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diff --git a/12174-0.txt b/12174-0.txt new file mode 100644 index 0000000..71e92d1 --- /dev/null +++ b/12174-0.txt @@ -0,0 +1,11762 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 *** + +BACCARA + +HECTOR MALOT + + +1886 + + + +BACCARA + + + +PREMIÈRE PARTIE + + +I + +Ouvrez les livres de géographie les plus complets, étudiez les cartes, +même celle de l'état-major, et vous y chercherez en vain un petit +affluent de la Seine, qui cependant a été pour la ville qu'il traverse +ce que le Furens a été pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour +Rouen.--Cette rivière est le Puchot. Il est vrai que de sa source à son +embouchure elle n'a que quelques centaines de mètres, mais si peu long +que soit son cours, si peu considérable que soit le débit de ses eaux, +ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf. + +Pendant des centaines d'années, c'est sur ses rives que se sont +entassées les diverses industries de la fabrication du drap qui exigent +l'emploi de l'eau, le lavage des laines en suint, celui des laines +teintes, le dégraissage en pièces, et il a fallu l'invention de la +vapeur et des puits artésiens pour que les nouvelles manufactures +l'abandonnent; encore n'est-il pas rare d'entendre dire par les +_Puchotiers_ que la petite rivière n'a pas été remplacée, et que si +Elbeuf n'est plus ce qu'il a été si longtemps, c'est parce qu'on a +renoncé à se servir des eaux froides et limpides du Puchot, douées de +toutes sortes de vertus spéciales qui lui appartenaient en propre. +Mauvaises, les eaux des puits artésiens et de la Seine, aussi mauvaises +que le sont les drogues chimiques qui ont remplacé dans la teinture le +noir qu'on obtenait avec le brou des noix d'Orival. + +Le Puchot a donc été le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives +basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'où il sort, à quelques pas +du château des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de +la forêt de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu à peu se sont +groupés les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux +maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles étroites où les +ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois épaisses +comme une bouillie laiteuse quand elles sont chargées de terre à foulon, +que se trouvent les vieilles fabriques qui ont vécu jusqu'à nos jours. + +Une d'elles que le Bottin désigne ainsi: «Adeline (Constant), O. *, +médailles A. 1827 et 1834, O. 1839, 1844, 1849, 1re classe Exposition +universelle de 1855, hors concours 1867, médaille de progrès Vienne, +_nouveautés pour pantalons, jaquettes et paletots_», occupe, impasse du +Glayeul, une de ces cours étroites et noires; et c'est probablement la +plus ancienne d'Elbeuf, car elle remonte authentiquement à la révocation +de l'Édit de Nantes, quand les grands fabricants qui avaient alors +accaparé l'industrie du drap en introduisant les façons de Hollande et +d'Angleterre, forcés comme protestants de quitter la France, laissèrent +la place libre à leurs ouvriers. Un de ces ouvriers se nommait Adeline; +il était intelligent, laborieux, entreprenant, doué de cet esprit +d'initiative et de prudence avisée qui est le propre du caractère +normand: mais, lié par l'engagement que ses maîtres lui avaient imposé, +comme à tous ses camarades, d'ailleurs, de ne jamais s'établir maître à +son tour, il serait resté ouvrier toute sa vie. Libéré par le départ de +ses patrons, il avait commencé à fabriquer pour son compte des draps +façon de Hollande et d'Angleterre, et il était devenu ainsi le fondateur +de la maison actuelle; ses fils lui avaient succédé; un autre Adeline +était venu après ceux-là; un quatrième après le troisième, et ainsi +jusqu'à Constant Adeline, que le nom estimé de ses pères, au moins +autant que le mérite personnel, avaient fait successivement conseiller +général, président du tribunal de commerce, chevalier puis officier de +la Légion d'honneur, et enfin député. + +C'était petitement que le premier Adeline avait commencé, en ouvrier qui +n'a rien et qui ne sait pas s'il réussira, et il avait fallu des succès +répétés pendant des séries d'années pour que ses successeurs eussent +la pensée d'agrandir l'établissement primitif; peu à peu cependant ils +avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, rebâtissant +en briques leurs bicoques de bois, montant étages sur étages, mais sans +vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. +Il semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille, +et que le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison +sociale. + +Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique: +c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré, +c'était impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer; +l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de +grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin +ni du bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées +bourgeoises. A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient +leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération +commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout +était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout +ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la +fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient +du collège de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, +c'était pour travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère. + +Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite +existence, qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus +riches, mais à cette époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en +vente ce qui lui restait de propriétés, ils avaient acheté le château du +Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château» +les avait un moment arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de +ce château dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état, +des bois qui rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait +avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer +le château, que d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et +d'appeler «notre maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout +ce qui pouvait donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains: +petits bourgeois étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient +rester, mettant leur ostentation dans la modestie. + +Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec +elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la +famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux +roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui, +quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable +jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais +on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau +temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une +voiture; on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore +solide, si elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle +étaient plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne +restât que le cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis, +après la paye des ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux +carrosse chargé de provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot +pacifique de deux gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du +Thuit, où l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur +temps à se promener à travers les bois, les parents parcourant les +terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux à exécuter, +estimant les arbres à abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans +la semaine écoulée. + +Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique elbeuvienne +s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le luxe, la +vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit +à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce +paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude +ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux +jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux +qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus? + +Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les +habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830 +ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850. +Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point +systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que prudemment, +au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant pas; encore, +au lieu de se lancer dans des installations coûteuses, s'étaient-ils +contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à la marche +de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents, les +innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts +représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils +avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées +autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces +casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit, +vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui +seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs +rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, +celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le +dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, +la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en +pièces, le foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent +au dehors dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la +fabrique ne sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et +à créer la nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris. + +Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent +peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on +estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on +disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec +envie quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on +écrasait les imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les +parvenus fils d'_épinceteuses_ ou de _rentrayeuses_ qui, au lieu de +continuer le commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans +leurs hôtels ou leurs châteaux. + +Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier +de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi +justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait +répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès +le collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, +estimé de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver +en lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce +qui était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de +Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un +excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues +de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se +faisant écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt +contre le ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt +particulier pesât sur lui. + +A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes +à ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique +paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en +Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, +qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait +rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu. + +--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme galante», +on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les +casinos? + +Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à +personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, +et, soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé +entraîner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais +humilié d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. + +On l'avait alors marié. + +Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en +plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal +de Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des +députés. + +--Voyez Adeline! + +Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? +N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la +fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas +considérable. + + +II + +C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là +où l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement +les phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y +avait cent cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la +conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir. + +Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette +croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être +amoindrie. + +A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, +l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de +s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de +laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente +au Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à +Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était +un ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit +à petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en +quelques coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être +l'eût-il réalisée. Mais, surpris par la mort, il avait laissé de +grosses, de très grosses affaires engagées qui s'étaient liquidées par +la ruine complète--la sienne, celle de sa femme, celle de sa mère. A la +vérité, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'était la faillite. +Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur avait été sauf. Pour acquitter +ce lourd passif, la femme avait abandonné tout ce qu'elle possédait, et +la mère, après avoir vendu ses propriétés et ses valeurs mobilières, +s'était encore fait rembourser par son fils aîné la part qui lui +revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à la demande +de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de cette +part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté +de sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au +tableau des faillites. + +Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans +embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer +cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa maison; +s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années combleraient ce +trou; il n'avait qu'à travailler. + +Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale qui +dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la nouveauté +en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une +supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement serré en chaîne +et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au lieu des bonnes +années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au lieu de +travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler pour +qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas réussi. +Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres industries, les +crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, +elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en +magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte d'intérêt +de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de nouveauté ne peut +pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été disposé par le +fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la matière, laine de +telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces +laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché; tissage d'après +certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la force, la façon; +apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que celles de la +teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe soit +vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle a +été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la +vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou +changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se +présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis +pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des +crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui +qui souffle ou écarte les maladies, les fléaux et les guerres. + +Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique +comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses +journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf +n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la +séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez +lui, où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner +retardé était un souper; et tout le monde, même la vieille madame +Adeline, âgée de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des +jambes, qu'on appelait «la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille +de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, +ne se mettait à table qu'après que le chef de la famille s'était assis à +sa place, vide pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, +et, malgré le retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait +plus qu'on ne mangeait. + +--Comment vas-tu, la Maman? + +--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre +cette semaine, tu as dû te brûler _les sangs_, c'est vraiment trop +_arkanser_. + +La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la +peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la +toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en +indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir +garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle +elle eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait +les mots de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles +elle avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses +petites-filles qui, n'osant pas la reprendre en face, insinuaient +adroitement que les _chaircuitiers_ s'appelaient maintenant des +charcutiers, que les _castoroles_ sont devenues des casseroles, et que +«ne rien faire de bon» vaut mieux qu'_arkanser_, qu'on doit traduire +pour ceux qui n'entendent pas le normand. + +Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait _arkansé_, car la +Maman, assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait +l'_Officiel_ d'un bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun +détail, plus au courant de ce qui se passait à la Chambre que bien des +députés. Quand son fils avait parlé, elle discutait les raisons que ses +contradicteurs lui avaient opposées et les pulvérisait, s'indignant +que tout le monde n'eût pas voté comme lui. Sur un seul point, elle le +blâmait--c'était sur tout ce qui touchait aux choses religieuses; ne +mettrait-il donc jamais la religion au-dessus de la politique? Quel +chagrin pour elle que dans ces questions il ne votât point comme elle +aurait voulu! il était si soumis, si pieux, quand il était petit! + +Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à +changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de +venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était +point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il +avait hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens +dans cette maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, +où il avait grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa +fille était née, où il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui +parlât au coeur et ne le reposât de la vie parisienne vide et fatigante +qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pièces un peu noires +d'aspect, comme ces vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, +ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze doré à sujets +mythologiques, ces fleurs en papier conservées sous des cylindres depuis +la jeunesse de sa mère, lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier +du petit appartement de garçon qu'il occupait dans une maison meublée +de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait +l'appétit dès qu'il poussait sa porte le disposait mieux à se mettre +à table que les bouffées chaudes qui le frappaient au visage quand il +entrait dans les restaurants parisiens où il mangeait seul! A mesure +qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois +se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se +refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf il n'y avait plus +que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le +commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et père de +famille. + +Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de +retrouver à Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres +qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que +bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses +approbations ou ses réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le +faisait qu'en quelques mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as +raison, certainement, sans aucun doute.» + +C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était +laissé marier par son père avec une jeune fille née dans une condition +inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans +il vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa +femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la +grâce de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que +chaque jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la +droiture du caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était +inappréciable depuis son entrée dans la vie politique--le flair et +le génie du commerce qui faisaient d'elle une associée à laquelle il +pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication +que pour la vente. Pendant qu'à Paris il s'occupait des affaires de la +France, à Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles +de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'était pas rare +d'en rencontrer autrefois derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais +comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir +avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la +comptabilité, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-même. + +Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires +qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, +il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui +écrivait tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui +occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus +ou moins d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. +S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était +pas rare que tout à coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et +l'embrasser en la prenant dans ses bras: + +--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa? + +Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa +beauté qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit +ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne +voyait chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, +une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne +de coeur, si facile, si aimable de caractère! + +Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots +affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il +était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de +maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être +envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les +filles des Adeline avaient été élevées. + +Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; +alors il roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait +au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était +paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient +à leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors +commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus +d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit. + +Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés +d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre +d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui +rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; +à son tour, il racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur +maison, il disait quels commissionnaires, quels commerçants il avait +vus, et, tirant de ses poches les échantillons qu'il avait pu se +procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les +comparaient à ceux qui avaient été essayés chez eux. + +Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, +leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, +celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient +commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: +la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour +la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants +seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter +jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce +nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était +arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de +la peine à combiner ses échéances. + + +III + +Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau +dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et +des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de +l'_Officiel_, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un +pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline +couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, +cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de +papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse; +au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, +et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la +plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps +elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le +frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, +recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le +geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée. + +--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman. + +--Non. + +La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement + +--Qu'est-ce qui ne va pas! + +--Mais rien. + +Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car +évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose +préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part +de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même +liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, +sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame +Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune +à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la +donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était +pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère +nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de +caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, +elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un +associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été +communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu +demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son +fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais +le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains +sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des +affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand +elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les +choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et +même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec +inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent +mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation +critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de +faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois +venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu +rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un +soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela +ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la +fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; +la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi +bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les +services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes +savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes. + +Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce +rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain +qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru +aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme +d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme +ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien. + +Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne +pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à +un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question: + +--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite? + +--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements. + +Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas +interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta. + +--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme? + +--Assez grosse. + +--Et elle vous manque pour votre échéance? + +--Constant doit m'apporter les fonds. + +Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de +cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, +on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères +Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame +Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus +anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une +diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non +irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point +que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on +traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait +vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de +vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait +voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et +mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une +seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à +Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de +plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier +avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui +semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant +et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à +l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne +quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, +avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui +qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays +natal. + +La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand +dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait +qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau, +où discrètement on frappa quelques coups. + +--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec +l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre +un travail ennuyeux. + +--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise +qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de +l'appartement. + +Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit. + +-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie. + +C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on +l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux. + +--_Ponchour, matemoiselle_, dit le père Eck avec son plus pur accent +alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu. + +L'oncle était un homme de soixante ans environ, rond de corps et rond de +manières, court de jambes et court de bras, à la physionomie ouverte, +gaie et fine, dont les cheveux frisés, le nez busqué et le teint mat +trahissaient tout de suite l'origine sémitique; le neveu, au contraire, +était un beau jeune homme élancé, avec des