aimais + S'enfoncer morte et pour jamais + Sous les flots verts de la mer Noire. + + + Mont-Riant, 18 Février 1865. + + + + +A MA MÈRE + + + Mère, crois-moi, ces quelques vers, + Si mauvais qu'ils puissent paraître, + Te portent mes voeux les plus chers + Et tout le meilleur de mon être. + + Et ce griffonnage moqueur + Prouve, moralité profonde, + Qu'on peut confier un bon coeur + Aux plus méchants quatrains du monde. + + + Paris, 31 Décembre 1865. + + + + +A MON PÈRE + + + Père, voici cinq ou six vers + Écrits à tort et à travers. + Si tu fais tant que de les lire, + Dis-moi donc comment il advient + Qu'un enfant qui t'aime si bien, + Ne sache pas mieux te le dire. + + + Paris, fin Décembre 1865. + + + + +ENVOI + +DE _ROSINE ET ROSETTE_, A *** + + + Enfant au séduisant visage, + Vous qui, d'un doigt rose, ouvrirez + Ce volume, et qui le lirez + Si vous en avez le courage, + Rose blonde, quand vous verrez + Votre doux nom sur cette page, + A votre amant vous penserez. + + Ne me reprochez pas ce livre, + C'est un méchant petit récit, + Assez mal rimé, Dieu merci! + Mais tel qu'il est, je vous le livre: + Tâchez d'être bonne pour lui. + + Assez d'autres m'ont fait un crime + De quelques vers trop sans façon. + Vous qui m'avez pris ma raison, + Que peut vous importer ma rime? + + Gardez ces vers en souvenir + Du temps où nous étions ensemble: + Jamais deux coeurs qu'un Dieu rassemble + N'ont été plus prompts à s'unir. + + + Paris, Août 1865. + + + + +SOUVENIR DE MARGENCY + +--A MON PÈRE-- + + + Mon père, il me souvient de cette heureuse enfance + Qui s'écoulait pour nous entre ma mère et toi. + C'est un frais souvenir: je ne sais pas pourquoi + Depuis tantôt j'y pense. + + Involontairement je revois le chemin, + Où j'allais, chaque soir, t'attendre, avec mon frère, + Grimpés sur un vieux mur qui n'en pouvait plus guère, + Pour te voir de plus loin. + + Je revois ce jardin en fleurs où notre mère + Tâchait de se fâcher et n'y parvenait pas, + Quand le vieux jardinier trouvait dans un parterre + La trace de nos pas. + + J'évoque ce passé qu'un souvenir colore, + Où la perte d'un nid était un grand revers. + Je me revois enfant, libre, et courant encore + Parmi les buissons verts. + + A présent je vieillis. Crois-moi, tout me le prouve. + D'abord j'ai vingt-cinq ans sonnés depuis trois mois, + Et puis d'où viendrait donc ce charme que je trouve + A parler d'autrefois? + + Jamais un souvenir n'est exempt de tristesse. + C'est comme un chant lointain, d'une étrange douceur, + Qui nous berce un instant; mais, si doux qu'il paraisse, + Il nous serre le coeur. + + Je sais le cas qu'il faut faire de ce mensonge, + Qui prête aux jours enfuis comme un cruel éclat, + Et cependant, ce soir, je l'accueille et je songe + Aux jours de ce temps-là . + + + Paris, 25 août 1865. + + + + +A MON FRÈRE + + + Charlot, pardonne-moi ces vers; + Soit à l'endroit, soit à l'envers, + Ils te diront que je t'adore. + Et si, par cas, tu les as lus, + Frère, crois-moi, n'y pense plus, + Car ils te le diraient encore. + + + Paris, 12 Août 1865 + + + + +EFFET DE LUNE + +DANS LA MITIDJA + +RIMES RICHES + +--A THÉODORE DE BANVILLE-- + + + C'est l'heure où la ferme + Ferme. + Le Soir incertain + Trace en découpures + Pures + L'horizon lointain. + + Une vapeur vaine + Veine + Le couchant blêmi, + Et semble au bord d'une + Dune, + Un flot endormi. + + La nuit qui l'apaise, + Pèse + Sur l'homme qui dort, + Et le ciel s'étoile, + Toile + D'azur aux points d'or. + + Cependant le tremble + Tremble, + Lorsqu'en voltigeant, + Une folle brise + Brise + Ses feuilles d'argent. + + Quelque pauvre hère + Erre + Dans la Mitidja, + Et, dans le silence, + Lance + L'air de _Kadoudja_. + + Dans la diaprée + Prée, + Du ruisseau mutin + L'onde trébuchante + Chante + Son air argentin, + + Et l'herbe entr'ouverte, + Verte, + Frange ses réseaux, + Où l'eau qui roucoule, + Coule + Parmi les roseaux. + + Le sol uniforme + Forme + Un tapis ouaté, + Dont la ronce aride + Ride + L'uniformité. + + Là , le cactus perse + Perce + L'aloës en fleurs; + La ronce jumelle + Mêle + Ses piquants aux leurs. + + Bien que leur ensemble + Semble + Au hasard éclos, + Leur triple ramure + Mure + De pauvres enclos. + + L'Arabe en maraude + Rôde + Dans les alentours, + Et suit de malignes + Lignes, + Pleines de détours. + + Sa marche est coulante, + Lente, + Et ne s'entend pas. + Et le sinistre être, + Traître, + Guette à chaque pas, + + Afin qu'il évite + Vite + L'oeil du gabelou, + Et, dans la broussaille, + S'aille + Cacher comme un loup. + + La lune d'opale, + Pâle + Dans les bleus sillons, + Inonde la plaine, + Pleine + De pâles rayons. + + O lune blafarde, + Farde + Ton visage blanc; + Tâche que ta face + Fasse + Un oeil moins tremblant! + + Ton air morne et grave + Grave + Au fond de mon coeur + Ton grand trou livide, + Vide, + Au reflet moqueur. + + Pauvre astre impassible! + Cible + De tant de rimeurs! + Est-ce de ce qu'on te + Conte, + Lune, que tu meurs? + + Leur lyre énervante + Vante + Ton disque jauni. + Toi qui vois leur tâche, + Tâche + Que ce soit fini. + + D'une voix émue, + Mue + Par un faux _humour_, + Est-ce toi qu'un homme + Nomme + L'astre de l'amour? + + Ta méchante corne, + Qu'orne + Ta jaune couleur, + Est plutôt l'emblème + Blême + Qui porte malheur. + + Ta prunelle éteinte, + Teinte + D'un morose éclair, + Semble une lanterne + Terne + Pendue au ciel clair. + + Quand la Nuit, sereine + Reine, + Tient l'homme abattu, + Vers la solitaire + Terre + Que regardes-tu? + + La lumière adverse + Verse + Des rayons hagards. + Lune, que t'importe? + Porte + Ailleurs tes regards. + + Va, pâle inconnue, + Nue, + Glisse au sein des nuits, + Laisse notre immonde + Monde + Tout chargé d'ennuis. + + Glisse dans l'espace. + Passe. + Et, bouche sans voix, + Sache avec mystère + Taire + Tout, ce que tu vois. + + + Paris, Mars 1866. + + + + +MANDOLINE + + + J'ai pour unique amante + Une fille charmante, + A l'oeil profond et doux + Comme un ciel andalous. + --Quelque ennui me tourmente. + + Son tuteur subrogé + N'a, certes, pas songé + Que je pourrais peut-être + Entrer par la fenêtre. + --Je ne sais ce que j'ai. + + C'est un moyen pratique, + Très-vieux, mais poétique + Et qui, pour nos amours, + Nous est d'un grand secours. + --Je suis mélancolique. + + Que j'aime la rougeur + De plaisir et de peur + Dont rougit, quand j'arrive, + Mon amante craintive! + --J'ai du noir dans le coeur. + + Seigneur! qu'elle est jolie! + J'en ai fait ma folie; + Et sans elle, ici-bas, + Je n'existerais pas. + --Tout m'attriste et m'ennuie. + + Sa soeur a de grands yeux + Bruns; mais les siens sont bleus. + On ne sait trop laquelle + Des deux est la plus belle. + --Je suis très-malheureux. + + Et, deux fois la semaine, + A l'église elle mène, + Ange plein de douceur, + Son tuteur et sa soeur. + --Comment guérir ma peine? + + Ma main souffletterait + Quiconque toucherait + Un cheveu de la tresse + De ma jeune maîtresse. + --J'éprouve un mal secret. + + Le coeur me bat d'avance. + Le soir, lorsque je pense + Que va sonner pour nous + L'heure du rendez-vous. + --Quelle triste existence! + + Certes, j'aime à plein coeur + Cette belle en sa fleur, + Et l'amour de ma mie + M'est plus cher que ma vie. + --Mais ... j'aime aussi sa soeur. + + + Paris, Avril 1866. + + + + +ROUTADE + + + Décidément, la mort est belle. + J'ai dix-neuf ans, et je m'en vais + Me faire sauter la cervelle, + Pour en finir à tout jamais. + Celle que j'aime s'évertue + A se cacher je ne sais où: + L'ai-je rêvée ou l'ai-je vue? + N'importe, il faut que je me tue, + Pour qu'on sache que j'en suis fou. + + Ce n'est point par amour du drame; + Mais enfin c'est original + De se tuer pour une dame + Que l'on a rencontrée au bal. + + + + +DÉCLARATION D'ÉCOLIER + +--A CONSTANT COQUELIN-- + + + I + + Madame, ayez la politesse + De m'écouter, fût-ce un instant: + J'ai quinze ans, sans qu'il y paraisse, + Et je ne suis plus un enfant. + Veuillez donc, sans vous mettre à rire, + Me prêter une oreille ou deux, + Car j'ai quelque chose à vous dire + De très-grave et très-sérieux. + + Je ne sais trop comment m'y prendre, + Le courage va me manquer: + Promettez-moi de me comprendre, + N'ayez pas l'air de vous moquer! + Ce que j'éprouve m'épouvante, + Mais m'épouvante ... au dernier point! + Et si vous croyez que j'invente, + Vous vous méprenez de bien loin. + + Si vous connaissiez la nature + Du mal dont je suis châtié! + Vous feriez une autre figure, + Et m'auriez en grande pitié. + C'est un malaise fort bizarre, + Pour moi seul sans doute inventé, + Et qui doit être un cas très-rare, + Peu connu de la Faculté. + + C'est une espèce de folie, + Bien effrayante, en vérité! + Car elle est à la fois remplie + De douceur et de cruauté. + + Mais ce que je tremble de dire, + C'est qu'en tous temps, c'est qu'en tous lieux, + Ce qui me cause ce martyre, + Condamnable et mystérieux, + C'est ... cela va bien vous surprendre; + Ah! madame, pardonnez-moi! + C'est vous!--Et vous devez comprendre + A présent quel est mon émoi. + Je sens le rouge qui me monte! + Surtout, jurez-moi le secret; + Car, bien sur, je mourrais de honte + Le jour où cela se saurait. + + Oui, c'est vous qui troublez ma vie, + Vous dont l'image me poursuit, + Vous, ma douleur et ma folie! + Vous, mon soleil, et vous, ma nuit! + C'est vous, quand la lune éplorée + Sur mes vitres vient scintiller; + C'est vous, dans sa lueur nacrée, + Vous dont je vois les yeux briller! + Et si le sommeil, faisant trêve, + Gagne un instant mon front pâli, + C'est vous encor que dans mon rêve + Je vois passer près de mon lit! + + C'est vous dont je vois le sourire! + C'est vous dont je sens le toucher! + Et même, alors que je respire, + C'est vous que j'entends respirer! + Je sens votre main qui m'effleure, + Et je m'éveille en étouffant, + Et je me désole et je pleure, + Et je pleure comme un enfant. + Et cette vision m'est chère, + Madame, et chère ma douleur.... + Ah! ne vous montrez point sévère, + Car vous me briseriez le coeur! + + + II + + Je sais que j'aurais dû me taire. + Mais n'en ayez point de courroux. + Ayez pitié de ma misère, + Laissez-moi vivre auprès de vous. + Laissez-moi vous voir, vous entendre. + Laissez-moi toucher votre main; + Je ne sais ce qui m'a pu prendre, + Mais ce sera passé demain. + + Il me faut pourtant vous apprendre + Que cela m'a pris tout d'un coup, + Sans que j'y pusse rien comprendre, + Un jeudi qu'il neigeait beaucoup! + + Vous étiez en fourrure grise; + C'était à Paris, cet hiver. + Je me rappelle votre mise + Tout comme si c'était hier. + Vous veniez de monter très-vite, + Ma mère était à la maison! + Vous alliez faire une visite, + Et je sortais de ma leçon. + Vous aviez quelques airs de reine + Que je trouvais fort de mon goût, + Mais vous me regardiez à peine, + Et vous m'intimidiez beaucoup. + + Quant à moi, malgré ma contrainte, + Je vous regardais de mon mieux, + Et j'ai si bien pris votre empreinte, + Que je l'ai toujours dans les yeux. + Pour vous voir monter en voiture + Je collai mon front aux carreaux, + Et restai dans cette posture + Tant que je pus voir vos chevaux. + Puis, comme un avare en cachette, + Je fermai ma chambre aux verrous, + Et je repassai dans ma tête + Tout ce que j'avais vu de vous. + + Je vous avais vue un peu vite, + Mais j'avais pourtant remarqué + Que vous aviez la main petite + Et le poignet bien attaché. + Ce poignet devint ma folie, + Ce fut là ce qui me perdit! + L'attache eût été moins jolie, + Je crois que je serais guéri. + Tels qu'ils sont au bout de vos manches, + Vos petits poignets fin serrés + M'ont fait passer bien des nuits blanches + Et bien des jours décolorés. + + Mais je veux m'efforcer d'en rire, + Et j'ai des larmes dans les yeux. + Qu'ai-je fait pour qu'un tel martyre + Me déchire le coeur en deux? + + Hélas! qui change ainsi ma vie? + De quel mal est-ce là le cours? + C'est quelque horrible maladie + Sans précédent jusqu'à nos jours! + + C'est une torture mortelle! + Je l'ai gagnée en vous voyant, + Et je crois, lorsqu'elle s'en mêle, + Que la douleur me rend méchant. + + Eh bien, cette souffrance affreuse, + Dont je parle avec tant d'effroi, + Je la voudrais contagieuse. + Pour que vous l'eussiez avec moi! + + + + +CHANSON D'OURIDA + + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + Le ciel est ardent, la brise est légère; + Quelque cavalier, qui va son chemin, + Passe à la portière + De ton palanquin. + + La belle, où va-t-il ton regard d'étoile? + Ton voile frissonne au vent du matin: + Qui donc, sous ton voile, + Fait trembler ta main? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a souffle.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + Le jeune homme est loin; la maison est close. + Qu'il fait chaud dehors! voici la fraîcheur. + La belle repose + D'un air de langueur. + A quoi songes-tu? Te voilà si pâle! + Tu penches ton front comme un lis en fleur. + Qui donc, sous ton châle, + Fait battre ton coeur? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + La lune se lève et la nuit est pure. + --Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?-- + C'est l'eau qui murmure + Son chant de cristal. + Folle, il faut dormir. Quel rêve t'effleure? + Qui donc tient encore en ces lieux déserts, + En dépit de l'heure, + Tes beaux yeux ouverts? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + + + +KIEF + + + I + + Au plein coeur de l'été, vers le milieu du jour, + A l'heure où, des coteaux qu'un ciel ardent calcine, + Le serpent vient dormir au bord de la ravine; + Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four, + Et que le grand soleil, brûlant comme la braise, + Grille un sol crevassé comme un mur de fournaise; + Alors que la cigale au chant criard et faux + Dont la monotonie est comme une cadence, + Fait, seule, de son cri résonner les échos; + A cette heure de calme et de profond silence, + C'est un fait reconnu que tout bon musulman, + Fermé dans sa maison, fume nonchalamment; + Et, suivant sa fumée en spirales tordue, + S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue, + Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien: + «Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chrétien.» + + + II + + ..... La cour mauresque était silencieuse + Et fraîche. On n'entendait, aux marbres des bassins, + Que le chant vacillant de l'eau capricieuse + Se perdant sous la voûte en échos argentins; + Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne, + Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne, + Prête un calme plus doux aux douces nuits d'été: + Tel, en se cadençant sur les murs de faïence, + On eût dit que ce bruit grandissait le silence. + Ainsi qu'un feu follet, dans un site écarté, + La nuit, autour de lui, grandit l'obscurité. + + Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idée, + Ce charme singulier, cette étrange torpeur, + Dont les Orientaux font un divin bonheur: + D'aspirer des parfums dont l'âme est affaissée, + De rêver sans sommeil et presque sans pensée, + Et, le regard perdu, la tête renversée, + De vivre de mollesse et mourir de langueur. + + Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences + Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident. + O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances! + L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand + Et le seul désirable! Il est donc vrai qu'au monde, + Sous nos tristes climats comme au soleil ardent, + C'est vous que l'homme cherche à travers son néant! + + Volupté! volupté! divine enchanteresse! + Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout + Savourer à longs traits ton énervante ivresse. + Je t'appartiens. Prends-moi. Révèle-moi surtout + Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses, + Épuiser d'un seul coup toutes les jouissances. + Que je vide la coupe, et puis tout sera dit: + Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit? + + Si je vis sans jouir, que m'importe la vie? + Que m'importe la mort si je meurs de plaisir? + Quels regrets peut laisser cette soif assouvie + De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir? + Qu'un autre te méprise et te jette la pierre! + Je t'aime, ô volupté! je t'adore, ô matière! + Et qui n'a pas connu tes baisers épuisants + N'aura jamais vécu, dût-il vivre mille ans! + + + III + + C'est la liqueur de feu qui guérit ou qui tue. + C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue: + Malheur au cavalier! car sa bête au pied sûr + Peut lui briser d'un coup la tête contre un mur! + C'est le rêve épuisant d'une ivresse nerveuse + De morphine ou d'opium: Ah! malheur à celui + Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui! + Son front se flétrira comme une tubéreuse + Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil; + Tantôt il fuira l'ombre et tantôt le soleil; + Il aura beau fumer, boire et tripler la dose: + Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose, + La nuit qu'il dormira n'aura plus de réveil. + + C'est l'idéal brillant du pays de nos rêves. + C'est la sirène en mer; c'est l'ange aux ailes d'or + Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des grèves + Où nous n'irons jamais, et nous montre le port, + Sans nous montrer l'écueil d'où lui sourit la mort; + Car dans notre univers les anges ont des glaives + Et lorsque celui-là , l'ange au chant séducteur, + Nous sourit en passant et nous touche de l'aile, + Malheur à l'imprudent qui tend les bras vers elle + Et le suit dans son vol vers un rêve enchanteur! + S'il monte jusqu'aux cieux, plus léger que la flamme, + S'il s'endort au départ dans un charme trompeur, + S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme, + Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur: + Malheur! malheur à lui! l'ange a brandi son glaive, + Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur! + Alors, sentant frémir l'aile qui le soulève, + Il pousse un cri funèbre; et, sortant de son rêve, + Se réveille en sursaut sur cette terre en pleur; + Et, là , désespéré, pleurant sur sa chimère, + Sombre et suivant des yeux son rêve qui s'enfuit, + Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire, + Un chant plein de sanglots perdu dans le mystère, + Et tel que le passant qui rentre après minuit, + Se sentant frissonner, murmure une prière, + Et croit entendre encor dans le soir solitaire + Comme une étrange voix dont l'écho le poursuit. + + Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amère! + Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit! + La lune brille au ciel d'un éclat funéraire. + Et quand le malheureux contemple sa misère, + Il n'en peut comparer l'immensité sur terre + Qu'à l'infini perdu qui se ferme sur lui! + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + + _Ce livre est mon premier coup d'aile. + Il est signé d'un nom d'enfant; + Mais l'enfance a cela pour elle + Quelle est faible et qu'on la défend. + + Vous le savez mieux que personne, + Reine au front de musc, abrité + Par une immortelle couronne, + Qui pourtant m'avez adopté. + + Vous la gloire, vous le génie, + Vous oubliez votre moisson + Précieuse et du ciel bénie, + Pour mieux sourire à ma chanson! + + Vous trouvez en ce temps morose + Un plaisir magnifique et doux + A faire de rien quelque chose: + Mais qui le peut, si ce n'est vous? + + Sur sa route, quand on est reine, + On donne à des bohémiens, + Et l'on peut être la marraine + De méchants vers comme les miens. + + C'est le droit du rayon superbe, + Lorsqu'il embrase la forêt, + De dorer aussi le brin d'herbe + Que tout passant dédaignerait. + + Il enflamme, il éclaire ensemble + Tout un monde horrible ou charmant, + Et de la goutte d'eau qui tremble + Fait l'égale du diamant._ + + + Nohant, Juillet 1862. + + + + +NOTES AU CRAYON + + + + +La lettre qui sert d'introduction à ce recueil posthume indique assez le +sentiment qui nous fait le livrer à l'impression. + +Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destiné ne +s'expliqueraient peut-être pas la publication des boutades tristes ou +railleuses, des réflexions décousues qui vont suivre, si nous ne leur +disions les motifs qui nous ont porté à ne pas les éloigner de ce +recueil. + +Ces _Notes_ étaient jetées au crayon sur un cahier où Prosper écrivait, +de temps à autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies, +les répliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se +présentaient à son esprit. + +Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces légendes qui n'ont de +valeur que lorsqu'elles se trouvent placées au-dessous d'un dessin de +Gavarni ou de Daumier. + +Si donc nous nous décidons à publier quelques-unes de ces _Notes au +crayon_, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer +une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles +révèlent, mieux peut-être que tout ce qui précède, le tour d'esprit, +l'originalité de cet ète charmant qui a été et qui a emporté la +meilleure part de notre vie. + +Nous prions nos amis de ne voir là aucune prétention puérile: nous n'en +avons d'autre, en vérité, que celle de conserver quelques traits d'une +physionomie délicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de +tenir ses promesses. + +Nous avons dit que ces _Notes_ révélaient le tour d'esprit de Prosper. +Elles ont peut-être un autre mérite--si mérite il y a:--c'est qu'elles +révèlent et prennent, en quelque sorte, sur le fait--bien à l'insu de +leur auteur!--quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des +déceptions, des tristesses du temps présent. + +Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre +détail peut lui servir à expliquer, à reconstruire même certains aspects +d'une société disparue. + +Qui sait si un exemplaire de cet humble livre--conservé par hasard,--qui +sait si ces _Notes_, que notre bien-aimé poëte écrivait pour lui seul, +n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir à déchiffrer moins +difficilement l'énigme que prépare le Sphinx contemporain? + +Puisse cette explication faire comprendre à nos amis le motif qui nous a +décidé à conserver quelques-unes de ces _Notes au crayon_! + +L.J. + + + + +I + +EN MARGE D'UN CAHIER + + +Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches +serrées les unes contre les autres dans les endroits où donne le +soleil.... + + * * * * * + +Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons +voltigent en un seul essaim dans la clarté d'un rayon. + + * * * * * + +Le vent peut déraciner un chêne; mais il passe au travers d'une toile +d'araignée sans pouvoir l'emporter. + + * * * * * + +Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet.... + + * * * * * + +... Balafrer l'âme.... + + * * * * * + +On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou. + + * * * * * + + ... Mais sous son corsage de bure + Frissonne une peau de satin. + + * * * * * + +J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec +recueillement. + + * * * * * + +--C'est un petit malheur. + +--Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela +soit, c'est toujours quelque chose. + + * * * * * + +Où la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris, +qui paraît clair à côté du noir, est sombre à côté du blanc. + + + + +II + +OPINIONS SUR TELS ET TELS + + +Il est de ces gens dont la fréquentation gâterait n'importe quelles +natures; comme la boue et la poussière qui tachent en blanc sur les +habits noirs et en noir sur les robes blanches. + + * * * * * + +La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la +reçoit, c'est sans le faire exprès,--comme une tuile. + + * * * * * + +Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,--quoi qu'en +dise la Fontaine. + + * * * * * + +X*** ne procède qu'avec du papier timbré. + +--Son papier est comme lui; c'est sa manière de le faire marquer à son +chiffre. + + * * * * * + +Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait reçu la main +droite. + + * * * * * + +--Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne +craint personne. + +--Ce garçon-là a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour +devant la petite R***. + +--C'est vrai, fit-elle en surenchérissant, une tenue ... de livres! + + * * * * * + +EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MÉCHANT + +Il a des éclats de rire qui sont comme des éclats d'obus. On ne s'en +relève pas. + + * * * * * + +X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de +bruit. C'est comme une petite fête de famille qui se passe en lui. On +n'en est pas. + + * * * * * + +H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore. + + * * * * * + +Il vous a une physionomie ouverte ... à deux battants! + + * * * * * + +EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BÉGUEULE ET PRÉTENTIEUSE + +--Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux. + + * * * * * + +--Elle a fait ses dents très-tard. + +--Et encore .. pas elle-même! + + * * * * * + +--Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera +après le potage. + +--Naturellement ... les huîtres d'abord; la soupe ensuite. C'est une +règle. + + * * * * * + +--Elle, jeune?... Je réponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre à deux +pour avoir quarante ans. + + * * * * * + +--On lui prête des amants. + +--Qui lui en prête? + +--Mais ... Mme T***. + +--Oh! elle ... cela n'est pas étonnant. Elle en a assez pour en prêter +aux autres. + +UNE AUTRE + +--C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus généreuse qu'elle ne +l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle. + + * * * * * + +Le nez de mon nègre est épaté; mais celui d'Espinosa est épatant. + + * * * * * + +--X*** est agaçant. Il parle du nez et il parle continuellement. + +--Eh bien, c'est un très-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas +les absents, lui, au moins. + + * * * * * + +Un sot bien connu. Je ne prétends point parler de H***. + + * * * * * + +Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les +plaisanteries de X***. + + * * * * * + +... Il est bon comme le bon pain ... et mauvais comme le bon fromage. + + * * * * * + +J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de ... Cognac. + + * * * * * + +--Elle est maigre!... mais maigre à figurer sur la table du pape un +vendredi saint! + + * * * * * + +... Une fille qui s'était vouée au célibat ... et aux célibataires. + + * * * * * + +X*** prétend que Bade est un vrai paradis ... sans doute parce qu'il y +joue un jeu d'enfer. + + * * * * * + +--Z*** a constamment l'air de faire blanc de son épée. + +--C'est son épée qui m'a l'air de fer-blanc. + + * * * * * + +--M. P***? c'est un pédant. + +--Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien. + +--Oh! il n'y a rien d'étonnant à ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est +sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huîtres. + + * * * * * + +--X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez. + +--Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon. + + * * * * * + +--Un potage maigre ... comme Mlle M*** et plus froid que le public +lorsqu'elle chante.... + + * * * * * + +Et quant à ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop +courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un âne met à +braire. + + * * * * * + +--Chose est un charmant garçon. + +--Le fait est qu'il n'est pas marié. + + * * * * * + +--X*** a la physionomie très-franche. + +--C'est vrai.... Il a l'air bête; mais au moins il l'est. + + * * * * * + +T***? Quand il lui arrive de dire la vérité, c'est pour le plaisir de +faire un faux mensonge. + + * * * * * + +Six heures et M. Bruno sonnèrent avec un remarquable ensemble, tant à +la porte qu'à la pendule. Il ne dit pas: «Je suis exact.» Il dit: «La +pendule va très-bien.» + + * * * * * + +--Il a la fatuité de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est +fat. Et il dit: + +--Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas. + + * * * * * + +Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne à midi on +n'en verrait que mieux le soleil. + + * * * * * + +En ses jours de tristesse, Calino prétend qu'il n'était pas né pour +vivre. + + + + +III + +CAPRICES DU LANGAGE + + +On appelle «âge tendre,» sans doute par antiphrase, l'époque de la vie +où l'on n'a pas encore connu l'amour. + + * * * * * + +... Pas le plus petit géant!... + +... Pas l'ombre de soleil.... + +... Pas la queue d'une tête.... + + * * * * * + +DICTON AMÉRICAIN + +Payez et vous serez confédéré. + + * * * * * + +... Mais, triple notaire que vous êtes!... + + * * * * * + +Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde, +qu'on la dit folle du logis? + + * * * * * + +Une lorette disait: + +--Un de mes amants les plus intimes.... + + + + +IV + +CE QUE DISENT + +LES DISEURS DE RIENS + + +--Un doigt de cour et ... deux doigts de jardin, avec un petit hôtel au +milieu,--et je vous promets que cet ange sera à vous. + + * * * * * + +Si l'Amour était réellement le fils de Vénus, comme la Mythologie veut +le faire croire, par quel miracle Vénus, sa mère, l'aurait-elle conçu et +engendré? + + * * * * * + +Je ne sais si réellement, en Orient, la parole est d'argent et le +silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts +du temps, _le silence est urgent, car la parole endort_. + + * * * * * + +--Nos chevaux _dévorent_ l'espace. + +--C'est une nourriture si légère! + + * * * * * + +«La femelle est faite pour le mâle ... et la femme pour le mal.»--J'ai +lu cela sur le calepin d'un ami à moi. + + * * * * * + +... Il lui allongea un soufflet ... de forgeron! C'est tout dire. + + * * * * * + +Fiat ... _luxe_! + + * * * * * + +Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zéro et je ne vous +retiens plus.... C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller. + + * * * * * + +Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carrière qu'on +embrasse. + + * * * * * + +J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants. + +Ce n'est toujours pas faute d'en faire. + + * * * * * + +Dans le journalisme actuel, il faut être _timbré_ pour aborder les +questions dites sérieuses. + + * * * * * + +Un condamné à mort disait: + +--Le bourreau et moi, nous sommes de la même taille, mais bientôt il +aura la tête de plus que moi. + + * * * * * + +... Une sauce relevée,--un peu plus haut que le genou.... + + * * * * * + +A la guerre il faut qu'on _paye_ ou qu'on _pille_. + + * * * * * + +Il faut que la chasse soit ouverte ou fermée. + + * * * * * + +Les voyages déforment les chapeaux et les malles. + + * * * * * + +PROVERBE + +Qui paye ses dettes _sent Clichy_. + + * * * * * + +On dit: La fortune, c'est le travail. + +On dit: Le travail, c'est la liberté. + +Or la liberté fait les révolutions. + +Et les révolutions détruisent les fortunes. + + * * * * * + +Que de déjeuners de soleil, mangés par une averse. + + * * * * * + +... Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve +rarement plus d'un dans la même famille. + + * * * * * + + La vie tient à un fil, + Et l'heure à une aiguille. + + * * * * * + +Comme on dort bien dans son lit quand on est couché ... sur un bon +testament! + + * * * * * + +X*** parle depuis longtemps de se brûler la cervelle. + +--Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide. + + * * * * * + +La vérité sort de la bouche de l'innocence ... pour n'y plus revenir. + + * * * * * + +LES PUCES DE MADDALA + +A Maddala, dans la tribu des _Beni ben Jagoub_,--où l'on trouve dans +son lit tant de puces et si peu de pucelles,--Ali Schériff et moi, +moi surtout, nous étions piqués comme des couvre-pieds de molleton. +Impossible de découvrir une heure de sommeil dans toute la maison. +C'est là que je me suis fait le serment à moi-même, si jamais j'ai des +capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour. + +Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans +doute à prendre la défense de son pays, me disait de temps à autre, en +manière d'encouragement: + +--N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, dès qu'on +peut n'y pas penser, on ne les sent plus. + +Je ne répondais rien, mais je n'en pensais pas moins ... aux puces. + +C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupées: si +elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir. + + * * * * * + +Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas? + +--Naturellement ... puisque c'est un grand maître. + + * * * * * + +Pour un qui _brille_, vingt qui _braillent_. + + * * * * * + +Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre. + + * * * * * + +--Connaissez-vous la différence qui existe entre une chûte et une +cataracte? + +--Non. + +--C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chûte est +un spectacle ennuyeux. + +Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comédie de ***, voilà une +chûte. + + * * * * * + +--Eh bien, garçon, et ce café? Il ne paraît que le soir, comme _la +Patrie_? + + * * * * * + +--Un journal qui se dit bien informé,--ce qui déjà est une erreur de sa +part,--.... + + * * * * * + +Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit: + +--C'est pour me voir dormir, disait-elle. + + * * * * * + +Un bohême, encore plus bohême que C***, a inventé une sentence dont il +fait un fréquent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la +Fontaine a dit: _A l'oeil_ on connaît l'artisan. Son bottier la trouve +très-mauvaise. + + * * * * * + +LE MARIAGE EN DEUX PARTIES + + _Lune_ de miel, + L'autre de fiel. + + * * * * * + +Un pays où il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens +vous parlent ou s'ils éternuent. + + * * * * * + +Et la pièce tombait, toujours!... + + * * * * * + +J'ai la faim canine et la soif câline. + + * * * * * + +PROVERBE + +Mieux vaut _lard_ que _navet_. + + * * * * * + +--Tel journal n'est pas timbré, n'est-ce pas? + +--Cela dépend. Comment l'entendez-vous? + + * * * * * + +--Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais être malade; je +m'endors continuellement. + +--Vous vous écoutez trop, mon cher. + + * * * * * + +--X*** n'a pas le moindre fond. + +--C'est un vrai tonneau d'_Adélaïde_: + + * * * * * + +--Il ne faut pas confondre la _ronde_ avec l'_anglaise_,--qui est +généralement plate. + + * * * * * + +... Une poire ... d'angoisse, pour la soif. + + * * * * * + +Qui donc dit que X... est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut +dire. + + * * * * * + +EN CALÈCHE + +--Qu'est-ce qui sent donc le brûlé? + +--Nous allons très-vite; ce doit être le pavé. + + * * * * * + +Calino,--toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,--admirait un +géant: + +--Dieu! comme il serait grand si c'était un nain! disait-il. Quel grand +nain cela ferait! + + * * * * * + +Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une +cheminée.... + +--Bouchée. + + * * * * * + +L'avez-vous revu? + +--Oui, je l'ai revu ... et corrigé. + + * * * * * + +Mme M*** me disait en parlant de T***: + +--Comment une femme peut-elle supporter qu'un être pareil lui fasse la +cour? C'est à peine si je lui permettrais de faire mon escalier. + + * * * * * + +--Vous connaissez donc Chose? + +--Il m'a été présenté hier. + +--Et ... est-ce qu'il vous a plu? + +--A verse! je ne savais plus où me fourrer. + + * * * * * + +--Un tel? je ne peux pas le sentir. + +--Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonté ... +ou que vous ayez le nez bouché à l'émeri. + + * * * * * + +Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a ... reçues. Et puis il +s'est en allé. + + * * * * * + +--... Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la +mienne? + +--Il en a le droit, lui. + +--Eh bien, et moi? + +--Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers. + + * * * * * + +Un nègre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs, +dans lequel ce savant expliquait que la présence d'une grande quantité +de fer dans le sang des nègres est l'unique cause de leur couleur, +s'écriait amèrement: + +«Si c'était au moins du fer-blanc!» + + * * * * * + +La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des +ballons. + + * * * * * + +J'ai demeuré en face d'un changeur et j'ai remarqué qu'il entrait par +jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes. + +Je savais bien déjà que les Parisiennes étaient _changeantes_, mais pas +à ce point-là . + + * * * * * + +Vous ne me toucherez qu'après avoir passé sur _son_ corps. + + * * * * * + +DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE + +--Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis? + +--Comme un prince. + + * * * * * + +On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas. + + * * * * * + +Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie. + + * * * * * + +Une femme à son voisin de table: + +--Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que +d'être ainsi sur sa bouche? + +_Lui_:--Pas si douce à coup sûr que d'être sur la vôtre! + + * * * * * + +SCIE D'ATELIER + +--Mon cher, avec un gilet ... de boeuf, une culotte pareille, des pieds +truffés, un col ... de poisson, une tête de veau, des côtelettes de +mouton, un _chapeau_ du Mans, un coeur ... de salade et surtout une +langue ... farcie, pourvu qu'on possède un certain _chic à la noix_, on +peut toujours se tenir au milieu d'un entourage ... de cornichons! + + * * * * * + +A TABLE + +_Une dîneuse_: Ha! je m'en suis mordu la langue. + +_Son voisin_: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien être à votre +place. + + * * * * * + +La mer était tranquille ... comme Baptiste. + + * * * * * + +L'art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille _lièvres_ de +rentes. + + * * * * * + +J'ai trop peu d'argent pour l'employer à des dépenses utiles. + + * * * * * + +_Le sergent de ville_: Votre profession? + +_Le filou_: Je fais la chaîne aux incendies. + +_Le voyou_: Et la montre aux feux d'artifices. + + * * * * * + +La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a +dit qu'une leçon (et une leçon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore +mieux qu'un fromage. + + * * * * * + +--Monsieur, voilà une parole imprudente. + +--Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder. + + * * * * * + +X*** a la plaisanterie funèbre. + +--C'est égal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois. + +--Oui, c'est-à -dire ... croque-mordant. + + * * * * * + +--Outre qu'il est bête, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure +ouverte. + +--Dame! il faut la faire ouvrir ... il y a une écaillère au coin. + + * * * * * + +... Maigre comme un----clown.... + + * * * * * + +Un Monsieur,--je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!--devant qui on +causait sur la vie et la mort, disait que, quant à lui, le seul espoir +de mourir lui donnait le courage de supporter la vie. + +--Vraiment? fit quelqu'un. + +--C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me +serais suicidé depuis longtemps. + + * * * * * + +Pourquoi, dans les cartes, le trèfle signifie-t-il de l'argent? + +--Parce que si tout le monde avait du trèfle, presque tout le monde +aurait de quoi manger. + + * * * * * + +B*** a toujours des arguments très-serrés. + +--C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal. + + * * * * * + +Pour le moment, dans cette affaire-là , c'est lui qui tient la corde. + +--Il devrait bien en profiter pour se pendre. + + * * * * * + +... Un _orgueil_ de Barbarie.... + + * * * * * + +DICTON + +--On ne sait ni qui _rit_ ni qui _pleure_. + + * * * * * + +--_Aie de quoi_, le ciel t'aidera. + + * * * * * + +--Calino, est-ce que vous entendez le grec? + +--Parbleu!... je ne suis pas sourd. + + * * * * * + +A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un +fiacre, les chevaux avançaient continuellement de quelques pas. + +--Ah çà ! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'être chargé? Vous +êtes encore un drôle de pistolet. + +--Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un _canon_. + + * * * * * + + Le feu prend, + Le chaland donne, + Le caoutchouc prête. + + * * * * * + +--Vous la jugez trop sévèrement. Elle est moins mal que vous ne le +dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantée. + +--Je crois bien!... comme avec un marteau!... on s'y pendrait! + + * * * * * + +Chose est un bien joli garçon, mais il se met trop de parfums. Il +embaumerait ... un mort, à quinze pas. + + * * * * * + +Les sujets de tristesse ou les sujets ... de pendules, c'est autre +chose. + + * * * * * + +PROVERBE + +Un bon _Titien_ vaut mieux que deux _Ribeira_. + + * * * * * + +A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS + +--Vous savez? si vous êtes de trop ... que je ne vous gêne pas.... Vous +pouvez sortir. + + * * * * * + +J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la +lecture, le soir, à la chambrée. Et chaque fois qu'il rencontrait +l'abréviation de _et caetera_, ne sachant comment la traduire, il se +bornait à nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif. +Cela faisait un drôle d'effet à la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il +eut un trait de lumière et, se frappant le front, s'écria: «Faut-il +que je sois bête pour ne pas avoir compris ça plus tôt!» Il venait de +deviner. Et, en effet, à dater de ce jour-là il traduisit le mystérieux, +_etc._ en disant: _Et ta soeur?_ + + * * * * * + +--Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle +souvent? + +--En 93?... Eh bien, pardi! c'est la révolution de 1830. + + * * * * * + +--Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les +paratonnerres. + +--Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis +dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rivé non plus_ss_e: jusqu'à +pr_rr_ésent du moins_ss_e. + + * * * * * + +Le _violon_--corps de garde, ainsi nommé parce qu'on y est conduit par +des _archers_. + + * * * * * + +Pour _doubler_ un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil? + + * * * * * + +DANS UNE BAL COSTUMÉ--A UN SANCHO PANÇA + +--Pardon ... est-ce au seigneur Sancho ou à son âne que j'ai l'honneur +de parler? + + * * * * * + +--AU BAL DE L'OPÉRA-- + +A un sauvage. + +Eh! Peau-Rouge!... est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les +forêts sont encore vierges? + + * * * * * + +--Voyons, monsieur, offrez donc un rafraîchissement à madame.... A son +âge, cela ne peut pas lui faire de mal. + + * * * * * + +A un vieux. + +--Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que +j'ai l'honneur de parler! + + * * * * * + +--Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite ... en +voyant ses battoirs. + + * * * * * + +A un municipal, à la porte du foyer. + +--Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur +en habit noir?... + + * * * * * + +A un arrivant. + +--Monsieur arrive de Cancale?... C'est dommage, on n'en veut plus.... La +soupe est servie. + + * * * * * + +Au même arrivant. + +--Mais comme vous voilà fripé, jeune homme!... Vous étiez donc bien +serrés, dans cette bourriche? + + * * * * * + +A un nez dans le genre de celui de Polichinelle. + +--Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu +n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu +ferais de l'argent. + + * * * * * + +Une voiture à stores baissés rentre à Paris au petit trot. A l'octroi, +l'employé entr'ouvre la portière et dit: + +--Vous n'avez aucune déclaration à faire? + +--Merci ... c'est fait. + + + + +MISANTHROPE + + +--Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Élysées, des bois +qui ne soient pas de Boulogne, des prés qui ne soient point Catelans!... + + * * * * * + +J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je +n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'âme placée au même niveau. + +Pourtant il doit en exister. + + * * * * * + +Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme +est très-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, où diable +mettrions-nous nos Grecs?... + +Et même nos Juifs, par-dessus le marché? + + * * * * * + +Un écrivailleur, qui passe sa vie à attaquer les gens qui meurent, +priait quelqu'un d'écrire deux lignes sur un album. Voici les deux +lignes. + +--Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont à _craindre_; ce sont ceux +qui restent. + + * * * * * + + Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien, + C'est une femme qui se noie. + +Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de +moins. + + * * * * * + +Une espèce de chanson à laquelle, s'il y avait eu des paroles, il +n'aurait plus manqué qu'un air. + + * * * * * + +... Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers +très-soporifiques qu'il avait organisés pour la circonstance. + + * * * * * + +Jadis les esprits littéraires avaient le culte des filles de Mémoire. + +Les beaux esprits d'aujourd'hui préfèrent les mémoires des filles. + + * * * * * + +Il n'y a que deux manières de gouverner les peuples. On ne les mène que +par la force ou par la farce. + + * * * * * + +Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles +coûtent cher. + + * * * * * + +Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent +l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppressé. Ils +crèvent: tout le monde respire. + + * * * * * + +Ah! si j'avais pu prévoir comment vous seriez,--disait-elle en pleurant +à son troisième époux,--je vous assure bien que je ne serais pas veuve à +l'heure qu'il est.... + + * * * * * + +L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de +vivre. Par malheur pour lui, le docteur était réellement habile et le +sauva d'être sauvé. + + * * * * * + +Une femme laide qui fait la bégueule, c'est comme une porte de prison +sur laquelle on lirait: + +_Le public n'entre pas ici._ + +--Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!... + + * * * * * + +... Comme toutes les calomnies, le mot eut du succès.... + + * * * * * + +La médecine est un art qui fait vivre beaucoup de médecins, vivoter +beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades. + + * * * * * + +«... Une société où il y a du monde.» + +C'est ainsi que P*** désigne une réunion quelconque où se trouvent des +indifférents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement, +alors c'est: une société où il n'y a personne. + + * * * * * + +Quand on pense que les gens qui possèdent des dettes n'auraient qu'à +les payer pour s'enrichir, on est étonné de trouver un si grand nombre +d'âmes désintéressées. + +On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main +un moyen si simple de faire fortune, préfèrent rester dans la misère +uniquement pour leur plaisir. + + * * * * * + +Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'être le +premier mari d'une femme. + +Mais je n'en sais guère de plus triste pour un vivant que d'en être le +second. + + * * * * * + +--A propos, et M. un tel? + +--Mais ... il est mort. + +--Comment! encore? + +--Mais, dame! c'est la première fois. + + * * * * * + +--Le 1er mai 1840,--époque à laquelle je pouvais encore espérer ne +jamais venir au monde.... + + + + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + + + + +I + +MARIE A CÉCILE + + +Vous souvenez-vous, Cécile, des bals étourdissants, des grandes soirées, +de nos toilettes et de nos succès de cet hiver? + +Que tout cela est loin maintenant! + +Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous êtes sans doute encore +à Paris, ou tout au moins dans votre belle propriété d'Enghien, mais +toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les +plaisirs du monde, comme une reine que vous êtes, sans cesse entourée +d'une cour que vous traînez sur vos pas. + +Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans +notre vie, je me sens frappée irrésistiblement et comme prise d'une +sorte de vertige à l'idée de l'insouciance avec laquelle nous vivons, +et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche +qu'il puisse être. + +Cette idée-là a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face! + +Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie? +Vous, si rieuse et charmante, si adulée, pour qui l'hiver prochain +s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont précédé, escorté de son grand +luxe et de ses parures, avec ses salons inondés de lumière et remplis +d'entraînantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'à +travers les feuillages aux séduisantes couleurs de vos roses d'Enghien +et de vos camellias de Paris. + +Vous n'étiez guère habituée à m'entendre parler ainsi, du temps où nous +étions réunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des +choses depuis ce temps-là . Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma +Cécile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au théâtre, ni +dans aucune fête. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais même pas s'il +me sera possible de retourner encore à Paris, malgré tout mon désir +de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries +d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai. + +Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idées +noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'épancher, de +parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines ... j'ai tort de +parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en réalité. +Mais, malgré moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler: +du calme, reflète pâlement sur tout ce qui me touche. + +Vous vous rappelez que je fus obligée de vous quitter à la fin de +l'hiver dernier pour venir en toute hâte auprès d'une vieille tante, qui +se mourait. C'était la seule parente qui me restât du côté de ma mère, +et c'est chez elle que j'ai été soignée pendant mon enfance et élevée, +sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle était bien vieille, +la pauvre femme; et elle s'est éteinte plutôt qu'elle n'est morte. +Moi, j'ai passé de longues nuits à son chevet, et je n'étais pas d'un +tempérament assez robuste pour supporter la moindre fatigue. + +Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas, +comme vous, un mari dont l'amour pût répondre au mien. M. Dalmay a l'air +de vous aimer tant! Vous devez être bien heureuse, Cécile! Quant à moi, +vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'être aimée. J'ai +fait, très-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M. +de Champré était vieux et songeait peu à moi. Il était riche: on parlait +de mon bonheur. Mariée depuis un an à peine, j'étais veuve déjà ; et +depuis, si l'amitié pouvait nous suffire, j'aurais vécu bien heureuse +avec la vôtre. Hélas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui +m'a donné tous les instants de joie que j'ai éprouvés ici-bas. Il +me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus +vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois +peut-être plus indispensable qu'aux hommes. + +Née orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon père et ma mère +avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passé, ainsi que je vous le +disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout à +l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces +mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gâteries +de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants. + +Ici, ma santé, déjà faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur +au commencement, mais à présent je sens bien que je m'en vais plus vite +chaque jour. + +Mon médecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que +c'est là une langueur passagère: je sais qu'au fond, lui-même a bien peu +d'espoir. + +Je suis si changée, moralement! Si vous me voyiez, Cécile, ma belle +aimée! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni +ses fêtes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je +suis triste. Je me plais à rêver, le soir, seule sur ma terrasse, en +regardant les nuages courir dans l'azur qui s'étend infini devant moi, +et je me suis surprise deux fois à songer aux vies futures et à me voir +morte. Morte! pour ce monde où vous brillez, où j'ai brillé aussi et +dont j'ai été si folle dans le temps. + +Combien tout cela est étrange! + +Mais je vois bien décidément que je suis d'un égoïsme insensé, ne vous +parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant même pas à +demander à ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez +bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos +tristesses! + +Écrivez-moi, Cécile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai +un dernier regard sur mon existence passée, à jamais perdue. Et il +est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la +mélancolie calme et involontaire qui est la compagne inséparable du +souvenir! Parlez-moi de vos soirées, de vos projets, de votre luxe, de +vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai +tant aimé! + +Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse. + +Il y a si longtemps que je n'ai été gaie, si vous saviez! Ici, tout a un +aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de +chambre, dont le dévouement et la peine me touchent, et de mon vieux +docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les +métaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la +campagne, les jardiniers, les garçons de ferme, et ma nourrice, qui est +aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur. + +Je suis donc seule, ou à peu près. Et je me complais parfois dans la +torpeur dont cette solitude engourdit mon âme pleine d'espérances +infinies et de souvenirs sans regrets. + +Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai +mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrête. Si je continuais, +je dissiperais peut-être le sourire de vos lèvres et la gaieté de vos +yeux. + +Adieu! Écrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimée! + +Votre vieille, bien vieille amie, + +MARIE DE CHAMPRÉ D'AVENY. + +Aveny, Septembre 1854. + + +II + +CÉCILE A MARIE + + +Est-elle bien de vous, chère Marie, cette lettre que j'ai devant les +yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et +depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en +ai ressentie est singulière! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle +chérie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songé +à vous en vouloir de ce que vous étiez plus jolie que moi, c'est vous, +si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a écrit ces +lignes que je relis encore avec étonnement, pleines de mélancolie et de +regrets! + +Votre lettre m'a tout attristée, et je ne sais d'où vient que je ne puis +me soustraire à mes idées noires qui m'assaillent depuis hier. + +Se peut-il que vous soyez aussi changée, Marie! + +J'avais pensé bien souvent à vous depuis votre départ, si précipité que +nous avons eu à peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois +encore, au moment où Justine vous a apporté cette malheureuse lettre +qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer, +quelques minutes auparavant, cette délicieuse robe blanche que vous +aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse +de Sernes. + +Vous rappelez-vous avec quel désespoir nous admirions ses grands volants +bouillonnés et relevés tout autour par de toutes petites roses: et sa +grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait +aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose +au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds, +complétaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de +bijoux; pas un collier, pas une bague, pas même de boucles d'oreille, +coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme +exquis et d'élégance dans la simplicité. Aussi, faisiez-vous des +furieuses! + +Quelle tristesse à l'idée de partir sans avoir porté cette ravissante +toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine! + +Je crois qu'à votre place je ne serais partie que le lendemain du bal. +Mais votre âme a toujours été aussi belle que votre visage, et vous +n'avez pas hésité à faire ce sacrifice. + +Le soir même vous étiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie +(mon mari prétend que c'est la même chose), j'éprouvais une tristesse +mortelle de cette solitude où me laissait votre absence. + +Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez. +Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne +voit guère que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien +des désastres sous l'azur trompeur de sa surface. + +Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit? +Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de +notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis +vous le dire, à vous, ma Mariette adorée, il ne m'aime pas, il ne m'a +jamais aimée, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses réflexions +lorsque je me retrouve seule dans ma chambre à coucher, le soir, tandis +qu'il est, lui, je ne sais où, à Paris, à son cercle, d'où il ne rentre +que fort tard. + +Je tâche d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en +effet, pour paraître ce que je suis aux yeux du monde, c'est-à -dire la +femme heureuse dont on envie le bonheur. J'étouffe mon coeur quand il +me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me +troublent, et je ne sais quelle puissance incompréhensible qui se trouve +en moi, me pousse à l'écouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui +m'envahit, pour échapper à ces préoccupations qui m'obsèdent, je me +rejette plus avant dans le bruit, dans les fêtes et mes toilettes. Que +voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui +manque à mon âme. + +Et voilà que, moi qui vous écrivais pour tâcher de vous égayer un peu, +je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler. +Voilà ce que c'est que d'écrire à sa meilleure amie d'aussi vilaines +lettres que la vôtre. On lui fait perdre la moitié de sa pauvre gaieté, +et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus +elle-même. Ainsi, vous voilà prévenue. + +Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut être plus +triste ou plus mal disposée un jour que les autres. Cela dépend un peu +du temps qu'il fait. Et puis, à la campagne ... et à la campagne en +province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous +rentriez bien vite à Paris, où l'on ne peut plus se passer de vous. +Voilà , Mariette de mon coeur, chère aimée, ce qu'il faudra m'annoncer +dans votre prochaine lettre. + +Vous me le promettez, n'est-ce pas? à moi, votre meilleure amie, qui +vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend, + +CÉCILE DALMAY. + +Enghien, Septembre 1854. + + +III + +MARIE A CÉCILE + + +Je suis bien triste, ma pauvre Cécile, et je ne puis me rendre compte de +l'état de mon âme. + +Voilà aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai reçu votre +lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule +compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines +de souvenirs où j'aperçois comme en un miroir les reflets lointains +de mon passé, qui se perdent peu à peu dans la brume de l'horizon en +silhouettes gracieuses et insaisissables. + +Insaisissables! ce mot rend bien ma pensée, et je n'avais jamais senti, +en le voyant écrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car +je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive, +douloureusement riante, et je pleure et je me débats, folle de +désespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit, +car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, prêt à étouffer entre +les angoisses de cette solitude mortelle. + +Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et +c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle +s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon âme à jamais +défaillante. + +Ma santé ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage +suffirait à épuiser le peu de force qui me reste; et quand, après avoir +passé ma journée assise auprès de ma fenêtre à lire ou à rêver, je veux +faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisée +en rentrant comme si j'avais été battue. Que se passe-t-il en moi? Je +ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner. +Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces +folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensée me +trouble et me tourmente moi-même. + +Parlons de vous, ma Cécile bien-aimée, de vous qui souffrez aussi, et +qui êtes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon +amie, et qu'il doit vous en coûter de garder, pour le monde indifférent +qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et +encore, vous êtes meilleure que moi, car votre lettre était pleine de +tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne +sais que vous affliger chaque fois que je vous écris. Mais vous me +le pardonnerez, n'est-ce pas, Cécile? car il faut me traiter avec +l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste, +c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue, +voyez-vous! + +Mon médecin n'ose plus se fier à lui seul, et il a fait venir ici deux +docteurs célèbres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher +l'état dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois +bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est +plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore traîner pendant +quatre ou cinq mois peut-être, mais je n'irai pas plus loin. + +Je suis entourée ici de bonnes gens qui passent leur vie à s'efforcer de +m'épargner toute espèce de contrariétés. Mais il me semble, en voyant +leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prévenus, et je +crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre. + +Je suis obsédée par une foule d'idées pénibles, de visions étranges, +inexplicables. + +J'ai fait, pendant une nuit de la semaine dernière, un horrible rêve +dont le souvenir me pèse depuis ce moment et me poursuit sans relâche. + +J'étais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derrière la +maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour +même pour passer une semaine auprès de moi. J'étais guérie ou à peu +près, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis +les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main +puissante les avait repoussés et je me trouvai debout au milieu d'une +plate-forme autour de laquelle ils s'étaient arrêtés en rond, serrés +les uns contre les autres. Mais ce n'était plus les mêmes que tout +à l'heure; de quelque côté que je voulusse tourner mes regards, +je n'apercevais plus que des cyprès dont la noire verdure montait +constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayée, je me +retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je +voulus l'appeler; ma langue restait collée à mon palais. A la place +qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on +nous le dépeignait au couvent, ricanait à côté de moi; je sentais son +souffle repoussant et humide effleurer mes lèvres et mes joues, qu'il +flétrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson +indicible. L'émotion que j'éprouvais est inexprimable. Je tremblais +d'une manière effrayante. Enfin, à travers les arbres, j'aperçus une +forme qui venait de mon côté. C'était vous. Mais vous n'étiez pas seule. +Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant. +Auprès de vous, marchait un homme jeune dont les traits, où respiraient +la tristesse et la distinction, m'étaient déjà connus. Ne pouvant +parler, je tendis les bras vers vous. Sa tête se releva alors, et ses +yeux brillèrent d'un éclat inouï. Tous deux, vous m'aviez compris et +vous veniez me chercher. Vous alliez arriver à la limite des arbres. +Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hébété: je ne vous +voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il +me montra une éclaircie au milieu des cyprès. Dans une allée dont je ne +voyais pas la fin, je vous aperçus tous les deux; mais au lieu de venir, +vous vous éloigniez de moi, enlacés dans les bras l'un de l'autre. +Désespérée, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous êtes +retournés. Le fantôme ôta son doigt de mon coeur et se mit à courir +autour de moi en traçant un cercle qu'il agrandissait à chaque tour. A +la place où j'avais senti le contact mortel et glacé de sa main osseuse, +j'avais une plaie par où mon sang se perdait goutte à goutte et creusait +dans le sol un trou dans lequel j'enfonçais peu à peu, comme en un +tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencèrent à tomber. +Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai à +l'air sans échos n'était pas le vôtre, Cécile. Lui, ne se retourna pas +encore. Je tombai à genoux. Mes genoux s'attachèrent à la terre. + +Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force +me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre. +J'étais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur +opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse, +et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, à +genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisée par mon désespoir. + +Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes épaules et qui montait +autour de moi comme pour m'ensevelir avant même que ma fosse fût +achevée. J'étouffais. + +Quand je me réveillai en sursaut, c'était le matin. Justine, qui m'avait +entendue me plaindre, était auprès de mon lit. + +Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'était la première fois +de cette année. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me +produisit. + +Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et +inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler. +Excusez-moi encore, mon amie, chère Cécile de mon âme. + +Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin, +malgré moi, de parler de ce rêve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi +qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le répéter, +moi, il me poursuit sans cesse. + +Vous le savez, je n'ai jamais aimé. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est +impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cécile adorée? + +Et cependant, d'où vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma +mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir +me cramponner à la vie? Il me semble que je pourrais être heureuse. +J'entrevois des joies qui ne m'étaient jamais apparues aussi douces et +aussi séduisantes. + +Que veut dire tout cela? J'ai peur d'être folle, par moments. +Écrivez-moi encore, Cécile, je vous en supplie. Qu'il me soit donné +d'entendre encore une voix amie et aimée avant de quitter ce monde où je +souffre, et que je pleure en le quittant. + +Pensez à moi, aimez-moi, vous, ma Cécile que j'aime, et songez que je +n'ai que votre amitié au monde. + +Votre MARIE. + +Aveny, Novembre 1854. + + + + +Nous ne possédons que ces fragments,--nous n'osons dire d'un roman ou +d'un livre,--car l'auteur ne songeait probablement guère, en écrivant +ces pages, à faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers +une sorte d'autobiographie transposée, un cadre dans lequel il aurait +groupé ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses +déceptions ou ses rêves par des personnages de fantaisie. + +Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et +cher enfant, ce doux et bien-aimé poëte, aussi complètement que nous le +retrouvons dans cette dernière ébauche. Il y a bien tracé la profonde +mélancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son +âme. + +Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en +avoir pas éloigné des pages qui leur paraîtront peut-être peu dignes +du talent de Prosper. Nous avons tenu à conserver tout ce qui pouvait +caractériser cette nature si fine et si délicate. + +En présence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant +d'espérances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel. + +L.J. + + + + +TABLE + + +A Prosper Jourdan + + +CONTES ET POÉSIES + +A Madame George Sand + +Rosine et Rosette + +Léone + +Premières larmes + +L'Automne + +Ma Folie + +A Marie + +Rhodina + +A l'hôtellerie (souvenir de Musset) + +La Rose + +Rencontre + +A madame L*** + +Adieu, Ninon + +Dans la forêt + +Message + +A ma mère + +A ma mère + +A mon ami Paul E.G. + +A madame V*** + +A madame A*** (envoi de _Rosine et Rosette_) + +A Félix M*** + +A mon père + +A madame L.B. (sur un exemplaire des _Émaux et Camées_) + +Adieu + +Le Rêve + +A ma mère malade + +L'Oubli + +Le Myosotis (à mon père) + +Colloque d'automne + +Impressions de voyage + +A ma mère + +A mon père + +Envoi de _Rosine et Rosette_, A *** + +Souvenir de Margency (à mon père) + +A mon frère + +Effet de lune dans la Mitidja (à Théodore de Banville) + +Mandoline + +Boutade + +Déclaration d'écolier (à Constant Coquelin) + +Chanson d'Ourida + +Kief + +A madame George Sand + + +NOTES AU CRAYON + +Note + +En marge d'un cahier + +Opinions sur tels et tels + +Caprices du langage + +Ce que disent les diseurs de riens + +Misanthropie + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + +Marie à Cécile + +Cécile à Marie + +Marie à Cécile + +Note + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Contes et poésies de Prosper Jourdan: +1854-1866, by Prosper Jourdan + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12459 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes et poésies de Prosper Jourdan: 1854-1866 + +Author: Prosper Jourdan + +Release Date: May 27, 2004 [EBook #12459] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PROSPER JOURDAN *** + + + + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file +was produced from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + + +CONTES ET POÉSIES + +DE + +PROSPER JOURDAN + +--1854-1866-- + + +ROSINE ET ROSETTE + +LÉONE + +POÉSIES DIVERSES + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + +NOTES AU CRAYON + + +PARIS + +SEPTEMBRE 1866 + + + + +A + +PROSPER JOURDAN + + +Mon fils bien-aimé, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poëte, tu +étais près de moi, il n'y a pas trois mois encore, près de nous qui +t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu +nous prodiguais toutes les délicatesses de ton amour, tout le charme +de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets ... +et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittés pour +toujours, et ton pauvre père affligé, ton vieil ami t'écrit comme si tu +pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient déchiffrer encore +cette écriture que tu aimais tant, cher enfant adoré! + +Tu nous as quittés! Que de peine j'ai à me le persuader et que de larmes +quand cette vérité m'apparaît dans toute sa tristesse! Une fièvre, +quelques jours de maladie, ont suffi pour éteindre la belle +intelligence, pour arrêter les battements de ce coeur loyal d'où +n'approchèrent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossière! Tu +nous as quittés en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans, +mon Prosper chéri! Pourquoi si tôt? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te +rattacher à la vie? Ne savais-tu donc pas que ton départ nous laisserait +une incurable blessure? + +Quand tu vivais près de nous, ami de mon âme, je n'avais pas de secrets +pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux +pas perdre ces douces et chères habitudes de notre intimité; je continue +à te parler et à l'écrire, à te livrer mon coeur tout plein de toi. + +Et pourquoi ne le ferais-je pas? + +Tu vis, mon fils aimé; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la +forme que tu as revêtue, quel est le milieu où tu te développes, mais +je crois à ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais à ta vie +quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la +voix si douce à mes oreilles et à mon coeur. + +Je crois à ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore à ton +amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemplé ton beau visage +glacé par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletées, +sur le cercueil qui renfermait ta dépouille mortelle; mes yeux se +remplissent de larmes, mon coeur se déchire à ces cruels souvenirs, +et cependant je ne crois pas à la mort! Je te sens vivant d'une vie +supérieure à la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma dernière heure, +je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimés ensemble, en +pensant que je vais te retrouver et te rejoindre. + +Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais +qu'il faudra la conquérir en travaillant courageusement à ma propre +amélioration comme à celle des autres; je ferai du moins tout ce +qu'il sera en mon pouvoir de faire pour mériter la récompense que +j'ambitionne: te retrouver. + +Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous +soutient. A travers les ténèbres qui nous enveloppent, nous apercevons +un point lumineux vers lequel nous marchons résolument; ce point est +celui où tu vis, mon fils, auprès de tous ceux que j'ai aimés ici-bas et +qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon père, ma mère, ma +soeur, Moïse Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles +Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, hélas! + +Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inépuisables sur ces +graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la +mort, la vie éternelle, la liberté humaine, etc.? Maintenant ton âme, +dégagée des liens matériels si lourds et si compacts sur ce petit globe, +entrevoit ces grands problèmes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou +tu le prépares à savoir ce que j'ignore; tu aperçois des clartés que je +ne soupçonne même pas. Mais ma foi reste ardente et entière, telle que +tu l'as connue! mon bien-aimé Prosper. Ce n'est pas sous la terre où +j'ai déposé tes restes que je te cherche, doux trésor de mon coeur, fils +qui as été mon orgueil, ami qui as été ma force et ma joie! non, mon âme +te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuplés de +demeures éclatantes. + +Plus que jamais je crois à l'immortalité, à la persistance de +l'individualité humaine à travers le temps et l'espace; je crois au +libre arbitre, aux développements successifs de la vie, aux paradis et +aux enfers que nous nous créons, suivant le bon ou le mauvais usage que +nous faisons de notre liberté. + +Je crois surtout à la toute-puissance de l'amour, du dévouement, de la +bonté, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possédais +et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper! + +Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les +lumières de notre conscience et sans le secours d'aucun prêtre +catholique ou protestant. Nous étions et nous sommes toujours de ceux +qui n'appartiennent à aucune des églises existantes, et qui cependant se +sentent religieusement unis à Dieu et à tout ce qui est vrai, juste, bon +et beau. + +Tu le vois, cher bien-aimé, je t'écris comme je t'écrivais quand nous +étions momentanément séparés pendant ton existence sur cette planète; je +t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais +besoin, en te disant que si ton départ a brisé nos âmes dans la douleur, +il ne les a du moins pas desséchées et que notre foi reste entière comme +elle l'était quand tu étais près de nous. + +Et maintenant, mon Prosper chéri, approuveras-tu ce que nous avons fait? +Tu as mis autant de soin, mon doux poëte, à cacher ton nom et tes vers +que d'autres en incitent à se produire avec fracas. Mais à présent, +quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de réunir en un +volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensée de les +livrer au public et aux indifférents! Mais, est-ce faiblesse, piété ou +amour-propre paternel, nous voulons offrir à chacun de nos amis, en +souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de +l'intimité et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et +tous ceux qui t'ont connu t'ont aimé,--ne soupçonnent même pas l'oeuvre +que tu as laissée, si incomplète qu'elle soit. Je laisse de côté, bien +entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les +plans, les articles que tu as publiés sous divers pseudonymes. J'ai fait +parmi tes poëmes, avec le concours de ta mère et de ton frère, un choix +presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce +que ton goût, si exquis en toutes choses, aurait lui-même avoué. + +En tête de ce volume je placerai cette lettre, où nous n'avons pu que +bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour. + +A toi, notre fils, notre frère, notre compagnon, notre ami, à toi +toujours et à notre réunion future. + +H.C. et L.J. + +Paris, 3 août 1866. + + + + +CONTES ET POÉSIES + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + +_Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils, +avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitié que vous me +parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit +livre. + +Je vous le dédie parce que votre génie m'est sympathique et parce que +votre bonté m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime. +Comme c'est la première fois de ma vie que j'écris une dédicace, on +m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit. + +Voilà donc pourquoi je vous dédie mes essais, et non par orgueil; j'en +pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers à l'abri +d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitié qui m'est si chère. + +C'est pourtant un peu par égoïsme, c'est-à-dire pour me faire bien +venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la précaution +superflue de me justifier auprès de vous. En sachant que vous m'aimez, +eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-être un peu aussi, et, +vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse à vous, +c'est de l'admiration; en s'adressant à moi, ce sera de l'indulgence. +J'en ai si grand besoin!_ + +PROSPER JOURDAN. + + + + +ROSINE ET ROSETTE + + + I + + Ce chant était fort long. Il n'a plus qu'une page; + C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage. + Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter; + Il paraît qu'il était ennuyeux à crier. + On a donc très-bien fait de l'ôter; c'est plus sage. + Mais à ce compte-là, ce n'est pas le premier + Qu'il fallait supprimer, c'étaient les douze ensemble, + Car ils se valent tous à peu près. Il me semble + Qu'on pourrait comparer ce chapitre défunt, + Sans trop lui faire tort, à la mort de quelqu'un; + Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus à plaindre; + C'est d'eux évidemment qu'il faut avoir pitié. + + Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre. + Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier + Dépend de vous, Madame, et de votre amitié. + Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse, + Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse, + Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant, + Il pourra faire mieux quand il sera plus grand. + Tâchez d'aller au bout. Ma frayeur est extrême, + Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui. + Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri, + Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime. + Je pars, sans bien savoir même où je vais aller. + Ainsi qu'un oisillon trop prompt à s'envoler + Qui tombe et sur le sol à chaque pas chancelle, + Mon poëme embrouillé, jusqu'à son dernier chant + S'en va tout de travers, et ma muse infidèle + En se moquant de moi trébuche à chaque instant. + O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle. + + Cet exorde entendu, je commence. D'abord + Rosine était comtesse et se respectait fort; + De plus, coquette et veuve à dix-neuf ans. Ensuite, + Dire qu'elle était bien, c'est ce que vous pensez; + Dire qu'elle était mieux ne serait pas assez. + Un pied ... comme la main! et la main si petite + Qu'à peine y voyait-on la place d'un baiser; + Des yeux bleus et foncés, des cils longs à friser, + Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,-- + Qu'ils n'étaient bruns ni blonds, avec un reflet tel + Qu'à sa vierge Albéenne en donna Raphaël. + + On dit: de Maison d'Albe et j'écris: Albéenne. + Ce mot-là nous manquait; je mérite un fauteuil.-- + Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil, + Notre Contessina s'en fut porter un deuil + D'une tante éloignée et de noblesse ancienne, + Dont vous m'épargnerez de faire l'oraison. + A Paris, dans le monde où Rosine était reine, + De temps à autre un deuil est une bonne aubaine; + Le gris est si divers! et le noir si bon ton! + La pâleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon! + Puis, moitié pour poser la femme qui s'ennuie, + Moitié pour le printemps dont il faut profiter, + Parmi ses frais lilas Rose alla transporter + Ses amoureux, son luxe et sa mélancolie. + + + II + + C'est l'heure où le soleil empourpre l'horizon + De ses derniers reflets. D'un plus tiède rayon, + Tendre comme une étreinte et doux comme un sourire, + A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire + Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir, + Avant de se coucher prolonge sa toilette + Et reste à se peigner, nonchalante et coquette, + Et, le sourire aux dents, s'attarde à son miroir: + Telle, au déclin du jour, la nature amoureuse + Se pare et se fait belle aux rayons du couchant + Et devient tout à coup plus tendre et plus rêveuse, + Comme fait sa maîtresse au départ d'un amant. + + Rien ne dort à cette heure; et pourtant c'est à peine + Si l'on entend la brise au murmure pensif, + Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine + Qui coule en murmurant sur le marbre massif + Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvée. + Quel calme! différent de celui de la nuit; + Quel silence joyeux entremêlé de bruit! + Il semble, à voir ainsi la campagne noyée + Dans ce dernier baiser d'un soleil pâlissant, + Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie, + La brise plus riante et plus chère la vie + Et que l'amour, lui-même, en est plus caressant. + + On croirait par moments, quand frémit le feuillage, + Voir des ombres passer en se donnant le bras; + Évoquer leur fantôme et deviner l'image + D'un monde d'amoureux qu'on ne soupçonnait pas. + + Dante! N'était-ce pas ton couple au doux murmure + Qui passait tout à l'heure à travers ce massif? + N'était-ce pas son vol dont la traînante allure + Le faisait frissonner avec un bruit plaintif? + Lovelace sans âme et toi, pâle Clarisse, + Est-ce vous qui fuyez en frôlant les buissons? + + Il me semblait entendre, à travers leurs chansons + Monter, comme un écho de ton long sacrifice, + Et mourir sur ta lèvre un soupir de regret, + Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine + Et tandis que ton ombre indécise et sereine + M'apparut, j'ai senti que mon âme pleurait. + Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse? + Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur? + Où vas-tu si légère et si peu soucieuse + De ton indigne amant qui causa ton malheur? + O Werther! est-ce toi, pauvre amie déchirée? + Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adorée + Au premier rendez-vous que son coeur te donnait + Pour ce monde où tous vont et que nul ne connaît? + Est-ce toi qui gémis, ô frêle Desdémone, + Dont la plainte se mêle au chant des rameaux verts? + Hélas! ton coeur criait sous le vent des hivers + Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne. + Telle une algue battue au caprice des mers! + C'est toi, gai Roméo? Cette forme inquiète + Qui se penche à ton bras, est-ce ta Juliette? + Est-ce toi, Marion? Doña Sol, est-ce toi? + Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid! + Répondez, est-ce vous? ou votre chère image + N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage? + Est-ce votre fantôme apporté par le vent, + Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte, + Que la bise disperse et que l'orage emporte, + Suit l'aquilon qui passe et s'arrête en un champ? + + O qui que vous soyez! visions passagères + Ou fantômes errant dans le jour qui pâlit, + Qu'il est doux de rêver à vos charmants mystères + Et de sentir en vous notre âme qui frémit! + Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire, + Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai. + Vous passez en silence et je vous vois sourire + Et mon âme ressent jusqu'à votre martyre + Et voltige avec vous dans cet air embaumé. + + Ainsi notre âme rêve à l'instant solitaire + Où le soleil soulève, à son heure dernière, + Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit, + Comme un ange rêveur qui laisse, sur la terre, + Son manteau scintillant traîner derrière lui. + + Raphaël! ton pinceau l'avait-il devinée + Cette forme au contour si pur? + Ton esprit l'avait-il entrevue ou rêvée + Cette tête, qui n'est ni brune ni cendrée, + Aux yeux plus profonds que l'azur? + + Lorsque ta Marguerite au seuil de son église, + O Faust, apparut à tes yeux, + Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise? + Un rayon de soleil dore encor ses cheveux + Que froisse et caresse la brise. + + Arbres déjà pâlis par l'automne au front roux! + Vastes cieux! pensives étoiles! + Qui passez éternels, les yeux fixés sur nous, + Astres muets! Témoins pour qui tout est sans voiles, + Avez-vous rien vu de si doux? + + Qui donc est cette femme? En la voyant assise, + Immobile, troublée, inquiète, les yeux + Vers le sol, on dirait la statue indécise + D'une vierge hésitante ou d'un ange amoureux + Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux. + Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle; + Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet. + Elle écoute son coeur, et son coeur est muet. + C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle? + Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or, + Dans sa mélancolie, elle est plus belle encor. + + Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure + Rehausse encor sa grâce et lui sert de parure. + Mais elle n'est pas seule. Assis à quelques pas, + Un jeune homme au front triste et beau la considère + De son regard profond. Il a l'air un peu las; + On devine aisément qu'une pensée amère + A dû plisser sa lèvre indolente: et ses yeux + S'attachent sans relâche à celle qu'il supplie, + Comme pour demander ou la mort ou la vie + A ce regard de femme errant et soucieux. + On sent que ce regard le fascine et l'attire. + Rosine, cependant, continue à rêver; + Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire. + --Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire: + Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer? + Ces mots que votre bouche hésite à murmurer,-- + Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre. + Si je l'ai deviné, pourquoi vous en défendre? + Pourquoi rester muette et me laisser au coeur + Un doute, plus cruel encor que sa douleur? + Et surtout.... + + ROSINE. + + Je sais bien ce que vous m'allez dire, + Stello; mais songez donc: vous me forcez ici + D'accepter un amant ou de perdre un ami. + + STELLO. + + Rosine, écoutez-moi. Pour un homme, le pire + Qui lui puisse arriver quand il est amoureux, + C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux + Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blasphème. + Que me fait l'amitié de la femme que j'aime? + J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps, + Vos larmes, vos baisers, votre âme tout entière! + Et vous allez m'offrir une telle misère? + Appelez vos laquais pour me jeter dehors. + Soyez plus charitable en étant plus altière. + Avouez-moi plutôt que je vous fais horreur + Et que vous m'exécrez, que mon amour vous blesse, + Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur + D'avoir encor pitié de moi dans mon malheur. + + ROSINE. + + Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse, + Failli pleurer, Stello. + + STELLO. + + Maudite ma tendresse + Qui fait naître une larme en un regard si doux! + O ma reine! Oh! pardon! + + ROSINE, souriant. + + Vous passez à l'extrême; + Ne soyez point trop tendre après ce grand courroux. + Vous aimé-je en ami? Je l'ignore moi-même. + N'ayant jamais aimé, sais-je si je vous aime? + + STELLO. + + Non, vous ne m'aimez pas. + + ROSINE. + + Je le crois comme vous, + C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se réveille, + Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-être, sommeille + En attendant son heure, inondera mes sens + Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise, + Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise + Comme un feu souterrain comprimé trop longtemps. + Certes, l'émotion que votre aveu me cause + Est bien loin de cela, pour être de l'amour, + Mais, ce que vous étiez pour moi jusqu'à ce jour, + Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose + Que le vague plaisir que j'avais de vous voir. + Votre voix m'était douce et j'aimais à l'entendre; + Je vous aimais enfin, à quoi bon m'en défendre? + J'étais heureuse en vous attendant chaque soir. + M'étiez-vous un ami? Vous m'étiez plus, peut-être, + Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir, + En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir, + Vous en avez le droit, vous pouvez méconnaître + Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter + De ne point avoir su vous le faire accepter. + + Ainsi dans le grand parc désert, sous la ramure, + Leurs voix s'entremêlaient comme un faible murmure; + Tous deux parlaient encore,--il faisait déjà nuit,-- + Oubliant le destin devant cette nature, + Témoin de leur tristesse. Et quand Stello partit, + Son front cherchait en vain la fraîcheur passagère; + Il marchait au hasard et d'un pas inégal. + Une larme brûlante errait sous sa paupière; + Il emportait au coeur une blessure amère. + + La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'à son bal. + + + III + + Si vous avez connu la mine la plus fière, + Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur, + Le coeur le plus aimant qui fût jamais sur terre, + Vous connaissez Stello. Libertin et rêveur, + Tenace comme un roc et doux comme une fille, + Il avait les défauts d'un bon fils de famille + Et ce rare bonheur de compter à la fois + Les solides vertus des héros d'autrefois. + Il avait de bonne heure appris l'expérience, + Son père, Dieu merci! l'ayant, dès son enfance, + Laissé maître de lui comme on l'est à vingt ans; + Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps. + + Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme à trente + Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente, + Jusqu'à ce que son coeur se fit prendre un beau jour + A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour. + Au reste, sa fortune égalait sa noblesse. + Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse, + Entraver sa nature ou gêner son instinct; + Il grandit librement, au gré de son destin. + Ce qu'il était resté Dieu l'avait voulu faire. + Tel il était sorti du ventre de sa mère, + Tel nous le retrouvons au jour de ce récit. + --Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici: + + Avec de pareils dons que lui fit la nature, + Je vous laisse à penser,--sans compter sa figure,-- + Si Stello dans le monde eut bientôt des amis. + Heureusement pour lui, la chose la plus sûre, + Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis + Sur soi-même, et depuis qu'il marchait dans la vie, + Il avait assez vu comme le monde oublie + Pour s'en faire une règle, et faisait peu de cas + De tout ce qui n'était ni son coeur, ni son bras. + + Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine, + Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien changé. + Il avait doucement senti dans sa poitrine + Grandir un sentiment qui l'avait dominé. + Ce n'était plus alors cet enfant débauché + Que les fous de son bord se vantaient de connaître; + Ce n'était pas non plus,--tant l'amour nous pénètre! + Le Stello d'autrefois incrédule et lassé. + Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse. + Aussi bien savait-on, à cette enchanteresse + Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbré. + Ses amis, les meilleurs, l'en avaient détourné; + Mais, soit que ce grand coeur eût trouvé sa faiblesse, + Soit qu'il y vit du sort un ordre impérieux, + Il garda sa chimère et ne l'aima que mieux. + + C'est une chose étrange et bien inexplicable + Que ce bizarre aimant qui, d'un être vivant, + Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable, + Attelle au même joug un couple différent. + + Quel mystère inouï, quel sort inexorable + Jette au hasard deux coeurs dans un même courant? + Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices? + Est-ce un mauvais génie, ami des maléfices, + S'acharnant à ce jeu de mortelles douleurs? + Si le dieu, qui, du moins, préside à ces caprices, + Daignait, dans ses cruels et lâches sacrifices, + Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs! + Encor si sa fatale et maudite puissance, + Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marqués, + Se contentait de prendre avec indifférence, + Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance + Ni noblesse de coeur, pour ses festins blasés! + Mais non.... Il semble même, ô misère inouïe! + Que les prédestinés à cette mort sans fin + Portent une auréole et que, dans cette vie, + Un ange les reprend quand la mort les oublie. + --Envoyé de malheur!--c'est l'éternel destin, + Hélas!--Le feu du ciel, né des fureurs sublimes, + N'a menacé jamais que les plus hautes cimes; + Plus l'arbre est élevé, plus il craint l'aquilon. + La douleur est sur terre et choisit ses victimes + Parmi ceux dont le sceau du génie est au front. + + Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale. + Et notre fier Stello, malgré son beau front pâle, + Sa belle âme et son nom, partait, le coeur brisé. + On prétend qu'il avait juré d'être vengé. + Quoi qu'il en soit, deux jours après cette soirée + Qui décida son sort,--la dernière pour lui,-- + De laquelle il sortit l'âme désespérée, + Seul désormais, errant au hasard dans la nuit, + Stello quittait Paris. + + + IV + + Qui sait ce que peut faire + De ravage sans borne et de taches sans nom, + Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond, + Le souvenir mortel d'une horrible misère? + Qui sait dans quelle nuit, dans quel abîme obscur + Va se perdre à jamais une âme désolée? + Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur + Attend le désespoir au sortir d'une allée + Pour lui souffler au corps une vengeance usée? + Qui connaîtra jamais de quel rude sillon + Se creuse un coeur atteint d'une telle torture + Et quel venin terrible en greffe la morsure + Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front? + Qui connaîtra jamais,--quand l'amour le renie,-- + Où va le malheureux, en se frappant le coeur, + Prostituer l'amour dont il faisait sa vie + Et, blasphémant son Dieu, son âme et son génie, + Rire lugubrement de sa propre douleur? + L'amour, le grand amour est ce baume suprême + Qu'à ses derniers soupirs on verse au moribond: + Il va mordre en plein coeur cette chair déjà blême, + L'homme peut naître encor de sa souffrance même, + Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt. + + + V + + La lune était limpide; Alger, la blanche ville, + Depuis longtemps déjà dormait profondément; + Et depuis la _Casbah_ jusqu'à la mer tranquille + On n'eût pas entendu le mulet d'un Kabile, + Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant. + La nuit splendide et calme étalait ses étoiles + Sur sa coupe d'azur: ou eût dit qu'au ciel bleu, + Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles, + La terre eût entrevu les domaines de Dieu. + La rue était sans bruit. La plage solitaire, + Sous l'écume d'argent que fait la vague arrière, + Berçait dans les échos son chant triste et rêveur. + Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur! + Nulle voix n'animait la muette mosquée. + Pas même un frôlement de Mauresque masquée + Gagnant quelque ruelle étroite et désertée: + Le port semblait une ombre et la ville un tombeau. + + Cependant, à travers le murmure de l'eau + Se mêlait par moments, pour l'oreille attentive, + Un plus étrange accent que la brise plaintive + Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger; + Plus sourd que le fracas des lames sur la grève + Et pareil à ces cris que l'on n'entend qu'en rêve + Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger. + + On eût dit comme un choeur de voix incohérentes, + Comme un lointain concert de plaintes discordantes + Où des éclats de rire étouffaient des sanglots; + Dont le vent emportait les notes turbulentes + Et qu'un écho mourant apportait par lambeaux. + Parfois tout se taisait. D'une voix plus égale, + Qu'on entendait à peine, une femme chantait + Quelque libre refrain que la bande écoutait. + Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale + Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale + Qui tantôt meurt dans l'ombre et qui tantôt renaît. + + Six mois sont écoulés. Du passé, plus de trace + Qu'un chant mystérieux dans les échos plaintifs. + C'est une nuit d'orgie à se voiler la face; + Le vin répand l'ivresse et les amours lascifs. + + STELLO. + + Qui parle du passé? La peste du trappiste + Qui vient gémir ici!--Georgette, mon cher coeur, + Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur! + C'est à lui qu'est la faute avec sa chanson, triste + Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!-- + Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur, + Quiconque a le vin triste est un méchant buveur. + Hors d'ici les regrets et la mélancolie! + Je veux boire ce soir à tout ce qui s'oublie, + Aux filles, au bon vin, à l'homme, au monde entier! + --A la littérature!--A la gendarmerie! + Boirons-nous à l'amour? Mais l'amour fait pitié; + On abuse du mot, c'est une maladie. + A la santé de ceux qui croyaient à l'amour! + + (Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner + sa bourse dans sa main.) + + Non! Non! + Non! Non! + Voilà ce qu'aime Margot! + + Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espèce + Que ces malheureux-là qui s'en vont nuit et jour + Dans le creux des échos déclamant leur tristesse. + L'amour, même au théâtre, est un moyen usé. + D'abord c'est mélodrame... + + GEORGETTE, élevant son verre. + + A toi, mon adoré! + + STELLO. + + Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure + Si je n'ai pas vidé dix flacons tout à l'heure! + Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaîté. + Les murs sont à l'envers ... ha! ha! la belle danse! + Vous avez tous la tête en bas ... les pieds en l'air.... + Morbleu! c'est évident, je sais ce que j'avance; + Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...-- + Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois à l'hyménée! + Je deviens vertueux quand il est si matin. + _Ma, corpo di Baccho!_ mon verre est encor plein? + (Il boit.) + A boire!... j'ai dans l'âme une joie insensée.... + Décidément, l'homme est un piteux mannequin....-- + Que je voudrais avoir le ventre de Silène! + Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.-- + Georgette ... je suis gris, mon coeur, en vérité! + Au diable les soupirs!...--Vive la volupté! + Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane, + Chante-nous le refrain d'une chanson profane; + Chante nos vins de France et nos amours perdus! + Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe! + Silence! La bacchante a tordu ses bras nus; + Sa lèvre brille encor des rubis de la coupe. + + CHANSON DE GEORGETTE. + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vivent la table et la beauté! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai, hors la volupté! + + Vive l'amour des courtisanes! + L'amour qui s'obtient sans effort. + Vivent les yeux de ces sultanes, + Les baisers sur les ottomanes + Quand le vin ruisselle avec l'or! + + Malheur aux femmes de ce monde! + Honte à ces bégueules sans coeur! + Leur métier de vertu profonde + Est encor cent fois plus immonde + Que notre métier d'impudeur. + + A nous leurs maris et leurs frères! + Nous autres, les filles sans nom, + Nos calèches sont plus légères; + Et leurs fils boivent dans nos verres + Pour nous venger de leur affront. + + Vive la clarté des bougies! + Vivent la débauche et le bruit! + Comme les lèvres sont rougies! + Les yeux pâlis par les orgies + Ne brillent plus qu'après minuit. + + D'ailleurs, nous sommes les plus belles, + Et, partout, c'est nous qui trônons; + C'est pour nous qu'ils sont infidèles, + Mais ils ne valent pas mieux qu'elles, + Ces beaux fils que nous ruinons. + + Oui, votre sottise est étrange, + Car vous nous faites les yeux doux + Et nous méprisez en échange; + Mais vous nous traînez dans la fange + Sans pouvoir vous passer de nous. + + A nous vos jeunesses rendues, + Vos bijoux, vos chevaux de prix, + Vos amours, vos santés perdues! + A nous, à nous, filles vendues! + Pour nous venger de vos mépris. + + Vive l'atmosphère étouffante + Qui se répand dans un festin! + Puisque c'est le vin que je chante; + Plus la chaleur est accablante, + Meilleur encore en est le vin! + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vive la table et la beauté! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai hors la volupté! + + LE CHOEUR. + + Ta chanson a menti, Georgette. + C'est immoral! + + GEORGETTE. + + Dieu! qu'il est bête! + Allez au diable! + + LE CHOEUR. + + Au diable? bon, + J'y suis. Le trajet n'est pas long. + Vive Dieu! l'enfer est en fête. + Ma foi! le bourgogne a du bon, + Ma voisine dort comme un plomb, + Tout ce vin me porte à la tête. + Vivent le diable et le mâcon! + Vive Georgette!... et sa chanson! + Georgette a lu de mauvais livres! + L'auteur! + + STELLO. + + C'est moi!... vous êtes ivres. + + (Il roule de sa chaise.) + + LE CHOEUR. + + Hurrah!--hé!--holà!--ho!--bravo! + Silence!... en triomphe Stello! + Il faut le coucher sur la table. + Parle donc!... as-tu soif?... Que diable! + Il ne fait pas un mouvement. + Salut! c'est le roi de la fête! + Monte à côté du roi, Georgette, + Et verse à boire à ton amant. + + Telle dans la campagne, à cette heure attardée, + L'orgie osait troubler le silence des bois. + La maison d'où partaient ces cris et cette voix, + Était celle où Stello, cette même soirée, + Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort. + Ainsi que l'avait dit un ami charitable, + Sans qu'il pût dire un mot, ni faire un seul effort, + On l'avait de son long étendu sur la table + Où le seigneur du lieu trônait, sans sourciller, + Les pieds dans les débris d'un salmis de faisane + Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller. + Auprès de lui debout, la belle courtisane, + Georgette, la bacchante au front échevelé, + La lèvre en feu, les yeux brillants de volupté, + Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte, + Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte, + Achevant le refrain qu'elle avait commencé, + Lui versait de son haut un flacon sur la tête. + Cependant qu'autour d'eux le reste de la fête, + Sans cesse redoublant son tapage effréné, + Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse, + Dansait, criait, hurlait, et dans son allégresse, + Près de tomber aussi, semblait plus acharné. + + Stello, lui, l'oeil éteint, le visage livide, + Ses cheveux inondés et collés par le vin, + Son beau col débraillé dans sa chemise humide, + Plus pâle que jamais sous la clarté morbide + Des lustres que déjà pâlissait le matin, + Laissait pendre ses bras comme une masse inerte. + + Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte, + Avait pu contempler ce spectacle navrant! + Devant cette misère et cet abaissement, + Devant ce regard morne et cette indifférence; + En songeant qu'elle avait d'une vaine espérance + Bercé ce coeur qu'ensuite elle avait déchiré; + En songeant qu'elle seule avait désespéré + Celui qui cherchait là l'oubli de sa souffrance + Et qu'à peine, aujourd'hui, son oeil reconnaîtrait; + En retrouvant ainsi cette riche nature + Où la pâle Débauche imprimait sa souillure, + Aurait-elle pleuré de ce qu'elle avait fait? + + + VI + + Depuis tantôt six mois qu'il menait cette vie, + Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver, + Après avoir couru par toute l'Italie, + Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie, + Un soir notre héros débarqua dans Alger. + Son luxe pouvait seul égaler sa folie, + Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien. + Les faciles amis qu'il traînait à sa suite + Prévoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite, + Que leur hôte, en deux ans, mangerait tout son bien. + Lui-même il le savait et glissait de plus belle + Sur la pente fatale où nous pousse l'ennui. + + Il disait seulement,--sa ruine vînt-elle,-- + Qu'il partirait avant qu'on n'en sût la nouvelle, + Et qu'on n'entendrait plus, dès lors, parler de lui. + Pour le moment Stello, sans souci de la vie, + Menait un train de prince en son château d'_Hydra_. + C'est là que nous l'avons, par une nuit d'orgie, + Retrouvé, s'affolant en noble compagnie, + Fort épris de Georgette et gris comme un soldat. + + O dédale du coeur, labyrinthe plein d'ombre! + Mystère de l'amour,--ô palais!--ô décombre! + Qui de nous a jamais sondé ta profondeur? + Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur + Sans avoir vu la fin de tes détours sans nombre. + Si basse est donc ta voûte et ton chemin si sombre + Que, parmi tant de fronts que ton air a flétris, + Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris? + Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poëtes + Que ceux qui n'ont chanté dans leur divin concert + Et pleuré dans le vent de leurs nuits inquiètes + Que leurs sanglots réels et que leurs propres fêtes, + Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert? + Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme + Une misère, un rien, un caprice écouté, + Jette, ainsi qu'une tête au tranchant d'une lame, + Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre âme + Une plaie où se va perdant l'éternité? + + Ce pâle libertin, ce masque à l'oeil stupide + Qui regarde sans voir, ce fantôme livide, + Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous? + Ce ne peut être lui.... C'est un autre.... Il se lève: + Non, ce n'est point Stello qui gisait là-dessous. + C'est une ombre sans os, comme on en voit en rêve. + Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir percé d'un glaive + Et jeté ses lambeaux aux fanges des égouts. + Circé se vanterait de sa métamorphose! + Ce ne peut être lui. C'est une horrible chose, + Cependant, que de voir un aussi jeune front + Pâle et déjà courbé sous cet immonde affront. + + C'était pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille, + Capable de tout bien comme de tout honneur, + Osait parler d'amour et croyait au bonheur. + Telle on voit, dans les champs, une féconde treille + S'embellir, appuyée au flanc d'un chêne altier: + Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance, + Ployant sous le fardeau de sa propre abondance, + Se mêle dans la boue aux pierres du sentier. + + Tant qu'il avait gardé quelque faible espérance + D'être aimé de Rosine, il sentait cet amour + Vivre dans sa poitrine et grandir en son âme, + Et, comme un acier pur s'endurcit à la flamme, + Sa nature, en aimant, s'élevait chaque jour; + Mais, une fois ce charme arraché de sa vie, + Une fois qu'il eût vu la dernière lueur + Qui lui montrait le ciel, s'éteindre dans son coeur, + Alors il lui sembla, dans sa fierté meurtrie, + Que ce monde, après tout, n'est qu'une comédie + Infâme et désolante, et que c'est un malheur + Pour tout homme, ici-bas, d'être un homme d'honneur. + Lors, mesurant l'abîme, il comprit sa détresse; + Et son coeur retomba d'autant plus désolé + Qu'il s'était élevé plus haut dans sa tendresse + Pour suivre en souriant son fantôme envolé. + C'est ainsi que l'on voit, dans le soir étoilé, + Un nuage qui passe emprunter un visage + Dont notre oeil se complaît à suivre le mirage; + Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image, + Réveillé tout à coup de ce rêve enchanté, + Notre coeur se débat dans la réalité. + Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse! + Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse! + Tout ce qui l'eût fait grand se tourne contre lui, + Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui. + + C'était bien lui. Son coeur tressaillait en lui-même. + En vain il refoulait, par un effort suprême, + Ses larmes et ses cris et sa folle douleur; + En vain il affectait une froide ironie; + En vain dans la débauche il consumait sa vie; + En vain, pour le tuer, il reniait son coeur: + Son coeur n'était pas mort! Grandi par sa souffrance, + Pendant les nuits d'ivresse et de pâles excès, + Sous son masque impassible il pleurait en silence. + Mais, sitôt qu'il sortait de son sommeil épais, + Stello sentait en lui sa terrible morsure, + Et, plus vivace encore après sa flétrissure, + De son ancien amour l'éternelle torture + Se réveillait alors, plus rude que jamais. + + Quelquefois, cependant, sa puissante nature + Reprenait le dessus. Il redevenait lui. + Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure, + Et, se trouvant plus calme, il croyait à l'oubli. + Ces jours-là, fatigué de sa dernière orgie, + Las de son monde et las de sa banale vie, + Pour errer librement et rêver sans témoin + Il partait à cheval et s'en allait au loin, + Marchant à l'aventure et, laissant sa pensée + Lui retracer tout bas sa jeunesse effacée, + Conduit par son murmure et bercé par son chant. + Souvenirs qui vivez dans notre âme endormie, + Charme mystérieux! votre mélancolie, + D'où vient-elle? et que veut son murmure enivrant? + + Par un de ces jours-là, seul, comme à l'ordinaire, + Stello longeait la mer et se laissait aller + A ce calme complet où la nature entière, + Sous ces ardents climats, semble se dévoiler. + C'était en plein automne. On eût dit que la terre + Eût caché, ce jour-là, le soleil dans son flanc, + Tant le ciel était tiède et le jour caressant! + Il s'enivrait. Pour lui c'était un nouveau monde + Que ses yeux saluaient pour la première fois. + Tout s'était effacé: ses rêves d'autrefois, + Sa fièvre, ses sanglots, sa misère profonde. + Tout, jusqu'à son amour, jusqu'à l'ivresse immonde, + Jusqu'à son nom, jusqu'à ses yeux, jusqu'à sa voix. + Son coeur était vivant! Il sentait sa jeunesse + Se soulever en lui sous le souffle divin + Qui passait dans son âme, et, comme une ombre épaisse, + Les cendres du passé s'envoler de son sein. + Son coeur était vivant! Il aimait la nature. + Il se berçait au chant de l'onde qui murmure + Et comprenait le monde on regardant les cieux. + Il lui semblait entendre une voix inconnue + Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue + Et volait sur ses pas, oiseau mystérieux. + Son coeur était vivant! + + Quand il vit la campagne + Se teindre à l'horizon de la pâleur du soir, + Quand il vit le soleil pencher sur la montagne + Qui se dressait déjà comme un fantôme noir, + Alors il s'aperçut qu'une grande distance + Le séparait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir. + Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence. + Il tourna son cheval pour mieux s'orienter + Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner + _Sidi-Ferruch_, ainsi qu'un fil sur la mer bleue; + Il tourna derechef et gravit le coteau: + Le _Tombeau de la Reine_ au loin; à droite l'eau; + A gauche, _Coléah la Sainte_; un quart de lieue + Le séparait alors de ce fond sans pareil + Où s'endort _Bou-Smaël_ au couchant du soleil. + + Stello prit le parti d'y coucher à l'auberge. + Un quart d'heure plus tard il était attablé + _Hôtel de la Panthère_, aspirant l'air salé + Que fraîchissait le soir et qu'exhalait la berge. + + En face, à la fenêtre, une enfant de seize ans + Le regardait dîner. Elle était blonde et blanche: + Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants, + Appuyant sur sa main sa tête qui se penche + Et laissant son travail pendre sur ses genoux, + Rêveuse dans sa pose et comme subjuguée, + Elle considérait Stello d'un oeil si doux + Qu'il n'est douceur au monde à s'en faire une idée. + Raphaël l'eût conçue et Greuze l'a rêvée. + Quel mystère insondable elle avait dans les yeux! + Dans le pays, chacun se la rappelle encore, + Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore; + Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux. + --Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages + Réservait cette perle au souffle des orages? + Au village on disait qu'elle riait toujours + Et qu'un ange habitait son âme. De nos jours + Il faut aller si loin trouver telle sornette! + Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours. + Du nom comme des traits, ressemblance complète: + Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette. + + Quand la Fatalité nous trace le chemin, + Insensé qui s'agite et croit fuir son destin. + + Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle. + Pourquoi ce long regard attaché sur le sien? + Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle? + Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle + Alors que cette enfant même n'en savait rien? + Qui l'approfondira, cet éternel mystère? + Chaîne d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard + Pêle-mêle enlacés, renoués au hasard + Pour se briser encore.--Et quelle chaîne amère, + Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre! + Le fait est que Stello pâlit horriblement + Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant, + Se croyant le jouet de quelque mauvais ange. + Leurs yeux s'étaient croisés d'un si rapide échange + Que son verre faillit échapper de sa main. + Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain, + Il le vida d'un trait avec un rire étrange. + + Tous deux s'étaient aimés quand revint le matin. + + + VII + + Où sont-ils?--_Le Méandre_ est parti pour la France. + Le flot, de son sillage a gardé la nuance + Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir + Au tournant des rochers. «Adieu climats étranges + Où j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges + Que l'aube diamante et qu'argente le soir! + Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance, + Bords témoins de ma honte et de mon désespoir.» + ... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance + N'a jamais au soleil étalé plus d'azur. + Adieu!--Stello!--Rosette!--Espérance! Espérance! + + Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur. + + L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre. + + Sur la proue appuyés, seuls et silencieux, + Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux + Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se défendre + D'une tristesse éparse à travers leur bonheur. + Les passagers, voyant deux âmes tant unies, + Se racontaient tout bas qu'après mille folies + De débauche et de luxe, _il_ s'était pris de coeur + Pour _elle_ qu'il avait enlevée et ravie, + Et qu'il s'en revenait avec elle à Paris + Pour fuir les lieux témoins de son ancienne vie, + De ses jours sans ardeur plus pâles que ses nuits. + + + VIII + + Par quels détours secrets le hasard qui nous mène + Ne peut-il nous conduire à son but ignoré? + Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamné + A suivre malgré lui le destin qui l'entraîne? + Tel recherche la mort qui ne la trouve pas. + Tel autre la redoute et s'attache à la vie + Qui, laissant à moitié sa tâche inaccomplie, + Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trépas. + Spectre aveugle, ô Destin! ce monde est ton esclave. + Insensé qui te fuit! Malheur à qui te brave! + O vieillard entêté qui nous tiens dans la main; + Quel grief as-tu donc contre le genre humain + Pour que le Tout-Puissant, protégeant ta vengeance, + Ait pu l'abandonner à ta lâche puissance? + + O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants + Loin de ces souvenirs que ma plume soulève. + Mon âme se reporte à de cruels instants. + Triste récit, pourquoi faut-il que je t'achève? + Pour mes vers désormais il n'est plus de printemps; + Ni les parfums du soir, ni les bruits de la grève + Ne se mêleront plus à mes tristes accents. + + Jeunes, libres tous deux, souriant à la vie, + Rosette et son amant s'aimaient à la folie, + Et tenaient leurs amours pour uniques soucis, + S'inquiétant fort peu du reste; et l'habitude + Qu'avait prise Stello, dès qu'il fut à Paris, + De n'amener chez lui pas un de ses amis, + Fit que rien ne troublait leur chère solitude. + Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis. + + Mais combien ce bonheur fut de courte durée! + Comme ils étaient comptés ces beaux jours! Destinée! + Destinée impassible! Oh! sombre lendemain + Que suspendait sur eux ton immuable main! + N'as-tu donc dans le coeur de pitié ni de honte + Qui te puisse émouvoir? Et n'est-il ici-bas + Nul qui puisse espérer, en te tendant les bras, + Que sa prière, au moins, te peut rendre moins prompte? + + Or quoi qu'il l'eût voulu, Stello ne pouvait pas + Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine, + Engagé qu'il était par son ancien éclat. + Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine, + Un grand événement dont tout Paris parla. + On médit bien un peu, mon lecteur le devine, + Cependant tout était pour le mieux jusque-là. + Mais hélas! quel bonheur jamais ne s'envola? + Insensés qu'ils étaient!