yeux de velours, et des dents +blanches qui avaient l'éclat de la nacre entre des lèvres sanguines et +une barbe noire frisée. + +--_Ponchour, mestames Ateline_, continua M. Eck, _Ponchour, matemoiselle +Perthe_. + +Ce dernier bonjour fut accompagné d'une révérence. + +-_Gomment_, continua-t-il, M. _Ateline_ n'est _bas_-là, je _groyais_ +qu'il _tevait refenir te ponne_ heure; et, en _foyant te_ la lumière au +_pureau_, j'ai _gru_ que c'était lui qui _trafaillait; foilà gomment_ +j'ai frappé à cette _borte_; excusez-moi, _mestames_. + +Ce fut une affaire de leur trouver des sièges, car le bureau était +meublé avec une simplicité véritablement antique: une table en bois +noir, deux pupitres, des rayons en sapin régnant tout autour de la pièce +pour les registres et la collection des échantillons de toutes les +étoffes fabriquées par la maison depuis près de cent ans, quatre chaises +en paille, et c'était tout; pendant deux cents ans, cela avait suffi à +plus de trois cent millions d'affaires. + +C'était après la guerre que les Eck et Debs, établis jusque-là en +Alsace, avaient quitté leur pays pour venir créer à Elbeuf une grande +manufacture de «draps lisses, élasticotines, façonnés noirs et +couleurs», comme disaient leurs en-têtes, où s'accomplissaient, sans +le secours d'aucun intermédiaire, toutes les opérations par lesquelles +passe la laine brute pour être transformée en drap prêt à être livré +à l'acheteur, et tout de suite ils étaient entrés en relations avec +Constant Adeline, que son caractère autant que sa position mettaient +au-dessus de l'envie et de la jalousie, et auprès de qui ils avaient +trouvé un accueil plus libéral qu'auprès de beaucoup d'autres +fabricants. Sans arriver à l'amitié, ces relations s'étaient continuées, +s'étendant même aux familles. A la vérité, madame Adeline mère n'avait +point vu madame Eck mère, une vieille femme de quatre-vingts ans, aussi +fervente dans la religion juive qu'elle pouvait l'être dans la sienne; +mais mesdames Eck et Debs faisaient à madame Constant Adeline des +visites que celle-ci leur rendait, et les enfants, les deux frères Eck +et les trois frères Debs avaient plus d'une fois dansé avec Berthe. + +Les politesses échangées, le père Eck prit son air bonhomme, et, +regardant le cahier sur lequel madame Adeline faisait ses chiffres: + +--_Touchours à l'oufrage, matame Ateline_, dit-il, je _foutrais bien +afoir_ une _embloyée gomme fous_ et... au même _brix_. + +Et il partit d'un formidable éclat de rire, car il était toujours le +premier à sonner la fanfare pour ses plaisanteries, sans s'inquiéter de +savoir s'il n'était pas quelquefois le seul à les trouver drôles. + +Mais ses éclats de rire se calmaient comme ils partaient, c'est-à-dire +instantanément; il prit une figure grave, presque désolée: + +--_A brobos, matame Ateline, afez-fous tes noufelles_ de MM. Bouteillier +frères? demanda-t-il. + +--J'en ai reçu ce matin. + +--_Fous safez_ qu'ils _susbendent_ leurs _bayements_? + +--C'est ce qu'on m'écrit. + +--Est-ce que _fous_ étiez engagés _afec_ eux? + +--Malheureusement. Et vous? + +--Nous? Oh! non. Ils auraient _pien foulu_, mais nous n'avons _bas +foulu_, nous. _Tebuis_ trois ans, ils ne _m'insbiraient blus gonfiance_; +c'était _tes chens_ qui menaient _drop_ de _drain: abbardement_ aux +Champs-Élysées, château aux _enfirons_ de _Baris, filla_ à Trouville, +_séchour_ à Cannes pendant l'hiver, cela ne _bouvait bas turer_. + +Il y eut un silence; le père Eck paraissait assez gêné, et madame +Adeline l'était aussi jusqu'à un certain point, se demandant ce que +pouvait signifier cette visite insolite; elle voulut lui venir en aide: + +--Est-ce que vous êtes satisfait de vos nouveaux procédés de teinture? +demanda-t-elle en portant la conversation sur un sujet de leur métier, +qui pouvait fournir une inépuisable matière et que d'ailleurs elle était +bien aise de tirer au clair. + +--Oh! _drès satisvait_. + +--Et cela vous revient vraiment moins cher que, chez MM. Blay? + +Il ouvrit la bouche pour répondre, puis il la referma, et ce fut +seulement après quelques secondes de réflexion qu'il se décida: + +--_Matame Ateline, matame Adeline_, je ne _beux bas fous tire, +l'infentaire_ n'a _bas_ été _vait_. + +Cela fut répondu avec une bonhomie si parfaite qu'on aurait pu croire +à sa sincérité, mais il la compromit malheureusement en se hâtant de +changer de sujet. + +--Quand _fous foutrez fenir_ à la maison, _chaurai_ le _blaisir_ de +_fous_ montrer ça; mais ce que je _foutrais pien fous_ montrer, c'est +nos nouveaux métiers-fixes à _filer_; c'est _fraiment_ une _pelle +infention_; seulement _tepuis_ un an que nous les avons installés, tous +les fils cassaient, nous allions faire _bour_ cinquante mille _vrancs_ +de _véraille_, quand mon _betit_ Michel a _drouvé_ un _bervectionnement_ +aussi simple que _barvait_; il faut voir ça; je lui ai fait _brendre_ un +_prefet_. Il a vraiment le _chénie_ de la mécanique, ce garçon-là. + +--Est-ce que M. Michel va directement exploiter son brevet? + +--Il le _fentra_; tous les Eck, tous les Debs restent ensemble, +_touchoure_. + +--Ce qu'on appelle à Elbeuf les Cocodès, dit Michel en riant et en +répétant une plaisanterie qui était spirituelle à Elbeuf. + +Il y eut encore un silence, puis M. Eck se levant, vint auprès de madame +Adeline: + +--Est-ce que je _bourrais fous tire_ un mot en _barticulier_? + +Passant la première, madame Adeline le conduisit dans le salon. + + +IV + +--Quelle mauvaise nouvelle lui apportait-on? + +Ce fut la question que madame Adeline, troublée, se posa, mais qu'elle +eut la force, cependant, de retenir pour elle. + +Bien qu'elle n'eût aucune raison de se défier de M. Eck, qu'elle savait +droit en affaires, brave homme et bonhomme dans les relations de la vie, +elle avait été si souvent, en ces derniers temps, frappée de coups qui +s'abattaient sur elle à l'improviste et tombaient précisément d'où on +n'aurait pas dû les attendre, qu'elle se tenait toujours et avec tous +sur ses gardes, inquiète et craintive. + +Dans la ville, on disait que les Eck et Debs tentaient depuis longtemps +des essais pour fabriquer la nouveauté mécaniquement et en grand comme +ils fabriquaient le drap lisse: était-ce là la cause de cette visite +étrange? Dans ces Alsaciens ingénieux qui savaient si bien s'outiller et +qui réussissaient quand tant d'autres échouaient, allait-elle rencontrer +des concurrents qui rendraient plus difficile encore la marche de ses +affaires! + +Etait-ce un danger menaçant leur maison ou la situation politique de +son mari qu'il venait lui signaler dans un sentiment de bienveillance +amicale? + +De quelque côté que courût sa pensée, elle ne voyait que le mauvais sans +admettre le bon ou l'heureux; et ce qui augmentait son trouble, c'était +de voir l'embarras qui se lisait clairement sur cette physionomie +ordinairement ouverte et gaie. + +Elle s'était assise en face de lui, le regardant, l'examinant, et +elle attendait qu'il commençât; ce qu'il avait à dire était donc bien +difficile? + +Enfin il se décida: + +--Quand nous nous sommes expatriés _pour fenir à Elpeuf_, nous n'_afons +pas drouvé_ ici tout le monde bien _tisposé_ à nous recevoir. On +_tisait_: «Qu'est-ce qu'ils _fiennent_ faire; nous n'_afons bas pesoin +t'eux_? M. _Ateline_ n'a _bas_ été parmi ceux-là, au _gontraire_, il +n'a obéi qu'à un sentiment patriotique pour les exilés et aussi pour sa +ville où nous apportions du _trafail_; et cela, _matame_, nous a été +au coeur; _tans_ la position où nous étions, quittant notre pays, +recommençant la vie à un âge où beaucoup ne _bensent blus_ qu'au repos, +nous _afons_ été heureux de _troufer_ une main loyalement _ouferte_. + +Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame +Adeline se détendit. + +--Quand l'année _ternière_, continua M. Eck, nous _afons_ eu le chagrin +de perdre mon _peau_-frère Debs, nous _afons_ encore retrouvé M. +_Ateline. Fous safez_ ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens +se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on +_tisait_: «Quel besoin d'honorer ce _chuif_ qui est _fenu_ nous faire +concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés +contre le _chuif_ autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui +auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. _Ateline_ +était alors à _Baris_, retenu _bar_ les travaux de la Chambre, et il +_bouvait_ très _pien_ y rester s'il avait _foulu_. Mais, _aferti_ de ce +qui se passait ici,--peut-être même est-ce _bar fous, matame_? + +--Il est vrai que je lui ai écrit. + +M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement: + +--J'aime à _safoir_, comme je m'en _toutais_, que c'est _fous_. Enfin, +_aferti_, il a quitté _Baris_ et sur cette tombe, lui député, il n'a pas +craint de _tire_ ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté +ici une industrie faisant vivre _blus_ de mille personnes, dans une +ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui +retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les +membres de notre famille. + +Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis +reprenant: + +--Ne _fous temantez_ pas, _matame_ pourquoi je rappelle cela; _fous_ +allez le savoir; c'est pour _fous_ le _tire_ que je _bous_ ai demandé +ce moment d'entretien _bartigulier_. Après ces _exbligations, fous +gomprenez_ quelle estime nous avons pour M. _Ateline_ et _tans_ quels +termes nous _barlons_ de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes +_nefeux_ et moi-même; il n'est _bersonne_ à _Elpeuf_ pour qui nous avons +autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous +touche nous intéresse et _pien_ souvent nous nous sommes _réchouis_ +en apprenant une _ponne_ affaire pour _fous_, comme nous nous sommes +affligés en en apprenant une mauvaise:--ainsi celle de ces Bouteillier. + +Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec +une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se +calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots, +qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses +craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui +se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une +conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait +voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de +voir partout le danger. + +--Certainement, continua M. Eck, il n'y a _bas pésoin_ d'être dans des +conditions _bartigulières_ pour être charmé en voyant mademoiselle +_Perthe_: c'est une _pien cholie_ personne... qui sera la fille de sa +mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille, +ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien _blus_ fortement +doit-il l'être quand il partage les sentiments que je _fiens_ de _fous_ +exprimer. C'est _chustement_ le cas de mon _betit_ Michel; je _tis +betit_ parce que je l'ai vu tout _betit_, mais c'est en réalité un sage +garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les _blus_ grands +services dans notre fabrique, et qui est _pien_ le caractère le _blus_ +aimable, le _blus_ facile, le _blus_ affectueux, le _blus_ égal que +je _gonaisse_. Enfin _pref_ il aime _matemoiselle Perthe_, et je vous +_temande_ pour lui la main de _fotre_ fille. + +Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié +sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires +étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité +avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle +n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif! + +Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé. + +--_Je fois_, dit-il, que _fous_ pensez à _matame Ateline_ mère, qui est +une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous _afons_ +notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la +vôtre. C'est ce que j'ai _tit_ à mon _betit_ Michel quand il m'a _barlé_ +de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de _mademoiselle +Perthe_, hein!» + +Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces +grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel. + +De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme +une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère +et l'inconnu rendaient effrayantes. + +Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise +aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil +regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que +de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier +alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès? + +Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages +qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir +quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et +ne pas en être frappée. + +Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des +usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée +dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi +à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter +qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur +le saignât;--qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles; +qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui +appartenant;--qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour +le maigre;--que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à +l'huile ou à la graisse;--que, dans les repas où il était servi de la +viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;--qu'on +préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là +les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de +fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant +les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains +juives;--enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau +de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas +laisser pousser leurs cheveux. + +Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le +vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu +encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis +vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour +vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée +qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de +celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde +n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf. + +Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait: + +--_Pien_ entendu, Michel n'a jamais entretenu _matemoiselle Perthe_ de +son amour, c'est un honnête homme, un _calant_ homme, croyez-le, _matame +Ateline_. Je ne _tis_ pas que ses yeux n'aient pas _barlé_, mais ses +lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle +est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour _teviner_ ces +choses, mais elle ne le sait pas par des _baroles_ formelles. Michel a +_foulu_ qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui +m'amène chez vous. J'espérais trouver M. _Ateline_; et Michel, qui ne +manque pas les occasions où il peut voir _matemoiselle Perthe_, a tenu à +m'accompagner, _pien_ que cela ne soit peut-être pas très convenable. +Le hasard a _foulu_ que M. _Ateline_ fût absent et j'en suis heureux, +puisque j'ai pu _fous_ adresser ma demande: en ces circonstances une +mère vaut mieux qu'un père. Vous la transmettrez à _M. Ateline_ et, si +_fous_ le jugez _pon_, à _matemoiselle Perthe_. Pour Michel, je _fous_ +prie d'insister sur son amour; c'est sincèrement, c'est _tentrement_ +qu'il aime et _bour_ lui ce n'est pas un mariage de convenance, c'est un +mariage d'inclination. _Bour_ moi, je vous prie d'insister sur l'honneur +que nous attachons à unir notre famille à la vôtre. Je veux vous +_barler_ franchement, à coeur ouvert; je n'ai pas _d'ampition_ et ne +recherche pas une alliance avec M. _Ateline_ parce qu'il est député +et sera un jour ou l'autre ministre; je suis _técoré_ et n'ai rien à +attendre du gouvernement; quant à la situation de nos affaires, elle +est _ponne_; là où d'autres _berdent_ de l'argent, nous en gagnons; +les inventaires vous le _brouferont_, quand nous pourrons vous les +communiquer, vous verrez, vous verrez qu'elle est _ponne_. + +Il se frotta les mains: + +--Elle est _ponne_, elle est _ponne_; la maison Eck et Debs est +organisée pour bien marcher, elle marchera et durera tant qu'il y aura +un Eck, tant qu'il y aura un Debs pour la soutenir. Et je ne crois pas +que la graine en manque de sitôt. Donc, ce que nous cherchons uniquement +dans ce mariage, c'est l'honneur d'être de _fotre_ famille: le père +Eck ne _fiffra_ pas toujours; les fils, les neveux le remplaceront, +et alors, est-ce que ce serait une mauvaise raison sociale: _Eck et +Debs-Ateline_? La _fieille_ maison continuerait; le _fieil_ arbre +repousserait avec des rameaux nouveaux; les enfants de Michel seraient +des _Ateline_. + +Sur ce mot, il se leva. + +--Vous n'attendez pas mon mari? demanda madame Adeline. + +--Non; je remets notre cause entre vos mains, elle sera mieux _blaidée_ +que je ne la _blaiderais_ moi-même. + +Ils rentrèrent dans le bureau, où ils trouvèrent Léonie, la figure +épanouie par un éclat de rire. + +--Je _fois_ qu'on s'est amusé, dit le père Eck, on a taillé une _ponne +pafette_. + +--C'est M. Michel qui nous fait rire, dit Léonie. + +--Il est _pien_ heureux, Michel, de faire rire les _cholies_ filles; et +qu'est-ce donc qu'il vous contait? + +--Il nous apprenait pourquoi les Carthaginois mettaient des gants; le +savez-vous, monsieur Eck? + +--Ma foi, non, _matemoiselle_; de mon temps, les sciences historiques +n'étaient pas aussi avancées que maintenant, et nous ne savions pas que +les Carthaginois se _cantaient_. + +--Ils se gantaient parce qu'ils craignaient les Romains. + +--Ah! vraiment? dit le père Eck qui n'avait pas compris. + +--Pardonnez-moi, madame, dit Michel en s'adressant avec un sourire +d'excuse à madame Adeline, mademoiselle Léonie faisait un devoir sur +Annibal qui ne l'amusait pas beaucoup; j'ai voulu l'égayer. Je crois que +maintenant elle n'oubliera plus Annibal. + +--M. Michel sait trouver un mot agréable pour chacun, dit la maman. + +Madame Adeline regardait sa fille dans les yeux, et à leur éclat il +était évident que, pour Berthe aussi, Michel avait trouvé quelque +chose d'agréable,--mais à coup sûr de moins enfantin que pour Léonie. +L'aimait-elle donc? + + +V + +L'oncle et le neveu partis, madame Adeline ne reprit pas son travail; +elle n'avait plus la tête aux chiffres; et, d'ailleurs, le temps avait +marché. + +On quitta le bureau, Berthe roula sa grand'mère dans la salle à manger, +et madame Adeline, qui, pour diriger la fabrique, n'en surveillait pas +moins la maison, alla voir à la cuisine si tout était prêt pour servir +quand le maître arriverait, puis elle revint dans la salle à manger +attendre. + +--Comment va le cartel? demanda la Maman; est-ce qu'il n'avance pas? + +--Non, grand'mère, répondit Berthe, il va comme Saint-Étienne. + +--Comment ton père n'est-il pas arrivé? aurait-il manqué le train? + +Cela fut dit d'une voix qui tremblait, avec une inquiétude évidente, +en regardant sa belle-fille, qui, elle aussi, montrait une impatience +extraordinaire. + +Tout le monde avait l'oreille aux aguets; on entendit des pas pressés +dans la cour, Berthe courut ouvrir la porte du vestibule. + +Presque aussitôt Adeline entra dans la salle à manger, tenant dans sa +main celle de sa fille; tout de suite il alla à sa mère, qu'il embrassa, +puis, après avoir embrassé aussi sa femme et Léonie, il se débarrassa +de son pardessus, qu'il donna à Berthe, et de son chapeau, que lui prit +Léonie. + +Alors il s'approcha de la cheminée où, sur des vieux landiers en fer +ouvragé, brûlaient de belles bûches de charme avec une longue flamme +blanche. + +--Brrr, il ne fait pas chaud, dit-il en passant ses deux mains largement +ouvertes devant la flamme. + +Sa mère et sa femme le regardaient avec une égale anxiété, tâchant de +lire sur son visage ce qu'elles n'osaient pas lui demander franchement; +ce visage épanoui, ces yeux souriants ne trahissaient aucun tourment. + +Tout à coup, il se redressa vivement; déboutonnant sa jaquette, il +fouilla dans sa poche de côté et en tira cinq liasses de billets de +banque qu'il tendit à sa femme: + +--Serre donc cela, dit-il. + +La Maman laissa échapper un soupir de soulagement; madame Adeline ne dit +rien, mais à l'empressement avec lequel elle prit les billets et à la +façon dont elle les pressa entre ses doigts nerveux, on pouvait deviner +son émotion et son sentiment de délivrance. + +Aussitôt que madame Adeline revint dans la salle à manger; on se mit à +table. + +Bien entendu, ce soir-là les affaires personnelles passèrent avant la +politique, et la Maman fut la première à mettre la conversation sur les +frères Bouteillier: + +--Comment une maison aussi vieille, aussi honorable, a-t-elle pu en +arriver à cette catastrophe? + +--L'ancienneté et l'honorabilité ne sauvent pas une maison, répondit +Adeline, c'est même quelquefois le contraire qu'elles produisent. + +Cela fut dit avec une amertume qui frappa d'autant plus qu'ordinairement +il était d'une extrême bienveillance, prenant les choses, même les +mauvaises, avec l'indulgence d'une douce philosophie, en homme qui, +ayant toujours été heureux, ne se fâche pas pour un pli de rose, +convaincu que celui qui le gêne aujourd'hui sera effacé demain. + +Il est vrai qu'il n'insista pas et qu'il se hâta même d'atténuer ce +mot qui lui avait échappé: la catastrophe qui frappait les Bouteillier +n'était pas ce qu'on avait dit tout d'abord: c'était une suspension de +payement, non une banqueroute avec insolvabilité complète; il paraissait +même certain que les payements reprendraient bientôt et qu'on perdrait +peu de chose avec eux. + +Cela ramena la sérénité sur les visages et acheva ce que les cinq +liasses de billets de banque avaient commencé; la conversation, d'abord +tendue et sur laquelle pesait un poids d'autant plus lourd qu'on ne +voulait pas s'expliquer franchement, reprit son cours habituel. + +--Quoi de nouveau ici? demanda Adeline. + +--Nous venons d'avoir la visite de M. Eck et de Michel Debs, répondit +madame Adeline. + +--Et qu'est-ce qu'il voulait, le père Eck? dit Adeline d'un ton +indifférent en se versant à boire. + +Cette question fit relever la tête à la Maman, qui maintenant qu'elle +était débarrassée de l'angoisse de la faillite Bouteillier, se demandait +ce que signifiaient cette visite et ce tête-à-tête avec sa bru. Pourquoi +le père Eck n'avait-il pas parlé devant elle? A son âge, ce juif +n'aurait-il pas pu avoir le respect de la vieillesse? + +--Je te conterai cela après dîner, dit madame Adeline. + +--Si je suis de trop, je puis me retirer dans ma chambre, dit la Maman +avec une dignité blessée. + +--Oh! Maman! s'écria Adeline. + +--Vous savez bien que vous n'êtes jamais de trop, dit madame Adeline +sans s'émouvoir. Je demande qu'au lieu de vous retirer dans votre +chambre après le dîner, vous assistiez au récit de cette visite. + +Il n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît +des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait +pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une +diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen: + +--Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me +l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias +mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes +élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront +longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et +j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux +donc faire la tienne comme tu voudras. + +--Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une +moyenne et une courte? + +--C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que +j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi. + +Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux +commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'_Atlas_ qu'elle +désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa +Nourry. + +--Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner +ses oiseaux. + +--Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil! + +Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine +servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. +Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la +visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne +voulait pas retarder le moment des explications. + +--Viens, dit-elle à sa cousine. + +Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil +de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte. + +--Eh bien? demanda-t-elle. + +--Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son +neveu Michel. + +--Le père Eck! s'écria Adeline. + +--Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que +l'indignation rendait tremblantes. + +Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit: + +--Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand! + +--Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, +puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie +de sa fortune. + +--Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne +le serait pas? + +--Enfin, il ne l'est pas. + +--Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif! + +--Assurément non. + +--Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure! + +--Je suis au moins aussi surpris que vous. + +--Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui +me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte. + +--Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure? + +--Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en +existe pas moins. + +--Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous +demandant la main de notre fille. + +--Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est +juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi? + +--Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un +autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut +de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe +aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie. + +Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée +que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué: + +--Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant +peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu +des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des +juifs que tu trouveras. + +Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra. + +--Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus +d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la +fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta +mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, +la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes +habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant +de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce +qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu +ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a +pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé. + +Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle +faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point +appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore +vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de +sa volonté. + +--Il doit être écrasé. + +Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être +vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose +idéale--ce mal qui l'enflammait. + +Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi, +lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, +lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de +la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien +abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des +engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas +une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une +affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille--celle +de sa vie même. + +--Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter +par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck +injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente. + +--Toujours les conditions, les circonstances atténuantes. + +Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme: + +--Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck. + +Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit +autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans +doute. + +Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près +textuellement les paroles de M. Eck. + +Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers +mots elle lui coupa la parole: + +--Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la +répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner +d'honnêtes gens par la concurrence. + +--Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons +rien. + +Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit +encore: + +--Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! +tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté! + +Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les +Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant: + +--L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas +de quoi se rengorger comme tu le fais. + +Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se +contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été +la conclusion du père Eck: «Est-ce que ce serait une mauvaise raison +sociale: Eck et Debs-Adeline. Le vieil arbre repousserait avec des +rameaux nouveaux», elle poussa un cri d'indignation: + +--Et vous n'avez pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre +maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, +c'est la maison qu'il leur faut. + +Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait +les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant +ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main +de son fils violemment: + +--Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même. +Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien +malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi? + +Il hésita un moment en regardant sa femme: + +--Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton +coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère? + +Il hésita encore. + +--C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement. + +--Oui. + + +VI + +La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à +son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la +main qu'il lui avait donnée entre les siennes. + +--Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon! + +--Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme +d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité. + +--Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, +un autre soutien? + +--Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de +repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te +tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de +durée? + +--Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas +mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous +séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir. + +Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son +mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe +ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers +mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser +passer sans répondre. + +--Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien +difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire +remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour +vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que +notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en +avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire +vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat? +Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus +influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement, +spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était +vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi +comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer. + +--Et