--Ah! frémissez, madame! + Frémissez, car ce conte, ici, se change en drame. + Ma plume, en ce moment, hésite à retracer + Le simple et froid récit d'aussi pénibles choses. + Hélas! ô ma lectrice, ôtez vos habits roses! + O ma lectrice, hélas! vos beaux yeux vont pleurer. + + Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse, + N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher + Ni comment il vivait, ni combien sa maîtresse + Lui ressemblait. C'était, dit-on, à s'y tromper + Jusques à les confondre et dire: _Les deux Roses._ + A force d'en parler on fit tant et si bien + Que le hasard, habile en ces sortes de choses, + Les fit se rencontrer au Théâtre Italien. + + O Sphinx! entre les sphinx, impossible à comprendre! + En retrouvant celui qu'elle avait désolé, + Assis en face d'elle auprès d'une autre femme, + En le voyant heureux, et le sachant aimé, + Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame + Dont le contact mortel, en déchirant son âme, + Lui fit comprendre alors que _lui_ s'était vengé. + Et celle dont la bouche avait été muette, + Celle qui, froidement, avait brisé ce coeur + Et s'était fait un jeu d'une atroce douleur, + Ressentit à son tour cette fièvre inquiète + Dont il avait souffert, et se prit à l'aimer. + + + IX + + Que faire au bal masqué si ce n'est d'y flâner, + Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie + Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie, + Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller, + Que faire en attendant sinon que d'y flâner? + Stello pensait ainsi. Rêvant à sa maîtresse + Et contraint d'être au bal, il flânait de son mieux, + Par-ci par-là mettant un nom sur une tresse, + Et s'amusait de voir passer devant ses yeux + Ce cortége dansant et d'écouter sans cesse + Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux. + Il restait donc perdu dans cette rêverie + Où ce flot pailleté de rire et de folie, + De soie et de velours l'enfonçait pas à pas; + Suivant ce rêve ami sans en chercher la cause, + Lorsqu'il en fut tiré par un domino rose + Qui, prononçant son nom et lui prenant le bras, + L'entraîna dans le bal en lui parlant tout bas. + + A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse, + Stello croyait avoir reconnu sa maîtresse. + Il était bien un peu surpris de la voir là, + A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle; + Peut-être aussi ... vexé qu'on le crût infidèle: + Mais quel mal un amant peut-il voir à cela? + Il est vrai que Rosette était peu coutumière + Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillère, + Avait pu lui souffler au coeur quelque soupçon. + Donc, à n'en pas douter, c'était elle. La chose, + Au reste, était d'autant plus probable que Rose + Connaissait quelque peu le maître de maison. + + A propos de cela, madame, il faut vous dire + --Ce qui fût fait déjà, si je savais écrire,-- + Qu'entre ces deux beautés, dont il est question, + La seule différence apparente et tranchée + Était un signe noir gros comme un grain de plomb + Dont Rosette portait la main gauche marquée. + + Or donc, il arriva ce que vous prévoyez: + Qu'un gant trompa Stello; qu'à force de tendresse, + De ruse féminine et de regards noyés, + De désir et d'amour, cette autre enchanteresse + Eut raison du jeune homme ... et qu'il était trop tard, + En un mot, quand Stello reconnut la comtesse. + En vain eût-il voulu maudire le hasard; + Sa bouche ne pouvait mentir à sa pensée; + Tout son amour passé lui refluait au coeur, + Envahissant soudain sa poitrine oppressée, + Sans qu'il en pût maudire ou dominer l'ardeur. + O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie, + Hélas! dans cet instant où se jouait ta vie, + Pendant que ton Stello mourait entre des bras + Qui n'étaient pas les tiens, tu ne t'éveillas pas! + + + X + + Voilà notre amoureux avec ses deux maîtresses + Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour + Les aimant toutes deux et croyant sans détour + Rester loyal, tout en partageant ses caresses. + Vainement cherchait-il à se persuader + Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse; + Lui-même il condamnait sa coupable faiblesse + Et ne pouvait pourtant se résoudre à quitter + L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer, + Il était pris soudain d'une telle tristesse + Qu'il se sentait pâlir et le coeur lui manquer. + Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'âme + Que son coeur, malgré lui, n'aimait que cette femme + Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!-- + De ne plus voir jamais Rosette de ses jours. + Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette, + Honteux et repentant, il s'avouait tout bas + Qu'elle seule régnait sur son âme inquiète, + Et, sincère toujours, lui jurait sur sa tête + Qu'il n'avait, de sa vie, aimé que dans ses bras. + + Quoi qu'il en soit, flottant de l'une à l'autre amie, + Notre amoureux menait une assez douce vie + Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras + Que, soit pour conserver sa chère inquiétude, + Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude, + Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas. + + + XI + + Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse, + Comme un pressentiment à travers son bonheur, + Vient noyer son regard et donne à sa tendresse + Je ne sais quel accent de furtive langueur. + Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupée + Trahit le battement de ton coeur inquiet. + Ton front moite est brûlant et ton sommeil distrait + Soulève à chaque instant ta poitrine oppressée. + Pourquoi t'éveilles-tu soudain, les yeux en pleurs? + Qu'as-tu donc à pleurer? Pourquoi ton beau sourire + Est-il d'une tristesse impossible à décrire? + Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs? + Il t'aime, lui, pourtant; et ton âme est ravie + Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie; + Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi. + Déjà dans ton amour as-tu perdu ta foi? + Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton âme! + Laisse-la déborder, cette amère douleur + Si grande qu'elle n'a d'égal que ton malheur! + Elle te vient du jour où tu vis cette femme. + Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit; + Et tes yeux ont compris, à son mortel silence, + Le secret de sa vie; et cette ressemblance + T'a fait connaître aussi le mal qui te poursuit. + + Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal étrange + Et, malgré ses serments, en femme qu'elle était, + Devinait par instinct que Stello la trompait. + Elle eût voulu pouvoir, en se donnant le change, + Calmer sa jalousie et croire en son amant; + Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre âme, + Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame, + Rien n'en peut arrêter l'aiguillon déchirant. + + Un soir elle insista pour qu'il vînt avec elle + Entendre, aux Italiens, le _Don Juan_ de Mozart. + Le jeune homme accepta, souriant du hasard. + Il comparait la pièce à la scène réelle + Qu'il jouait chaque jour; il ne soupçonnait pas + Que son festin de Pierre, à lui, fût aussi proche, + Et qu'il courait, riant de sa propre débauche, + Vers un sort plus affreux que son propre trépas. + + Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire, + Un frôlement, pareil à celui de la moire, + Fit retourner Stello vers la loge à côté. + Un sanglot en sortit alors, faible, étouffé, + Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'à la tête. + Il ne put prononcer que le nom de Rosette; + Puis, se levant, plus pâle et plus froid que la mort, + Il courut à sa loge et, d'une main tremblante, + Relevant doucement sa maîtresse mourante, + La prit, et, comme un pâtre emporte un agneau mort, + S'enfuit on emportant son douloureux trésor. + + + XII + + Déjà la lampe d'or au plafond suspendue + Pâlit de ses rayons l'indécise clarté. + La pendule sonore a par deux fois tinté. + Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue, + N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant étendue + Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beauté? + + C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille + N'a d'un plus pur contour dessiné sa blancheur. + Ses yeux ont oublié leurs larmes de la veille; + Son sourire trahit le rêve de son coeur. + Pourtant, à son chevet, son amant qui la veille + Semble chercher un souffle à travers sa pâleur. + + Il écoute. On dirait parfois qu'elle soupire + Comme un enfant qui dort après avoir pleuré; + Sa lèvre pâlissante, à son rêve adoré, + Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre; + D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire + Éclairer en passant son front décoloré. + + Mais non, c'était un songe, elle n'a pas bougé. + Son front est resté pâle, et sa lèvre entr'ouverte + Sous les rayons mourants n'a pas même tremblé. + Rien! Pas même un soupir dans la chambre déserte! + O sombre et lente nuit! O funèbre clarté! + Rien! Rien que le silence et l'immobilité. + + N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte: + Cette main est glacée et retombe aussitôt. + Alors, sans qu'une larme à ses yeux soit montée, + Il pousse un long cri sourd d'une voix étouffée, + Et, sur ce même lit où Rosette est couchée, + Une dernière fois, sans prononcer un mot, + Serrant entre ses bras cette fille adorée, + Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot. + Déjà de ce beau corps l'âme était envolée; + Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimée.... + Sa main fut sans étreinte et sa voix sans écho. + + Lors, prenant dans ses bras sa maîtresse expirée, + Comme elle avait tenu sa main gauche fermée, + Un papier, qu'il n'avait pas encore aperçu, + En tomba tout froissé. L'ouvrant alors, il lut + Le billet que voici, de la main de Rosine: + _«Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine. + Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra. + La seconde baignoire est à gauche;--c'est là.»_ + Alors il comprit tout; et sa tête penchée + Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachée. + Sa mère, le matin, ne l'eût pas reconnu. + + Il est parti depuis et nul ne l'a revu. + + Rosine aime le monde et le cherche sans cesse; + Elle souffre, dit-on, d'une étrange tristesse, + Et cherche dans le bruit un oubli mensonger. + + Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystère? + Quand le vent du destin a passé sur la terre, + Nul n'a compté les fleurs qu'il en put arracher. + + + 1862. + + + + +LÉONE + +--CONTE AUX JEUNES FILLES-- + + + I + + Dans ce temps-là, mesdemoiselles, + Paris était, comme aujourd'hui, + La ville des époux fidèles; + On en citait bien sept ou huit. + Les gens naïfs dormaient la nuit + Et les bonnes moeurs étaient telles + Qu'il fallait qu'un père eût conduit + Sa fille à trois pièces nouvelles + Pour qu'elle en sût autant que lui. + + Comme aujourd'hui, chaque ménage + Était d'un exemple touchant: + Jamais on ne parlait d'argent + Dans les contrats de mariage. + Les maris n'étaient point tenus + D'être plus riches que Crésus; + Leurs moitiés étant peu coquettes, + Les trois quarts de leurs revenus + Suffisaient presque à leurs toilettes. + + Entre autres détails singuliers, + Il paraît qu'en ces temps austères, + Suivant leurs goûts irréguliers, + Ces dames avaient des bottiers + Et ces messieurs des bouquetières. + + Quant au scandale, on ignorait + Absolument ce que c'était, + Car, Dieu merci! pour la constance, + Paris est le pays de France + Qui craint le moins la concurrence. + Les rois s'en vont; mais les ramiers + Nichent toujours aux Tuileries. + Leur amour n'a pas deux patries; + C'est là, dans les grands marronniers, + Que ces doux oiseaux familiers, + Modèles des coeurs réguliers, + Ont établi leurs galeries. + + Charme étrange des rêveries! + A voir ces hôtes printaniers + Perdus sous les ombres fleuries, + Je songe à tous les amoureux + Qu'attire ce séjour ombreux + Et j'admire la ressemblance + De ces oiseaux si gracieux + Avec certains petits messieurs. + Au fond, le plus pigeon des deux + N'est pas toujours celui qu'on pense. + Quant aux belles, je ne veux pas + Les comparer à nos palombes; + Mais ce n'est point, dans tous les cas, + Le bec qui manque à ces colombes, + Ni la douceur, ni la beauté, + Ni même la légèreté. + + Mais, s'il vous plaît, mesdemoiselles, + Reprenons pour quelques instants + La chronique du bon vieux temps + Dont je vous donnais des nouvelles. + + Alors, toujours comme aujourd'hui, + Les dévotes, c'était l'usage, + Se rendaient en pèlerinage + Autour du «Lac» avant la nuit. + C'était dans un bois solitaire + Et sauvage qu'on appelait + Bois de Boulogne; et l'on allait + Y déployer un luxe austère. + On voyait là, sous les bouleaux, + Des créatures angéliques + Avec de tout petits chapeaux, + En calèche à quatre chevaux, + Prendre des airs mélancoliques. + D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts + A deux chevaux, pas davantage! + Et dans ce modeste équipage + Abritaient leurs humbles trésors. + + Même rigueur pour le costume. + On poussait la simplicité + Jusques à la sévérité. + Je sais bien que c'est la coutume; + Mais vraiment on allait trop loin. + On outre-passait sur ce point + La limite des exigences. + + Jusqu'à trois fois on remettait + La robe neuve qu'on portait; + Et l'on ne se décolletait + Jamais, à moins de circonstances + Très-rares, c'est-à-dire: bals, + Concerts, réveillons, festivals, + Soupers, réceptions, soirées, + Conférences, cours, matinées, + Séances, dîners d'apparat, + Soirs d'Italiens, soirs d'Opéra, + Lunchs, punchs, raoûts, «et caetera.» + + A part cela, les élégantes, + Au dire de plus d'un auteur, + Avec la plus stricte rigueur, + S'en tenaient aux robes montantes; + Et, par un excès de pudeur + Dont on retrouve encor la trace, + Se résignaient de bonne grâce, + Pour mieux cacher leurs cous mignons, + A porter d'énormes chignons + Que leurs coiffeurs, mis en campagne + Et chargés de ces soins discrets, + Leur faisaient venir tout exprès + De Picardie et de Bretagne. + + J'ai vu des factures du temps; + Un chignon du plus grand modèle, + Bien monté, garanti quatre ans, + De la qualité la plus belle, + Valait de quatre à cinq cents francs, + Mais quelle solide coiffure! + Décidément, je vous le jure, + C'est un luxe que je comprends + Que celui de la chevelure. + C'était un si bel ornement + Que ces chignons! Et puis vraiment, + Pour une mère de famille, + Est-il un souci plus charmant + Que de léguer par testament + Ses fausses nattes à sa fille? + + Enfin, pour vous dépeindre mieux + Cette époque exceptionnelle, + Je puis vous apprendre sur elle + Un détail assez curieux. + Suivant le quartier de la lune + Une femme était blonde ou brune + Et, de la veille au lendemain, + Changeait sa pâleur en carmin: + Car on détestait la paresse + Dans cet âge à présent vanté. + Vous voyez, sans qu'il y paraisse, + Que nous n'avons rien inventé. + + Mais, n'importe! En prenant la plume, + Mon intention n'était point + De tant discourir sur ce point. + N'y voyez aucune amertume, + Si je l'ai fait, c'est qu'au moment + De vous commencer mon histoire, + Il m'est venu subitement + Un scrupule, et voici comment: + Si vous alliez ne pas y croire? + Mes deux héros sont bien constants! + Un amour que rien ne sépare, + Cela se voit de notre temps; + Mais c'est un exemple bien rare + A toute autre époque. Et voilà + Pourquoi je disais tout cela. + Car, ce que vous allez entendre, + Il fallait bien vous l'expliquer, + Et commencer par vous apprendre + Que le temps dont je veux parler + Ressemble au nôtre à s'y tromper. + Dès lors, ce que je vais conter + N'a plus rien qui doive surprendre, + Et je commence. + + + II + + Les savants, + Qui font bâiller de pauvres gens + Et dessécher de pauvres roses, + Passent pour savoir toutes choses. + Eh bien! (jugez d'après cela + Du niveau de l'Académie) + Je n'en sais pas un qui nous die + Comment Léone se trouva + Être, à seize ans, la plus jolie + Des danseuses de ce temps-là. + Pauvre fille de comédie! + Dont nul n'a raconté la vie, + Et qui peut-être ensorcela + Plus d'un immortel qui l'oublie. + + Mais, au fond, cela n'y fait rien; + Le fait n'en est que plus notoire; + Et, quant à moi, l'on peut m'en croire + Je ne suis pas historien. + + Or donc, mes belles demoiselles, + S'il me faut faire le portrait + De Léone, je vous dirai + Que, si le bruit qui court est vrai, + En la regardant les gazelles, + Dont chacun vante les doux yeux, + Se dépitaient à qui mieux mieux + De voir qu'une simple mortelle + Eût osé s'en procurer deux + Dessinés d'après leur modèle. + Avec ces yeux-là, vous pensez + Que des cils bruns et retroussés + Devaient aller le mieux du monde; + Et les cheveux noirs abondants + Montraient, sous leurs flots imprudents, + L'oreille vierge de pendants. + + Ajoutez que, sans être blonde, + Elle avait, comme Ophélia, + La pâleur d'un camellia, + Qu'elle était petite et mutine, + Avec de certains airs douteurs + Et des sourires enchanteurs; + Qu'elle avait la main blanche et fine, + Le pied perdu dans la bottine, + Et que sa lèvre de rubis, + Constamment mouillée et vermeille + Au milieu de ces tons pâlis, + Rougissait comme une groseille + Tombée au beau milieu d'un lis. + + Pour compléter le paysage, + Sachez encor que son corsage + Renfermait une âme de prix. + De plus, ainsi que c'est l'usage + Dans les théâtres de Paris, + Étant jolie, elle était sage. + + Ainsi fut et non autrement + L'héroïne de ce roman, + Qui n'eut jamais qu'un seul amant. + + + III + + Ce qui lui manquait, à vrai dire, + Ce n'était pas les amoureux; + Vous savez qu'avec un sourire + On en a plus qu'on n'en désire, + Et son sourire en valait deux. + Mais, bien qu'on fit queue à sa porte, + Tous ceux qui lui faisaient la cour + En étaient pour leurs frais d'amour. + La chronique du temps rapporte + Que Léone, en les égarant + Avec son sourire enivrant, + Les tenait tous au même rang. + + Hélas! la vertu d'une fille + Est comme le pur diamant: + L'acier s'émousse vainement + Pour mordre le caillou qui brille; + Rien ne l'entame. Seulement, + S'il tombe, adieu le diamant! + + Quand on est vierge et qu'on est belle, + Surtout à l'âge de la belle, + A l'amour on est peu rebelle. + + Vierge et danseuse! Par ma foi! + C'était un vrai gibier de roi. + Et, chose rare et curieuse, + Bien qu'elle eût, au gré de son coeur, + A choisir plus d'un grand seigneur, + Ce ne fut pas un bel acteur + Qui rendit Léone amoureuse. + + Parmi tous les beaux jeunes gens + Qui se faisaient les assiégeants + De cette belle créature, + Il en était un qu'on nommait + Patrice, et qui se renommait + Par plus d'une étrange aventure. + + C'était un charmant cavalier, + Très-digne d'avoir pour collier + Les plus jolis bras de la terre; + Et, comme il ne lui manquait rien, + Le ciel, qui lui voulait du bien, + Ne savait plus trop comment faire. + + Dieu, par un fait sans précédents, + L'avait fait noble, en même temps, + De coeur, de race et de visage. + Il pouvait avoir vingt-sept ans, + Et, pour attendre le printemps, + Il menait très-grand équipage. + + En somme, c'était un dandy; + Mais, comme la chanson le dit, + Il était franc, fier et hardi. + + + IV + + Mes chères lectrices, j'hésite + A continuer mon chemin; + Si vous ne me tendez la main, + Je n'irai jamais assez vite. + + Jugez un peu de mon ennui: + Je veux peindre une belle nuit + Et je ne sais comment la rendre, + Car c'est un sujet bien usé + Dont tant d'auteurs ont abusé + Qu'on ne sait plus comment s'y prendre. + + Certes, si j'étais écrivain, + Je ne chercherais pas en vain; + La chose serait bientôt faite. + Je prendrais le premier poëte + Qui me tomberait sous la main + Et je vous parlerais des voiles + De la nuit, et puis des étoiles, + Et puis du lac aux flots d'argent + Où se mire Phébé la blonde + Qui se penche vers l'eau profonde, + Et puis des bois, et puis du vent; + Du rossignol dans la vallée, + De la vieille tour isolée, + Des étoiles d'or ou de feu, + De l'herbe verte, du ciel bleu, + Des bouleaux que la lune argenté + Et surtout, chose très-urgente! + Du poëte à la Lyre d'or, + Ame dans l'idéal ravie, + Pleurant devant ce beau décor.... + Qu'il n'a jamais vu de sa vie. + + Car c'est un fait bien constaté + Que trois mille auteurs ont chanté + Juste la même nuit d'été + Sans qu'elle ait jamais existé. + Aussi, quel morceau bien traité! + + Dans le monde des élégies + L'hiver est beaucoup moins gâté; + Époque fraîche où les génies, + Pour réparer leurs insomnies, + Ne perdent pas à rimailler + Le temps qu'on doit à l'oreiller. + Et le fait est, mesdemoiselles, + Que dans notre calendrier + Les nuits ne sont pas toujours belles + Aux alentours de février. + C'est pourquoi je suis fort à plaindre, + Car la nuit qu'il me faut dépeindre + Se trouve au plein coeur de janvier. + + Figurez-vous donc la nuit brune, + Un vent très-sec, un ciel très-noir, + Dans ce ciel pas la moindre lune: + Un horizon à n'y rien voir. + Le givre dessèche la terre, + La grande route solitaire + S'allonge en ruban déroulé. + Sur la route déserte et blanche, + Légère comme un char ailé, + Rapide comme une avalanche, + Une berline au grand galop; + L'hirondelle qui rase l'eau + Va moins gaîment que ma berline + Dont le postillon bien payé, + C'est-à-dire bien éveillé, + Pour se donner meilleure mine, + A tous les échos d'alentour + Fait claquer son fouet, comme un sourd. + + Dans la berline est une fille, + Au front tout rose de pudeur, + Qu'un flot de fourrure entortille, + Mourante d'amour ou de peur. + Elle est dans les bras d'un jeune homme. + Si vous croyez qu'ils font un somme, + C'est que vous connaissez bien mal + Le coeur humain en général. + + Les baisers volent sur la route! + L'amour conduit les voyageurs! + Pour la fillette je redoute + Autre chose que les voleurs. + Les chevaux vont comme le diable! + La nuit est noire comme un four! + Le voyage a l'air agréable.... + Hue! donc, beau postillon d'amour! + + Mais je ne sais à quoi je pense + D'aller vous raconter cela. + S'il en est temps encor: défense + De lire ce chapitre-là! + C'est une affaire scandaleuse + Comme on n'en voit plus à Paris; + Vous devez la trouver affreuse, + Et je suis bien de votre avis. + En vérité, c'est une histoire + Pleine d'une atrocité noire. + + Pourtant ce fut dans cet état + Qu'un beau soir Patrice emporta + Son amante Léonita. + + + V + + O vous, pour qui j'écris ces lignes! + --Et qui peut-être les lirez, + Bien qu'elles ne soient pas très-dignes + De l'honneur que vous leur ferez;-- + Vous, les belles filles de France, + Vous, l'orgueil d'un ciel enchanté, + Vous, le sourire et l'espérance! + Vous, la jeunesse et la beauté! + O vous à qui sourit l'Aurore, + A qui tous les bras sont ouverts, + Qui ne connaissez pas encore + Vos printemps d'avec vos hivers! + + Vous, les vierges! Vous, les charmeuses! + Dont le coeur, peureux et hardi, + A des langueurs mystérieuses + Dans un corps jeune comme lui! + Vous, pour qui la coupe est remplie + Et qui vous sentez d'y goûter + Presqu'autant de peur que d'envie! + Vous qui faites aimer la vie + Ou qui la faites redouter! + + Vous, pour qui les vieillards moroses + Ont des regards pleins de regrets! + Vous, pour qui les roses sont roses + Et les bleuets bleus tout exprès! + Vous, pour qui chantent les poëtes, + Pour qui les étoiles sont faites + Et brillent dans l'azur des soirs! + Vous, pour qui les perles sont rondes! + O vous, les brunes et les blondes! + Vous, les yeux bleus et les yeux noirs! + Si vous avez, par aventure, + Daigné me suivre jusqu'ici, + Laissez-là, je vous en conjure, + Laissez-là ce triste récit + Dont j'ai commencé la peinture, + Car un destin malencontreux + Réserve à nos deux amoureux + Un dénoûment des plus affreux. + + Adieu le rêve! adieu l'ivresse! + Adieu l'amour et la tendresse + Et les frais soupirs éperdus! + Adieu le bal et ses délires, + Et les parfums et les sourires! + Adieu tous les bonheurs perdus! + + Chevaux, postillon et berline + Qui, sur le flanc de la colline, + Descendiez si légèrement, + Vos grelots aux notes joyeuses, + Durant les nuits silencieuses, + N'effraieront plus l'écho dormant. + + Sur le grand chemin solitaire + Vous n'écaillerez plus la terre + Que durcit le givre argentin. + Tout ce passé que je soulève + S'est évanoui comme un rêve + Aux premiers rayons du matin. + + O gaîté! reste ensevelie. + Mon âme est désormais emplie + D'une sombre mélancolie. + + Je suis si triste que vraiment + Je ne sais plus du tout comment + Je vais reprendre mon roman. + Et, malgré mon regret sincère, + Je commence à m'apercevoir + Que le dramatique et le noir + Ne sont pas du tout mon affaire. + Mais puisque j'ai, sans m'en douter, + Commencé de vous raconter + Une histoire des plus touchantes, + Quoi qu'il puisse m'en advenir, + Je vais tâcher de la finir + En vous priant d'être indulgentes. + Si vous aviez quelque amitié + Pour le héros et l'héroïne + De ce roman très-détaillé, + J'en appelle à votre pitié; + Car leur bonheur s'est effeuillé + Ainsi qu'un bouquet d'églantine. + + Ma plume hésite à retracer + Le récit d'aussi tristes choses; + Hélas! quittez vos habits roses! + Hélas! vos beaux yeux vont pleurer. + + + VI + + Donc, autrefois, c'était l'usage: + Pour peu qu'on se fût épousé + Et que l'on fût civilisé, + Il fallait partir en voyage + Le soir même du mariage. + On n'a jamais bien su comment + Ni pourquoi vint cette méthode; + Mais sachez que c'était la mode + Et que vous-même, assurément, + N'eussiez pas fait différemment. + Car, suivant un vieil axiome, + La mode était, dans le royaume, + Aussi puissante que le roi; + Et, pas plus tôt la noce faite, + On se fût fait couper la tête + Plutôt que de rester chez soi. + Le départ était une rage; + On n'épousait pas sans partir. + En raison de votre grand âge, + Vous devez vous en souvenir. + + Or, voyez si la destinée + Est malignement enchaînée; + Un sourire amène des pleurs. + Cette mode qui vous étonne + Fut pour Patrice et pour Léone + La source de tous les malheurs. + + A vous dire le vrai, je doute + S'ils étaient mariés ou non. + Ils suivaient bien la même route, + Mais ce n'est pas une raison. + Je n'ai vu ni monsieur le maire, + Ni le curé, ni le notaire, + Ni les voitures d'apparat, + Ni le moindre bout de contrat, + Ni tuteur, ni père, ni mère, + Ni parents, ni gens, ni témoins, + Mais enfin j'ai vu les conjoints, + Et, pour moi, je les considère + Comme bien et dûment unis, + Mariés, prêchés et bénis + Par tous les abbés de la terre. + Dans tous les cas je crois qu'on peut + Dire qu'il s'en fallait de peu, + Car, dès le soir, ils s'en allèrent + Et, huit jours après, s'embarquèrent, + Ce qui, pour ce temps-là, dit-on, + Était le suprême bon ton. + + S'ils voulaient aller en Turquie, + Ou dans l'île de Bornéo, + Ou simplement en Italie, + C'est ce que je ne sais pas trop. + + Ce que je sais, c'est qu'un navire + Se perdit vers le lendemain, + Qu'un pêcheur (pas Napolitain, + Mais c'est tout ce que j'en puis dire) + Au bord du rivage trouva, + Pâle et blanche, Léonita, + Comme une madone de cire. + + Elle était sur le sable fin, + Sous le gai soleil du matin + Qui riait dans sa chevelure. + La vague l'effleurait un peu, + Comme une fille qui ne peut + Abandonner une parure. + + L'eau verte et le soleil joyeux + Mêlaient parmi ses longs cheveux + Des reflets d'or et d'émeraude; + Et les flots qui les déroulaient + Jouaient avec et s'en allaient + Comme des enfants pris en fraude. + + Un sourire presque effacé, + Dernier vestige du passé, + Entr'ouvrait sa lèvre pudique, + Et l'aurore qui rayonnait + Sur son front pâlissant, formait + Un contraste mélancolique. + Sachez pourtant, si vous l'aimez, + Que ses beaux yeux inanimés + N'étaient pas à jamais fermés. + + Léone revint à la vie. + Le pêcheur, pas Napolitain, + Qui la trouva sur son chemin, + Jugea qu'elle était endormie. + Ce fut lui qui fut son docteur, + Et qui, chose assez inouïe, + Fut en même temps son sauveur. + Il la prit tout évanouie, + L'emporta jusqu'en son réduit, + Et, sans plus de cérémonie, + Vous la coucha droit dans son lit. + Puis il fallait voir le bonhomme, + Par la chambre allant et venant. + Et soignant Léone tout comme + Si c'eût été son propre enfant. + + Si bien qu'à la fin, ô prodige! + La belle fille ouvrit les yeux + Et dit, en voyant ce bon vieux, + Les mots sacramentels: «Où suis-je?» + + Il la rassura de son mieux, + Lui dit comme il l'avait trouvée + Et combien il était joyeux + De penser qu'elle était sauvée. + Alors elle lui raconta + Comment elle, Léonita, + Et son «frère,» et tout l'équipage + Du navire avaient fait naufrage; + Qu'elle et son «frère» avaient pensé + Se sauver ensemble à la nage + Et qu'ils avaient bien commencé; + Mais qu'à la moitié du voyage + Les vagues et l'obscurité + Les firent changer de côté; + Qu'alors elle s'était perdue; + Qu'elle était enfin parvenue + Jusqu'à cette plage, mais là, + Tout ce qu'elle se rappela, + C'est qu'elle perdit connaissance. + Puis, comme elle s'inquiétait + De son «frère» qui lui manquait, + Le bonhomme, comme l'on pense, + Lui dit, pour la rasséréner, + Tout ce qu'il put imaginer + De plus propre à la circonstance, + Jurant ses grands dieux qu'on avait, + Dans un port voisin, qu'il nommait, + Fait le plus complet sauvetage + Du navire et de l'équipage. + Et, tout en lui contant cela, + Près de la belle il mit un plat, + Puis un verre, puis une assiette, + Et je crois même une serviette. + + Léone avait l'esprit fort gai. + Du moment qu'elle eut distingué + Dans le discours sans queue ni tête + Dont le brave homme lui fit fête, + Que Patrice, de son côté, + Etait lui-même en sûreté, + Cette charmante créature, + Sans se désoler plus longtemps, + Prit en riant son aventure. + Et, comme elle avait dix-sept ans, + Elle se mit, à belles dents, + A dévorer en conscience + Le déjeuner que, sur son lit, + L'excellent homme lui servit + Dans ses assiettes de faïence. + + Ce fut ainsi qu'un beau matin + Léone mangea le festin + D'un pêcheur, pas Napolitain. + + + VII + + Un mois plus tard elle était nonne: + Et la belle, au fond d'un couvent, + Pleurait,--que Dieu le lui pardonne! + Moins sa faute que son amant. + + Hélas! hélas! ô destinée, + A quoi bon l'avoir épargnée + Pour lui rendre des jours amers? + N'eût-il pas mieux valu pour elle, + A travers la nuit éternelle, + S'en aller morte au sein des mers? + + On n'avait sauvé du naufrage + Ni passagers, ni matelots; + Victimes d'une nuit d'orage, + Tous avaient péri dans les flots. + Parmi ceux que la marée haute + Vint jeter le long de la côte, + L'oeil éteint et le front blémi, + La pauvre fille n'eut pas même + La consolation suprême + De reconnaître son ami. + C'est en vain qu'on chercha Patrice; + La mer avait dû l'engloutir, + Car on ne put rien découvrir + Qui de sa mort fût un indice. + + Léone le pleura très-fort. + Je crois pourtant qu'on aurait tort + De parier qu'elle était veuve; + Et moi, si j'étais esprit fort, + Je ne croirais Patrice mort + Que lorsque j'en aurais la preuve. + + Quoi qu'il en soit, à qui voudra, + Le suivant chapitre apprendra + Ce que tout ceci deviendra. + + + VIII + + N'est-ce pas un spectacle étrange + De voir deux pauvres amoureux + Qui, lorsque pour eux tout s'arrange, + Et dès qu'ils devraient être heureux, + Se vont justement mettre en tête + Qu'ils sont séparés par la mort, + Et se bornent, sans plus d'enquête, + A maudire leur triste sort? + + La chose paraît incroyable; + Pourtant, vous l'avez deviné, + C'est là l'histoire lamentable + De notre couple infortuné: + + A dire la vérité pure, + Le héros de cette aventure + N'était pas mort dans les flots bleus, + Ainsi que l'on se le figure; + Mais il n'en valait guère mieux. + + Tandis que Léone est au cloître, + Où sa douleur ne fait que croître + Et embellir, en quelques mots + Je vais vous dire tous les maux + Que dut endurer le jeune homme + En trois mois d'un supplice affreux, + Et par ainsi vous verrez comme + Les voyages sont dangereux. + + Durant la nuit de ce naufrage + Où presque tous avaient péri, + Comme Léone et son ami + Tâchaient de gagner le rivage + Et se dirigeaient à la nage + Par un chemin fort encombré + Et surtout fort mal éclairé, + On se souvient, sans aucun doute, + Que Patrice fit fausse route. + Il s'était bientôt égaré; + Si bien qu'au lever de l'aurore + Le malheureux, n'en pouvant plus, + Moitié mourant, moitié perclus, + A peine respirant encore, + Et sur le point de se noyer, + Fut recueilli, sans connaissance, + Par un pauvre petit voilier + Qui longeait les côtes de France. + O douloureux rapprochement! + Cela se passait justement + A l'heure où, loin de son amant, + La belle, ignorant son tourment, + Déjeunait si mignonnement. + + Le jeune homme, en cette détresse, + N'en fut point, comme sa maîtresse, + Quitte pour la peur; car il fit + Une terrible maladie + Qui pensa lui coûter la vie + Et le retint trois mois au lit. + + Sur ce brave petit navire + Il fut soigné, tant bien que mal, + Du mieux qu'on put. Le principal, + C'est qu'il en revint. Mais le pire, + Ce fut le changement moral + Qui s'opéra dans sa nature. + On ne le vit, dans ces trois mois, + Pas sourire une seule fois, + Et cette funeste aventure, + Après même qu'il fut guéri, + Paraissait, à ce qu'on assure, + L'avoir pour toujours assombri. + Il revenait; mais ses idées + Étaient visiblement changées, + Et, de plus, le pauvre garçon + Crut si bien sa maîtresse morte + Qu'il ne tint en aucune sorte + A s'en faire apprendre plus long. + Bref, Patrice, à bout d'espérance, + Le corps vaincu par la souffrance, + Pleurant son rêve inachevé, + Aussitôt de retour en France, + S'en fut tout droit se faire abbé. + Vous me direz: «C'est mal tombé!» + Mais que voulez-vous qu'on y fusse? + Les faits sont là que rien n'efface: + C'est tantôt pile et tantôt face. + + Ce qui m'afflige, c'est de voir + Comme ce roman tourne au noir. + Le malheur est de la partie; + On se demande, en vérité, + Quelle fâcheuse sympathie + Put donner à chaque partie + D'une union bien assortie + Ce penchant pour la sacristie: + C'est comme une fatalité. + + Mais souffrez que je continue, + Et bientôt la vérité nue + Jusqu'au bout vous sera connue. + + + IX + + Voilà donc nos deux étourdis + Perdus, comme on disait jadis, + Sur le chemin du Paradis. + + Un jour vint qu'ils se rencontrèrent, + Mais ce ne fut qu'après longtemps! + --Donc, au bout de cinq ou six ans + Voici comme ils se retrouvèrent: + + Tandis que Léone au couvent, + Moitié priant, moitié rêvant, + Pleurait comme une Madeleine, + Il arriva que son amant, + Bien qu'il fût aussi fort en peine, + Oublia très-dévotement + Et sa maîtresse et son tourment. + + Je ne vais pas, comme on peut croire, + Tâcher d'excuser à vos yeux + Ce que peut avoir d'odieux + Une ingratitude aussi noire. + Que suis-je? un pauvre historien + Qui raconte, et n'invente rien. + + Donc, si ce jeune homme est coupable, + Ma lectrice pensera bien + Que je n'en suis pas responsable, + Et que sa conduite sans nom + M'indigne autant que de raison. + + Patrice était pourtant sincère; + Si rien ne l'eût désespéré, + Jamais il n'eût été curé. + Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire? + Son grand désespoir fut l'affaire + De six mois. + + Le pauvre garçon, + C'est une justice à lui rendre, + Dès qu'il fut en religion, + Sans vouloir d'abord rien entendre, + Maigrit de la belle façon. + Sans dormir du soir à l'aurore, + Sans parler de l'aurore au soir, + Tout défrisé, broyant du noir, + Mangeant peu, buvant moins encore, + C'était pitié que de le voir. + + Et c'est justement là le diable: + Un jeune abbé si languissant + Avait trop l'air inconsolable + Pour ne pas être intéressant. + D'autant que, si l'on considère + Que Patrice fut, en naissant, + Marquis de par ses père et mère, + Et qu'il avait sans contredit + Le pied mince, la mine fière, + De la fortune et de l'esprit: + On conviendra sans trop de peine + Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint, + Faire très-vite son chemin + Dans la sainte Église romaine. + + Pour commencer, il eut l'honneur + D'être invité chez monseigneur, + Lequel était un charmant homme + Qui le prit en affection, + Lui donna sa protection + Et, dès ce jour, le traita comme + Il eût fait d'un fils. En un mot, + Grâce à lui, notre ami Patrice + Fut fait prêtre beaucoup plus tôt + Que ne l'est un simple novice. + C'est alors que l'ambition, + Sans être encore la plus forte, + Lentement, par gradation, + Fit sa petite invasion. + Dans son coeur, de si belle sorte + Que sa très-chère passion + En fut sans bruit mise à la porte. + Bref, après un an écoulé, + Ce pauvre amant si désolé + Semblait à peu près consolé. + + Toutefois je n'oserais dire + Qu'il n'eût point gardé dans son coeur + Le souvenir de sa douleur: + Car, même à travers son sourire, + Son visage avait conservé + Je ne sais quoi d'un peu voilé, + Signe d'une douleur profonde, + Qui lui seyait le mieux du monde. + + Vous remarquerez en passant, + Mesdemoiselles, je vous prie, + Qu'avec cet air intéressant + Ce garçon, malgré son envie, + Ne pouvait pas faire autrement + Que d'avoir de l'avancement. + + + X + + Or, un certain jour que Patrice, + --Patricius en bon latin,-- + Avait justement le matin + Appris, au sortir de l'office, + Que l'on devait, le lendemain, + Le nommer évêque romain, + Il arriva que la nouvelle + De ce rapide avénement + Fit une sensation telle + Que ce fut un événement + Jusqu'au fond du cloître où Léone, + Fidèle comme au premier jour, + Priait le Christ et la Madone + De la guérir de son amour. + + A cette nouvelle imprévue, + Vous pouvez vous imaginer + A quel point elle fut émue + Et ce qu'elle dut éprouver. + + D'abord, sans force et sans courage + Devant ce fait presque inouï, + La pauvre enfant s'évanouit + Pour être en règle avec l'usage, + Mais, au bout de quelques instants, + Lorsqu'elle eut repris connaissance, + Oubliant toute obéissance + Et sans attendre plus longtemps, + Tremblante et pourtant décidée, + Les yeux baissés, le coeur battant, + Elle sortit de son couvent + Par une porte dérobée; + A pas furtifs et n'emportant + Qu'un petit miroir avec elle; + Et tandis qu'elle trottinait, + Tout le long du chemin, la belle + Furtivement s'y regardait + Pour voir si celui qu'elle aimait. + Allait encor la trouver belle. + + Ce point-là, seul, l'inquiétait. + Or, à cette époque, Léone + N'avait pas encor vingt-trois ans, + Et l'on sait que, pour bien des gens, + C'est le bel âge d'une nonne. + Mais, que l'on pense ou non comme eux, + C'est ainsi que notre amoureuse + S'en vint, palpitante et peureuse, + Chez monseigneur son amoureux. + + Lequel, il faut bien qu'on le dise, + Pour se donner avant la prise + Un avant-goût fort délicat + Des plaisirs de l'épiscopat, + Avec un sérieux d'église, + Était en train, pour le moment, + De s'admirer complaisamment + Devant un miroir de Venise + Et posait comme il le fallait, + Du talon jusques au collet, + Dans un bel habit violet. + + + XI + + J'affirme, de mémoire d'homme, + Que jamais miracle accompli + N'étonna créature comme + Sut être étonné notre ami, + Quand, pareille au lys qui frisonne, + Sous son voile, dont chaque pli + Tremblait sur sa blanche personne, + Il vit apparaître Léone. + Le fait est, sans plus d'embarras, + Qu'ils se jetèrent dans les bras + L'un de l'autre, et qu'ils s'embrassèrent + De bon coeur, et recommencèrent + Tant et si bien que l'évêché + Lui-même en eût été touché. + + + XII + + On se retrouve, on rit, on pleure. + On s'aime et le reste n'est rien; + C'est charmant. Bref tout alla bien + Pendant près d'une demi-heure. + + Mais, une fois l'émotion + Du premier moment apaisée, + Quand la froide réflexion + Vint, avec sa morale usée, + Se représenter à l'esprit + Du futur prélat, il se dit + Qu'il avait fait une folie; + Et je crois qu'il s'en repentit. + + Quoique Léone fût pâlie, + Elle était encor bien jolie + Et Patrice en eût été fou; + Mais l'évêché, quand on y pense, + A bien aussi son importance, + Et Patrice y tenait beaucoup. + + Lors il s'établit une lutte + Entre sa raison et son coeur, + Et le jeune homme fut rêveur + Pendant une bonne minute. + + Mais son parti fut bientôt pris, + Et, bien qu'il fût encore épris, + L'évêché lui parut sans prix. + + Aussi devint-il inflexible. + Et, quand la malheureuse enfant + Ne pouvant le croire insensible, + Le suppliait en étouffant, + A travers sa pâleur mortelle, + Avec ses beaux yeux languissants + Et sa voix aux sons caressants, + De partir encore avec elle: + + «--Ma chère, je réfléchirai, + Lui dit Patrice, et je verrai + Lorsqu'archevêque je serai.» + + Devant un semblable langage, + Voyant son bonheur s'écrouler, + Léone sentit s'en aller + Tout ce qu'elle avait de courage. + Et, par un changement subit, + Grave et muette, elle sortit + L'oeil sombre, la démarche lente; + Si bien qu'en la voyant ainsi + Déchevelée et chancelante, + Son amant, un peu tard, hélas! + Lui courut après dans l'allée. + + Mais, l'ayant en vain rappelée, + Pensif, il revint sur ses pas; + Car elle ne l'entendit pas, + Tellement elle était troublée. + + Elle rentra dans son couvent + Par la même petite porte + Qu'elle avait franchie en rêvant + Quelques heures auparavant. + Mais la secousse était trop forte, + Et ses soeurs ne la virent plus; + Car, à l'heure de l'Angelus, + Le soir même on la trouva morte. + + Patrice, en apprenant cela, + Se dit: «Le bonheur était là!» + Et derechef se désola. + + + XIII + + Quelle apparence recueillie + Offre à l'oeil ce parc ténébreux! + A voir ces vieux troncs vigoureux, + On sent bien la mélancolie + D'une antique forêt vieillie + Dans le voisinage sacré + D'un vaste et puissant prieuré. + + Ces bois ont un parfum mystique. + La vieille cloche au bruit d'airain + Y trouve un écho sympathique, + Et, ce lieu désert est empreint + D'une tristesse monastique. + Ces pins droits et silencieux + Disposent à la rêverie. + Leur ombrage est sombre et pieux, + Comme pour dire: «Ici l'on prie.» + Et les grands tilleuls tortueux + Ont, dans leur air majestueux, + Je ne sais quoi de vertueux, + De respectable et d'immobile + Qui donne à ce séjour tranquille + La solennité des saints lieux. + On dirait des religieux + Rêvant au néant de la vie. + Ce bois triste et mystérieux, + C'est le jardin de l'abbaye. + + Rien n'est changé dans le couvent. + Les arbres sont verts comme avant, + Et les nonnes du monastère, + Ainsi qu'autrefois, vers le soir, + Viennent promener et s'asseoir + Sous leur ombrage solitaire. + + Pourtant, derrière ce décor, + Est un jardin plus sombre encor, + Où jamais la fraîche églantine + N'accroche, le long des sentiers, + Aux branches des verts noisetiers + Sa tige odorante et mutine. + + Là, de vieux arbres en lambeaux + Protégent les pâles tombeaux + Contre le vent et la froidure; + Ce sont des ifs et des cyprès. + La rivière qui passe auprès + Reflète leur sombre verdure. + + Là, dans un éternel sommeil, + Dort plus d'un front jeune et vermeil, + Plus d'une par la mort blémie. + Sous un pin au feuillage épais, + Dans le silence et dans la paix, + C'est là qu'est Léone endormie. + + Elle dort. Le temps passera, + Et toujours elle dormira + Sous la pierre, immobile et douce, + Et de sa divine beauté, + Hélas! hélas! rien n'est resté + Qu'une tombe où verdit la mousse. + + Ce marbre, où nul ne doit venir, + Gardera seul le souvenir + De cette figure angélique. + Et seul, dans les tristes échos, + Le vent bercera son repos + D'une plainte mélancolique. + + Ainsi fut, et non autrement, + L'héroïne de ce roman, + Qui n'ont jamais qu'un seul amant. + + Et depuis lors le jeune évêque, + En proie au chagrin le plus noir, + Par amour devint ... archevêque, + Et cardinal ... de désespoir. + + + XIV + + Vous qui, d'une mignonne main, + Feuilletez ces pages légères, + Et qui les oublirez demain, + + O vous, lectrices passagères, + Dont la joue au sang de carmin + N'a point de roses mensongères; + Si jamais vous avez pleuré, + Si jamais vous avez aimé, + Si jamais vous avez rêvé: + Parfois, dans la triste soirée, + A l'heure où la lune éplorée, + Viendra, par la vitre nacrée, + Pencher sur nous son front tremblant, + Plaignez la nonne en voile blanc + Par la mort tout ensommeillée, + Qui repose au sein de l'oubli, + Là-bas, parmi l'herbe mouillée, + Printemps céleste, enseveli + Sous la campagne défeuillée. + + Le monde est un juge banal; + On trouve, en ouvrant un journal, + Des nouvelles du cardinal. + Mais Léone? qui parle d'elle? + C'est pourtant un rare modèle + Qu'une amante à jamais fidèle. + + + 1865. + + + + +PREMIERES LARMES + + + J'admire ces étoiles lentes; + J'y vois même, en rêvant un peu, + Comme des gouttes d'or tremblantes + D'un ton divin sur un fond bleu. + + J'écoute avec charme, ô nature! + Qu'est-ce donc qu'un coeur d'amoureux? + Ce bruit de cailloux, quand murmure + La source au fond du ravin creux; + + Quand la brise, sur la montagne, + Soupire en inclinant les fleurs: + Et me voilà, par la campagne, + Dieu me pardonne, tout en pleurs! + + Je crois même, quelle folie! + Qu'un rossignol ou qu'un pinson + Me rend plein de mélancolie. + Las! qui me rendra ma raison? + + D'où vient, j'ose à peine le dire, + Que je me suis, seul dans les bois, + Surpris quatre fois à sourire + Quand je pleurais tout à la fois? + + Est-ce l'amour? Sans m'y connaître, + Je le crois quand je pense à vous. + Mais, non; l'amour ne doit pas être + Si cruel, hélas, ni si doux! + + + 1856. + + + + +L'AUTOMNE + + + Septembre finissait: déjà le vent d'automne + Du printemps, dans les bois, effeuillait la couronne. + Les monts, dorés encor des reflets du soleil, + Se mouraient sous ses feux. Chaque arbre à son réveil, + Voyait le sol jonché de ses feuilles flétries, + Brillantes de rosée et par le froid meurtries. + Comme un rideau de gaze, une faible vapeur + Jetait sur la vallée un voile de langueur; + De quelques pauvres toits, en spirale dormante, + S'élevait lentement une trace fumante, + Tandis que le soleil, à l'horizon lointain, + Rougissait les coteaux d'un rayon incertain. + + En longs frémissements les brises murmurantes + De l'automne apportaient les senteurs enivrantes + Et soupiraient ces chants qui font rêver d'amour, + Errants dans les échos sur le soir d'un beau jour. + Et la nature alors chantait comme en un rêve + Le silence et l'amour, l'ombre et tout ce qui rêve, + Puis semblait, languissante ainsi que la beauté, + Mourir dans sa splendeur et sa sérénité. + + + Octobre 1857. + + + + +MA FOLIE + + + Moi, j'ai fait ma folie + D'une fille aux yeux bleus. + Le moindre de ses voeux + Dispose de ma vie. + + Et jusqu'à son dépit, + Jusques à ses pleurs même, + Tout en elle je l'aime, + Et pourtant elle en rit. + + Et pourtant, si ma bouche + S'égare sur sou cou, + Elle m'appelle fou, + La folle, et s'effarouche. + + Et je suis furieux! + Car elle est si jolie + Que j'aime à la folie + Cette fille aux yeux bleus. + + + Paris, Mai 1858. + + + + +A MARIE + + + En promenant, vous souvient-il, Marie, + Vous me donniez votre petit bras blanc + Que je serrais parfois, tout en causant? + Vous pâlissiez malgré vous, ma chérie, + Et votre voix tremblait en me parlant. + + Je vous aimais, Mariette, et pourtant + N'en disais rien, mais je mourais d'envie + De vous conter mon secret, par moment, + En promenant. + + Mais vous partez; quand on part, on oublie. + Vous allez donc vous marier, vraiment? + Parfois, là-bas, si votre coeur s'ennuie, + --Vos grands yeux bleus sont si doux en rêvant!-- + Songez à moi du fond de l'Algérie, + En promenant. + + + Toulon, Juin 1858. + + + + +RHODINA + + + Fille de Lesbos, vierge aux tresses blondes, + Nymphe auprès de qui pâlirait Vénus, + Fleur du Sunium, dont de chastes ondes + Au soleil jadis baignaient les pieds nus! + + Comme sur la mer, la mer frémissante + Poursuit le sillon d'un fuyant esquif, + Sur le sable fin l'onde caressante + A-t-elle effacé ton pas fugitif? + + Blanche Rhodina, ma déesse antique, + Si chez les mortels, par faveur des dieux, + Tes charmes divins, dans leur grâce attique, + Daignaient un beau soir descendre des cieux, + + Si tu revenais, ravissante et telle + Que Cléphas te vit, un jour de péché, + Je voudrais t'aimer d'amour immortelle + A rendre jalouse Hélène ou Psyché! + + Car parmi tes soeurs au chaste sourire + Dont je vois s'enfuir dans les bois ombreux + Le pas, cadencé comme un chant de lyre, + Toi seule es la reine aux yeux amoureux. + + Et tu m'aimerais, ma pudique amante, + Tout en restant nymphe et divinité: + Comme ton sein nu sa pudeur charmante, + O reine, l'amour a sa chasteté. + + + Passy, Août 1858. + + + + +A L'HOTELLERIE + +--SOUVENIR DE MUSSET-- + + + I + + Il est des jours, Dieu me pardonne! + Où, sans mentir, + Je sauterais de la Colonne + Pour en finir. + + D'où vient cette mélancolie? + Voyons un peu: + Suis-je en veine de poésie? + Mais non, par Dieu! + + Est-ce un de ces spleens qu'on éprouve + Quand, par moment, + Votre étourdi de coeur se trouve + Seul en aimant? + + Suis-je dans mes jours de tristesse? + Ai-je un trésor + Caché dont le souci m'oppresse? + Ou bien encor + + La province me semble-t-elle + Bête à ce point + Qu'il n'est rien qu'on puisse chez elle + Trouver à point? + + La connaissez-vous, la province? + Pour aujourd'hui, + Hélas! j'y bâille comme un prince + Mourant d'ennui. + + Lyon! dire qu'on y demeure! + Séjour mortel! + Si je couche ici, que je meure + Dans cet hôtel! + + Par hasard, est-ce que vous êtes + De mon avis, + Que rien, même en ses jours de fêtes, + Ne vaut Paris? + + Car Paris! ah! mademoiselle, + C'est là qu'on vit; + C'est là que la femme est fidèle, + A ce qu'on dit. + + C'est là que l'Amour vend ses pommes + Et mille riens, + Et c'est le pays des grands hommes + Et des vauriens. + + Ah! c'est beau, Paris! Pour les femmes, + Quel paradis, + Et quel purgatoire, ô mesdames, + Pour les maris! + + Ces pauvres gens ... mais je m'arrête; + Car, Dieu merci! + Pas plus que vous ne m'inquiète + Un tel souci! + + Mon avis, puisque la franchise + Est de saison, + Est que vous avez, quoi qu'on dise, + Toujours raison; + + D'abord parce que, dans la vie, + Autant qu'on peut, + Je trouve qu'il faut suivre un peu + Sa fantaisie; + + Et puis, vous savez bien, Ninon, + Vous que j'implore, + Que, tout ce que vous trouvez bon, + Moi je l'adore. + + Et je le dis sincèrement, + Chacun avoue, + Femmes, que le bon Dieu vous doue + Très-joliment. + + Et qu'il n'est pas un homme au monde + Qui vaille enfin + La moindre fille, brune ou blonde. + C'est bien certain. + + + II + + Pour en revenir au malaise + De mon esprit, + Nous parlions de ce qui me pèse + Et m'assombrit: + + Non! ce n'est ni la Poésie + Au front rêveur, + Engendrant la mélancolie + Dans tout le coeur; + + Ni le spleen qui bâille et qui bâille, + Le spleen maudit + Triste et plat comme une muraille + Qu'on reblanchit; + + Ni rien des malheurs de la vie, + Petits ou grands, + Qui passent et que l'on oublie + Avec le temps. + + Mais alors, d'où vient que mon âme + Voit tout en noir? + Que mon coeur palpite, sans flamme + Et sans espoir? + + Quel est donc ce malaise étrange + Qui m'engourdit? + Est-ce mon diable ou mon bon ange + Qui m'affadit? + + Je crois que j'aimais ma maîtresse, + Sans m'en douter; + Et que je suis plein de tristesse + De la quitter. + + Suis-je donc un amant fidèle? + Car, en un mot, + J'ai dans l'âme une peur mortelle + De l'aimer trop. + + Je laisse, hélas! tout ce que j'aime + Derrière moi; + Si je pleure au fond de moi-même, + Voilà pourquoi. + + Je sens que mon coeur se réveille, + Espoir déçu! + Quand je le crois mort, il sommeille + A mon insu. + + Nous avons beau faire, notre âme + Subsiste en nous + Et brûle, étincelle sans flamme, + D'un feu plus doux. + + Cette étincelle est notre vie, + Joie ou malheur; + Sa lueur, ardente ou pâlie, + Jamais ne meurt. + + C'est la mystérieuse chaîne + Qui nous unit + A tout ce que notre âme en peine + Aime et bénit; + + C'est l'amour qui tue ou fait vivre; + C'est notre sort; + C'est l'étoile qu'il nous faut suivre + Après la mort. + + Dieu l'a dit, et la destinée + Suit son chemin + Comme une ennemie acharnée + Du genre humain. + + Je marchais, croyant pour la vie, + Mon coeur brisé, + Et voilà que ce coeur me crie: + «Tu t'es trompé!» + + Mes amis, ma mère et mon père, + Je vous aimais. + J'aimais ma maîtresse, ah! misère! + Plus que jamais. + + Ah! si c'est bien toi qui déchaînes + Charmes et peines! + S'il est vrai que, toujours, demain + Soit dans ta main! + + Mon Dieu, si nos blessures même + Viennent de toi! + Si mon cri n'était qu'un blasphème, + Pardonne-moi. + + + 1858. + + + + +LA ROSE + + + O ma pauvre rose effeuillée, + Charme, regret, parfum, trésor, + Toi que ses lèvres ont mouillée, + O fleur, parle-moi d'elle encor. + + C'est dans un bal que je l'ai vue, + Blanche avec des lèvres de feu. + Une douce flamme ingénue + Brillait dans son profond oeil bleu. + C'était, je crois, la nuit dernière + Que je la vis pour en mourir. + + Il n'est point de pire misère, + Et pourtant ma douleur m'est chère + Et cher aussi son souvenir. + + + II + + La Valse a d'étranges ivresses; + Je sentais à chaque détour + Ses beaux bras aux molles caresses + Qui me chargeaient de morbidesses + Toutes ruisselantes d'amour. + --Elle est blanche, sa chevelure + L'éclaire comme un cadre d'or + Éclaire une miniature. + L'étoile tremblante qui dort + Aux cieux où sa clarté s'azure, + Brille d'un moins pur diamant + Que ne brillait son front charmant + Pendant cette nuit de féerie. + + Hélas! Tout s'est enfui, pourtant! + Mais de ma vision chérie + Il me reste la fleur flétrie + Qu'elle a perdue en me quittant. + + O douceur! ô mélancolie! + Adieu, fleur désormais pâlie! + L'amour est ce bel oiseau bleu + Léger comme un songe frivole, + Qui nous caresse, et puis s'envole. + En battant des ailes, vers Dieu! + + + Paris, Novembre 1859. + + + + +RENCONTRE + + + Je le croyais pourtant bien mort, mon pauvre amour. + Et rien que pour la voir aujourd'hui, dans la rue, + Le voilà revenu, brûlant, comme à sa vue + Il me prit un beau jour. + + Mais alors il était doux et plein d'espérance + Comme un rayon de lune adorable qui luit, + Quand la tempête souffle et que le vent balance + Les arbres dans la nuit. + + Et je l'avais béni, lui si plein de promesses, + Me berçant à son chant....--Beaux rêves enchanteurs!