quand vous avez vu qu'ils duraient? + +--Il était trop tard pour vous porter un si gros coup. + +--Enfin, quels sont-ils? + +Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole: + +--Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai +remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent? + +--De chez un banquier? + +--De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, +de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à +m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour +que j'accepte ce prêt. + +Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite +la rassurer. + +--C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre +chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un +homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, +et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère +parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde +parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce. +Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché +qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi +mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a +accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très +galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui +comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que +peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai +refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres +de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses +cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon +refus. + +--Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman. + +--Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup +moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que +j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire +qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie; +s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre. + +--Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit +la Maman. + +--Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme +lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de +commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: +c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un +service dont nous devons lui être reconnaissants. + +--En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver +cinquante mille francs? s'écria la Maman. + +--Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne +le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, +dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie +pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante +mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; +la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous +retourner: n'est-ce pas, Hortense? + +--Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent +leurs payements. + +--Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle +créée? comment en est-elle arrivée là? + +--Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste +découragé. + +--Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense, +elle administre aussi bien que possible. + +--Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la +nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la +direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, +comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses. + +--La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le +directeur. + +--Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le +succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions +bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que +nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation +parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure +que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation +nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que +les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix +qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous +nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer +par la science professionnelle le sens de la transformation et de la +mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le _foulé_, sans +nous apercevoir que le _foulé_ ne pouvait pas être éternel, La mode n'en +veut plus; nous voilà à bas. Qu'importe que nous produisions bien, si on +ne veut pas de nos produits et si nous les vendons à perte? C'est là que +ma direction a été mauvaise. Fier de ma supériorité, je me suis conduit +en artiste, non en commerçant. + +--Tu as été un Adeline, dit la Maman. + +--Peut-être; mais tandis que j'étais un Adeline des temps passés, +d'autres étaient des hommes de leur temps, marchant avec lui, au lieu de +rester tranquilles comme moi. On nous oppose souvent Roubaix, et +c'est quelquefois avec raison, surtout pour son flair à imiter et à +perfectionner les tissus, à transformer son outillage pour lui faire +produire l'article du jour. C'est là qu'a été la source de sa fortune +industrielle; c'est la souplesse, c'est l'esprit d'initiative qui lui +ont fait produire l'article de Lyon pour l'ameublement et la soierie +légère, l'article de Saint-Pierre-les-Calais, en tissant sur des métiers +mécaniques la dentelle et la robe en laine et en schappe, la rouennerie, +la cotonnade d'Alsace, la draperie anglaise. Qu'il y ait demain de +l'argent à gagner en tissant de l'emballage, et Roubaix se mettra à +l'emballage qu'il tissera aussi bien que les étoffes de prix. Le jour où +la mode a décidé que les vêtements de femme serait en petite draperie, +Roubaix a fait de la petite draperie. Puis il a pris aux Anglais la +draperie nouveauté pour hommes, et il l'a fabriqué mieux qu'eux et à +meilleur marché. C'est ainsi qu'il a commencé sa concurrence contre +nous, aidé par les tailleurs qui achètent le Roubaix moins cher que +l'Elbeuf, et le revendent comme anglais au prix qu'il veulent; c'est +vulgaire d'être habillé en Elbeuf, c'est chic de l'être en anglais... de +Roubaix. Un moment j'ai pensé à me lancer dans cette voie. + +--Je te l'ai assez demandé! interrompit madame Adeline. + +La Maman jeta un regard indigné à sa bru, à laquelle elle avait plus +d'une fois reproché d'être une mauvaise Elbeuvienne. + +--Il est certain que, pour la nouveauté, il était possible de faire à +Elbeuf ce qu'a fait Roubaix, et de développer le tissage mécanique; +c'est même là, sans aucun doute, que sera l'avenir. Mais combien de +difficultés dans le présent qui m'ont inquiété! Où trouver les ouvriers +en état de conduire ces métiers? Comment les rompre, du jour au +lendemain, à ce nouveau système? Comment affiner la délicatesse de leur +toucher et de leur vue de manière à passer brusquement de nos fils +d'hier aux fils ténus d'aujourd'hui? Le métier à la main bat +vingt-cinq coups à la minute, le métier mécanique en bat de soixante +à soixante-dix; il faut pour suivre la rapidité de ces métiers, une +légèreté de main et une finesse d'oeil que nos ouvriers n'ont pas +présentement et qui ne s'acquiert pas en un jour. + +--Jamais on ne fera de la belle nouveauté sur les métiers mécaniques, +affirma la Maman avec conviction: du Roubaix, de l'anglais, peut-être, +de l'Elbeuf, non. + +Sans engager une discussion sur ce point avec sa mère, ce qu'il savait +inutile, il continua: + +--Une autre raison encore m'a retenu--la mise de fonds dans l'outillage: +pour une production de trois millions par an, il faut cent vingt métiers +prêts à battre et à remplir les ordres; chaque métier coûtant deux mille +cinq cents francs, c'est un ensemble de trois cent mille francs; avec +l'immeuble, la machine à vapeur et les outils accessoires, il faut +compter deux cent mille francs; bien entendu, je laisse de côté la +teinture et la filature qui doivent s'exécuter au dehors avec avantage, +mais j'ajoute l'outillage pour le dégraissage, le foulage et les +apprêts, qui ne coûte pas moins de deux cent mille francs, et j'arrive +ainsi à un chiffre de sept cent mille francs; je ne les avais pas. + +Cela fut dit en glissant et à voix basse, de façon à ne pas l'appliquer +directement à la Maman, et tout de suite, pour ne pas laisser le temps à +la réflexion de se produire, il reprit: + +--Enfin une dernière raison, qui, pour être d'un ordre différent, n'a +pas été moins forte pour moi, m'a arrêté. Ce qu'il y a de bon dans notre +travail elbeuvien, que tu as bien raison d'aimer, Maman, c'est qu'il +s'exécute en grande partie chez l'ouvrier qui n'est pas à la _sonnette_, +comme on le dit si justement, qui est chez lui, dans sa maison, à +la ville ou à la campagne, avec sa femme et ses enfants auxquels il +enseigne son métier par l'exemple. L'individualité existe et avec +elle l'esprit de famille. Au contraire, dans l'usine l'individualité +disparaît comme disparaît la famille; l'ouvrier perd même son nom pour +devenir un numéro; il faut quitter le village pour la ville où le mari +est séparé de sa femme, où les enfants le sont du père et de la mère; +plus de table commune autour de la soupe préparée par la mère, on va +forcément au cabaret pour manger, on y retourne pour boire. Je n'ai +pas eu le courage d'assumer la responsabilité de cette transformation +sociale. Je sais bien que, pour la terre comme pour l'industrie, tout +nous amène à créer une nouvelle féodalité. Mais, pour moi, je n'ai pas +voulu mettre la main à cette oeuvre. Justement parce que je suis un +Adeline et que deux cents années de vie commune avec l'ouvrier m'ont +imposé certains devoirs, j'ai reculé. Sans doute d'autres feront--et +prochainement--ce que je n'ai pas voulu faire, mais je ne serai pas +de ceux-là, et cela suffit à ma conscience. Je n'ai pas la prétention +d'arrêter la marche de la fatalité. Voilà pourquoi, revenant à notre +point de départ, je trouve que la demande de M. Eck ne doit pas être +accueillie par un brutal refus. Ma tâche est finie, la leur commence; +ils sont dans le mouvement. + +--Dans tout ce que tu viens de me dire, rien ne prouve que tu ne peux +plus marcher, interrompit la Maman; ne le peux-tu plus? + +--Je suis entravé, je ne suis pas arrêté, voilà la stricte vérité. + +--Eh bien, marche lentement, petitement, en attendant que la mode change +et que notre nouveauté reprenne: les jeunes gens se lasseront d'être +habillés comme des grooms anglais et de s'exposer à se faire mettre +quarante sous dans la main; ce qui est bon, ce qui est beau revient +toujours. + +--Attendre! il y a longtemps que nous attendons; il en est chez nous +comme à Reims, où de père en fils on s'est enrichi à fabriquer du +mérinos, et où l'on continue à fabriquer du mérinos, alors qu'il ne se +vend plus que difficilement, on attend qu'il reprenne, et on se ruine. + +--Eh bien, alors, retire-toi des affaires, et vis avec ce qui te reste, +avec ce que tu sauveras du naufrage; Mieux vaut que la maison Adeline +périsse que de la voir passer entre les mains de ces juifs. + +--Et Berthe? + +--Mieux vaut qu'elle ne se marie jamais que de devenir la femme d'un +juif! + + +VII + +--Et toi? demanda Adeline à sa femme en entrant dans leur chambre, +dis-tu comme la Maman: mieux vaut que Berthe ne se marie pas que de +devenir la femme d'un juif? + +--Veux-tu donc ce mariage? + +--Et toi ne le veux-tu point? + +--J'avoue que l'idée ne m'en était jamais venue. + +--As-tu quelques griefs contre Michel Debs? + +--Aucun. + +--Ne le trouves-tu pas beau garçon? + +--Certainement. + +--Intelligent, sage, rangé, travailleur! + +--Je n'ai jamais rien entendu dire contre lui. + +--Et au contraire tu as entendu dire, à moi, aux autres, à tout le +monde, que des enfants Eck et Debs il est celui qui semble tenir la tête +dans cette belle association de frères et de cousins, et que c'est lui +sans aucun doute qui prendra la direction de la maison quand le père Eck +se retirera. + +--C'est vrai. + +--Eh bien, alors? qui t'empêche d'admettre que sa femme puisse être +heureuse? + +--Je ne dis pas cela; et pourtant.... + +--Quoi? + +--Il est juif. + +--Alors ne parlons plus de ce mariage; si Maman et toi vous lui êtes +opposées, cela suffit, restons-en là. + +--Tu le désires donc? + +--Je n'en sais rien; mais franchement je ne peux pas le repousser par +cela seul que Michel est juif; pour moi, un juif est un homme comme un +autre, bon ou mauvais selon son caractère particulier, mais qui en sa +qualité de juif est souvent plus intelligent, plus soucieux de plaire, +plus aimable dans la vie, plus souple, plus prompt, plus commerçant +dans les affaires que beaucoup d'autres; je ne peux donc partager ton +préjugé. + +--Il s'applique beaucoup plus aux siens qu'à lui-même, ce préjugé. + +--C'est déjà quelque chose. + +--Je trouve, comme toi, Michel un aimable garçon, et si je le voyais +pour la première fois, si l'on m'énumérait les qualités que je lui +reconnais volontiers, si l'on me disait qu'il désire épouser ma fille +sans m'apprendre en même temps qu'il est juif, je serais toute disposée +à le considérer comme un gendre possible... et peut-être même désirable. +Mais il n'est pas seul, il a les siens autour de lui, il a sa +grand-mère, et quand M. Eck m'a présenté sa demande, je t'avoue que je +n'ai vu qu'une chose, la vie de Berthe dans la maison de cette vieille +juive fanatique. + +--Et pourquoi Berthe vivrait-elle dans la maison de madame Eck et sous +la direction de celle-ci? Cela n'est pas du tout obligé, il me semble. +D'ailleurs la vieille madame Eck mène une existence si retirée qu'elle +ne doit pas être une gêne pour les siens. Je comprends que, si tout ce +qu'on dit d'elle est vrai, cette existence est bizarre; mais tu sais +comme moi que ce n'est pas du tout celle de ses enfants, qui ont nos +moeurs et nos habitudes ni plus ni moins que des chrétiens. + +--Ainsi, tu veux ce mariage? dit madame Adeline avec un certain effroi. + +--Je ne le veux pas plus que je ne le veux point: je ne lui suis pas +hostile et trouve qu'il est faisable, voilà la vérité vraie. Il y a +quelqu'un qu'il touche encore de plus près que nous; c'est Berthe; +aussi, avant de dire: il se fera ou ne se fera point, je trouve que +Berthe doit être consultée. Pour Maman, ce mariage serait l'abomination +des abominations; pour toi qui es d'un autre âge et que la tolérance +a pénétrée, il serait inquiétant, sans que tu pusses cependant le +repousser par des raisons sérieuses et autrement que d'instinct, sans +trop savoir pourquoi. Pour Berthe il peut être désirable. C'est à voir. +Si elle l'acceptait, il y aurait là un affaiblissement de préjugé tout à +fait curieux, mais qui, à vrai dire, ne m'étonnerait pas. + +Madame Adeline avait ravivé le feu qui s'éteignait; elle fit asseoir son +mari devant la cheminée, et s'assit elle-même à côté de lui. + +--Ainsi tu veux consulter Berthe? demanda-t-elle. + +--N'est-ce pas la première chose à faire? Je ne veux pas plus la marier +malgré elle que je ne voudrais qu'elle se mariât malgré moi. + +--Et ta mère? + +--A Berthe d'abord. Si elle ne veut pas de Michel il est inutile de +nous occuper de Maman; au contraire, si elle est disposée à accepter ce +mariage, nous verrons alors ce qu'il y a à faire avec Maman... et avec +toi. + +--Oh! moi, je ne voudrai que ce que tu voudras et ce que voudra Berthe: +il est évident que la répugnance avec laquelle j'ai accueilli la demande +de M. Eck n'était pas raisonnée; je reconnais qu'aucun reproche ne peut +être adressé à Michel et, s'il n'est pas le gendre que j'aurais été +chercher, il est cependant un gendre que je ne repousserai pas; il n'y a +donc pas à s'occuper de moi; mais ta mère? Tu interroges Berthe et elle +te répond--je le suppose--qu'elle sera heureuse de devenir la femme de +Michel. J'ai peine à croire que, jusqu'à présent, elle ait vu en lui un +futur mari, et qu'elle se soit prise pour lui d'un sentiment tendre. +Mais du jour où tu lui parles de ce mariage, ce sentiment peut naître et +se développer vite, car je conviens sans mauvaise grâce que Michel est +beau garçon, et qu'il sait mieux que personne être aimable quand il veut +plaire. Alors qu'arrivera-t-il? Ou tu passes outre, et c'est le malheur +de ta mère que nous faisons; à son âge, avec son despotisme d'idées, +cela est bien grave, et la responsabilité est lourde pour nous. Ou tu +subis le refus de ta mère, et alors nous faisons le malheur de Berthe, +si ce sentiment est né. + +--Je passerais outre, et j'ai la conviction que Maman, qui, comme toi, a +été surprise, finirait par entendre raison. + +Madame Adeline leva la main par un geste de doute: elle connaissait la +Maman mieux que le fils ne connaissait sa mère, et savait par expérience +qu'on ne lui faisait pas entendre raison. + +--J'admets, dit-elle, que tu obtiennes le consentement de ta mère, mais +tout n'est pas fini, il y a un empêchement à ce mariage qui vient de +nous, de notre situation, et que ni l'un ni l'autre nous ne pouvons +lever--c'est la dot. Pouvons-nous dire à M. Eck que nous marions notre +fille sans la doter! Et pouvons-nous faire cet aveu, sans faire en même +temps celui de notre détresse? Je ne veux pas revenir sur mon préjugé et +dire que c'est parce que Michel est juif qu'il refusera une fille +sans dot, alors surtout qu'il doit s'attendre à une certaine fortune +escomptée vraisemblablement à l'avance. Mais il est commerçant, et +trouveras-tu beaucoup de commerçants dans une situation égale à celle +des Eck et Debs qui épouseront une fille pour ses beaux yeux? Nous +pouvons donc en être pour la honte de notre confession, et Berthe pour +l'humiliation d'un mariage manqué. Est-il sage de nous exposer à un +pareil échec qui, se réalisant, aurait des conséquences désastreuses, +non seulement pour Berthe, mais encore pour notre crédit. Réfléchis à +cela. + +Ces derniers mots étaient inutiles. A mesure que sa femme parlait et +déduisait les raisons qui s'opposaient à ce mariage, Adeline, qui tout +d'abord l'avait écoutée en la regardant, se penchait vers le feu, +absorbé manifestement dans une méditation douloureuse. + +--Tant d'années de travail, murmura-t-il, tant d'efforts, tant de +luttes, de ta part tant de soins, tant de fatigues, tant d'énergie, pour +en arriver là! Pauvre Berthe! Que ne t'ai-je écouté quand il en était +temps encore! + +Elle le regarda, tristement penché sur le feu qui éclairait sa tête +grisonnante. Quels changements s'étaient faits en lui en ces derniers +temps! Comme il avait vieilli vite, lui qui jusqu'à quarante ans était +resté si jeune! Comme sur son visage au teint coloré les rides s'étaient +profondément incrustées; ses yeux, autrefois doux et le plus souvent +égayés par le sourire, avaient pris une expression de tristesse ou +d'inquiétude. + +--Si encore, dit-il en suivant sa pensée et en se parlant plus encore +qu'il ne parlait à sa femme, on pouvait entrevoir quand cela finira et +comment! J'ai été bien imprudent, bien coupable de ne pas t'écouter. + +Madame Adeline n'était pas de ces femmes qui mettent la main sur la tête +de leur mari lorsqu'il va se noyer: s'il s'attristait, elle l'égayait; +s'il se décourageait, elle le réconfortait; de même que s'il +s'emballait, elle l'enrayait. + +--Je n'étais sensible qu'à l'intérêt immédiat, dit-elle, mais crois bien +que j'ai compris toute la force des raisons qui t'ont retenu. A trente +ans, ayant sa position à faire, on pouvait courir cette aventure, mais à +ton âge et dans ta situation il était sage et naturel de ne pas oser la +risquer. Ce n'est pas moi qui jamais te reprocherai de t'être abstenu. + +--Tes reproches seraient moins durs que ceux que je m'adresse moi-même, +car tu n'as vu que les raisons avouables qui m'ont retenu et tu ne sais +pas, toi qui cependant me connais si bien, celles que j'appelais à mon +aide quand je me sentais prêt à te céder. Un jour, il y a trois ans, +c'est-à-dire à un moment où nous avions encore les moyens de transformer +notre fabrication, j'étais décidé. J'avais tout pesé et en fin de compte +j'étais arrivé à la conclusion évidente, claire comme le soleil, que +c'était pour nous le salut. J'allais te l'écrire et j'avais déjà pris +la plume, quand une dernière faiblesse, une sorte d'hypocrisie de +conscience, m'arrêta. Au lieu de t'écrire à toi, ici à Elbeuf, j'écrivis +à Roubaix, pour demander des renseignements sur le prix que nos +concurrents payent le charbon, le gaz, le mètre courant de construction. +La réponse m'arriva le surlendemain; le charbon que nous payons 240 +francs le wagon, coûte là-bas 120 francs; le gaz, grâce aux primes de +consommation, coûte 15 centimes le mètre cube; enfin la construction +d'un bâtiment industriel revient à 22 francs le mètre superficiel; tu +vois, sans qu'il soit besoin que je te le répète, tout ce que je me dis; +et comme je ne cherchais qu'un prétexte et qu'une justification pour +rester dans l'inertie, je ne t'écrivis point. Les choses continuèrent +à aller pendant que je me répétais glorieusement les raisons qui me +paralysaient, et elles finirent par nous amener au point où nous sommes +arrivés. + +Il se leva et se mit à marcher par la chambre à grands pas avec +agitation: + +--Heureux, s'écria-t-il, ceux qui ne voient qu'un côté des choses, ils +peuvent se décider et agir, ils ont de l'initiative et de l'élan. Moi, +je suis ce que l'on peut appeler un bon homme, je vous aime tendrement, +toi et Berthe, je n'ai jamais voulu que votre bonheur, et je fais votre +malheur. La faute en est-elle à mon caractère, à mon éducation? Est-ce +le milieu dans lequel j'ai vécu pendant les belles années de ma vie, +tranquille, heureux sans avoir à prendre des résolutions entraînant avec +elles des responsabilités? toujours est-il que lorsque je suis en face +d'un obstacle, j'y reste, comme si pendant que j'attends il allait +disparaître lui-même, s'enfoncer ou s'envoler. + +--Il n'y a que toi pour te plaindre d'avoir trop de conscience, dit-elle +tendrement; tu es le meilleur des hommes. + +--A quoi cette bonté a-t-elle servi? Qu'ai-je fait pour vous? Que +je meure demain, quelle sera votre position? Celle que mes parents +m'avaient faite, je ne vous la laisse pas. Tu aurais été seule, tu +aurais été libre, tu l'aurais améliorée cette situation; moi, le +meilleur des hommes, comme tu dis, je l'ai perdue, et aujourd'hui j'ai +le chagrin de ne pas pouvoir marier notre fille comme j'aurais voulu. +J'avais fait de si beaux rêves quand nous étions encore les Adeline +d'autrefois! C'était à peine si par le monde je trouvais assez de maris +pour faire mon choix. Et maintenant! + +Il fit quelques tours par la chambre; puis revenant à sa femme et +s'arrêtant devant elle: + +--Eh bien, maintenant, pour le mariage qui se présente, je ne ferai +point ce que j'ai fait toute ma vie, me disant: «Il est bien difficile +de l'accepter, mais, d'autre part, il est bien difficile de le refuser», +attendant que ces difficultés disparaissent d'elles-mêmes. Pour moi, +j'ai pu me perdre dans ces hésitations malheureuses, je ne les aurai +point pour Berthe. Demain, j'irai avec elle au Thuit, et là, dans la +tranquillité du tête-à-tête je l'interrogerai. + +Cela fut dit avec résolution, mais aussitôt le caractère reprit le +dessus: + +--Après tout, elle n'en voudra peut-être pas de ce mariage. + + +VIII + +Dans une famille, la mère n'est pas toujours la confidente de ses +filles; c'est quelquefois le père qu'elles choisissent; c'était le cas +chez les Adeline, où Berthe, tout en aimant sa mère tendrement, avait +plus de liberté et plus d'expansion avec son père. + +Occupée, affairée, appartenant à tous; madame Adeline n'avait jamais pu +perdre son temps dans les longs bavardages où se plaisent les enfants. +Quand, toute petite, Berthe venait dans le bureau pour embrasser sa +maman et se faire embrasser, celle-ci ne la renvoyait point, mais elle +ne se laissait pas caresser aussi longtemps que l'enfant l'aurait voulu; +elle ne la gardait pas dans ses bras, elle ne la dodelinait pas comme +la petite le demandait, sinon en paroles franches, au moins avec des +regards attendris et ces mouvements enveloppants où les enfants sont si +habiles et si persévérants. Après un baiser affectueusement donné, la +mère reprenait la plume et se remettait au travail; ses minutes étaient +comptées. + +Au contraire, Berthe avait toujours trouvé son père entièrement à elle, +sans que jamais il lui répondit le mot qu'elle était habituée à entendre +chez sa mère: «Laisse-moi travailler.» Il n'avait pas à travailler, lui, +lorsqu'elle voulait jouer, et quoi qu'il eût à faire, il ne le faisait +que lorsqu'elle lui en laissait la liberté; et bien souvent même il +commençait sans attendre qu'elle vînt à lui. Avec cela s'ingéniant à lui +plaire en tout; enfant, lorsqu'elle n'était qu'une enfant; jeune homme, +lorsqu'elle était devenue jeune fille. Que de parties de cache-cache +avec elle derrière les pièces de drap et dans les armoires! Que de +visites aux quinze ou vingt poupées composant la famille de Berthe, qui +toutes, avaient un nom et une histoire qu'il s'était donné la peine +d'apprendre sans en rien oublier, et sans jamais confondre entre eux +un seul de ses petits-fils ou une de ses petites-filles. L'âge n'avait +point affaibli cette passion de Berthe pour ses poupées, et, en rentrant +du couvent, elle avait repris avec elles ses jeux d'enfant aussi +sérieusement, aussi maternellement que lorsqu'elle n'était qu'une +gamine, ne se fâchant point des moqueries de sa grand'mère et de sa +mère, mais sachant gré à son père de la prendre au sérieux et de la +défendre. + +--Ne la raille point, répétait-il, les petites filles qui aiment le plus +tendrement leurs poupées sont les mêmes qui plus tard aiment le plus +tendrement leurs enfants; on est mère à tout âge. + +Il ne s'en tenait point aux paroles et quelquefois il voulait bien +encore, comme dix ans auparavant, faire le «monsieur qui vient en +visite», le «médecin», et surtout le «grand-papa» qui revient de Paris +les poches pleines de surprises pour les enfants de sa fille. + +Dans ces conditions, il était donc tout naturel qu'Adeline se chargeât +de parler à Berthe de la demande de Michel Debs; il avait assez souvent +joué le rôle du «notaire» ou de l'«ami de la famille», venant entretenir +la «maman» de projets de mariage à propos de Toto ou de Popo, pour +remplir ce rôle sérieusement et faire pour de bon le «papa.» + +Le lendemain matin, le vent de la nuit était tombé, et quand, à huit +heures, le père et la fille montèrent dans la vieille calèche, le ciel +était clair, sans nuages, avec des teintes roses et vertes du côté du +levant comme on en voit souvent, en novembre, après les grandes pluies +d'ouest. Bien que le cocher fût sur son siège, on ne partit pas tout +de suite, parce qu'il fallait arrimer le déjeuner dans le coffre de +derrière et c'était à quoi s'occupait madame Adeline, aidée de Léonie. +Il ne restait pas de domestiques au Thuit pendant l'hiver et, lorsqu'on +devait y manger, il fallait emporter les provisions qu'on voulait +ajouter aux oeufs frais de la fermière. Enfin le coffre fut fermé. + +--Bon voyage! + +--A ce soir! + +Et de la rue Saint-Etienne la calèche passa dans la rue de l'Hospice +pour gagner la côte du Bourgtheroulde; comme le temps était doux, les +glaces n'avaient point été fermées; en tournant au coin de la rue du +Thuit-Anger, Adeline aperçut Michel Debs qui venait en sens contraire. + +--Tiens, qu'est-ce que Michel Debs fait par ici? dit-il. + +--Il faut le lui demander, répondit Berthe en riant. + +--Ce n'est pas la peine. + +On se salua, et pour la première fois, Adeline remarqua qu'il y avait +dans le regard de Michel comme dans le mouvement de sa tête et le geste +de son bras quelque chose de particulier qui ne ressemblait en rien au +salut de tout le monde; comment n'avait-il pas vu cela jusqu'alors? + +--Est-ce que Michel Debs savait que nous devions aller au Thuit ce +matin? demanda Adeline lorsqu'ils furent passés. + +--Comment l'aurait-il su? + +--Tu aurais pu le lui dire hier au soir. + +Berthe ne répondit pas. + +Puisque le hasard de cette rencontre mettait l'entretien sur Michel, +Adeline se demanda s'il ne devait pas profiter de l'occasion pour le +continuer; mais il ne s'agissait plus de Toto ou de Popo, et il trouva +que dans cette voiture il n'aurait pas toute la liberté qu'il lui +fallait: c'était la vie de sa fille, son bonheur qui allaient se +décider, l'émotion lui serrait le coeur; l'heure présente était +si différente de celle qu'autrefois, dans ses moments de rêveries +ambitieuses, il avait espéré! + +Comme depuis longtemps déjà il gardait le silence, absorbé dans ses +pensées, Berthe le provoqua à parler. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle; tu ne dis rien; tu n'es donc pas heureux +d'aller au Thuit? + +C'était une ouverture, il voulut la saisir, sinon pour l'entretenir tout +de suite de Michel, au moins pour la préparer à se prononcer sur sa +demande en connaissance de cause; il ne suffisait pas en effet de +lui dire: «Michel Debs, l'associé de la maison Eck et Debs, désire +t'épouser»; il fallait aussi qu'elle sût à l'avance dans quelles +conditions Michel se présentait et l'intérêt matériel qu'il pouvait y +avoir pour elle à l'accepter; ce n'était pas du tout la même chose de +refuser ce mariage alors qu'elle croyait à la fortune de ses parents, +que de le refuser en sachant cette fortune gravement compromise. + +--Il a été un temps, dit-il, où je n'avais pas de plus grand plaisir que +d'aller au Thuit. C'est là que j'ai appris à marcher. C'est là que tu +as fait tes premiers pas sur l'herbe. Dans la maison, le jardin, les +terres, il n'y a pas un meuble, pas un buisson, pas un chemin ou un +sentier qui n'ait son souvenir. Depuis dix-huit ans je n'ai pas planté +un arbre, je n'ai pas fait une amélioration, un embellissement sans me +dire que ce serait pour toi. Et maintenant... je me demande si je ne +vais pas être obligé de le vendre. + +--Vendre le Thuit! + +--Il faut que tu saches la vérité, si pénible qu'elle puisse être pour +toi: nos affaires vont mal, très mal, et si nous ne sommes pas ruinés, +il faut avouer que nous sommes gênés; la crise que nous traversons et +les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espère en +sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au +Thuit, hypothéqué déjà lorsque j'ai dû rembourser ta grand'maman, il l'a +été depuis pour toute sa valeur, et avec la dépréciation qui a frappé +la terre en Normandie, il nous coûte aujourd'hui plus qu'il ne nous +rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous +ne pourrons pas le garder. Voilà pourquoi je n'ai plus le même plaisir +qu'autrefois à aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour +moi, mais encore pour toi; où j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes +enfants... et nous-mêmes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensée +de m'en séparer m'attriste? + +Berthe prit la main de son père et l'embrassant tendrement: + +--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est à toi. + +Ils avaient quitté la grand'route pour prendre un chemin coupant à +travers des sillons de blé qui, nouvellement ensemencés, commençaient à +se couvrir d'une tendre verdure; à une courte distance sur la droite se +détachait sur le fond sombre d'une futaie la façade blanche et rouge +d'une grande maison: c'était le château du Thuit, qui, par la masse +de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en +ardoises, par ses cheminées élancées, écrasait les bâtiments de la ferme +groupés à l'entour dans une belle cour du Roumois plantée de pommiers et +de poiriers puissants comme des chênes. + +--C'était bien vraiment en bon père de famille que je soignais tout +cela! dit-il en promenant çà et là un regard attristé. + +Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta là. On avait vu la +voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses +deux enfants étaient accourus pour recevoir leur maître. + +Berthe, qui était la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait +quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupées, les prit +par la main. + +--Ils déjeuneront avec nous, dit-elle à la fermière, je leur apporte des +gâteaux. + +--Faut que je les _débraude_, dit la mère. + +--Je les _débrauderai_ moi-même, répondit Berthe, qui voulait bien +parler normand avec les paysans. + +En effet, avant le déjeuner, elle les débarbouilla à fond, les peigna, +les attifa, et à table en plaça un à sa droite et l'autre à sa gauche, +de façon à les bien surveiller--ce qui n'était pas inutile, car avec +leur gourmandise naturelle que l'éducation n'avait point encore adoucie, +ils voulaient commencer par les gâteaux. + +Adeline, assis vis-à-vis de sa fille, la regardait s'occuper de ces deux +gamins, et à voir les prévenances, les attentions qu'elle avait pour +eux en leur disant de douces paroles à l'accent maternel, il +s'attendrissait. + +--Si ce mariage avec Michel Debs manquait, trouverait-elle à se marier +plus tard? Ne serait-elle pas privée d'enfants, elle qui les aimait si +tendrement? + +A un certain moment, il exprima tout haut cette pensée, au moins en +partie: + +--Quelle bonne mère tu ferais! dit-il. + +Ce fut le mot auquel il revint lorsque, après le déjeuner, ils sortirent +seuls dans le jardin, et par la futaie gagnèrent la forêt. Il avait pris +le bras de sa fille, et soulevant de leurs pieds les feuilles tombées +des hêtres, marchant sur le velours des mousses, ils allaient lentement +côte à côte, lui ému par ce qu'il avait à dire, elle troublée et +angoissée par cette émotion qu'elle sentait et qu'elle attribuait, aux +tourments de leur situation. + +--Quand je disais tout à l'heure que tu ferais une bonne mère, te +doutes-tu que ce n'était pas une allusion à un fait en l'air? + +Elle le regarda toute surprise, sans comprendre, et cependant en +rougissant. + +--As-tu deviné pourquoi M. Eck est venu hier soir? continua-t-il. + +Elle leva encore les yeux sur lui un court instant, puis vivement les +baissant: + +--Fais comme si je l'avais deviné, murmura-t-elle. + +--Ah! petite fille, petite fille! dit-il en souriant de cette réponse +féminine. + +Elle lui serra le bras par un mouvement d'impatience involontaire. + +--Eh bien, il est venu demander ta main pour Michel Debs. + +--Ah! + +--C'est là tout ce que tu dis? + +--Qu'est-ce que maman lui a répondu? + +--Qu'elle m'en parlerait. + +--Et toi, qu'est-ce que tu as dit à maman? + +--Que je t'en parlerais; car avant nous et les raisons de convenance, il +y a toi et les raisons de sentiment; pour que nous répondions, ta mère +et moi, il faut donc que d'abord tu répondes toi-même. + +Cependant, après un moment de silence, ce ne fut pas une réponse qu'elle +adressa à son père, ce fut une nouvelle question. + +Est-ce que M. Debs sait que nous sommes..., c'est-à-dire est-ce qu'il +connaît la vérité sur la situation de tes affaires? + +--Je l'ignore; cependant il est probable que s'il ne sait pas toute la +vérité, il la soupçonne en partie; dans le monde des affaires, il n'est +personne à Elbeuf qui ne sache que notre situation n'est pas aujourd'hui +ce qu'elle était il y a quelques années. Mais quel rapport cela a-t-il +avec la réponse que je te demande? + +--Ah! papa! + +--C'est naïf, ce que je dis? + +Elle lui secoua le bras doucement, par un geste de mutinerie caressante. + +--Si M. Debs, sachant que tes affaires ne vont pas bien, demande +néanmoins ma main, c'est... qu'il m'aime. + +--Ah! j'y suis. + +--Dame! + +--Et cela te fait plaisir? + +--Tu demandes des choses... + +--Alors tu ne soupçonnais pas qu'il t'aimât? + +--Je ne soupçonnais pas... c'est-à-dire que je voyais bien que M. Debs +était très aimable avec moi; partout où j'allais, je le rencontrais; +toujours je trouvais ses yeux fixés sur moi très... tendrement; il avait +en me parlant des intonations d'une douceur qu'il n'avait pas avec les +autres, ni avec Marie qui est mieux que moi, ni avec Claire qui est dans +une situation de fortune supérieure à la nôtre, ni avec Suzanne, ni avec +Madeleine, mais... les choses n'avaient jamais été plus loin. + +--Maintenant elles ont marché, et il dépend de toi qu'elles en restent +là s'il ne te plaît point. + +--Je ne dis pas cela. + +--Dis-tu qu'il te plaît? + +--Il est très bien. + +Devant ces réticences il revint à son idée: peut-être ne voulait-elle +pas de ce mariage, et n'osait-elle pas l'avouer; il fallait lui venir en +aide: + +--Il est vrai qu'il est juif. + +Elle se mit à rire franchement: + +--Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse qu'il soit juif? + + +IX + +L'éclat de rire était si naturel et le mot qui l'accompagnait sortait si +spontanément du coeur que la preuve était faite: l'affaiblissement de +préjugé dont Adeline avait parlé à sa femme se réalisait: féroce chez la +grand'mère, résistant encore chez la mère, il n'existait plus chez la +fille; il avait si bien disparu qu'elle en riait. «Qu'est-ce que tu veux +que ça me fasse qu'il soit juif?» + +--Si cela ne te fait rien qu'il soit juif, dit Adeline après un moment +de réflexion, il n'en est pas de même pour ta grand'mère. + +--Elle est opposée à M. Debs, n'est-ce pas? demanda Berthe d'une voix +qui tremblait. + +--Peux-tu en douter? + +--Et maman? + +--Ta mère n'avait jamais pensé à ce mariage, mais elle n'y fera pas +d'opposition si de ton côté tu le désires? + +--Et toi, papa? + +Cela fut demandé d'une voix douce et émue qui remua le coeur du père. + +--Tu sais bien que je ne veux que ce que tu veux. + +Elle se serra contre lui. + +--C'est justement pour cela qu'il faut que tu t'expliques franchement. +Tu dois comprendre que ce n'est pas pour t'obliger à te confesser que je +te presse; que ce n'est pas pour lire dans ton coeur et pour te forcer, +sans un intérêt majeur, à y lire toi-même. Je sens très bien que c'est +un sujet délicat sur lequel une jeune fille à l'âme innocente comme +l'est la tienne voudrait ne pas se prononcer et sur lequel un père, +crois-le bien, voudrait n'avoir pas à appuyer. Mais il le faut. + +--Je n'ai rien à te cacher. + +--J'en suis certain et c'est ce qui me fait insister: depuis que tu as +commencé à grandir, je t'ai mariée déjà bien des fois, mais jamais sans +que nous soyons d'accord. C'est pour voir si maintenant cet accord +existe que je te demande de me parler à coeur ouvert. Est-ce donc +impossible? + +--Oh! non. + +--Qui prendras-tu pour confident, si ce n'est ton père? Où en +trouveras-tu un qui t'écoute avec plus de sympathie? + +Ils marchèrent quelques instants silencieusement et quittèrent la futaie +pour entrer dans la forêt. + +--Eh bien? demanda-t-il, voyant qu'elle ne se décidait point et voulant +l'encourager. + +Mais ce ne fut pas une réponse qu'il obtint, ce fut une nouvelle +question: + +--Pour voir si l'accord dont tu parles existe, ne peux-tu me dire ce que +tu penses toi-même de M. Debs? + +--Je n'en pense que du bien; c'est un honnête garçon. + +--N'est-ce pas? + +--Travailleur. + +--N'est-ce pas? + +--Aimable, doux, sympathique à tous les points de vue. + +--Alors il te plaît? + +--Je t'ai mariée en espérance avec des maris qui ne valaient certes pas +celui-là. + +Elle regardait son père avec un visage rayonnant, devinant ses paroles +avant qu'il eût achevé de les prononcer. + +--Je sais bien que dans un mariage il n'y a pas que le mari, il y a le +mariage lui-même, dit-elle. + +--Et ce n'est pas du tout la même chose. + +--Serais-tu aussi favorable au mariage que tu l'es à M. Debs, le mari? + +--Tu m'interroges quand c'est à toi de répondre. + +--Oh! je t'en prie, papa, cher petit père! + +Il ne lui avait jamais résisté, même quand elle demandait l'impossible. + +Elle lui sourit tendrement: + +--Qui prendras-tu pour confidente, si ce n'est ta fille? + +--Gamine! + +--Je t'en prie, réponds-moi franchement! + +--Eh bien! non! je ne suis pas aussi favorable au mariage qu'au mari. + +Evidemment, elle ne s'attendait pas du tout à cette réponse; elle pâlit +et resta un moment sans trouver une parole. + +--Tu as des raisons pour t'y opposer? dit-elle enfin. + +--Il y a des raisons qui lui sont contraires. + +--Des raisons... graves? + +--Malheureusement. + +--Qui te sont personnelles? + +--Qui viennent de ta grand'mère et de notre situation. + +--Mais on peut se marier, dit-elle vivement avec feu, sans abjurer sa +religion; la femme d'un juif ne devient pas juive; un juif qui épouse +une chrétienne ne se fait pas chrétien; chacun garde sa foi. + +--C'est à ta grand'mère qu'il faut faire comprendre cela, et ce n'est +pas chose facile; me le dire à moi, c'est prêcher un converti; tu sais +comme ta grand'mère est rigoureuse pour tout ce qui touche à sa foi, et, +d'autre part, elle est d'une époque où les juifs étaient victimes de +préjugés qui pour elle ont conservé toute leur force. + +Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin bourbeux les obligea à se +séparer; sur le sol plat et argileux, l'eau de la nuit ne s'était point +écoulée et elle formait çà et là des flaques jaunes qu'il fallait +tourner ou sauter. + +--Et quelles sont les raisons qui viennent de notre situation? +demanda-t-elle. + +--Tu les as pressenties tout à l'heure en me demandant si Michel Debs +savait la vérité sur nos affaires. S'il connaît la vérité et veut +t'épouser, c'est, comme tu le dis très bien, qu'il t'aime, et qu'avant +la fortune il fait passer la femme. Il t'épouse pour toi, non pour ta +dot; pour ta beauté, pour tes qualités, parce que tu lui plais, enfin +parce qu'il t'aime. + +--Cela est possible, n'est-ce pas? + +--Assurément; mais le contraire aussi est possible; c'est-à-dire que, +tout en étant sensible à tes qualités, Michel Debs peut l'être aussi à +la fortune qui semble devoir te revenir un jour; au lieu d'un mariage +d'amour tel que nous le supposons dans le premier cas, il s'agit alors +simplement d'un mariage de convenance: l'un des associés de la maison +Eck et Debs trouve que c'est une bonne affaire d'épouser la fille de +Constant Adeline et il la demande. Note bien, mon enfant, que je ne dis +pas que cela soit, mais simplement que cela peut être. Alors que se +passe-t-il quand il apprend que cette affaire, au lieu d'être bonne, +comme il le croyait, est médiocre ou même mauvaise? Il ne la fait point, +n'est-ce pas? et c'est un mariage manqué. Je ne voudrais pas de mariage +manqué pour toi. Et je n'en voudrais pas pour nous. Pour toi ce serait +humiliant; pour nous ce serait désastreux. C'est quand le crédit d'une +maison est ébranlé qu'il faut de la prudence; et ce ne serait point être +prudent que de nous exposer à donner un aliment aux bavardages du monde. +N'entends-tu pas ce qu'on ne manquerait pas de dire: «Pourquoi Michel +Debs n'a-t-il pas épousé Berthe Adeline?--Parce qu'il n'a pas voulu +d'une fille ruinée.» Parler couramment de la ruine d'une maison dont les +affaires sont embarrassées, c'est la précipiter. Voilà pourquoi, avant +de répondre à M. Eck, j'ai voulu t'interroger et te demander de me +dire franchement si tu désires ce mariage. Tu comprends que s'il t'est +indifférent et que si tu ne vois en Michel Debs qu'un mari comme un +autre, auquel tu n'as pas de raisons particulières pour tenir, il est +sage de répondre par un refus: nous échappons ainsi à une lutte avec ta +grand'mère; et d'autre part nous évitons les dangers du mariage manqué. +Au contraire, si Michel te plaît, si tu vois en lui le mari qui doit +assurer le bonheur de ta vie, il ne s'agit plus de se dérober, il faut +aborder la situation en face, si périlleuse qu'elle puisse être pour toi +comme pour nous, affronter le mécontentement de ta grand'mère, et courir +aussi l'aventure d'un refus de Michel Debs ne trouvant pas la dot sur +laquelle il comptait... peut-être. + +--Qui dit que M. Debs est un homme d'argent? + +--Ce n'est pas moi; mais tu conviendras qu'il est possible qu'il le +soit; si tu as des raisons pour croire qu'il ne l'est pas, dis-les; tu +vois que, par la force même des choses, nous voilà ramenés au point d'où +nous sommes partis et que tu es obligée de répondre franchement, puisque +ce sont tes sentiments qui dicteront notre conduite. + +Et oui, sans doute, elle voyait que la force des choses les avait +ramenés au point d'où ils étaient partis, mais la situation n'était +plus du tout la même pour elle, agrandie qu'elle était, rendue plus +solennelle par les paroles de son père: si un sentiment de retenue +féminine et de pudeur filiale lui avait fermé les lèvres, maintenant +elle devait les ouvrir loyalement et sans réticences; elle le devait +pour son père, elle le devait pour elle-même. + +--Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et +moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres; +il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage +dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est +jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas +de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes +dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, +dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant +que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais +peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on +passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du +Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux +noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. +Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de +la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser +un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est +très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos +amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le +prend où l'on peut. + +--Il ne t'avait jamais rien dit? + +--Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était +déjà un jeune homme. + +--Et quand tu es rentrée du couvent? + +--Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais +pas indifférente... et que je lui plaisais. + +Il voulut lui venir en aide: + +--Et tu en as été heureuse? + +--Dame! + +--L'as-tu ou ne l'as-tu pas été? + +--Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné, +je ne pouvais pas ne pas être satisfaite. + +--Satisfaite seulement? + +--Heureuse, si tu veux. + +--Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais? + +--Peux-tu croire! + +--Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne +le refuseras point. + +--Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en +lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne +serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas +à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres. + +Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se +jeta: + +--De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle +il doit compter, il ne se retirerait pas. + +Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère, +son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien... +que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que +tu ne peux pas me donner de dot? + +--Il le faut bien. + +--Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi! + +Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un +accent qui remua Adeline. + +--Comme tu es émue! + +--C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué. + +Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel +qu'elle pût faire. + +Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il +l'embrassa tendrement. + +--Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie. + +--Comment? + +--Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. +Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi? + +--Il faut répondre. + +--Certainement, certainement. + +--Que veux-tu répondre? + +Le Normand se retrouva: + +--Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je +ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à +une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute +possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours +aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à +gagner du temps. + +--Oh! je ne suis pas pressée de me marier. + +--C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le +temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets. + + +X + +De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient +de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les +branches nues des grands arbres. + +--Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les +bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que +je puisse aller ce soir même chez M. Eck. + +Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps +des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui +tremblait,--celui d'un grand arbre abattu. + +--Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les +bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal +maintenant! + +Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent +rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il +n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit. + +Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le +matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en +allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien +n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour +démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père +Eck. + +--Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera +suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu +verras. + +Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la +situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui +avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances +commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé, +parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la +spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules +était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de +délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il +n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne +penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est +d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus +sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en +avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du +repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se +laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la +corbeille de mariage. + +Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se +dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait +pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se +réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle +désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces +questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, +et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle +avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle +pouvait ne point penser à elle. + +Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour +si prompt, ne les attendant que pour dîner. + +--Déjà! + +Cela ne pouvait qu'augmenter son impatience de savoir ce qui s'était dit +entre le père et la fille, mais malgré l'envie qu'elle en avait, il +lui était impossible d'interroger son mari, la Maman étant là dans son +fauteuil. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle en le regardant; il faut changer de +chaussures, je vais monter avec toi. + +Aussitôt qu'ils furent dans leur chambre, elle ferma la porte: + +--Eh bien? + +--Elle l'aime. + +--Elle te l'a dit? + +--Elle a fait mieux que de me le dire, elle me l'a avoué dans un cri de +douleur en voyant qu'elle pouvait ne pas devenir sa femme. + +--Est-ce possible! s'écria-t-elle avec stupeur. + +--Il faut t'habituer à ne plus voir en elle une enfant, c'est une jeune +fille. + +Il rapporta tout ce qui s'était dit entre Berthe et lui. + +--Et maintenant? demanda madame Adeline, bouleversée. + +Il expliqua son plan. + +--Et après? quand nous aurons gagné du temps, le mariage sera-t-il +assuré? + +--Il sera facilité. + +--Je t'en prie, Constant, réfléchis avant d'abandonner la vie qui a +été la tienne jusqu'à ce jour: tu n'es pas l'homme des affaires de +spéculation; tu as trop de droiture, trop de loyauté. + +--Crois-tu que je m'aventurerais et ne prendrais pas toutes les +garanties? + +--Et toi, crois-tu donc que les coquins ne sont pas plus forts que les +honnêtes gens? serais-tu le premier qui, malgré son intelligence et sa +prudence, se laisserait tromper et entraîner. + +--Faut-il donc ne rien faire? Sois bien certaine que je n'accepterai que +des affaires sûres. + +--Ce ne sont pas les affaires sûres qui donnent les gros gains. + +--Enfin, je te promets de ne rien entreprendre sans te consulter; j'ai +laissé passer des centaines d'occasions qui nous auraient donné une +fortune considérable, je veux profiter de celles qui se présenteront +maintenant, voilà tout. + +--Le temps est passé des belles occasions; tu le sais mieux que moi. + +--Je vais chez le père Eck, dit-il pour couper court à ces observations, +cela n'engage à rien de prendre du temps. + +Adeline trouva Berthe dans le vestibule; elle ne lui dit rien, mais en +l'embrassant elle lui serra la main dans une étreinte où elle avait mis +toutes ses espérances et aussi l'émotion attendrie de sa reconnaissance. + +La fabrique des Eck et Debs n'est pas dans le vieil Elbeuf, mais dans +le nouveau, celui qui confine à Caudebec, là, où de vastes espaces +permettaient après la guerre, la libre construction d'un établissement +industriel tel qu'on le comprend aujourd'hui: isolé, d'accès commode, +avec des dégagements, un sol stable reposant sur une couche d'eau +facile à atteindre et assez abondante pour le lavage des laines et le +dégraissage ainsi que le foulage des draps en pièces. Construite en +briques rouges et blanches, elle occupe entièrement un îlot de terrain +compris entre quatre rues se coupant à angle droit; sur trois de ces +rues se dressent ses hautes murailles percées de larges châssis vitrés, +et sur la quatrième s'ouvre, entre les bureaux et les magasins surmontés +de l'appartement particulier de M. Eck, la grande porte qui laisse voir +une cour carrée au fond de laquelle le balancier de la machine lève et +abaisse ses deux bras. + +Quand Adeline arriva à la porte, il faisait nuit noire depuis longtemps +déjà, mais par les fenêtres tombaient des nappes de lumière qui +éclairaient la rue au loin; les métiers battaient, les broches +tournaient, de la cour montait le ronflement des machines en marche, +et dans le ruisseau coulait une petite rivière d'eaux laiteuses qui +fumaient. + +Quand Adeline ouvrit la porte du bureau, il aperçut le père Eck +travaillant avec ses deux fils et un de ses neveux autour de lui penchés +sur leurs pupitres. + +--Quelle force vraiment que l'association! dit-il en serrant la main au +père Eck et en saluant les jeunes gens affectueusement. + +--Les autres sont _tans_ la fabrique, dit le père Eck, à leur poste. + +Devant les jeunes gens, Adeline voulut donner un prétexte à sa visite: + +--Je viens voir vos métiers fixes, ma femme m'a dit que vous en étiez +satisfait. + +--Très satisfait; je _fais_ appeler Michel pour qu'il _fous_ les montre, +c'est son affaire. + +Il pressa le bouton d'une sonnerie électrique et Michel ne tarda pas à +arriver; en apercevant Adeline, il s'arrêta un court instant avec un +mouvement de surprise et d'hésitation. + +--C'est M. _Ateline_ qui _fient foir_ nos métiers fixes, dit le père +Eck. + +Tout en suivant Adeline et son oncle, Michel se demandait si c'était +vraiment le désir de voir les métiers fixes qui était la cause de cette +visite: ce serait bien étrange après la demande adressée la veille à +madame Adeline! Mais, si anxieux qu'il fût, il ne pouvait qu'attendre. + +Aussi les explications qu'il donna à Adeline sur les perfectionnements +qu'il avait apportés à ces métiers manquèrent-elles de clarté: son +esprit était ailleurs. + +Heureusement son oncle lui vint en aide: + +--_Fous foyez_, mon cher monsieur _Ateline_, avec _teux_ cents broches +ces métiers _broduisent_ presque autant que les _renfideurs_ avec quatre +cents broches. + +Il est vrai que si Michel était distrait en parlant, Adeline ne l'était +pas moins en écoutant: l'un ne savait pas bien ce qu'il disait, l'autre +ne pensait guère à ce qu'il entendait. + +--Il est vraiment très bien, se disait Adeline en examinant Michel; je +ne l'avais jamais vu si beau garçon. + +--Il n'a pas du tout l'air mal disposé pour moi, se disait Michel en +regardant le père de Berthe à la dérobée. + +Et les broches tournaient toujours avec leur ronflement, tandis que le +père Eck appuyait sur les _berfectionnements_ de son _betit_ Michel. + +Enfin on quitta les métiers fixes et les renvideurs, Adeline et le père +Eck marchant côte à côte, tandis que Michel restait en arrière pour se +dérober: il était évident qu'on ne parlerait pas devant lui, le mieux +était donc qu'il leur laissât la liberté du tête-à-tête. + +Comme ils traversaient un atelier, le père Eck prit une bande de drap +divisée en petits carrés de diverses couleurs. + +--Que _tites-fous_ de ça? demanda-t-il. + +Ça, c'était une bande d'échantillons que les fabricants de nouveautés +essayent pour chercher le modèle qu'ils adopteront. + +--Je dis qu'avec cela vous allez me tuer. + +Le père Eck donna un coup de coude à Adeline et, se haussant vers lui en +mettant une main devant sa bouche pour n'être point entendu des ouvriers +auprès desquels ils passaient: + +--_Fous_ tuer, nous, oh non, au _gontraire_. + +Ils sortirent dans la cour. + +--_Fous afez_ à me _barler_, n'est-ce _bas_? demanda le père Eck. + +--Oui. + +--Les métiers, c'était un _brétexte_; je _fais fous_ conduire dans mon +_pureau_. + +Si Adeline était hésitant pour prendre une résolution, il ne l'était +jamais pour l'exécuter. + +--Ma femme m'a fait part de votre demande, dit-il aussitôt qu'ils furent +installés dans le bureau particulier du père Eck, et nous en sommes fort +honorés. + +--C'est moi, c'est nous qui serions honorés de nous allier à _fotre_ +famille, madame _Adeline_ a _tû fous tire_ que c'est le _put_ de mon +_ampition_. + +--J'aurais voulu vous apporter une réponse catégorique et conforme à +nos sentiments, ceux de ma femme et les miens, qui sont favorables à ce +mariage.... + +--Ah! mon cher monsieur _Ateline_! + +--Malheureusement nous sommes, à cause de ma mère, obligé à de grands +ménagements; vous savez quelle est la sévérité de ses principes +religieux. + +--Je sais par ma mère ce que _beut_ être cette sevérité; et je _fous +afoue_ que je ne lui ai _bas_ même _barlé_ de ce mariage, qui pour nous +n'est pas moins difficile que pour vous, car c'est la première fois que +l'un _te_ nous pense à épouser une chrétienne: il a fallu l'amour de +Michel pour me décider moi-même; vous savez le préjugé, la tradition, la +fierté! + +--Vous comprenez donc que nous hésitions avant d'en parler à ma mère; il +faut des précautions, des préparations, sans quoi nous nous heurterions +à un refus formel. + +--Je _gomprends_. + +--Il est bon aussi que les jeunes gens se connaissent mieux; ma fille +n'a que dix-huit ans, et j'ai toujours désiré ne pas la marier trop +jeune. + +--Chez nous, _fous safez_, on se marie _cheune_; ma mère s'est mariée à +quinze ans. + +--Enfin je vous demande du temps. + +--Oh! _barfaitement_, nos _cheunes chens beuvent_ attendre; moi j'ai +_pien_ été _viancé_ avec ma femme pendant cinq ans, et quand nous nous +sommes mariés j'aurais _pien_ attendu encore. + +Il dit cela avec son bon rire. + +A ce moment on entendit une main tourner le bouton de la porte du +bureau. + +--N'_endrez bas_, n'_endrez bras_! s'écria M. Eck, n'_endrez bas_, hein! + +Cependant la porte s'ouvrit devant une petite vieille vêtue de noir, +avec un châle sur les épaules, le front caché par un bandeau de velours +posé en avant de son bonnet d'Alsacienne; son visage tout ridé avait +un air d'austérité et d'autorité corrigé par une expression affable: +c'était madame Eck. + +--J'ai cru que c'était un _gommis_! s'écria le père Eck, est se levant +vivement, pour aller au-devant d'elle avec toutes les marques du regret +et du respect. + +--C'est bien, dit-elle, il n'y a pas de faute. + +Et tout de suite s'adressant à Adeline: + +--J'ai appris que vous étiez dans la maison et je suis descendue pour +vous exprimer toute ma reconnaissance au sujet des paroles que vous avez +prononcées sur la tombe de mon gendre; j'aurais voulu le faire depuis +longtemps déjà, mais vous savez que je ne sors pas. Pardonnez-moi de +vous avoir dérangé, je vous laisse à vos affaires. + +--Et elle sortit, marchant avec raideur, redressant sa petite taille +courbée. + +--Ah! _Monsieur Ateline, Monsieur Ateline_, s'écria le père Eck quand la +porte fut refermée, ma mère vient de faire pour _fous_ ce que je ne lui +ai _chamais fu_ faire _bour bersonne_; ça _fa pien_, ça _fa pien_! + + + +DEUXIÈME PARTIE + + +I + +En racontant à sa femme qu'il avait rencontré chez son collègue le comte +de Cheylus, ce vicomte de Mussidan, ce charmant homme du monde qui +s'était trouvé là si à propos pour lui prêter cinquante mille francs, +Adeline n'avait pas tout à fait dit la vérité. + +En réalité, ce n'était point chez M. de Cheylus qu'il avait fait cette +rencontre, c'était chez Raphaëlle, la maîtresse de ce collègue. Mais ce +petit arrangement était pour lui sans conséquence. A quoi bon parler de +Raphaëlle à une honnête femme qui ne savait rien de la vie parisienne? +Elle aurait pu se tourmenter, se demander dans quel monde vivait son +mari! Il aurait fallu des explications, des histoires à n'en plus finir. +On ne peut pas demander à une bonne bourgeoise d'Elbeuf des idées qui ne +sont ni de son éducation ni de son milieu. Elle n'aurait jamais compris +qu'un député invitât ses amis chez sa maîtresse, et qu'il se trouvât +des amis--alors surtout que c'étaient des députés--pour accepter cette +invitation; la province a sur les maîtresses et sur les députés des +opinions qu'il est bon de laisser intactes. Que serait l'existence d'une +femme de député restant dans sa ville, si elle pouvait supposer que son +mari ne se nourrit pas exclusivement de politique; s'il fait des farces, +ce ne peut être qu'à la buvette, et s'il caquette, ce ne peut être +qu'avec les amies arrivant de son arrondissement pour lui demander une +bonne place de tribune. + +Si Adeline allait parfois chez Raphaëlle, il ne faisait qu'imiter +plusieurs de ses collègues qui, pas plus que lui, ne se trouvaient +embarrassés à la table d'une ancienne cocotte. Bien au contraire, on +était là plus à son aise, on faisait meilleure chère, on s'amusait plus +que dans beaucoup d'autres maisons. En somme, qui les invitait? Le +comte. C'était donc chez le comte qu'ils dînaient. Il ne serait venu à +l'idée d'aucun d'eux que ce n'était pas le comte qui payait le loyer de +cette aimable maison où ils étaient si bien reçus, et qui payait aussi +cette bonne chère. Le comte était veuf, il recevait chez sa maîtresse, +il aurait fallu un excès de puritanisme pour s'en fâcher. + +A la vérité, ceux qui connaissaient leur Paris savaient que depuis +longtemps déjà le comte de Cheylus n'était pas en état d'entretenir le +train de maison d'une femme comme Raphaëlle, mais tous les députés qui +connaissent à fond les dessous de la politique française et étrangère +n'ont pas pénétré aussi profondément les dessous de la vie parisienne: +ceux que M. de Cheylus invitait, en les choisissant d'ailleurs avec +soin, voyaient ce qu'on leur montrait une maison agréable, une femme +qui, pour n'être plus jeune, n'en conservait pas moins d'assez beaux +restes et, ce qui valait mieux encore, une vieille célébrité, et +ils n'en demandaient pas davantage: chez qui irait-on si l'on ne se +contentait pas des apparences? + +D'ailleurs on ne refusait pas le comte de Cheylus, qui était l'homme le +plus aimable du monde et n'avait pas d'autre souci que de plaire à tous, +amis comme adversaires, et même à ses adversaires plus encore qu'à +ses amis peut-être. Préfet sous l'empire, il avait administré les +départements par où il avait successivement passé avec de bonnes +paroles, des sourires, des promesses, des compliments, des poignées de +main et des banquets à toute occasion. Et quand, après vingt années de +ce régime, la chute de son gouvernement l'avait mis à bas, il s'était +trouvé un de ces arrondissements où les maires, les conseillers +municipaux, les curés, les pompiers, les orphéonistes, les fanfaristes, +tous ceux enfin qui l'avaient approché, étant restés ses amis, l'avaient +envoyé à la Chambre en dehors de toute opinion politique? Que leur +importait à lui et à eux la politique, il les avait convertis à son +système: «Il n'y a pas d'opinion, il n'y a que des intérêts.» A la +Chambre il avait continué ses sourires, ses amabilités, ses bonnes +paroles; bien avec son parti, très bien avec ses ennemis, ce n'était pas +lui qui faisait du boucan ou qui se laissait emporter par la passion: la +main toujours tendue; et «mon cher collègue» plein la bouche, même avec +ceux qui essayaient de le regarder du haut de leur austérité ou de leur +mépris et qu'il finissait par adoucir. + +«Mon cher collègue, soyez donc assez aimable pour venir dîner avec moi +lundi prochain.» + +Comment supposer qu'«avec moi» ne voulait pas dire chez moi, alors qu'on +arrivait de province, et que jusqu'au jour bienheureux où les électeurs +vous avaient envoyé à Paris, on avait été l'honneur du barreau de +Carpentras ou la gloire de la fabrique elbeuvienne? On savait que depuis +longtemps le comte de Cheylus était ruiné, mais puisqu'il donnait de +bons dîners, c'est qu'il avait le moyen de les payer. On se disait qu'il +y a ruine et ruine. Et la conclusion qu'on faisait pour les dîners, on +la faisait pour la maîtresse. + +Quelle surprise si un Parisien de Paris avait révélé la vérité, toute la +vérité à ces honnêtes convives. + +C'était vingt ans auparavant que le comte de Cheylus avait fait la +connaissance de Raphaëlle, alors dans toute sa splendeur, et au +mieux avec le duc de Naurouse, le prince Savine, Poupardin, de la +_Participation Poupardin, Allen et Cie_, le prince de Kappel, en un mot +avec toute la bohème tapageuse de cette époque; pour lui il n'était pas +moins brillant, riche, bien en cour, en passe de devenir un personnage +dans l'État. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés, le comte avait dissipé +toute sa fortune et il n'était plus qu'un simple député, sans aucune +influence même dans son parti, où personne ne le prenait au sérieux; +quant à Raphaëlle, si elle n'était pas ruinée, au moins avait-elle +laissé dévorer par des spéculations aventureuses la plus grosse part de +ce que son âpreté célèbre dans le monde de la galanterie lui avait fait +gagner, et sur elle plus encore que sur le comte ces vingt ans avaient +lourdement marqué leur passage: la maigriotte Parisienne s'était +alourdie et épaissie, ses yeux rieurs s'étaient durcis, sa physionomie +gaie et expressive toujours ouverte, toujours en mouvement, s'était +immobilisée, les teintures avaient desséché les cheveux, les blancs, les +rouges, les bleus avaient tanné la peau. + +Mais en fait de beauté féminine les yeux sont esclaves des oreilles, et +la tradition les rend aveugles à la réalité: quand pendant dix ans on +a été la belle madame X... ou la charmante mademoiselle Z... pour +les journaux et le monde, on a bien des chances pour l'être pendant +vingt-cinq ou trente; il n'y a pas de raisons pour que ça finisse; il +faut des catastrophes pour casser les lunettes qu'on s'est laissé mettre +sur le nez. Cela s'était produit pour Raphaëlle, en qui M. de Cheylus +n'avait vu que «la charmante Raphaëlle» d'autrefois. Elle comptait +encore dans «tout Paris»; on parlait d'elle; les journaux citaient son +nom dans les soirées théâtrales, on pouvait se montrer avec elle alors +surtout qu'on n'avait pas d'autre fortune que la maigre allocation d'un +député. Assurément, si elle lui revenait, ce n'était point par intérêt, +et cette conviction ne pouvait que chatouiller la vanité d'un vieux +beau: une femme comme elle acceptant un amant de soixante-huit ans, +sans le sou, montrait qu'elle se connaissait en hommes, voilà tout; et +vraiment il ne pouvait que lui être reconnaissant de cette preuve de +goût. + +--Amant de coeur à soixante-huit ans, hé! hé! il n'était donc pas si +déplumé! + +Son ennui était de ne pouvoir pas le crier sur les toits; mais l'orgueil +de l'homme ruiné l'emportait sur la fatuité du triomphateur; de là sa +formule d'invitation à ses chers collègues--«avec moi». + +Elle était réellement une providence pour lui, cette bonne fille, et +près d'elle il retrouvait dans son désastre un peu des satisfactions de +son ancienne existence: un intérieur à la mode, une table bien servie et +une femme, une maîtresse aussi élégante que celles qu'il avait aimées +autrefois. + +Et ce qu'il y avait d'admirable dans cette femme dont la réputation +d'âpreté au gain s'était cependant établie sur tant de ruines, c'est +qu'elle ne voulait rien accepter de lui. Deux ou trois fois il avait +essayé d'employer en cadeaux les quelques louis que les chances d'un +écarté heureux avaient mis dans sa poche, et elle les avait toujours +refusés. + +--Non, mon ami, je veux qu'entre nous il n'y ait même pas l'apparence +de l'intérêt: une fleur quand vous voudrez, tant que vous voudrez, mais +rien qu'une fleur. + +Et il avait d'autant mieux cru à la fleur qu'une fois elle lui avait +demandé quelque chose, encore ne s'agissait-il que d'une démarche, d'un +acte de complaisance et de bonne amitié. + +L'affaire était des plus simples et telle qu'on ne pouvait pas la +refuser à son influence: elle consistait à obtenir du préfet de police +l'autorisation d'ouvrir un nouveau cercle, dont le besoin se faisait +vraiment sentir; il serait facile de le démontrer. + +Bien entendu, ce n'était pas pour elle qu'elle demandait cette +autorisation. Qu'en ferait-elle? Dieu merci, il lui restait assez +pour vivre, et elle ne tenait pas à gagner de l'argent; à quoi bon le +superflu, quand on a le nécessaire? Elle était revenue de ses ambitions +d'autrefois, car c'est le propre des bonnes natures de s'améliorer en +vieillissant. + +C'était pour un jeune homme, un fils de grande famille, le vicomte +Frédéric de Mussidan, dont la soeur avait épousé Ernest Faré, l'auteur +dramatique. Dans cette demande il n'y avait pas que du désintéressement, +il y avait aussi un intérêt personnel qui la faisait insister: si elle +obtenait cette autorisation, Faré, reconnaissant du service qu'elle +aurait rendu à son beau-frère pauvre, lui donnerait un rôle dans sa +pièce nouvelle; elle rentrerait au théâtre par une création importante, +et aurait ainsi la joie de voir ses anciennes amies crever d'envie. +Quant à lui, comte de Cheylus, pourquoi n'accepterait-il pas la +présidence de ce cercle qui serait administré avec la plus rigoureuse +délicatesse? cela lui vaudrait une vingtaine de mille francs bons à +prendre. + +Elle n'eût point parlé de ces vingt mille francs qu'il eût fait la +démarche qui lui était demandée, il lui devait bien ça, à la bonne +fille; mais les vingt mille francs donnèrent à sa parole une conviction +et une chaleur qui ordinairement lui manquaient ce n'était plus le +sceptique qui se moquait de lui-même et accompagnait des discours les +plus pathétiques d'un sourire railleur: «Vous savez qu'au fond tout cela +m'est bien égal, qu'il ne faut pas le prendre au sérieux plus que moi, +et que vous n'en ferez que ce que vous voudrez.» + +Jamais il n'avait été aussi éloquent, aussi persuasif, aussi entraînant +que lorsqu'il présenta la demande à son ami le préfet de police, «à son +cher préfet». + +--Un cercle dont vous seriez le président, mon cher député, +n'auriez-vous pas peur que votre bienveillance et votre indulgence le +laissassent bien vite tourner au tripot? + +--Pas plus que les autres. + +--C'est qu'il y en a déjà bien assez, de ces autres. + +Malgré ses instances, son éloquence, sa diplomatie, malgré ses retours, +il n'avait rien pu obtenir. + +C'était alors que les sentiments de Raphaëlle s'étaient affirmés dans +toute leur beauté, et que son désintéressement avait éclaté--aux yeux +de M. de Cheylus. Il s'attendait à des reproches ou tout au moins à du +mécontentement; non seulement elle n'avait pas formulé le plus léger +reproche, non seulement elle n'avait pas montré de mécontentement, +mais encore c'était ce jour-là même qu'elle l'avait prié d'inviter +quelques-uns de ses amis à venir dîner le lundi chez elle. + +--Ici n'êtes-vous pas chez vous? + +C'est qu'il n'était pas dans le caractère de Raphaëlle de se laisser +jamais emporter par la colère ou la fâcherie, ni de compromettre ses +intérêts. + +Or, il y avait intérêt pour elle--un intérêt capital--à obtenir cette +autorisation, et là où le comte de Cheylus, sur qui elle avait eu +la simplicité de compter, échouait, d'autres réussiraient,--il lui +amènerait ces autres, et, en les étudiant à sa table, elle choisirait +celui qui serait en situation d'enlever de haute main cette autorisation +sans craindre de se la voir refuser. + +L'année précédente, à Biarritz, dans un cercle qu'elle dirigeait avec un +ancien lutteur appelé Barthelasse, elle avait fait la connaissance du +vicomte de Mussidan, que le malheur des temps et l'injustice du sort +avaient fait échouer là comme croupier. Il était jeune, il était beau, +il était noble, elle l'avait aimé, et elle s'était laissé affoler par +l'envie de se faire épouser. + +Vicomtesse de Mussidan! Quel rêve, quand de son vrai nom on s'appelle +Françoise Hurpin, et qu'on a donné une notoriété vraiment trop tapageuse +à celui de Raphaëlle! Deux de ses anciennes amies enrichies avaient +épousé vieilles des jeunes gens, mais aucune n'avait pu se payer un +vicomte. Elle avait eu des princes, des ducs, un fils de roi pour +amants, mais ils ne lui avaient pas donné leur nom. + +Dans l'état de détresse où se trouvait le vicomte de Mussidan, il +semblait qu'il dût se laisser épouser par une femme qui le tirerait +de la misère; mais quand elle avait adroitement abordé la question du +mariage, il avait commencé par ne pas comprendre; puis, quand elle avait +précisé de façon à ce qu'il lui fût impossible de s'échapper, il avait +nettement répondu par la question de fortune. + +--Qu'apportait-elle en mariage? + +Tout compte fait, il s'était trouvé que cette fortune ne suffirait pas à +la vie qu'il entendait mener. + +Elle s'était désespérée, et, comme il était bon prince, il l'avait +consolée. + +--Il n'y avait qu'à la doubler, qu'à la tripler, cette fortune; le moyen +était en somme, assez facile: elle avait des relations; qu'elle +obtint pour lui l'autorisation d'ouvrir un cercle à Paris, et ils ne +tarderaient pas, associés elle et lui, tous deux dans la coulisse, +à gagner ce qui leur manquait. Alors ils se marieraient comme deux +honnêtes fiancés qui ont travaillé pour leur dot. + + +II + +C'était dans les dîners auxquels l'invitait «son cher collègue» +qu'Adeline avait fait la connaissance du vicomte de Mussidan, l'homme +du monde le plus affable et le plus aimable qu'il eût jamais rencontré, +Comment, dans ce jeune homme élégant et distingué, d'une politesse +exquise, de grandes manières, reconnaître «Frédéric», l'ancien croupier +de Barthelasse? Personne n'en aurait eu l'idée, alors même qu'on +l'aurait entendu prononcer les mots sacramentels: «Messieurs, faites +votre jeu; le jeu est fait», qui d'ailleurs ne lui échappaient point, +car on ne jouait pas chez Raphaëlle. + +Ils étaient fort agréables, ces dîners, où, à l'exception du vicomte de +Mussidan et du père de la maîtresse de la maison, un ancien militaire +de belle prestance et décoré, on ne rencontrait que des collègues avec +lesquels on continuait les conversations commencées au Palais-Bourbon; +aussi était-il rare que les invitations de M. de Cheylus ne fussent pas +acceptées avec empressement: c'était avenue d'Antin, à deux pas de la +Chambre, que demeurait Raphaëlle; en sortant après la séance, on était +tout de suite chez elle; et le soir, après le dîner, une promenade sous +les arbres des Champs-Elysées, avant de rentrer chez soi, aidait la +digestion des bonnes choses qu'on avait mangées et des bons vins qu'on +avait bus. + +Car on mangeait de bonnes choses dans cette maison hospitalière, et même +on n'y mangeait que de très bonnes choses. Pendant qu'il était préfet +de la Gironde, M. de Cheylus s'était fait de nombreux amis dans son +département, et ceux-ci se rappelaient de temps en temps à son souvenir +par l'envoi d'une caisse de ces vins de propriétaire qu'on ne trouve +pas dans le commerce. De son côté, Raphaëlle qui pendant son passage à +travers la haute noce avait appris à apprécier la bonne chère, savait +quelle lassitude éprouvent ceux que les invitations accablent, en +s'asseyant tous les soirs devant le même dîner--celui qui sort des +quatre ou cinq grandes cuisines où un certain monde fait ses +commandes, comme un autre fait les siennes au Bon Marché ou à la Belle +Jardinière--et ce n'était point ce menu banal qu'elle offrait à ses +convives. Pendant huit jours à l'avance, quand elle avait décidé de +donner un dîner, elle faisait essayer par son cordon bleu, qui était une +femme de mérite, les mets qu'elle voulait servir à ses hôtes; et ceux-là +seuls qui étaient supérieurement réussis paraissaient sur sa table. + +Que demander encore? + +Plus d'un convive, en s'en allant le soir, confessait sa satisfaction à +son compagnon de route, par un mot qui bien souvent avait été répété: + +--Décidément on dîne bien chez les gueuses. + +Et comme il n'était pas rare que celui qui s'exprimait ainsi fût un bon +provincial, c'était avec une pointe de vanité libertine qu'il lâchait +son mot; à Carpentras on ne faisait pas de ces petites débauches même +quand on était l'honneur du barreau de cette ville célèbre, et à Elbeuf +non plus, quand même on était la gloire de la fabrique elbeuvienne. + +Quelquefois, il est vrai, un convive dyspeptique insinuait que M. +Hurpin, le père de la maîtresse de maison, qui se carrait à table +avec une si belle prestance, était bien vulgaire, et que sa manie de +présenter son épaule gauche décorée du ruban rouge, quand on parlait +d'honneur, était insupportable; que ses observations, lorsqu'il en +lâchait, ce qui d'ailleurs était rare, car il n'ouvrait guère la bouche +que pour manger, étaient stupides ou grossières, mais ces critiques ne +portaient pas. + +--Vous avez beau dire, mon cher, on dîne très bien chez les gueuses; et +ce coquin de Cheylus est bien heureux! + +Quant au vicomte de Mussidan, il n'y avait qu'un mot sur son compte: +Charmant! Il était la joie et la jeunesse de ces dîners. Il en était le +champagne--le mot avait été dit par l'honneur du barreau de Carpentras, +qui se connaissait en esprit. Si le comte de Cheylus avait un +inépuisable répertoire d'anecdotes curieuses et salées sur le monde du +second Empire, le vicomte de Mussidan en avait un qu'il renouvelait tous +les jours sur le monde actuel; il savait tout, il disait tout, et vous +révélait un Paris qu'on ne soupçonnait même pas. Avec cela bon enfant, +discret, modeste, ne se vantant jamais de sa fortune ni de ses aïeux. Si +quelquefois le hasard de la conversation amenait le nom d'Ernest Faré, +l'auteur dramatique qui était son beau-frère, il ne s'en parait point +davantage, malgré les brillants succès que celui-ci avait obtenus en +ces dernières années; tout au contraire, il laissait entendre, mais à +demi-mot et discrètement, qu'il avait espéré un autre mariage pour sa +soeur, héritière d'une des belles fortunes du Midi. + +Évidemment, si ces convives avaient connu la bohème parisienne, ils +auraient su que ce vieux militaire, qui tenait si bellement sa place à +la table de sa fille, était simplement un ancien garde municipal, décoré +à l'ancienneté, et non officier, comme ils l'avaient entendu dire; de +même ils auraient su que le vicomte de Mussidan avait d'autres raisons +que la modestie et la discrétion pour ne point parler de sa fortune; +mais ils ne la connaissaient point, cette bohème, et s'en tenaient à +ce qu'ils voyaient, à ce qu'ils entendaient, n'ayant pas d'intérêt +à chercher s'il se cachait quelque choses de mystérieux sous les +apparences. + +--On dîne bien chez les gueuses. + +Il y avait là un fait, et il était inutile d'aller au delà: de quoi se +seraient-ils inquiétés? Si quelquefois on se demandait qu'elle était la +situation vraie du comte de Cheylus et du vicomte de Mussidan dans la +maison, on traitait la question en riant comme en un pareil sujet il +convient à des gens qui voient clair. + +--Pauvre comte de Cheylus! + +--Dame, mon cher, que voulez-vous? à son âge! + +Et l'on se faisait un plaisir de demander «au cher collègue» des +nouvelles du jeune vicomte. + +Le soir où le jeune vicomte avait reconduit Adeline rue Tronchet, en +parlant de la faillite des frères Bouteillier, il était revenu vivement +avenue d'Antin, après avoir mis le député chez lui, et il avait trouvé +Raphaëlle l'attendant devant le feu. + +--Comme tu as été longtemps! s'écria-t-elle en venant à lui. Est-ce +fini, au moins? + +--Non. + +--Parce que? + +--Ah! parce que! + +--Tu n'as pas fait ce que je t'ai dit? + +--Exactement. + +--Eh bien, alors? + +--Il s'est défendu. + +--L'imbécile! + +--C'était gros. + +--Il fallait profiter de l'occasion; c'est pour cela que je t'ai tout de +suite lâché sur lui. + +--Sans doute, mais peut-être aurait-elle gagné à être préparée. + +--C'est quand j'ai compris, à son air plus encore qu'à ses paroles, +combien cette faillite l'atteignait gravement, que l'idée m'en est +venue. Si nous attendions, il pouvait se tourner d'un autre côté et nous +trouvions la place prise. + +--Je ne dis pas que tu as tort, mais l'affaire n'en était pas moins +délicate. + +--Enfin, comment la chose s'est-elle passée? Que lui as-tu dit? Que +t'a-t-il répondu? + +Il s'était approché du feu et il présentait un pied à la flamme. + +--Comme tu es mouillé! dit-elle. + +--Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, et pourtant je l'ai +accompagné comme si j'avais conduit un aveugle; j'ai eu toutes les +peines du monde à l'empêcher de prendre une voiture. + +--Je vais te donner tes pantoufles. + +Elle ouvrit une armoire et resta assez longtemps penchée, cherchant. + +--Ne te trompe pas, dit-il. + +Elle se retourna, et le regardant avec l'air qu'on prend au théâtre pour +traduire la dignité outragée: + +--Crois-tu qu'il a les siennes ici? répliqua-telle. + +--Enfin, il y a trop longtemps qu'il est ici, ce préfet déplumé. + +--Sois tranquille, il n'y restera pas longtemps quand nous n'aurons plus +besoin de lui. + +Elle avait trouvé les pantoufles, elle revint à lui, et l'ayant fait +asseoir, elle s'agenouilla pour le déchausser. + +--Maintenant, raconte, dit-elle, en s'asseyant contre lui sur une petite +chaise basse. + +--En sortant, j'ai tout de suite mis la conversation sur les faillites, +et à ce propos, je lui ai dit les choses les plus éloquentes sur +l'infamie des commerçants qui font faillite tranquillement pour ne pas +payer leurs dettes, alors que nous, gens du monde, nous nous brûlons la +cervelle. Le sujet prêtait, j'ai démanché là-dessus. + +--Et notre homme? + +--Tu ne devinerais jamais ce qu'il m'a répondu: il s'est mis à +m'expliquer qu'on ne faisait pas faillite tranquillement, qu'il n'y +avait pas de plus grande douleur pour un commerçant, etc., etc. Alors +voyant ça, je me suis retourné et j'ai dit comme lui,--le contraire de +ce que je disais. + +--Es-tu gentil? + +Elle lui baisa la main. + +--J'ai compris cette douleur, je l'ai partagée. Quel drame que celui +qui se joue dans le crâne d'un commerçant faisant ses additions! Quelle +situation! J'avais mon pont. Une faillite en entraîne dix autres, et, +par le fait d'un seul commerçant, dix autres sont menacés, alors même +qu'ils sont les plus solides. Tu vois la scène sans que je te la file. +C'est à ce moment que j'ai mis à profit les leçons de Barthelasse et que +je me suis rappelé l'exemple de ce vieux coquin, qui, sans avoir jamais +prêté un sou à personne, a passé sa vie à offrir tout ce qu'il possède à +tout le monde. Je n'ai pas offert tout ce que je possède à notre homme, +c'eût été trop. + +--Tu es adorable. + +--...Mais j'ai été heureux de mettre à sa disposition une cinquantaine +de mille francs... et même plus s'il en avait besoin. + +--Et il a refusé? + +--Parfaitement. + +--Tu n'as pas insisté? + +--Tant que j'ai pu; je me suis même fâché; ce refus était une offense à +ma sympathie, à mon amitié, enfin tout ce qu'on peut dire. + +--Il n'en a donc pas besoin? + +--Crois-tu que mon enquête à Elbeuf a été mal menée? il est gêné, très +gêné; s'il marche encore, il ne peut pas tarder à s'arrêter. Tandis +que ses concurrents, les fabricants moins haut placés que lui, se +sont conformés aux exigences du commerce et ont produit ce qu'on leur +demandait, il s'est entêté à fabriquer le genre de sa maison, et on n'en +veut plus, du genre de sa maison; il faisait bien, il veut continuer à +bien faire; c'est grand, c'est noble, c'est sublime, seulement ça l'a +mené où il est arrivé. + +--Alors comment n'a-t-il pas accepté ton offre? + +--Affaire de dignité; un homme comme lui n'accepte pas un prêt qu'il n'a +pas demandé: il aurait fallu qu'à mon éloquence s'ajoutât la musique des +_fafiots_. + +Elle réfléchit un moment: + +--Il faut recommencer. + +--Toi? + +--Non, toi. + +--J'en arrive. + +--Tu y retourneras, et dès demain matin; seulement cette fois tu pourras +jouer du _fafiot_. Je vais te signer un chèque de cinquante mille +francs; tu iras le toucher demain matin, à l'ouverture des bureaux, et +aussitôt tu courras chez Adeline. Tu lui diras que tu as pensé à lui +toute la nuit et que tu lui apportes les cinquante mille francs que tu +lui as proposés, que c'est te fâcher de les refuser, enfin tout ce qui +te passera par la tête. + +--Il aura de la défiance. + +--De quoi et pourquoi? tu ne lui as jamais rien demandé; quand plus tard +il verra qu'on lui demande quelque chose, il sera si bien pris qu'il ne +pourra plus se dépêtrer. Tu disais qu'il t'aurait fallu la musique des +_fafiots_; tu l'auras; à toi d'en jouer de manière à réussir. Le moment +est décisif, profitons-en. Jamais nous ne retrouverons un homme comme +ce brave provincial qui, tout naïf qu'il soit, n'en a pas moins de +l'influence à la Chambre et, ce qui vaut mieux, auprès des gens du +gouvernement. Ce n'est pas à lui qu'on pourra répondre comme à ce pauvre +Cheylus. + +--Pourquoi diable l'as-tu pris, celui-là? + +--On se sert de qui on peut; j'avais celui-là, je l'ai pris. Nous avons +Adeline, ne le laissons pas nous échapper des mains. Où retrouver son +pareil? Il n'entend rien au jeu; il ne connaît pas la vie parisienne, +il n'a que des relations politiques; il a des amis à la Chambre; on le +croit riche; tout le monde l'estime; il a de l'honorabilité à revendre +et à couvrir dix mauvaises affaires, c'est une perle. Le hasard fait +qu'il se trouve dans une position embarrassée, où nous pouvons l'aider. +Prenons-le de force. Fais-moi un reçu de cinquante mille francs, je +signe le chèque. + +Il ne se montra pas offusqué de cette demande de reçu, et tout de suite +il l'écrivit sur une petite table volante qu'elle lui apporta pour qu'il +n'eût pas à se déranger. + +--Maintenant, tu peux dormir tranquille, dit-elle, je me charge de te +réveiller à temps. + +En effet, le lendemain, elle le réveilla à huit heures, et, après s'être +habillé, il partit pour aller toucher les 50,000 francs au Crédit +lyonnais, où, depuis un certain temps déjà, ils attendaient l'occasion +d'être employés. + +Au bout de deux heures, il revint: sa physionomie toute différente de +celle de la veille, disait qu'il avait réussi. + +Elle lui prit les deux mains follement: + +--Alors, nous pouvons danser le pas des fiançailles; nous le tenons. + +Et elle l'entraîna. + + +III + +Pour être risquée, la combinaison de Raphaëlle n'en était pas moins +assez simple: Adeline, embarrassé dans ses affaires, aurait de la peine +à rendre les cinquante mille francs, et alors on exploitait adroitement +sa situation. + +Mais pour que cette exploitation fût possible, il fallait qu'elle fût +menée d'une main légère, sans quoi il regimberait, et, en voyant où +on voulait le conduire, il se déroberait. Pour le prêt on avait pu le +prendre de force; mais ce moyen aventureux, qui avait réussi une fois, +échouerait infailliblement si on l'employait de nouveau: ce serait folie +de vouloir encore jouer le même jeu; sans la faillite Bouteillier, qui +lui avait forcé la main, elle n'eût assurément pas procédé de cette +façon; cela n'était pas dans sa manière; quand elle avait réussi une +affaire, ç'avait toujours été par la douceur, par l'enveloppement, en +prenant son temps, ses précautions et ses distances, et ceux dont elle +avait triomphé étaient plus forts que ce bon bourgeois. Il est vrai +qu'alors elle opérait elle-même; tandis que maintenant elle était bien +forcée de s'en remettre aux autres qui, eux, n'avaient point une main de +femme: on serait vraiment bien venu de proposer à cet honnête provincial +une association avec une ex-comédienne! Il fallait qu'elle se tînt dans +la coulisse et que Frédéric seul parût en scène. Heureusement, elle +pouvait lui faire répéter son rôle et au besoin le souffler; il était +intelligent; ce qui valait mieux encore, il était féminin, félin; il +irait. + +Depuis que Frédéric lui avait mis en tête cette idée de fonder un cercle +à Paris, ils n'avaient pas laissé passer un jour sans travailler à son +organisation. L'appartement même où ils l'installeraient était choisi +et dans des conditions à assurer le succès de l'entreprise, comme +s'il s'agissait d'un restaurant ou d'un magasin quelconque: avenue de +l'Opéra, en plein Paris, de façon qu'on n'eût que quelques pas à faire, +lorsqu'on sortait le matin des grands cercles, pour venir y tenter sa +dernière chance; superbe avec ses vingt fenêtres de façade au premier +étage sur l'avenue; luxueux à éblouir un étranger, et en même temps +assez sévère pour disposer à la confiance le naïf qui monterait son +escalier sonore. Il importait de ne pas laisser échapper cette occasion +unique, car, malgré son désir de louer à un cercle, c'est-à-dire à un +locataire qui ne marchande pas, le propriétaire se lasserait d'attendre +et de sacrifier à un avenir douteux un présent certain. Ils avaient bien +essayé sur lui le système de la participation mis en oeuvre par eux +avec tous ceux qui devaient prendre part à leur affaire: tapissiers, +marchands de tableaux, cuisiniers, marchands de vins; c'est-à-dire qu'en +plus de son loyer, il toucherait un tant pour cent sur les vertigineux +bénéfices de la cagnotte; mais ce mirage irrésistible pour des +fournisseurs plus ou moins gênés avait échoué avec ce bourgeois de Paris +assez riche pour ne pas spéculer sur la chance et assez défiant pour +n'avoir pas une foi aveugle dans la probité de ceux qui gardent les +clefs de cette cagnotte. + +Il fallait donc se hâter, ne pas perdre un jour, ne pas perdre une +heure. + +A son retour d'Elbeuf, Adeline avait trouvé chez lui un billet «du +charmant vicomte» le prévenant que, le lendemain, aurait lieu aux +Français une première représentation qui serait une des grandes +premières de la saison, celle d'une comédie de son beau-frère Faré, et +que, pour cette représentation, il était heureux de mettre un fauteuil +d'orchestre à sa disposition. + +«Au moins n'allez pas vous imaginer, cher monsieur, que j'ai eu de la +peine à obtenir ce billet, si courus qu'ils soient. J'aurais voulu me +donner le plaisir de vaincre des difficultés pour vous; mais la vérité +m'oblige à déclarer que je ne les ai point rencontrées. Au premier mot +que j'ai adressé, à mon beau-frère pour le prier d'ajouter un fauteuil à +celui qu'il me donnait, il a cependant répondu nettement par un refus, +mais quand j'ai prononcé votre nom, ce refus s'est changé en la plus +gracieuse des offres.--Dites bien à M. Adeline--ce sont les propres +paroles de mon beau-frère que je vous rapporte--que je considérerai +comme un honneur qu'il veuille bien assister à ma pièce; avec un public +composé d'hommes comme lui, on aurait de l'originalité et l'on oserait +aller jusqu'au bout de son originalité.» + +Adeline n'était point un habitué des premières, et s'il voyait une pièce +c'était ordinairement lorsque le chiffre de la centième lui permettait +de s'aventurer sans trop de risques, de même que, s'il allait au +Salon de peinture, c'était après que les médailles étaient données et +affichées; mais comment refuser cette invitation qui, faite dans cette +forme, était vraiment flatteuse? Il avait raison, cet auteur dramatique. +Si les théâtres, au lieu de se laisser envahir par les filles, +composaient mieux leur salle de première représentation, le niveau de +l'art ne tarderait pas à s'élever,--c'était une observation qu'il avait +présentée lui-même plus d'une fois à la commission du budget lors de +la discussion de la subvention des théâtres, et il lui plaisait de la +retrouver dans la lettre du «cher vicomte»,--qui, bien évidemment, +répétait les paroles mêmes de Paré. + +La salle était brillante, c'était bien une grande première, comme +l'avait annoncé Frédéric, qui, placé à côté d'Adeline, lui nomma le +Tout-Paris qu'ils avaient devant les yeux. Le député n'était pas assez +provincial pour ne pas connaître les noms que Frédéric dévidait comme un +montreur de figures de cire, mais c'était la première fois qu'il voyait +la plupart de ces célébrités, vraies ou fausses, et qu'il entendait les +histoires qu'on racontait sur elles à demi-mot. Tous ces noms et toutes +ces histoires défilaient sur les lèvres de Frédéric, légèrement; pour +deux seulement il insista: sa soeur, madame Faré, cachée au fond d'une +baignoire, et le colonel Chamberlain, le riche Américain, qui occupait +une avant-scène avec sa femme. + +Bien qu'on aperçût difficilement madame Faré, Adeline cependant la vit +assez pour remarquer la grâce et le charme de sa physionomie; il en fit +compliment à Frédéric, qui répondit aussitôt: + +--Cette physionomie n'est pas trompeuse, on ne peut la voir sans se +laisser gagner par elle; ma soeur est réellement une charmeuse, et je +le sais mieux que personne, puisque l'expérience en a été faite à mes +dépens. Mon frère et moi, nous étions les héritiers d'une tante que +nous avons dans le Midi, à Cordes, et qui devait nous laisser à chacun +quelque chose comme deux millions; sans que nous ayons rien fait pour +lui déplaire et sans que notre petite soeur ait rien fait de son côté +pour nous nuire, ma tante a, par contrat de mariage, fait donation +de toute sa fortune... à sa nièce, simplement parce que celle-ci l'a +charmée. Cela est vif, n'est-ce pas? mais ce qui l'est bien plus encore, +c'est que ni mon frère ni moi nous n'avons eu un seul instant un mauvais +sentiment contre notre soeur, l'aimant après comme nous l'aimions +auparavant. Il est vrai que dans notre famille nous avons le malheur +de ne jamais nous inquiéter des choses d'argent. Pour moi, ce que je +regrette dans cet héritage, c'est une vieille maison, construite par +notre aïeul Guillaume de Puylaurens, qui fut ministre du dernier comte +de Toulouse; laquelle maison, par un miracle, est restée telle qu'elle +était du temps de notre aïeul; j'avoue que j'aurais aimé à passer un +mois de villégiature dans une maison du treizième siècle, meublée de +meubles de l'époque. + +Adeline avait déjà entendu quelques allusions à cet héritage perdu, mais +c'était la première fois qu'on lui en faisait l'histoire complète, et la +présence de l'héroïne la rendait plus saisissante: vraiment le vicomte +était bon enfant de n'en avoir pas voulu à sa soeur, et aussi bien +désintéressé: il fallait, comme il le disait, que les choses d'argent +eussent peu d'intérêt pour lui, et comme son frère était dans le même +cas, il y avait là sans doute une disposition héréditaire. + +L'histoire du colonel Chamberlain occupa l'entr'acte suivant, mais +celle-là ne touchait en rien Frédéric, et s'il la raconta, ce fut +évidemment pour le plaisir de conter et pour amuser son voisin. + +--Vous ne savez peut-être pas que c'est chez Raphaëlle que ce colonel, +maintenant si connu, a fait pour la première fois parler de lui à Paris. +C'était il y a quelques années. + +Il se garda de préciser l'année--1867--ce qui eût un peu trop vieilli +Raphaëlle. + +--C'était il y a quelques années, Raphaëlle, qui était déjà une +comédienne de grand talent, donnait une soirée. Le colonel, qui arrivait +d'Amérique, fut conduit chez elle, où il se rencontra avec un joueur +dont vous avez sûrement entendu parler: Amenzaga, célèbre pour avoir +fait sauter les banques du Rhin. + +Quand Amenzaga était quelque part, on jouait, qu'on en eût ou qu'on n'en +eût pas