-- + Hélas! pourquoi faut-il que toutes nos tendresses + Nous coûtent tant de pleurs? + + Certes! j'aurais juré de l'avoir oubliée, + Elle qui m'a tant fait souffrir quand je l'aimais, + Et voilà que ma plaie à peine refermée + Saigne plus que jamais! + + + Passy, Mai 1860. + + + + +A MADAME L*** + + + C'est amusant, à deux, de courir dans les bois, + Et de rêver le soir au frais des grands ombrages. + En parlant à voix basse errer sous les feuillages, + N'est-ce pas un bonheur à faire envie aux rois? + + Cependant un boudoir, lorsque de petits doigts + Vous en ouvrent la porte, a bien ses avantages, + Qui partout ont semblé divins, même aux plus sages. + C'est mon avis, et c'est le vôtre aussi, je crois. + + On dit même, est-ce vrai? qu'une bonne voiture + Quand les coussins sont doux, moins pourtant que les yeux + De celle qui l'occupe, est chose qui s'endure. + + Un seul point me surprend: ces mots mystérieux + Que le coeur seul entend, que la bouche murmure, + Oh! comme on les oublie après un an ou deux! + + + Passy, Juin 1860 + + + + +ADIEU, NINON + + + Depuis longtemps, + Trop longtemps, je soupire. + Il est grand temps + Aujourd'hui de me dire + Si vous voulez + Jouer avec ma flamme. + Parlez, madame, + Mais vous me le paierez. + + Allons, mon coeur, + Et cachez, je vous prie, + Cet air moqueur + Qui vous rend moins jolie. + Quoi! vous osez + Rire de mon attente? + Riez, méchante, + Mais vous me le paierez. + + Hélas! pourquoi + Faut-il que je vous aime, + Fille au coeur froid, + Qui n'aimez que vous-même? + Vous souriez? + Ma peine est bien étrange, + Allez, mon ange, + Mais vous me le paierez. + + Pourquoi tantôt + Votre voix si rieuse, + Au piano + Était-elle rêveuse? + Vous le savez, + Cela vous rend plus belle. + Chantez, cruelle, + Mais vous me le paierez. + + Mêlant nos pas + Dans un même dédale, + Quand dans mes bras + La Valse vous rend pâle, + Vous ne songez, + Vous, qu'à votre toilette. + Dansez, coquette, + Mais vous me le paierez. + + Mais quel courroux! + Vous aurais-je blessée? + Quels yeux moins doux! + Quelle moue offensée! + Vous vous fâchez? + Vous êtes en colère? + Boudez, ma chère, + Mais vous me le paierez. + + Adieu, Ninon. + Eh bien! quel est ce geste? + Qu'avez-vous donc? + Voulez-vous que je reste? + Ciel! vous pleurez + Votre main me rappelle.... + Pleurez, ma belle, + Mes maux sont trop payés. + + + Passy, Août 1860. + + + + +DANS LA FORÊT + + + Bois où l'Automne se courrouce, + Et, dans les sentiers gracieux + Étend sa rouille sur la mousse! + Brises dont la plainte est si douce + Qu'elle semble venir des cieux! + + Sombres écueils! roches antiques! + Vous qui bravez les océans! + Vous que les vagues atlantiques + Ont, dans leurs fureurs fantastiques, + Découpés en profils géants! + + Et vous, cieux où l'aube étincelle, + A l'heure où la lune s'endort, + Dites-moi s'il est, brune ou blonde, + Une belle plus belle au monde + Que ma maîtresse aux cheveux d'or? + + + Étretat, Décembre 1860. + + + + +MESSAGE + + + Allez vers elle, fleurs chéries, + Allez, et ne trahissez pas + Ces mots que dans mes rêveries + Ma bouche dit tout bas. + + Ne lui dites pas, indiscrètes, + Combien de désirs insensés + Cachent sous mes regards glacés + Leurs flammes inquiètes. + + Ne lui dites pas qu'en tous lieux + Mon coeur la suit à tire-d'aile, + Que les rayons de ses grands yeux + Me font frémir près d'elle; + + Cachez-lui qu'un mot de sa voix + Trouble mon oreille ravie, + Et que je donnerais ma vie + Pour mourir sous ses lois. + + Qu'elle ignore, la grande dame, + Que je l'aime au point d'en mourir, + Quand ma bouche, étouffant mon âme, + Froidement sait mentir; + + Lorsque dans sa chambre où, sans cause, + Je deviens timide et tremblant, + Tous deux, d'un ton indiffèrent, + Nous parlons d'autre chose. + + Quand elle fait, par ses accents, + Sur la scène où chacun l'admire, + Haleter la foule en suspens + Par son divin sourire, + + Dans un coin, pensif, inconnu, + Qu'elle ignore, la grande artiste, + Combien celui-là seul est triste + Qu'un beau rêve a perdu! + + Ne lui dites pas que je l'aime, + Ni combien il m'en a coûté + Pour comprimer mon coeur blessé + Qui criait en moi-même! + + Ne lui dites pas que je meurs + Et que c'est elle qui me tue, + N'ayant pas soupçonné mes pleurs + Dans mon âme éperdue. + + Pourquoi faut-il l'avoir connue, + Puisque j'en devais tant souffrir? + N'eût-il pas mieux valu mourir + Avant de l'avoir vue? + + Maudit soit le jour où mes yeux + Ont vu ces traits si pleins de charmes, + Puisqu'inutiles sont mes voeux + Et vaines mes alarmes! + + Gardez bien mon triste secret; + Si vous lui parliez de ma peine, + Qui sait, avec son air de reine, + Ce qu'elle en penserait? + + + Paris, Janvier 1860. + + + + +A MA MÈRE + + + Où sont-ils, mes chagrins d'enfant, + Grandes peines vite oubliées, + Aux larmes si vite essuyées + Que je riais en même temps? + + Comme elles sont loin, les soirées + Que nous passions en attendant + Mon père! O mes heures dorées! + Tu disais: «Quand tu seras grand!...» + + J'ai grandi. Le temps d'un coup d'aile + Jette au vent bien des rêves d'or: + J'ai souffert et je souffre encor. + + Mais j'ai dans mon âme immortelle + Senti que Dieu me laisse encor + Ma mère, et que j'ai tout en elle. + + + Paris, Février 1861. + + + + +A MA MÈRE + + + Un an passé, mère, qu'un beau matin, + Enfant par l'âge et vieux par la tristesse, + Malade, usé, las de vivre sans cesse + Et de trouver l'ennui sur mon chemin, + + En souriant à mon nouveau destin, + Je vins ici chercher dans ta tendresse + Pour mon coeur froid la chaleur de ta main, + Dans ton amour l'abri de ma faiblesse; + C'est près de toi, pour la première fois, + Que j'ai connu la douceur de sa voix, + Que le bonheur a passé sur ma route. + + Je vais partir. Qu'importe? j'ai vécu. + Qu'il soit béni, malgré ce qu'il en coûte + Pour le pleurer après l'avoir perdu! + + + Alger, 5 février 1862. + + + + +A MON AMI PAUL E.. G.. + + + Paul, as-tu quelquefois, dans tes jours de tristesse, + Senti passer en toi quelque gai souvenir? + Et n'as-tu pas alors, à travers ta détresse, + Songé combien le charme en est doux à sentir? + + Moi j'y pensais ce soir, laissant mon feu mourir; + J'errais dans ce passé qui me revient sans cesse. + Je songeais qu'il est loin, et, sans qu'il y paraisse, + Que voilà plus d'un an que tu m'as vu partir. + + Puis je rêvais encore, et dans la cheminée + Suivant des yeux la bûche à demi consumée, + Je comparais ma vie à ce feu pâlissant. + + Et je songeais, mon cher, à notre douce vie, + A ce qu'un souvenir a de mélancolie, + Et qu'il est doux aussi de vieillir en s'aimant. + + + Alger, mardi soir, 25 février 1862. + + + + +A MADAME V*** + + + Puisqu'il vous faut six mois pour être mon amie, + Avez-vous bien songé, quand vous me les disiez, + A ce que ces deux mots ont de mélancolie + Et de douceur aussi? Tandis que vous parliez, + + Il me semblait à moi que c'est une folie + Et que pour la prévoir, quoi que vous en pensiez, + Il faut que l'amitié soit un peu ressentie, + Et, même à votre insu, que vous en éprouviez. + + Laissez-moi l'espérer; car après tout, madame, + S'il n'en est rien, ces vers que vous me demandiez, + Je voudrais bien savoir ce que vous en feriez. + + Mais six mois! Jusque-là que faire de mon âme? + Ah! songez que mes maux seraient tous oubliés + Et mes chagrins finis demain, si vous vouliez! + + + Alger, Mars 1862. + + + + + A MADAME A*** + + --ENVOI DE _ROSINE ET ROSETTE_-- + + + Ce conte fut écrit sous un climat doré + Où nous avons vécu dans un site adoré, + Près de ma mère; + Où vous m'avez soigné comme elle, de longs jours, + Adoucissant pour moi le mal, qui fait toujours + La vie amère; + + Où vous m'avez guéri, toutes deux de moitié, + Où mon âme vivait, dans sa double amitié + Tout endormie; + Où d'être aimé deux fois j'ai senti la douceur, + Car elle était ma mère, et vous étiez ma soeur + Et mon amie. + + Et maintenant, le rêve adorable me suit. + Je revois ce rivage où l'on entend, la nuit, + Gémir la lame, + + Et j'écoute pleurer, comme un chant qui s'émeut, + Le souvenir si doux, hélas! que rien ne peut + M'ôter de l'âme! + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A FÉLIX M*** + + + Ainsi, mon cher ami, nous voilà vieux, malades, + Ennuyés, sérieux, mélangeant notre vin, + Toi souffrant, moi rimeur, en un mot, très-maussades, + _Alea jacta est_ ... et je parle latin! + + Qui m'aurait dit cela lors de nos sérénades + Sous les balcons d'Aline, et de nos escapades + La nuit, dans mon quartier, alors que, le matin, + Nous nous apercevions que le sommeil est sain? + + Plus j'y songe, vraiment, et plus je me désole + Que, pour de bons amis, un pareil temps s'envole, + Puisque l'amitié reste et qu'elle doit grandir. + + Et, comme j'y pensais en ouvrant cette page + Pour y mettre ces vers, je songeais qu'à notre âge + C'est un bien d'être unis et de se souvenir. + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A MON PÈRE + + + Grâce au titre un peu plaisant, + Un peu plaisant qu'on me prête, + Puisque me voilà poëte, + Hélas! poëte, à présent! + + O ma muse, allez-vous-en, + Allez-vous-en, et la fête + Que nous fêtons sera faite, + Sera faite plus gaiment; + + Ou chargez-vous de lui dire + Qu'il me garde son sourire + Gai comme un soleil de mai. + + Car il n'est de poésie + Au monde, ni d'ambroisie + Qui vaille un sourire aimé. + + + Paris, 25 Août 1862, jour de Saint-Louis. + + + + +A MADAME L.. B.. + +--SUR UN EXEMPLAIRE DES _ÉMAUX ET CAMÉES_-- + + + Vous vous trompez, je vous le jure, + Si vous croyez ce rondeau-ci + Fait d'onyx ou d'émail aussi: + Car Gautier seul achève ainsi + Des merveilles de ciselure. + + Mais si je signe: «Votre ami,» + N'allez pas, je vous en conjure, + Me dire, en songeant à demi: + «Vous vous trompez.» + + Car, selon moi, si jusqu'ici + Vous avez cru qu'une parure, + (Fût-ce un camée en pierre dure, + Fût-ce un émail de Rudolfi), + Vaut un ami dont on est sûre, + Vous vous trompez. + + + Paris, Avril 1862. + + + + +ADIEU + + + Adieu! mon âme t'a suivie, + Pareille à la fleur endormie + Qu'en passant cueille le zéphir. + Avec toi, j'ai senti partir + Encor un lambeau de ma vie. + + Adieu, toi qui crois en partant + Qu'un déchirement d'un instant + N'a pas de mortelles alarmes; + Toi dont les yeux remplis de larmes + Étaient si doux en me quittant. + + Adieu, toi qui dans la nuit sombre, + Sur ce lit, vide maintenant, + A travers nos baisers sans nombre + Murmurais follement dans l'ombre + Ces mots que le coeur seul entend! + + Adieu, toi dont l'épaule nue + A tant de fois caché mes pleurs! + Je verrai toujours tes pâleurs + Devant ma tristesse inconnue. + + Tu t'en souviens, du mal sans nom + Dont tu t'effrayais sans raison, + Lorsqu'il me prenait sur ta couche; + Ces accès-là me reviendront, + Et les pleurs qu'ils me coûteront + Ne s'éteindront plus sur ta bouche. + + Quel est donc ce frisson subit + D'une fièvre incompréhensible? + Que me veut cet être invisible + Qui vient s'asseoir près de mon lit? + + Quelle est cette voix qui m'appelle + Et qui me fait pâlir d'effroi? + D'où vient-elle? que me veut-elle? + Pourquoi cette pâleur mortelle + Dès que je l'entends près de moi? + + Pourquoi suis-je sous son empire? + Pourquoi sans cesse? Ah! malheureux! + C'est quand je ne veux plus maudire: + Soudain, au milieu d'un sourire, + Je sens mon coeur qui se déchire + Sous l'étreinte d'un mal affreux. + + Et si, pour tromper cette fièvre, + J'étreignais ton corps adoré, + A peine l'avais-je effleuré + Que sur ton front décoloré + Je sentais se glacer ma lèvre. + + + II + + Je me souviens surtout d'un soir. + J'étais d'une tristesse affreuse; + Sur l'oreiller, nue et rêveuse, + Tu le soulevais pour t'asseoir: + Tout à coup, sortit du ciel noir + Comme un spectre au fond d'un miroir, + La lune blafarde et peureuse. + Je n'y puis songer sans te voir + Dans cette pâleur lumineuse, + Immobile et silencieuse + Devant mon sombre désespoir. + + Je voyais ta douce figure + Pâle et muette de terreur; + Je contemplais avec stupeur + Ton expression morne et pure, + Et cela me brisait le coeur + De voir pleurer sur ta blancheur + Les ondes de ta chevelure. + + Quel est ce démon acharné, + Cette voix qui jamais ne change? + On dirait l'ombre d'un damné + Qui me poursuit et qui se venge. + Est-ce un fantôme inanimé? + Un spectre dont je suis aimé? + Ou plutôt quelque mauvais ange + Auquel je suis abandonné? + Rien ne peut lui donner le change. + Quel est-il donc, ce mal étrange + Qui ne m'a jamais pardonné? + + Mais, durant ces nuits de folie, + Souffrant de ces maux inconnus, + Dans la blancheur de tes bras nus + Je cachais ma tête pâlie; + O vision ensevelie! + Je sens à ma mélancolie + Que je ne te reverrai plus. + + Adieu! le Destin nous égare: + Pourquoi partir quand tu m'aimais? + Le coup de vent qui nous sépare + Va nous séparer pour jamais. + + Dans un mois, ou dans une année, + Si tu songes à nos amours + Sans en avoir l'âme troublée: + Par une belle matinée, + Pense à cette heure désolée, + La dernière de nos beaux jours! + Car cette heure, à peine envolée, + Tu la regretteras toujours! + + Adieu! pense au cri de détresse + Que mon coeur te jette en partant. + Adieu, ma vie et ma maîtresse, + Adieu! songe à notre tendresse, + Songe à notre dernier instant! + + Adieu! sois heureuse et m'oublie. + Que Dieu te guide par la main! + Et que douce te soit la vie, + Comme le soleil d'Italie + Qui nous souriait ce matin! + + Oublions-nous, quoi qu'il advienne! + L'éternité qui va s'ouvrir, + Qu'elle soit païenne ou chrétienne, + Passera sans nous réunir. + Dieu m'aurait dû faire mourir + Lorsque ta main serrait la mienne. + Hélas! j'ai peur du souvenir. + + O souvenir! volupté sombre, + Source de désespoirs sans nombre, + Qu'un autre te célèbre encor! + Moi je te crains! Tu n'es qu'une ombre + Et toute ombre rappelle un mort. + + Tu n'es qu'un compagnon perfide + Qui nous empêche de guérir, + Souvenir! ô spectre livide, + Qui n'es bon qu'à faire souffrir! + + + 13 Juillet 1863. + + + + +LE RÊVE + + + I + + Elle m'a fait une marque + Sur le front; + Les siècles y passeront. + Chaque rive où je débarque + M'apparaît + Sombre comme une forêt, + + Comme une forêt détruite + Que le vent + Tourmente éternellement. + + C'est une terre maudite, + Et mes yeux + La retrouvent en tous lieux. + + + II + + J'entends des voix gémissantes, + Et ne vois + Que le vide autour de moi, + Et leurs plaintes menaçantes + Font un choeur + Qui me déchire le coeur. + + On dirait des funérailles + Dont le bruit, + Qui vient traverser la nuit + Semble sortir des entrailles + D'un enfer + Qui se serait entr'ouvert. + + C'est comme un chant monotone + Que les morts + Viennent chanter sur leurs corps, + Ou le glas lointain qui sonne, + Désolé, + De quelque monde écroulé. + + + Mont-Riant, Février 1864. + + + + +A MA MÈRE MALADE + + + Ces trois fleurs, ma pauvre mère, + Font un bouquet bien petit; + Mais au Christ, que ta main chère + A pendu près de ton lit, + Leur nombre est une prière. + + Il commence par la Foi + Et finit par l'Espérance; + Ainsi, nous prions pour toi, + Tous les trois d'intelligence: + Mon père, mon frère et moi. + + Triste ou gai, le temps s'efface, + La neige s'évanouit + Au premier soleil qui passe. + Pour nos peines, vienne ainsi + Quelque beau jour qui les chasse. + + + Mont-Riant, 5 Février 1861, jour de Sainte-Agathe. + + + + +L'OUBLI + + + Ce chercheur d'oubli + S'exprimait ainsi: + + J'éprouve un souci + Rien inexplicable: + Je cherche en vain si, + Dans ce monde-ci, + Le plus désirable + Des biens que Dieu fit, + C'est de boire à table + Ou dormir au lit. + + Quand je bois, j'oublie + Jusqu'à ma folie, + Et je suis heureux; + Quand je dors, l'envie + De boire est partie + Et je perds la vie + En fermant les yeux. + + O fièvre bizarre! + Fou raisonnement! + Dans ce double aimant, + Mon esprit s'égare + Régulièrement; + Et, je le déclare, + Je ne sais vraiment + Si c'est en buvant + Ou bien en dormant + Que l'oubli s'empare + De moi plus gaîment. + Et, plus je compare, + Plus, à tout moment, + Ma raison s'effare + A chercher comment + Ce doute charmant + Peut m'être un tourment. + + Le sommeil, c'est l'ange + Qui veille sur moi: + Le sommeil me venge + De n'être ni roi, + Ni pape et, ma foi! + De n'être que moi. + Quand je bois, tout change + Si je veux, je crois + Être agent de change. + Dans ce que je vois, + Tout va, tout m'arrange; + Tout ce que je bois + M'est d'un charme étrange. + + Le vin, c'est l'oubli, + Mais, je le confesse, + Le sommeil aussi. + L'un est la paresse + Et l'autre l'ivresse. + Leur double caresse + Est enchanteresse, + Et dans ma détresse, + Je flotte en esprit + De la table au lit. + + Et rien ne peut faire + Que, pour en finir, + Des biens de la terre, + Malgré mon désir, + Je sache saisir + Lequel je préfère + De boire ou dormir. + + + Mont-Riant, Février 1864. + + + + +LE MYOSOTIS + +--A MON PÈRE-- + + + Dis-moi, la connais-tu, la fleur que je préfère? + Celle qu'au bord de l'eau je cueille avec mystère + Dans le sentier perdu; + Celle qui, dans l'instant où, rêveur, je l'admire, + Tantôt me fait pleurer, tantôt me fait sourire, + Dis-moi, la connais-tu? + + Ce n'est pas cette fleur orgueilleuse et coquette, + Le dahlia hautain qui redresse la tête, + Envieux et jaloux; + Superbe parvenu qu'un parterre vit naître, + Et qui n'orna jamais la modeste fenêtre + D'un poëte humble et doux. + + + II + + C'est le myosotis, la fleur douce et pensive, + Étoile du gazon scintillant sur la rive, + Rayon du souvenir + Par qui l'amer regret se change en espérance + Et dont l'azur promet au coeur gros de souffrance + Un céleste avenir. + + Trésor des coeurs aimants, combien tu nous rappelles + De vierges comme toi pâles, jeunes et belles, + Épouses du tombeau! + Tu fais revivre un nom parfumé d'ambroisie, + Un nom cher à l'amour, cher à la poésie: + Hégésippe Moreau. + + Père, c'est le présent que mon amour t'apprête; + De mon coeur à ton coeur il sera l'interprète + Le plus digne de foi; + Sous des cieux étrangers m'accompagnant sans cesse, + Ce talisman dira, stimulant ma tendresse: + «Enfant, rappelle-toi.» + + + Margency, 25 Août 1864. + + + + +COLLOQUE D'AUTOMNE + + + LE POËTE. + + Tel, dominant le cerf qui brame, + Le vent pleure dans les bouleaux: + Tel le tumulte de mon âme, + Pareil à celui de ces flots, + M'agite, et le fracas des lames + Couvre le bruit de mes sanglots. + + Mer, toi dont le charme est sévère + Comme sévère ta splendeur, + J'aime ta beauté large et fière + Qui se mesure à la grandeur + De ton calme au chant séducteur, + Comme à celle de ta colère. + + J'aime ton orgueil de géant + Et ta puissance révoltée, + Et ton désespoir effrayant + De te voir soudain arrêtée: + Toi qui semblais illimitée,-- + Contre qui nul frein n'est puissant. + + Déferlez, vagues bondissantes! + J'aime vos clameurs menaçantes; + Roulez sous le vent qui vous tord. + Votre voix, comme un bruit de mort, + Domine, à travers la tourmente, + La foudre qui gronde moins fort. + + J'aime à voir vos houleuses crêtes + Que l'ouragan roule et blanchit. + Ainsi l'on doit voir dans la nuit, + Surpris dans ses nocturnes fêtes, + S'enfuir au souffle des tempêtes + Un troupeau sinistre et maudit. + + Je me berce à vos cris de rage, + O flots tumultueux et fiers; + Soit que vous alliez sur la plage + Rejaillir en flocons amers, + Ou sur des rocs noirs et déserts + Vous briser loin de tout rivage. + + Pleure sur les écueils, ô flot! + Ta souffrance est le seul écho + Dont le cri réponde à la mienne. + Ton chant me berce dans ma peine + Et mon âme en désordre est pleine + De ton tumultueux sanglot. + + Ta voix est d'autant plus puissante, + Ta colère, plus menaçante, + Et ton cri, plus terrible encor + Qu'il meurt de son suprême effort: + Et ta vague, qui se lamente, + Jette, en pleurant, son cri de mort. + + Mer, ta grandeur est éternelle, + Mais ton flot meurt quand il gémit. + Tel mon coeur tremblant, qui frémit + Avec une angoisse mortelle + Mourra, comme ce flot rebelle, + Du cri qu'il jette dans sa nuit. + + L'ESPÉRANCE. + + Arrête, ô toi qui, dans la nuit profonde, + Remplis l'écho du chant de tes douleurs! + Pour tant souffrir, es-tu donc seul au monde? + Verse en mon sein la peine qui t'inonde: + Je t'ai compris et j'accours à tes pleurs. + Enfant, dis-moi le mal qui te déchire. + Il n'en est pas sans doute qui soit pire, + Car, à travers tes pleurs et ton délire, + Tu blasphémais et tu parlais de mort. + Je viens à toi. Courage, ô mon poëte! + Ne vois-tu pas, là-bas, cette mouette? + Son aile est blanche et joyeux son essor. + Ne vois-tu pas cette étoile nacrée + Qui fend la nue à peine déchiree, + Et cette voile, un instant éclairée, + Qui fuit, s'abaisse et reparaît encor? + + LE POËTE. + + L'étoile à disparu. La mouette effarée + S'est enfuie en poussant de lamentables cris. + Le vaisseau s'est perdu dans l'obscure nuée: + Je crois qu'il a sombré, car ma vue égarée, + Aux lueurs des éclairs, sur l'onde tourmentée, + Aperçoit par moments de sinistres débris. + Qui que tu sois, fantôme ou vivant qui m'appelles! + Ta voix est douce et grave, et mon coeur te bénit. + Mais il est des douleurs profondes et cruelles, + Qui ne guérissent plus au contact d'un ami. + Que viens-tu faire ici, par cette nuit obscure? + Si c'est pour moi, retourne et fuis-moi désormais. + J'aurais voulu t'aimer, car ta parole est pure: + Mais je garde en mon coeur une telle blessure, + Que, jusque dans la mort, le mal qui me torture + Fera saigner mon âme et ne mourra jamais. + + L'ESPÉRANCE. + + Il n'est point de souffrance au monde + Qui soit si grande et si profonde. + Que rien ne la puisse guérir. + Il n'est de blessures mortelles + Dont le temps, sur ses vastes ailes, + N'emporte jusqu'au souvenir. + Viens, enfant, calme ton délire. + Je connais ton cruel martyre; + Mais je suis l'Ange au doux sourire: + Avec moi tout peut rajeunir. + + LE POËTE. + + Ange! qui donc es-tu, toi, dont la voix sonore, + Comme un souffle de Dieu, murmure dans la nuit? + Tu parles de sourire? Ah! pour sourire encore, + Ignores-tu le poids du mal qui me dévore? + C'est un feu qui me brûle et partout me poursuit. + + L'ESPÉRANCE. + + Enfant, cède à ma prière. + Surmonte ta peine amère; + Je saurai te consoler. + A celui qui désespère + Ma présence est douce et chère; + Cesse de te désoler. + L'homme m'appelle Espérance. + Je suis soeur de la Souffrance: + Il n'est de douleur immense + Que je ne sache calmer. + + LE POËTE. + + Fille des cieux, retourne à celui qui t'envoie. + Mon âme à tout jamais s'est repliée en soi. + Parmi les souvenirs où mon être se noie, + Mon coeur désespéré n'entrevoit plus de joie. + Mon âme est sans espoir, et mon esprit sans foi. + Va! poursuis ton chemin, et donne, sur la route, + Ta main et ta jeunesse à celui qui t'écoute + Sans redouter encor d'être trompé par toi. + Pour moi, la Solitude accompagne ma vie: + Mère du doute et soeur de la Mélancolie. + Les destins sont écrits et mon coeur suit sa loi. + + L'ESPÉRANCE. + + Adieu! puisque tu me repousses. + Je pars et pleure en te quittant. + J'aurais voulu rendre plus douces + Les angoisses de ton néant. + Adieu! Si ta voix me rappelle, + Par hasard, un jour de malheur, + Tu me retrouveras fidèle; + Car je te suis à tire-d'aile, + Et je t'aime comme une soeur. + + L'OUBLI. + + Je suis l'Oubli. Silence, + Mer! apaise ton flot + Comme un lointain sanglot + Qui soupire en cadence. + C'est l'ordre de là-haut. + Envolez-vous, nuages, + Bise, remonte au Nord; + Sombre esprit des naufrages, + Que ton souffle de mort + Se disperse. Ravages, + Disparaissez. Toi, mer, + Prends ces corps aux yeux caves; + Engloutis tes épaves + Au fond du gouffre amer. + Voici l'Oubli qui passe: + Que la plus faible trace + Se dissipe et s'efface + Au jour qui va venir. + Couvrons de mon mystère + La divine colère. + Qu'il n'en reste à la terre + Pas même un souvenir. + J'entends, près de la plage, + Deux voix s'entremêler. + Est-ce un couple volage, + Sur le bord du rivage, + Échangeant un baiser? + Tous deux vont oublier, + S'ils sont sur mon passage. + Mais je n'entends plus rien + Qu'une timide plainte. + C'est la voix presque éteinte + D'un sylphe aérien. + + LE POËTE. + + Une brise plus fraîche a dissipé la nue; + Comme un essaim troublé, l'ouragan s'est enfui; + La lune, encor voilée, apparaît, demi-nue. + C'est étrange. On dirait qu'une force inconnue + A dispersé soudain les horreurs de la nuit. + Quel est ce bruit qui vient de réveiller la grève? + Une voix inconnue a traversé les airs: + Qui donc, à pareille heure, est en ces lieux déserts? + Mais non, je me trompais. Nul accent ne s'élève. + Personne.... Je suis seul au bord des flots amers, + C'est une vision qui passe comme un rêve. + Pourtant, qu'entends-je encore? On parle cette fois. + Je ne distingue rien, malgré le clair de lune; + Mais la brise de nuit, qui souffle de la dune, + M'apporte jusqu'ici l'écho de cette voix. + Ce n'est point là le son d'une parole humaine; + Elle est impérieuse et douce en même temps. + A travers quelques mots que je distingue à peine, + J'entends confusément que cette voix lointaine, + D'un timbre doux et clair, commande aux éléments. + Sitôt qu'elle a passé, partout naît le silence. + Pourtant, de ce côté je crois qu'elle s'avance: + Quel est-il, ce Génie errant, dont les baisers + Rassérènent les flots, par son aile apaisés? + Si c'est une ombre encor, ce n'est plus l'Espérance, + Sa voix était moins brève.--Ange mystérieux, + Qui descends sur la terre à l'heure où tout repose, + Toi de qui la parole ordonne à toute chose! + Dis-moi ton nom avant de remonter aux cieux. + + L'OUBLI. + + Je suis le frère du Silence. + Dieu me donne un pouvoir immense; + Je répands l'éternelle nuit, + Et je puis, du bout de mon aile; + Effacer la trace mortelle + Et de la Joie et du Souci. + Mes compagnons sont le Mystère + Et le Bruit, l'Ombre et la Lumière; + Quant à moi, le Temps est mon père, + Et je suis aussi vieux que lui. + Je suis le sommeil de l'aurore, + L'ivresse que le vin colore; + L'homme me maudit et m'implore, + Car je suis l'Ange de l'oubli. + + LE POËTE. + + Sur mon passage, alors c'est le ciel qui t'amène. + Avant de t'envoler, répands à coupe pleine + Ton baume bienfaisant sur mon coeur en lambeaux. + Ange, viens m'effleurer de ton aile si pure, + Car je porte dans l'âme une large blessure + Qui ronge ma poitrine, et sa rude morsure + Fait éclater mon coeur et le brise en morceaux. + + L'OUBLI. + + Ami, quel que soit le martyre + Du supplice qui te déchire, + Je ne puis aller avec toi. + Pourquoi faut-il qu'en cette vie, + Celui qui m'implore et supplie + Ne puisse attendre rien de moi? + Hélas! telle est ma destinée + Que ceux dont la voix éplorée + Du fond de leur nuit désolée + M'appelle du soir au matin, + Sont les seuls de qui ma puissance + N'apaisera pas la souffrance. + Laisse-moi passer en silence, + Ami, j'obéis au Destin. + + LE POËTE. + + Va donc.... Et maintenant du mal qui te harcèle + Meurs, ô mon triste coeur, brisé par ton amour. + Seigneur! ne vois-tu pas que ce coeur est plein d'elle, + De celle qu'en tous lieux ma pauvre âme rappelle; + Et que ce souvenir d'une amour immortelle + Poursuit ton pauvre enfant sans trêve et sans retour? + Dieu tout-puissant! quel est le destin qui me pousse? + O mystère éternel! que viens-je faire ici? + Meurs plutôt. Que ce soit la dernière secousse! + + Ah! cent fois mieux valait mon éternel ennui + Qu'un amour qui me laisse une telle blessure! + Mieux vaudrait le dégoût que le mal que j'endure, + Mieux vaut n'aimer jamais que souffrir la torture + Dont l'amour nous flagelle ou qu'il laisse après lui! + + Au moins, que cette amour, mon Dieu, soit la dernière! + Qu'elle brise mon coeur en atomes si fins, + Qu'il n'en reste pas même une trace éphémère! + Et que le vent d'automne en chasse la poussière + Devant la feuille d'arbre et l'écume légère + Que son souffle, au hasard, sème par les chemins! + + + 1864. + + + + +IMPRESSIONS DE VOYAGE + + + I + + Elle m'apparut, rasant l'eau, + Dans le sillage du vaisseau. + C'était le soir, elle était belle. + J'avais vingt ans depuis un jour; + Je compris qu'elle était l'Amour, + Et je tendis les bras vers elle. + + Son sourire était caressant. + Elle me fit signe en passant + De la suivre à travers les ombres. + Mais soudain je la vis pâlir, + Pencher sa tête et s'engloutir + Parmi la mer Blanche, au flots sombres. + + + II + + Quatre ans plus tard, sous d'autres cieux, + Las de traîner, silencieux, + Mon coeur et ses vaines alarmes, + Un matin je la reconnus, + Sortant des flots comme Vénus, + Et riant à travers des larmes. + + D'un pied rêveur elle sillait + L'onde, où son reflet vacillait + Comme dans un miroir qui bouge. + «Ton nom?» fis-je. Elle répondit: + «L'Espérance!» et se confondit + Avec l'azur de la mer Rouge. + + + III + + Plus tard encore, errant toujours, + Plus las, plus seul qu'aux premiers jours, + Je la retrouvai sur ma route. + Mais son front, quoique jeune encor, + Semblait triste jusqu'à la mort, + Et portait les traces du doute. + + Elle rit d'un rire nerveux + En secouant de ses cheveux + Je ne sais quelles fleurs décloses; + Puis, dans un sanglot, murmura: + «Je suis ta Gloire!» et s'engouffra + Dans la mer Bleue aux vagues roses. + + + IV + + Et plus tard enfin, une nuit, + Rongé de fatigue et d'ennui, + J'ai vu cette ange de détresse. + Mais lors, pour la dernière fois, + J'entendis sa mourante voix + Qui me dit: «J'étais ta Jeunesse!» + + L'eau la berçait comme un beau lis. + Sur sa gorge aux tons appâlis + Du sang se mêlait à l'ivoire, + Et je vis celle que j'aimais + S'enfoncer morte et pour jamais + Sous les flots verts de la mer Noire. + + + Mont-Riant, 18 Février 1865. + + + + +A MA MÈRE + + + Mère, crois-moi, ces quelques vers, + Si mauvais qu'ils puissent paraître, + Te portent mes voeux les plus chers + Et tout le meilleur de mon être. + + Et ce griffonnage moqueur + Prouve, moralité profonde, + Qu'on peut confier un bon coeur + Aux plus méchants quatrains du monde. + + + Paris, 31 Décembre 1865. + + + + +A MON PÈRE + + + Père, voici cinq ou six vers + Écrits à tort et à travers. + Si tu fais tant que de les lire, + Dis-moi donc comment il advient + Qu'un enfant qui t'aime si bien, + Ne sache pas mieux te le dire. + + + Paris, fin Décembre 1865. + + + + +ENVOI + +DE _ROSINE ET ROSETTE_, A *** + + + Enfant au séduisant visage, + Vous qui, d'un doigt rose, ouvrirez + Ce volume, et qui le lirez + Si vous en avez le courage, + Rose blonde, quand vous verrez + Votre doux nom sur cette page, + A votre amant vous penserez. + + Ne me reprochez pas ce livre, + C'est un méchant petit récit, + Assez mal rimé, Dieu merci! + Mais tel qu'il est, je vous le livre: + Tâchez d'être bonne pour lui. + + Assez d'autres m'ont fait un crime + De quelques vers trop sans façon. + Vous qui m'avez pris ma raison, + Que peut vous importer ma rime? + + Gardez ces vers en souvenir + Du temps où nous étions ensemble: + Jamais deux coeurs qu'un Dieu rassemble + N'ont été plus prompts à s'unir. + + + Paris, Août 1865. + + + + +SOUVENIR DE MARGENCY + +--A MON PÈRE-- + + + Mon père, il me souvient de cette heureuse enfance + Qui s'écoulait pour nous entre ma mère et toi. + C'est un frais souvenir: je ne sais pas pourquoi + Depuis tantôt j'y pense. + + Involontairement je revois le chemin, + Où j'allais, chaque soir, t'attendre, avec mon frère, + Grimpés sur un vieux mur qui n'en pouvait plus guère, + Pour te voir de plus loin. + + Je revois ce jardin en fleurs où notre mère + Tâchait de se fâcher et n'y parvenait pas, + Quand le vieux jardinier trouvait dans un parterre + La trace de nos pas. + + J'évoque ce passé qu'un souvenir colore, + Où la perte d'un nid était un grand revers. + Je me revois enfant, libre, et courant encore + Parmi les buissons verts. + + A présent je vieillis. Crois-moi, tout me le prouve. + D'abord j'ai vingt-cinq ans sonnés depuis trois mois, + Et puis d'où viendrait donc ce charme que je trouve + A parler d'autrefois? + + Jamais un souvenir n'est exempt de tristesse. + C'est comme un chant lointain, d'une étrange douceur, + Qui nous berce un instant; mais, si doux qu'il paraisse, + Il nous serre le coeur. + + Je sais le cas qu'il faut faire de ce mensonge, + Qui prête aux jours enfuis comme un cruel éclat, + Et cependant, ce soir, je l'accueille et je songe + Aux jours de ce temps-là. + + + Paris, 25 août 1865. + + + + +A MON FRÈRE + + + Charlot, pardonne-moi ces vers; + Soit à l'endroit, soit à l'envers, + Ils te diront que je t'adore. + Et si, par cas, tu les as lus, + Frère, crois-moi, n'y pense plus, + Car ils te le diraient encore. + + + Paris, 12 Août 1865 + + + + +EFFET DE LUNE + +DANS LA MITIDJA + +RIMES RICHES + +--A THÉODORE DE BANVILLE-- + + + C'est l'heure où la ferme + Ferme. + Le Soir incertain + Trace en découpures + Pures + L'horizon lointain. + + Une vapeur vaine + Veine + Le couchant blêmi, + Et semble au bord d'une + Dune, + Un flot endormi. + + La nuit qui l'apaise, + Pèse + Sur l'homme qui dort, + Et le ciel s'étoile, + Toile + D'azur aux points d'or. + + Cependant le tremble + Tremble, + Lorsqu'en voltigeant, + Une folle brise + Brise + Ses feuilles d'argent. + + Quelque pauvre hère + Erre + Dans la Mitidja, + Et, dans le silence, + Lance + L'air de _Kadoudja_. + + Dans la diaprée + Prée, + Du ruisseau mutin + L'onde trébuchante + Chante + Son air argentin, + + Et l'herbe entr'ouverte, + Verte, + Frange ses réseaux, + Où l'eau qui roucoule, + Coule + Parmi les roseaux. + + Le sol uniforme + Forme + Un tapis ouaté, + Dont la ronce aride + Ride + L'uniformité. + + Là, le cactus perse + Perce + L'aloës en fleurs; + La ronce jumelle + Mêle + Ses piquants aux leurs. + + Bien que leur ensemble + Semble + Au hasard éclos, + Leur triple ramure + Mure + De pauvres enclos. + + L'Arabe en maraude + Rôde + Dans les alentours, + Et suit de malignes + Lignes, + Pleines de détours. + + Sa marche est coulante, + Lente, + Et ne s'entend pas. + Et le sinistre être, + Traître, + Guette à chaque pas, + + Afin qu'il évite + Vite + L'oeil du gabelou, + Et, dans la broussaille, + S'aille + Cacher comme un loup. + + La lune d'opale, + Pâle + Dans les bleus sillons, + Inonde la plaine, + Pleine + De pâles rayons. + + O lune blafarde, + Farde + Ton visage blanc; + Tâche que ta face + Fasse + Un oeil moins tremblant! + + Ton air morne et grave + Grave + Au fond de mon coeur + Ton grand trou livide, + Vide, + Au reflet moqueur. + + Pauvre astre impassible! + Cible + De tant de rimeurs! + Est-ce de ce qu'on te + Conte, + Lune, que tu meurs? + + Leur lyre énervante + Vante + Ton disque jauni. + Toi qui vois leur tâche, + Tâche + Que ce soit fini. + + D'une voix émue, + Mue + Par un faux _humour_, + Est-ce toi qu'un homme + Nomme + L'astre de l'amour? + + Ta méchante corne, + Qu'orne + Ta jaune couleur, + Est plutôt l'emblème + Blême + Qui porte malheur. + + Ta prunelle éteinte, + Teinte + D'un morose éclair, + Semble une lanterne + Terne + Pendue au ciel clair. + + Quand la Nuit, sereine + Reine, + Tient l'homme abattu, + Vers la solitaire + Terre + Que regardes-tu? + + La lumière adverse + Verse + Des rayons hagards. + Lune, que t'importe? + Porte + Ailleurs tes regards. + + Va, pâle inconnue, + Nue, + Glisse au sein des nuits, + Laisse notre immonde + Monde + Tout chargé d'ennuis. + + Glisse dans l'espace. + Passe. + Et, bouche sans voix, + Sache avec mystère + Taire + Tout, ce que tu vois. + + + Paris, Mars 1866. + + + + +MANDOLINE + + + J'ai pour unique amante + Une fille charmante, + A l'oeil profond et doux + Comme un ciel andalous. + --Quelque ennui me tourmente. + + Son tuteur subrogé + N'a, certes, pas songé + Que je pourrais peut-être + Entrer par la fenêtre. + --Je ne sais ce que j'ai. + + C'est un moyen pratique, + Très-vieux, mais poétique + Et qui, pour nos amours, + Nous est d'un grand secours. + --Je suis mélancolique. + + Que j'aime la rougeur + De plaisir et de peur + Dont rougit, quand j'arrive, + Mon amante craintive! + --J'ai du noir dans le coeur. + + Seigneur! qu'elle est jolie! + J'en ai fait ma folie; + Et sans elle, ici-bas, + Je n'existerais pas. + --Tout m'attriste et m'ennuie. + + Sa soeur a de grands yeux + Bruns; mais les siens sont bleus. + On ne sait trop laquelle + Des deux est la plus belle. + --Je suis très-malheureux. + + Et, deux fois la semaine, + A l'église elle mène, + Ange plein de douceur, + Son tuteur et sa soeur. + --Comment guérir ma peine? + + Ma main souffletterait + Quiconque toucherait + Un cheveu de la tresse + De ma jeune maîtresse. + --J'éprouve un mal secret. + + Le coeur me bat d'avance. + Le soir, lorsque je pense + Que va sonner pour nous + L'heure du rendez-vous. + --Quelle triste existence! + + Certes, j'aime à plein coeur + Cette belle en sa fleur, + Et l'amour de ma mie + M'est plus cher que ma vie. + --Mais ... j'aime aussi sa soeur. + + + Paris, Avril 1866. + + + + +ROUTADE + + + Décidément, la mort est belle. + J'ai dix-neuf ans, et je m'en vais + Me faire sauter la cervelle, + Pour en finir à tout jamais. + Celle que j'aime s'évertue + A se cacher je ne sais où: + L'ai-je rêvée ou l'ai-je vue? + N'importe, il faut que je me tue, + Pour qu'on sache que j'en suis fou. + + Ce n'est point par amour du drame; + Mais enfin c'est original + De se tuer pour une dame + Que l'on a rencontrée au bal. + + + + +DÉCLARATION D'ÉCOLIER + +--A CONSTANT COQUELIN-- + + + I + + Madame, ayez la politesse + De m'écouter, fût-ce un instant: + J'ai quinze ans, sans qu'il y paraisse, + Et je ne suis plus un enfant. + Veuillez donc, sans vous mettre à rire, + Me prêter une oreille ou deux, + Car j'ai quelque chose à vous dire + De très-grave et très-sérieux. + + Je ne sais trop comment m'y prendre, + Le courage va me manquer: + Promettez-moi de me comprendre, + N'ayez pas l'air de vous moquer! + Ce que j'éprouve m'épouvante, + Mais m'épouvante ... au dernier point! + Et si vous croyez que j'invente, + Vous vous méprenez de bien loin. + + Si vous connaissiez la nature + Du mal dont je suis châtié! + Vous feriez une autre figure, + Et m'auriez en grande pitié. + C'est un malaise fort bizarre, + Pour moi seul sans doute inventé, + Et qui doit être un cas très-rare, + Peu connu de la Faculté. + + C'est une espèce de folie, + Bien effrayante, en vérité! + Car elle est à la fois remplie + De douceur et de cruauté. + + Mais ce que je tremble de dire, + C'est qu'en tous temps, c'est qu'en tous lieux, + Ce qui me cause ce martyre, + Condamnable et mystérieux, + C'est ... cela va bien vous surprendre; + Ah! madame, pardonnez-moi! + C'est vous!--Et vous devez comprendre + A présent quel est mon émoi. + Je sens le rouge qui me monte! + Surtout, jurez-moi le secret; + Car, bien sur, je mourrais de honte + Le jour où cela se saurait. + + Oui, c'est vous qui troublez ma vie, + Vous dont l'image me poursuit, + Vous, ma douleur et ma folie! + Vous, mon soleil, et vous, ma nuit! + C'est vous, quand la lune éplorée + Sur mes vitres vient scintiller; + C'est vous, dans sa lueur nacrée, + Vous dont je vois les yeux briller! + Et si le sommeil, faisant trêve, + Gagne un instant mon front pâli, + C'est vous encor que dans mon rêve + Je vois passer près de mon lit! + + C'est vous dont je vois le sourire! + C'est vous dont je sens le toucher! + Et même, alors que je respire, + C'est vous que j'entends respirer! + Je sens votre main qui m'effleure, + Et je m'éveille en étouffant, + Et je me désole et je pleure, + Et je pleure comme un enfant. + Et cette vision m'est chère, + Madame, et chère ma douleur.... + Ah! ne vous montrez point sévère, + Car vous me briseriez le coeur! + + + II + + Je sais que j'aurais dû me taire. + Mais n'en ayez point de courroux. + Ayez pitié de ma misère, + Laissez-moi vivre auprès de vous. + Laissez-moi vous voir, vous entendre. + Laissez-moi toucher votre main; + Je ne sais ce qui m'a pu prendre, + Mais ce sera passé demain. + + Il me faut pourtant vous apprendre + Que cela m'a pris tout d'un coup, + Sans que j'y pusse rien comprendre, + Un jeudi qu'il neigeait beaucoup! + + Vous étiez en fourrure grise; + C'était à Paris, cet hiver. + Je me rappelle votre mise + Tout comme si c'était hier. + Vous veniez de monter très-vite, + Ma mère était à la maison! + Vous alliez faire une visite, + Et je sortais de ma leçon. + Vous aviez quelques airs de reine + Que je trouvais fort de mon goût, + Mais vous me regardiez à peine, + Et vous m'intimidiez beaucoup. + + Quant à moi, malgré ma contrainte, + Je vous regardais de mon mieux, + Et j'ai si bien pris votre empreinte, + Que je l'ai toujours dans les yeux. + Pour vous voir monter en voiture + Je collai mon front aux carreaux, + Et restai dans cette posture + Tant que je pus voir vos chevaux. + Puis, comme un avare en cachette, + Je fermai ma chambre aux verrous, + Et je repassai dans ma tête + Tout ce que j'avais vu de vous. + + Je vous avais vue un peu vite, + Mais j'avais pourtant remarqué + Que vous aviez la main petite + Et le poignet bien attaché. + Ce poignet devint ma folie, + Ce fut là ce qui me perdit! + L'attache eût été moins jolie, + Je crois que je serais guéri. + Tels qu'ils sont au bout de vos manches, + Vos petits poignets fin serrés + M'ont fait passer bien des nuits blanches + Et bien des jours décolorés. + + Mais je veux m'efforcer d'en rire, + Et j'ai des larmes dans les yeux. + Qu'ai-je fait pour qu'un tel martyre + Me déchire le coeur en deux? + + Hélas! qui change ainsi ma vie? + De quel mal est-ce là le cours? + C'est quelque horrible maladie + Sans précédent jusqu'à nos jours! + + C'est une torture mortelle! + Je l'ai gagnée en vous voyant, + Et je crois, lorsqu'elle s'en mêle, + Que la douleur me rend méchant. + + Eh bien, cette souffrance affreuse, + Dont je parle avec tant d'effroi, + Je la voudrais contagieuse. + Pour que vous l'eussiez avec moi! + + + + +CHANSON D'OURIDA + + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + Le ciel est ardent, la brise est légère; + Quelque cavalier, qui va son chemin, + Passe à la portière + De ton palanquin. + + La belle, où va-t-il ton regard d'étoile? + Ton voile frissonne au vent du matin: + Qui donc, sous ton voile, + Fait trembler ta main? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a souffle.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + Le jeune homme est loin; la maison est close. + Qu'il fait chaud dehors! voici la fraîcheur. + La belle repose + D'un air de langueur. + A quoi songes-tu? Te voilà si pâle! + Tu penches ton front comme un lis en fleur. + Qui donc, sous ton châle, + Fait battre ton coeur? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + La lune se lève et la nuit est pure. + --Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?-- + C'est l'eau qui murmure + Son chant de cristal. + Folle, il faut dormir. Quel rêve t'effleure? + Qui donc tient encore en ces lieux déserts, + En dépit de l'heure, + Tes beaux yeux ouverts? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle rêvait, le voile épinglé; + La brise a soufflé.... + La brise a soufflé sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passé, + Le coeur envolé. + + + + +KIEF + + + I + + Au plein coeur de l'été, vers le milieu du jour, + A l'heure où, des coteaux qu'un ciel ardent calcine, + Le serpent vient dormir au bord de la ravine; + Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four, + Et que le grand soleil, brûlant comme la braise, + Grille un sol crevassé comme un mur de fournaise; + Alors que la cigale au chant criard et faux + Dont la monotonie est comme une cadence, + Fait, seule, de son cri résonner les échos; + A cette heure de calme et de profond silence, + C'est un fait reconnu que tout bon musulman, + Fermé dans sa maison, fume nonchalamment; + Et, suivant sa fumée en spirales tordue, + S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue, + Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien: + «Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chrétien.» + + + II + + ..... La cour mauresque était silencieuse + Et fraîche. On n'entendait, aux marbres des bassins, + Que le chant vacillant de l'eau capricieuse + Se perdant sous la voûte en échos argentins; + Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne, + Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne, + Prête un calme plus doux aux douces nuits d'été: + Tel, en se cadençant sur les murs de faïence, + On eût dit que ce bruit grandissait le silence. + Ainsi qu'un feu follet, dans un site écarté, + La nuit, autour de lui, grandit l'obscurité. + + Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idée, + Ce charme singulier, cette étrange torpeur, + Dont les Orientaux font un divin bonheur: + D'aspirer des parfums dont l'âme est affaissée, + De rêver sans sommeil et presque sans pensée, + Et, le regard perdu, la tête renversée, + De vivre de mollesse et mourir de langueur. + + Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences + Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident. + O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances! + L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand + Et le seul désirable! Il est donc vrai qu'au monde, + Sous nos tristes climats comme au soleil ardent, + C'est vous que l'homme cherche à travers son néant! + + Volupté! volupté! divine enchanteresse! + Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout + Savourer à longs traits ton énervante ivresse. + Je t'appartiens. Prends-moi. Révèle-moi surtout + Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses, + Épuiser d'un seul coup toutes les jouissances. + Que je vide la coupe, et puis tout sera dit: + Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit? + + Si je vis sans jouir, que m'importe la vie? + Que m'importe la mort si je meurs de plaisir? + Quels regrets peut laisser cette soif assouvie + De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir? + Qu'un autre te méprise et te jette la pierre! + Je t'aime, ô volupté! je t'adore, ô matière! + Et qui n'a pas connu tes baisers épuisants + N'aura jamais vécu, dût-il vivre mille ans! + + + III + + C'est la liqueur de feu qui guérit ou qui tue. + C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue: + Malheur au cavalier! car sa bête au pied sûr + Peut lui briser d'un coup la tête contre un mur! + C'est le rêve épuisant d'une ivresse nerveuse + De morphine ou d'opium: Ah! malheur à celui + Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui! + Son front se flétrira comme une tubéreuse + Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil; + Tantôt il fuira l'ombre et tantôt le soleil; + Il aura beau fumer, boire et tripler la dose: + Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose, + La nuit qu'il dormira n'aura plus de réveil. + + C'est l'idéal brillant du pays de nos rêves. + C'est la sirène en mer; c'est l'ange aux ailes d'or + Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des grèves + Où nous n'irons jamais, et nous montre le port, + Sans nous montrer l'écueil d'où lui sourit la mort; + Car dans notre univers les anges ont des glaives + Et lorsque celui-là, l'ange au chant séducteur, + Nous sourit en passant et nous touche de l'aile, + Malheur à l'imprudent qui tend les bras vers elle + Et le suit dans son vol vers un rêve enchanteur! + S'il monte jusqu'aux cieux, plus léger que la flamme, + S'il s'endort au départ dans un charme trompeur, + S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme, + Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur: + Malheur! malheur à lui! l'ange a brandi son glaive, + Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur! + Alors, sentant frémir l'aile qui le soulève, + Il pousse un cri funèbre; et, sortant de son rêve, + Se réveille en sursaut sur cette terre en pleur; + Et, là, désespéré, pleurant sur sa chimère, + Sombre et suivant des yeux son rêve qui s'enfuit, + Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire, + Un chant plein de sanglots perdu dans le mystère, + Et tel que le passant qui rentre après minuit, + Se sentant frissonner, murmure une prière, + Et croit entendre encor dans le soir solitaire + Comme une étrange voix dont l'écho le poursuit. + + Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amère! + Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit! + La lune brille au ciel d'un éclat funéraire. + Et quand le malheureux contemple sa misère, + Il n'en peut comparer l'immensité sur terre + Qu'à l'infini perdu qui se ferme sur lui! + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + + _Ce livre est mon premier coup d'aile. + Il est signé d'un nom d'enfant; + Mais l'enfance a cela pour elle + Quelle est faible et qu'on la défend. + + Vous le savez mieux que personne, + Reine au front de musc, abrité + Par une immortelle couronne, + Qui pourtant m'avez adopté. + + Vous la gloire, vous le génie, + Vous oubliez votre moisson + Précieuse et du ciel bénie, + Pour mieux sourire à ma chanson! + + Vous trouvez en ce temps morose + Un plaisir magnifique et doux + A faire de rien quelque chose: + Mais qui le peut, si ce n'est vous? + + Sur sa route, quand on est reine, + On donne à des bohémiens, + Et l'on peut être la marraine + De méchants vers comme les miens. + + C'est le droit du rayon superbe, + Lorsqu'il embrase la forêt, + De dorer aussi le brin d'herbe + Que tout passant dédaignerait. + + Il enflamme, il éclaire ensemble + Tout un monde horrible ou charmant, + Et de la goutte d'eau qui tremble + Fait l'égale du diamant._ + + + Nohant, Juillet 1862. + + + + +NOTES AU CRAYON + + + + +La lettre qui sert d'introduction à ce recueil posthume indique assez le +sentiment qui nous fait le livrer à l'impression. + +Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destiné ne +s'expliqueraient peut-être pas la publication des boutades tristes ou +railleuses, des réflexions décousues qui vont suivre, si nous ne leur +disions les motifs qui nous ont porté à ne pas les éloigner de ce +recueil. + +Ces _Notes_ étaient jetées au crayon sur un cahier où Prosper écrivait, +de temps à autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies, +les répliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se +présentaient à son esprit. + +Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces légendes qui n'ont de +valeur que lorsqu'elles se trouvent placées au-dessous d'un dessin de +Gavarni ou de Daumier. + +Si donc nous nous décidons à publier quelques-unes de ces _Notes au +crayon_, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer +une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles +révèlent, mieux peut-être que tout ce qui précède, le tour d'esprit, +l'originalité de cet ète charmant qui a été et qui a emporté la +meilleure part de notre vie. + +Nous prions nos amis de ne voir là aucune prétention puérile: nous n'en +avons d'autre, en vérité, que celle de conserver quelques traits d'une +physionomie délicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de +tenir ses promesses. + +Nous avons dit que ces _Notes_ révélaient le tour d'esprit de Prosper. +Elles ont peut-être un autre mérite--si mérite il y a:--c'est qu'elles +révèlent et prennent, en quelque sorte, sur le fait--bien à l'insu de +leur auteur!--quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des +déceptions, des tristesses du temps présent. + +Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre +détail peut lui servir à expliquer, à reconstruire même certains aspects +d'une société disparue. + +Qui sait si un exemplaire de cet humble livre--conservé par hasard,--qui +sait si ces _Notes_, que notre bien-aimé poëte écrivait pour lui seul, +n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir à déchiffrer moins +difficilement l'énigme que prépare le Sphinx contemporain? + +Puisse cette explication faire comprendre à nos amis le motif qui nous a +décidé à conserver quelques-unes de ces _Notes au crayon_! + +L.J. + + + + +I + +EN MARGE D'UN CAHIER + + +Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches +serrées les unes contre les autres dans les endroits où donne le +soleil.... + + * * * * * + +Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons +voltigent en un seul essaim dans la clarté d'un rayon. + + * * * * * + +Le vent peut déraciner un chêne; mais il passe au travers d'une toile +d'araignée sans pouvoir l'emporter. + + * * * * * + +Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet.... + + * * * * * + +... Balafrer l'âme.... + + * * * * * + +On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou. + + * * * * * + + ... Mais sous son corsage de bure + Frissonne une peau de satin. + + * * * * * + +J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec +recueillement. + + * * * * * + +--C'est un petit malheur. + +--Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela +soit, c'est toujours quelque chose. + + * * * * * + +Où la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris, +qui paraît clair à côté du noir, est sombre à côté du blanc. + + + + +II + +OPINIONS SUR TELS ET TELS + + +Il est de ces gens dont la fréquentation gâterait n'importe quelles +natures; comme la boue et la poussière qui tachent en blanc sur les +habits noirs et en noir sur les robes blanches. + + * * * * * + +La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la +reçoit, c'est sans le faire exprès,--comme une tuile. + + * * * * * + +Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,--quoi qu'en +dise la Fontaine. + + * * * * * + +X*** ne procède qu'avec du papier timbré. + +--Son papier est comme lui; c'est sa manière de le faire marquer à son +chiffre. + + * * * * * + +Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait reçu la main +droite. + + * * * * * + +--Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne +craint personne. + +--Ce garçon-là a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour +devant la petite R***. + +--C'est vrai, fit-elle en surenchérissant, une tenue ... de livres! + + * * * * * + +EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MÉCHANT + +Il a des éclats de rire qui sont comme des éclats d'obus. On ne s'en +relève pas. + + * * * * * + +X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de +bruit. C'est comme une petite fête de famille qui se passe en lui. On +n'en est pas. + + * * * * * + +H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore. + + * * * * * + +Il vous a une physionomie ouverte ... à deux battants! + + * * * * * + +EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BÉGUEULE ET PRÉTENTIEUSE + +--Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux. + + * * * * * + +--Elle a fait ses dents très-tard. + +--Et encore .. pas elle-même! + + * * * * * + +--Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera +après le potage. + +--Naturellement ... les huîtres d'abord; la soupe ensuite. C'est une +règle. + + * * * * * + +--Elle, jeune?... Je réponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre à deux +pour avoir quarante ans. + + * * * * * + +--On lui prête des amants. + +--Qui lui en prête? + +--Mais ... Mme T***. + +--Oh! elle ... cela n'est pas étonnant. Elle en a assez pour en prêter +aux autres. + +UNE AUTRE + +--C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus généreuse qu'elle ne +l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle. + + * * * * * + +Le nez de mon nègre est épaté; mais celui d'Espinosa est épatant. + + * * * * * + +--X*** est agaçant. Il parle du nez et il parle continuellement. + +--Eh bien, c'est un très-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas +les absents, lui, au moins. + + * * * * * + +Un sot bien connu. Je ne prétends point parler de H***. + + * * * * * + +Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les +plaisanteries de X***. + + * * * * * + +... Il est bon comme le bon pain ... et mauvais comme le bon fromage. + + * * * * * + +J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de ... Cognac. + + * * * * * + +--Elle est maigre!... mais maigre à figurer sur la table du pape un +vendredi saint! + + * * * * * + +... Une fille qui s'était vouée au célibat ... et aux célibataires. + + * * * * * + +X*** prétend que Bade est un vrai paradis ... sans doute parce qu'il y +joue un jeu d'enfer. + + * * * * * + +--Z*** a constamment l'air de faire blanc de son épée. + +--C'est son épée qui m'a l'air de fer-blanc. + + * * * * * + +--M. P***? c'est un pédant. + +--Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien. + +--Oh! il n'y a rien d'étonnant à ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est +sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huîtres. + + * * * * * + +--X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez. + +--Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon. + + * * * * * + +--Un potage maigre ... comme Mlle M*** et plus froid que le public +lorsqu'elle chante.... + + * * * * * + +Et quant à ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop +courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un âne met à +braire. + + * * * * * + +--Chose est un charmant garçon. + +--Le fait est qu'il n'est pas marié. + + * * * * * + +--X*** a la physionomie très-franche. + +--C'est vrai.... Il a l'air bête; mais au moins il l'est. + + * * * * * + +T***? Quand il lui arrive de dire la vérité, c'est pour le plaisir de +faire un faux mensonge. + + * * * * * + +Six heures et M. Bruno sonnèrent avec un remarquable ensemble, tant à +la porte qu'à la pendule. Il ne dit pas: «Je suis exact.» Il dit: «La +pendule va très-bien.» + + * * * * * + +--Il a la fatuité de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est +fat. Et il dit: + +--Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas. + + * * * * * + +Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne à midi on +n'en verrait que mieux le soleil. + + * * * * * + +En ses jours de tristesse, Calino prétend qu'il n'était pas né pour +vivre. + + + + +III + +CAPRICES DU LANGAGE + + +On appelle «âge tendre,» sans doute par antiphrase, l'époque de la vie +où l'on n'a pas encore connu l'amour. + + * * * * * + +... Pas le plus petit géant!... + +... Pas l'ombre de soleil.... + +... Pas la queue d'une tête.... + + * * * * * + +DICTON AMÉRICAIN + +Payez et vous serez confédéré. + + * * * * * + +... Mais, triple notaire que vous êtes!... + + * * * * * + +Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde, +qu'on la dit folle du logis? + + * * * * * + +Une lorette disait: + +--Un de mes amants les plus intimes.... + + + + +IV + +CE QUE DISENT + +LES DISEURS DE RIENS + + +--Un doigt de cour et ... deux doigts de jardin, avec un petit hôtel au +milieu,--et je vous promets que cet ange sera à vous. + + * * * * * + +Si l'Amour était réellement le fils de Vénus, comme la Mythologie veut +le faire croire, par quel miracle Vénus, sa mère, l'aurait-elle conçu et +engendré? + + * * * * * + +Je ne sais si réellement, en Orient, la parole est d'argent et le +silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts +du temps, _le silence est urgent, car la parole endort_. + + * * * * * + +--Nos chevaux _dévorent_ l'espace. + +--C'est une nourriture si légère! + + * * * * * + +«La femelle est faite pour le mâle ... et la femme pour le mal.»--J'ai +lu cela sur le calepin d'un ami à moi. + + * * * * * + +... Il lui allongea un soufflet ... de forgeron! C'est tout dire. + + * * * * * + +Fiat ... _luxe_! + + * * * * * + +Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zéro et je ne vous +retiens plus.... C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller. + + * * * * * + +Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carrière qu'on +embrasse. + + * * * * * + +J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants. + +Ce n'est toujours pas faute d'en faire. + + * * * * * + +Dans le journalisme actuel, il faut être _timbré_ pour aborder les +questions dites sérieuses. + + * * * * * + +Un condamné à mort disait: + +--Le bourreau et moi, nous sommes de la même taille, mais bientôt il +aura la tête de plus que moi. + + * * * * * + +... Une sauce relevée,--un peu plus haut que le genou.... + + * * * * * + +A la guerre il faut qu'on _paye_ ou qu'on _pille_. + + * * * * * + +Il faut que la chasse soit ouverte ou fermée. + + * * * * * + +Les voyages déforment les chapeaux et les malles. + + * * * * * + +PROVERBE + +Qui paye ses dettes _sent Clichy_. + + * * * * * + +On dit: La fortune, c'est le travail. + +On dit: Le travail, c'est la liberté. + +Or la liberté fait les révolutions. + +Et les révolutions détruisent les fortunes. + + * * * * * + +Que de déjeuners de soleil, mangés par une averse. + + * * * * * + +... Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve +rarement plus d'un dans la même famille. + + * * * * * + + La vie tient à un fil, + Et l'heure à une aiguille. + + * * * * * + +Comme on dort bien dans son lit quand on est couché ... sur un bon +testament! + + * * * * * + +X*** parle depuis longtemps de se brûler la cervelle. + +--Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide. + + * * * * * + +La vérité sort de la bouche de l'innocence ... pour n'y plus revenir. + + * * * * * + +LES PUCES DE MADDALA + +A Maddala, dans la tribu des _Beni ben Jagoub_,--où l'on trouve dans +son lit tant de puces et si peu de pucelles,--Ali Schériff et moi, +moi surtout, nous étions piqués comme des couvre-pieds de molleton. +Impossible de découvrir une heure de sommeil dans toute la maison. +C'est là que je me suis fait le serment à moi-même, si jamais j'ai des +capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour. + +Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans +doute à prendre la défense de son pays, me disait de temps à autre, en +manière d'encouragement: + +--N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, dès qu'on +peut n'y pas penser, on ne les sent plus. + +Je ne répondais rien, mais je n'en pensais pas moins ... aux puces. + +C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupées: si +elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir. + + * * * * * + +Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas? + +--Naturellement ... puisque c'est un grand maître. + + * * * * * + +Pour un qui _brille_, vingt qui _braillent_. + + * * * * * + +Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre. + + * * * * * + +--Connaissez-vous la différence qui existe entre une chûte et une +cataracte? + +--Non. + +--C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chûte est +un spectacle ennuyeux. + +Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comédie de ***, voilà une +chûte. + + * * * * * + +--Eh bien, garçon, et ce café? Il ne paraît que le soir, comme _la +Patrie_? + + * * * * * + +--Un journal qui se dit bien informé,--ce qui déjà est une erreur de sa +part,--.... + + * * * * * + +Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit: + +--C'est pour me voir dormir, disait-elle. + + * * * * * + +Un bohême, encore plus bohême que C***, a inventé une sentence dont il +fait un fréquent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la +Fontaine a dit: _A l'oeil_ on connaît l'artisan. Son bottier la trouve +très-mauvaise. + + * * * * * + +LE MARIAGE EN DEUX PARTIES + + _Lune_ de miel, + L'autre de fiel. + + * * * * * + +Un pays où il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens +vous parlent ou s'ils éternuent. + + * * * * * + +Et la pièce tombait, toujours!... + + * * * * * + +J'ai la faim canine et la soif câline. + + * * * * * + +PROVERBE + +Mieux vaut _lard_ que _navet_. + + * * * * * + +--Tel journal n'est pas timbré, n'est-ce pas? + +--Cela dépend. Comment l'entendez-vous? + + * * * * * + +--Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais être malade; je +m'endors continuellement. + +--Vous vous écoutez trop, mon cher. + + * * * * * + +--X*** n'a pas le moindre fond. + +--C'est un vrai tonneau d'_Adélaïde_: + + * * * * * + +--Il ne faut pas confondre la _ronde_ avec l'_anglaise_,--qui est +généralement plate. + + * * * * * + +... Une poire ... d'angoisse, pour la soif. + + * * * * * + +Qui donc dit que X... est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut +dire. + + * * * * * + +EN CALÈCHE + +--Qu'est-ce qui sent donc le brûlé? + +--Nous allons très-vite; ce doit être le pavé. + + * * * * * + +Calino,--toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,--admirait un +géant: + +--Dieu! comme il serait grand si c'était un nain! disait-il. Quel grand +nain cela ferait! + + * * * * * + +Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une +cheminée.... + +--Bouchée. + + * * * * * + +L'avez-vous revu? + +--Oui, je l'ai revu ... et corrigé. + + * * * * * + +Mme M*** me disait en parlant de T***: + +--Comment une femme peut-elle supporter qu'un être pareil lui fasse la +cour? C'est à peine si je lui permettrais de faire mon escalier. + + * * * * * + +--Vous connaissez donc Chose? + +--Il m'a été présenté hier. + +--Et ... est-ce qu'il vous a plu? + +--A verse! je ne savais plus où me fourrer. + + * * * * * + +--Un tel? je ne peux pas le sentir. + +--Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonté ... +ou que vous ayez le nez bouché à l'émeri. + + * * * * * + +Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a ... reçues. Et puis il +s'est en allé. + + * * * * * + +--... Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la +mienne? + +--Il en a le droit, lui. + +--Eh bien, et moi? + +--Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers. + + * * * * * + +Un nègre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs, +dans lequel ce savant expliquait que la présence d'une grande quantité +de fer dans le sang des nègres est l'unique cause de leur couleur, +s'écriait amèrement: + +«Si c'était au moins du fer-blanc!» + + * * * * * + +La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des +ballons. + + * * * * * + +J'ai demeuré en face d'un changeur et j'ai remarqué qu'il entrait par +jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes. + +Je savais bien déjà que les Parisiennes étaient _changeantes_, mais pas +à ce point-là. + + * * * * * + +Vous ne me toucherez qu'après avoir passé sur _son_ corps. + + * * * * * + +DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE + +--Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis? + +--Comme un prince. + + * * * * * + +On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas. + + * * * * * + +Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie. + + * * * * * + +Une femme à son voisin de table: + +--Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que +d'être ainsi sur sa bouche? + +_Lui_:--Pas si douce à coup sûr que d'être sur la vôtre! + + * * * * * + +SCIE D'ATELIER + +--Mon cher, avec un gilet ... de boeuf, une culotte pareille, des pieds +truffés, un col ... de poisson, une tête de veau, des côtelettes de +mouton, un _chapeau_ du Mans, un coeur ... de salade et surtout une +langue ... farcie, pourvu qu'on possède un certain _chic à la noix_, on +peut toujours se tenir au milieu d'un entourage ... de cornichons! + + * * * * * + +A TABLE + +_Une dîneuse_: Ha! je m'en suis mordu la langue. + +_Son voisin_: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien être à votre +place. + + * * * * * + +La mer était tranquille ... comme Baptiste. + + * * * * * + +L'art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille _lièvres_ de +rentes. + + * * * * * + +J'ai trop peu d'argent pour l'employer à des dépenses utiles. + + * * * * * + +_Le sergent de ville_: Votre profession? + +_Le filou_: Je fais la chaîne aux incendies. + +_Le voyou_: Et la montre aux feux d'artifices. + + * * * * * + +La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a +dit qu'une leçon (et une leçon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore +mieux qu'un fromage. + + * * * * * + +--Monsieur, voilà une parole imprudente. + +--Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder. + + * * * * * + +X*** a la plaisanterie funèbre. + +--C'est égal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois. + +--Oui, c'est-à-dire ... croque-mordant. + + * * * * * + +--Outre qu'il est bête, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure +ouverte. + +--Dame! il faut la faire ouvrir ... il y a une écaillère au coin. + + * * * * * + +... Maigre comme un----clown.... + + * * * * * + +Un Monsieur,--je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!--devant qui on +causait sur la vie et la mort, disait que, quant à lui, le seul espoir +de mourir lui donnait le courage de supporter la vie. + +--Vraiment? fit quelqu'un. + +--C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me +serais suicidé depuis longtemps. + + * * * * * + +Pourquoi, dans les cartes, le trèfle signifie-t-il de l'argent? + +--Parce que si tout le monde avait du trèfle, presque tout le monde +aurait de quoi manger. + + * * * * * + +B*** a toujours des arguments très-serrés. + +--C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal. + + * * * * * + +Pour le moment, dans cette affaire-là, c'est lui qui tient la corde. + +--Il devrait bien en profiter pour se pendre. + + * * * * * + +... Un _orgueil_ de Barbarie.... + + * * * * * + +DICTON + +--On ne sait ni qui _rit_ ni qui _pleure_. + + * * * * * + +--_Aie de quoi_, le ciel t'aidera. + + * * * * * + +--Calino, est-ce que vous entendez le grec? + +--Parbleu!... je ne suis pas sourd. + + * * * * * + +A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un +fiacre, les chevaux avançaient continuellement de quelques pas. + +--Ah çà! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'être chargé? Vous +êtes encore un drôle de pistolet. + +--Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un _canon_. + + * * * * * + + Le feu prend, + Le chaland donne, + Le caoutchouc prête. + + * * * * * + +--Vous la jugez trop sévèrement. Elle est moins mal que vous ne le +dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantée. + +--Je crois bien!... comme avec un marteau!... on s'y pendrait! + + * * * * * + +Chose est un bien joli garçon, mais il se met trop de parfums. Il +embaumerait ... un mort, à quinze pas. + + * * * * * + +Les sujets de tristesse ou les sujets ... de pendules, c'est autre +chose. + + * * * * * + +PROVERBE + +Un bon _Titien_ vaut mieux que deux _Ribeira_. + + * * * * * + +A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS + +--Vous savez? si vous êtes de trop ... que je ne vous gêne pas.... Vous +pouvez sortir. + + * * * * * + +J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la +lecture, le soir, à la chambrée. Et chaque fois qu'il rencontrait +l'abréviation de _et caetera_, ne sachant comment la traduire, il se +bornait à nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif. +Cela faisait un drôle d'effet à la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il +eut un trait de lumière et, se frappant le front, s'écria: «Faut-il +que je sois bête pour ne pas avoir compris ça plus tôt!» Il venait de +deviner. Et, en effet, à dater de ce jour-là il traduisit le mystérieux, +_etc._ en disant: _Et ta soeur?_ + + * * * * * + +--Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle +souvent? + +--En 93?... Eh bien, pardi! c'est la révolution de 1830. + + * * * * * + +--Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les +paratonnerres. + +--Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis +dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rivé non plus_ss_e: jusqu'à +pr_rr_ésent du moins_ss_e. + + * * * * * + +Le _violon_--corps de garde, ainsi nommé parce qu'on y est conduit par +des _archers_. + + * * * * * + +Pour _doubler_ un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil? + + * * * * * + +DANS UNE BAL COSTUMÉ--A UN SANCHO PANÇA + +--Pardon ... est-ce au seigneur Sancho ou à son âne que j'ai l'honneur +de parler? + + * * * * * + +--AU BAL DE L'OPÉRA-- + +A un sauvage. + +Eh! Peau-Rouge!... est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les +forêts sont encore vierges? + + * * * * * + +--Voyons, monsieur, offrez donc un rafraîchissement à madame.... A son +âge, cela ne peut pas lui faire de mal. + + * * * * * + +A un vieux. + +--Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que +j'ai l'honneur de parler! + + * * * * * + +--Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite ... en +voyant ses battoirs. + + * * * * * + +A un municipal, à la porte du foyer. + +--Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur +en habit noir?... + + * * * * * + +A un arrivant. + +--Monsieur arrive de Cancale?... C'est dommage, on n'en veut plus.... La +soupe est servie. + + * * * * * + +Au même arrivant. + +--Mais comme vous voilà fripé, jeune homme!... Vous étiez donc bien +serrés, dans cette bourriche? + + * * * * * + +A un nez dans le genre de celui de Polichinelle. + +--Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu +n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu +ferais de l'argent. + + * * * * * + +Une voiture à stores baissés rentre à Paris au petit trot. A l'octroi, +l'employé entr'ouvre la portière et dit: + +--Vous n'avez aucune déclaration à faire? + +--Merci ... c'est fait. + + + + +MISANTHROPE + + +--Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Élysées, des bois +qui ne soient pas de Boulogne, des prés qui ne soient point Catelans!... + + * * * * * + +J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je +n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'âme placée au même niveau. + +Pourtant il doit en exister. + + * * * * * + +Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme +est très-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, où diable +mettrions-nous nos Grecs?... + +Et même nos Juifs, par-dessus le marché? + + * * * * * + +Un écrivailleur, qui passe sa vie à attaquer les gens qui meurent, +priait quelqu'un d'écrire deux lignes sur un album. Voici les deux +lignes. + +--Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont à _craindre_; ce sont ceux +qui restent. + + * * * * * + + Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien, + C'est une femme qui se noie. + +Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de +moins. + + * * * * * + +Une espèce de chanson à laquelle, s'il y avait eu des paroles, il +n'aurait plus manqué qu'un air. + + * * * * * + +... Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers +très-soporifiques qu'il avait organisés pour la circonstance. + + * * * * * + +Jadis les esprits littéraires avaient le culte des filles de Mémoire. + +Les beaux esprits d'aujourd'hui préfèrent les mémoires des filles. + + * * * * * + +Il n'y a que deux manières de gouverner les peuples. On ne les mène que +par la force ou par la farce. + + * * * * * + +Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles +coûtent cher. + + * * * * * + +Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent +l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppressé. Ils +crèvent: tout le monde respire. + + * * * * * + +Ah! si j'avais pu prévoir comment vous seriez,--disait-elle en pleurant +à son troisième époux,--je vous assure bien que je ne serais pas veuve à +l'heure qu'il est.... + + * * * * * + +L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de +vivre. Par malheur pour lui, le docteur était réellement habile et le +sauva d'être sauvé. + + * * * * * + +Une femme laide qui fait la bégueule, c'est comme une porte de prison +sur laquelle on lirait: + +_Le public n'entre pas ici._ + +--Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!... + + * * * * * + +... Comme toutes les calomnies, le mot eut du succès.... + + * * * * * + +La médecine est un art qui fait vivre beaucoup de médecins, vivoter +beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades. + + * * * * * + +«... Une société où il y a du monde.» + +C'est ainsi que P*** désigne une réunion quelconque où se trouvent des +indifférents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement, +alors c'est: une société où il n'y a personne. + + * * * * * + +Quand on pense que les gens qui possèdent des dettes n'auraient qu'à +les payer pour s'enrichir, on est étonné de trouver un si grand nombre +d'âmes désintéressées. + +On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main +un moyen si simple de faire fortune, préfèrent rester dans la misère +uniquement pour leur plaisir. + + * * * * * + +Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'être le +premier mari d'une femme. + +Mais je n'en sais guère de plus triste pour un vivant que d'en être le +second. + + * * * * * + +--A propos, et M. un tel? + +--Mais ... il est mort. + +--Comment! encore? + +--Mais, dame! c'est la première fois. + + * * * * * + +--Le 1er mai 1840,--époque à laquelle je pouvais encore espérer ne +jamais venir au monde.... + + + + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + + + + +I + +MARIE A CÉCILE + + +Vous souvenez-vous, Cécile, des bals étourdissants, des grandes soirées, +de nos toilettes et de nos succès de cet hiver? + +Que tout cela est loin maintenant! + +Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous êtes sans doute encore +à Paris, ou tout au moins dans votre belle propriété d'Enghien, mais +toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les +plaisirs du monde, comme une reine que vous êtes, sans cesse entourée +d'une cour que vous traînez sur vos pas. + +Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans +notre vie, je me sens frappée irrésistiblement et comme prise d'une +sorte de vertige à l'idée de l'insouciance avec laquelle nous vivons, +et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche +qu'il puisse être. + +Cette idée-là a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face! + +Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie? +Vous, si rieuse et charmante, si adulée, pour qui l'hiver prochain +s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont précédé, escorté de son grand +luxe et de ses parures, avec ses salons inondés de lumière et remplis +d'entraînantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'à +travers les feuillages aux séduisantes couleurs de vos roses d'Enghien +et de vos camellias de Paris. + +Vous n'étiez guère habituée à m'entendre parler ainsi, du temps où nous +étions réunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des +choses depuis ce temps-là. Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma +Cécile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au théâtre, ni +dans aucune fête. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais même pas s'il +me sera possible de retourner encore à Paris, malgré tout mon désir +de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries +d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai. + +Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idées +noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'épancher, de +parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines ... j'ai tort de +parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en réalité. +Mais, malgré moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler: +du calme, reflète pâlement sur tout ce qui me touche. + +Vous vous rappelez que je fus obligée de vous quitter à la fin de +l'hiver dernier pour venir en toute hâte auprès d'une vieille tante, qui +se mourait. C'était la seule parente qui me restât du côté de ma mère, +et c'est chez elle que j'ai été soignée pendant mon enfance et élevée, +sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle était bien vieille, +la pauvre femme; et elle s'est éteinte plutôt qu'elle n'est morte. +Moi, j'ai passé de longues nuits à son chevet, et je n'étais pas d'un +tempérament assez robuste pour supporter la moindre fatigue. + +Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas, +comme vous, un mari dont l'amour pût répondre au mien. M. Dalmay a l'air +de vous aimer tant! Vous devez être bien heureuse, Cécile! Quant à moi, +vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'être aimée. J'ai +fait, très-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M. +de Champré était vieux et songeait peu à moi. Il était riche: on parlait +de mon bonheur. Mariée depuis un an à peine, j'étais veuve déjà; et +depuis, si l'amitié pouvait nous suffire, j'aurais vécu bien heureuse +avec la vôtre. Hélas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui +m'a donné tous les instants de joie que j'ai éprouvés ici-bas. Il +me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus +vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois +peut-être plus indispensable qu'aux hommes. + +Née orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon père et ma mère +avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passé, ainsi que je vous le +disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout à +l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces +mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gâteries +de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants. + +Ici, ma santé, déjà faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur +au commencement, mais à présent je sens bien que je m'en vais plus vite +chaque jour. + +Mon médecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que +c'est là une langueur passagère: je sais qu'au fond, lui-même a bien peu +d'espoir. + +Je suis si changée, moralement! Si vous me voyiez, Cécile, ma belle +aimée! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni +ses fêtes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je +suis triste. Je me plais à rêver, le soir, seule sur ma terrasse, en +regardant les nuages courir dans l'azur qui s'étend infini devant moi, +et je me suis surprise deux fois à songer aux vies futures et à me voir +morte. Morte! pour ce monde où vous brillez, où j'ai brillé aussi et +dont j'ai été si folle dans le temps. + +Combien tout cela est étrange! + +Mais je vois bien décidément que je suis d'un égoïsme insensé, ne vous +parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant même pas à +demander à ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez +bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos +tristesses! + +Écrivez-moi, Cécile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai +un dernier regard sur mon existence passée, à jamais perdue. Et il +est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la +mélancolie calme et involontaire qui est la compagne inséparable du +souvenir! Parlez-moi de vos soirées, de vos projets, de votre luxe, de +vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai +tant aimé! + +Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse. + +Il y a si longtemps que je n'ai été gaie, si vous saviez! Ici, tout a un +aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de +chambre, dont le dévouement et la peine me touchent, et de mon vieux +docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les +métaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la +campagne, les jardiniers, les garçons de ferme, et ma nourrice, qui est +aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur. + +Je suis donc seule, ou à peu près. Et je me complais parfois dans la +torpeur dont cette solitude engourdit mon âme pleine d'espérances +infinies et de souvenirs sans regrets. + +Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai +mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrête. Si je continuais, +je dissiperais peut-être le sourire de vos lèvres et la gaieté de vos +yeux. + +Adieu! Écrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimée! + +Votre vieille, bien vieille amie, + +MARIE DE CHAMPRÉ D'AVENY. + +Aveny, Septembre 1854. + + +II + +CÉCILE A MARIE + + +Est-elle bien de vous, chère Marie, cette lettre que j'ai devant les +yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et +depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en +ai ressentie est singulière! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle +chérie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songé +à vous en vouloir de ce que vous étiez plus jolie que moi, c'est vous, +si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a écrit ces +lignes que je relis encore avec étonnement, pleines de mélancolie et de +regrets! + +Votre lettre m'a tout attristée, et je ne sais d'où vient que je ne puis +me soustraire à mes idées noires qui m'assaillent depuis hier. + +Se peut-il que vous soyez aussi changée, Marie! + +J'avais pensé bien souvent à vous depuis votre départ, si précipité que +nous avons eu à peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois +encore, au moment où Justine vous a apporté cette malheureuse lettre +qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer, +quelques minutes auparavant, cette délicieuse robe blanche que vous +aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse +de Sernes. + +Vous rappelez-vous avec quel désespoir nous admirions ses grands volants +bouillonnés et relevés tout autour par de toutes petites roses: et sa +grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait +aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose +au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds, +complétaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de +bijoux; pas un collier, pas une bague, pas même de boucles d'oreille, +coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme +exquis et d'élégance dans la simplicité. Aussi, faisiez-vous des +furieuses! + +Quelle tristesse à l'idée de partir sans avoir porté cette ravissante +toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine! + +Je crois qu'à votre place je ne serais partie que le lendemain du bal. +Mais votre âme a toujours été aussi belle que votre visage, et vous +n'avez pas hésité à faire ce sacrifice. + +Le soir même vous étiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie +(mon mari prétend que c'est la même chose), j'éprouvais une tristesse +mortelle de cette solitude où me laissait votre absence. + +Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez. +Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne +voit guère que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien +des désastres sous l'azur trompeur de sa surface. + +Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit? +Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de +notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis +vous le dire, à vous, ma Mariette adorée, il ne m'aime pas, il ne m'a +jamais aimée, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses réflexions +lorsque je me retrouve seule dans ma chambre à coucher, le soir, tandis +qu'il est, lui, je ne sais où, à Paris, à son cercle, d'où il ne rentre +que fort tard. + +Je tâche d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en +effet, pour paraître ce que je suis aux yeux du monde, c'est-à-dire la +femme heureuse dont on envie le bonheur. J'étouffe mon coeur quand il +me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me +troublent, et je ne sais quelle puissance incompréhensible qui se trouve +en moi, me pousse à l'écouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui +m'envahit, pour échapper à ces préoccupations qui m'obsèdent, je me +rejette plus avant dans le bruit, dans les fêtes et mes toilettes. Que +voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui +manque à mon âme. + +Et voilà que, moi qui vous écrivais pour tâcher de vous égayer un peu, +je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler. +Voilà ce que c'est que d'écrire à sa meilleure amie d'aussi vilaines +lettres que la vôtre. On lui fait perdre la moitié de sa pauvre gaieté, +et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus +elle-même. Ainsi, vous voilà prévenue. + +Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut être plus +triste ou plus mal disposée un jour que les autres. Cela dépend un peu +du temps qu'il fait. Et puis, à la campagne ... et à la campagne en +province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous +rentriez bien vite à Paris, où l'on ne peut plus se passer de vous. +Voilà, Mariette de mon coeur, chère aimée, ce qu'il faudra m'annoncer +dans votre prochaine lettre. + +Vous me le promettez, n'est-ce pas? à moi, votre meilleure amie, qui +vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend, + +CÉCILE DALMAY. + +Enghien, Septembre 1854. + + +III + +MARIE A CÉCILE + + +Je suis bien triste, ma pauvre Cécile, et je ne puis me rendre compte de +l'état de mon âme. + +Voilà aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai reçu votre +lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule +compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines +de souvenirs où j'aperçois comme en un miroir les reflets lointains +de mon passé, qui se perdent peu à peu dans la brume de l'horizon en +silhouettes gracieuses et insaisissables. + +Insaisissables! ce mot rend bien ma pensée, et je n'avais jamais senti, +en le voyant écrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car +je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive, +douloureusement riante, et je pleure et je me débats, folle de +désespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit, +car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, prêt à étouffer entre +les angoisses de cette solitude mortelle. + +Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et +c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle +s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon âme à jamais +défaillante. + +Ma santé ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage +suffirait à épuiser le peu de force qui me reste; et quand, après avoir +passé ma journée assise auprès de ma fenêtre à lire ou à rêver, je veux +faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisée +en rentrant comme si j'avais été battue. Que se passe-t-il en moi? Je +ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner. +Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces +folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensée me +trouble et me tourmente moi-même. + +Parlons de vous, ma Cécile bien-aimée, de vous qui souffrez aussi, et +qui êtes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon +amie, et qu'il doit vous en coûter de garder, pour le monde indifférent +qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et +encore, vous êtes meilleure que moi, car votre lettre était pleine de +tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne +sais que vous affliger chaque fois que je vous écris. Mais vous me +le pardonnerez, n'est-ce pas, Cécile? car il faut me traiter avec +l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste, +c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue, +voyez-vous! + +Mon médecin n'ose plus se fier à lui seul, et il a fait venir ici deux +docteurs célèbres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher +l'état dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois +bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est +plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore traîner pendant +quatre ou cinq mois peut-être, mais je n'irai pas plus loin. + +Je suis entourée ici de bonnes gens qui passent leur vie à s'efforcer de +m'épargner toute espèce de contrariétés. Mais il me semble, en voyant +leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prévenus, et je +crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre. + +Je suis obsédée par une foule d'idées pénibles, de visions étranges, +inexplicables. + +J'ai fait, pendant une nuit de la semaine dernière, un horrible rêve +dont le souvenir me pèse depuis ce moment et me poursuit sans relâche. + +J'étais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derrière la +maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour +même pour passer une semaine auprès de moi. J'étais guérie ou à peu +près, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis +les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main +puissante les avait repoussés et je me trouvai debout au milieu d'une +plate-forme autour de laquelle ils s'étaient arrêtés en rond, serrés +les uns contre les autres. Mais ce n'était plus les mêmes que tout +à l'heure; de quelque côté que je voulusse tourner mes regards, +je n'apercevais plus que des cyprès dont la noire verdure montait +constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayée, je me +retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je +voulus l'appeler; ma langue restait collée à mon palais. A la place +qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on +nous le dépeignait au couvent, ricanait à côté de moi; je sentais son +souffle repoussant et humide effleurer mes lèvres et mes joues, qu'il +flétrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson +indicible. L'émotion que j'éprouvais est inexprimable. Je tremblais +d'une manière effrayante. Enfin, à travers les arbres, j'aperçus une +forme qui venait de mon côté. C'était vous. Mais vous n'étiez pas seule. +Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant. +Auprès de vous, marchait un homme jeune dont les traits, où respiraient +la tristesse et la distinction, m'étaient déjà connus. Ne pouvant +parler, je tendis les bras vers vous. Sa tête se releva alors, et ses +yeux brillèrent d'un éclat inouï. Tous deux, vous m'aviez compris et +vous veniez me chercher. Vous alliez arriver à la limite des arbres. +Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hébété: je ne vous +voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il +me montra une éclaircie au milieu des cyprès. Dans une allée dont je ne +voyais pas la fin, je vous aperçus tous les deux; mais au lieu de venir, +vous vous éloigniez de moi, enlacés dans les bras l'un de l'autre. +Désespérée, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous êtes +retournés. Le fantôme ôta son doigt de mon coeur et se mit à courir +autour de moi en traçant un cercle qu'il agrandissait à chaque tour. A +la place où j'avais senti le contact mortel et glacé de sa main osseuse, +j'avais une plaie par où mon sang se perdait goutte à goutte et creusait +dans le sol un trou dans lequel j'enfonçais peu à peu, comme en un +tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencèrent à tomber. +Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai à +l'air sans échos n'était pas le vôtre, Cécile. Lui, ne se retourna pas +encore. Je tombai à genoux. Mes genoux s'attachèrent à la terre. + +Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force +me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre. +J'étais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur +opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse, +et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, à +genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisée par mon désespoir. + +Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes épaules et qui montait +autour de moi comme pour m'ensevelir avant même que ma fosse fût +achevée. J'étouffais. + +Quand je me réveillai en sursaut, c'était le matin. Justine, qui m'avait +entendue me plaindre, était auprès de mon lit. + +Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'était la première fois +de cette année. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me +produisit. + +Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et +inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler. +Excusez-moi encore, mon amie, chère Cécile de mon âme. + +Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin, +malgré moi, de parler de ce rêve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi +qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le répéter, +moi, il me poursuit sans cesse. + +Vous le savez, je n'ai jamais aimé. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est +impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cécile adorée? + +Et cependant, d'où vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma +mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir +me cramponner à la vie? Il me semble que je pourrais être heureuse. +J'entrevois des joies qui ne m'étaient jamais apparues aussi douces et +aussi séduisantes. + +Que veut dire tout cela? J'ai peur d'être folle, par moments. +Écrivez-moi encore, Cécile, je vous en supplie. Qu'il me soit donné +d'entendre encore une voix amie et aimée avant de quitter ce monde où je +souffre, et que je pleure en le quittant. + +Pensez à moi, aimez-moi, vous, ma Cécile que j'aime, et songez que je +n'ai que votre amitié au monde. + +Votre MARIE. + +Aveny, Novembre 1854. + + + + +Nous ne possédons que ces fragments,--nous n'osons dire d'un roman ou +d'un livre,--car l'auteur ne songeait probablement guère, en écrivant +ces pages, à faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers +une sorte d'autobiographie transposée, un cadre dans lequel il aurait +groupé ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses +déceptions ou ses rêves par des personnages de fantaisie. + +Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et +cher enfant, ce doux et bien-aimé poëte, aussi complètement que nous le +retrouvons dans cette dernière ébauche. Il y a bien tracé la profonde +mélancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son +âme. + +Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en +avoir pas éloigné des pages qui leur paraîtront peut-être peu dignes +du talent de Prosper. Nous avons tenu à conserver tout ce qui pouvait +caractériser cette nature si fine et si délicate. + +En présence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant +d'espérances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel. + +L.J. + + + + +TABLE + + +A Prosper Jourdan + + +CONTES ET POÉSIES + +A Madame George Sand + +Rosine et Rosette + +Léone + +Premières larmes + +L'Automne + +Ma Folie + +A Marie + +Rhodina + +A l'hôtellerie (souvenir de Musset) + +La Rose + +Rencontre + +A madame L*** + +Adieu, Ninon + +Dans la forêt + +Message + +A ma mère + +A ma mère + +A mon ami Paul E.G. + +A madame V*** + +A madame A*** (envoi de _Rosine et Rosette_) + +A Félix M*** + +A mon père + +A madame L.B. (sur un exemplaire des _Émaux et Camées_) + +Adieu + +Le Rêve + +A ma mère malade + +L'Oubli + +Le Myosotis (à mon père) + +Colloque d'automne + +Impressions de voyage + +A ma mère + +A mon père + +Envoi de _Rosine et Rosette_, A *** + +Souvenir de Margency (à mon père) + +A mon frère + +Effet de lune dans la Mitidja (à Théodore de Banville) + +Mandoline + +Boutade + +Déclaration d'écolier (à Constant Coquelin) + +Chanson d'Ourida + +Kief + +A madame George Sand + + +NOTES AU CRAYON + +Note + +En marge d'un cahier + +Opinions sur tels et tels + +Caprices du langage + +Ce que disent les diseurs de riens + +Misanthropie + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + +Marie à Cécile + +Cécile à Marie + +Marie à Cécile + +Note + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Contes et poésies de Prosper Jourdan: +1854-1866, by Prosper Jourdan + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PROSPER JOURDAN *** + +***** This file should be named 12459-8.txt or 12459-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/4/5/12459/ + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes et poesies de Prosper Jourdan: 1854-1866 + +Author: Prosper Jourdan + +Release Date: May 27, 2004 [EBook #12459] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PROSPER JOURDAN *** + + + + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file +was produced from images generously made available by the Bibliotheque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + + +CONTES ET POESIES + +DE + +PROSPER JOURDAN + +--1854-1866-- + + +ROSINE ET ROSETTE + +LEONE + +POESIES DIVERSES + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + +NOTES AU CRAYON + + +PARIS + +SEPTEMBRE 1866 + + + + +A + +PROSPER JOURDAN + + +Mon fils bien-aime, mon Prosper, mon ami, mon cher et doux poete, tu +etais pres de moi, il n'y a pas trois mois encore, pres de nous qui +t'aimions et t'aimons toujours si tendrement; tu vivais de notre vie, tu +nous prodiguais toutes les delicatesses de ton amour, tout le charme +de ton esprit; tu nous parlais de ton avenir, de tes projets ... +et maintenant nous voici seuls et tristes! Tu nous as quittes pour +toujours, et ton pauvre pere afflige, ton vieil ami t'ecrit comme si tu +pouvais encore l'entendre, comme si tes yeux pouvaient dechiffrer encore +cette ecriture que tu aimais tant, cher enfant adore! + +Tu nous as quittes! Que de peine j'ai a me le persuader et que de larmes +quand cette verite m'apparait dans toute sa tristesse! Une fievre, +quelques jours de maladie, ont suffi pour eteindre la belle +intelligence, pour arreter les battements de ce coeur loyal d'ou +n'approcherent jamais ni un sentiment bas ni une passion grossiere! Tu +nous as quittes en pleine jeunesse, dans la fleur de les vingt-six ans, +mon Prosper cheri! Pourquoi si tot? Pourquoi notre amour n'a-t-il pu te +rattacher a la vie? Ne savais-tu donc pas que ton depart nous laisserait +une incurable blessure? + +Quand tu vivais pres de nous, ami de mon ame, je n'avais pas de secrets +pour toi, tu lisais dans ma vie comme dans un livre ouvert. Je ne veux +pas perdre ces douces et cheres habitudes de notre intimite; je continue +a te parler et a l'ecrire, a te livrer mon coeur tout plein de toi. + +Et pourquoi ne le ferais-je pas? + +Tu vis, mon fils aime; je suis trop imparfait pour savoir, quelle est la +forme que tu as revetue, quel est le milieu ou tu te developpes, mais +je crois a ta vie loin de nous aussi fermement que je croyais a ta vie +quand j'avais le bonheur de te presser dans mes bras et d'entendre la +voix si douce a mes oreilles et a mon coeur. + +Je crois a ta vie actuelle comme je croyais, comme je crois encore a ton +amour. Je t'ai vu expirer dans nos bras, j'ai contemple ton beau visage +glace par la mort, j'ai entendu la terre tomber, par lourdes pelletees, +sur le cercueil qui renfermait ta depouille mortelle; mes yeux se +remplissent de larmes, mon coeur se dechire a ces cruels souvenirs, +et cependant je ne crois pas a la mort! Je te sens vivant d'une vie +superieure a la mienne, mon Prosper, et quand sonnera ma derniere heure, +je me consolerai de quitter ceux que nous avons aimes ensemble, en +pensant que je vais te retrouver et te rejoindre. + +Je sais que cette consolation ne me viendra pas sans efforts, je sais +qu'il faudra la conquerir en travaillant courageusement a ma propre +amelioration comme a celle des autres; je ferai du moins tout ce +qu'il sera en mon pouvoir de faire pour meriter la recompense que +j'ambitionne: te retrouver. + +Ton souvenir est le phare qui nous guide et le point d'appui qui nous +soutient. A travers les tenebres qui nous enveloppent, nous apercevons +un point lumineux vers lequel nous marchons resolument; ce point est +celui ou tu vis, mon fils, aupres de tous ceux que j'ai aimes ici-bas et +qui sont partis avant moi pour leur vie nouvelle: mon pere, ma mere, ma +soeur, Moise Retouret, Delaury, Prosper Enfantin, Moroche, Jal, Charles +Ferrand, Gustave Suchet, et tant d'autres, helas! + +Te rappelles-tu encore, ami, nos conversations inepuisables sur ces +graves sujets, assis tous deux dans ta chambre de Mont-Riant: Dieu, la +mort, la vie eternelle, la liberte humaine, etc.? Maintenant ton ame, +degagee des liens materiels si lourds et si compacts sur ce petit globe, +entrevoit ces grands problemes d'un point de vue plus haut. Tu sais ou +tu le prepares a savoir ce que j'ignore; tu apercois des clartes que je +ne soupconne meme pas. Mais ma foi reste ardente et entiere, telle que +tu l'as connue! mon bien-aime Prosper. Ce n'est pas sous la terre ou +j'ai depose tes restes que je te cherche, doux tresor de mon coeur, fils +qui as ete mon orgueil, ami qui as ete ma force et ma joie! non, mon ame +te cherche sur les hauts sommets, dans ces champs de l'infini peuples de +demeures eclatantes. + +Plus que jamais je crois a l'immortalite, a la persistance de +l'individualite humaine a travers le temps et l'espace; je crois au +libre arbitre, aux developpements successifs de la vie, aux paradis et +aux enfers que nous nous creons, suivant le bon ou le mauvais usage que +nous faisons de notre liberte. + +Je crois surtout a la toute-puissance de l'amour, du devouement, de la +bonte, de l'indulgence, de toutes ces grandes vertus dont tu possedais +et dont j'admirais le germe en toi, mon Prosper! + +Je crois aujourd'hui tout ce que nous croyions ensemble avec les +lumieres de notre conscience et sans le secours d'aucun pretre +catholique ou protestant. Nous etions et nous sommes toujours de ceux +qui n'appartiennent a aucune des eglises existantes, et qui cependant se +sentent religieusement unis a Dieu et a tout ce qui est vrai, juste, bon +et beau. + +Tu le vois, cher bien-aime, je t'ecris comme je t'ecrivais quand nous +etions momentanement separes pendant ton existence sur cette planete; je +t'ouvre mon coeur, je te rassure sur notre compte comme si tu en avais +besoin, en te disant que si ton depart a brise nos ames dans la douleur, +il ne les a du moins pas dessechees et que notre foi reste entiere comme +elle l'etait quand tu etais pres de nous. + +Et maintenant, mon Prosper cheri, approuveras-tu ce que nous avons fait? +Tu as mis autant de soin, mon doux poete, a cacher ton nom et tes vers +que d'autres en incitent a se produire avec fracas. Mais a present, +quand tu vis loin de ce globe, nous pardonneras-tu de reunir en un +volume ces chants de ta jeunesse? Non que nous ayons la pensee de les +livrer au public et aux indifferents! Mais, est-ce faiblesse, piete ou +amour-propre paternel, nous voulons offrir a chacun de nos amis, en +souvenir de toi, ce volume discret qui ne franchira pas les bornes de +l'intimite et de l'affection. La plupart de ceux qui t'ont connu,--et +tous ceux qui t'ont connu t'ont aime,--ne soupconnent meme pas l'oeuvre +que tu as laissee, si incomplete qu'elle soit. Je laisse de cote, bien +entendu, et je garde pour nous seuls les lettres, les esquisses, les +plans, les articles que tu as publies sous divers pseudonymes. J'ai fait +parmi tes poemes, avec le concours de ta mere et de ton frere, un choix +presque rigoureux. Je n'ai voulu mettre sous les yeux de nos amis que ce +que ton gout, si exquis en toutes choses, aurait lui-meme avoue. + +En tete de ce volume je placerai cette lettre, ou nous n'avons pu que +bien imparfaitement exprimer notre profond et tendre amour. + +A toi, notre fils, notre frere, notre compagnon, notre ami, a toi +toujours et a notre reunion future. + +H.C. et L.J. + +Paris, 3 aout 1866. + + + + +CONTES ET POESIES + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + +_Vous savez, Madame, vous qui voulez bien m'appeler votre petit-fils, +avec quel affectueux respect j'ose invoquer ici l'amitie que vous me +parlez depuis mon enfance pour mettre sous votre protection ce petit +livre. + +Je vous le dedie parce que votre genie m'est sympathique et parce que +votre bonte m'enhardit et m'attire, en un mot parce que je vous aime. +Comme c'est la premiere fois de ma vie que j'ecris une dedicace, on +m'excusera d'y avoir mis plus de coeur que d'esprit. + +Voila donc pourquoi je vous dedie mes essais, et non par orgueil; j'en +pourrais cependant sentir un bien naturel de mettre ces vers a l'abri +d'un tel nom et sous la sauvegarde d'une amitie qui m'est si chere. + +C'est pourtant un peu par egoisme, c'est-a-dire pour me faire bien +venir de mes lecteurs et de mes lectrices, que je prends la precaution +superflue de me justifier aupres de vous. En sachant que vous m'aimez, +eux qui vous aiment tant, ils m'aimeront peut-etre un peu aussi, et, +vous le savez la sympathie est relative: lorsqu'elle s'adresse a vous, +c'est de l'admiration; en s'adressant a moi, ce sera de l'indulgence. +J'en ai si grand besoin!_ + +PROSPER JOURDAN. + + + + +ROSINE ET ROSETTE + + + I + + Ce chant etait fort long. Il n'a plus qu'une page; + C'est fait. N'y pensons plus. Mais c'est vraiment dommage. + Maintenant n'allez pas, lecteur, le regretter; + Il parait qu'il etait ennuyeux a crier. + On a donc tres-bien fait de l'oter; c'est plus sage. + Mais a ce compte-la, ce n'est pas le premier + Qu'il fallait supprimer, c'etaient les douze ensemble, + Car ils se valent tous a peu pres. Il me semble + Qu'on pourrait comparer ce chapitre defunt, + Sans trop lui faire tort, a la mort de quelqu'un; + Ceux qui restent, ma foi! sont bien les plus a plaindre; + C'est d'eux evidemment qu'il faut avoir pitie. + + Ces pauvres survivants! c'est pour eux qu'il faut craindre. + Leur tendrez-vous la main? Leur avenir entier + Depend de vous, Madame, et de votre amitie. + Soyez-leur indulgente et dites-vous sans cesse, + Quand vous lirez ces vers, enfants de ma paresse, + Que l'auteur est bien jeune et que, le ciel l'aidant, + Il pourra faire mieux quand il sera plus grand. + Tachez d'aller au bout. Ma frayeur est extreme, + Songez donc! la jeunesse a besoin d'un appui. + Soyez le mien, et si deux vers vous ont souri, + Ne les oubliez pas; j'ai besoin que l'on m'aime. + Je pars, sans bien savoir meme ou je vais aller. + Ainsi qu'un oisillon trop prompt a s'envoler + Qui tombe et sur le sol a chaque pas chancelle, + Mon poeme embrouille, jusqu'a son dernier chant + S'en va tout de travers, et ma muse infidele + En se moquant de moi trebuche a chaque instant. + O vous qui me lirez! soyez meilleure qu'elle. + + Cet exorde entendu, je commence. D'abord + Rosine etait comtesse et se respectait fort; + De plus, coquette et veuve a dix-neuf ans. Ensuite, + Dire qu'elle etait bien, c'est ce que vous pensez; + Dire qu'elle etait mieux ne serait pas assez. + Un pied ... comme la main! et la main si petite + Qu'a peine y voyait-on la place d'un baiser; + Des yeux bleus et fonces, des cils longs a friser, + Et des cheveux!... sachez,--pour les dire plus vite,-- + Qu'ils n'etaient bruns ni blonds, avec un reflet tel + Qu'a sa vierge Albeenne en donna Raphael. + + On dit: de Maison d'Albe et j'ecris: Albeenne. + Ce mot-la nous manquait; je merite un fauteuil.-- + Sachez donc qu'un printemps, dans sa villa d'Auteuil, + Notre Contessina s'en fut porter un deuil + D'une tante eloignee et de noblesse ancienne, + Dont vous m'epargnerez de faire l'oraison. + A Paris, dans le monde ou Rosine etait reine, + De temps a autre un deuil est une bonne aubaine; + Le gris est si divers! et le noir si bon ton! + La paleur, aux yeux bleus donne un si doux rayon! + Puis, moitie pour poser la femme qui s'ennuie, + Moitie pour le printemps dont il faut profiter, + Parmi ses frais lilas Rose alla transporter + Ses amoureux, son luxe et sa melancolie. + + + II + + C'est l'heure ou le soleil empourpre l'horizon + De ses derniers reflets. D'un plus tiede rayon, + Tendre comme une etreinte et doux comme un sourire, + A la terre qu'il quitte il semble vouloir dire + Adieu. Telle en sa chambre, une femme, le soir, + Avant de se coucher prolonge sa toilette + Et reste a se peigner, nonchalante et coquette, + Et, le sourire aux dents, s'attarde a son miroir: + Telle, au declin du jour, la nature amoureuse + Se pare et se fait belle aux rayons du couchant + Et devient tout a coup plus tendre et plus reveuse, + Comme fait sa maitresse au depart d'un amant. + + Rien ne dort a cette heure; et pourtant c'est a peine + Si l'on entend la brise au murmure pensif, + Si l'on distingue au loin le bruit d'une fontaine + Qui coule en murmurant sur le marbre massif + Ou le chant des oiseaux regagnant leur couvee. + Quel calme! different de celui de la nuit; + Quel silence joyeux entremele de bruit! + Il semble, a voir ainsi la campagne noyee + Dans ce dernier baiser d'un soleil palissant, + Que les cieux sont plus doux, que l'ombre est plus amie, + La brise plus riante et plus chere la vie + Et que l'amour, lui-meme, en est plus caressant. + + On croirait par moments, quand fremit le feuillage, + Voir des ombres passer en se donnant le bras; + Evoquer leur fantome et deviner l'image + D'un monde d'amoureux qu'on ne soupconnait pas. + + Dante! N'etait-ce pas ton couple au doux murmure + Qui passait tout a l'heure a travers ce massif? + N'etait-ce pas son vol dont la trainante allure + Le faisait frissonner avec un bruit plaintif? + Lovelace sans ame et toi, pale Clarisse, + Est-ce vous qui fuyez en frolant les buissons? + + Il me semblait entendre, a travers leurs chansons + Monter, comme un echo de ton long sacrifice, + Et mourir sur ta levre un soupir de regret, + Pauvre fille! Mon coeur te suivait dans ta peine + Et tandis que ton ombre indecise et sereine + M'apparut, j'ai senti que mon ame pleurait. + Est-ce toi, dis, Manon, immortelle charmeuse? + Est-ce ta voix joyeuse et ton rire moqueur? + Ou vas-tu si legere et si peu soucieuse + De ton indigne amant qui causa ton malheur? + O Werther! est-ce toi, pauvre amie dechiree? + Viens-tu trouver ce soir ta Charlotte adoree + Au premier rendez-vous que son coeur te donnait + Pour ce monde ou tous vont et que nul ne connait? + Est-ce toi qui gemis, o frele Desdemone, + Dont la plainte se mele au chant des rameaux verts? + Helas! ton coeur criait sous le vent des hivers + Comme fait, sous l'orage, un saule qui frissonne. + Telle une algue battue au caprice des mers! + C'est toi, gai Romeo? Cette forme inquiete + Qui se penche a ton bras, est-ce ta Juliette? + Est-ce toi, Marion? Dona Sol, est-ce toi? + Rosine! Camargo! Belcolore au coeur froid! + Repondez, est-ce vous? ou votre chere image + N'est-elle que l'effet d'un bizarre mirage? + Est-ce votre fantome apporte par le vent, + Ainsi qu'aux nuits d'automne un tas de feuille morte, + Que la bise disperse et que l'orage emporte, + Suit l'aquilon qui passe et s'arrete en un champ? + + O qui que vous soyez! visions passageres + Ou fantomes errant dans le jour qui palit, + Qu'il est doux de rever a vos charmants mysteres + Et de sentir en vous notre ame qui fremit! + Mais c'est bien vous; j'entends votre voix qui soupire, + Et vos soupirs sont doux comme un souffle de mai. + Vous passez en silence et je vous vois sourire + Et mon ame ressent jusqu'a votre martyre + Et voltige avec vous dans cet air embaume. + + Ainsi notre ame reve a l'instant solitaire + Ou le soleil souleve, a son heure derniere, + Un coin du voile bleu que vient jeter la nuit, + Comme un ange reveur qui laisse, sur la terre, + Son manteau scintillant trainer derriere lui. + + Raphael! ton pinceau l'avait-il devinee + Cette forme au contour si pur? + Ton esprit l'avait-il entrevue ou revee + Cette tete, qui n'est ni brune ni cendree, + Aux yeux plus profonds que l'azur? + + Lorsque ta Marguerite au seuil de son eglise, + O Faust, apparut a tes yeux, + Vis-tu rien de plus beau que cette femme assise? + Un rayon de soleil dore encor ses cheveux + Que froisse et caresse la brise. + + Arbres deja palis par l'automne au front roux! + Vastes cieux! pensives etoiles! + Qui passez eternels, les yeux fixes sur nous, + Astres muets! Temoins pour qui tout est sans voiles, + Avez-vous rien vu de si doux? + + Qui donc est cette femme? En la voyant assise, + Immobile, troublee, inquiete, les yeux + Vers le sol, on dirait la statue indecise + D'une vierge hesitante ou d'un ange amoureux + Qui lutte encore avant de renoncer aux cieux. + Ce n'est pas la douleur que sa pose rappelle; + Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air inquiet. + Elle ecoute son coeur, et son coeur est muet. + C'est donc une ombre encor? Non, mais qui donc est-elle? + Cette femme est Rosine et, sous ce rayon d'or, + Dans sa melancolie, elle est plus belle encor. + + Elle est charmante ainsi. Ce cadre de verdure + Rehausse encor sa grace et lui sert de parure. + Mais elle n'est pas seule. Assis a quelques pas, + Un jeune homme au front triste et beau la considere + De son regard profond. Il a l'air un peu las; + On devine aisement qu'une pensee amere + A du plisser sa levre indolente: et ses yeux + S'attachent sans relache a celle qu'il supplie, + Comme pour demander ou la mort ou la vie + A ce regard de femme errant et soucieux. + On sent que ce regard le fascine et l'attire. + Rosine, cependant, continue a rever; + Il semble qu'elle ait peur de ce qu'elle va dire. + --Mais lui, d'une voix grave, avec un doux sourire: + Quel silence! Rosine, et qu'en dois-je augurer? + Ces mots que votre bouche hesite a murmurer,-- + Soyez franche,--sont ceux que je tremble d'entendre. + Si je l'ai devine, pourquoi vous en defendre? + Pourquoi rester muette et me laisser au coeur + Un doute, plus cruel encor que sa douleur? + Et surtout.... + + ROSINE. + + Je sais bien ce que vous m'allez dire, + Stello; mais songez donc: vous me forcez ici + D'accepter un amant ou de perdre un ami. + + STELLO. + + Rosine, ecoutez-moi. Pour un homme, le pire + Qui lui puisse arriver quand il est amoureux, + C'est de se voir bercer de ce mot vague et creux + Qui, s'il n'est un mensonge, est encor un blaspheme. + Que me fait l'amitie de la femme que j'aime? + J'aime! C'est dire assez qu'il me faut votre corps, + Vos larmes, vos baisers, votre ame tout entiere! + Et vous allez m'offrir une telle misere? + Appelez vos laquais pour me jeter dehors. + Soyez plus charitable en etant plus altiere. + Avouez-moi plutot que je vous fais horreur + Et que vous m'execrez, que mon amour vous blesse, + Mais ne me plongez pas ce poignard dans le coeur + D'avoir encor pitie de moi dans mon malheur. + + ROSINE. + + Vous me comprenez mal et j'en ai de tristesse, + Failli pleurer, Stello. + + STELLO. + + Maudite ma tendresse + Qui fait naitre une larme en un regard si doux! + O ma reine! Oh! pardon! + + ROSINE, souriant. + + Vous passez a l'extreme; + Ne soyez point trop tendre apres ce grand courroux. + Vous aime-je en ami? Je l'ignore moi-meme. + N'ayant jamais aime, sais-je si je vous aime? + + STELLO. + + Non, vous ne m'aimez pas. + + ROSINE. + + Je le crois comme vous, + C'est vrai. Car je sens bien qu'un jour, s'il se reveille, + Mon coeur, qu'on dit absent, qui, peut-etre, sommeille + En attendant son heure, inondera mes sens + Comme un torrent sans frein qui renverse ou qui brise, + Ou qu'il m'envahira dans une ardente crise + Comme un feu souterrain comprime trop longtemps. + Certes, l'emotion que votre aveu me cause + Est bien loin de cela, pour etre de l'amour, + Mais, ce que vous etiez pour moi jusqu'a ce jour, + Je ne m'en rends pas compte et n'en sais autre chose + Que le vague plaisir que j'avais de vous voir. + Votre voix m'etait douce et j'aimais a l'entendre; + Je vous aimais enfin, a quoi bon m'en defendre? + J'etais heureuse en vous attendant chaque soir. + M'etiez-vous un ami? Vous m'etiez plus, peut-etre, + Et jusqu'ici, Stello, si j'ai, sans le vouloir, + En vous aimant ainsi fait grandir votre espoir, + Vous en avez le droit, vous pouvez meconnaitre + Un tel nom. Mais, du moins, laissez-moi regretter + De ne point avoir su vous le faire accepter. + + Ainsi dans le grand parc desert, sous la ramure, + Leurs voix s'entremelaient comme un faible murmure; + Tous deux parlaient encore,--il faisait deja nuit,-- + Oubliant le destin devant cette nature, + Temoin de leur tristesse. Et quand Stello partit, + Son front cherchait en vain la fraicheur passagere; + Il marchait au hasard et d'un pas inegal. + Une larme brulante errait sous sa paupiere; + Il emportait au coeur une blessure amere. + + La comtesse en pleura, dit-on, jusqu'a son bal. + + + III + + Si vous avez connu la mine la plus fiere, + Le bras le plus vaillant et le plus noble coeur, + Le coeur le plus aimant qui fut jamais sur terre, + Vous connaissez Stello. Libertin et reveur, + Tenace comme un roc et doux comme une fille, + Il avait les defauts d'un bon fils de famille + Et ce rare bonheur de compter a la fois + Les solides vertus des heros d'autrefois. + Il avait de bonne heure appris l'experience, + Son pere, Dieu merci! l'ayant, des son enfance, + Laisse maitre de lui comme on l'est a vingt ans; + Ce qui fit qu'il connut la vie avant le temps. + + Avec ses vingt-deux ans, il pensait comme a trente + Et s'ennuyait de tout sans que rien le tourmente, + Jusqu'a ce que son coeur se fit prendre un beau jour + A ce jeu si cruel et si vieux de l'amour. + Au reste, sa fortune egalait sa noblesse. + Rien ne vint donc, durant le cours de sa jeunesse, + Entraver sa nature ou gener son instinct; + Il grandit librement, au gre de son destin. + Ce qu'il etait reste Dieu l'avait voulu faire. + Tel il etait sorti du ventre de sa mere, + Tel nous le retrouvons au jour de ce recit. + --Et ce qu'il en advint depuis lors, le voici: + + Avec de pareils dons que lui fit la nature, + Je vous laisse a penser,--sans compter sa figure,-- + Si Stello dans le monde eut bientot des amis. + Heureusement pour lui, la chose la plus sure, + Il savait qu'ici-bas, c'est le pouvoir acquis + Sur soi-meme, et depuis qu'il marchait dans la vie, + Il avait assez vu comme le monde oublie + Pour s'en faire une regle, et faisait peu de cas + De tout ce qui n'etait ni son coeur, ni son bras. + + Pourtant, depuis trois mois qu'il connaissait Rosine, + Ceux qui voyaient Stello le trouvaient bien change. + Il avait doucement senti dans sa poitrine + Grandir un sentiment qui l'avait domine. + Ce n'etait plus alors cet enfant debauche + Que les fous de son bord se vantaient de connaitre; + Ce n'etait pas non plus,--tant l'amour nous penetre! + Le Stello d'autrefois incredule et lasse. + Tout le monde savait qu'il aimait la comtesse. + Aussi bien savait-on, a cette enchanteresse + Sous sa gorge de marbre un coeur non moins marbre. + Ses amis, les meilleurs, l'en avaient detourne; + Mais, soit que ce grand coeur eut trouve sa faiblesse, + Soit qu'il y vit du sort un ordre imperieux, + Il garda sa chimere et ne l'aima que mieux. + + C'est une chose etrange et bien inexplicable + Que ce bizarre aimant qui, d'un etre vivant, + Fait l'ombre d'une femme et, comme dans la fable, + Attelle au meme joug un couple different. + + Quel mystere inoui, quel sort inexorable + Jette au hasard deux coeurs dans un meme courant? + Quel est l'esprit boiteux qui fait ces injustices? + Est-ce un mauvais genie, ami des malefices, + S'acharnant a ce jeu de mortelles douleurs? + Si le dieu, qui, du moins, preside a ces caprices, + Daignait, dans ses cruels et laches sacrifices, + Ne se faire immoler que de vulgaires coeurs! + Encor si sa fatale et maudite puissance, + Sans chercher ici-bas les fronts qu'elle a marques, + Se contentait de prendre avec indifference, + Aussi bien ceux qui n'ont noblesse de naissance + Ni noblesse de coeur, pour ses festins blases! + Mais non.... Il semble meme, o misere inouie! + Que les predestines a cette mort sans fin + Portent une aureole et que, dans cette vie, + Un ange les reprend quand la mort les oublie. + --Envoye de malheur!--c'est l'eternel destin, + Helas!--Le feu du ciel, ne des fureurs sublimes, + N'a menace jamais que les plus hautes cimes; + Plus l'arbre est eleve, plus il craint l'aquilon. + La douleur est sur terre et choisit ses victimes + Parmi ceux dont le sceau du genie est au front. + + Ils avaient donc raison, tous, avec leur morale. + Et notre fier Stello, malgre son beau front pale, + Sa belle ame et son nom, partait, le coeur brise. + On pretend qu'il avait jure d'etre venge. + Quoi qu'il en soit, deux jours apres cette soiree + Qui decida son sort,--la derniere pour lui,-- + De laquelle il sortit l'ame desesperee, + Seul desormais, errant au hasard dans la nuit, + Stello quittait Paris. + + + IV + + Qui sait ce que peut faire + De ravage sans borne et de taches sans nom, + Dans un coeur vierge encor, plein d'un amour profond, + Le souvenir mortel d'une horrible misere? + Qui sait dans quelle nuit, dans quel abime obscur + Va se perdre a jamais une ame desolee? + Qui sait quel lupanar,--qui sait quel antre impur + Attend le desespoir au sortir d'une allee + Pour lui souffler au corps une vengeance usee? + Qui connaitra jamais de quel rude sillon + Se creuse un coeur atteint d'une telle torture + Et quel venin terrible en greffe la morsure + Sur le coeur le plus noble ou le plus noble front? + Qui connaitra jamais,--quand l'amour le renie,-- + Ou va le malheureux, en se frappant le coeur, + Prostituer l'amour dont il faisait sa vie + Et, blasphemant son Dieu, son ame et son genie, + Rire lugubrement de sa propre douleur? + L'amour, le grand amour est ce baume supreme + Qu'a ses derniers soupirs on verse au moribond: + Il va mordre en plein coeur cette chair deja bleme, + L'homme peut naitre encor de sa souffrance meme, + Mais s'il succombe, alors le baume le corrompt. + + + V + + La lune etait limpide; Alger, la blanche ville, + Depuis longtemps deja dormait profondement; + Et depuis la _Casbah_ jusqu'a la mer tranquille + On n'eut pas entendu le mulet d'un Kabile, + Ni vu glisser aux murs le manteau d'un amant. + La nuit splendide et calme etalait ses etoiles + Sur sa coupe d'azur: ou eut dit qu'au ciel bleu, + Par ces milliers de trous dans les plis de ces voiles, + La terre eut entrevu les domaines de Dieu. + La rue etait sans bruit. La plage solitaire, + Sous l'ecume d'argent que fait la vague arriere, + Bercait dans les echos son chant triste et reveur. + Pas un oiseau de nuit sur le rivage en pleur! + Nulle voix n'animait la muette mosquee. + Pas meme un frolement de Mauresque masquee + Gagnant quelque ruelle etroite et desertee: + Le port semblait une ombre et la ville un tombeau. + + Cependant, a travers le murmure de l'eau + Se melait par moments, pour l'oreille attentive, + Un plus etrange accent que la brise plaintive + Qui, sur ces bords, le soir, incline l'oranger; + Plus sourd que le fracas des lames sur la greve + Et pareil a ces cris que l'on n'entend qu'en reve + Dans les folles terreurs d'un sommeil mensonger. + + On eut dit comme un choeur de voix incoherentes, + Comme un lointain concert de plaintes discordantes + Ou des eclats de rire etouffaient des sanglots; + Dont le vent emportait les notes turbulentes + Et qu'un echo mourant apportait par lambeaux. + Parfois tout se taisait. D'une voix plus egale, + Qu'on entendait a peine, une femme chantait + Quelque libre refrain que la bande ecoutait. + Puis le choeur reprenait sa folle bacchanale + Comme fait, dans la nuit, une troupe infernale + Qui tantot meurt dans l'ombre et qui tantot renait. + + Six mois sont ecoules. Du passe, plus de trace + Qu'un chant mysterieux dans les echos plaintifs. + C'est une nuit d'orgie a se voiler la face; + Le vin repand l'ivresse et les amours lascifs. + + STELLO. + + Qui parle du passe? La peste du trappiste + Qui vient gemir ici!--Georgette, mon cher coeur, + Tu me laisses mourir de soif.--Maudit chanteur! + C'est a lui qu'est la faute avec sa chanson, triste + Comme un souper sans femme.--Au diable l'aubergiste!-- + Heureux celui qui dort quand il est gris! D'honneur, + Quiconque a le vin triste est un mechant buveur. + Hors d'ici les regrets et la melancolie! + Je veux boire ce soir a tout ce qui s'oublie, + Aux filles, au bon vin, a l'homme, au monde entier! + --A la litterature!--A la gendarmerie! + Boirons-nous a l'amour? Mais l'amour fait pitie; + On abuse du mot, c'est une maladie. + A la sante de ceux qui croyaient a l'amour! + + (Il chante avec le choeur et s'accompagne on faisant sonner + sa bourse dans sa main.) + + Non! Non! + Non! Non! + Voila ce qu'aime Margot! + + Par Bacchus ivre-mort! c'est une pauvre espece + Que ces malheureux-la qui s'en vont nuit et jour + Dans le creux des echos declamant leur tristesse. + L'amour, meme au theatre, est un moyen use. + D'abord c'est melodrame... + + GEORGETTE, elevant son verre. + + A toi, mon adore! + + STELLO. + + Ma belle, cela vaut un baiser....--Que je meure + Si je n'ai pas vide dix flacons tout a l'heure! + Ventre et boyaux! jamais je n'eus tant de gaite. + Les murs sont a l'envers ... ha! ha! la belle danse! + Vous avez tous la tete en bas ... les pieds en l'air.... + Morbleu! c'est evident, je sais ce que j'avance; + Le premier qui dira que je n'y vois pas clair...-- + Dieu! que j'ai soif!... Messieurs, je bois a l'hymenee! + Je deviens vertueux quand il est si matin. + _Ma, corpo di Baccho!_ mon verre est encor plein? + (Il boit.) + A boire!... j'ai dans l'ame une joie insensee.... + Decidement, l'homme est un piteux mannequin....-- + Que je voudrais avoir le ventre de Silene! + Je boirais un tonneau, ce soir, tout d'une haleine.-- + Georgette ... je suis gris, mon coeur, en verite! + Au diable les soupirs!...--Vive la volupte! + Du vin! je meurs de soif.--Allons, la courtisane, + Chante-nous le refrain d'une chanson profane; + Chante nos vins de France et nos amours perdus! + Les seins nus, et debout! seule, au milieu du groupe! + Silence! La bacchante a tordu ses bras nus; + Sa levre brille encor des rubis de la coupe. + + CHANSON DE GEORGETTE. + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vivent la table et la beaute! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai, hors la volupte! + + Vive l'amour des courtisanes! + L'amour qui s'obtient sans effort. + Vivent les yeux de ces sultanes, + Les baisers sur les ottomanes + Quand le vin ruisselle avec l'or! + + Malheur aux femmes de ce monde! + Honte a ces begueules sans coeur! + Leur metier de vertu profonde + Est encor cent fois plus immonde + Que notre metier d'impudeur. + + A nous leurs maris et leurs freres! + Nous autres, les filles sans nom, + Nos caleches sont plus legeres; + Et leurs fils boivent dans nos verres + Pour nous venger de leur affront. + + Vive la clarte des bougies! + Vivent la debauche et le bruit! + Comme les levres sont rougies! + Les yeux palis par les orgies + Ne brillent plus qu'apres minuit. + + D'ailleurs, nous sommes les plus belles, + Et, partout, c'est nous qui tronons; + C'est pour nous qu'ils sont infideles, + Mais ils ne valent pas mieux qu'elles, + Ces beaux fils que nous ruinons. + + Oui, votre sottise est etrange, + Car vous nous faites les yeux doux + Et nous meprisez en echange; + Mais vous nous trainez dans la fange + Sans pouvoir vous passer de nous. + + A nous vos jeunesses rendues, + Vos bijoux, vos chevaux de prix, + Vos amours, vos santes perdues! + A nous, a nous, filles vendues! + Pour nous venger de vos mepris. + + Vive l'atmosphere etouffante + Qui se repand dans un festin! + Puisque c'est le vin que je chante; + Plus la chaleur est accablante, + Meilleur encore en est le vin! + + Vive le vin! les nuits d'ivresse! + Vive la table et la beaute! + Vrai Dieu! la vie enchanteresse + C'est le plaisir et la paresse! + Rien n'est vrai hors la volupte! + + LE CHOEUR. + + Ta chanson a menti, Georgette. + C'est immoral! + + GEORGETTE. + + Dieu! qu'il est bete! + Allez au diable! + + LE CHOEUR. + + Au diable? bon, + J'y suis. Le trajet n'est pas long. + Vive Dieu! l'enfer est en fete. + Ma foi! le bourgogne a du bon, + Ma voisine dort comme un plomb, + Tout ce vin me porte a la tete. + Vivent le diable et le macon! + Vive Georgette!... et sa chanson! + Georgette a lu de mauvais livres! + L'auteur! + + STELLO. + + C'est moi!... vous etes ivres. + + (Il roule de sa chaise.) + + LE CHOEUR. + + Hurrah!--he!--hola!--ho!--bravo! + Silence!... en triomphe Stello! + Il faut le coucher sur la table. + Parle donc!... as-tu soif?... Que diable! + Il ne fait pas un mouvement. + Salut! c'est le roi de la fete! + Monte a cote du roi, Georgette, + Et verse a boire a ton amant. + + Telle dans la campagne, a cette heure attardee, + L'orgie osait troubler le silence des bois. + La maison d'ou partaient ces cris et cette voix, + Etait celle ou Stello, cette meme soiree, + Sur la fin d'un souper se trouvait ivre-mort. + Ainsi que l'avait dit un ami charitable, + Sans qu'il put dire un mot, ni faire un seul effort, + On l'avait de son long etendu sur la table + Ou le seigneur du lieu tronait, sans sourciller, + Les pieds dans les debris d'un salmis de faisane + Tandis qu'un jambon d'York lui servait d'oreiller. + Aupres de lui debout, la belle courtisane, + Georgette, la bacchante au front echevele, + La levre en feu, les yeux brillants de volupte, + Laissant voir son beau sein qui s'abaisse et qui monte, + Ivre de bruit, de vin, de plaisir et de honte, + Achevant le refrain qu'elle avait commence, + Lui versait de son haut un flacon sur la tete. + Cependant qu'autour d'eux le reste de la fete, + Sans cesse redoublant son tapage effrene, + Avec des cris de joie, au comble de l'ivresse, + Dansait, criait, hurlait, et dans son allegresse, + Pres de tomber aussi, semblait plus acharne. + + Stello, lui, l'oeil eteint, le visage livide, + Ses cheveux inondes et colles par le vin, + Son beau col debraille dans sa chemise humide, + Plus pale que jamais sous la clarte morbide + Des lustres que deja palissait le matin, + Laissait pendre ses bras comme une masse inerte. + + Ah! si Rosine alors, par une porte ouverte, + Avait pu contempler ce spectacle navrant! + Devant cette misere et cet abaissement, + Devant ce regard morne et cette indifference; + En songeant qu'elle avait d'une vaine esperance + Berce ce coeur qu'ensuite elle avait dechire; + En songeant qu'elle seule avait desespere + Celui qui cherchait la l'oubli de sa souffrance + Et qu'a peine, aujourd'hui, son oeil reconnaitrait; + En retrouvant ainsi cette riche nature + Ou la pale Debauche imprimait sa souillure, + Aurait-elle pleure de ce qu'elle avait fait? + + + VI + + Depuis tantot six mois qu'il menait cette vie, + Cherchant en vain l'oubli qu'il ne pouvait trouver, + Apres avoir couru par toute l'Italie, + Suivi du train royal d'un prince qui s'ennuie, + Un soir notre heros debarqua dans Alger. + Son luxe pouvait seul egaler sa folie, + Et, pour le coup, Stello se ruinait bel et bien. + Les faciles amis qu'il trainait a sa suite + Prevoyaient, sans aller ni plus loin ni plus vite, + Que leur hote, en deux ans, mangerait tout son bien. + Lui-meme il le savait et glissait de plus belle + Sur la pente fatale ou nous pousse l'ennui. + + Il disait seulement,--sa ruine vint-elle,-- + Qu'il partirait avant qu'on n'en sut la nouvelle, + Et qu'on n'entendrait plus, des lors, parler de lui. + Pour le moment Stello, sans souci de la vie, + Menait un train de prince en son chateau d'_Hydra_. + C'est la que nous l'avons, par une nuit d'orgie, + Retrouve, s'affolant en noble compagnie, + Fort epris de Georgette et gris comme un soldat. + + O dedale du coeur, labyrinthe plein d'ombre! + Mystere de l'amour,--o palais!--o decombre! + Qui de nous a jamais sonde ta profondeur? + Ceux qui l'ont voulu faire en sont morts de douleur + Sans avoir vu la fin de tes detours sans nombre. + Si basse est donc ta voute et ton chemin si sombre + Que, parmi tant de fronts que ton air a fletris, + Les plus hautains soient ceux qui sont les plus meurtris? + Est-il vrai qu'ici-bas il n'est de grands poetes + Que ceux qui n'ont chante dans leur divin concert + Et pleure dans le vent de leurs nuits inquietes + Que leurs sanglots reels et que leurs propres fetes, + Et que l'on n'est si grand que pour avoir souffert? + Se peut-il donc, mon Dieu, que l'amour d'une femme + Une misere, un rien, un caprice ecoute, + Jette, ainsi qu'une tete au tranchant d'une lame, + Notre coeur dans la boue et qu'il creuse en notre ame + Une plaie ou se va perdant l'eternite? + + Ce pale libertin, ce masque a l'oeil stupide + Qui regarde sans voir, ce fantome livide, + Ce cadavre vivant, le reconnaissez-vous? + Ce ne peut etre lui.... C'est un autre.... Il se leve: + Non, ce n'est point Stello qui gisait la-dessous. + C'est une ombre sans os, comme on en voit en reve. + Mieux vaudrait, si c'est lui, l'avoir perce d'un glaive + Et jete ses lambeaux aux fanges des egouts. + Circe se vanterait de sa metamorphose! + Ce ne peut etre lui. C'est une horrible chose, + Cependant, que de voir un aussi jeune front + Pale et deja courbe sous cet immonde affront. + + C'etait pourtant bien lui, cet enfant qui, la veille, + Capable de tout bien comme de tout honneur, + Osait parler d'amour et croyait au bonheur. + Telle on voit, dans les champs, une feconde treille + S'embellir, appuyee au flanc d'un chene altier: + Mais un jour l'arbre tombe, et la vigne, en souffrance, + Ployant sous le fardeau de sa propre abondance, + Se mele dans la boue aux pierres du sentier. + + Tant qu'il avait garde quelque faible esperance + D'etre aime de Rosine, il sentait cet amour + Vivre dans sa poitrine et grandir en son ame, + Et, comme un acier pur s'endurcit a la flamme, + Sa nature, en aimant, s'elevait chaque jour; + Mais, une fois ce charme arrache de sa vie, + Une fois qu'il eut vu la derniere lueur + Qui lui montrait le ciel, s'eteindre dans son coeur, + Alors il lui sembla, dans sa fierte meurtrie, + Que ce monde, apres tout, n'est qu'une comedie + Infame et desolante, et que c'est un malheur + Pour tout homme, ici-bas, d'etre un homme d'honneur. + Lors, mesurant l'abime, il comprit sa detresse; + Et son coeur retomba d'autant plus desole + Qu'il s'etait eleve plus haut dans sa tendresse + Pour suivre en souriant son fantome envole. + C'est ainsi que l'on voit, dans le soir etoile, + Un nuage qui passe emprunter un visage + Dont notre oeil se complait a suivre le mirage; + Et qu'enfin, quand la brise en disperse l'image, + Reveille tout a coup de ce reve enchante, + Notre coeur se debat dans la realite. + Grandi par son amour, c'est par lui qu'il s'abaisse! + Plus vaillant fut Stello, plus morne est sa faiblesse! + Tout ce qui l'eut fait grand se tourne contre lui, + Et c'est son propre coeur qui le tue aujourd'hui. + + C'etait bien lui. Son coeur tressaillait en lui-meme. + En vain il refoulait, par un effort supreme, + Ses larmes et ses cris et sa folle douleur; + En vain il affectait une froide ironie; + En vain dans la debauche il consumait sa vie; + En vain, pour le tuer, il reniait son coeur: + Son coeur n'etait pas mort! Grandi par sa souffrance, + Pendant les nuits d'ivresse et de pales exces, + Sous son masque impassible il pleurait en silence. + Mais, sitot qu'il sortait de son sommeil epais, + Stello sentait en lui sa terrible morsure, + Et, plus vivace encore apres sa fletrissure, + De son ancien amour l'eternelle torture + Se reveillait alors, plus rude que jamais. + + Quelquefois, cependant, sa puissante nature + Reprenait le dessus. Il redevenait lui. + Alors il se disait qu'ici-bas rien ne dure, + Et, se trouvant plus calme, il croyait a l'oubli. + Ces jours-la, fatigue de sa derniere orgie, + Las de son monde et las de sa banale vie, + Pour errer librement et rever sans temoin + Il partait a cheval et s'en allait au loin, + Marchant a l'aventure et, laissant sa pensee + Lui retracer tout bas sa jeunesse effacee, + Conduit par son murmure et berce par son chant. + Souvenirs qui vivez dans notre ame endormie, + Charme mysterieux! votre melancolie, + D'ou vient-elle? et que veut son murmure enivrant? + + Par un de ces jours-la, seul, comme a l'ordinaire, + Stello longeait la mer et se laissait aller + A ce calme complet ou la nature entiere, + Sous ces ardents climats, semble se devoiler. + C'etait en plein automne. On eut dit que la terre + Eut cache, ce jour-la, le soleil dans son flanc, + Tant le ciel etait tiede et le jour caressant! + Il s'enivrait. Pour lui c'etait un nouveau monde + Que ses yeux saluaient pour la premiere fois. + Tout s'etait efface: ses reves d'autrefois, + Sa fievre, ses sanglots, sa misere profonde. + Tout, jusqu'a son amour, jusqu'a l'ivresse immonde, + Jusqu'a son nom, jusqu'a ses yeux, jusqu'a sa voix. + Son coeur etait vivant! Il sentait sa jeunesse + Se soulever en lui sous le souffle divin + Qui passait dans son ame, et, comme une ombre epaisse, + Les cendres du passe s'envoler de son sein. + Son coeur etait vivant! Il aimait la nature. + Il se bercait au chant de l'onde qui murmure + Et comprenait le monde on regardant les cieux. + Il lui semblait entendre une voix inconnue + Dont le timbre, dans l'air, chantait sa bienvenue + Et volait sur ses pas, oiseau mysterieux. + Son coeur etait vivant! + + Quand il vit la campagne + Se teindre a l'horizon de la paleur du soir, + Quand il vit le soleil pencher sur la montagne + Qui se dressait deja comme un fantome noir, + Alors il s'apercut qu'une grande distance + Le separait d'Alger qu'il ne pouvait plus voir. + Nul bruit au loin. Le flot troublait seul le silence. + Il tourna son cheval pour mieux s'orienter + Et vit, dans un rayon lointain, se dessiner + _Sidi-Ferruch_, ainsi qu'un fil sur la mer bleue; + Il tourna derechef et gravit le coteau: + Le _Tombeau de la Reine_ au loin; a droite l'eau; + A gauche, _Coleah la Sainte_; un quart de lieue + Le separait alors de ce fond sans pareil + Ou s'endort _Bou-Smael_ au couchant du soleil. + + Stello prit le parti d'y coucher a l'auberge. + Un quart d'heure plus tard il etait attable + _Hotel de la Panthere_, aspirant l'air sale + Que fraichissait le soir et qu'exhalait la berge. + + En face, a la fenetre, une enfant de seize ans + Le regardait diner. Elle etait blonde et blanche: + Blonde,--comme Rosine,--ayant ses traits charmants, + Appuyant sur sa main sa tete qui se penche + Et laissant son travail pendre sur ses genoux, + Reveuse dans sa pose et comme subjuguee, + Elle considerait Stello d'un oeil si doux + Qu'il n'est douceur au monde a s'en faire une idee. + Raphael l'eut concue et Greuze l'a revee. + Quel mystere insondable elle avait dans les yeux! + Dans le pays, chacun se la rappelle encore, + Moins doux que ses regards sont les feux de l'aurore; + Moins profonde est la mer et moins purs sont les cieux. + --Providence ou hasard,--quel destin, sur ces plages + Reservait cette perle au souffle des orages? + Au village on disait qu'elle riait toujours + Et qu'un ange habitait son ame. De nos jours + Il faut aller si loin trouver telle sornette! + Quoi qu'il en soit, un ange a de moins purs contours. + Du nom comme des traits, ressemblance complete: + Elle se nommait Rose: on l'appelait Rosette. + + Quand la Fatalite nous trace le chemin, + Insense qui s'agite et croit fuir son destin. + + Rose le contemplait toujours, tendre et plus belle. + Pourquoi ce long regard attache sur le sien? + Pourquoi cette rougeur sur ce front de pucelle? + Pourquoi ce flot d'amour qui bouillonnait en elle + Alors que cette enfant meme n'en savait rien? + Qui l'approfondira, cet eternel mystere? + Chaine d'anneaux perdus qu'on retrouve plus tard + Pele-mele enlaces, renoues au hasard + Pour se briser encore.--Et quelle chaine amere, + Qui brise, en se rompant, les coeurs qu'elle resserre! + Le fait est que Stello palit horriblement + Lorsqu'en levant les yeux il vit ce front charmant, + Se croyant le jouet de quelque mauvais ange. + Leurs yeux s'etaient croises d'un si rapide echange + Que son verre faillit echapper de sa main. + Mais lui, se reprenant, d'un mouvement soudain, + Il le vida d'un trait avec un rire etrange. + + Tous deux s'etaient aimes quand revint le matin. + + + VII + + Ou sont-ils?--_Le Meandre_ est parti pour la France. + Le flot, de son sillage a garde la nuance + Dont la nacre s'efface. On peut encor le voir + Au tournant des rochers. "Adieu climats etranges + Ou j'ai souffert! Adieu golfe aux mourantes franges + Que l'aube diamante et qu'argente le soir! + Je ne vous verrai plus, beaux lieux de ma souffrance, + Bords temoins de ma honte et de mon desespoir." + ... Il glisse, il fuit toujours. L'onde qui le balance + N'a jamais au soleil etale plus d'azur. + Adieu!--Stello!--Rosette!--Esperance! Esperance! + + Enfants! la vie est longue et l'horizon si pur. + + L'horizon peut trahir et la mort nous surprendre. + + Sur la proue appuyes, seuls et silencieux, + Deux jeunes gens sondaient cette mer et ces cieux + Qu'ils quittaient pour jamais, ne pouvant se defendre + D'une tristesse eparse a travers leur bonheur. + Les passagers, voyant deux ames tant unies, + Se racontaient tout bas qu'apres mille folies + De debauche et de luxe, _il_ s'etait pris de coeur + Pour _elle_ qu'il avait enlevee et ravie, + Et qu'il s'en revenait avec elle a Paris + Pour fuir les lieux temoins de son ancienne vie, + De ses jours sans ardeur plus pales que ses nuits. + + + VIII + + Par quels detours secrets le hasard qui nous mene + Ne peut-il nous conduire a son but ignore? + Par quel fatal pouvoir l'homme est-il condamne + A suivre malgre lui le destin qui l'entraine? + Tel recherche la mort qui ne la trouve pas. + Tel autre la redoute et s'attache a la vie + Qui, laissant a moitie sa tache inaccomplie, + Plein d'espoir et d'amour, vole vers le trepas. + Spectre aveugle, o Destin! ce monde est ton esclave. + Insense qui te fuit! Malheur a qui te brave! + O vieillard entete qui nous tiens dans la main; + Quel grief as-tu donc contre le genre humain + Pour que le Tout-Puissant, protegeant ta vengeance, + Ait pu l'abandonner a ta lache puissance? + + O Muse! prends le deuil! pars et retiens tes chants + Loin de ces souvenirs que ma plume souleve. + Mon ame se reporte a de cruels instants. + Triste recit, pourquoi faut-il que je t'acheve? + Pour mes vers desormais il n'est plus de printemps; + Ni les parfums du soir, ni les bruits de la greve + Ne se meleront plus a mes tristes accents. + + Jeunes, libres tous deux, souriant a la vie, + Rosette et son amant s'aimaient a la folie, + Et tenaient leurs amours pour uniques soucis, + S'inquietant fort peu du reste; et l'habitude + Qu'avait prise Stello, des qu'il fut a Paris, + De n'amener chez lui pas un de ses amis, + Fit que rien ne troublait leur chere solitude. + Ils vivaient donc heureux autant qu'il est permis. + + Mais combien ce bonheur fut de courte duree! + Comme ils etaient comptes ces beaux jours! Destinee! + Destinee impassible! Oh! sombre lendemain + Que suspendait sur eux ton immuable main! + N'as-tu donc dans le coeur de pitie ni de honte + Qui te puisse emouvoir? Et n'est-il ici-bas + Nul qui puisse esperer, en te tendant les bras, + Que sa priere, au moins, te peut rendre moins prompte? + + Or quoi qu'il l'eut voulu, Stello ne pouvait pas + Fuir le monde, et partant, y faisait bonne mine, + Engage qu'il etait par son ancien eclat. + Le bruit de son retour fut, comme on l'imagine, + Un grand evenement dont tout Paris parla. + On medit bien un peu, mon lecteur le devine, + Cependant tout etait pour le mieux jusque-la. + Mais helas! quel bonheur jamais ne s'envola? + Insenses qu'ils etaient!--Ah! fremissez, madame! + Fremissez, car ce conte, ici, se change en drame. + Ma plume, en ce moment, hesite a retracer + Le simple et froid recit d'aussi penibles choses. + Helas! o ma lectrice, otez vos habits roses! + O ma lectrice, helas! vos beaux yeux vont pleurer. + + Les amis de Stello, qui voyaient la comtesse, + N'avaient garde,--on s'en doute un peu,--de lui cacher + Ni comment il vivait, ni combien sa maitresse + Lui ressemblait. C'etait, dit-on, a s'y tromper + Jusques a les confondre et dire: _Les deux Roses._ + A force d'en parler on fit tant et si bien + Que le hasard, habile en ces sortes de choses, + Les fit se rencontrer au Theatre Italien. + + O Sphinx! entre les sphinx, impossible a comprendre! + En retrouvant celui qu'elle avait desole, + Assis en face d'elle aupres d'une autre femme, + En le voyant heureux, et le sachant aime, + Rosine, dans son coeur, sentit comme une lame + Dont le contact mortel, en dechirant son ame, + Lui fit comprendre alors que _lui_ s'etait venge. + Et celle dont la bouche avait ete muette, + Celle qui, froidement, avait brise ce coeur + Et s'etait fait un jeu d'une atroce douleur, + Ressentit a son tour cette fievre inquiete + Dont il avait souffert, et se prit a l'aimer. + + + IX + + Que faire au bal masque si ce n'est d'y flaner, + Quand on est amoureux et qu'on sait que sa mie + Ne s'y doit point trouver? Lecteur, je vous supplie, + Lorsqu'on la sait chez elle et qu'on y doit aller, + Que faire en attendant sinon que d'y flaner? + Stello pensait ainsi. Revant a sa maitresse + Et contraint d'etre au bal, il flanait de son mieux, + Par-ci par-la mettant un nom sur une tresse, + Et s'amusait de voir passer devant ses yeux + Ce cortege dansant et d'ecouter sans cesse + Le gai bourdonnement de cet essaim joyeux. + Il restait donc perdu dans cette reverie + Ou ce flot paillete de rire et de folie, + De soie et de velours l'enfoncait pas a pas; + Suivant ce reve ami sans en chercher la cause, + Lorsqu'il en fut tire par un domino rose + Qui, prononcant son nom et lui prenant le bras, + L'entraina dans le bal en lui parlant tout bas. + + A l'azur de ses yeux pleins d'ombre et de tendresse, + Stello croyait avoir reconnu sa maitresse. + Il etait bien un peu surpris de la voir la, + A cette heure, tandis qu'il la croyait chez elle; + Peut-etre aussi ... vexe qu'on le crut infidele: + Mais quel mal un amant peut-il voir a cela? + Il est vrai que Rosette etait peu coutumiere + Du fait; mais une nuit, mauvaise conseillere, + Avait pu lui souffler au coeur quelque soupcon. + Donc, a n'en pas douter, c'etait elle. La chose, + Au reste, etait d'autant plus probable que Rose + Connaissait quelque peu le maitre de maison. + + A propos de cela, madame, il faut vous dire + --Ce qui fut fait deja, si je savais ecrire,-- + Qu'entre ces deux beautes, dont il est question, + La seule difference apparente et tranchee + Etait un signe noir gros comme un grain de plomb + Dont Rosette portait la main gauche marquee. + + Or donc, il arriva ce que vous prevoyez: + Qu'un gant trompa Stello; qu'a force de tendresse, + De ruse feminine et de regards noyes, + De desir et d'amour, cette autre enchanteresse + Eut raison du jeune homme ... et qu'il etait trop tard, + En un mot, quand Stello reconnut la comtesse. + En vain eut-il voulu maudire le hasard; + Sa bouche ne pouvait mentir a sa pensee; + Tout son amour passe lui refluait au coeur, + Envahissant soudain sa poitrine oppressee, + Sans qu'il en put maudire ou dominer l'ardeur. + O chaste amante! et toi, pauvre Rose endormie, + Helas! dans cet instant ou se jouait ta vie, + Pendant que ton Stello mourait entre des bras + Qui n'etaient pas les tiens, tu ne t'eveillas pas! + + + X + + Voila notre amoureux avec ses deux maitresses + Pareilles en tous points; d'un aussi tendre amour + Les aimant toutes deux et croyant sans detour + Rester loyal, tout en partageant ses caresses. + Vainement cherchait-il a se persuader + Qu'il ne devait point vivre en cette double ivresse; + Lui-meme il condamnait sa coupable faiblesse + Et ne pouvait pourtant se resoudre a quitter + L'une ou l'autre des deux et, rien que d'y songer, + Il etait pris soudain d'une telle tristesse + Qu'il se sentait palir et le coeur lui manquer. + Aux genoux de Rosine il se jurait dans l'ame + Que son coeur, malgre lui, n'aimait que cette femme + Et faisait le serment,--pauvres serments d'amours!-- + De ne plus voir jamais Rosette de ses jours. + Mais quand, la nuit venue, il revoyait Rosette, + Honteux et repentant, il s'avouait tout bas + Qu'elle seule regnait sur son ame inquiete, + Et, sincere toujours, lui jurait sur sa tete + Qu'il n'avait, de sa vie, aime que dans ses bras. + + Quoi qu'il en soit, flottant de l'une a l'autre amie, + Notre amoureux menait une assez douce vie + Et se trouvait si bien dans ce tendre embarras + Que, soit pour conserver sa chere inquietude, + Soit par oubli, faiblesse ou par incertitude, + Soit pour toute autre chose, il ne s'en sortait pas. + + + XI + + Qu'a-t-elle donc, Rosette? Une vague tristesse, + Comme un pressentiment a travers son bonheur, + Vient noyer son regard et donne a sa tendresse + Je ne sais quel accent de furtive langueur. + Tu souffres.... Par moments ta voix entrecoupee + Trahit le battement de ton coeur inquiet. + Ton front moite est brulant et ton sommeil distrait + Souleve a chaque instant ta poitrine oppressee. + Pourquoi t'eveilles-tu soudain, les yeux en pleurs? + Qu'as-tu donc a pleurer? Pourquoi ton beau sourire + Est-il d'une tristesse impossible a decrire? + Quel est-il donc, enfant, ce mal dont tu te meurs? + Il t'aime, lui, pourtant; et ton ame est ravie + Au seul bruit de ses pas. Son amour est ta vie; + Il t'a dit ce matin qu'il ne vit que pour toi. + Deja dans ton amour as-tu perdu ta foi? + Pleure donc, pauvre fille, et soulage ton ame! + Laisse-la deborder, cette amere douleur + Si grande qu'elle n'a d'egal que ton malheur! + Elle te vient du jour ou tu vis cette femme. + Cette comtesse, il l'aime et ton coeur te l'a dit; + Et tes yeux ont compris, a son mortel silence, + Le secret de sa vie; et cette ressemblance + T'a fait connaitre aussi le mal qui te poursuit. + + Mais Rosine, elle aussi, souffrait d'un mal etrange + Et, malgre ses serments, en femme qu'elle etait, + Devinait par instinct que Stello la trompait. + Elle eut voulu pouvoir, en se donnant le change, + Calmer sa jalousie et croire en son amant; + Mais lorsque ce serpent, s'enroulant dans notre ame, + Nous laisse au coeur son dard aigu comme une lame, + Rien n'en peut arreter l'aiguillon dechirant. + + Un soir elle insista pour qu'il vint avec elle + Entendre, aux Italiens, le _Don Juan_ de Mozart. + Le jeune homme accepta, souriant du hasard. + Il comparait la piece a la scene reelle + Qu'il jouait chaque jour; il ne soupconnait pas + Que son festin de Pierre, a lui, fut aussi proche, + Et qu'il courait, riant de sa propre debauche, + Vers un sort plus affreux que son propre trepas. + + Comme ils venaient d'entrer tous deux dans la baignoire, + Un frolement, pareil a celui de la moire, + Fit retourner Stello vers la loge a cote. + Un sanglot en sortit alors, faible, etouffe, + Qui le fit tressaillir des pieds jusqu'a la tete. + Il ne put prononcer que le nom de Rosette; + Puis, se levant, plus pale et plus froid que la mort, + Il courut a sa loge et, d'une main tremblante, + Relevant doucement sa maitresse mourante, + La prit, et, comme un patre emporte un agneau mort, + S'enfuit on emportant son douloureux tresor. + + + XII + + Deja la lampe d'or au plafond suspendue + Palit de ses rayons l'indecise clarte. + La pendule sonore a par deux fois tinte. + Blanche et silencieuse ainsi qu'une statue, + N'est-ce pas, sur ce lit, une enfant etendue + Qui s'endort dans sa fleur ou meurt dans sa beaute? + + C'est Rosette. Jamais ce beau corps qui sommeille + N'a d'un plus pur contour dessine sa blancheur. + Ses yeux ont oublie leurs larmes de la veille; + Son sourire trahit le reve de son coeur. + Pourtant, a son chevet, son amant qui la veille + Semble chercher un souffle a travers sa paleur. + + Il ecoute. On dirait parfois qu'elle soupire + Comme un enfant qui dort apres avoir pleure; + Sa levre palissante, a son reve adore, + Semble vouloir s'ouvrir pour conter son martyre; + D'autres fois, au contraire, il croit voir un sourire + Eclairer en passant son front decolore. + + Mais non, c'etait un songe, elle n'a pas bouge. + Son front est reste pale, et sa levre entr'ouverte + Sous les rayons mourants n'a pas meme tremble. + Rien! Pas meme un soupir dans la chambre deserte! + O sombre et lente nuit! O funebre clarte! + Rien! Rien que le silence et l'immobilite. + + N'osant plus l'appeler, il prend sa main inerte: + Cette main est glacee et retombe aussitot. + Alors, sans qu'une larme a ses yeux soit montee, + Il pousse un long cri sourd d'une voix etouffee, + Et, sur ce meme lit ou Rosette est couchee, + Une derniere fois, sans prononcer un mot, + Serrant entre ses bras cette fille adoree, + Dans un dernier baiser jette un dernier sanglot. + Deja de ce beau corps l'ame etait envolee; + Il ne pressa sur lui qu'une ombre inanimee.... + Sa main fut sans etreinte et sa voix sans echo. + + Lors, prenant dans ses bras sa maitresse expiree, + Comme elle avait tenu sa main gauche fermee, + Un papier, qu'il n'avait pas encore apercu, + En tomba tout froisse. L'ouvrant alors, il lut + Le billet que voici, de la main de Rosine: + _"Ce soir, aux Italiens, la chanteuse est divine. + Nouveau duo d'amour; qui viendra l'entendra. + La seconde baignoire est a gauche;--c'est la."_ + Alors il comprit tout; et sa tete penchee + Demeura jusqu'au jour dans ses deux mains cachee. + Sa mere, le matin, ne l'eut pas reconnu. + + Il est parti depuis et nul ne l'a revu. + + Rosine aime le monde et le cherche sans cesse; + Elle souffre, dit-on, d'une etrange tristesse, + Et cherche dans le bruit un oubli mensonger. + + Qui de nous, ici-bas, peut sonder son mystere? + Quand le vent du destin a passe sur la terre, + Nul n'a compte les fleurs qu'il en put arracher. + + + 1862. + + + + +LEONE + +--CONTE AUX JEUNES FILLES-- + + + I + + Dans ce temps-la, mesdemoiselles, + Paris etait, comme aujourd'hui, + La ville des epoux fideles; + On en citait bien sept ou huit. + Les gens naifs dormaient la nuit + Et les bonnes moeurs etaient telles + Qu'il fallait qu'un pere eut conduit + Sa fille a trois pieces nouvelles + Pour qu'elle en sut autant que lui. + + Comme aujourd'hui, chaque menage + Etait d'un exemple touchant: + Jamais on ne parlait d'argent + Dans les contrats de mariage. + Les maris n'etaient point tenus + D'etre plus riches que Cresus; + Leurs moities etant peu coquettes, + Les trois quarts de leurs revenus + Suffisaient presque a leurs toilettes. + + Entre autres details singuliers, + Il parait qu'en ces temps austeres, + Suivant leurs gouts irreguliers, + Ces dames avaient des bottiers + Et ces messieurs des bouquetieres. + + Quant au scandale, on ignorait + Absolument ce que c'etait, + Car, Dieu merci! pour la constance, + Paris est le pays de France + Qui craint le moins la concurrence. + Les rois s'en vont; mais les ramiers + Nichent toujours aux Tuileries. + Leur amour n'a pas deux patries; + C'est la, dans les grands marronniers, + Que ces doux oiseaux familiers, + Modeles des coeurs reguliers, + Ont etabli leurs galeries. + + Charme etrange des reveries! + A voir ces hotes printaniers + Perdus sous les ombres fleuries, + Je songe a tous les amoureux + Qu'attire ce sejour ombreux + Et j'admire la ressemblance + De ces oiseaux si gracieux + Avec certains petits messieurs. + Au fond, le plus pigeon des deux + N'est pas toujours celui qu'on pense. + Quant aux belles, je ne veux pas + Les comparer a nos palombes; + Mais ce n'est point, dans tous les cas, + Le bec qui manque a ces colombes, + Ni la douceur, ni la beaute, + Ni meme la legerete. + + Mais, s'il vous plait, mesdemoiselles, + Reprenons pour quelques instants + La chronique du bon vieux temps + Dont je vous donnais des nouvelles. + + Alors, toujours comme aujourd'hui, + Les devotes, c'etait l'usage, + Se rendaient en pelerinage + Autour du "Lac" avant la nuit. + C'etait dans un bois solitaire + Et sauvage qu'on appelait + Bois de Boulogne; et l'on allait + Y deployer un luxe austere. + On voyait la, sous les bouleaux, + Des creatures angeliques + Avec de tout petits chapeaux, + En caleche a quatre chevaux, + Prendre des airs melancoliques. + D'autres n'avaient qu'un huit-ressorts + A deux chevaux, pas davantage! + Et dans ce modeste equipage + Abritaient leurs humbles tresors. + + Meme rigueur pour le costume. + On poussait la simplicite + Jusques a la severite. + Je sais bien que c'est la coutume; + Mais vraiment on allait trop loin. + On outre-passait sur ce point + La limite des exigences. + + Jusqu'a trois fois on remettait + La robe neuve qu'on portait; + Et l'on ne se decolletait + Jamais, a moins de circonstances + Tres-rares, c'est-a-dire: bals, + Concerts, reveillons, festivals, + Soupers, receptions, soirees, + Conferences, cours, matinees, + Seances, diners d'apparat, + Soirs d'Italiens, soirs d'Opera, + Lunchs, punchs, raouts, "et caetera." + + A part cela, les elegantes, + Au dire de plus d'un auteur, + Avec la plus stricte rigueur, + S'en tenaient aux robes montantes; + Et, par un exces de pudeur + Dont on retrouve encor la trace, + Se resignaient de bonne grace, + Pour mieux cacher leurs cous mignons, + A porter d'enormes chignons + Que leurs coiffeurs, mis en campagne + Et charges de ces soins discrets, + Leur faisaient venir tout expres + De Picardie et de Bretagne. + + J'ai vu des factures du temps; + Un chignon du plus grand modele, + Bien monte, garanti quatre ans, + De la qualite la plus belle, + Valait de quatre a cinq cents francs, + Mais quelle solide coiffure! + Decidement, je vous le jure, + C'est un luxe que je comprends + Que celui de la chevelure. + C'etait un si bel ornement + Que ces chignons! Et puis vraiment, + Pour une mere de famille, + Est-il un souci plus charmant + Que de leguer par testament + Ses fausses nattes a sa fille? + + Enfin, pour vous depeindre mieux + Cette epoque exceptionnelle, + Je puis vous apprendre sur elle + Un detail assez curieux. + Suivant le quartier de la lune + Une femme etait blonde ou brune + Et, de la veille au lendemain, + Changeait sa paleur en carmin: + Car on detestait la paresse + Dans cet age a present vante. + Vous voyez, sans qu'il y paraisse, + Que nous n'avons rien invente. + + Mais, n'importe! En prenant la plume, + Mon intention n'etait point + De tant discourir sur ce point. + N'y voyez aucune amertume, + Si je l'ai fait, c'est qu'au moment + De vous commencer mon histoire, + Il m'est venu subitement + Un scrupule, et voici comment: + Si vous alliez ne pas y croire? + Mes deux heros sont bien constants! + Un amour que rien ne separe, + Cela se voit de notre temps; + Mais c'est un exemple bien rare + A toute autre epoque. Et voila + Pourquoi je disais tout cela. + Car, ce que vous allez entendre, + Il fallait bien vous l'expliquer, + Et commencer par vous apprendre + Que le temps dont je veux parler + Ressemble au notre a s'y tromper. + Des lors, ce que je vais conter + N'a plus rien qui doive surprendre, + Et je commence. + + + II + + Les savants, + Qui font bailler de pauvres gens + Et dessecher de pauvres roses, + Passent pour savoir toutes choses. + Eh bien! (jugez d'apres cela + Du niveau de l'Academie) + Je n'en sais pas un qui nous die + Comment Leone se trouva + Etre, a seize ans, la plus jolie + Des danseuses de ce temps-la. + Pauvre fille de comedie! + Dont nul n'a raconte la vie, + Et qui peut-etre ensorcela + Plus d'un immortel qui l'oublie. + + Mais, au fond, cela n'y fait rien; + Le fait n'en est que plus notoire; + Et, quant a moi, l'on peut m'en croire + Je ne suis pas historien. + + Or donc, mes belles demoiselles, + S'il me faut faire le portrait + De Leone, je vous dirai + Que, si le bruit qui court est vrai, + En la regardant les gazelles, + Dont chacun vante les doux yeux, + Se depitaient a qui mieux mieux + De voir qu'une simple mortelle + Eut ose s'en procurer deux + Dessines d'apres leur modele. + Avec ces yeux-la, vous pensez + Que des cils bruns et retrousses + Devaient aller le mieux du monde; + Et les cheveux noirs abondants + Montraient, sous leurs flots imprudents, + L'oreille vierge de pendants. + + Ajoutez que, sans etre blonde, + Elle avait, comme Ophelia, + La paleur d'un camellia, + Qu'elle etait petite et mutine, + Avec de certains airs douteurs + Et des sourires enchanteurs; + Qu'elle avait la main blanche et fine, + Le pied perdu dans la bottine, + Et que sa levre de rubis, + Constamment mouillee et vermeille + Au milieu de ces tons palis, + Rougissait comme une groseille + Tombee au beau milieu d'un lis. + + Pour completer le paysage, + Sachez encor que son corsage + Renfermait une ame de prix. + De plus, ainsi que c'est l'usage + Dans les theatres de Paris, + Etant jolie, elle etait sage. + + Ainsi fut et non autrement + L'heroine de ce roman, + Qui n'eut jamais qu'un seul amant. + + + III + + Ce qui lui manquait, a vrai dire, + Ce n'etait pas les amoureux; + Vous savez qu'avec un sourire + On en a plus qu'on n'en desire, + Et son sourire en valait deux. + Mais, bien qu'on fit queue a sa porte, + Tous ceux qui lui faisaient la cour + En etaient pour leurs frais d'amour. + La chronique du temps rapporte + Que Leone, en les egarant + Avec son sourire enivrant, + Les tenait tous au meme rang. + + Helas! la vertu d'une fille + Est comme le pur diamant: + L'acier s'emousse vainement + Pour mordre le caillou qui brille; + Rien ne l'entame. Seulement, + S'il tombe, adieu le diamant! + + Quand on est vierge et qu'on est belle, + Surtout a l'age de la belle, + A l'amour on est peu rebelle. + + Vierge et danseuse! Par ma foi! + C'etait un vrai gibier de roi. + Et, chose rare et curieuse, + Bien qu'elle eut, au gre de son coeur, + A choisir plus d'un grand seigneur, + Ce ne fut pas un bel acteur + Qui rendit Leone amoureuse. + + Parmi tous les beaux jeunes gens + Qui se faisaient les assiegeants + De cette belle creature, + Il en etait un qu'on nommait + Patrice, et qui se renommait + Par plus d'une etrange aventure. + + C'etait un charmant cavalier, + Tres-digne d'avoir pour collier + Les plus jolis bras de la terre; + Et, comme il ne lui manquait rien, + Le ciel, qui lui voulait du bien, + Ne savait plus trop comment faire. + + Dieu, par un fait sans precedents, + L'avait fait noble, en meme temps, + De coeur, de race et de visage. + Il pouvait avoir vingt-sept ans, + Et, pour attendre le printemps, + Il menait tres-grand equipage. + + En somme, c'etait un dandy; + Mais, comme la chanson le dit, + Il etait franc, fier et hardi. + + + IV + + Mes cheres lectrices, j'hesite + A continuer mon chemin; + Si vous ne me tendez la main, + Je n'irai jamais assez vite. + + Jugez un peu de mon ennui: + Je veux peindre une belle nuit + Et je ne sais comment la rendre, + Car c'est un sujet bien use + Dont tant d'auteurs ont abuse + Qu'on ne sait plus comment s'y prendre. + + Certes, si j'etais ecrivain, + Je ne chercherais pas en vain; + La chose serait bientot faite. + Je prendrais le premier poete + Qui me tomberait sous la main + Et je vous parlerais des voiles + De la nuit, et puis des etoiles, + Et puis du lac aux flots d'argent + Ou se mire Phebe la blonde + Qui se penche vers l'eau profonde, + Et puis des bois, et puis du vent; + Du rossignol dans la vallee, + De la vieille tour isolee, + Des etoiles d'or ou de feu, + De l'herbe verte, du ciel bleu, + Des bouleaux que la lune argente + Et surtout, chose tres-urgente! + Du poete a la Lyre d'or, + Ame dans l'ideal ravie, + Pleurant devant ce beau decor.... + Qu'il n'a jamais vu de sa vie. + + Car c'est un fait bien constate + Que trois mille auteurs ont chante + Juste la meme nuit d'ete + Sans qu'elle ait jamais existe. + Aussi, quel morceau bien traite! + + Dans le monde des elegies + L'hiver est beaucoup moins gate; + Epoque fraiche ou les genies, + Pour reparer leurs insomnies, + Ne perdent pas a rimailler + Le temps qu'on doit a l'oreiller. + Et le fait est, mesdemoiselles, + Que dans notre calendrier + Les nuits ne sont pas toujours belles + Aux alentours de fevrier. + C'est pourquoi je suis fort a plaindre, + Car la nuit qu'il me faut depeindre + Se trouve au plein coeur de janvier. + + Figurez-vous donc la nuit brune, + Un vent tres-sec, un ciel tres-noir, + Dans ce ciel pas la moindre lune: + Un horizon a n'y rien voir. + Le givre desseche la terre, + La grande route solitaire + S'allonge en ruban deroule. + Sur la route deserte et blanche, + Legere comme un char aile, + Rapide comme une avalanche, + Une berline au grand galop; + L'hirondelle qui rase l'eau + Va moins gaiment que ma berline + Dont le postillon bien paye, + C'est-a-dire bien eveille, + Pour se donner meilleure mine, + A tous les echos d'alentour + Fait claquer son fouet, comme un sourd. + + Dans la berline est une fille, + Au front tout rose de pudeur, + Qu'un flot de fourrure entortille, + Mourante d'amour ou de peur. + Elle est dans les bras d'un jeune homme. + Si vous croyez qu'ils font un somme, + C'est que vous connaissez bien mal + Le coeur humain en general. + + Les baisers volent sur la route! + L'amour conduit les voyageurs! + Pour la fillette je redoute + Autre chose que les voleurs. + Les chevaux vont comme le diable! + La nuit est noire comme un four! + Le voyage a l'air agreable.... + Hue! donc, beau postillon d'amour! + + Mais je ne sais a quoi je pense + D'aller vous raconter cela. + S'il en est temps encor: defense + De lire ce chapitre-la! + C'est une affaire scandaleuse + Comme on n'en voit plus a Paris; + Vous devez la trouver affreuse, + Et je suis bien de votre avis. + En verite, c'est une histoire + Pleine d'une atrocite noire. + + Pourtant ce fut dans cet etat + Qu'un beau soir Patrice emporta + Son amante Leonita. + + + V + + O vous, pour qui j'ecris ces lignes! + --Et qui peut-etre les lirez, + Bien qu'elles ne soient pas tres-dignes + De l'honneur que vous leur ferez;-- + Vous, les belles filles de France, + Vous, l'orgueil d'un ciel enchante, + Vous, le sourire et l'esperance! + Vous, la jeunesse et la beaute! + O vous a qui sourit l'Aurore, + A qui tous les bras sont ouverts, + Qui ne connaissez pas encore + Vos printemps d'avec vos hivers! + + Vous, les vierges! Vous, les charmeuses! + Dont le coeur, peureux et hardi, + A des langueurs mysterieuses + Dans un corps jeune comme lui! + Vous, pour qui la coupe est remplie + Et qui vous sentez d'y gouter + Presqu'autant de peur que d'envie! + Vous qui faites aimer la vie + Ou qui la faites redouter! + + Vous, pour qui les vieillards moroses + Ont des regards pleins de regrets! + Vous, pour qui les roses sont roses + Et les bleuets bleus tout expres! + Vous, pour qui chantent les poetes, + Pour qui les etoiles sont faites + Et brillent dans l'azur des soirs! + Vous, pour qui les perles sont rondes! + O vous, les brunes et les blondes! + Vous, les yeux bleus et les yeux noirs! + Si vous avez, par aventure, + Daigne me suivre jusqu'ici, + Laissez-la, je vous en conjure, + Laissez-la ce triste recit + Dont j'ai commence la peinture, + Car un destin malencontreux + Reserve a nos deux amoureux + Un denoument des plus affreux. + + Adieu le reve! adieu l'ivresse! + Adieu l'amour et la tendresse + Et les frais soupirs eperdus! + Adieu le bal et ses delires, + Et les parfums et les sourires! + Adieu tous les bonheurs perdus! + + Chevaux, postillon et berline + Qui, sur le flanc de la colline, + Descendiez si legerement, + Vos grelots aux notes joyeuses, + Durant les nuits silencieuses, + N'effraieront plus l'echo dormant. + + Sur le grand chemin solitaire + Vous n'ecaillerez plus la terre + Que durcit le givre argentin. + Tout ce passe que je souleve + S'est evanoui comme un reve + Aux premiers rayons du matin. + + O gaite! reste ensevelie. + Mon ame est desormais emplie + D'une sombre melancolie. + + Je suis si triste que vraiment + Je ne sais plus du tout comment + Je vais reprendre mon roman. + Et, malgre mon regret sincere, + Je commence a m'apercevoir + Que le dramatique et le noir + Ne sont pas du tout mon affaire. + Mais puisque j'ai, sans m'en douter, + Commence de vous raconter + Une histoire des plus touchantes, + Quoi qu'il puisse m'en advenir, + Je vais tacher de la finir + En vous priant d'etre indulgentes. + Si vous aviez quelque amitie + Pour le heros et l'heroine + De ce roman tres-detaille, + J'en appelle a votre pitie; + Car leur bonheur s'est effeuille + Ainsi qu'un bouquet d'eglantine. + + Ma plume hesite a retracer + Le recit d'aussi tristes choses; + Helas! quittez vos habits roses! + Helas! vos beaux yeux vont pleurer. + + + VI + + Donc, autrefois, c'etait l'usage: + Pour peu qu'on se fut epouse + Et que l'on fut civilise, + Il fallait partir en voyage + Le soir meme du mariage. + On n'a jamais bien su comment + Ni pourquoi vint cette methode; + Mais sachez que c'etait la mode + Et que vous-meme, assurement, + N'eussiez pas fait differemment. + Car, suivant un vieil axiome, + La mode etait, dans le royaume, + Aussi puissante que le roi; + Et, pas plus tot la noce faite, + On se fut fait couper la tete + Plutot que de rester chez soi. + Le depart etait une rage; + On n'epousait pas sans partir. + En raison de votre grand age, + Vous devez vous en souvenir. + + Or, voyez si la destinee + Est malignement enchainee; + Un sourire amene des pleurs. + Cette mode qui vous etonne + Fut pour Patrice et pour Leone + La source de tous les malheurs. + + A vous dire le vrai, je doute + S'ils etaient maries ou non. + Ils suivaient bien la meme route, + Mais ce n'est pas une raison. + Je n'ai vu ni monsieur le maire, + Ni le cure, ni le notaire, + Ni les voitures d'apparat, + Ni le moindre bout de contrat, + Ni tuteur, ni pere, ni mere, + Ni parents, ni gens, ni temoins, + Mais enfin j'ai vu les conjoints, + Et, pour moi, je les considere + Comme bien et dument unis, + Maries, preches et benis + Par tous les abbes de la terre. + Dans tous les cas je crois qu'on peut + Dire qu'il s'en fallait de peu, + Car, des le soir, ils s'en allerent + Et, huit jours apres, s'embarquerent, + Ce qui, pour ce temps-la, dit-on, + Etait le supreme bon ton. + + S'ils voulaient aller en Turquie, + Ou dans l'ile de Borneo, + Ou simplement en Italie, + C'est ce que je ne sais pas trop. + + Ce que je sais, c'est qu'un navire + Se perdit vers le lendemain, + Qu'un pecheur (pas Napolitain, + Mais c'est tout ce que j'en puis dire) + Au bord du rivage trouva, + Pale et blanche, Leonita, + Comme une madone de cire. + + Elle etait sur le sable fin, + Sous le gai soleil du matin + Qui riait dans sa chevelure. + La vague l'effleurait un peu, + Comme une fille qui ne peut + Abandonner une parure. + + L'eau verte et le soleil joyeux + Melaient parmi ses longs cheveux + Des reflets d'or et d'emeraude; + Et les flots qui les deroulaient + Jouaient avec et s'en allaient + Comme des enfants pris en fraude. + + Un sourire presque efface, + Dernier vestige du passe, + Entr'ouvrait sa levre pudique, + Et l'aurore qui rayonnait + Sur son front palissant, formait + Un contraste melancolique. + Sachez pourtant, si vous l'aimez, + Que ses beaux yeux inanimes + N'etaient pas a jamais fermes. + + Leone revint a la vie. + Le pecheur, pas Napolitain, + Qui la trouva sur son chemin, + Jugea qu'elle etait endormie. + Ce fut lui qui fut son docteur, + Et qui, chose assez inouie, + Fut en meme temps son sauveur. + Il la prit tout evanouie, + L'emporta jusqu'en son reduit, + Et, sans plus de ceremonie, + Vous la coucha droit dans son lit. + Puis il fallait voir le bonhomme, + Par la chambre allant et venant. + Et soignant Leone tout comme + Si c'eut ete son propre enfant. + + Si bien qu'a la fin, o prodige! + La belle fille ouvrit les yeux + Et dit, en voyant ce bon vieux, + Les mots sacramentels: "Ou suis-je?" + + Il la rassura de son mieux, + Lui dit comme il l'avait trouvee + Et combien il etait joyeux + De penser qu'elle etait sauvee. + Alors elle lui raconta + Comment elle, Leonita, + Et son "frere," et tout l'equipage + Du navire avaient fait naufrage; + Qu'elle et son "frere" avaient pense + Se sauver ensemble a la nage + Et qu'ils avaient bien commence; + Mais qu'a la moitie du voyage + Les vagues et l'obscurite + Les firent changer de cote; + Qu'alors elle s'etait perdue; + Qu'elle etait enfin parvenue + Jusqu'a cette plage, mais la, + Tout ce qu'elle se rappela, + C'est qu'elle perdit connaissance. + Puis, comme elle s'inquietait + De son "frere" qui lui manquait, + Le bonhomme, comme l'on pense, + Lui dit, pour la rasserener, + Tout ce qu'il put imaginer + De plus propre a la circonstance, + Jurant ses grands dieux qu'on avait, + Dans un port voisin, qu'il nommait, + Fait le plus complet sauvetage + Du navire et de l'equipage. + Et, tout en lui contant cela, + Pres de la belle il mit un plat, + Puis un verre, puis une assiette, + Et je crois meme une serviette. + + Leone avait l'esprit fort gai. + Du moment qu'elle eut distingue + Dans le discours sans queue ni tete + Dont le brave homme lui fit fete, + Que Patrice, de son cote, + Etait lui-meme en surete, + Cette charmante creature, + Sans se desoler plus longtemps, + Prit en riant son aventure. + Et, comme elle avait dix-sept ans, + Elle se mit, a belles dents, + A devorer en conscience + Le dejeuner que, sur son lit, + L'excellent homme lui servit + Dans ses assiettes de faience. + + Ce fut ainsi qu'un beau matin + Leone mangea le festin + D'un pecheur, pas Napolitain. + + + VII + + Un mois plus tard elle etait nonne: + Et la belle, au fond d'un couvent, + Pleurait,--que Dieu le lui pardonne! + Moins sa faute que son amant. + + Helas! helas! o destinee, + A quoi bon l'avoir epargnee + Pour lui rendre des jours amers? + N'eut-il pas mieux valu pour elle, + A travers la nuit eternelle, + S'en aller morte au sein des mers? + + On n'avait sauve du naufrage + Ni passagers, ni matelots; + Victimes d'une nuit d'orage, + Tous avaient peri dans les flots. + Parmi ceux que la maree haute + Vint jeter le long de la cote, + L'oeil eteint et le front blemi, + La pauvre fille n'eut pas meme + La consolation supreme + De reconnaitre son ami. + C'est en vain qu'on chercha Patrice; + La mer avait du l'engloutir, + Car on ne put rien decouvrir + Qui de sa mort fut un indice. + + Leone le pleura tres-fort. + Je crois pourtant qu'on aurait tort + De parier qu'elle etait veuve; + Et moi, si j'etais esprit fort, + Je ne croirais Patrice mort + Que lorsque j'en aurais la preuve. + + Quoi qu'il en soit, a qui voudra, + Le suivant chapitre apprendra + Ce que tout ceci deviendra. + + + VIII + + N'est-ce pas un spectacle etrange + De voir deux pauvres amoureux + Qui, lorsque pour eux tout s'arrange, + Et des qu'ils devraient etre heureux, + Se vont justement mettre en tete + Qu'ils sont separes par la mort, + Et se bornent, sans plus d'enquete, + A maudire leur triste sort? + + La chose parait incroyable; + Pourtant, vous l'avez devine, + C'est la l'histoire lamentable + De notre couple infortune: + + A dire la verite pure, + Le heros de cette aventure + N'etait pas mort dans les flots bleus, + Ainsi que l'on se le figure; + Mais il n'en valait guere mieux. + + Tandis que Leone est au cloitre, + Ou sa douleur ne fait que croitre + Et embellir, en quelques mots + Je vais vous dire tous les maux + Que dut endurer le jeune homme + En trois mois d'un supplice affreux, + Et par ainsi vous verrez comme + Les voyages sont dangereux. + + Durant la nuit de ce naufrage + Ou presque tous avaient peri, + Comme Leone et son ami + Tachaient de gagner le rivage + Et se dirigeaient a la nage + Par un chemin fort encombre + Et surtout fort mal eclaire, + On se souvient, sans aucun doute, + Que Patrice fit fausse route. + Il s'etait bientot egare; + Si bien qu'au lever de l'aurore + Le malheureux, n'en pouvant plus, + Moitie mourant, moitie perclus, + A peine respirant encore, + Et sur le point de se noyer, + Fut recueilli, sans connaissance, + Par un pauvre petit voilier + Qui longeait les cotes de France. + O douloureux rapprochement! + Cela se passait justement + A l'heure ou, loin de son amant, + La belle, ignorant son tourment, + Dejeunait si mignonnement. + + Le jeune homme, en cette detresse, + N'en fut point, comme sa maitresse, + Quitte pour la peur; car il fit + Une terrible maladie + Qui pensa lui couter la vie + Et le retint trois mois au lit. + + Sur ce brave petit navire + Il fut soigne, tant bien que mal, + Du mieux qu'on put. Le principal, + C'est qu'il en revint. Mais le pire, + Ce fut le changement moral + Qui s'opera dans sa nature. + On ne le vit, dans ces trois mois, + Pas sourire une seule fois, + Et cette funeste aventure, + Apres meme qu'il fut gueri, + Paraissait, a ce qu'on assure, + L'avoir pour toujours assombri. + Il revenait; mais ses idees + Etaient visiblement changees, + Et, de plus, le pauvre garcon + Crut si bien sa maitresse morte + Qu'il ne tint en aucune sorte + A s'en faire apprendre plus long. + Bref, Patrice, a bout d'esperance, + Le corps vaincu par la souffrance, + Pleurant son reve inacheve, + Aussitot de retour en France, + S'en fut tout droit se faire abbe. + Vous me direz: "C'est mal tombe!" + Mais que voulez-vous qu'on y fusse? + Les faits sont la que rien n'efface: + C'est tantot pile et tantot face. + + Ce qui m'afflige, c'est de voir + Comme ce roman tourne au noir. + Le malheur est de la partie; + On se demande, en verite, + Quelle facheuse sympathie + Put donner a chaque partie + D'une union bien assortie + Ce penchant pour la sacristie: + C'est comme une fatalite. + + Mais souffrez que je continue, + Et bientot la verite nue + Jusqu'au bout vous sera connue. + + + IX + + Voila donc nos deux etourdis + Perdus, comme on disait jadis, + Sur le chemin du Paradis. + + Un jour vint qu'ils se rencontrerent, + Mais ce ne fut qu'apres longtemps! + --Donc, au bout de cinq ou six ans + Voici comme ils se retrouverent: + + Tandis que Leone au couvent, + Moitie priant, moitie revant, + Pleurait comme une Madeleine, + Il arriva que son amant, + Bien qu'il fut aussi fort en peine, + Oublia tres-devotement + Et sa maitresse et son tourment. + + Je ne vais pas, comme on peut croire, + Tacher d'excuser a vos yeux + Ce que peut avoir d'odieux + Une ingratitude aussi noire. + Que suis-je? un pauvre historien + Qui raconte, et n'invente rien. + + Donc, si ce jeune homme est coupable, + Ma lectrice pensera bien + Que je n'en suis pas responsable, + Et que sa conduite sans nom + M'indigne autant que de raison. + + Patrice etait pourtant sincere; + Si rien ne l'eut desespere, + Jamais il n'eut ete cure. + Mais enfin, qu'y pouvons-nous faire? + Son grand desespoir fut l'affaire + De six mois. + + Le pauvre garcon, + C'est une justice a lui rendre, + Des qu'il fut en religion, + Sans vouloir d'abord rien entendre, + Maigrit de la belle facon. + Sans dormir du soir a l'aurore, + Sans parler de l'aurore au soir, + Tout defrise, broyant du noir, + Mangeant peu, buvant moins encore, + C'etait pitie que de le voir. + + Et c'est justement la le diable: + Un jeune abbe si languissant + Avait trop l'air inconsolable + Pour ne pas etre interessant. + D'autant que, si l'on considere + Que Patrice fut, en naissant, + Marquis de par ses pere et mere, + Et qu'il avait sans contredit + Le pied mince, la mine fiere, + De la fortune et de l'esprit: + On conviendra sans trop de peine + Qu'il lui fallait, quoi qu'il advint, + Faire tres-vite son chemin + Dans la sainte Eglise romaine. + + Pour commencer, il eut l'honneur + D'etre invite chez monseigneur, + Lequel etait un charmant homme + Qui le prit en affection, + Lui donna sa protection + Et, des ce jour, le traita comme + Il eut fait d'un fils. En un mot, + Grace a lui, notre ami Patrice + Fut fait pretre beaucoup plus tot + Que ne l'est un simple novice. + C'est alors que l'ambition, + Sans