envie. On joua donc, et en quelques minutes le colonel avait +perdu trois cent mille francs, ou plutôt Amenzaga lui avait volé trois +cent mille francs. Naturellement le colonel ne s'était aperçu de rien, +mais un curieux avait vu le tour d'Amenzaga, qui opérait au moyen de +portées ou de séquences, c'est-à-dire de cartes préparées à l'avance +et ajoutées au talon. On se jeta sur Amenzaga, on lui déchira ses +vêtements, et on lui reprit l'argent qu'il avait volé; enfin un scandale +épouvantable. Depuis ce jour on ne joue plus chez Raphaëlle, car, en +femme d'expérience, elle sait que partout où il y a des joueurs il peut +se glisser des filous, si sévère qu'on soit sur les invitations. Le soir +où ce scandale est arrivé, elle avait, à l'exception d'Amenzaga, l'élite +du monde parisien, la fine fleur du panier, et cependant... l'histoire +du colonel. Je n'en sais pas de plus instructive et qui prouve mieux +l'urgence qu'il y a à rétablir les jeux, ou tout au moins à ouvrir des +cercles dans lesquels les joueurs puissent jouer avec une sécurité +complète. Si j'étais député, ce serait une question qui m'occuperait. + +--Rétablir les jeux! c'est bien grave! + +--C'est plus grave encore de les interdire. Je comprends que l'entrée +des maisons de jeu ne soit pas libre, et là-dessus je suis d'accord avec +vous. Mais comme le jeu est une passion que la loi ne peut pas plus +supprimer que les autres passions, je voudrais qu'on offrît à ceux qui +en sont affligés d'honnêtes lieux de réunion où ils seraient assurés de +n'être pas volés. C'est une question de moralité, de salubrité publique. +Songez donc que dans les cercles autorisés ou tolérés la police n'a rien +à voir et ne pénètre pas, de sorte que, si les directeurs de ces cercles +ne sont pas honnêtes, les joueurs y sont volés comme dans un bois, +sans que personne vienne à leur secours. Or, ces directeurs sont-ils +honnêtes? + +Le rideau en se levant coupa court à ce discours, qui ne recommença pas +ce soir-là, car Adeline s'était laissé prendre à l'intérêt de la pièce, +et il se donnait à elle tout entier, heureux d'applaudir au succès du +beau-frère de son ami. Quand de longs applaudissements saluèrent le nom +de Faré, il se passa cela de caractéristique dans le coeur d'Adeline que +sa sympathie et son amitié pour Frédéric de Mussidan s'en trouvèrent +augmentés. + +Deux jours après, comme Adeline sortait de chez lui un soir pour faire +une courte promenade avant de se coucher, il se trouva face à face avec +Frédéric, qui par hasard passait rue Tronchet, se promenant aussi, et +tous deux bras dessus bras dessous, ils s'en allèrent flâner sur les +boulevards: le temps était doux, les passants se montraient assez rares, +on pouvait causer librement. + +Cette rareté des passants fournit à Frédéric le point de départ pour ce +qu'il voulait dire: + +--N'êtes-vous point frappé, mon cher député, de la transformation qui +s'opère à Paris? Il n'est pas dix heures, et nous avons déjà vu je ne +sais combien de magasins qui ont fermé leur devanture et éteint leur +gaz. Certainement il y a du monde sur les trottoirs, mais vous voyez +qu'on n'est plus coudoyé et bousculé comme autrefois. Il y a là un +changement qui, me semble-t-il, doit inquiéter un homme de gouvernement +comme vous. + +--Que voulez-vous que le gouvernement fasse à cela? + +--Il pourrait faire beaucoup: c'est un fait, n'est-ce pas, que Paris +perd de son élégance, de son mouvement, de son bruit, et qu'il n'est +plus l'auberge du monde qu'il a été? On ne s'amuse plus. Il n'y a +plus personne pour donner le ton, et dans notre monde de plus en plus +bourgeois, il n'y a plus que des bourgeois qui s'ennuient bourgeoisement +et qui ennuient les autres. Cela est grave, très grave, pour la +prospérité du pays et pour la fortune publique, car c'est une des causes +de la crise commerciale dont tout le monde souffre, les riches comme les +pauvres. Pour la crise que traverse votre industrie, les explications +ne vous manquent point, n'est-ce pas? c'est le remède que vous n'avez +point. Eh bien, un des remèdes à ce mal serait de rendre à Paris son +animation d'autrefois. Que se passait-il quand des quatre parties du +monde les étrangers affluaient à Paris pour s'y amuser et y faire la +fête? c'est que pendant leur séjour ici ils achetaient tous les objets +de luxe dont ils avaient besoin chez eux: leurs meubles, leurs bijoux, +leurs vêtements. C'était du drap d'Elbeuf que nos tailleurs employaient +pour ces vêtements, c'était avec des soieries et des velours de Lyon que +nos couturières habillaient leurs femmes. Rentrés dans leurs pays, ils +y exhibaient fièrement leurs achats, et, pour les imiter, leurs +compatriotes demandaient à la France des produits français. D'où la +fortune d'Elbeuf, de Lyon et des autres villes de fabrique. Voilà +pourquoi il faut ramener les étrangers à Paris; et pour cela il n'y a +qu'un moyen efficace: en faire une ville de plaisir, où chacun trouve +à s'amuser selon ses goûts plus que partout ailleurs,--afin de ne pas +aller ailleurs. Pour moi, j'ai des idées là-dessus, dont je vous ferai +part un jour ou l'autre, quand elles seront mûres. Assurément mon nom, +ma famille, mes ancêtres, mon éducation, mes convictions, mes +principes devraient m'empêcher de travailler à la consolidation du +gouvernement,--mais l'intérêt de la France avant tout. + + +IV + +En rentrant d'Elbeuf à Paris, Adeline avait tout de suite visité +quelques-uns de ceux qui autrefois lui avaient proposé des affaires; +mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on s'improvise faiseur, +surtout si l'on entend se réserver la liberté de choisir. Naguère, on +était venu le chercher, le prier; quand à son tour il s'était offert, on +l'avait écouté avec une certaine défiance. Que signifiait ce changement? +Il n'était donc plus l'homme qu'on avait cru? Alors? L'occasion manquée, +il fallait laisser au temps d'en amener de nouvelles et les attendre. + +Cela était trop conforme à la logique des choses pour qu'Adeline s'en +étonnât; il n'avait jamais eu la naïveté de s'imaginer qu'il n'aurait +qu'à se présenter pour que toutes les portes s'ouvrissent devant lui et +pour que ceux qui étaient à table fussent heureux de lui faire sa part +au gâteau. Ce n'était pas à date fixe que devait se faire le mariage +de Berthe, et quelques mois, quelques semaines de plus ou de moins +n'avaient pas d'importance; le mot du père Eck, qu'il ne se rappelait +qu'en riant, était là pour le rassurer: «J'ai été fiancé avec ma femme +pendant quatre ans, et quand nous nous sommes mariés j'aurais bien +attendu encore.» + +Les cinquante mille francs du vicomte l'avaient débarrassé des échéances +pressantes qui menaçaient sa maison; avant qu'il en revint d'autres il +avait le temps de se retourner, et d'ici là la probabilité était, et +même la certitude, pour que l'affaire Bouteillier s'arrangeât. Alors il +rembourserait ces cinquante mille francs, car le payement d'une dette de +cette espèce ne devait pas traîner. Assurément cet argent ne lui pesait +pas, tant il avait été galamment offert, mais cependant, par une +bizarrerie d'impression qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il +éprouverait du soulagement à ne plus le devoir. + +Malheureusement, de ce côté, les choses ne marchèrent point comme +il l'avait espéré: l'affaire Bouteillier ne s'arrangea pas, tout au +contraire, et, après plusieurs réunions, qui se succédèrent de plus +en plus orageuses, la faillite fut prononcée à la requête de quelques +créanciers que le luxe des Bouteillier avait trop longtemps humiliés. + +Le coup avait été cruel pour Adeline, qui, mieux que personne, +connaissait la procédure des faillites: de combien serait le premier +dividende et quand le toucherait-on? + +Il fallait donc se retourner d'un autre côté, ce qui, dans sa position, +était difficile, car, bien que le vicomte n'eût jamais fait la plus +légère allusion à son prêt, il était évident que ce prêt ne pouvait pas +être considéré comme un placement à échéance plus ou moins longue dans +lequel le créancier aussi bien que le débiteur trouvent un égal intérêt; +c'était un service rendu, et rien que cela. + +Comme il se demandait par quel moyen il sortirait à bref délai de cet +embarras, il crut remarquer que le vicomte était moins à l'aise avec +lui, moins libre, moins gai, moins ouvert. La cause de ce changement +n'était que trop facile à deviner: il s'étonnait de n'être pas encore +remboursé, et il s'en fâchait. + +Quand on a tout jeune lutté contre la misère, on a appris à ne pas +s'inquiéter des dettes et à manoeuvrer avec les créanciers de façon +à les payer, quand l'argent manque, en bonnes paroles qui les font +patienter. Mais ce n'était pas le cas d'Adeline, qui, entré dans la vie +avec de la fortune, était arrivé à près de cinquante ans sans devoir un +sou à personne. Si le vicomte était gêné avec lui, de son côté il était +confus avec le vicomte, ne sachant quelle contenance tenir, ne trouvant +pas un mot à dire, honteux de son silence même. N'aurait-il donc pas la +force d'aborder nettement la question et de s'expliquer franchement: «Ne +croyez pas que je vous oublie, seulement les rentrées sur lesquelles je +comptais ne s'effectuent pas, mais bientôt...» C'était ce bientôt qui +lui fermait les lèvres. Il n'avait jamais pris un engagement sans le +tenir, comme il n'avait jamais fait une promesse qui ne fût sincère. +Quel engagement pouvait-il prendre, quelle promesse pouvait-il donner +quand il ne savait pas lui-même à quelle époque il serait en état de +payer ces cinquante mille francs; bientôt sans doute, d'un jour à +l'autre peut-être; mais ce bientôt, il ne pouvait pas encore le traduire +par une date précise. + +Il en était là quand un soir, en sortant de dîner chez Raphaëlle, le +vicomte lui prit le bras, et, comme le jour où il lui avait offert ces +cinquante mille francs, il voulut le reconduire rue Tronchet. + +--Ne vous détournez pas de votre chemin, dit Adeline qui aurait voulu +échapper à l'entretien dont il se sentait menacé; il fait froid ce soir. + +--J'ai affaire par là. + +--Alors, marchons vite, dit Adeline. + +Puis, voulant donner une explication à ce mot qui était sorti de ses +lèvres sans qu'il eût le temps de le retenir: + +--Nous nous réchaufferons. + +Le vicomte marchait près d'Adeline, la tête basse, silencieux, dans +l'attitude d'un amoureux qui n'ose pas risquer sa déclaration, ou plutôt +d'un fils respectueux qui a une confession délicate à faire à son père. + +Enfin, il se décida: + +--Vous me voyez bien embarrassé, mon cher député. + +Il fallait bien qu'Adeline répondît quelque chose: + +--Avec moi? + +--Précisément parce que c'est à vous que je m'adresse. Ah! si c'était un +autre! Mais avec vous, pour qui j'ai une si haute estime, tant d'amitié, +permettez-moi le mot, je suis tout confus. + +--Mais parlez donc, je vous en prie... mon cher ami. + +Cependant, malgré cet encouragement, il y eut encore un silence: + +--Pardonnez à ma fierté, dit-il; c'est elle qui souffre, honteuse de +risquer une chose qui n'est pas correcte, et rien n'est moins correct +que de rappeler un service qu'on a eu le plaisir de rendre à un ami. En +un mot, il s'agit des cinquante mille francs que vous avez bien voulu +me faire l'honneur d'accepter il y a quelque temps et dont j'aurais +besoin.... + +Il y eut une pause: + +--Oh! pas ce soir, se hâta-t-il d'ajouter en riant, pas demain, mais +dans un délai que vous fixerez vous-même, si toutefois cela ne vous gêne +point. + +L'embarras et l'humiliation d'Adeline étaient cruels, et bien qu'il eût +souvent pensé au moment où cette question se poserait, il n'avait point +imaginé qu'il serait aussi pénible. + +--C'est à vous de me pardonner, dit-il; j'aurais dû, depuis longtemps, +vous rendre cet argent, mais certaines circonstances se sont +présentées... j'ai compté sur des affaires qui ne se sont point +réalisées... sur des rentrées qui ne se sont point effectuées; bref, +j'ai attendu; mais puisque vous en avez besoin.... + +Le vicomte lui coupa la parole: + +--Je ne serais pas sincère, je ne serais pas digne de votre amitié si je +ne vous disais pas comment ce besoin se produit,--c'est mon excuse, si +tant est que je puisse en avoir une. + +--Je vous en prie. + +--C'est moi qui vous prie de m'écouter; vous savez combien je suis peu +homme d'argent, cela tient peut-être à ce que je n'ai pas de fortune, ce +qui s'appelle une fortune assise; mon père en a dévoré trois ou quatre, +et moi-même j'ai fortement entamé celle qui m'est venue de ma mère. Je +comptais sur celle de ma tante du Midi, mais vous savez comment elle +est passée à ma soeur. Je vis de ce qui me reste, et il m'arrive assez +souvent de me trouver à court; ce qui est mon cas présentement. Dans +ces conditions, je serais bien aise d'augmenter mon revenu; et comme +justement une occasion se présente, en mettant quelques fonds dans une +affaire excellente, de le tripler, de le quadrupler, l'idée m'est venue +de m'adresser à vous. + +--Demain vous aurez vos fonds, répondit Adeline décidé à se procurer ces +cinquante mille francs à quelque prix que ce fût. + +--Demain, cher monsieur! Et qui parle de demain? Croyez-vous que je sois +homme à user de pareils procédés? L'affaire dont je vous parle n'est pas +faite, elle n'est qu'à l'étude, et il me suffit de savoir qu'à une date +précise, celle que vous prendrez, j'aurai mes fonds. C'est là tout ce +que je vous demande. Et jamais, faites-moi l'honneur de me croire, je +n'aurais demandé davantage. + +Adeline respira. + +--Je vais étudier mes échéances, demain je vous donnerai cette date, ou, +ce qui est mieux, je vous enverrai un billet. + +Mais le vicomte ne voulut pas de billet; est-ce que dans son monde on +faisait des billets? un simple mot, cela suffisait; puis, tout à coup, +s'arrêtant et changeant de sujet: + +--Une idée me vient, s'écria-t-il: pourquoi ne feriez-vous pas vous-même +cette affaire? + +--Quelle affaire? + +--La mienne. + +--Je n'ai pas de fonds libres. + +--Pour vous, il ne s'agirait pas d'une mise de fonds, au contraire. + +--Je n'y suis pas du tout. + +--Je vous ai entretenu plusieurs fois de la nécessité de fonder un +nouveau cercle, et je vous ai démontré de quelle utilité sera cette +fondation à tous les points de vue; cette idée ne m'est pas personnelle: +elle est dans l'air, et bien d'autres que moi, l'ont eue, comme il +arrive toujours pour les choses à point. Mais c'est une si grosse +affaire que la fondation d'un cercle à Paris, que je ne pouvais pas +l'entreprendre tout seul. D'abord, il faut une autorisation, et je ne +veux rien demander au gouvernement. Ensuite, il faut un gros capital que +je n'ai pas. Vous imaginez-vous un peu quelle doit être l'importance de +ce capital? + +--Pas du tout; vous savez que je ne connais rien à ces choses. + +--Eh bien, il faut près d'un million; savez-vous que le Jockey a 130,000 +francs de loyer, le Cercle agricole 90,000 francs, le Cercle impérial +200,000 francs, la Crémerie 45,000 francs, les Mirlitons 70,000? Au +Jockey, les gages du personnel coûtent 60,000 francs, aux Ganaches +50,000 francs; au Jockey, la perte sur la table se chiffre par 40,000 +francs, à l'Union par 15,000 francs. Les frais de premier établissement +ne reviennent pas à moins de 300,000 francs; et cette somme ne suffit +pas en caisse, car il faut que cette caisse ait un capital respectable +sur lequel on puisse prêter aux joueurs; le succès est là. Un joueur +qui a 500,000 francs au Comptoir d'escompte ou ailleurs ne tire pas un +billet de mille francs de sa poche pour jouer; il emprunte à la caisse +du Cercle; il ne faut donc pas que cette caisse reste jamais à sec, ou +la partie ne marche pas; et on ne va que là où elle marche... follement. +J'avoue sans honte que je n'ai pas ce million. Alors j'apportais à ceux +qui veulent faire l'affaire et qui ne l'ont pas non plus, ce million, +les fonds dont je pouvais disposer. C'est pour cela que je vous ai +adressé ma demande. Mais maintenant je la retire, et je la remplace par +une autre: prenez la direction de la fondation du Cercle tel que je le +comprends, celui qui doit moraliser le jeu et pour sa part rendre à +Paris sa vie brillante, présentez la demande d'autorisation qui ne peut +pas être refusée à un homme tel que vous, soyez son président. + +--Moi! + +--Parfaitement, vous, Constant Adeline, connu par son honorabilité et la +haute position qu'il occupe dans l'industrie, dans le commerce, dans la +politique, et vous groupez autour de votre nom cinq cents personnes... +(il hésita un moment cherchant son mot...) fières de votre initiative. +Vous parliez l'autre jour, de grandes affaires que vous vouliez +entreprendre, par le seul fait de votre présidence elles viennent à +vous, et vous n'avez pas à aller à elles. Dans la politique vous êtes un +centre; et on doit compter avec votre influence. + +--Mais je n'ai rien de ce qu'il faut pour présider un cercle parisien, +moi, le plus provincial des provinciaux. + +--C'est chez les provinciaux que se trouve maintenant la première +qualité qu'il faut pour présider un cercle à Paris. + +--Laquelle? + +--L'honnêteté. Ce qui écarte bien des gens des cercles, c'est la crainte +d'être volé; quand on se met à une table de jeu pour son plaisir, on +n'aime pas à faire le métier d'agent de police et à surveiller ses +voisins; avec un président comme vous à la tête d'un cercle, on aurait +toute sécurité, et par cela seul le succès de ce cercle serait assuré; +au jeu, on ne vole guère que là où l'on trouve des complices. + +--Si j'ai celle-là, il me manquerait toutes les autres; quand ce ne +serait que le temps. + +--Il est certain que cette présidence vous prendrait un certain temps, +mais pas autant que vous pouvez le croire; d'ailleurs, si on vous +demandait quelques heures, ce ne serait pas sans vous offrir des +avantages en échange: ces fonctions sont rémunérées: il y a des +présidents qui touchent trois mille francs par mois, c'est quelque +chose. + +Ils étaient arrivés devant la maison d'Adeline. + +--Adieu! dit celui-ci. + +Mais le vicomte ne lui permit pas de se dégager: + +--Donnez-moi encore quelques instants, dit-il, la proposition, je vous +assure, mérite d'être examinée sérieusement. + + +V + +Ils revinrent sur la place de la Madeleine. + +--Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de dire, reprit le vicomte, que +tout avantage se paye. Un cercle est une affaire comme une autre; elle +donne des produits qui doivent servir, avant tout à rémunérer ceux +qui les procurent. Quand vous apportez à une société une concession +quelconque que vous avez obtenue par votre intelligence ou votre +influence, cet apport s'estime en argent, n'est-ce pas? Et je suis +certain que l'autorisation qui donnerait naissance à notre cercle ne +serait pas comptée pour moins de soixante à soixante-quinze mille +francs; c'est le prix courant; de sorte que les rôles seraient changés: +vous ne seriez plus mon débiteur, c'est-à-dire que la société serait le +vôtre. + +La scène que le vicomte jouait avec Adeline avait été longuement répétée +avec Raphaëlle, et il avait été convenu qu'en cet endroit il se ferait +un silence de façon à laisser à la réflexion le temps d'agir. Ils +connaissaient la situation d'Adeline comme il la connaissait lui-même, +et savaient quel soulagement serait pour lui la perspective de n'avoir +pas à payer à cette heure ces cinquante mille francs. Ils avaient +très bien prévu que l'offre d'un traitement de trois mille francs ne +suffirait pas, par cette raison qu'elle était à terme, tandis que +le non-payement des cinquante mille francs, qui donnait un résultat +immédiat, serait ce qu'on appelle au théâtre un effet sûr. + +Les choses s'exécutèrent comme elles avaient été réglées, et ce fut +seulement après un moment de silence que Frédéric reprit: + +--Je vais au-devant d'une objection que je vois sur vos lèvres: vous ne +voulez pas, vous ne pouvez pas administrer un cercle. + +--Et cela pour beaucoup de raisons dont une seule suffit: on ne peut +administrer que ce que l'on connaît, et je ne connais rien aux affaires +d'un cercle. + +--Aussi n'est-il jamais entré dans mon idée de vous donner cette +administration: vous êtes président de notre cercle, comme le comte de +Mortemart l'est du Cercle agricole, le marquis de Biron, du Jockey, le +duc de la Trémoille, du cercle de la rue Royale, mais vous n'êtes +que président, c'est-à-dire quelque chose comme un président de la +République ou un roi constitutionnel, l'honneur de notre cercle, à qui +vous assurez la stabilité, vous régnez, mais vous ne gouvernez pas; à +côté de vous, sous vous, il y a des ministres; autrement dit la gestion +financière du cercle s'exerce par une société en commandite représentée +par un gérant responsable. Vous et votre comité, composé de hautes +notabilités, vous avez la direction du cercle et seul vous votez sur les +admissions--ce qui est une garantie absolue de choix irréprochables. Les +questions financières ne vous regardent en rien et n'entraînent pour +vous aucune responsabilité--ce qui est le grand point; vous touchez, +vous ne payez pas. + +Pour ce couplet, Raphaëlle ne s'en était pas plus rapportée à +l'improvisation de Frédéric que pour le précédent; il avait été répété +aussi, car il importait qu'il fût débité rapidement, «enlevé avec feu», +de façon à étourdir Adeline et à empêcher toute objection. Si son +assimilation aux présidents des grands cercles devait agir sur lui,--et +ils n'en doutaient pas,--c'était à condition qu'on ne lui laissât pas le +temps de réfléchir et de comprendre par conséquent qu'il n'y avait aucun +rapport entre ces grands cercles s'administrant eux-mêmes, ne faisant +pas de bénéfices, n'ayant pas de présidents payés, et celui qu'on lui +proposait de fonder, qui vivrait de sa cagnotte, en enrichissant ses +gérants avec l'argent prélevé sur les joueurs. Pour quelqu'un qui aurait +connu les cercles, cette assimilation aurait été grossière et ridicule, +mais pour ce provincial elle pouvait passer; c'était un argument comme +ceux qu'emploient les avocats, au hasard. Il y avait des chances pour +que sa vanité bourgeoise se laissât griser par ces grands noms qu'il se +répéterait. + +--Pour vous rassurer complètement, continua Frédéric, et pour que vous +dormiez sur vos deux oreilles, j'accepterais la gestion administrative; +mais pas en mon nom; vous comprenez que je ne veuille pas le mettre en +avant dans les affaires, non seulement par respect pour moi-même, mais +aussi pour mon père, pour ma famille; et puis il y a encore une autre +raison... politique celle-là, et sur laquelle il est inutile d'insister. + +Comme Adeline ne répondait rien, et ne paraissait point enlevé par cette +offre cependant si tentante, Frédéric lança son dernier argument, celui +qui devait briser les dernières résistances. + +--Il est bien certain que vous ne rencontrerez pas les objections qui +ont été opposées à M. de Cheylus. + +--Ah! Cheylus s'est occupé de cette création? + +--Il devait demander l'autorisation de notre cercle dont il serait le +président, et il l'a demandée en effet; mais on la lui a refusée--vous +devinez pour quelles raisons, affaires de parti tout simplement; on n'a +pas voulu le laisser créer un centre de réunion qui devait lui donner +une influence dangereuse. Tout d'abord, j'avoue que nous avons été +irrités de ce refus, car, pour l'amabilité, le charme des manières, +l'esprit, l'entrain, nous ne pouvions pas souhaiter un meilleur +président que le comte. Mais, en réfléchissant, cette irritation s'est +calmée, et j'avoue--mais tout bas entre nous--que je suis bien aise +aujourd'hui que M. de Cheylus n'aie pas réussi. Toute chose a sa +contre-partie: l'amabilité du comte eût dégénéré en faiblesse, il +n'aurait rien su refuser, et notre cercle eût perdu le caractère de +respectabilité sévère qu'il gardera avec vous. + +Ils étaient revenus rue Tronchet, devant la porte d'Adeline. Sur ce +dernier mot, et sans rien ajouter, le vicomte se sépara de «son cher +député». + +--Ouf! se dit-il en retournant avenue d'Autin, si l'affaire n'est pas +dans le sac, j'y renonce; voilà un bonhomme qui certainement dormira +moins bien que moi. + +En cela, il avait raison, car Adeline ne dormit guère, tandis que +lui-même fut bercé par le bon et calme sommeil que donne le travail +accompli. + +De tout le flot de paroles qui l'avait enveloppé, un fait se dégageait +pour Adeline, si menaçant qu'il ne voyait que lui: l'échéance immédiate +de ces cinquante mille francs. Elle avait enfin sonné, cette heure qui, +tant de fois, avait tinté à ses oreilles; ce n'était plus: «J'aurai à +payer» qu'il se disait, c'était: «J'ai à payer». + +Comment? + +Depuis deux ans il avait plus d'une fois accompli le tour de force des +commerçants aux abois, de trouver vingt ou vingt-cinq mille francs du +jour au lendemain pour ses échéances; et c'était là ce qui précisément +le rendait difficile à recommencer; les sources où il avait puisé +s'étaient taries; il ne pourrait leur demander quelque chose qu'en +compromettant plus encore son crédit déjà si ébranlé, et encore sans +être certain à l'avance d'obtenir les cinquante mille francs qu'il lui +fallait. + +Assurément, si le vicomte ne lui avait pas parlé de la fondation de +son cercle, il n'aurait pensé qu'aux moyens de trouver cette somme; il +fallait payer, et à n'importe quel prix il s'exécutait. + +Mais Raphaëlle avait calculé juste en comptant que le mirage de cette +fondation produirait une diversion favorable; tant de difficultés d'un +côté pour se procurer de l'argent, de l'autre tant de facilités pour en +gagner! + +Un mot à dire, un oui, et c'était tout; non seulement il s'acquittait, +non seulement il gagnait un traitement de trente-six mille francs par +an; mais encore il se trouvait en position de réaliser son plan, de +faire des affaires qui viendraient à lui sans qu'il eût à prendre la +peine d'aller les chercher. + +En dehors de ceux qui vivent de la vie des clubs, on ne sait guère +quelle différence il y a entre le cercle qui s'administre lui-même et +celui dont la gestion financière s'exerce par un gérant; entre celui +qui n'a pas d'autre but que l'agrément de ses membres, et celui, au +contraire, qui n'a pas d'autre raison d'être que de gagner de l'argent +par la cagnotte; entre celui qui est une association d'amis, et celui +qui est une exploitation industrielle. Mais pour le gros public ce sont +là des nuances; rien de plus: un cercle est un cercle pour lui, tous se +valent ou à peu près. + +Là-dessus Adeline était gros public, comme il l'était d'ailleurs pour +bien d'autres points de la vie parisienne, et Raphaëlle avait deviné +juste en pensant qu'on pouvait effrontément lui citer quelques grands +noms qui l'éblouiraient. + +--Si ceux qui portaient de grands noms acceptaient d'être présidents, +pourquoi, lui, refuserait-il? + +Ce qui pour lui faisait l'honorabilité d'un cercle, c'était celle de ses +membres et aussi celle de son président: puisque les admissions seraient +prononcées par lui et par le comité qu'il aurait composé, il n'avait +rien à craindre, il saurait leur garder le caractère de respectabilité +sévère dont parlait le vicomte: entre honnêtes gens il ne se passe rien +que d'honnête; il n'y aurait donc, pas à redouter que son cercle--il +disait déjà _son_ cercle--devînt un tripot comme ceux dont il avait +vaguement entendu parler. + +Les arguments dont le vicomte l'avait en ces derniers temps accablé, lui +rebattant les oreilles jusqu'à l'en étourdir, se représentaient à +son esprit, prenant, par cela seul qu'ils devenaient personnels, une +importance qu'ils n'avaient pas eue jusqu'alors. + +Comme c'était vrai, ce que le vicomte lui avait dit du rôle que Paris +jouait dans la crise commerciale, et comme il serait patriotique de +s'associer à tout ce qui pourrait faire cesser cette crise! Sans doute +ce serait naïveté de s'imaginer que la fondation de _son_ cercle pût +produire à elle seule ce résultat; mais si une hirondelle ne fait pas le +printemps, au moins l'annonce-t-elle; d'autres efforts se joindraient au +sien; l'exemple serait donné; il en aurait l'honneur. + +Les étapes de Raphaëlle à travers la vie lui avaient appris à la +connaître pratiquement, et elle savait que le meilleur moyen d'entraîner +les gens dans une faiblesse ou une faute est de leur montrer au delà +un but noble ou désintéressé. Adeline ne se fût peut-être pas laissé +prendre par le non-payement des 50,000 francs qu'il devait et par +l'appât du traitement de 36,000, mais il devait être enlevé par +l'argument commercial. «Quand on est fier de la bêtise qu'on fait, +avait-elle dit à Frédéric, on la pousse jusqu'au bout, alors même qu'on +voit que c'est une bêtise.» + +Cependant, malgré la fierté qu'il éprouvait et toutes les raisons +personnelles qui s'ajoutaient à ce sentiment, Adeline ne s'était point +décidé à accepter les propositions du vicomte, pas plus d'ailleurs qu'à +les refuser; il fallait voir, attendre, s'éclairer, prendre avis de ceux +qui savaient ce que lui-même ignorait. + +De ceux qu'il pouvait consulter à ce sujet, personne n'était plus +autorisé pour lui répondre que son collègue le comte de Cheylus, si bien +au courant de la vie parisienne. Puisque la présidence de ce cercle lui +avait été proposée, il connaissait l'affaire et l'avait pesée avec ses +bons et ses mauvais côtés. Il fallait donc l'interroger; ce qu'il fit le +lendemain même. + +--Et vous hésitez? s'écria M. de Cheylus, quand il lui eut rapporté la +proposition du vicomte. J'avoue que je n'ai pas eu vos scrupules, et +que, quand l'affaire m'a été proposée, j'ai tout de suite demandé +l'autorisation au préfet de police... qui tout de suite me l'a refusée. + +--Est-il indiscret de vous demander les raisons qu'il vous a données +pour expliquer son refus? + +--Pas du tout; il m'a dit qu'avec moi pour président, ce cercle +deviendrait en quelques mois un tripot; que j'étais trop faible, trop +indulgent, trop aimable: que je serais trompé, débordé, en un mot tout +ce qu'on peut trouver quand on ne veut pas donner les raisons vraies +d'un refus. + +--Et ces raisons vraies? + +--Vous les devinez sans peine. On ne voulait pas donner un moyen +d'influence à un adversaire; et, d'autre part, on ne voulait pas se +faire accuser d'accorder à un ennemi une faveur qu'on refusait à des +amis. + +--Alors? + +--Si vous voulez me prendre dans votre comité, j'accepte. Que vous dire +de plus? + +Ce que M. de Cheylus ne voulait pas dire de plus, c'est que, sans être +jaloux de Frédéric,--il n'avait jamais eu la naïveté d'être jaloux,--il +commençait à trouver que le vicomte tenait beaucoup trop de place dans +la maison de Raphaëlle, et que le meilleur moyen de se débarrasser de +lui était de lui faire avoir un cercle où il passerait ses journées +et... ses nuits. + + +VI + +C'était un grand point pour Raphaëlle et Frédéric d'avoir un président +en situation d'obtenir du préfet de police l'autorisation d'ouvrir +leur cercle, mais ce n'était pas tout: il fallait que la demande qu'on +adresserait au préfet fût signée par vingt membres fondateurs, et il +était de leur intérêt de ne pas laisser le choix de ces membres à +Adeline, qui ne saurait où les chercher, et qui, les trouvât-il, les +choisirait mal. A la vérité, il devait avoir la haute direction dans la +composition du cercle, mais, en manoeuvrant adroitement, on lui ferait +prendre, sans qu'il se doutât de rien, ceux-là mêmes qu'on voudrait +qu'il prît. + +Raphaëlle voulait des noms chics. + +Frédéric voulait des noms sérieux. + +Mais, malgré cette divergence, ils ne se querellaient point là-dessus; +en bons associés qu'ils étaient, ils se faisaient des concessions. + +--Mêlons les noms chics aux noms sérieux. + +Et constamment ils faisaient cette salade, mais en l'épluchant +sévèrement: on n'était jamais assez chic pour Frédéric, et pour +Raphaëlle on n'était jamais assez sérieux,--au moins en théorie, car +dans la pratique, c'est-à-dire au moment où s'agitait la question de +savoir s'ils pourraient avoir réellement ces noms sur leur liste, +ils étaient bien obligés d'abaisser leurs prétentions et de se faire +mutuellement des concessions. + +--Il est vrai qu'il n'est pas très chic, mais à la rigueur il peut +passer. + +--Je t'accorde qu'il n'est pas trop sérieux, mais, si nous sommes trop +difficiles, nous finirons par n'avoir personne. + +Chez Raphaëlle, cette composition de sa liste était une véritable +obsession, elle en rêvait, et plus d'une fois le matin elle avait +réveillé Frédéric pour l'entretenir des idées qui lui étaient venues +dans la nuit. + +--Tu ne dors pas, chéri? + +--Si, je dors. + +-Non, tu ne dors pas. Ecoute un peu... écoute donc. + +--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? + +--Nous n'avons pas de duc. + +--Pourquoi faire un duc? + +--Pour notre liste; il nous en faut au moins deux; le _Jockey_ en a +trente-six. + +--Les _Ganaches_ n'en ont pas. + +--La _Crémerie_ en a bien un. + +--Eh bien, cherche-les, laisse-moi dormir; en même temps tâche de +trouver un lord, ça serait plus sérieux: on en a bien abusé, des ducs; +d'ailleurs si tu y tiens tant, je t'en fournirai un; seulement il est +espagnol: le duc d'Arcala, un ami de mon père. + +Si Raphaëlle avait pu chercher dans son ancien monde, elle se serait +composé un petit Gotha; malheureusement, ses relations avec ceux dont +elle s'était séparée ou qui plutôt s'étaient séparés d'elle ne lui +permettaient point de s'adresser à eux; elle eût été bien accueillie +vraiment! et cependant il y en avait qui pour elle avaient fait les +folies les plus extravagantes, qui s'étaient ruinés, déshonorés, avaient +été jusqu'au crime; mais ces temps étaient loin, et le souvenir qu'ils +en avaient conservé n'était ni doux ni attendri. + +En ne se montrant pas trop difficiles dans leur choix, ils avaient fini +par former une liste dont les noms de tête ne manquaient pas d'une +certaine apparence décorative. + +Le comte de Cheylus d'abord, ancien conseiller d'Etat en service +extraordinaire, ancien préfet, député, commandeur de Légion d'honneur, +grand-croix de cinq ou six ordres étrangers;--un général qu'à Nice et à +Cannes on avait surnommé le général Epaminondas, ce qui, dans le monde +des grecs, était caractéristique;--un commodore américain;--un musicien +et un statuaire affamés de notoriété, toujours en quête de relations, +comme si chaque relation nouvelle allait donner des commandes à l'un et +faire jouer les cinq ou six opéras que l'autre gardait en portefeuille +depuis vingt ans; un journaliste qui exerçait autant d'influence dans +la presse que dans le gouvernement, disait-il, et par là devenait un +personnage utile, avec qui il était prudent de prendre les devants. + +Ce n'était pas seulement parmi les gens en vue, sur lesquels ils avaient +des raisons personnelles de compter, qu'ils recrutaient leur troupe, +c'était encore parmi les connaissances de leurs amis. Ainsi Barthelasse, +autrefois directeur de cercles à Biarritz, à Pau et en Provence, où il +avait gagné une fortune de deux à trois millions et chez qui Frédéric +avait été croupier, avait offert un ancien ambassadeur qu'on pourrait +exhiber tous les soirs dans les salons du cercle, moyennant le _suif_, +c'est-à-dire le dîner de la table de l'hôte, et un jeton d'un louis +qu'il perdrait d'ailleurs consciencieusement: à la vérité, Barthelasse +avait, pendant plusieurs années, promené cet ancien ambassadeur dans le +Midi, mais ces représentations en province ne l'avaient pas encore tout +à fait usé, et à Paris, où son nom seul était connu, il ferait encore +assez bonne figure. + +Quand Raphaëlle aurait son duc, on laisserait à Adeline le soin de +trouver les autres comparses nécessaires à la représentation parmi les +gros commerçants parisiens avec lesquels il faisait des affaires et +aussi parmi ses collègues. Plusieurs de ceux qui avaient honoré de leur +présence les dîners de l'avenue d'Antin seraient suffisants pour cet +emploi, et particulièrement l'un d'entre eux qu'ils caressaient pour +être président au moment même où la faillite des frères Bouteillier +leur avait livré Adeline. Ce Nivernais, plus provincial encore que +l'Elbeuvien, était à coup sûr le plus travailleur des députés, et il n'y +avait guère de projet de loi d'intérêt local qui ne fût rapporté +par lui: «L'ordre du jour appelle la discussion du rapport de M. +Bunou-Bunou.» Il était si souvent imprimé dans les journaux, ce nom de +Bunou-Bunou, qu'il était connu de la France entière, et que par là aux +yeux de Raphaëlle il avait une certaine valeur, celle de la notoriété. +Il est vrai que cette notoriété, il la devait pour beaucoup au rapport +fameux dans lequel il avait traité de la vaine pâture et de la +divagation des animaux domestiques dans les rues de Paris, qui pendant +six mois avait fait la joie des journaux; mais cela importait peu; car, +en fait de notoriété, ce qui compte, c'est la notoriété même, et, +la dût-on au ridicule, ce qui reste au bout d'un an ce n'est pas le +ridicule, c'est le bruit qu'il a fait autour d'un nom que le public +n'oublie plus; Bunou-Bunou connu, très connu; oubliée la vaine pâture. +D'ailleurs le meilleur et le plus honnête homme du monde, toujours à son +banc où il écrivait, écrivait, écrivait, penchant sa tête blanche sur +son pupitre, ne s'interrompant que pour voter. Au cercle il continuerait +ses écritures, mieux éclairé et chauffé que dans sa chambre d'hôtel où, +comme il le disait lui-même, «le bois coûtait diantrement plus cher qu'à +Château-Chinon.» + +Ainsi préparés, il n'y avait qu'à presser Adeline; ce fut ce que +Raphaëlle demanda, exigea même, tandis que Frédéric se montrait disposé +à laisser à la réflexion le temps d'agir. + +--C'est un irrésolu, ton Normand: décidé aujourd'hui, il ne le sera +plus demain; il pèse le pour et le contre comme un pharmacien pèse ses +drogues. + +--Avoue que la pilule est dure à avaler. + +--Qu'est-ce que ça nous fait? ce n'est pas nous qui l'avalons; +d'ailleurs il n'y a qu'à la lui dorer, et c'est ton affaire. + +--Je suis à bout. + +--Alors c'est bien vrai? tu ne vois plus rien à dire et tu ne vois plus +rien à faire? + +Il haussa les épaules. + +--Ne te fâche pas contre ta petite femme, si elle te montre qu'il y a +encore à dire et à faire; écoute-la, et souviens-toi plus tard, quand +nous serons mariés, que tu as eu intérêt à la consulter, alors que tu +restais à bout dans une affaire d'où dépendait notre fortune, et qu'elle +est bonne à quelque chose. + +--Je t'écoute. + +--Ce qu'il faut, n'est-ce pas, c'est pousser notre homme? + +--Sans doute, répondit-il avec une certaine impatience. + +Il s'agaçait de la voir tant insister pour lui démontrer qu'elle était +bonne à quelque chose, quand lui n'était bon à rien; trop souvent elle +avait insisté sur la supériorité de sa finesse et l'ingéniosité de ses +ressources, croyant ainsi se faire valoir, tandis qu'en réalité elle se +faisait plutôt prendre en grippe: elle n'avait jamais eu la main douce +avec ses amants, et ne savait pas que les hommes se laissent d'autant +plus facilement conduire qu'ils ne sentent pas les ficelles qui les +tiennent. + +--C'est à l'intérêt d'Adeline que nous nous sommes adressés, dit-elle, +à son orgueil, à sa gloriole, et tout ce que tu lui as dit, il le roule +dans son esprit, parce que c'est à son esprit seul que tu as parlé. + +Il la regarda sans comprendre où elle voulait arriver. + +--Eh bien, maintenant, c'est par les yeux qu'il faut le prendre, c'est à +ses yeux qu'il faut parler. + +--Les yeux? Quoi, les yeux? + +--Tu le conduiras avenue de l'Opéra et tu lui feras visiter le local en +détail. Ce n'est pas difficile, ça. + +--J'y suis; il sera ébloui. + +--Je te crois. Te mets-tu à la place de ce bon bourgeois se promenant +dans ces salons qui vont lui jeter toute leur poudre d'or aux yeux et +qui va se mirer en se rengorgeant dans ces marbres imposants? crois-tu +qu'il ne va pas se sentir fier en se disant qu'il sera le maître dans ce +palais? + +--Es-tu canaille! + +--En sortant, tu le conduiras chez Lobel et tu lui feras montrer le +mobilier, surtout les tapis et les tentures; il doit être sensible +aux couleurs, ce fabricant de drap; les ouvrages en laine, c'est son +affaire. Je ne dis pas que ça le fichera les quatre fers en l'air comme +les salons, mais ça lui inspirera confiance: sérieuse, l'impression du +mobilier; tu le conduiras aussi chez le tailleur pour qu'il voie la +livrée; si en revenant tu ne me dis pas que l'affaire est enlevée, +j'avoue comme toi que je suis à bout. + +Frédéric n'apporta qu'un changement à l'exécution de ce programme; il en +intervertit l'ordre au lieu de finir par le tailleur, il commença par +là: il y aurait progression. + +Aux premiers mots, Adeline se défendit: + +--Il sera temps si je me décide, mais je vous avoue que je balance: je +vous assure que je ne suis pas du tout celui qu'il vous faut; un bon +bourgeois comme moi serait déplacé dans ce rôle de président, je n'en ai +aucune des qualités, et j'y serais l'homme le plus emprunté du monde; je +compromettrais le succès de l'entreprise; on se moquerait de moi... et, +ce qui est plus grave, de vous. + +Frédéric protesta poliment, mais sans se lancer pourtant dans une +réfutation en règle: + +--Nous reviendrons plus tard à la question de savoir si vous acceptez ou +si vous n'acceptez point, dit-il; pour le moment, ce que je vous demande +simplement, c'est vos conseils dans le choix de notre livrée; nous ne +fondons pas une oeuvre d'un jour, et nous ne prenons pas cette livrée +pour qu'elle dure un mois ou deux; pour moi, gérant de l'affaire, il +faut qu'elle soit solide; c'est au fabricant de drap que je demande de +m'assister. + +Evidemment! Adeline ne pouvait pas refuser ses conseils à son ami. Il se +laissa donc conduire chez le tailleur, où il choisit un drap solide, +un bon drap français, comme le demandait Frédéric, qui devait durer +longtemps. + +Puis il se laissa aussi mener chez le tapissier Lobel; dans tout ce qui +était travail de la laine, il avait des connaissances spéciales qu'il ne +pouvait pas ne pas mettre à la disposition de son ami: là, il n'eut qu'à +admirer les tapis de Smyrne, de Perse et de l'Inde qu'on lui montra et +qui étaient vraiment superbes, les portières magnifiques; il passa plus +de deux heures à se griser de l'enchantement de leurs couleurs. + +Mais où «il se ficha les quatre fers en l'air», comme disait Raphaëlle, +ce fut en visitant les salons de l'avenue de l'Opéra. + +--Comment trouvez-vous ça? demandait Frédéric dans chaque place. + +Et partout il faisait la même réponse: + +--C'est beau, c'est grandiose; c'est vraiment digne de Paris. + +--Pour quatre-vingt mille francs, il faut bien nous donner quelque +chose. + +Comme ils redescendaient l'escalier tout en marbres de couleur où leurs +pas sonnaient comme sous la voûte d'une église, Adeline eut un mot qui +trahit le travail de son esprit et la progression des sentiments par +lesquels il avait passé. + +Ils s'étaient arrêtés devant une niche ouverte sur le palier et faisant +face à la porte d'entrée. + +--Nous mettrons là un buste de la République, dit-il, comme s'il se +parlait à lui-même. + +--Nous! Oui, vous, si vous voulez, mon cher président, car vous serez +maître chez vous; mais si c'est moi qui suis maître ici, je ne mettrai +point ce buste, car, en dehors de certaines raisons personnelles qui me +retiendraient, j'estime qu'un cercle est un terrain neutre où tout le +monde doit pouvoir se rencontrer. + +Adeline hésita un moment: + +--Alors, nous le mettrons ensemble, dit-il. + + +VII + +C'était la première fois qu'Adeline avait quelque chose à demander pour +lui-même. + +Comme tous les députés, il avait passé bien des heures de sa vie dans +les antichambres des ministres et usé de nombreuses paires de bottines +sur le carreau poussiéreux des corridors des bureaux à la Guerre, aux +Finances, à la Justice, à la Marine, au Commerce, à l'Agriculture, aux +Travaux publics, à l'Instruction publique, aux Affaires étrangères, aux +Postes, à l'Intérieur, à la Préfecture de la Seine, à la Préfecture de +police, aux ambassades, aux consulats, partout où il y a à solliciter et +à faire sortir des cartons les paperasses qui s'obstinent à y rester, +mais toujours ç'avait été dans l'intérêt des villes ou des communes de +sa circonscription, pour les affaires de ses électeurs, jamais dans le +sien et pour les siennes; le gouvernement ne pouvait rien pour lui, +il n'avait pas de parents à placer, pas de combinaisons financières à +appuyer, pas de concessions à obtenir; quand on l'avait décoré, on était +venu à lui et il n'avait eu qu'à accepter ce qu'on lui offrait. + +Maintenant, il ne s'agissait plus de rester tranquillement chez soi en +attendant, il fallait demander. + +De là son embarras. + +A la vérité, s'il se faisait demandeur, c'était dans un intérêt général, +supérieur à toutes considérations personnelles: mais enfin il n'en +devait pas moins résulter pour lui certains avantages qui gênaient sa +liberté; il se fût senti plus allègre, il eût porté la tête plus haut +s'il avait été dégagé de toute attache. + +Il s'y prit à trois fois avant d'aborder le préfet de police, comme s'il +n'osait point sauter le pas. + +Aux premiers mots, le préfet de police, qui, depuis qu'il était en +fonctions, avait cependant appris à écouter en se faisant une tête de +circonstance, laissa échapper un mouvement de surprise: + +--Vous, mon cher député! + +Ce n'était pas sans que la leçon lui eût été faite à l'avance par +Frédéric, qu'Adeline s'adressait à «son cher préfet». Il savait que sa +demande pouvait provoquer une certaine surprise, et même il en attendait +la manifestation: «Vous comprenez que le préfet ne sera pas sans +éprouver un certain étonnement en vous entendant lui demander une +autorisation pour ouvrir un cercle, vous qui avez toujours vécu en +dehors des cercles. Et puis, à son étonnement se mêlera probablement une +certaine contrariété: le nombre de ces autorisations n'est pas illimité; +il en est d'elles comme des cinq ou six louis qu'un homme ruiné a encore +dans sa poche: quand il en dépense un, il compte ceux qui lui restent +et fait le calcul qu'il sera bientôt à sec. Et personne n'aime à être +à sec. D'autant mieux que ces autorisations peuvent être une monnaie +commode pour payer certains services. Je ne dis pas que votre préfet +se serve de cette monnaie, mais il a eu des prédécesseurs qui l'ont +employée. Et Frédéric avait raconté l'histoire d'un préfet aimable et +vert-galant qui avait payé les dépenses d'une liaison demi-mondaine avec +une de ces autorisations; que celle à qui il l'avait donnée l'avait tout +de suite vendue cent vingt mille francs, en plus d'un tant pour cent sur +les produits de la cagnotte. Puis, à cette histoire, il en avait ajouté +d'autres, afin qu'Adeline eût un dossier bien préparé et ne restât pas +court. Si on avait accordé ces autorisations à des gens plus ou moins +véreux, comment en refuser une à un honnête homme, entouré de l'estime +publique, dont le nom seul était une garantie? + +Ce dossier et ces histoires avaient donné à Adeline une assurance que, +sans eux, il n'eût certes pas eue: + +--Et pourquoi pas, mon cher préfet? + +C'était un homme fin que cet préfet, et peut-être même trop fin, car +bien souvent, dans son besoin de tout comprendre et de tout deviner, +il allait au delà de ce qu'on lui disait, jugeant les autres d'après +lui-même. + +Devant l'assurance d'Adeline, il se retourna vivement. + +--Au fait, dit-il, pourquoi pas? Vous avez raison de vous étonner de +ma surprise, qui n'a pas d'autre cause, croyez-le bien, que l'idée où +j'étais que vous viviez en dehors des cercles,--en bon père de famille. + +--C'est à Elbeuf que je suis père de famille. A Paris, je n'ai pas ma +famille; je suis seul; les soirées sont longues. Et elles ne le sont +pas seulement pour moi; elles le sont aussi pour un grand nombre de +mes collègues, qui, comme moi, seraient heureux d'avoir un centre de +réunion, où nous aurions plaisir et intérêt même à nous retrouver dans +l'intimité, sans avoir à craindre une promiscuité gênante. + +--Et c'est un cercle s'administrant lui-même que vous voulez fonder? + +--Oh! non; nous avons à côté de nous, derrière nous, une société +représentée par un gérant qui aura la responsabilité de la question +financière; sans quoi, vous comprenez bien que je n'aurais pas accepté +les fonctions de président. + +Cette fois le préfet ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, +mais il regarda Adeline en homme qui se demande si on se moque de lui. + +Adeline n'était-il pas le bon provincial qu'il avait cru jusqu'à ce +jour? était-il au contraire un roublard qui s'enveloppait de bonhomie? +ou bien encore était-il plus profondément provincial qu'on ne pouvait +décemment l'imaginer pour un collègue? + +Il fallait voir. + +--Et quel est ce gérant? + +--Un ancien notaire de province. + +--Il se nomme? + +--Maurin. + +C'était là un nom qui n'apprenait rien au préfet, il y a tant de gens +qui s'appellent Morin ou Maurin? + +--J'ai eu les meilleurs renseignements sur lui, dit Adeline, allant +au-devant d'une nouvelle question. + +--Je n'en doute pas; sans quoi vous ne l'auriez pas accepté, car ce +n'est pas à un homme comme vous qu'il est utile de faire remarquer qu'un +gérant... un mauvais gérant, peut entraîner loin et même très loin le +président et les administrateurs d'un cercle; vous savez cela comme moi. + +Cela ne fut pas dit sur le ton d'une leçon, ni comme un avertissement +direct; mais, cependant, il y avait dans l'accent une gravité qui devait +donner à réfléchir. + +--Nous n'aurons rien à craindre de ce côté, dit Adeline en pensant à son +ami le vicomte, qui serait le véritable gérant sous le nom de Maurin, +beaucoup plus qu'à l'ancien notaire, qu'il connaissait à peine. + +Évidemment, s'il avait pu nommer le vicomte de Mussidan, le préfet +aurait gardé son observation pour lui, ou plutôt elle ne lui serait pas +venue à l'esprit, mais c'eût été une indiscrétion: le vicomte avait des +raisons respectables pour vouloir rester dans la coulisse, il convenait +de l'y laisser. + +--Et quels sont avec vous les membres fondateurs? demanda le préfet. + +--Voici les noms de ceux qui ont signé la demande avec moi, répondit +Adeline en tirant une feuille de papier de sa poche. + +Le préfet lut les noms: + +--Duc d'Arcala, comte de Cheylus, Bunou-Bunou, général Castagnède... + +A ce nom, il fit une pause, car ce général était celui-là même qu'on +appelait le général Epaminondas dans le Midi, et il le connaissait. + +Il en fit une aussi au nom de l'ancien ambassadeur, dont l'existence +besoigneuse ne lui était pas inconnue. + +Mais pour les autres, Bagarry, le compositeur de musique, Fastou, le +statuaire, il lut couramment, de même pour les notables commerçants dont +Adeline avait obtenu lui-même les signatures. + +A l'exception du général Epaminondas et de l'ancien ambassadeur, il n'y +avait rien à dire sur ces noms; encore ce qu'on aurait pu opposer à ceux +qui n'étaient pas nets manquait-il de précision: on accusait le général +de tricher, mais il n'avait jamais été chassé d'aucun cercle; l'ancien +ambassadeur vivait dans les tripots, cela était certain, mais en +vivait-il réellement comme on le racontait? Barthelasse et les +directeurs de casinos qui l'avaient employé s'étaient bien gardés de +publier leurs mémoires avec pièces justificatives à l'appui; combien +d'autres aussi haut placés que lui étaient comme lui des déclassés! + +--Vous voyez, dit Adeline, qui était fier de sa liste, que je ne vous +présente que des noms en qui on doit avoir pleine confiance. + +--Évidemment. + +--Et je crois que plus d'une fois on a accordé des autorisations à des +gens qui ne présentaient pas les garanties que nous offrons. + +--Malheureusement; mais c'est qu'alors nous avons été trompés. Nous ne +sommes pas infaillibles. Il est arrivé, j'en conviens, qu'on nous a +présenté des listes de noms aussi honorables que ceux de la vôtre, avec +un gérant offrant toutes les garanties de moralité, de solvabilité, et +que cependant le cercle que nous avons autorisé s'est changé, au bout +de quelques mois, en un tripot et un coupe-gorge, avec _bourrage_ de la +cagnotte et _étouffage_ des jetons. Mais est-ce notre faute? N'est-ce +pas plutôt celle des fondateurs qui se sont laissé tromper et par qui +nous avons été trompés nous-mêmes? Voilà ce qu'il faut examiner et le +point sur lequel j'appelle toute votre attention, en insistant, si vous +le permettez, sur l'estime que vous m'inspirez. + +Si Adeline était un naïf et un ignorant qui se laissait duper par des +coquins assez adroits pour se cacher, il y avait dans cette tirade de +quoi lui ouvrir les yeux et lui donner à réfléchir. + +Mais ce n'était pas seulement en son ami le vicomte qu'Adeline avait +foi, c'était aussi en lui-même, en son honnêteté, en sa clairvoyance; il +ne serait pas un président qui laisserait aller les choses au hasard; +il lui donnerait son temps, à son cercle, il le surveillerait, il le +gouvernerait d'une main ferme. + +--Si ces cercles sont devenus des tripots, dit-il, c'est que leurs +administrateurs ne les ont point administrés, c'est que leurs présidents +ne les ont point présidés; pour moi, je puis vous donner ma parole +que je serai un président sérieux et que le tableau que vous venez de +m'esquisser ne se réalisera point pour nous. + +Était-il réellement sourd, ou bien ne voulait-il pas entendre? Le préfet +voulut faire une dernière tentative; affectueusement il lui prit le bras +et le passant sous le sien: + +--Voyons, mon cher député, franchement est-ce que vous croyez que la +fondation d'un nouveau cercle est bien urgente, et que vous et vos amis +vous ne trouveriez pas dans un des cercles déjà existants le centre de +réunion intime que vous voulez? n'y a-t-il pas déjà assez de cercles? + +--Non, mon cher préfet, et, puisque l'occasion s'en présente, +laissez-moi vous dire que le gouvernement ne favorise pas assez le +développement de la vie mondaine à Paris. Quand le luxe va à Paris, la +fabrication va en province. + +Et, presque dans les mêmes termes que Frédéric, Adeline répéta ce thème +qui lui avait été soufflé, sans avoir conscience qu'il était un écho. + +--Évidemment c'est un point de vue, dit le préfet, quand Adeline fut +arrivé au bout de son morceau. + +Et il en resta là. A quoi bon aller plus loin? il avait dit ce qu'il +avait pu pour éclairer cet aveugle inconscient ou conscient, il n'était +ni prudent ni politique d'insister davantage. Qui pouvait savoir ce +qu'il adviendrait de ce collègue? Pour être préfet de police, on n'est +pas professeur de morale. Et il n'était pas du tout dans son caractère +de mettre les points sur les i. + +--Je ferai faire l'enquête d'usage, dit-il en terminant l'entretien. + +Elle fut confiée à un agent de la brigade des jeux qui, après avoir +visité le local de l'avenue de l'Opéra et constaté qu'il n'avait pas +deux escaliers, ce qui est le grand point dans ce genre de recherches, +se rendit chez les vingt membres fondateurs qui avaient signé la +demande, se bornant à une seule question: celle de savoir si la +signature mise au bas de cette demande était bien la leur, puis il fit +son rapport, qu'il transmit à son chef, lequel à son tour en fit un +second corroborant le premier, qu'il transmit au chef de la police +municipale, qui en fit un troisième corroborant le second. + +Tout était en règle: le préfet n'avait qu'à donner ou à refuser +l'autorisation. + +Pouvait-il la refuser quand elle était demandée par un homme dans la +position d'Adeline? + +Il la donna. + +--Après tout, on verra bien. + +Il en avait assez dit pour se garder: si Adeline sombrait, il l'avait +averti; si, au lieu de faire naufrage, il arrivait un jour au ministère, +ce service rendu lui donnerait droit à son bon souvenir. + + +VIII + +L'autorisation obtenue, le cercle ne pouvait pas ouvrir ses salons dès +le lendemain, malgré l'envie qu'en avaient Raphaëlle et Frédéric: si le +personnel était engagé à l'avance, si le mobilier était prêt, il fallait +laisser le temps aux tapissiers de clouer les tapis et de poser les +tentures, aux sommeliers de meubler la cave, au tabletier de bien graver +sur les jetons et les plaques la marque du nouveau cercle, de façon à ce +que la caisse n'en ait pas trop de faux à rembourser aux joueurs qui +se servent de cette monnaie, plus facile, plus productive et moins +dangereuse à contrefaire que les billets de banque. Il y a en effet +des plaques en nacre qui valent dix mille francs, et si l'un de ces +industriels est pincé au moment où il tâche d'en écouler quelques-unes, +il est aussi simplement que discrètement expulsé du cercle, sans +encourir les travaux forcés que la vignette des billets de banque promet +aux contrefacteurs. + +D'ailleurs, à côté des travaux matériels à accomplir pour la parfaite +organisation du cercle, il y en avait d'un autre genre qui devaient +tout autant et plus encore que ceux-là, peut-être concourir à sa +prospérité--c'étaient ceux de la publicité: un cercle de ce genre ne +pouvait pas ouvrir ses portes sans tambour ni trompette, et il y avait +longtemps que Raphaëlle avait engagé son orchestre. + +Il avait commencé: _pianissimo_, il était vaguement question d'un +nouveau cercle;--_piano_, il ne ressemblerait en rien à ceux qui avaient +existé jusqu'à ce jour;--_adagio_, on y trouverait un luxe et un confort +inconnus en France, en même temps qu'une sécurité absolue contre les +tricheries; à l'avance les joueurs seraient certains de n'avoir pas à +se surveiller les uns les autres, ce qui supprime tout le plaisir du +jeu;--_andante_, ses salons seraient avenue de l'Opéra, dans la +plus belle maison que Paris ait vu construire en ces dernières +années;--l'attention étant alors suffisamment éveillée, les trompettes +avaient enfin donné son nom: _maestoso ma non troppo_, c'était le «Grand +international»;--_largo_, il avait pour fondateurs l'élite du monde +de la diplomatie (l'ancien ambassadeur aux gages de Barthelasse), de +l'armée (le général Épaminondas), de la politique (le comte de Cheylus, +Adeline, Bunou-Bunou), de l'aristocratie (le duc d'Arcala), des arts +(Bagarry et Fastou), de l'industrie, de la finance, du commerce +parisien, représentés par une kyrielle de noms sérieux bien faits pour +inspirer confiance;--_fortissimo_, ce n'était pas une spéculation louche +comme tant d'autres; _con calore_, c'était une affaire nationale, _con +fuoco_, qui dans l'esprit de ses fondateurs devait concourir, _tempo di +marcia_, au relèvement de la fortune publique. + +Pendant que se jouait cette symphonie Adeline, dont la présence à Paris +n'était pas utile, puisque l'aménagement du cercle ne le regardait en +rien, avait été passer quelques jours à Elbeuf. + +Comme toujours il était arrivé le soir, et il avait trouvé sa famille +dans la salle à manger, l'attendant devant le couvert mis. + +Comme toujours il vint à sa mère, qu'il embrassa respectueusement. + +--Comment vas-tu la Maman? + +--Bien, mon garçon, et toi? Sais-tu que je commençais à être inquiète de +toi? + +--Pourquoi donc? + +--Tu es marqué parmi ceux qui se sont abstenus à la Chambre, et depuis +plusieurs jours tu n'as pas dit un mot, pas même une interruption. + +--Tu sais bien que je n'interromps jamais. + +--Tu as tort; quand on a son mot à dire, on le dit: ça fait plaisir aux +électeurs, qui voient que leur député est à son banc. + +--J'étais pris par le travail des commissions. + +En réalité, ç'avait été par le travail de la fondation de son cercle +qu'Adeline avait été pris; mais il ne pouvait pas le dire à sa mère, +puisqu'il n'en avait pas encore parlé à sa femme, attendant, pour le +faire, qu'il eût obtenu son autorisation: ce serait ce soir-là qu'il lui +annoncerait cette grande nouvelle. + +Mais il ne put pas aborder ce sujet tout de suite après le souper; car +en quittant la table, la Maman, au lieu de se retirer dans sa chambre +comme tous les soirs, lui demanda de la rouler dans le bureau,--ce qui +ne se faisait que dans les circonstances extraordinaires. + +Que voulait-elle donc? Qu'avait-elle à dire? + +Avec elle il n'y avait jamais longtemps à attendre; les paroles ne se +figeaient point sur ses lèvres, et ce qu'elle avait dans le coeur ou +dans l'esprit elle s'en débarrassait au plus vite; aussitôt que Berthe +et Léonie se furent retirées, elle commença: + +--Mon fils, il se passe ici d'étranges choses. + +Adeline regarda sa femme avec inquiétude, s'imaginant qu'une difficulté +ou une querelle s'était élevée entre sa mère et elle, ce qu'il redoutait +le plus au monde. + +--Je m'en suis plainte à ma bru, continua la Maman, mais comme elle n'a +pas tenu compte de mes observations, il faut bien que je te les fasse +à toi-même, quoiqu'il m'en coûte d'_affaiter_ ton retour de querelles, +quand tu rentres chez toi pour te reposer. + +Madame Adeline voulut épargner à son mari l'impatience de chercher où +tendait ce discours. + +--Il s'agit de Michel Debs, dit-elle doucement. + +--Justement, il s'agit de ce Michel Debs qui ne démarre pas d'ici. + +--Oh! Maman! interrompit madame Adeline. + +--Je suis _fiable_ peut-être; quand je dis quelque chose on peut me +croire: bien sûr que ce _clampin_ ne reste pas ici du matin au soir, je +ne prétends pas ça, mais il cherche toutes les occasions pour y venir et +pour voir Berthe. Qu'est-ce que cela signifie? + +--Tu sais bien qu'il aime Berthe; il est tout naturel qu'il cherche à la +rencontrer. + +--Alors tu autorises ces visites? + +Ce n'est pas pour rien qu'on est Normand. + +--Je ne trouve pas mauvais que Berthe connaisse mieux ce garçon; il me +semble que c'est toujours ainsi qu'on devrait procéder dans un mariage. + +--Et s'il lui plaît? + +--Dame! + +--Tu l'accepterais pour gendre? + +--Voudrais-tu faire le malheur de ta petite-fille? + +--C'est justement pour n'avoir pas à faire son malheur que j'ai demandé +à ta femme de fermer notre porte à ce garçon; elle ne m'a pas écoutée; +il a continué à venir et on a continué à lui faire bonne figure; je me +suis tenue à quatre pour ne pas le mettre moi-même à la porte; c'est un +scandale, une abomination; tout Elbeuf sait qu'il vient chez nous pour +Berthe; à la messe on me regarde. + +Il était vrai que tout Elbeuf s'occupait du mariage de Michel Debs avec +Berthe Adeline. Des discussions s'étaient engagées sur ce sujet. On +ne parlait que de cela. Et comme ni les Eck et Debs, ni les Adeline +n'avaient fait de confidence à personne, on se demandait si c'était +possible. Pour tâcher de deviner quelque chose, les dévotes de +Saint-Etienne dévisageaient la vieille madame Adeline, et devant ces +regards elle s'exaspérait, elle s'indignait, non pas tant parce qu'elle +était un objet de curiosité que parce qu'elle devinait les hésitations +de celles qui l'examinaient: comment pouvaient-elles la croire capable +d'accepter un pareil mariage! + +--Maintenant, reprit-elle, tu vas me répondre franchement et décider +entre ta femme et moi: autorises-tu ces visites? Parle. + +Si Normand que fût Adeline, il lui était difficile de ne pas répondre à +une question posée en ces termes et avec cette solennité; cependant il +l'essaya. + +--Je fai dit que c'était une sorte d'épreuve. + +--Alors tu les autorises? + +--Mais.... + +--Oui ou non, les autorises-tu? Autrement consens-tu à ce que je fasse +comprendre à ce jeune homme... poliment qu'il ne doit plus se présenter +ici? + +Cette fois, il n'y avait plus moyen de reculer. + +--C'est impossible, dit-il. + +Il allait expliquer et justifier cette impossibilité, elle lui coupa la +parole. + +--Roule-moi dans ma chambre. + +--Mais, Maman. + +--Je te demande de me rouler dans ma chambre. Si je pouvais me servir de +mes jambes, je serais déjà sortie. Je t'ai déjà dit ce que je pensais de +ce mariage: mieux vaut que Berthe ne se marie jamais que de devenir la +femme d'un juif. Je te le répète. Je sais bien que tu n'as pas besoin de +mon consentement pour faire ce mariage, mais réfléchis à ce que je te +dis: il n'aura jamais ma bénédiction. + +--Mais, Maman.... + +--Roule-moi dans ma chambre. + +Il n'y avait pas à discuter, il fit ce qu'elle demandait, et, +tristement, il revint auprès de sa femme. + +--Tu vois, dit celle-ci. + +--Et justement au moment où j'apportais de bonnes nouvelles, où je +croyais qu'un pas décisif était fait pour assurer ce mariage. + +--Quelle bonne nouvelle? demanda-t-elle avec plus d'appréhension que +d'espérance, comme ceux que le sort a