etre encore la plus forte, + Lentement, par gradation, + Fit sa petite invasion. + Dans son coeur, de si belle sorte + Que sa tres-chere passion + En fut sans bruit mise a la porte. + Bref, apres un an ecoule, + Ce pauvre amant si desole + Semblait a peu pres console. + + Toutefois je n'oserais dire + Qu'il n'eut point garde dans son coeur + Le souvenir de sa douleur: + Car, meme a travers son sourire, + Son visage avait conserve + Je ne sais quoi d'un peu voile, + Signe d'une douleur profonde, + Qui lui seyait le mieux du monde. + + Vous remarquerez en passant, + Mesdemoiselles, je vous prie, + Qu'avec cet air interessant + Ce garcon, malgre son envie, + Ne pouvait pas faire autrement + Que d'avoir de l'avancement. + + + X + + Or, un certain jour que Patrice, + --Patricius en bon latin,-- + Avait justement le matin + Appris, au sortir de l'office, + Que l'on devait, le lendemain, + Le nommer eveque romain, + Il arriva que la nouvelle + De ce rapide avenement + Fit une sensation telle + Que ce fut un evenement + Jusqu'au fond du cloitre ou Leone, + Fidele comme au premier jour, + Priait le Christ et la Madone + De la guerir de son amour. + + A cette nouvelle imprevue, + Vous pouvez vous imaginer + A quel point elle fut emue + Et ce qu'elle dut eprouver. + + D'abord, sans force et sans courage + Devant ce fait presque inoui, + La pauvre enfant s'evanouit + Pour etre en regle avec l'usage, + Mais, au bout de quelques instants, + Lorsqu'elle eut repris connaissance, + Oubliant toute obeissance + Et sans attendre plus longtemps, + Tremblante et pourtant decidee, + Les yeux baisses, le coeur battant, + Elle sortit de son couvent + Par une porte derobee; + A pas furtifs et n'emportant + Qu'un petit miroir avec elle; + Et tandis qu'elle trottinait, + Tout le long du chemin, la belle + Furtivement s'y regardait + Pour voir si celui qu'elle aimait. + Allait encor la trouver belle. + + Ce point-la, seul, l'inquietait. + Or, a cette epoque, Leone + N'avait pas encor vingt-trois ans, + Et l'on sait que, pour bien des gens, + C'est le bel age d'une nonne. + Mais, que l'on pense ou non comme eux, + C'est ainsi que notre amoureuse + S'en vint, palpitante et peureuse, + Chez monseigneur son amoureux. + + Lequel, il faut bien qu'on le dise, + Pour se donner avant la prise + Un avant-gout fort delicat + Des plaisirs de l'episcopat, + Avec un serieux d'eglise, + Etait en train, pour le moment, + De s'admirer complaisamment + Devant un miroir de Venise + Et posait comme il le fallait, + Du talon jusques au collet, + Dans un bel habit violet. + + + XI + + J'affirme, de memoire d'homme, + Que jamais miracle accompli + N'etonna creature comme + Sut etre etonne notre ami, + Quand, pareille au lys qui frisonne, + Sous son voile, dont chaque pli + Tremblait sur sa blanche personne, + Il vit apparaitre Leone. + Le fait est, sans plus d'embarras, + Qu'ils se jeterent dans les bras + L'un de l'autre, et qu'ils s'embrasserent + De bon coeur, et recommencerent + Tant et si bien que l'eveche + Lui-meme en eut ete touche. + + + XII + + On se retrouve, on rit, on pleure. + On s'aime et le reste n'est rien; + C'est charmant. Bref tout alla bien + Pendant pres d'une demi-heure. + + Mais, une fois l'emotion + Du premier moment apaisee, + Quand la froide reflexion + Vint, avec sa morale usee, + Se representer a l'esprit + Du futur prelat, il se dit + Qu'il avait fait une folie; + Et je crois qu'il s'en repentit. + + Quoique Leone fut palie, + Elle etait encor bien jolie + Et Patrice en eut ete fou; + Mais l'eveche, quand on y pense, + A bien aussi son importance, + Et Patrice y tenait beaucoup. + + Lors il s'etablit une lutte + Entre sa raison et son coeur, + Et le jeune homme fut reveur + Pendant une bonne minute. + + Mais son parti fut bientot pris, + Et, bien qu'il fut encore epris, + L'eveche lui parut sans prix. + + Aussi devint-il inflexible. + Et, quand la malheureuse enfant + Ne pouvant le croire insensible, + Le suppliait en etouffant, + A travers sa paleur mortelle, + Avec ses beaux yeux languissants + Et sa voix aux sons caressants, + De partir encore avec elle: + + "--Ma chere, je reflechirai, + Lui dit Patrice, et je verrai + Lorsqu'archeveque je serai." + + Devant un semblable langage, + Voyant son bonheur s'ecrouler, + Leone sentit s'en aller + Tout ce qu'elle avait de courage. + Et, par un changement subit, + Grave et muette, elle sortit + L'oeil sombre, la demarche lente; + Si bien qu'en la voyant ainsi + Dechevelee et chancelante, + Son amant, un peu tard, helas! + Lui courut apres dans l'allee. + + Mais, l'ayant en vain rappelee, + Pensif, il revint sur ses pas; + Car elle ne l'entendit pas, + Tellement elle etait troublee. + + Elle rentra dans son couvent + Par la meme petite porte + Qu'elle avait franchie en revant + Quelques heures auparavant. + Mais la secousse etait trop forte, + Et ses soeurs ne la virent plus; + Car, a l'heure de l'Angelus, + Le soir meme on la trouva morte. + + Patrice, en apprenant cela, + Se dit: "Le bonheur etait la!" + Et derechef se desola. + + + XIII + + Quelle apparence recueillie + Offre a l'oeil ce parc tenebreux! + A voir ces vieux troncs vigoureux, + On sent bien la melancolie + D'une antique foret vieillie + Dans le voisinage sacre + D'un vaste et puissant prieure. + + Ces bois ont un parfum mystique. + La vieille cloche au bruit d'airain + Y trouve un echo sympathique, + Et, ce lieu desert est empreint + D'une tristesse monastique. + Ces pins droits et silencieux + Disposent a la reverie. + Leur ombrage est sombre et pieux, + Comme pour dire: "Ici l'on prie." + Et les grands tilleuls tortueux + Ont, dans leur air majestueux, + Je ne sais quoi de vertueux, + De respectable et d'immobile + Qui donne a ce sejour tranquille + La solennite des saints lieux. + On dirait des religieux + Revant au neant de la vie. + Ce bois triste et mysterieux, + C'est le jardin de l'abbaye. + + Rien n'est change dans le couvent. + Les arbres sont verts comme avant, + Et les nonnes du monastere, + Ainsi qu'autrefois, vers le soir, + Viennent promener et s'asseoir + Sous leur ombrage solitaire. + + Pourtant, derriere ce decor, + Est un jardin plus sombre encor, + Ou jamais la fraiche eglantine + N'accroche, le long des sentiers, + Aux branches des verts noisetiers + Sa tige odorante et mutine. + + La, de vieux arbres en lambeaux + Protegent les pales tombeaux + Contre le vent et la froidure; + Ce sont des ifs et des cypres. + La riviere qui passe aupres + Reflete leur sombre verdure. + + La, dans un eternel sommeil, + Dort plus d'un front jeune et vermeil, + Plus d'une par la mort blemie. + Sous un pin au feuillage epais, + Dans le silence et dans la paix, + C'est la qu'est Leone endormie. + + Elle dort. Le temps passera, + Et toujours elle dormira + Sous la pierre, immobile et douce, + Et de sa divine beaute, + Helas! helas! rien n'est reste + Qu'une tombe ou verdit la mousse. + + Ce marbre, ou nul ne doit venir, + Gardera seul le souvenir + De cette figure angelique. + Et seul, dans les tristes echos, + Le vent bercera son repos + D'une plainte melancolique. + + Ainsi fut, et non autrement, + L'heroine de ce roman, + Qui n'ont jamais qu'un seul amant. + + Et depuis lors le jeune eveque, + En proie au chagrin le plus noir, + Par amour devint ... archeveque, + Et cardinal ... de desespoir. + + + XIV + + Vous qui, d'une mignonne main, + Feuilletez ces pages legeres, + Et qui les oublirez demain, + + O vous, lectrices passageres, + Dont la joue au sang de carmin + N'a point de roses mensongeres; + Si jamais vous avez pleure, + Si jamais vous avez aime, + Si jamais vous avez reve: + Parfois, dans la triste soiree, + A l'heure ou la lune eploree, + Viendra, par la vitre nacree, + Pencher sur nous son front tremblant, + Plaignez la nonne en voile blanc + Par la mort tout ensommeillee, + Qui repose au sein de l'oubli, + La-bas, parmi l'herbe mouillee, + Printemps celeste, enseveli + Sous la campagne defeuillee. + + Le monde est un juge banal; + On trouve, en ouvrant un journal, + Des nouvelles du cardinal. + Mais Leone? qui parle d'elle? + C'est pourtant un rare modele + Qu'une amante a jamais fidele. + + + 1865. + + + + +PREMIERES LARMES + + + J'admire ces etoiles lentes; + J'y vois meme, en revant un peu, + Comme des gouttes d'or tremblantes + D'un ton divin sur un fond bleu. + + J'ecoute avec charme, o nature! + Qu'est-ce donc qu'un coeur d'amoureux? + Ce bruit de cailloux, quand murmure + La source au fond du ravin creux; + + Quand la brise, sur la montagne, + Soupire en inclinant les fleurs: + Et me voila, par la campagne, + Dieu me pardonne, tout en pleurs! + + Je crois meme, quelle folie! + Qu'un rossignol ou qu'un pinson + Me rend plein de melancolie. + Las! qui me rendra ma raison? + + D'ou vient, j'ose a peine le dire, + Que je me suis, seul dans les bois, + Surpris quatre fois a sourire + Quand je pleurais tout a la fois? + + Est-ce l'amour? Sans m'y connaitre, + Je le crois quand je pense a vous. + Mais, non; l'amour ne doit pas etre + Si cruel, helas, ni si doux! + + + 1856. + + + + +L'AUTOMNE + + + Septembre finissait: deja le vent d'automne + Du printemps, dans les bois, effeuillait la couronne. + Les monts, dores encor des reflets du soleil, + Se mouraient sous ses feux. Chaque arbre a son reveil, + Voyait le sol jonche de ses feuilles fletries, + Brillantes de rosee et par le froid meurtries. + Comme un rideau de gaze, une faible vapeur + Jetait sur la vallee un voile de langueur; + De quelques pauvres toits, en spirale dormante, + S'elevait lentement une trace fumante, + Tandis que le soleil, a l'horizon lointain, + Rougissait les coteaux d'un rayon incertain. + + En longs fremissements les brises murmurantes + De l'automne apportaient les senteurs enivrantes + Et soupiraient ces chants qui font rever d'amour, + Errants dans les echos sur le soir d'un beau jour. + Et la nature alors chantait comme en un reve + Le silence et l'amour, l'ombre et tout ce qui reve, + Puis semblait, languissante ainsi que la beaute, + Mourir dans sa splendeur et sa serenite. + + + Octobre 1857. + + + + +MA FOLIE + + + Moi, j'ai fait ma folie + D'une fille aux yeux bleus. + Le moindre de ses voeux + Dispose de ma vie. + + Et jusqu'a son depit, + Jusques a ses pleurs meme, + Tout en elle je l'aime, + Et pourtant elle en rit. + + Et pourtant, si ma bouche + S'egare sur sou cou, + Elle m'appelle fou, + La folle, et s'effarouche. + + Et je suis furieux! + Car elle est si jolie + Que j'aime a la folie + Cette fille aux yeux bleus. + + + Paris, Mai 1858. + + + + +A MARIE + + + En promenant, vous souvient-il, Marie, + Vous me donniez votre petit bras blanc + Que je serrais parfois, tout en causant? + Vous palissiez malgre vous, ma cherie, + Et votre voix tremblait en me parlant. + + Je vous aimais, Mariette, et pourtant + N'en disais rien, mais je mourais d'envie + De vous conter mon secret, par moment, + En promenant. + + Mais vous partez; quand on part, on oublie. + Vous allez donc vous marier, vraiment? + Parfois, la-bas, si votre coeur s'ennuie, + --Vos grands yeux bleus sont si doux en revant!-- + Songez a moi du fond de l'Algerie, + En promenant. + + + Toulon, Juin 1858. + + + + +RHODINA + + + Fille de Lesbos, vierge aux tresses blondes, + Nymphe aupres de qui palirait Venus, + Fleur du Sunium, dont de chastes ondes + Au soleil jadis baignaient les pieds nus! + + Comme sur la mer, la mer fremissante + Poursuit le sillon d'un fuyant esquif, + Sur le sable fin l'onde caressante + A-t-elle efface ton pas fugitif? + + Blanche Rhodina, ma deesse antique, + Si chez les mortels, par faveur des dieux, + Tes charmes divins, dans leur grace attique, + Daignaient un beau soir descendre des cieux, + + Si tu revenais, ravissante et telle + Que Clephas te vit, un jour de peche, + Je voudrais t'aimer d'amour immortelle + A rendre jalouse Helene ou Psyche! + + Car parmi tes soeurs au chaste sourire + Dont je vois s'enfuir dans les bois ombreux + Le pas, cadence comme un chant de lyre, + Toi seule es la reine aux yeux amoureux. + + Et tu m'aimerais, ma pudique amante, + Tout en restant nymphe et divinite: + Comme ton sein nu sa pudeur charmante, + O reine, l'amour a sa chastete. + + + Passy, Aout 1858. + + + + +A L'HOTELLERIE + +--SOUVENIR DE MUSSET-- + + + I + + Il est des jours, Dieu me pardonne! + Ou, sans mentir, + Je sauterais de la Colonne + Pour en finir. + + D'ou vient cette melancolie? + Voyons un peu: + Suis-je en veine de poesie? + Mais non, par Dieu! + + Est-ce un de ces spleens qu'on eprouve + Quand, par moment, + Votre etourdi de coeur se trouve + Seul en aimant? + + Suis-je dans mes jours de tristesse? + Ai-je un tresor + Cache dont le souci m'oppresse? + Ou bien encor + + La province me semble-t-elle + Bete a ce point + Qu'il n'est rien qu'on puisse chez elle + Trouver a point? + + La connaissez-vous, la province? + Pour aujourd'hui, + Helas! j'y baille comme un prince + Mourant d'ennui. + + Lyon! dire qu'on y demeure! + Sejour mortel! + Si je couche ici, que je meure + Dans cet hotel! + + Par hasard, est-ce que vous etes + De mon avis, + Que rien, meme en ses jours de fetes, + Ne vaut Paris? + + Car Paris! ah! mademoiselle, + C'est la qu'on vit; + C'est la que la femme est fidele, + A ce qu'on dit. + + C'est la que l'Amour vend ses pommes + Et mille riens, + Et c'est le pays des grands hommes + Et des vauriens. + + Ah! c'est beau, Paris! Pour les femmes, + Quel paradis, + Et quel purgatoire, o mesdames, + Pour les maris! + + Ces pauvres gens ... mais je m'arrete; + Car, Dieu merci! + Pas plus que vous ne m'inquiete + Un tel souci! + + Mon avis, puisque la franchise + Est de saison, + Est que vous avez, quoi qu'on dise, + Toujours raison; + + D'abord parce que, dans la vie, + Autant qu'on peut, + Je trouve qu'il faut suivre un peu + Sa fantaisie; + + Et puis, vous savez bien, Ninon, + Vous que j'implore, + Que, tout ce que vous trouvez bon, + Moi je l'adore. + + Et je le dis sincerement, + Chacun avoue, + Femmes, que le bon Dieu vous doue + Tres-joliment. + + Et qu'il n'est pas un homme au monde + Qui vaille enfin + La moindre fille, brune ou blonde. + C'est bien certain. + + + II + + Pour en revenir au malaise + De mon esprit, + Nous parlions de ce qui me pese + Et m'assombrit: + + Non! ce n'est ni la Poesie + Au front reveur, + Engendrant la melancolie + Dans tout le coeur; + + Ni le spleen qui baille et qui baille, + Le spleen maudit + Triste et plat comme une muraille + Qu'on reblanchit; + + Ni rien des malheurs de la vie, + Petits ou grands, + Qui passent et que l'on oublie + Avec le temps. + + Mais alors, d'ou vient que mon ame + Voit tout en noir? + Que mon coeur palpite, sans flamme + Et sans espoir? + + Quel est donc ce malaise etrange + Qui m'engourdit? + Est-ce mon diable ou mon bon ange + Qui m'affadit? + + Je crois que j'aimais ma maitresse, + Sans m'en douter; + Et que je suis plein de tristesse + De la quitter. + + Suis-je donc un amant fidele? + Car, en un mot, + J'ai dans l'ame une peur mortelle + De l'aimer trop. + + Je laisse, helas! tout ce que j'aime + Derriere moi; + Si je pleure au fond de moi-meme, + Voila pourquoi. + + Je sens que mon coeur se reveille, + Espoir decu! + Quand je le crois mort, il sommeille + A mon insu. + + Nous avons beau faire, notre ame + Subsiste en nous + Et brule, etincelle sans flamme, + D'un feu plus doux. + + Cette etincelle est notre vie, + Joie ou malheur; + Sa lueur, ardente ou palie, + Jamais ne meurt. + + C'est la mysterieuse chaine + Qui nous unit + A tout ce que notre ame en peine + Aime et benit; + + C'est l'amour qui tue ou fait vivre; + C'est notre sort; + C'est l'etoile qu'il nous faut suivre + Apres la mort. + + Dieu l'a dit, et la destinee + Suit son chemin + Comme une ennemie acharnee + Du genre humain. + + Je marchais, croyant pour la vie, + Mon coeur brise, + Et voila que ce coeur me crie: + "Tu t'es trompe!" + + Mes amis, ma mere et mon pere, + Je vous aimais. + J'aimais ma maitresse, ah! misere! + Plus que jamais. + + Ah! si c'est bien toi qui dechaines + Charmes et peines! + S'il est vrai que, toujours, demain + Soit dans ta main! + + Mon Dieu, si nos blessures meme + Viennent de toi! + Si mon cri n'etait qu'un blaspheme, + Pardonne-moi. + + + 1858. + + + + +LA ROSE + + + O ma pauvre rose effeuillee, + Charme, regret, parfum, tresor, + Toi que ses levres ont mouillee, + O fleur, parle-moi d'elle encor. + + C'est dans un bal que je l'ai vue, + Blanche avec des levres de feu. + Une douce flamme ingenue + Brillait dans son profond oeil bleu. + C'etait, je crois, la nuit derniere + Que je la vis pour en mourir. + + Il n'est point de pire misere, + Et pourtant ma douleur m'est chere + Et cher aussi son souvenir. + + + II + + La Valse a d'etranges ivresses; + Je sentais a chaque detour + Ses beaux bras aux molles caresses + Qui me chargeaient de morbidesses + Toutes ruisselantes d'amour. + --Elle est blanche, sa chevelure + L'eclaire comme un cadre d'or + Eclaire une miniature. + L'etoile tremblante qui dort + Aux cieux ou sa clarte s'azure, + Brille d'un moins pur diamant + Que ne brillait son front charmant + Pendant cette nuit de feerie. + + Helas! Tout s'est enfui, pourtant! + Mais de ma vision cherie + Il me reste la fleur fletrie + Qu'elle a perdue en me quittant. + + O douceur! o melancolie! + Adieu, fleur desormais palie! + L'amour est ce bel oiseau bleu + Leger comme un songe frivole, + Qui nous caresse, et puis s'envole. + En battant des ailes, vers Dieu! + + + Paris, Novembre 1859. + + + + +RENCONTRE + + + Je le croyais pourtant bien mort, mon pauvre amour. + Et rien que pour la voir aujourd'hui, dans la rue, + Le voila revenu, brulant, comme a sa vue + Il me prit un beau jour. + + Mais alors il etait doux et plein d'esperance + Comme un rayon de lune adorable qui luit, + Quand la tempete souffle et que le vent balance + Les arbres dans la nuit. + + Et je l'avais beni, lui si plein de promesses, + Me bercant a son chant....--Beaux reves enchanteurs!-- + Helas! pourquoi faut-il que toutes nos tendresses + Nous coutent tant de pleurs? + + Certes! j'aurais jure de l'avoir oubliee, + Elle qui m'a tant fait souffrir quand je l'aimais, + Et voila que ma plaie a peine refermee + Saigne plus que jamais! + + + Passy, Mai 1860. + + + + +A MADAME L*** + + + C'est amusant, a deux, de courir dans les bois, + Et de rever le soir au frais des grands ombrages. + En parlant a voix basse errer sous les feuillages, + N'est-ce pas un bonheur a faire envie aux rois? + + Cependant un boudoir, lorsque de petits doigts + Vous en ouvrent la porte, a bien ses avantages, + Qui partout ont semble divins, meme aux plus sages. + C'est mon avis, et c'est le votre aussi, je crois. + + On dit meme, est-ce vrai? qu'une bonne voiture + Quand les coussins sont doux, moins pourtant que les yeux + De celle qui l'occupe, est chose qui s'endure. + + Un seul point me surprend: ces mots mysterieux + Que le coeur seul entend, que la bouche murmure, + Oh! comme on les oublie apres un an ou deux! + + + Passy, Juin 1860 + + + + +ADIEU, NINON + + + Depuis longtemps, + Trop longtemps, je soupire. + Il est grand temps + Aujourd'hui de me dire + Si vous voulez + Jouer avec ma flamme. + Parlez, madame, + Mais vous me le paierez. + + Allons, mon coeur, + Et cachez, je vous prie, + Cet air moqueur + Qui vous rend moins jolie. + Quoi! vous osez + Rire de mon attente? + Riez, mechante, + Mais vous me le paierez. + + Helas! pourquoi + Faut-il que je vous aime, + Fille au coeur froid, + Qui n'aimez que vous-meme? + Vous souriez? + Ma peine est bien etrange, + Allez, mon ange, + Mais vous me le paierez. + + Pourquoi tantot + Votre voix si rieuse, + Au piano + Etait-elle reveuse? + Vous le savez, + Cela vous rend plus belle. + Chantez, cruelle, + Mais vous me le paierez. + + Melant nos pas + Dans un meme dedale, + Quand dans mes bras + La Valse vous rend pale, + Vous ne songez, + Vous, qu'a votre toilette. + Dansez, coquette, + Mais vous me le paierez. + + Mais quel courroux! + Vous aurais-je blessee? + Quels yeux moins doux! + Quelle moue offensee! + Vous vous fachez? + Vous etes en colere? + Boudez, ma chere, + Mais vous me le paierez. + + Adieu, Ninon. + Eh bien! quel est ce geste? + Qu'avez-vous donc? + Voulez-vous que je reste? + Ciel! vous pleurez + Votre main me rappelle.... + Pleurez, ma belle, + Mes maux sont trop payes. + + + Passy, Aout 1860. + + + + +DANS LA FORET + + + Bois ou l'Automne se courrouce, + Et, dans les sentiers gracieux + Etend sa rouille sur la mousse! + Brises dont la plainte est si douce + Qu'elle semble venir des cieux! + + Sombres ecueils! roches antiques! + Vous qui bravez les oceans! + Vous que les vagues atlantiques + Ont, dans leurs fureurs fantastiques, + Decoupes en profils geants! + + Et vous, cieux ou l'aube etincelle, + A l'heure ou la lune s'endort, + Dites-moi s'il est, brune ou blonde, + Une belle plus belle au monde + Que ma maitresse aux cheveux d'or? + + + Etretat, Decembre 1860. + + + + +MESSAGE + + + Allez vers elle, fleurs cheries, + Allez, et ne trahissez pas + Ces mots que dans mes reveries + Ma bouche dit tout bas. + + Ne lui dites pas, indiscretes, + Combien de desirs insenses + Cachent sous mes regards glaces + Leurs flammes inquietes. + + Ne lui dites pas qu'en tous lieux + Mon coeur la suit a tire-d'aile, + Que les rayons de ses grands yeux + Me font fremir pres d'elle; + + Cachez-lui qu'un mot de sa voix + Trouble mon oreille ravie, + Et que je donnerais ma vie + Pour mourir sous ses lois. + + Qu'elle ignore, la grande dame, + Que je l'aime au point d'en mourir, + Quand ma bouche, etouffant mon ame, + Froidement sait mentir; + + Lorsque dans sa chambre ou, sans cause, + Je deviens timide et tremblant, + Tous deux, d'un ton indifferent, + Nous parlons d'autre chose. + + Quand elle fait, par ses accents, + Sur la scene ou chacun l'admire, + Haleter la foule en suspens + Par son divin sourire, + + Dans un coin, pensif, inconnu, + Qu'elle ignore, la grande artiste, + Combien celui-la seul est triste + Qu'un beau reve a perdu! + + Ne lui dites pas que je l'aime, + Ni combien il m'en a coute + Pour comprimer mon coeur blesse + Qui criait en moi-meme! + + Ne lui dites pas que je meurs + Et que c'est elle qui me tue, + N'ayant pas soupconne mes pleurs + Dans mon ame eperdue. + + Pourquoi faut-il l'avoir connue, + Puisque j'en devais tant souffrir? + N'eut-il pas mieux valu mourir + Avant de l'avoir vue? + + Maudit soit le jour ou mes yeux + Ont vu ces traits si pleins de charmes, + Puisqu'inutiles sont mes voeux + Et vaines mes alarmes! + + Gardez bien mon triste secret; + Si vous lui parliez de ma peine, + Qui sait, avec son air de reine, + Ce qu'elle en penserait? + + + Paris, Janvier 1860. + + + + +A MA MERE + + + Ou sont-ils, mes chagrins d'enfant, + Grandes peines vite oubliees, + Aux larmes si vite essuyees + Que je riais en meme temps? + + Comme elles sont loin, les soirees + Que nous passions en attendant + Mon pere! O mes heures dorees! + Tu disais: "Quand tu seras grand!..." + + J'ai grandi. Le temps d'un coup d'aile + Jette au vent bien des reves d'or: + J'ai souffert et je souffre encor. + + Mais j'ai dans mon ame immortelle + Senti que Dieu me laisse encor + Ma mere, et que j'ai tout en elle. + + + Paris, Fevrier 1861. + + + + +A MA MERE + + + Un an passe, mere, qu'un beau matin, + Enfant par l'age et vieux par la tristesse, + Malade, use, las de vivre sans cesse + Et de trouver l'ennui sur mon chemin, + + En souriant a mon nouveau destin, + Je vins ici chercher dans ta tendresse + Pour mon coeur froid la chaleur de ta main, + Dans ton amour l'abri de ma faiblesse; + C'est pres de toi, pour la premiere fois, + Que j'ai connu la douceur de sa voix, + Que le bonheur a passe sur ma route. + + Je vais partir. Qu'importe? j'ai vecu. + Qu'il soit beni, malgre ce qu'il en coute + Pour le pleurer apres l'avoir perdu! + + + Alger, 5 fevrier 1862. + + + + +A MON AMI PAUL E.. G.. + + + Paul, as-tu quelquefois, dans tes jours de tristesse, + Senti passer en toi quelque gai souvenir? + Et n'as-tu pas alors, a travers ta detresse, + Songe combien le charme en est doux a sentir? + + Moi j'y pensais ce soir, laissant mon feu mourir; + J'errais dans ce passe qui me revient sans cesse. + Je songeais qu'il est loin, et, sans qu'il y paraisse, + Que voila plus d'un an que tu m'as vu partir. + + Puis je revais encore, et dans la cheminee + Suivant des yeux la buche a demi consumee, + Je comparais ma vie a ce feu palissant. + + Et je songeais, mon cher, a notre douce vie, + A ce qu'un souvenir a de melancolie, + Et qu'il est doux aussi de vieillir en s'aimant. + + + Alger, mardi soir, 25 fevrier 1862. + + + + +A MADAME V*** + + + Puisqu'il vous faut six mois pour etre mon amie, + Avez-vous bien songe, quand vous me les disiez, + A ce que ces deux mots ont de melancolie + Et de douceur aussi? Tandis que vous parliez, + + Il me semblait a moi que c'est une folie + Et que pour la prevoir, quoi que vous en pensiez, + Il faut que l'amitie soit un peu ressentie, + Et, meme a votre insu, que vous en eprouviez. + + Laissez-moi l'esperer; car apres tout, madame, + S'il n'en est rien, ces vers que vous me demandiez, + Je voudrais bien savoir ce que vous en feriez. + + Mais six mois! Jusque-la que faire de mon ame? + Ah! songez que mes maux seraient tous oublies + Et mes chagrins finis demain, si vous vouliez! + + + Alger, Mars 1862. + + + + + A MADAME A*** + + --ENVOI DE _ROSINE ET ROSETTE_-- + + + Ce conte fut ecrit sous un climat dore + Ou nous avons vecu dans un site adore, + Pres de ma mere; + Ou vous m'avez soigne comme elle, de longs jours, + Adoucissant pour moi le mal, qui fait toujours + La vie amere; + + Ou vous m'avez gueri, toutes deux de moitie, + Ou mon ame vivait, dans sa double amitie + Tout endormie; + Ou d'etre aime deux fois j'ai senti la douceur, + Car elle etait ma mere, et vous etiez ma soeur + Et mon amie. + + Et maintenant, le reve adorable me suit. + Je revois ce rivage ou l'on entend, la nuit, + Gemir la lame, + + Et j'ecoute pleurer, comme un chant qui s'emeut, + Le souvenir si doux, helas! que rien ne peut + M'oter de l'ame! + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A FELIX M*** + + + Ainsi, mon cher ami, nous voila vieux, malades, + Ennuyes, serieux, melangeant notre vin, + Toi souffrant, moi rimeur, en un mot, tres-maussades, + _Alea jacta est_ ... et je parle latin! + + Qui m'aurait dit cela lors de nos serenades + Sous les balcons d'Aline, et de nos escapades + La nuit, dans mon quartier, alors que, le matin, + Nous nous apercevions que le sommeil est sain? + + Plus j'y songe, vraiment, et plus je me desole + Que, pour de bons amis, un pareil temps s'envole, + Puisque l'amitie reste et qu'elle doit grandir. + + Et, comme j'y pensais en ouvrant cette page + Pour y mettre ces vers, je songeais qu'a notre age + C'est un bien d'etre unis et de se souvenir. + + + Paris, Juin 1862. + + + + +A MON PERE + + + Grace au titre un peu plaisant, + Un peu plaisant qu'on me prete, + Puisque me voila poete, + Helas! poete, a present! + + O ma muse, allez-vous-en, + Allez-vous-en, et la fete + Que nous fetons sera faite, + Sera faite plus gaiment; + + Ou chargez-vous de lui dire + Qu'il me garde son sourire + Gai comme un soleil de mai. + + Car il n'est de poesie + Au monde, ni d'ambroisie + Qui vaille un sourire aime. + + + Paris, 25 Aout 1862, jour de Saint-Louis. + + + + +A MADAME L.. B.. + +--SUR UN EXEMPLAIRE DES _EMAUX ET CAMEES_-- + + + Vous vous trompez, je vous le jure, + Si vous croyez ce rondeau-ci + Fait d'onyx ou d'email aussi: + Car Gautier seul acheve ainsi + Des merveilles de ciselure. + + Mais si je signe: "Votre ami," + N'allez pas, je vous en conjure, + Me dire, en songeant a demi: + "Vous vous trompez." + + Car, selon moi, si jusqu'ici + Vous avez cru qu'une parure, + (Fut-ce un camee en pierre dure, + Fut-ce un email de Rudolfi), + Vaut un ami dont on est sure, + Vous vous trompez. + + + Paris, Avril 1862. + + + + +ADIEU + + + Adieu! mon ame t'a suivie, + Pareille a la fleur endormie + Qu'en passant cueille le zephir. + Avec toi, j'ai senti partir + Encor un lambeau de ma vie. + + Adieu, toi qui crois en partant + Qu'un dechirement d'un instant + N'a pas de mortelles alarmes; + Toi dont les yeux remplis de larmes + Etaient si doux en me quittant. + + Adieu, toi qui dans la nuit sombre, + Sur ce lit, vide maintenant, + A travers nos baisers sans nombre + Murmurais follement dans l'ombre + Ces mots que le coeur seul entend! + + Adieu, toi dont l'epaule nue + A tant de fois cache mes pleurs! + Je verrai toujours tes paleurs + Devant ma tristesse inconnue. + + Tu t'en souviens, du mal sans nom + Dont tu t'effrayais sans raison, + Lorsqu'il me prenait sur ta couche; + Ces acces-la me reviendront, + Et les pleurs qu'ils me couteront + Ne s'eteindront plus sur ta bouche. + + Quel est donc ce frisson subit + D'une fievre incomprehensible? + Que me veut cet etre invisible + Qui vient s'asseoir pres de mon lit? + + Quelle est cette voix qui m'appelle + Et qui me fait palir d'effroi? + D'ou vient-elle? que me veut-elle? + Pourquoi cette paleur mortelle + Des que je l'entends pres de moi? + + Pourquoi suis-je sous son empire? + Pourquoi sans cesse? Ah! malheureux! + C'est quand je ne veux plus maudire: + Soudain, au milieu d'un sourire, + Je sens mon coeur qui se dechire + Sous l'etreinte d'un mal affreux. + + Et si, pour tromper cette fievre, + J'etreignais ton corps adore, + A peine l'avais-je effleure + Que sur ton front decolore + Je sentais se glacer ma levre. + + + II + + Je me souviens surtout d'un soir. + J'etais d'une tristesse affreuse; + Sur l'oreiller, nue et reveuse, + Tu le soulevais pour t'asseoir: + Tout a coup, sortit du ciel noir + Comme un spectre au fond d'un miroir, + La lune blafarde et peureuse. + Je n'y puis songer sans te voir + Dans cette paleur lumineuse, + Immobile et silencieuse + Devant mon sombre desespoir. + + Je voyais ta douce figure + Pale et muette de terreur; + Je contemplais avec stupeur + Ton expression morne et pure, + Et cela me brisait le coeur + De voir pleurer sur ta blancheur + Les ondes de ta chevelure. + + Quel est ce demon acharne, + Cette voix qui jamais ne change? + On dirait l'ombre d'un damne + Qui me poursuit et qui se venge. + Est-ce un fantome inanime? + Un spectre dont je suis aime? + Ou plutot quelque mauvais ange + Auquel je suis abandonne? + Rien ne peut lui donner le change. + Quel est-il donc, ce mal etrange + Qui ne m'a jamais pardonne? + + Mais, durant ces nuits de folie, + Souffrant de ces maux inconnus, + Dans la blancheur de tes bras nus + Je cachais ma tete palie; + O vision ensevelie! + Je sens a ma melancolie + Que je ne te reverrai plus. + + Adieu! le Destin nous egare: + Pourquoi partir quand tu m'aimais? + Le coup de vent qui nous separe + Va nous separer pour jamais. + + Dans un mois, ou dans une annee, + Si tu songes a nos amours + Sans en avoir l'ame troublee: + Par une belle matinee, + Pense a cette heure desolee, + La derniere de nos beaux jours! + Car cette heure, a peine envolee, + Tu la regretteras toujours! + + Adieu! pense au cri de detresse + Que mon coeur te jette en partant. + Adieu, ma vie et ma maitresse, + Adieu! songe a notre tendresse, + Songe a notre dernier instant! + + Adieu! sois heureuse et m'oublie. + Que Dieu te guide par la main! + Et que douce te soit la vie, + Comme le soleil d'Italie + Qui nous souriait ce matin! + + Oublions-nous, quoi qu'il advienne! + L'eternite qui va s'ouvrir, + Qu'elle soit paienne ou chretienne, + Passera sans nous reunir. + Dieu m'aurait du faire mourir + Lorsque ta main serrait la mienne. + Helas! j'ai peur du souvenir. + + O souvenir! volupte sombre, + Source de desespoirs sans nombre, + Qu'un autre te celebre encor! + Moi je te crains! Tu n'es qu'une ombre + Et toute ombre rappelle un mort. + + Tu n'es qu'un compagnon perfide + Qui nous empeche de guerir, + Souvenir! o spectre livide, + Qui n'es bon qu'a faire souffrir! + + + 13 Juillet 1863. + + + + +LE REVE + + + I + + Elle m'a fait une marque + Sur le front; + Les siecles y passeront. + Chaque rive ou je debarque + M'apparait + Sombre comme une foret, + + Comme une foret detruite + Que le vent + Tourmente eternellement. + + C'est une terre maudite, + Et mes yeux + La retrouvent en tous lieux. + + + II + + J'entends des voix gemissantes, + Et ne vois + Que le vide autour de moi, + Et leurs plaintes menacantes + Font un choeur + Qui me dechire le coeur. + + On dirait des funerailles + Dont le bruit, + Qui vient traverser la nuit + Semble sortir des entrailles + D'un enfer + Qui se serait entr'ouvert. + + C'est comme un chant monotone + Que les morts + Viennent chanter sur leurs corps, + Ou le glas lointain qui sonne, + Desole, + De quelque monde ecroule. + + + Mont-Riant, Fevrier 1864. + + + + +A MA MERE MALADE + + + Ces trois fleurs, ma pauvre mere, + Font un bouquet bien petit; + Mais au Christ, que ta main chere + A pendu pres de ton lit, + Leur nombre est une priere. + + Il commence par la Foi + Et finit par l'Esperance; + Ainsi, nous prions pour toi, + Tous les trois d'intelligence: + Mon pere, mon frere et moi. + + Triste ou gai, le temps s'efface, + La neige s'evanouit + Au premier soleil qui passe. + Pour nos peines, vienne ainsi + Quelque beau jour qui les chasse. + + + Mont-Riant, 5 Fevrier 1861, jour de Sainte-Agathe. + + + + +L'OUBLI + + + Ce chercheur d'oubli + S'exprimait ainsi: + + J'eprouve un souci + Rien inexplicable: + Je cherche en vain si, + Dans ce monde-ci, + Le plus desirable + Des biens que Dieu fit, + C'est de boire a table + Ou dormir au lit. + + Quand je bois, j'oublie + Jusqu'a ma folie, + Et je suis heureux; + Quand je dors, l'envie + De boire est partie + Et je perds la vie + En fermant les yeux. + + O fievre bizarre! + Fou raisonnement! + Dans ce double aimant, + Mon esprit s'egare + Regulierement; + Et, je le declare, + Je ne sais vraiment + Si c'est en buvant + Ou bien en dormant + Que l'oubli s'empare + De moi plus gaiment. + Et, plus je compare, + Plus, a tout moment, + Ma raison s'effare + A chercher comment + Ce doute charmant + Peut m'etre un tourment. + + Le sommeil, c'est l'ange + Qui veille sur moi: + Le sommeil me venge + De n'etre ni roi, + Ni pape et, ma foi! + De n'etre que moi. + Quand je bois, tout change + Si je veux, je crois + Etre agent de change. + Dans ce que je vois, + Tout va, tout m'arrange; + Tout ce que je bois + M'est d'un charme etrange. + + Le vin, c'est l'oubli, + Mais, je le confesse, + Le sommeil aussi. + L'un est la paresse + Et l'autre l'ivresse. + Leur double caresse + Est enchanteresse, + Et dans ma detresse, + Je flotte en esprit + De la table au lit. + + Et rien ne peut faire + Que, pour en finir, + Des biens de la terre, + Malgre mon desir, + Je sache saisir + Lequel je prefere + De boire ou dormir. + + + Mont-Riant, Fevrier 1864. + + + + +LE MYOSOTIS + +--A MON PERE-- + + + Dis-moi, la connais-tu, la fleur que je prefere? + Celle qu'au bord de l'eau je cueille avec mystere + Dans le sentier perdu; + Celle qui, dans l'instant ou, reveur, je l'admire, + Tantot me fait pleurer, tantot me fait sourire, + Dis-moi, la connais-tu? + + Ce n'est pas cette fleur orgueilleuse et coquette, + Le dahlia hautain qui redresse la tete, + Envieux et jaloux; + Superbe parvenu qu'un parterre vit naitre, + Et qui n'orna jamais la modeste fenetre + D'un poete humble et doux. + + + II + + C'est le myosotis, la fleur douce et pensive, + Etoile du gazon scintillant sur la rive, + Rayon du souvenir + Par qui l'amer regret se change en esperance + Et dont l'azur promet au coeur gros de souffrance + Un celeste avenir. + + Tresor des coeurs aimants, combien tu nous rappelles + De vierges comme toi pales, jeunes et belles, + Epouses du tombeau! + Tu fais revivre un nom parfume d'ambroisie, + Un nom cher a l'amour, cher a la poesie: + Hegesippe Moreau. + + Pere, c'est le present que mon amour t'apprete; + De mon coeur a ton coeur il sera l'interprete + Le plus digne de foi; + Sous des cieux etrangers m'accompagnant sans cesse, + Ce talisman dira, stimulant ma tendresse: + "Enfant, rappelle-toi." + + + Margency, 25 Aout 1864. + + + + +COLLOQUE D'AUTOMNE + + + LE POETE. + + Tel, dominant le cerf qui brame, + Le vent pleure dans les bouleaux: + Tel le tumulte de mon ame, + Pareil a celui de ces flots, + M'agite, et le fracas des lames + Couvre le bruit de mes sanglots. + + Mer, toi dont le charme est severe + Comme severe ta splendeur, + J'aime ta beaute large et fiere + Qui se mesure a la grandeur + De ton calme au chant seducteur, + Comme a celle de ta colere. + + J'aime ton orgueil de geant + Et ta puissance revoltee, + Et ton desespoir effrayant + De te voir soudain arretee: + Toi qui semblais illimitee,-- + Contre qui nul frein n'est puissant. + + Deferlez, vagues bondissantes! + J'aime vos clameurs menacantes; + Roulez sous le vent qui vous tord. + Votre voix, comme un bruit de mort, + Domine, a travers la tourmente, + La foudre qui gronde moins fort. + + J'aime a voir vos houleuses cretes + Que l'ouragan roule et blanchit. + Ainsi l'on doit voir dans la nuit, + Surpris dans ses nocturnes fetes, + S'enfuir au souffle des tempetes + Un troupeau sinistre et maudit. + + Je me berce a vos cris de rage, + O flots tumultueux et fiers; + Soit que vous alliez sur la plage + Rejaillir en flocons amers, + Ou sur des rocs noirs et deserts + Vous briser loin de tout rivage. + + Pleure sur les ecueils, o flot! + Ta souffrance est le seul echo + Dont le cri reponde a la mienne. + Ton chant me berce dans ma peine + Et mon ame en desordre est pleine + De ton tumultueux sanglot. + + Ta voix est d'autant plus puissante, + Ta colere, plus menacante, + Et ton cri, plus terrible encor + Qu'il meurt de son supreme effort: + Et ta vague, qui se lamente, + Jette, en pleurant, son cri de mort. + + Mer, ta grandeur est eternelle, + Mais ton flot meurt quand il gemit. + Tel mon coeur tremblant, qui fremit + Avec une angoisse mortelle + Mourra, comme ce flot rebelle, + Du cri qu'il jette dans sa nuit. + + L'ESPERANCE. + + Arrete, o toi qui, dans la nuit profonde, + Remplis l'echo du chant de tes douleurs! + Pour tant souffrir, es-tu donc seul au monde? + Verse en mon sein la peine qui t'inonde: + Je t'ai compris et j'accours a tes pleurs. + Enfant, dis-moi le mal qui te dechire. + Il n'en est pas sans doute qui soit pire, + Car, a travers tes pleurs et ton delire, + Tu blasphemais et tu parlais de mort. + Je viens a toi. Courage, o mon poete! + Ne vois-tu pas, la-bas, cette mouette? + Son aile est blanche et joyeux son essor. + Ne vois-tu pas cette etoile nacree + Qui fend la nue a peine dechiree, + Et cette voile, un instant eclairee, + Qui fuit, s'abaisse et reparait encor? + + LE POETE. + + L'etoile a disparu. La mouette effaree + S'est enfuie en poussant de lamentables cris. + Le vaisseau s'est perdu dans l'obscure nuee: + Je crois qu'il a sombre, car ma vue egaree, + Aux lueurs des eclairs, sur l'onde tourmentee, + Apercoit par moments de sinistres debris. + Qui que tu sois, fantome ou vivant qui m'appelles! + Ta voix est douce et grave, et mon coeur te benit. + Mais il est des douleurs profondes et cruelles, + Qui ne guerissent plus au contact d'un ami. + Que viens-tu faire ici, par cette nuit obscure? + Si c'est pour moi, retourne et fuis-moi desormais. + J'aurais voulu t'aimer, car ta parole est pure: + Mais je garde en mon coeur une telle blessure, + Que, jusque dans la mort, le mal qui me torture + Fera saigner mon ame et ne mourra jamais. + + L'ESPERANCE. + + Il n'est point de souffrance au monde + Qui soit si grande et si profonde. + Que rien ne la puisse guerir. + Il n'est de blessures mortelles + Dont le temps, sur ses vastes ailes, + N'emporte jusqu'au souvenir. + Viens, enfant, calme ton delire. + Je connais ton cruel martyre; + Mais je suis l'Ange au doux sourire: + Avec moi tout peut rajeunir. + + LE POETE. + + Ange! qui donc es-tu, toi, dont la voix sonore, + Comme un souffle de Dieu, murmure dans la nuit? + Tu parles de sourire? Ah! pour sourire encore, + Ignores-tu le poids du mal qui me devore? + C'est un feu qui me brule et partout me poursuit. + + L'ESPERANCE. + + Enfant, cede a ma priere. + Surmonte ta peine amere; + Je saurai te consoler. + A celui qui desespere + Ma presence est douce et chere; + Cesse de te desoler. + L'homme m'appelle Esperance. + Je suis soeur de la Souffrance: + Il n'est de douleur immense + Que je ne sache calmer. + + LE POETE. + + Fille des cieux, retourne a celui qui t'envoie. + Mon ame a tout jamais s'est repliee en soi. + Parmi les souvenirs ou mon etre se noie, + Mon coeur desespere n'entrevoit plus de joie. + Mon ame est sans espoir, et mon esprit sans foi. + Va! poursuis ton chemin, et donne, sur la route, + Ta main et ta jeunesse a celui qui t'ecoute + Sans redouter encor d'etre trompe par toi. + Pour moi, la Solitude accompagne ma vie: + Mere du doute et soeur de la Melancolie. + Les destins sont ecrits et mon coeur suit sa loi. + + L'ESPERANCE. + + Adieu! puisque tu me repousses. + Je pars et pleure en te quittant. + J'aurais voulu rendre plus douces + Les angoisses de ton neant. + Adieu! Si ta voix me rappelle, + Par hasard, un jour de malheur, + Tu me retrouveras fidele; + Car je te suis a tire-d'aile, + Et je t'aime comme une soeur. + + L'OUBLI. + + Je suis l'Oubli. Silence, + Mer! apaise ton flot + Comme un lointain sanglot + Qui soupire en cadence. + C'est l'ordre de la-haut. + Envolez-vous, nuages, + Bise, remonte au Nord; + Sombre esprit des naufrages, + Que ton souffle de mort + Se disperse. Ravages, + Disparaissez. Toi, mer, + Prends ces corps aux yeux caves; + Engloutis tes epaves + Au fond du gouffre amer. + Voici l'Oubli qui passe: + Que la plus faible trace + Se dissipe et s'efface + Au jour qui va venir. + Couvrons de mon mystere + La divine colere. + Qu'il n'en reste a la terre + Pas meme un souvenir. + J'entends, pres de la plage, + Deux voix s'entremeler. + Est-ce un couple volage, + Sur le bord du rivage, + Echangeant un baiser? + Tous deux vont oublier, + S'ils sont sur mon passage. + Mais je n'entends plus rien + Qu'une timide plainte. + C'est la voix presque eteinte + D'un sylphe aerien. + + LE POETE. + + Une brise plus fraiche a dissipe la nue; + Comme un essaim trouble, l'ouragan s'est enfui; + La lune, encor voilee, apparait, demi-nue. + C'est etrange. On dirait qu'une force inconnue + A disperse soudain les horreurs de la nuit. + Quel est ce bruit qui vient de reveiller la greve? + Une voix inconnue a traverse les airs: + Qui donc, a pareille heure, est en ces lieux deserts? + Mais non, je me trompais. Nul accent ne s'eleve. + Personne.... Je suis seul au bord des flots amers, + C'est une vision qui passe comme un reve. + Pourtant, qu'entends-je encore? On parle cette fois. + Je ne distingue rien, malgre le clair de lune; + Mais la brise de nuit, qui souffle de la dune, + M'apporte jusqu'ici l'echo de cette voix. + Ce n'est point la le son d'une parole humaine; + Elle est imperieuse et douce en meme temps. + A travers quelques mots que je distingue a peine, + J'entends confusement que cette voix lointaine, + D'un timbre doux et clair, commande aux elements. + Sitot qu'elle a passe, partout nait le silence. + Pourtant, de ce cote je crois qu'elle s'avance: + Quel est-il, ce Genie errant, dont les baisers + Rasserenent les flots, par son aile apaises? + Si c'est une ombre encor, ce n'est plus l'Esperance, + Sa voix etait moins breve.--Ange mysterieux, + Qui descends sur la terre a l'heure ou tout repose, + Toi de qui la parole ordonne a toute chose! + Dis-moi ton nom avant de remonter aux cieux. + + L'OUBLI. + + Je suis le frere du Silence. + Dieu me donne un pouvoir immense; + Je repands l'eternelle nuit, + Et je puis, du bout de mon aile; + Effacer la trace mortelle + Et de la Joie et du Souci. + Mes compagnons sont le Mystere + Et le Bruit, l'Ombre et la Lumiere; + Quant a moi, le Temps est mon pere, + Et je suis aussi vieux que lui. + Je suis le sommeil de l'aurore, + L'ivresse que le vin colore; + L'homme me maudit et m'implore, + Car je suis l'Ange de l'oubli. + + LE POETE. + + Sur mon passage, alors c'est le ciel qui t'amene. + Avant de t'envoler, repands a coupe pleine + Ton baume bienfaisant sur mon coeur en lambeaux. + Ange, viens m'effleurer de ton aile si pure, + Car je porte dans l'ame une large blessure + Qui ronge ma poitrine, et sa rude morsure + Fait eclater mon coeur et le brise en morceaux. + + L'OUBLI. + + Ami, quel que soit le martyre + Du supplice qui te dechire, + Je ne puis aller avec toi. + Pourquoi faut-il qu'en cette vie, + Celui qui m'implore et supplie + Ne puisse attendre rien de moi? + Helas! telle est ma destinee + Que ceux dont la voix eploree + Du fond de leur nuit desolee + M'appelle du soir au matin, + Sont les seuls de qui ma puissance + N'apaisera pas la souffrance. + Laisse-moi passer en silence, + Ami, j'obeis au Destin. + + LE POETE. + + Va donc.... Et maintenant du mal qui te harcele + Meurs, o mon triste coeur, brise par ton amour. + Seigneur! ne vois-tu pas que ce coeur est plein d'elle, + De celle qu'en tous lieux ma pauvre ame rappelle; + Et que ce souvenir d'une amour immortelle + Poursuit ton pauvre enfant sans treve et sans retour? + Dieu tout-puissant! quel est le destin qui me pousse? + O mystere eternel! que viens-je faire ici? + Meurs plutot. Que ce soit la derniere secousse! + + Ah! cent fois mieux valait mon eternel ennui + Qu'un amour qui me laisse une telle blessure! + Mieux vaudrait le degout que le mal que j'endure, + Mieux vaut n'aimer jamais que souffrir la torture + Dont l'amour nous flagelle ou qu'il laisse apres lui! + + Au moins, que cette amour, mon Dieu, soit la derniere! + Qu'elle brise mon coeur en atomes si fins, + Qu'il n'en reste pas meme une trace ephemere! + Et que le vent d'automne en chasse la poussiere + Devant la feuille d'arbre et l'ecume legere + Que son souffle, au hasard, seme par les chemins! + + + 1864. + + + + +IMPRESSIONS DE VOYAGE + + + I + + Elle m'apparut, rasant l'eau, + Dans le sillage du vaisseau. + C'etait le soir, elle etait belle. + J'avais vingt ans depuis un jour; + Je compris qu'elle etait l'Amour, + Et je tendis les bras vers elle. + + Son sourire etait caressant. + Elle me fit signe en passant + De la suivre a travers les ombres. + Mais soudain je la vis palir, + Pencher sa tete et s'engloutir + Parmi la mer Blanche, au flots sombres. + + + II + + Quatre ans plus tard, sous d'autres cieux, + Las de trainer, silencieux, + Mon coeur et ses vaines alarmes, + Un matin je la reconnus, + Sortant des flots comme Venus, + Et riant a travers des larmes. + + D'un pied reveur elle sillait + L'onde, ou son reflet vacillait + Comme dans un miroir qui bouge. + "Ton nom?" fis-je. Elle repondit: + "L'Esperance!" et se confondit + Avec l'azur de la mer Rouge. + + + III + + Plus tard encore, errant toujours, + Plus las, plus seul qu'aux premiers jours, + Je la retrouvai sur ma route. + Mais son front, quoique jeune encor, + Semblait triste jusqu'a la mort, + Et portait les traces du doute. + + Elle rit d'un rire nerveux + En secouant de ses cheveux + Je ne sais quelles fleurs decloses; + Puis, dans un sanglot, murmura: + "Je suis ta Gloire!" et s'engouffra + Dans la mer Bleue aux vagues roses. + + + IV + + Et plus tard enfin, une nuit, + Ronge de fatigue et d'ennui, + J'ai vu cette ange de detresse. + Mais lors, pour la derniere fois, + J'entendis sa mourante voix + Qui me dit: "J'etais ta Jeunesse!" + + L'eau la bercait comme un beau lis. + Sur sa gorge aux tons appalis + Du sang se melait a l'ivoire, + Et je vis celle que j'aimais + S'enfoncer morte et pour jamais + Sous les flots verts de la mer Noire. + + + Mont-Riant, 18 Fevrier 1865. + + + + +A MA MERE + + + Mere, crois-moi, ces quelques vers, + Si mauvais qu'ils puissent paraitre, + Te portent mes voeux les plus chers + Et tout le meilleur de mon etre. + + Et ce griffonnage moqueur + Prouve, moralite profonde, + Qu'on peut confier un bon coeur + Aux plus mechants quatrains du monde. + + + Paris, 31 Decembre 1865. + + + + +A MON PERE + + + Pere, voici cinq ou six vers + Ecrits a tort et a travers. + Si tu fais tant que de les lire, + Dis-moi donc comment il advient + Qu'un enfant qui t'aime si bien, + Ne sache pas mieux te le dire. + + + Paris, fin Decembre 1865. + + + + +ENVOI + +DE _ROSINE ET ROSETTE_, A *** + + + Enfant au seduisant visage, + Vous qui, d'un doigt rose, ouvrirez + Ce volume, et qui le lirez + Si vous en avez le courage, + Rose blonde, quand vous verrez + Votre doux nom sur cette page, + A votre amant vous penserez. + + Ne me reprochez pas ce livre, + C'est un mechant petit recit, + Assez mal rime, Dieu merci! + Mais tel qu'il est, je vous le livre: + Tachez d'etre bonne pour lui. + + Assez d'autres m'ont fait un crime + De quelques vers trop sans facon. + Vous qui m'avez pris ma raison, + Que peut vous importer ma rime? + + Gardez ces vers en souvenir + Du temps ou nous etions ensemble: + Jamais deux coeurs qu'un Dieu rassemble + N'ont ete plus prompts a s'unir. + + + Paris, Aout 1865. + + + + +SOUVENIR DE MARGENCY + +--A MON PERE-- + + + Mon pere, il me souvient de cette heureuse enfance + Qui s'ecoulait pour nous entre ma mere et toi. + C'est un frais souvenir: je ne sais pas pourquoi + Depuis tantot j'y pense. + + Involontairement je revois le chemin, + Ou j'allais, chaque soir, t'attendre, avec mon frere, + Grimpes sur un vieux mur qui n'en pouvait plus guere, + Pour te voir de plus loin. + + Je revois ce jardin en fleurs ou notre mere + Tachait de se facher et n'y parvenait pas, + Quand le vieux jardinier trouvait dans un parterre + La trace de nos pas. + + J'evoque ce passe qu'un souvenir colore, + Ou la perte d'un nid etait un grand revers. + Je me revois enfant, libre, et courant encore + Parmi les buissons verts. + + A present je vieillis. Crois-moi, tout me le prouve. + D'abord j'ai vingt-cinq ans sonnes depuis trois mois, + Et puis d'ou viendrait donc ce charme que je trouve + A parler d'autrefois? + + Jamais un souvenir n'est exempt de tristesse. + C'est comme un chant lointain, d'une etrange douceur, + Qui nous berce un instant; mais, si doux qu'il paraisse, + Il nous serre le coeur. + + Je sais le cas qu'il faut faire de ce mensonge, + Qui prete aux jours enfuis comme un cruel eclat, + Et cependant, ce soir, je l'accueille et je songe + Aux jours de ce temps-la. + + + Paris, 25 aout 1865. + + + + +A MON FRERE + + + Charlot, pardonne-moi ces vers; + Soit a l'endroit, soit a l'envers, + Ils te diront que je t'adore. + Et si, par cas, tu les as lus, + Frere, crois-moi, n'y pense plus, + Car ils te le diraient encore. + + + Paris, 12 Aout 1865 + + + + +EFFET DE LUNE + +DANS LA MITIDJA + +RIMES RICHES + +--A THEODORE DE BANVILLE-- + + + C'est l'heure ou la ferme + Ferme. + Le Soir incertain + Trace en decoupures + Pures + L'horizon lointain. + + Une vapeur vaine + Veine + Le couchant blemi, + Et semble au bord d'une + Dune, + Un flot endormi. + + La nuit qui l'apaise, + Pese + Sur l'homme qui dort, + Et le ciel s'etoile, + Toile + D'azur aux points d'or. + + Cependant le tremble + Tremble, + Lorsqu'en voltigeant, + Une folle brise + Brise + Ses feuilles d'argent. + + Quelque pauvre here + Erre + Dans la Mitidja, + Et, dans le silence, + Lance + L'air de _Kadoudja_. + + Dans la diapree + Pree, + Du ruisseau mutin + L'onde trebuchante + Chante + Son air argentin, + + Et l'herbe entr'ouverte, + Verte, + Frange ses reseaux, + Ou l'eau qui roucoule, + Coule + Parmi les roseaux. + + Le sol uniforme + Forme + Un tapis ouate, + Dont la ronce aride + Ride + L'uniformite. + + La, le cactus perse + Perce + L'aloes en fleurs; + La ronce jumelle + Mele + Ses piquants aux leurs. + + Bien que leur ensemble + Semble + Au hasard eclos, + Leur triple ramure + Mure + De pauvres enclos. + + L'Arabe en maraude + Rode + Dans les alentours, + Et suit de malignes + Lignes, + Pleines de detours. + + Sa marche est coulante, + Lente, + Et ne s'entend pas. + Et le sinistre etre, + Traitre, + Guette a chaque pas, + + Afin qu'il evite + Vite + L'oeil du gabelou, + Et, dans la broussaille, + S'aille + Cacher comme un loup. + + La lune d'opale, + Pale + Dans les bleus sillons, + Inonde la plaine, + Pleine + De pales rayons. + + O lune blafarde, + Farde + Ton visage blanc; + Tache que ta face + Fasse + Un oeil moins tremblant! + + Ton air morne et grave + Grave + Au fond de mon coeur + Ton grand trou livide, + Vide, + Au reflet moqueur. + + Pauvre astre impassible! + Cible + De tant de rimeurs! + Est-ce de ce qu'on te + Conte, + Lune, que tu meurs? + + Leur lyre enervante + Vante + Ton disque jauni. + Toi qui vois leur tache, + Tache + Que ce soit fini. + + D'une voix emue, + Mue + Par un faux _humour_, + Est-ce toi qu'un homme + Nomme + L'astre de l'amour? + + Ta mechante corne, + Qu'orne + Ta jaune couleur, + Est plutot l'embleme + Bleme + Qui porte malheur. + + Ta prunelle eteinte, + Teinte + D'un morose eclair, + Semble une lanterne + Terne + Pendue au ciel clair. + + Quand la Nuit, sereine + Reine, + Tient l'homme abattu, + Vers la solitaire + Terre + Que regardes-tu? + + La lumiere adverse + Verse + Des rayons hagards. + Lune, que t'importe? + Porte + Ailleurs tes regards. + + Va, pale inconnue, + Nue, + Glisse au sein des nuits, + Laisse notre immonde + Monde + Tout charge d'ennuis. + + Glisse dans l'espace. + Passe. + Et, bouche sans voix, + Sache avec mystere + Taire + Tout, ce que tu vois. + + + Paris, Mars 1866. + + + + +MANDOLINE + + + J'ai pour unique amante + Une fille charmante, + A l'oeil profond et doux + Comme un ciel andalous. + --Quelque ennui me tourmente. + + Son tuteur subroge + N'a, certes, pas songe + Que je pourrais peut-etre + Entrer par la fenetre. + --Je ne sais ce que j'ai. + + C'est un moyen pratique, + Tres-vieux, mais poetique + Et qui, pour nos amours, + Nous est d'un grand secours. + --Je suis melancolique. + + Que j'aime la rougeur + De plaisir et de peur + Dont rougit, quand j'arrive, + Mon amante craintive! + --J'ai du noir dans le coeur. + + Seigneur! qu'elle est jolie! + J'en ai fait ma folie; + Et sans elle, ici-bas, + Je n'existerais pas. + --Tout m'attriste et m'ennuie. + + Sa soeur a de grands yeux + Bruns; mais les siens sont bleus. + On ne sait trop laquelle + Des deux est la plus belle. + --Je suis tres-malheureux. + + Et, deux fois la semaine, + A l'eglise elle mene, + Ange plein de douceur, + Son tuteur et sa soeur. + --Comment guerir ma peine? + + Ma main souffletterait + Quiconque toucherait + Un cheveu de la tresse + De ma jeune maitresse. + --J'eprouve un mal secret. + + Le coeur me bat d'avance. + Le soir, lorsque je pense + Que va sonner pour nous + L'heure du rendez-vous. + --Quelle triste existence! + + Certes, j'aime a plein coeur + Cette belle en sa fleur, + Et l'amour de ma mie + M'est plus cher que ma vie. + --Mais ... j'aime aussi sa soeur. + + + Paris, Avril 1866. + + + + +ROUTADE + + + Decidement, la mort est belle. + J'ai dix-neuf ans, et je m'en vais + Me faire sauter la cervelle, + Pour en finir a tout jamais. + Celle que j'aime s'evertue + A se cacher je ne sais ou: + L'ai-je revee ou l'ai-je vue? + N'importe, il faut que je me tue, + Pour qu'on sache que j'en suis fou. + + Ce n'est point par amour du drame; + Mais enfin c'est original + De se tuer pour une dame + Que l'on a rencontree au bal. + + + + +DECLARATION D'ECOLIER + +--A CONSTANT COQUELIN-- + + + I + + Madame, ayez la politesse + De m'ecouter, fut-ce un instant: + J'ai quinze ans, sans qu'il y paraisse, + Et je ne suis plus un enfant. + Veuillez donc, sans vous mettre a rire, + Me preter une oreille ou deux, + Car j'ai quelque chose a vous dire + De tres-grave et tres-serieux. + + Je ne sais trop comment m'y prendre, + Le courage va me manquer: + Promettez-moi de me comprendre, + N'ayez pas l'air de vous moquer! + Ce que j'eprouve m'epouvante, + Mais m'epouvante ... au dernier point! + Et si vous croyez que j'invente, + Vous vous meprenez de bien loin. + + Si vous connaissiez la nature + Du mal dont je suis chatie! + Vous feriez une autre figure, + Et m'auriez en grande pitie. + C'est un malaise fort bizarre, + Pour moi seul sans doute invente, + Et qui doit etre un cas tres-rare, + Peu connu de la Faculte. + + C'est une espece de folie, + Bien effrayante, en verite! + Car elle est a la fois remplie + De douceur et de cruaute. + + Mais ce que je tremble de dire, + C'est qu'en tous temps, c'est qu'en tous lieux, + Ce qui me cause ce martyre, + Condamnable et mysterieux, + C'est ... cela va bien vous surprendre; + Ah! madame, pardonnez-moi! + C'est vous!--Et vous devez comprendre + A present quel est mon emoi. + Je sens le rouge qui me monte! + Surtout, jurez-moi le secret; + Car, bien sur, je mourrais de honte + Le jour ou cela se saurait. + + Oui, c'est vous qui troublez ma vie, + Vous dont l'image me poursuit, + Vous, ma douleur et ma folie! + Vous, mon soleil, et vous, ma nuit! + C'est vous, quand la lune eploree + Sur mes vitres vient scintiller; + C'est vous, dans sa lueur nacree, + Vous dont je vois les yeux briller! + Et si le sommeil, faisant treve, + Gagne un instant mon front pali, + C'est vous encor que dans mon reve + Je vois passer pres de mon lit! + + C'est vous dont je vois le sourire! + C'est vous dont je sens le toucher! + Et meme, alors que je respire, + C'est vous que j'entends respirer! + Je sens votre main qui m'effleure, + Et je m'eveille en etouffant, + Et je me desole et je pleure, + Et je pleure comme un enfant. + Et cette vision m'est chere, + Madame, et chere ma douleur.... + Ah! ne vous montrez point severe, + Car vous me briseriez le coeur! + + + II + + Je sais que j'aurais du me taire. + Mais n'en ayez point de courroux. + Ayez pitie de ma misere, + Laissez-moi vivre aupres de vous. + Laissez-moi vous voir, vous entendre. + Laissez-moi toucher votre main; + Je ne sais ce qui m'a pu prendre, + Mais ce sera passe demain. + + Il me faut pourtant vous apprendre + Que cela m'a pris tout d'un coup, + Sans que j'y pusse rien comprendre, + Un jeudi qu'il neigeait beaucoup! + + Vous etiez en fourrure grise; + C'etait a Paris, cet hiver. + Je me rappelle votre mise + Tout comme si c'etait hier. + Vous veniez de monter tres-vite, + Ma mere etait a la maison! + Vous alliez faire une visite, + Et je sortais de ma lecon. + Vous aviez quelques airs de reine + Que je trouvais fort de mon gout, + Mais vous me regardiez a peine, + Et vous m'intimidiez beaucoup. + + Quant a moi, malgre ma contrainte, + Je vous regardais de mon mieux, + Et j'ai si bien pris votre empreinte, + Que je l'ai toujours dans les yeux. + Pour vous voir monter en voiture + Je collai mon front aux carreaux, + Et restai dans cette posture + Tant que je pus voir vos chevaux. + Puis, comme un avare en cachette, + Je fermai ma chambre aux verrous, + Et je repassai dans ma tete + Tout ce que j'avais vu de vous. + + Je vous avais vue un peu vite, + Mais j'avais pourtant remarque + Que vous aviez la main petite + Et le poignet bien attache. + Ce poignet devint ma folie, + Ce fut la ce qui me perdit! + L'attache eut ete moins jolie, + Je crois que je serais gueri. + Tels qu'ils sont au bout de vos manches, + Vos petits poignets fin serres + M'ont fait passer bien des nuits blanches + Et bien des jours decolores. + + Mais je veux m'efforcer d'en rire, + Et j'ai des larmes dans les yeux. + Qu'ai-je fait pour qu'un tel martyre + Me dechire le coeur en deux? + + Helas! qui change ainsi ma vie? + De quel mal est-ce la le cours? + C'est quelque horrible maladie + Sans precedent jusqu'a nos jours! + + C'est une torture mortelle! + Je l'ai gagnee en vous voyant, + Et je crois, lorsqu'elle s'en mele, + Que la douleur me rend mechant. + + Eh bien, cette souffrance affreuse, + Dont je parle avec tant d'effroi, + Je la voudrais contagieuse. + Pour que vous l'eussiez avec moi! + + + + +CHANSON D'OURIDA + + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle revait, le voile epingle; + La brise a souffle.... + La brise a souffle sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passe, + Le coeur envole. + + Le ciel est ardent, la brise est legere; + Quelque cavalier, qui va son chemin, + Passe a la portiere + De ton palanquin. + + La belle, ou va-t-il ton regard d'etoile? + Ton voile frissonne au vent du matin: + Qui donc, sous ton voile, + Fait trembler ta main? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle revait, le voile epingle; + La brise a souffle.... + La brise a souffle sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passe, + Le coeur envole. + + Le jeune homme est loin; la maison est close. + Qu'il fait chaud dehors! voici la fraicheur. + La belle repose + D'un air de langueur. + A quoi songes-tu? Te voila si pale! + Tu penches ton front comme un lis en fleur. + Qui donc, sous ton chale, + Fait battre ton coeur? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle revait, le voile epingle; + La brise a souffle.... + La brise a souffle sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passe, + Le coeur envole. + + La lune se leve et la nuit est pure. + --Ne dirait-on pas le trot d'un cheval?-- + C'est l'eau qui murmure + Son chant de cristal. + Folle, il faut dormir. Quel reve t'effleure? + Qui donc tient encore en ces lieux deserts, + En depit de l'heure, + Tes beaux yeux ouverts? + + Le coeur dans les yeux, les yeux sous le voile, + La belle revait, le voile epingle; + La brise a souffle.... + La brise a souffle sur la fine toile; + Le voile est ouvert, l'amour est passe, + Le coeur envole. + + + + +KIEF + + + I + + Au plein coeur de l'ete, vers le milieu du jour, + A l'heure ou, des coteaux qu'un ciel ardent calcine, + Le serpent vient dormir au bord de la ravine; + Quand l'air semble sortir de la bouche d'un four, + Et que le grand soleil, brulant comme la braise, + Grille un sol crevasse comme un mur de fournaise; + Alors que la cigale au chant criard et faux + Dont la monotonie est comme une cadence, + Fait, seule, de son cri resonner les echos; + A cette heure de calme et de profond silence, + C'est un fait reconnu que tout bon musulman, + Ferme dans sa maison, fume nonchalamment; + Et, suivant sa fumee en spirales tordue, + S'il entend par hasard quelque bruit dans la rue, + Murmure entre ses dents, s'il est homme de bien: + "Par Mahomet! ce n'est qu'un chien ou qu'un chretien." + + + II + + ..... La cour mauresque etait silencieuse + Et fraiche. On n'entendait, aux marbres des bassins, + Que le chant vacillant de l'eau capricieuse + Se perdant sous la voute en echos argentins; + Et, comme un rossignol, le soir, dans la campagne, + Chante et, de sa chanson que nul bruit n'accompagne, + Prete un calme plus doux aux douces nuits d'ete: + Tel, en se cadencant sur les murs de faience, + On eut dit que ce bruit grandissait le silence. + Ainsi qu'un feu follet, dans un site ecarte, + La nuit, autour de lui, grandit l'obscurite. + + Il faut l'avoir connu pour s'en faire une idee, + Ce charme singulier, cette etrange torpeur, + Dont les Orientaux font un divin bonheur: + D'aspirer des parfums dont l'ame est affaissee, + De rever sans sommeil et presque sans pensee, + Et, le regard perdu, la tete renversee, + De vivre de mollesse et mourir de langueur. + + Le marbre et ses blancheurs ont bien des indolences + Que ne connaissent pas nos boudoirs d'Occident. + O l'amour! les parfums! le vin! les nonchalances! + L'oubli, surtout, l'oubli! le seul bien vraiment grand + Et le seul desirable! Il est donc vrai qu'au monde, + Sous nos tristes climats comme au soleil ardent, + C'est vous que l'homme cherche a travers son neant! + + Volupte! volupte! divine enchanteresse! + Dis-moi ton dernier mot; laisse-moi jusqu'au bout + Savourer a longs traits ton enervante ivresse. + Je t'appartiens. Prends-moi. Revele-moi surtout + Si l'on peut, pour mourir en des plaisirs immenses, + Epuiser d'un seul coup toutes les jouissances. + Que je vide la coupe, et puis tout sera dit: + Un linceul n'est-il pas toujours un drap de lit? + + Si je vis sans jouir, que m'importe la vie? + Que m'importe la mort si je meurs de plaisir? + Quels regrets peut laisser cette soif assouvie + De sentir, en mourant, tout ce qu'on peut sentir? + Qu'un autre te meprise et te jette la pierre! + Je t'aime, o volupte! je t'adore, o matiere! + Et qui n'a pas connu tes baisers epuisants + N'aura jamais vecu, dut-il vivre mille ans! + + + III + + C'est la liqueur de feu qui guerit ou qui tue. + C'est le coursier sans frein, qui va bride abattue: + Malheur au cavalier! car sa bete au pied sur + Peut lui briser d'un coup la tete contre un mur! + C'est le reve epuisant d'une ivresse nerveuse + De morphine ou d'opium: Ah! malheur a celui + Qui s'enivre de kief lorsque le jour a lui! + Son front se fletrira comme une tubereuse + Au contact d'un serpent. Pour lui, plus de sommeil; + Tantot il fuira l'ombre et tantot le soleil; + Il aura beau fumer, boire et tripler la dose: + Rien! Et si quelque soir, d'aventure, il repose, + La nuit qu'il dormira n'aura plus de reveil. + + C'est l'ideal brillant du pays de nos reves. + C'est la sirene en mer; c'est l'ange aux ailes d'or + Qui nous prend dans son vol et nous fait voir des greves + Ou nous n'irons jamais, et nous montre le port, + Sans nous montrer l'ecueil d'ou lui sourit la mort; + Car dans notre univers les anges ont des glaives + Et lorsque celui-la, l'ange au chant seducteur, + Nous sourit en passant et nous touche de l'aile, + Malheur a l'imprudent qui tend les bras vers elle + Et le suit dans son vol vers un reve enchanteur! + S'il monte jusqu'aux cieux, plus leger que la flamme, + S'il s'endort au depart dans un charme trompeur, + S'il se berce au concert d'une amoureuse gamme, + Ou suit en souriant quelque ombre de bonheur: + Malheur! malheur a lui! l'ange a brandi son glaive, + Un glaive flamboyant, et qui perce en plein coeur! + Alors, sentant fremir l'aile qui le souleve, + Il pousse un cri funebre; et, sortant de son reve, + Se reveille en sursaut sur cette terre en pleur; + Et, la, desespere, pleurant sur sa chimere, + Sombre et suivant des yeux son reve qui s'enfuit, + Chante au sein de la nuit, d'une voix triste et claire, + Un chant plein de sanglots perdu dans le mystere, + Et tel que le passant qui rentre apres minuit, + Se sentant frissonner, murmure une priere, + Et croit entendre encor dans le soir solitaire + Comme une etrange voix dont l'echo le poursuit. + + Plus doux fut le bonheur, plus l'ombre en est amere! + Plus le jour fut ardent, plus profonde est la nuit! + La lune brille au ciel d'un eclat funeraire. + Et quand le malheureux contemple sa misere, + Il n'en peut comparer l'immensite sur terre + Qu'a l'infini perdu qui se ferme sur lui! + + + + +A MADAME GEORGE SAND + + + _Ce livre est mon premier coup d'aile. + Il est signe d'un nom d'enfant; + Mais l'enfance a cela pour elle + Quelle est faible et qu'on la defend. + + Vous le savez mieux que personne, + Reine au front de musc, abrite + Par une immortelle couronne, + Qui pourtant m'avez adopte. + + Vous la gloire, vous le genie, + Vous oubliez votre moisson + Precieuse et du ciel benie, + Pour mieux sourire a ma chanson! + + Vous trouvez en ce temps morose + Un plaisir magnifique et doux + A faire de rien quelque chose: + Mais qui le peut, si ce n'est vous? + + Sur sa route, quand on est reine, + On donne a des bohemiens, + Et l'on peut etre la marraine + De mechants vers comme les miens. + + C'est le droit du rayon superbe, + Lorsqu'il embrase la foret, + De dorer aussi le brin d'herbe + Que tout passant dedaignerait. + + Il enflamme, il eclaire ensemble + Tout un monde horrible ou charmant, + Et de la goutte d'eau qui tremble + Fait l'egale du diamant._ + + + Nohant, Juillet 1862. + + + + +NOTES AU CRAYON + + + + +La lettre qui sert d'introduction a ce recueil posthume indique assez le +sentiment qui nous fait le livrer a l'impression. + +Mais les personnes amies auxquelles ce livre est destine ne +s'expliqueraient peut-etre pas la publication des boutades tristes ou +railleuses, des reflexions decousues qui vont suivre, si nous ne leur +disions les motifs qui nous ont porte a ne pas les eloigner de ce +recueil. + +Ces _Notes_ etaient jetees au crayon sur un cahier ou Prosper ecrivait, +de temps a autre, dans une forme sommaire et imparfaite, les fantaisies, +les repliques, les oppositions de mots, les bizarreries qui se +presentaient a son esprit. + +Souvent il semble avoir voulu tracer une de ces legendes qui n'ont de +valeur que lorsqu'elles se trouvent placees au-dessous d'un dessin de +Gavarni ou de Daumier. + +Si donc nous nous decidons a publier quelques-unes de ces _Notes au +crayon_, ce n'est pas que nous ayons la faiblesse de leur attribuer +une valeur morale ou philosophique; nous les publions parce qu'elles +revelent, mieux peut-etre que tout ce qui precede, le tour d'esprit, +l'originalite de cet ete charmant qui a ete et qui a emporte la +meilleure part de notre vie. + +Nous prions nos amis de ne voir la aucune pretention puerile: nous n'en +avons d'autre, en verite, que celle de conserver quelques traits d'une +physionomie delicate et fine, d'un talent qui n'a pas eu le temps de +tenir ses promesses. + +Nous avons dit que ces _Notes_ revelaient le tour d'esprit de Prosper. +Elles ont peut-etre un autre merite--si merite il y a:--c'est qu'elles +revelent et prennent, en quelque sorte, sur le fait--bien a l'insu de +leur auteur!--quelques traits aussi de l'esprit, des tendances, des +deceptions, des tristesses du temps present. + +Il n'est pas, pour l'historien, de documents insignifiants: le moindre +detail peut lui servir a expliquer, a reconstruire meme certains aspects +d'une societe disparue. + +Qui sait si un exemplaire de cet humble livre--conserve par hasard,--qui +sait si ces _Notes_, que notre bien-aime poete ecrivait pour lui seul, +n'aideront pas un jour quelque Oedipe de l'avenir a dechiffrer moins +difficilement l'enigme que prepare le Sphinx contemporain? + +Puisse cette explication faire comprendre a nos amis le motif qui nous a +decide a conserver quelques-unes de ces _Notes au crayon_! + +L.J. + + + + +I + +EN MARGE D'UN CAHIER + + +Dans une cuisine de campagne, sur la table en bois blanc, les mouches +serrees les unes contre les autres dans les endroits ou donne le +soleil.... + + * * * * * + +Sous les arbres, le soir, avant le coucher du soleil, les moucherons +voltigent en un seul essaim dans la clarte d'un rayon. + + * * * * * + +Le vent peut deraciner un chene; mais il passe au travers d'une toile +d'araignee sans pouvoir l'emporter. + + * * * * * + +Ses petits pieds chuchotaient sur le parquet.... + + * * * * * + +... Balafrer l'ame.... + + * * * * * + +On dit: le parfum de la rose et l'odeur du chou. + + * * * * * + + ... Mais sous son corsage de bure + Frissonne une peau de satin. + + * * * * * + +J'ai vu, dans des endroits publics, des gens tout seuls rire avec +recueillement. + + * * * * * + +--C'est un petit malheur. + +--Oui, mais les malheurs c'est comme les diamants; si petit que cela +soit, c'est toujours quelque chose. + + * * * * * + +Ou la douleur trouve un souvenir, la joie rencontre des larmes. Le gris, +qui parait clair a cote du noir, est sombre a cote du blanc. + + + + +II + +OPINIONS SUR TELS ET TELS + + +Il est de ces gens dont la frequentation gaterait n'importe quelles +natures; comme la boue et la poussiere qui tachent en blanc sur les +habits noirs et en noir sur les robes blanches. + + * * * * * + +La visite de Mme *** est une chose si ennuyeuse que, lorsqu'on la +recoit, c'est sans le faire expres,--comme une tuile. + + * * * * * + +Son ingratitude est si grande qu'un bienfait s'y perdrait,--quoi qu'en +dise la Fontaine. + + * * * * * + +X*** ne procede qu'avec du papier timbre. + +--Son papier est comme lui; c'est sa maniere de le faire marquer a son +chiffre. + + * * * * * + +Chez lui, la main gauche semblait ignorer ce qu'avait recu la main +droite. + + * * * * * + +--Vous connaissez Chose, le jeune banquier? Pour la toilette il ne +craint personne. + +--Ce garcon-la a toujours une tenue admirable, disait-on l'autre jour +devant la petite R***. + +--C'est vrai, fit-elle en surencherissant, une tenue ... de livres! + + * * * * * + +EN PARLANT DE QUELQU'UN QUI A L'ESPRIT MECHANT + +Il a des eclats de rire qui sont comme des eclats d'obus. On ne s'en +releve pas. + + * * * * * + +X*** a la joie silencieuse. Quand il est content, il rit sans faire de +bruit. C'est comme une petite fete de famille qui se passe en lui. On +n'en est pas. + + * * * * * + +H*** est un beau parleur, comme un tambour qui est creux et sonore. + + * * * * * + +Il vous a une physionomie ouverte ... a deux battants! + + * * * * * + +EN PARLANT DE MADAME A***, QUI EST BEGUEULE ET PRETENTIEUSE + +--Avec du temps et de la patience, on en deviendrait amoureux. + + * * * * * + +--Elle a fait ses dents tres-tard. + +--Et encore .. pas elle-meme! + + * * * * * + +--Oh! il est toujours en avance, allez! Ce n'est pas lui qui arrivera +apres le potage. + +--Naturellement ... les huitres d'abord; la soupe ensuite. C'est une +regle. + + * * * * * + +--Elle, jeune?... Je reponds qu'elle n'a pas besoin de se mettre a deux +pour avoir quarante ans. + + * * * * * + +--On lui prete des amants. + +--Qui lui en prete? + +--Mais ... Mme T***. + +--Oh! elle ... cela n'est pas etonnant. Elle en a assez pour en preter +aux autres. + +UNE AUTRE + +--C'est vrai, mais il ne faut pas la faire plus genereuse qu'elle ne +l'est. Elle a toujours soin d'en garder quelques-uns pour elle. + + * * * * * + +Le nez de mon negre est epate; mais celui d'Espinosa est epatant. + + * * * * * + +--X*** est agacant. Il parle du nez et il parle continuellement. + +--Eh bien, c'est un tres-bon sentiment. Cela prouve qu'il n'oublie pas +les absents, lui, au moins. + + * * * * * + +Un sot bien connu. Je ne pretends point parler de H***. + + * * * * * + +Le Maelstrom n'est pas plus profond que le silence qui accompagne les +plaisanteries de X***. + + * * * * * + +... Il est bon comme le bon pain ... et mauvais comme le bon fromage. + + * * * * * + +J'ai vu un tel, le Polonais; il embaumait l'eau de ... Cognac. + + * * * * * + +--Elle est maigre!... mais maigre a figurer sur la table du pape un +vendredi saint! + + * * * * * + +... Une fille qui s'etait vouee au celibat ... et aux celibataires. + + * * * * * + +X*** pretend que Bade est un vrai paradis ... sans doute parce qu'il y +joue un jeu d'enfer. + + * * * * * + +--Z*** a constamment l'air de faire blanc de son epee. + +--C'est son epee qui m'a l'air de fer-blanc. + + * * * * * + +--M. P***? c'est un pedant. + +--Tiens. Mais Chose nous en a dit beaucoup de bien. + +--Oh! il n'y a rien d'etonnant a ce que M. P*** lui ait plu. M. P*** est +sot, terne et grave; il doit lui aller comme le vin blanc aux huitres. + + * * * * * + +--X***? Ce n'est pas un homme, c'est un nez. + +--Pardon. Ce n'est pas un nez, c'est un timon. + + * * * * * + +--Un potage maigre ... comme Mlle M*** et plus froid que le public +lorsqu'elle chante.... + + * * * * * + +Et quant a ses phrases, on ne saurait lui reprocher de les faire trop +courtes ou trop longues: elles durent juste le temps qu'un ane met a +braire. + + * * * * * + +--Chose est un charmant garcon. + +--Le fait est qu'il n'est pas marie. + + * * * * * + +--X*** a la physionomie tres-franche. + +--C'est vrai.... Il a l'air bete; mais au moins il l'est. + + * * * * * + +T***? Quand il lui arrive de dire la verite, c'est pour le plaisir de +faire un faux mensonge. + + * * * * * + +Six heures et M. Bruno sonnerent avec un remarquable ensemble, tant a +la porte qu'a la pendule. Il ne dit pas: "Je suis exact." Il dit: "La +pendule va tres-bien." + + * * * * * + +--Il a la fatuite de se croire modeste et la modestie d'avouer qu'il est +fat. Et il dit: + +--Je suis modeste puisque j'avoue que je ne le suis pas. + + * * * * * + +Il est de ces gens qui se figurent qu'en allumant une lanterne a midi on +n'en verrait que mieux le soleil. + + * * * * * + +En ses jours de tristesse, Calino pretend qu'il n'etait pas ne pour +vivre. + + + + +III + +CAPRICES DU LANGAGE + + +On appelle "age tendre," sans doute par antiphrase, l'epoque de la vie +ou l'on n'a pas encore connu l'amour. + + * * * * * + +... Pas le plus petit geant!... + +... Pas l'ombre de soleil.... + +... Pas la queue d'une tete.... + + * * * * * + +DICTON AMERICAIN + +Payez et vous serez confedere. + + * * * * * + +... Mais, triple notaire que vous etes!... + + * * * * * + +Est-ce parce que l'imagination voyage sans cesse comme une vagabonde, +qu'on la dit folle du logis? + + * * * * * + +Une lorette disait: + +--Un de mes amants les plus intimes.... + + + + +IV + +CE QUE DISENT + +LES DISEURS DE RIENS + + +--Un doigt de cour et ... deux doigts de jardin, avec un petit hotel au +milieu,--et je vous promets que cet ange sera a vous. + + * * * * * + +Si l'Amour etait reellement le fils de Venus, comme la Mythologie veut +le faire croire, par quel miracle Venus, sa mere, l'aurait-elle concu et +engendre? + + * * * * * + +Je ne sais si reellement, en Orient, la parole est d'argent et le +silence est d'or; mais je sais bien que dans nos pays, les trois quarts +du temps, _le silence est urgent, car la parole endort_. + + * * * * * + +--Nos chevaux _devorent_ l'espace. + +--C'est une nourriture si legere! + + * * * * * + +"La femelle est faite pour le male ... et la femme pour le mal."--J'ai +lu cela sur le calepin d'un ami a moi. + + * * * * * + +... Il lui allongea un soufflet ... de forgeron! C'est tout dire. + + * * * * * + +Fiat ... _luxe_! + + * * * * * + +Huit et sept font quinze et cinq font vingt; je pose zero et je ne vous +retiens plus.... C'est assez vous dire que vous pouvez vous en aller. + + * * * * * + +Les caresses ne prouvent rien. On n'aime pas toujours la carriere qu'on +embrasse. + + * * * * * + +J'entends dire bien souvent qu'il n'y a plus d'enfants. + +Ce n'est toujours pas faute d'en faire. + + * * * * * + +Dans le journalisme actuel, il faut etre _timbre_ pour aborder les +questions dites serieuses. + + * * * * * + +Un condamne a mort disait: + +--Le bourreau et moi, nous sommes de la meme taille, mais bientot il +aura la tete de plus que moi. + + * * * * * + +... Une sauce relevee,--un peu plus haut que le genou.... + + * * * * * + +A la guerre il faut qu'on _paye_ ou qu'on _pille_. + + * * * * * + +Il faut que la chasse soit ouverte ou fermee. + + * * * * * + +Les voyages deforment les chapeaux et les malles. + + * * * * * + +PROVERBE + +Qui paye ses dettes _sent Clichy_. + + * * * * * + +On dit: La fortune, c'est le travail. + +On dit: Le travail, c'est la liberte. + +Or la liberte fait les revolutions. + +Et les revolutions detruisent les fortunes. + + * * * * * + +Que de dejeuners de soleil, manges par une averse. + + * * * * * + +... Et les fils uniques sont rares! sans doute parce qu'on en trouve +rarement plus d'un dans la meme famille. + + * * * * * + + La vie tient a un fil, + Et l'heure a une aiguille. + + * * * * * + +Comme on dort bien dans son lit quand on est couche ... sur un bon +testament! + + * * * * * + +X*** parle depuis longtemps de se bruler la cervelle. + +--Bah! il sait bien que le feu ne se propage pas dans le vide. + + * * * * * + +La verite sort de la bouche de l'innocence ... pour n'y plus revenir. + + * * * * * + +LES PUCES DE MADDALA + +A Maddala, dans la tribu des _Beni ben Jagoub_,--ou l'on trouve dans +son lit tant de puces et si peu de pucelles,--Ali Scheriff et moi, +moi surtout, nous etions piques comme des couvre-pieds de molleton. +Impossible de decouvrir une heure de sommeil dans toute la maison. +C'est la que je me suis fait le serment a moi-meme, si jamais j'ai des +capitaux, de les laisser dormir au moins huit heures par jour. + +Mon compagnon, qui se grattait tout autant que moi, mais qui tenait sans +doute a prendre la defense de son pays, me disait de temps a autre, en +maniere d'encouragement: + +--N'y pensez pas, voyez-vous; les puces, c'est comme cela, des qu'on +peut n'y pas penser, on ne les sent plus. + +Je ne repondais rien, mais je n'en pensais pas moins ... aux puces. + +C'est absolument comme les personnes qui ont les jambes coupees: si +elles n'y pensaient pas, elles pourraient courir. + + * * * * * + +Que voulez-vous faire? il faut bien tuer le temps, n'est-ce pas? + +--Naturellement ... puisque c'est un grand maitre. + + * * * * * + +Pour un qui _brille_, vingt qui _braillent_. + + * * * * * + +Il faut que le temps se couvre ou que le teint se cuivre. + + * * * * * + +--Connaissez-vous la difference qui existe entre une chute et une +cataracte? + +--Non. + +--C'est qu'une cataracte est un beau spectacle, au lieu qu'une chute est +un spectacle ennuyeux. + +Exemple: Le Niagara, c'est une cataracte. La comedie de ***, voila une +chute. + + * * * * * + +--Eh bien, garcon, et ce cafe? Il ne parait que le soir, comme _la +Patrie_? + + * * * * * + +--Un journal qui se dit bien informe,--ce qui deja est une erreur de sa +part,--.... + + * * * * * + +Mlle X*** faisait mettre une glace au plafond de son lit: + +--C'est pour me voir dormir, disait-elle. + + * * * * * + +Un boheme, encore plus boheme que C***, a invente une sentence dont il +fait un frequent usage avec ses fournisseurs. Il leur soutient que la +Fontaine a dit: _A l'oeil_ on connait l'artisan. Son bottier la trouve +tres-mauvaise. + + * * * * * + +LE MARIAGE EN DEUX PARTIES + + _Lune_ de miel, + L'autre de fiel. + + * * * * * + +Un pays ou il fait si froid qu'on ne sait jamais au juste si les gens +vous parlent ou s'ils eternuent. + + * * * * * + +Et la piece tombait, toujours!... + + * * * * * + +J'ai la faim canine et la soif caline. + + * * * * * + +PROVERBE + +Mieux vaut _lard_ que _navet_. + + * * * * * + +--Tel journal n'est pas timbre, n'est-ce pas? + +--Cela depend. Comment l'entendez-vous? + + * * * * * + +--Je ne sais pas ce que j'ai. Je crois que je vais etre malade; je +m'endors continuellement. + +--Vous vous ecoutez trop, mon cher. + + * * * * * + +--X*** n'a pas le moindre fond. + +--C'est un vrai tonneau d'_Adelaide_: + + * * * * * + +--Il ne faut pas confondre la _ronde_ avec l'_anglaise_,--qui est +generalement plate. + + * * * * * + +... Une poire ... d'angoisse, pour la soif. + + * * * * * + +Qui donc dit que X... est un chef de secte? c'est d'insectes qu'il faut +dire. + + * * * * * + +EN CALECHE + +--Qu'est-ce qui sent donc le brule? + +--Nous allons tres-vite; ce doit etre le pave. + + * * * * * + +Calino,--toujours Calino, il n'y a que lui pour cela,--admirait un +geant: + +--Dieu! comme il serait grand si c'etait un nain! disait-il. Quel grand +nain cela ferait! + + * * * * * + +Le gros X*** fume continuellement. Ce n'est pas un homme, c'est une +cheminee.... + +--Bouchee. + + * * * * * + +L'avez-vous revu? + +--Oui, je l'ai revu ... et corrige. + + * * * * * + +Mme M*** me disait en parlant de T***: + +--Comment une femme peut-elle supporter qu'un etre pareil lui fasse la +cour? C'est a peine si je lui permettrais de faire mon escalier. + + * * * * * + +--Vous connaissez donc Chose? + +--Il m'a ete presente hier. + +--Et ... est-ce qu'il vous a plu? + +--A verse! je ne savais plus ou me fourrer. + + * * * * * + +--Un tel? je ne peux pas le sentir. + +--Mon cher, il faut que vous y mettiez bien de la mauvaise volonte ... +ou que vous ayez le nez bouche a l'emeri. + + * * * * * + +Il a pris ses cliques; et ses claques, il les a ... recues. Et puis il +s'est en alle. + + * * * * * + +--... Mais enfin, pourquoi le supportez-vous de sa part et pas de la +mienne? + +--Il en a le droit, lui. + +--Eh bien, et moi? + +--Vous? c'est le contraire: vous n'en avez que le travers. + + * * * * * + +Un negre qui lisait un rapport de M. B***, de l'Institut, sur les noirs, +dans lequel ce savant expliquait que la presence d'une grande quantite +de fer dans le sang des negres est l'unique cause de leur couleur, +s'ecriait amerement: + +"Si c'etait au moins du fer-blanc!" + + * * * * * + +La direction du Vaudeville est presque aussi impossible que celle des +ballons. + + * * * * * + +J'ai demeure en face d'un changeur et j'ai remarque qu'il entrait par +jour, dans sa boutique, environ cinq fois plus de femmes que d'hommes. + +Je savais bien deja que les Parisiennes etaient _changeantes_, mais pas +a ce point-la. + + * * * * * + +Vous ne me toucherez qu'apres avoir passe sur _son_ corps. + + * * * * * + +DEVANT UNE TABLE SPLEDIDEMENT MISE + +--Voyez! Comment trouvez-vous que ce couvert est mis? + +--Comme un prince. + + * * * * * + +On sent l'air lorsqu'il est frais et le poisson lorsqu'il ne l'est pas. + + * * * * * + +Pourquoi dit-on: Madame est servie! quand c'est la soupe qui est servie. + + * * * * * + +Une femme a son voisin de table: + +--Comme les hommes sont gourmands! C'est donc une bien douce chose que +d'etre ainsi sur sa bouche? + +_Lui_:--Pas si douce a coup sur que d'etre sur la votre! + + * * * * * + +SCIE D'ATELIER + +--Mon cher, avec un gilet ... de boeuf, une culotte pareille, des pieds +truffes, un col ... de poisson, une tete de veau, des cotelettes de +mouton, un _chapeau_ du Mans, un coeur ... de salade et surtout une +langue ... farcie, pourvu qu'on possede un certain _chic a la noix_, on +peut toujours se tenir au milieu d'un entourage ... de cornichons! + + * * * * * + +A TABLE + +_Une dineuse_: Ha! je m'en suis mordu la langue. + +_Son voisin_: Et vous vous plaignez? Je voudrais bien etre a votre +place. + + * * * * * + +La mer etait tranquille ... comme Baptiste. + + * * * * * + +L'art d'elever les lapins et de s'en faire trois mille _lievres_ de +rentes. + + * * * * * + +J'ai trop peu d'argent pour l'employer a des depenses utiles. + + * * * * * + +_Le sergent de ville_: Votre profession? + +_Le filou_: Je fais la chaine aux incendies. + +_Le voyou_: Et la montre aux feux d'artifices. + + * * * * * + +La preuve que le fromage est une chose atroce, c'est que la Fontaine a +dit qu'une lecon (et une lecon c'est pourtant bien ennuyeux) vaut encore +mieux qu'un fromage. + + * * * * * + +--Monsieur, voila une parole imprudente. + +--Eh bien, alors j'ai bien fait de ne pas la garder. + + * * * * * + +X*** a la plaisanterie funebre. + +--C'est egal; je lui trouve l'esprit mordant quelquefois. + +--Oui, c'est-a-dire ... croque-mordant. + + * * * * * + +--Outre qu'il est bete, je ne le crois pas bon. Il n'a pas une figure +ouverte. + +--Dame! il faut la faire ouvrir ... il y a une ecaillere au coin. + + * * * * * + +... Maigre comme un----clown.... + + * * * * * + +Un Monsieur,--je vous en prie, ne l'appelons pas Calino!--devant qui on +causait sur la vie et la mort, disait que, quant a lui, le seul espoir +de mourir lui donnait le courage de supporter la vie. + +--Vraiment? fit quelqu'un. + +--C'est certain. Et la preuve c'est que si la mort n'existait pas, je me +serais suicide depuis longtemps. + + * * * * * + +Pourquoi, dans les cartes, le trefle signifie-t-il de l'argent? + +--Parce que si tout le monde avait du trefle, presque tout le monde +aurait de quoi manger. + + * * * * * + +B*** a toujours des arguments tres-serres. + +--C'est vrai. On dirait des cornichons dans un bocal. + + * * * * * + +Pour le moment, dans cette affaire-la, c'est lui qui tient la corde. + +--Il devrait bien en profiter pour se pendre. + + * * * * * + +... Un _orgueil_ de Barbarie.... + + * * * * * + +DICTON + +--On ne sait ni qui _rit_ ni qui _pleure_. + + * * * * * + +--_Aie de quoi_, le ciel t'aidera. + + * * * * * + +--Calino, est-ce que vous entendez le grec? + +--Parbleu!... je ne suis pas sourd. + + * * * * * + +A la sortie d'une gare, pendant qu'on chargeait des malles sur un +fiacre, les chevaux avancaient continuellement de quelques pas. + +--Ah ca! mais, cocher, vous voulez donc partir avant d'etre charge? Vous +etes encore un drole de pistolet. + +--Oh! non, bourgeois, j'aurais d'abord besoin d'un _canon_. + + * * * * * + + Le feu prend, + Le chaland donne, + Le caoutchouc prete. + + * * * * * + +--Vous la jugez trop severement. Elle est moins mal que vous ne le +dites. Quoique un peu maigre, elle est bien plantee. + +--Je crois bien!... comme avec un marteau!... on s'y pendrait! + + * * * * * + +Chose est un bien joli garcon, mais il se met trop de parfums. Il +embaumerait ... un mort, a quinze pas. + + * * * * * + +Les sujets de tristesse ou les sujets ... de pendules, c'est autre +chose. + + * * * * * + +PROVERBE + +Un bon _Titien_ vaut mieux que deux _Ribeira_. + + * * * * * + +A DEUX PERSONNES QUI SE PARLENT BAS + +--Vous savez? si vous etes de trop ... que je ne vous gene pas.... Vous +pouvez sortir. + + * * * * * + +J'avais pour connaissance un sergent, qui faisait quelquefois la +lecture, le soir, a la chambree. Et chaque fois qu'il rencontrait +l'abreviation de _et caetera_, ne sachant comment la traduire, il se +bornait a nommer bien haut les trois lettres dans leur ordre respectif. +Cela faisait un drole d'effet a la fin d'une phrase, E.T.C. Un jour il +eut un trait de lumiere et, se frappant le front, s'ecria: "Faut-il +que je sois bete pour ne pas avoir compris ca plus tot!" Il venait de +deviner. Et, en effet, a dater de ce jour-la il traduisit le mysterieux, +_etc._ en disant: _Et ta soeur?_ + + * * * * * + +--Qu'est-ce qu'il y a donc eu, sergent, en 93, qu'on nous en parle +souvent? + +--En 93?... Eh bien, pardi! c'est la revolution de 1830. + + * * * * * + +--Sergent, j'ai entendu dire que le tonnerre ne tombe jamais sur les +paratonnerres. + +--Eh bien, le tonnerre_re_ a cela de commun avec moi, car_rr_ je puis +dir_rr_e que cela ne m'est jamais arr_rr_rive non plus_ss_e: jusqu'a +pr_rr_esent du moins_ss_e. + + * * * * * + +Le _violon_--corps de garde, ainsi nomme parce qu'on y est conduit par +des _archers_. + + * * * * * + +Pour _doubler_ un cap, est-ce qu'il faut en avoir un autre pareil? + + * * * * * + +DANS UNE BAL COSTUME--A UN SANCHO PANCA + +--Pardon ... est-ce au seigneur Sancho ou a son ane que j'ai l'honneur +de parler? + + * * * * * + +--AU BAL DE L'OPERA-- + +A un sauvage. + +Eh! Peau-Rouge!... est-ce que c'est vrai que dans ton quartier les +forets sont encore vierges? + + * * * * * + +--Voyons, monsieur, offrez donc un rafraichissement a madame.... A son +age, cela ne peut pas lui faire de mal. + + * * * * * + +A un vieux. + +--Pardon, monsieur. C'est bien au doyen des centenaires de France que +j'ai l'honneur de parler! + + * * * * * + +--Madame est blanchisseuse? j'ai reconnu cela tout de suite ... en +voyant ses battoirs. + + * * * * * + +A un municipal, a la porte du foyer. + +--Dites-moi un peu: vous n'auriez pas vu, par hasard, passer un monsieur +en habit noir?... + + * * * * * + +A un arrivant. + +--Monsieur arrive de Cancale?... C'est dommage, on n'en veut plus.... La +soupe est servie. + + * * * * * + +Au meme arrivant. + +--Mais comme vous voila fripe, jeune homme!... Vous etiez donc bien +serres, dans cette bourriche? + + * * * * * + +A un nez dans le genre de celui de Polichinelle. + +--Toi, tu as un joli nez, c'est vrai; mais c'est bien dommage que tu +n'en aies qu'un. Si tu pouvais te procurer la paire, je t'assure que tu +ferais de l'argent. + + * * * * * + +Une voiture a stores baisses rentre a Paris au petit trot. A l'octroi, +l'employe entr'ouvre la portiere et dit: + +--Vous n'avez aucune declaration a faire? + +--Merci ... c'est fait. + + + + +MISANTHROPE + + +--Mon Dieu! rendez-moi des champs qui ne soient pas Elysees, des bois +qui ne soient pas de Boulogne, des pres qui ne soient point Catelans!... + + * * * * * + +J'entends souvent des gens se plaindre d'avoir la vue basse; mais je +n'en ai jamais entendu se plaindre d'avoir l'ame placee au meme niveau. + +Pourtant il doit en exister. + + * * * * * + +Il est vrai que la Bourse a l'air d'un temple grec. Mais cette forme +est tres-rationnelle. Si nous n'avions pas nos temples, ou diable +mettrions-nous nos Grecs?... + +Et meme nos Juifs, par-dessus le marche? + + * * * * * + +Un ecrivailleur, qui passe sa vie a attaquer les gens qui meurent, +priait quelqu'un d'ecrire deux lignes sur un album. Voici les deux +lignes. + +--Ce ne sont pas ceux qui s'en vont qui sont a _craindre_; ce sont ceux +qui restent. + + * * * * * + + Je ne suis pas de ceux qui disent: Ce n'est rien, + C'est une femme qui se noie. + +Au contraire, je me dis: Tiens, tiens, cela en fait toujours une de +moins. + + * * * * * + +Une espece de chanson a laquelle, s'il y avait eu des paroles, il +n'aurait plus manque qu'un air. + + * * * * * + +... Et puis un monsieur nous a lu un tas de petits vers +tres-soporifiques qu'il avait organises pour la circonstance. + + * * * * * + +Jadis les esprits litteraires avaient le culte des filles de Memoire. + +Les beaux esprits d'aujourd'hui preferent les memoires des filles. + + * * * * * + +Il n'y a que deux manieres de gouverner les peuples. On ne les mene que +par la force ou par la farce. + + * * * * * + +Toujours les femmes et les montres: plus elles sont plates, plus elles +coutent cher. + + * * * * * + +Il en est de certains hommes comme de ces gros nuages qui traversent +l'air par un temps lourd et orageux. Tout le monde est oppresse. Ils +crevent: tout le monde respire. + + * * * * * + +Ah! si j'avais pu prevoir comment vous seriez,--disait-elle en pleurant +a son troisieme epoux,--je vous assure bien que je ne serais pas veuve a +l'heure qu'il est.... + + * * * * * + +L'enfant eut, en venant au monde, une crise qui faillit le sauver de +vivre. Par malheur pour lui, le docteur etait reellement habile et le +sauva d'etre sauve. + + * * * * * + +Une femme laide qui fait la begueule, c'est comme une porte de prison +sur laquelle on lirait: + +_Le public n'entre pas ici._ + +--Pardon, mon pauvre enfant, de t'avoir mis au monde!... + + * * * * * + +... Comme toutes les calomnies, le mot eut du succes.... + + * * * * * + +La medecine est un art qui fait vivre beaucoup de medecins, vivoter +beaucoup de croque-morts et mourir beaucoup de malades. + + * * * * * + +"... Une societe ou il y a du monde." + +C'est ainsi que P*** designe une reunion quelconque ou se trouvent des +indifferents et des ennuyeux. Et lorsqu'on est entre amis seulement, +alors c'est: une societe ou il n'y a personne. + + * * * * * + +Quand on pense que les gens qui possedent des dettes n'auraient qu'a +les payer pour s'enrichir, on est etonne de trouver un si grand nombre +d'ames desinteressees. + +On ne me fera jamais croire que les personnes qui ont sous la main +un moyen si simple de faire fortune, preferent rester dans la misere +uniquement pour leur plaisir. + + * * * * * + +Certes, c'est la position la plus humiliante pour un mort que d'etre le +premier mari d'une femme. + +Mais je n'en sais guere de plus triste pour un vivant que d'en etre le +second. + + * * * * * + +--A propos, et M. un tel? + +--Mais ... il est mort. + +--Comment! encore? + +--Mais, dame! c'est la premiere fois. + + * * * * * + +--Le 1er mai 1840,--epoque a laquelle je pouvais encore esperer ne +jamais venir au monde.... + + + + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + + + + +I + +MARIE A CECILE + + +Vous souvenez-vous, Cecile, des bals etourdissants, des grandes soirees, +de nos toilettes et de nos succes de cet hiver? + +Que tout cela est loin maintenant! + +Loin pour moi seule, bien entendu; car vous, vous etes sans doute encore +a Paris, ou tout au moins dans votre belle propriete d'Enghien, mais +toujours au milieu des bruyantes agitations que nous appelons les +plaisirs du monde, comme une reine que vous etes, sans cesse entouree +d'une cour que vous trainez sur vos pas. + +Quand je pense aux changements que peuvent amener quelques mois dans +notre vie, je me sens frappee irresistiblement et comme prise d'une +sorte de vertige a l'idee de l'insouciance avec laquelle nous vivons, +et nous oublions, et nous faisons des projets pour l'avenir, si proche +qu'il puisse etre. + +Cette idee-la a quelque chose d'effrayant quand on la regarde en face! + +Mon langage doit bien fort vous surprendre, n'est-ce pas, mon amie? +Vous, si rieuse et charmante, si adulee, pour qui l'hiver prochain +s'annonce, ainsi que ceux qui l'ont precede, escorte de son grand +luxe et de ses parures, avec ses salons inondes de lumiere et remplis +d'entrainantes harmonies; vous, heureuse, qui n'entrevoyez la vie qu'a +travers les feuillages aux seduisantes couleurs de vos roses d'Enghien +et de vos camellias de Paris. + +Vous n'etiez guere habituee a m'entendre parler ainsi, du temps ou nous +etions reunies? Mais c'est qu'il est survenu dans mon existence bien des +choses depuis ce temps-la. Je n'irai plus dans le monde avec vous, ma +Cecile. Nous n'irons plus toutes deux autour des lacs, ni au theatre, ni +dans aucune fete. Tout cela est perdu pour moi. Je ne sais meme pas s'il +me sera possible de retourner encore a Paris, malgre tout mon desir +de vous revoir et de vous embrasser, et de reprendre nos causeries +d'autrefois, dont je garderai le souvenir tant que je vivrai. + +Tant que je vivrai! je suis folle de venir vous attrister avec mes idees +noires. Je le sais bien, mais j'ai tellement besoin de m'epancher, de +parler de mes sentiments et de mes peines! Mes peines ... j'ai tort de +parler de la sorte. Quelles sont-elles? Je n'en ai pas, en realite. +Mais, malgre moi, une tristesse profonde, que le docteur veut appeler: +du calme, reflete palement sur tout ce qui me touche. + +Vous vous rappelez que je fus obligee de vous quitter a la fin de +l'hiver dernier pour venir en toute hate aupres d'une vieille tante, qui +se mourait. C'etait la seule parente qui me restat du cote de ma mere, +et c'est chez elle que j'ai ete soignee pendant mon enfance et elevee, +sinon avec tendresse, avec affection du moins. Elle etait bien vieille, +la pauvre femme; et elle s'est eteinte plutot qu'elle n'est morte. +Moi, j'ai passe de longues nuits a son chevet, et je n'etais pas d'un +temperament assez robuste pour supporter la moindre fatigue. + +Et puis, il me manquait quelque chose sur cette terre. Je n'avais pas, +comme vous, un mari dont l'amour put repondre au mien. M. Dalmay a l'air +de vous aimer tant! Vous devez etre bien heureuse, Cecile! Quant a moi, +vous le savez, je n'ai jamais connu ce que c'est qu'etre aimee. J'ai +fait, tres-jeune encore, un mariage de raison, comme disait ma tante. M. +de Champre etait vieux et songeait peu a moi. Il etait riche: on parlait +de mon bonheur. Mariee depuis un an a peine, j'etais veuve deja; et +depuis, si l'amitie pouvait nous suffire, j'aurais vecu bien heureuse +avec la votre. Helas! je n'ai pas su me contenter de cette sympathie qui +m'a donne tous les instants de joie que j'ai eprouves ici-bas. Il +me fallait une autre affection plus absolue, plus exclusive, plus +vivifiante, dont tous ont besoin au monde, mais qui nous est parfois +peut-etre plus indispensable qu'aux hommes. + +Nee orpheline, pour ainsi dire, puisque j'ai perdu mon pere et ma mere +avant de savoir prononcer leur nom, j'ai passe, ainsi que je vous le +disais, toute mon enfance chez cette tante dont je vous parlais tout a +l'heure, qui m'aimait certainement, mais qui n'avait pas pour moi ces +mille petits soins qui consistent en caresses, en sourires, en gateries +de toutes sortes enfin, et qui apprennent la tendresse aux enfants. + +Ici, ma sante, deja faible, s'est graduellement affaiblie: avec lenteur +au commencement, mais a present je sens bien que je m'en vais plus vite +chaque jour. + +Mon medecin a beau dire, et faire son possible pour me persuader que +c'est la une langueur passagere: je sais qu'au fond, lui-meme a bien peu +d'espoir. + +Je suis si changee, moralement! Si vous me voyiez, Cecile, ma belle +aimee! Il me semble que je n'aimerais plus le monde, ni ses bruits, ni +ses fetes, dont je ne pouvais me passer autrefois. Maintenant je +suis triste. Je me plais a rever, le soir, seule sur ma terrasse, en +regardant les nuages courir dans l'azur qui s'etend infini devant moi, +et je me suis surprise deux fois a songer aux vies futures et a me voir +morte. Morte! pour ce monde ou vous brillez, ou j'ai brille aussi et +dont j'ai ete si folle dans le temps. + +Combien tout cela est etrange! + +Mais je vois bien decidement que je suis d'un egoisme insense, ne vous +parlant que de moi depuis plus d'une heure et ne songeant meme pas a +demander a ma meilleure amie quelle est sa vie, moi qui, vous le savez +bien, n'est-ce pas? suis si heureuse de vos plaisirs et si triste de vos +tristesses! + +Ecrivez-moi, Cecile. Il me semble qu'en lisant vos lettres, je jetterai +un dernier regard sur mon existence passee, a jamais perdue. Et il +est si doux de se rappeler, de faire revivre un peu son coeur dans la +melancolie calme et involontaire qui est la compagne inseparable du +souvenir! Parlez-moi de vos soirees, de vos projets, de votre luxe, de +vos soupirants et des miens aussi, enfin de tout mon beau Paris que j'ai +tant aime! + +Les malades sont comme les enfants, ils veulent qu'on les amuse. + +Il y a si longtemps que je n'ai ete gaie, si vous saviez! Ici, tout a un +aspect morne qui me glace. A l'exception de Justine, ma petite femme de +chambre, dont le devouement et la peine me touchent, et de mon vieux +docteur que je vois tous les jours et dont je suis journellement les +metaphores galantes et interminables, je ne vois que les gens de la +campagne, les jardiniers, les garcons de ferme, et ma nourrice, qui est +aussi bonne et pour le moins aussi ennuyeuse que ce bon docteur. + +Je suis donc seule, ou a peu pres. Et je me complais parfois dans la +torpeur dont cette solitude engourdit mon ame pleine d'esperances +infinies et de souvenirs sans regrets. + +Pardonnez, mon amie, je retombe invinciblement dans ma tristesse. J'ai +mes jours, voyez-vous, et mieux vaut que je m'arrete. Si je continuais, +je dissiperais peut-etre le sourire de vos levres et la gaiete de vos +yeux. + +Adieu! Ecrivez-moi surtout! Et soyez heureuse! Soyez aimee! + +Votre vieille, bien vieille amie, + +MARIE DE CHAMPRE D'AVENY. + +Aveny, Septembre 1854. + + +II + +CECILE A MARIE + + +Est-elle bien de vous, chere Marie, cette lettre que j'ai devant les +yeux? On me l'a remise hier matin, comme je venais de me lever, et +depuis ce moment je ne cesse de la relire, tant l'impression que j'en +ai ressentie est singuliere! Comment! c'est vous, mon amie, ma belle +cherie, vous si charmante et avec cela si bonne que je n'ai jamais songe +a vous en vouloir de ce que vous etiez plus jolie que moi, c'est vous, +si mondaine, si danseuse, vous dont la belle main blanche a ecrit ces +lignes que je relis encore avec etonnement, pleines de melancolie et de +regrets! + +Votre lettre m'a tout attristee, et je ne sais d'ou vient que je ne puis +me soustraire a mes idees noires qui m'assaillent depuis hier. + +Se peut-il que vous soyez aussi changee, Marie! + +J'avais pense bien souvent a vous depuis votre depart, si precipite que +nous avons eu a peine le temps de nous faire nos adieux. Je vous vois +encore, au moment ou Justine vous a apporte cette malheureuse lettre +qui vous appelait au chevet de votre tante. On venait de vous essayer, +quelques minutes auparavant, cette delicieuse robe blanche que vous +aviez fait faire pour aller le surlendemain au grand bal de la comtesse +de Sernes. + +Vous rappelez-vous avec quel desespoir nous admirions ses grands volants +bouillonnes et releves tout autour par de toutes petites roses: et sa +grande ruche du bas, qui remontait en deux endroits et s'attachait +aussi par deux roses plus grosses que les autres! Avec cela une rose +au corsage et une ou deux encore dans vos beaux cheveux blonds, +completaient votre toilette. Des fleurs, toujours des fleurs, jamais de +bijoux; pas un collier, pas une bague, pas meme de boucles d'oreille, +coquette! Vraiment il n'y a que vous pour savoir mettre tant de charme +exquis et d'elegance dans la simplicite. Aussi, faisiez-vous des +furieuses! + +Quelle tristesse a l'idee de partir sans avoir porte cette ravissante +toilette! Et le fait est que la chose en valait bien la peine! + +Je crois qu'a votre place je ne serais partie que le lendemain du bal. +Mais votre ame a toujours ete aussi belle que votre visage, et vous +n'avez pas hesite a faire ce sacrifice. + +Le soir meme vous etiez en route, et moi, soit pressentiment ou folie +(mon mari pretend que c'est la meme chose), j'eprouvais une tristesse +mortelle de cette solitude ou me laissait votre absence. + +Car je suis seule aussi, Marie, et moins heureuse que vous ne le pensez. +Le monde aussi me croit heureuse en voyant mon luxe. Mais le monde ne +voit guere que la superficie des choses, et souvent la mer cache bien +des desastres sous l'azur trompeur de sa surface. + +Mon mari est riche. Que lui servirait de me refuser quoi que ce soit? +Cela flatte son amour-propre d'abord, d'entendre vanter le train de +notre maison, mes chevaux et les diamants qu'il me donne. Mais je puis +vous le dire, a vous, ma Mariette adoree, il ne m'aime pas, il ne m'a +jamais aimee, et il m'arrive parfois de faire de douloureuses reflexions +lorsque je me retrouve seule dans ma chambre a coucher, le soir, tandis +qu'il est, lui, je ne sais ou, a Paris, a son cercle, d'ou il ne rentre +que fort tard. + +Je tache d'y songer le moins possible; et il faut bien que j'oublie, en +effet, pour paraitre ce que je suis aux yeux du monde, c'est-a-dire la +femme heureuse dont on envie le bonheur. J'etouffe mon coeur quand il +me parle, parce que sa voix me donne toujours des conseils qui me +troublent, et je ne sais quelle puissance incomprehensible qui se trouve +en moi, me pousse a l'ecouter. Alors, pour chasser cette tristesse qui +m'envahit, pour echapper a ces preoccupations qui m'obsedent, je me +rejette plus avant dans le bruit, dans les fetes et mes toilettes. Que +voulez-vous? je cherche dans les plaisirs de mon luxe l'oubli de ce qui +manque a mon ame. + +Et voila que, moi qui vous ecrivais pour tacher de vous egayer un peu, +je suis triste comme un gros bonnet de nuit qui s'aviserait de parler. +Voila ce que c'est que d'ecrire a sa meilleure amie d'aussi vilaines +lettres que la votre. On lui fait perdre la moitie de sa pauvre gaiete, +et elle devient incapable de vous rendre le courage qu'elle n'a plus +elle-meme. Ainsi, vous voila prevenue. + +Pour cette fois-ci je vous pardonne, parce que l'on peut etre plus +triste ou plus mal disposee un jour que les autres. Cela depend un peu +du temps qu'il fait. Et puis, a la campagne ... et a la campagne en +province, surtout! Mais cela est une raison de plus pour que vous +rentriez bien vite a Paris, ou l'on ne peut plus se passer de vous. +Voila, Mariette de mon coeur, chere aimee, ce qu'il faudra m'annoncer +dans votre prochaine lettre. + +Vous me le promettez, n'est-ce pas? a moi, votre meilleure amie, qui +vous aime et qui vous regrette, mais aussi qui vous attend, + +CECILE DALMAY. + +Enghien, Septembre 1854. + + +III + +MARIE A CECILE + + +Je suis bien triste, ma pauvre Cecile, et je ne puis me rendre compte de +l'etat de mon ame. + +Voila aujourd'hui deux mois, deux longs mois que j'ai recu votre +lettre bonne et tendre comme tout ce qui vient de vous. C'est ma seule +compagnie ici, je me trouve moins seule en relisant ces lignes pleines +de souvenirs ou j'apercois comme en un miroir les reflets lointains +de mon passe, qui se perdent peu a peu dans la brume de l'horizon en +silhouettes gracieuses et insaisissables. + +Insaisissables! ce mot rend bien ma pensee, et je n'avais jamais senti, +en le voyant ecrit, tout ce qu'il peut renfermer de tristesse! Car +je tends les bras maintenant, mon amie, vers cette image fugitive, +douloureusement riante, et je pleure et je me debats, folle de +desespoir, car je ne trouve rien sous mes mains que le vide et la nuit, +car je sens mon coeur se serrer de plus en plus, pret a etouffer entre +les angoisses de cette solitude mortelle. + +Je me sens mourir nuit et jour, heure par heure, minute par minute. Et +c'est cette solitude qui me tue; et je ne puis plus la fuir, et elle +s'appesantit sans cesse, impitoyable et morne, sur mon ame a jamais +defaillante. + +Ma sante ne me permet plus de m'en aller d'ici. Le moindre voyage +suffirait a epuiser le peu de force qui me reste; et quand, apres avoir +passe ma journee assise aupres de ma fenetre a lire ou a rever, je veux +faire un tour de parc pour profiter d'un rayon de soleil, je suis brisee +en rentrant comme si j'avais ete battue. Que se passe-t-il en moi? Je +ne puis le comprendre. Et puis, je n'ose pas, j'ai peur de le deviner. +Pourquoi? Du reste, je ne sais pourquoi je vous parle de toutes ces +folies qui sont capables de vous attrister, et dont la seule pensee me +trouble et me tourmente moi-meme. + +Parlons de vous, ma Cecile bien-aimee, de vous qui souffrez aussi, et +qui etes contrainte de cacher votre peine. Combien je vous plains, mon +amie, et qu'il doit vous en couter de garder, pour le monde indifferent +qui vous entoure, le masque de bonheur sous lequel vous languissez! Et +encore, vous etes meilleure que moi, car votre lettre etait pleine de +tendresse et de gais souvenirs. Tandis que moi, au contraire, je ne +sais que vous affliger chaque fois que je vous ecris. Mais vous me +le pardonnerez, n'est-ce pas, Cecile? car il faut me traiter avec +l'indulgence qu'on a pour une enfant malade. Si je suis aussi triste, +c'est qu'il m'est impossible de lutter contre la langueur qui me tue, +voyez-vous! + +Mon medecin n'ose plus se fier a lui seul, et il a fait venir ici deux +docteurs celebres de Paris. Tous trois n'osent presque plus me cacher +l'etat dans lequel je me trouve. Ils ne m'ont rien dit, mais je vois +bien sur leur visage, lorsqu'ils se consultent devant moi, que ce n'est +plus qu'une affaire de temps. C'est fini! je puis encore trainer pendant +quatre ou cinq mois peut-etre, mais je n'irai pas plus loin. + +Je suis entouree ici de bonnes gens qui passent leur vie a s'efforcer de +m'epargner toute espece de contrarietes. Mais il me semble, en voyant +leurs visages silencieux et mornes, qu'ils sont tous prevenus, et je +crois lire ma condamnation sur chaque figure que je rencontre. + +Je suis obsedee par une foule d'idees penibles, de visions etranges, +inexplicables. + +J'ai fait, pendant une nuit de la semaine derniere, un horrible reve +dont le souvenir me pese depuis ce moment et me poursuit sans relache. + +J'etais assise avec Justine dans le bois qui se trouve derriere la +maison. Nous parlions de Paris, de vous, qui deviez arriver ici le jour +meme pour passer une semaine aupres de moi. J'etais guerie ou a peu +pres, et je comptais m'en retourner avec vous. Tout d'un coup je vis +les arbres qui nous entouraient glisser sur la terre, comme si une main +puissante les avait repousses et je me trouvai debout au milieu d'une +plate-forme autour de laquelle ils s'etaient arretes en rond, serres +les uns contre les autres. Mais ce n'etait plus les memes que tout +a l'heure; de quelque cote que je voulusse tourner mes regards, +je n'apercevais plus que des cypres dont la noire verdure montait +constamment en tiges roides et droites vers le ciel. Effrayee, je me +retournai vers Justine pour prendre sa main. Justine avait disparu. Je +voulus l'appeler; ma langue restait collee a mon palais. A la place +qu'elle occupait un instant auparavant, le spectre de la Mort, tel qu'on +nous le depeignait au couvent, ricanait a cote de moi; je sentais son +souffle repoussant et humide effleurer mes levres et mes joues, qu'il +fletrissait, en passant, et parcourir tout mon corps comme un frisson +indicible. L'emotion que j'eprouvais est inexprimable. Je tremblais +d'une maniere effrayante. Enfin, a travers les arbres, j'apercus une +forme qui venait de mon cote. C'etait vous. Mais vous n'etiez pas seule. +Mon coeur bat encore de l'impression que j'ai ressentie en la voyant. +Aupres de vous, marchait un homme jeune dont les traits, ou respiraient +la tristesse et la distinction, m'etaient deja connus. Ne pouvant +parler, je tendis les bras vers vous. Sa tete se releva alors, et ses +yeux brillerent d'un eclat inoui. Tous deux, vous m'aviez compris et +vous veniez me chercher. Vous alliez arriver a la limite des arbres. +Alors le spectre fixa sur moi son regard vide et hebete: je ne vous +voyais plus. Puis il posa son doigt sur mon coeur, et de l'autre main il +me montra une eclaircie au milieu des cypres. Dans une allee dont je ne +voyais pas la fin, je vous apercus tous les deux; mais au lieu de venir, +vous vous eloigniez de moi, enlaces dans les bras l'un de l'autre. +Desesperee, je poussai un cri terrible. Ni vous ni lui ne vous etes +retournes. Le fantome ota son doigt de mon coeur et se mit a courir +autour de moi en tracant un cercle qu'il agrandissait a chaque tour. A +la place ou j'avais senti le contact mortel et glace de sa main osseuse, +j'avais une plaie par ou mon sang se perdait goutte a goutte et creusait +dans le sol un trou dans lequel j'enfoncais peu a peu, comme en un +tombeau. En ce moment, de larges flocons de neige commencerent a tomber. +Je trouvai la force de prononcer une parole, et le nom que je jetai a +l'air sans echos n'etait pas le votre, Cecile. Lui, ne se retourna pas +encore. Je tombai a genoux. Mes genoux s'attacherent a la terre. + +Je ne pouvais plus me relever, ni crier. La neige qui tombait avec force +me cachait tout. Je n'apercevais plus ni vous, ni lui, ni le spectre. +J'etais seule, seule, entendez-vous bien? Je ne voyais que la blancheur +opaque des arbres couverts de neige. Et mon sang coulait sans cesse, +et ma tombe se creusait rapidement, et moi je descendais toujours, a +genoux, les mains jointes, folle de terreur et brisee par mon desespoir. + +Je sentais le froid de la neige qui couvrait mes epaules et qui montait +autour de moi comme pour m'ensevelir avant meme que ma fosse fut +achevee. J'etouffais. + +Quand je me reveillai en sursaut, c'etait le matin. Justine, qui m'avait +entendue me plaindre, etait aupres de mon lit. + +Lorsqu'elle ouvrit mes persiennes, il neigeait. C'etait la premiere fois +de cette annee. Vous ne pouvez vous figurer l'impression que cela me +produisit. + +Je suis encore tremblante en vous racontant cette douloureuse et +inexplicable crise. Et j'aurais mieux fait de ne vous en point parler. +Excusez-moi encore, mon amie, chere Cecile de mon ame. + +Pardon de la tristesse que je vais vous causer encore. Mais j'ai besoin, +malgre moi, de parler de ce reve. Dites-moi qu'il est faux, dites-moi +qu'il ne signifie rien, je vous en conjure. J'ai beau me le repeter, +moi, il me poursuit sans cesse. + +Vous le savez, je n'ai jamais aime. Je ne puis aimer, aujourd'hui. C'est +impossible, cela n'est pas. N'est-ce pas, ma Cecile adoree? + +Et cependant, d'ou vient alors qu'en voyant approcher le moment de ma +mort, je regrette davantage l'existence, et que je voudrais pouvoir +me cramponner a la vie? Il me semble que je pourrais etre heureuse. +J'entrevois des joies qui ne m'etaient jamais apparues aussi douces et +aussi seduisantes. + +Que veut dire tout cela? J'ai peur d'etre folle, par moments. +Ecrivez-moi encore, Cecile, je vous en supplie. Qu'il me soit donne +d'entendre encore une voix amie et aimee avant de quitter ce monde ou je +souffre, et que je pleure en le quittant. + +Pensez a moi, aimez-moi, vous, ma Cecile que j'aime, et songez que je +n'ai que votre amitie au monde. + +Votre MARIE. + +Aveny, Novembre 1854. + + + + +Nous ne possedons que ces fragments,--nous n'osons dire d'un roman ou +d'un livre,--car l'auteur ne songeait probablement guere, en ecrivant +ces pages, a faire un livre ou un roman. Nous y verrions plus volontiers +une sorte d'autobiographie transposee, un cadre dans lequel il aurait +groupe ses propres impressions, fait raconter ses tristesses, ses +deceptions ou ses reves par des personnages de fantaisie. + +Nulle part nous ne reconnaissons, nous ne retrouvons cet aimable et +cher enfant, ce doux et bien-aime poete, aussi completement que nous le +retrouvons dans cette derniere ebauche. Il y a bien trace la profonde +melancolie, les lassitudes, le besoin d'oublier, qui remplissaient son +ame. + +Que les amis auxquels nous offrons ce volume nous pardonnent de n'en +avoir pas eloigne des pages qui leur paraitront peut-etre peu dignes +du talent de Prosper. Nous avons tenu a conserver tout ce qui pouvait +caracteriser cette nature si fine et si delicate. + +En presence de la tombe qui a englouti tant de jeunesse et tant +d'esperances, il n'y a plus de place pour l'orgueil paternel. + +L.J. + + + + +TABLE + + +A Prosper Jourdan + + +CONTES ET POESIES + +A Madame George Sand + +Rosine et Rosette + +Leone + +Premieres larmes + +L'Automne + +Ma Folie + +A Marie + +Rhodina + +A l'hotellerie (souvenir de Musset) + +La Rose + +Rencontre + +A madame L*** + +Adieu, Ninon + +Dans la foret + +Message + +A ma mere + +A ma mere + +A mon ami Paul E.G. + +A madame V*** + +A madame A*** (envoi de _Rosine et Rosette_) + +A Felix M*** + +A mon pere + +A madame L.B. (sur un exemplaire des _Emaux et Camees_) + +Adieu + +Le Reve + +A ma mere malade + +L'Oubli + +Le Myosotis (a mon pere) + +Colloque d'automne + +Impressions de voyage + +A ma mere + +A mon pere + +Envoi de _Rosine et Rosette_, A *** + +Souvenir de Margency (a mon pere) + +A mon frere + +Effet de lune dans la Mitidja (a Theodore de Banville) + +Mandoline + +Boutade + +Declaration d'ecolier (a Constant Coquelin) + +Chanson d'Ourida + +Kief + +A madame George Sand + + +NOTES AU CRAYON + +Note + +En marge d'un cahier + +Opinions sur tels et tels + +Caprices du langage + +Ce que disent les diseurs de riens + +Misanthropie + + +QUELQUES PAGES D'UN LIVRE + +Marie a Cecile + +Cecile a Marie + +Marie a Cecile + +Note + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Contes et poesies de Prosper Jourdan: +1854-1866, by Prosper Jourdan + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PROSPER JOURDAN *** + +***** This file should be named 12459.txt or 12459.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/4/5/12459/ + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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