frappés injustement et qui n'osent +plus croire à rien de bon. + +Il raconta comment par son ami le vicomte de Mussidan, qui l'avait si +gracieusement obligé au moment de la crise provoquée par la faillite +Bouteillier, il avait été amené à s'occuper de la fondation d'un cercle, +dont le but était le relèvement de la fortune publique, il expliqua +la situation qu'on lui faisait, situation honorifique et situation +matérielle; enfin, il dit avec quel empressement on lui avait accordé +l'autorisation qu'il demandait. + +--Et tu ne m'avais parlé de rien! s'écria-t-elle. + +--Tout était subordonné à l'autorisation administrative, c'est +d'avant-hier que je l'ai. + +Ce n'était pas la joie que donne une bonne nouvelle qui se peignait sur +le visage de madame Adeline, tout au contraire. + +--Comme tu accueilles cela! dit-il. Dans notre position ce n'est donc +rien qu'un gain de soixante-quinze mille francs et un traitement de +trente-six mille? + +--C'est parce que c'est beaucoup que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Je ne sais pas. + +--Eh bien, alors? + +--Je n'entends rien à ces choses, tu n'y entends rien toi-même; comment +me rassurerais-tu? Ce que je comprends, c'est qu'il s'agit de jeu, et +que c'est sur les produits du jeu que votre cercle doit marcher. + +--Comme tous les cercles: un joueur joue chez nous, il nous paye pour +jouer comme un spéculateur paye un agent de change pour jouer à la +Bourse. + +--Crois-tu? Moi je n'aime pas cet argent. La source où on le prend me... +(elle allait dire: me dégoûte, elle se reprit:)... me répugne. + +--C'est celle où puisent tous les cercles; sois sûre qu'il n'y a que les +joueurs qui trouvent immoral de payer un tant pour cent sur les sommes +qu'ils risquent; le public serait plutôt disposé à trouver que ce tant +pour cent n'est pas assez élevé. + +--Mais si tu allais devenir joueur toi-même! A vivre avec les gens, on +prend leurs défauts. + +--Moi, joueur! à mon âge! dit-il en riant. Quand je n'ai qu'un souci, +celui de vous gagner de l'argent, j'irais m'exposer à en perdre! Tu ne +crois pas ce que tu dis. + +--Enfin, si tu étais trompé par ces gens: tout ce monde qui vit par le +jeu n'a pas bonne réputation. + +--Crois-tu que je n'aurai pas les yeux ouverts? Je ne suis pas président +à vie: le jour où je verrais la plus petite irrégularité compromettante, +si petite qu'elle fût, je me retirerais! + +--Et si tu ne la vois pas? + +--As-tu le moyen de me donner cinquante mille francs demain pour +rembourser le vicomte? Non, n'est-ce pas? As-tu, d'autre part, le moyen +de me faire gagner trente-six mille francs par an, que nous pouvons +mettre de côté? Non, n'est-ce pas? Eh bien! alors, ne repoussons pas +l'occasion qui se présente, même si elle nous expose à un risque. Tu +conviendras, au moins, que ce risque est bien petit. A nous deux, nous +nous en garerons bien. + +Que dire de plus? C'était son instinct qui protestait, et encore +vaguement, sans avoir rien de précis à opposer aux réponses de son mari. +Elle ne pouvait que subir le fait accompli,--au moins pour le moment. +Mais s'il promettait d'ouvrir les yeux, elle, de son côté, se promettait +de les ouvrir aussi. + +Auprès de Berthe, sa bonne nouvelle reçut, le lendemain matin, un +meilleur accueil. + +--Alors, cela assure notre mariage! s'écria-t-elle quand il lui eut +expliqué la situation. + +--Au moins cela l'avance-t-il. + +--Si tu savais comme je suis heureuse! Je peux bien te dire maintenant +que, depuis notre promenade dans les bois du Thuit, je ne vis pas; +plus je trouvais Michel aimable et charmant, plus je reconnaissais de +qualités en lui, plus il me plaisait, plus je... l'aimais, plus je me +tourmentais, me désespérais, en me disant que peut-être il faudrait +renoncer à lui. Alors, maintenant, nous allons nous voir librement, +n'est-ce pas? + +--Pas encore. Il faut ménager ta grand'mère et la sienne. Mais voici +une idée qui me vient et qui va te consoler. Nous donnons une fête pour +l'ouverture de mon cercle. Tout Paris y sera. Tu y viendras avec ta +mère, et j'inviterai Michel. + +--Décidément, tu es le roi des pères! + +--Comme les rois doivent offrir des toilettes royales à leurs filles, tu +vas me dire quelle robe je dois commander à madame Dupont. + +--Ce n'est pas la peine d'en commander une; j'ai ma robe de tulle rose +que je n'ai mise qu'une fois: elle me va très bien, elle suffira, +puisque Michel ne la connaît pas et... que ce sera pour lui que je +m'habillerai. + + +IX + +Ç'avait été une grosse affaire de dresser le programme de la fête que +le _Grand International_, ou le _Grand I_, comme on disait déjà en +abrégeant son nom, devait donner pour son ouverture. + +Il fallait quelque chose d'original, de neuf, de brillant, surtout de +tapageur qui frappât l'attention. Et en un pareil sujet le neuf est +difficile à trouver. On a tant fait d'ouvertures de n'importe quoi, qui +devaient être tapageuses, que toutes les combinaisons, même absurdes, +ont été épuisées; il est terriblement blasé sur ce genre de fêtes, le +public parisien et surtout le public boulevardier. + +Bagarry avait proposé un acte inédit de sa composition, mondain, léger +et piquant; Fastou avait suggéré l'idée d'exposer quelques-unes de ses +dernières oeuvres; des pianistes avaient assiégé Frédéric, Raphaëlle, M. +de Cheylus et même Adeline; des guitaristes espagnols s'étaient offerts; +un Américain célèbre dans son pays pour jouer des airs variés en faisant +craquer ses bottes s'était mis à la disposition de Frédéric, qui avait +refusé avec autant d'indignation que de mépris: son cercle servir à de +pareilles exhibitions! C'était quelque chose d'artistique, de distingué, +de noble qu'il lui fallait, en un mot, un programme caractéristique qui +montrât bien à tous dans quelle maison on se trouvait. + +Un moment il avait eu la pensée d'obtenir de son beau-frère Faré +un petit acte inédit, dont la représentation eût été un «événement +parisien»; mais le beau-frère avait obstinément refusé, et ce qui était +plus indigne encore (le mot était de Raphaëlle), la soeur elle-même +n'avait pas voulu s'interposer entre son frère et son mari pour +amener celui-ci à donner cet acte. Il avait eu beau prier, supplier, +s'indigner, se fâcher, invoquer la solidarité de la famille, elle avait +résisté aux prières comme aux reproches et aux menaces: + +--De l'argent s'il t'en faut, oui, encore comme autrefois; le nom de mon +mari, jamais. + +--Ton mari ne peut-il pas m'aider, quand une occasion se présente? + +--Non, quand elle se présente mal. + +--On dirait vraiment que M. Faré nous a fait un honneur en entrant dans +notre famille. + +--Au moins ferait-il honneur à votre maison de jeu en lui donnant son +nom, et c'est pour cela que je ne le lui demanderai point. + +--Nous nous en passerons. + +Ils s'en passèrent en effet, mais, si le programme manqua de cette +attraction, il en eut d'autres: d'abord un dîner pour les invités +sérieux, ceux qui devaient largement le payer en services rendus; puis +une soirée réunissant une élite de comédiens et de chanteurs comme +on n'en voit que dans les grandes représentations à bénéfices, et à +laquelle des femmes seraient invitées, ce qui serait une originalité, +une innovation que l'influence du président ferait tolérer,--pour une +fois; enfin un souper. Quand les nappes blanches auraient été remplacées +par des tapis verts et qu'il ne resterait plus que des joueurs dans les +salons, la vraie fête commencerait. Adeline aurait voulu qu'on ne jouât +point ce jour-là, mais il avait dû céder aux réclamations de son comité: +tout le monde s'était mis contre lui, même les honnêtes commerçants ses +amis qui jusqu'à ce jour n'avaient fait parti d'aucun cercle; et c'était +précisément ceux-là qui avaient montré le plus d'empressement à jouir +des plaisirs qu'ils pouvaient enfin s'offrir en toute sécurité: ce ne +serait pas chez eux qu'il y aurait à observer son voisin pour voir s'il +ne triche pas. + +Le dîner était pour huit heures; dès sept heures et demie les invités +commençaient à monter le grand escalier, si bien rempli de plantes +vertes et de camélias que le buste de la République, placé dans sa +niche, disparaissait sous le feuillage et qu'il était impossible de +distinguer si on avait devant les yeux une tête de saint ou d'empereur +romain. Dans le vestibule, qui, par les dimensions, était un véritable +hall, se tenaient les valets de pied en grande livrée: souliers à +boucles d'argent, bas de soie, habit à la française fleur de pêcher, +galonné d'argent. A tous les invités, le secrétaire remettait le +programme, et pour quelques-uns, à ce programme il ajoutait discrètement +une petite enveloppe contenant quelques jetons de nacre: c'était une +attention délicate dont Raphaëlle avait suggéré l'idée; avec quelques +milliers de francs, on pouvait donner de la gaieté au dîner... et, plus +tard, de l'animation au jeu. + +Dans le salon, les membres du comité recevaient leurs hôtes, qu'ils +ne connaissaient pas pour la plupart; Adeline, adossé à la cheminée, +souriant et accueillant, avait près de lui le comte de Cheylus, le +général Epaminondas et l'ancien ambassadeur qui, pour cette solennité, +avaient cru devoir sortir toutes leurs décorations: M. de Cheylus en +était si haut cravaté, qu'il se tenait raide comme s'il souffrait d'un +torticolis ou d'un lumbago. + +Le plus souvent, les dîners d'inauguration sont écoeurants par leur +banalité, mais celui du _Grand I_ était exquis, ayant été préparé dans +les cuisines mêmes du cercle par un chef de talent. Il importait, en +effet, au succès de l'entreprise, qu'on parlât de la cuisine du _Grand +I_ et qu'on sût dans Paris qu'elle était supérieure, de beaucoup +supérieure, à celle que pour le même prix on pouvait trouver ailleurs. +Au premier abord, une spéculation consistant à donner pour deux francs +cinquante, avec le vin, un déjeuner qui en vaut cinq, et pour quatre +francs un dîner qui en vaut huit, peut paraître détestable; cependant +elle est en réalité excellente, bien qu'elle se traduise par une +allocation de vingt ou trente mille francs au cuisinier. Parmi les gens +qui fréquentent les cercles, il en est qui savent compter, et qui se +disent que deux francs cinquante d'économie sur le déjeuner, quatre +francs sur le dîner, donnent deux cents francs par mois, soit deux mille +quatre cents francs par an, ce qui en vaut vraiment la peine. Il est +vrai qu'ils pourraient se dire aussi qu'il n'est peut-être pas très +délicat de faire ce bénéfice; mais sans doute ils n'y pensent pas: la +cagnotte payera ça. Et en effet elle le paye sans murmurer, car cette +perte de vingt ou trente mille francs sur la table est une bonne affaire +pour elle: c'est par le dîner que bien des joueurs sont attirés et +retenus; et c'est par le déjeuner que plus d'une cagnotte a été sauvée +des justes sévérités de la police. Si bien fondées que soient les +plaintes contre un cercle, l'administration y regarde à deux fois avant +de le fermer, quand son déjeuner est fréquenté par des gens ayant un nom +honorable: des commerçants, des artistes, des médecins, des avocats qui +levés avant midi pour s'asseoir à la table du restaurant ne sont pas +des joueurs de profession; ceux-là font du cercle ce qu'il doit être, un +lieu de réunion; et ce paratonnerre vaut plus qu'il ne coûte. + +La bonne chère d'un côté, de l'autre l'attention de Raphaëlle, combinant +leurs effets, le dîner fut très gai, et l'on arriva à l'heure des toasts +sans avoir conscience du temps écoulé. + +Ce fut Adeline qui se leva le premier et porta la santé des +représentants de l'armée, de la diplomatie, de la politique, des +lettres, des arts, du commerce et de l'industrie qu'il avait la fière +satisfaction de voir réunis autour de lui dans un but patriotique. + +A ce mot, plus d'un convive avait ouvert les oreilles, ne se doutant +guère qu'en mangeant ce bon dîner, dans cette salle luxueuse, au +milieu de ces belles tentures et de ces fleurs, il concourait à un but +patriotique et accomplissait un devoir: vraiment doux, le devoir du +cimier de chevreuil, et aussi celui du Château-yquem. + +Mais Adeline était trop absorbé dans son discours, qu'il disait et ne +lisait pas, pour rien voir; il continuait et développait la pensée sur +laquelle il vivait depuis qu'il s'était décidé à demander l'autorisation +de son cercle, et sur ses lèvres voltigeaient les grands mots de +Paris-lumière, de ville de toutes les élégances et de tous les génies, +de relèvement de la fortune publique par le luxe, de travail français, +de production nationale. + +Si les convives à l'intelligence alerte avaient été un peu surpris +d'entendre parler du devoir patriotique qu'ils accomplissaient à cette +table, ils ne le furent pas moins quand ils comprirent que l'ouverture +de ce cercle n'avait pas d'autre but que de travailler au relèvement de +la fortune publique. + +--En voilà une bonne! murmura l'un d'eux. + +Mais les commentaires ne purent pas s'échanger; Bunou-Bunou venait de se +lever pour répondre au président, et aussitôt le silence avait succédé +aux applaudissements: c'était un régal qu'un toast de Bunou-Bunou, qui +dépensait des trésors de lyrisme dans ses rapports pour ériger une +commune en chef-lieu de canton, et dont le choix d'adjectifs étonnants +était affiché dans les bureaux des journaux. + +--Je parie deux louis que nous allons entendre la fameuse phrase: +«J'ignore si je m'abuse», dit un journaliste parlementaire; qui tient +mes deux louis? + +Mais personne ne lui répondit, et ce fut avec raison, car le premier mot +qui sortit de la bouche inspirée du député fut précisément la fameuse +phrase qui planait sous la coupole du palais Bourbon: + +--Messieurs, j'ignore si je m'abuse.... + +Le rire étouffa la reconnaissance de l'estomac, et parmi ceux qui +avaient déjà entendu cette phrase célèbre, il y en eut plus d'un qui se +cacha la figure dans sa serviette; d'autres se fâchèrent et déclarèrent +qu'au lieu de les obliger à écouter ces jolies choses, «on ferait bien +mieux d'en tailler une petite.» + +Heureusement les discours tournèrent court; il fallait enlever les +tables pour la soirée, et il n'y avait pas de temps à perdre. + +En sortant de la salle à manger, Adeline se rendit dans son cabinet, où +il trouva sa femme et Berthe qui venaient d'arriver avec Michel Debs. + +Ils étaient venus d'Elbeuf dans l'après-midi,--ce qui avait donné à +Michel et à Berthe la joie de se trouver pendant trois heures dans le +même compartiment en face l'un de l'autre, les yeux dans les yeux,--et +ils n'avaient pas encore visité les salons du cercle. + +--Voulez-vous offrir votre bras à ma fille? dit Adeline à Michel; en +attendant que la soirée commence, nous ferons un tour dans les salons; +il faut que je vous montre _mon_ cercle. + +C'était de la meilleure foi du monde qu'il disait «mon cercle»: +n'était-ce pas lui qui avait obtenu l'autorisation de l'ouvrir, n'en +était-il pas le président, ne décidait-il pas des admissions, tout le +monde n'était-il pas chapeau bas devant lui: Frédéric se tenait si +discrètement à l'écart qu'il n'avait pas paru au dîner; il se montrerait +seulement à la soirée, comme bien d'autres. + +Ils avaient commencé leur tour, Adeline donnant le bras à sa femme, +Michel conduisant Berthe; à mesure qu'ils avançaient, l'impression +n'était pas la même chez la mère que chez la fille: madame Adeline se +montrait effrayée du luxe qu'elle voyait, Berthe en était émerveillée; +quant à Michel, il n'avait d'yeux que pour Berthe, et s'il ne pouvait +être toujours tourné vers elle, il la regardait venir dans les glaces, +et par cela seul qu'il la voyait s'appuyer sur son bras, il la sentait +plus à lui: à la douceur du contact de la main s'ajoutait le ravissement +des yeux: qu'elle était charmante dans sa toilette rose! + +Ils arrivèrent à la salle de baccara, dont Adeline ouvrit la porte, et +ils se trouvèrent dans une grande pièce, plus longue que large et très +haute, puisque de deux étages on en avait fait un seul en supprimant le +plancher; le plafond était à caissons dorés et les murs étaient tendus +de belles tapisseries tombant sur des boiseries sombres. + +--Comment trouvez-vous ça? demanda Adeline avec fierté. + +--On dirait une chapelle, répondit Berthe. + +En rentrant dans le grand salon, M. de Cheylus et Frédéric vinrent +au-devant d'eux, et les présentations eurent lieu: + +--Mon cher président, on vous réclame, dit Frédéric; si ces dames +veulent bien m'accepter à votre place, je vais les installer; je +resterai avec elles pour leur nommer vos invités; il faut bien qu'elles +les connaissent, puisqu'elles sont les maîtresses de la maison. + +Et ce fut réellement en maîtresses de la maison qu'il les traita: on +ne pouvait être plus respectueux, plus aimable, plus Mussidan; madame +Adeline, qui avait pour lui une répulsion instinctive, fut gagnée. +C'était vraiment l'homme que si souvent son mari lui avait dépeint. + +Les salons s'emplirent «_et la fête commença_». Comme le programme en +avait été très habilement composé, ce fut au milieu des applaudissements +qu'il s'exécuta; de tous côtés partaient des exclamations enthousiastes, +et les compliments accablaient Adeline, qui ne savait à qui répondre, un +peu grisé de ce triomphe. + +Cependant tout le monde n'applaudissait point, et dans les coins se +manifestaient de sourdes protestations et des impatiences. + +--Ça ne finira donc jamais, leur bête de fête? + +--On n'en taillera donc pas une petite? + +Si Raphaëlle avait été présente, elle aurait vu que, parmi ces +mécontents se trouvaient quelques-uns de ceux à qui elle avait eu la +prévenance de faire remettre des jetons de nacre. + +Enfin la fête s'acheva, et le souper, bien que traînant un peu en +longueur, se termina aussi: les invités peu à peu se retirèrent, au +moins ceux qui étaient venus avec leurs femmes. + +Quand il ne resta plus que des hommes, on envahit la salle de baccara, +et, quoiqu'elle fût vaste, on s'y entassa si bien que ce fut à peine si +ceux qui s'étaient assis à la table purent remuer les coudes. + +--Messieurs, faites votre jeu; le jeu est fait; rien ne va plus. + +Le lendemain, les journaux racontaient cette fête, mais, ce qui valait +mieux, le bruit se répandait dans Paris, se colportait, se répétait +qu'il y avait une caisse sérieuse au nouveau cercle et qu'elle s'ouvrait +facilement. + +Le _Grand I_ était fondé. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + +I + +Le _Grand I_ n'était ouvert que depuis quelques mois et déjà Adeline +se demandait comment, pendant tant d'années il avait pu vivre à Paris +ailleurs que dans un cercle. + +Elles avaient été si longues pour lui, si vides, si mortellement +ennuyeuses, les soirées qu'il passait à tourner dans son petit +appartement de la rue Tronchet, ou à se promener mélancoliquement tout +seul autour de la Madeleine, allant du boulevard à la gare Saint-Lazare +et de la gare au boulevard en gagnant ainsi l'heure de se coucher! Que +de fois, en entendant les sifflets des locomotives, avait-il eu la +tentation de monter l'escalier de la ligne de Rouen et de s'asseoir dans +le wagon qui l'emmènerait jusqu'à Elbeuf! Il manquerait la séance du +lendemain, eh bien! tant pis, il se trouverait au moins, parmi les +siens; il embrasserait sa fille à son réveil; quelle joie dans la +vieille maison de l'impasse du Glayeul! Là étaient la liberté, la +gaieté, le repos; Paris n'était qu'une prison où il faisait son temps, +et ce temps était si dur, si morne, que, plus d'une fois, il avait pensé +à se retirer de la politique pour vivre tranquille à Elbeuf, dans sa +famille, avec ses amis, pendant la semaine surveillant sa fabrique, +taillant ses rosiers du Thuit le dimanche, heureux, l'esprit occupé, le +coeur rempli, entouré, enveloppé d'affection et de tendresse, comme il +avait besoin de l'être. + +Mais du jour où le _Grand I_ avait été ouvert, cette existence monotone +du provincial perdu dans Paris avait changé: plus de soirées vides, plus +de dîners mélancoliques en tête à tête avec son verre, plus de déjeuners +hâtés au hasard des courses et des rendez-vous d'affaires; il avait un +chez lui, un nid chaud, capitonné, luxueux, joyeux,--_son_ cercle, où +toutes les mains se tendaient pour serrer la sienne, où les sourires +les plus engageants accueillaient son entrée, où il était, pour tous +«Monsieur le président.» + +A _sa_ table, qui ne ressemblait en rien à celle des restaurants +médiocres qu'il avait jusque-là fréquentés avec la prudente économie +d'un provincial, il était un vrai maître de maison; on l'écoutait, on le +consultait, on le traitait avec une déférence dont les premiers jours il +avait été un peu gêné, mais à laquelle il n'avait pas tardé à si bien +s'habituer que ce n'était plus seulement pour les valets, empressés +à lui prendre son pardessus et son chapeau, qu'il était «monsieur le +président», il l'était devenu pour lui-même, croyant à son titre, le +prenant au sérieux, s'imaginant «que c'était arrivé»; président! ne le +fût-on que de la Société des bons drilles, on est toujours «Monsieur le +président» pour quelqu'un et conséquemment pour soi. + +Mais bien plus encore que les satisfactions de la vanité, celles de la +camaraderie et de l'amitié l'avaient attaché à son cercle. En sortant de +la Chambre il n'était plus seul sur le pavé de Paris, comme pendant +si longtemps il l'avait été, il ne s'arrêtait plus sur le pont de la +Concorde pour regarder l'eau couler en se demandant de quel côté il +allait aller, à droite, à gauche, sans but, au hasard. + +Il était rare que maintenant il sortît seul de la Chambre, presque tous +les soirs Bunou-Bunou l'accompagnait, chargé d'un portefeuille bourré de +paperasses, et toujours régulièrement M. de Cheylus, qui, mis à la porte +par Raphaëlle le jour même où elle n'avait plus eu besoin de lui, était +heureux de trouver au cercle un bon dîner qui ne lui coûtait rien,--le +_suif_. + +D'autres collègues aussi se joignaient à eux quelquefois, invités par +Adeline, ou bien s'invitant eux-mêmes, quand ils étaient en disposition +de s'offrir un dîner meilleur et moins cher que dans n'importe quel +restaurant. + +--Je vais dîner avec vous. + +On partait en troupe, et par les Tuileries quand il faisait beau, par +les arcades de la rue de Rivoli quand il pleuvait, on gagnait l'avenue +de l'Opéra, en causant amicalement. Lorsqu'à travers les glaces de la +porte à deux battants, le valet de service dans le vestibule avait vu +qui arrivait, il se hâtait d'ouvrir en saluant bas, et par le grand +escalier décoré de fleurs en toute saison, Adeline faisait monter ses +invités devant lui; si quelqu'un, par déférence d'âge ou pour autre +raison, voulait lui céder le pas, il n'acceptait jamais: + +--Passez donc, je vous prie, je suis chez moi. + +C'était chez lui qu'il recevait ses amis; c'était à lui les valets qui +dans le hall s'empressaient autour de ses invités; à lui ces vitraux +chauds aux yeux, ces tableaux signés de noms célèbres. + +A vivre sous ces corniches dorées, à marcher sur ces tapis doux aux +pieds, à s'engourdir dans des fauteuils savamment étudiés, à n'avoir +qu'un signe à faire pour être compris et obéi, il s'était vite laissé +gagner par le besoin de la vie facile et confortable qui exerce un +attrait si puissant sur certains habitués des cercles qu'ils se trouvent +mal à leur aise partout ailleurs que dans leur cercle. Et pour lui cette +attraction avait été d'autant plus envahissante qu'il avait toujours +vécu au milieu d'une simplicité patriarcale: point de tapis, point de +vitraux à Elbeuf, et des domestiques qui ne comprenaient pas à demi-mot. + +Mais ce qu'il n'avait jamais eu à Elbeuf, et ce qu'il avait trouvé dans +son cercle, c'était la conversation facile et légère de _ses_ dîners +qui, en une heure, lui apprenait la vie de Paris avec ses dessous, ses +scandales, ses histoires amusantes ou tragiques, ses drôleries ou ses +douleurs. Bien qu'habitué aux propos graves et lourds de la province, +qui partent de rien pour arriver à rien, il aimait cependant la +raillerie fine et le mot vif, et quand il avait à sa table--ce qui +d'ailleurs, arrivait souvent--des gens d'esprit à la langue aiguisée ou +à la dent dure, aussi capables d'inventer ce qu'ils ne savaient point +que de bien dire ce qu'ils répétaient, c'était pour lui un régal de les +écouter. Un jour celui-ci, le lendemain celui-là, tous venaient lui +donner leur représentation sans qu'il eût à se déranger; il n'avait qu'à +leur sourire, qu'à les applaudir, ce qu'il faisait du reste avec une +amabilité pleine de bonhomie. + +Comme la nature l'avait doué de l'esprit de justice en même temps que +d'une âme reconnaissante, il ne pouvait pas jouir de cette existence +agréable sans se dire que c'était à Frédéric qu'il la devait. + +Parfait le vicomte. Il avait rencontré en lui le collaborateur le plus +zélé en même temps que le plus discret, deux qualités qui ordinairement +s'excluent l'une l'autre. + +Bien qu'il surveillât tout, bien qu'il fît tout, et ne quittât guère +le cercle, jamais Frédéric ne se mettait en avant: Maurin, qui avait +toujours le titre de gérant, était, il est vrai, bien effacé, mais ce +qui importait à Adeline, c'était que lui, président, ne le fût point; +c'était que la gestion financière n'empiétât point sur la direction +morale, et, après dix mois d'exercice, il se sentait aussi maître de +cette direction qu'au jour où, pour la première fois, il avait pris la +présidence. + +Pour les admissions, lui et son comité étaient restés les maîtres +absolus, et jamais le gérant n'avait essayé de leur faire admettre des +membres douteux, comme il arrive dans tant de cercles, où le souci de +faire marcher la partie passe avant tout; et, comme il devait arriver +au _Grand I_, lui avait-on prédit charitablement en l'avertissant de se +bien tenir de ce côté; mais ces cercles avaient pour gérant un Maurin, +non un vicomte de Mussidan! + +D'autre part, jamais il ne lui était venu à lui ni à son comité des +plaintes, ou simplement des réclamations, tant la machine administrative +fonctionnait avec régularité. + +C'était bien le cercle modèle dont le vicomte avait parlé dans leurs +entretiens du soir sur les boulevards, et que, grâce à la sévérité de sa +surveillance, ils avaient pu réaliser. + +--Où diable a-t-il appris l'administration? demandait parfois Adeline en +faisant son éloge aux membres du comité. + +A quoi M. de Cheylus, feignant d'ignorer les liens qui attachaient +Raphaëlle à Frédéric et aussi la part que celui-ci avait prise à son +expulsion, répondait qu'on ne fait bien que ce qu'on n'a pas appris à +faire; mais cette réponse, il l'accompagnait d'un sourire railleur qui +démentait ses paroles. Venant de tout autre, ce sourire énigmatique +eût inquiété Adeline: chez M. de Cheylus il n'avait aucune importance; +c'était simplement la vengeance d'un... battu. + +Et quand M. de Cheylus était absent, Adeline riait avec les autres +membres du comité de cette petite traîtrise. + +--Il n'en prend pas son parti, le comte. + +--Dame! il y a de quoi! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble qu'à la place de M. de +Cheylus, au lieu d'en vouloir au vicomte, je lui en saurais gré. +Peut-être trouverez-vous que ce que je dis là a l'air d'une naïveté; je +vous affirme que c'est profond. + +Cependant, devant la persistance du sourire de M. de Cheylus, Adeline, +par excès de conscience plutôt que par curiosité, avait voulu savoir ce +qu'il cachait, mais inutilement; M. de Cheylus n'avait rien répondu aux +questions les plus pressantes; il n'avait rien voulu dire de plus que ce +qu'il avait dit; il ne savait rien de plus sur le compte de «ce jeune +homme» que ce que tout le monde savait. + +Adeline eût eu le plus léger soupçon sur Frédéric qu'il eût cherché, au +delà de ces sourires et de ces propos vagues, mais comment pouvait-il en +avoir quand chaque jour se renouvelait sous ses yeux la preuve que le +_Grand I_ était le modèle des cercles? + +On sait que l'été fait le vide dans les cercles comme dans les théâtres: +avec la chaleur, la vie mondaine de Paris s'endort: on est à Trouville, +à Dieppe, «en déplacement de sport ou de villégiature»; plus tard on +chasse, on ne va pas à son cercle, et plus ce cercle est d'un rang +élevé, plus il est abandonné par ses membres. Cependant tous ces membres +ne restent pas sans venir à Paris pendant cinq ou six mois, et ceux +qui n'y sont pas ramenés pour une raison quelconque de sentiment ou +d'affaires, le traversent en se rendant du nord dans le midi, ou de +l'est dans l'ouest. Où passer ses soirées? au théâtre? ils sont fermés; +à son cercle! la partie y est morte faute de combattants. Ne pourrait-on +donc pas en tailler une? Il y a longtemps qu'on n'a pas joué; les doigts +vous démangent. Si alors on entend parler d'un cercle où la partie a +gardé un peu d'entrain, on y court; qu'il soit de second ou de troisième +ordre, qu'importe, puisqu'on n'y entre qu'en passant? deux parrains vous +présentent, et l'on s'assied à la table du baccara. + +C'était ainsi que, pendant la belle saison, alors que les autres cercles +chômaient, Adeline avait eu la satisfaction de voir venir au _Grand I_ +les membres les plus connus des grands cercles. Frédéric ne manquait +pas d'en faire la remarque, sans y insister plus qu'il ne fallait, +d'ailleurs. + +--Vous voyez comme on vient à nous. + +Adeline était ébloui par les noms des ducs, des princes, des marquis qui +défilaient sur les lèvres de son gérant, et quand il allait à Elbeuf il +ne manquait pas de les répéter à sa femme. + +--Tu vois comme on vient chez nous: nous sommes un centre, un terrain +neutre, celui de la fusion, le trait d'union entre la France qui +travaille et la France qui s'amuse, entre la bourgeoisie républicaine et +le monde élégant. + +Mais cela ne rassurait point madame Adeline; ce qu'elle voyait de plus +clair, c'est que son mari venait moins souvent à Elbeuf; c'est que, +quand il était chez lui, il ne se montrait plus aussi sensible +qu'autrefois aux joies du foyer, rudoyant ses domestiques, boudant sa +cuisine, blaguant son vieux mobilier qui, pour la première fois depuis +quarante ans, lui semblait aussi peu confortable que ridicule. + + +II + +Si grande que fût la satisfaction d'Adeline, elle n'était pourtant pas +sans mélange. + +Quand il se disait que Son Altesse le prince de... le duc de..., le +marquis de..., étaient venus perdre quelques milliers de francs chez +lui, il éprouvait un sentiment de vanité dont il ne pouvait se défendre; +et quand il se disait aussi que le cercle qu'il présidait servait de +trait d'union entre la bourgeoisie républicaine et le monde élégant, +c'était un sentiment de juste fierté qui le portait et auquel il pouvait +s'abandonner franchement, avec la conscience du devoir accompli. + +Mais quand, d'autre part, il se disait qu'il devait près de cinquante +mille francs à la caisse de _son_ cercle, qui n'était pas _sa_ caisse, +par malheur, c'était un sentiment de honte qui l'anéantissait. + +Comment avait-il pu se laisser entraîner à jouer? + +C'était avec bonne foi, avec conviction qu'il avait rassuré sa femme +lorsqu'elle avait manifesté la crainte qu'il ne devînt joueur. + +--Moi, joueur! + +Il se croyait alors d'autant plus sûrement à l'abri, qu'il avait joué +dans sa jeunesse et que par expérience il connaissait les dangers du +jeu. + +Ce n'est pas quand on a été entraîné une première fois et qu'on a eu la +chance de se sauver, qu'on se laisse prendre une seconde. A vingt ans +on a une faiblesse et une ignorance, des emportements et des vaillances +qu'on n'a plus à cinquante après avoir appris la vie. + +Qu'il eût joué et perdu de grosses sommes en voyageant en Allemagne, +il y avait eu alors toutes sortes de raisons et même d'excuses à sa +faiblesse: sa maîtresse était joueuse; les casinos étaient devant lui +avec leurs portes ouvertes et leurs tentations; l'argent qu'il risquait +et qu'il n'avait point eu la peine de gagner ne lui coûtait rien, pas +même un regret bien profond s'il le perdait, puisque cette perte était +légère pour la fortune de ses parents. + +Dans ces conditions, il avait pu jouer. Sa faute était simplement celle +d'un jeune homme riche, d'un fils de famille qui s'amuse, sans faire +grand mal à personne, ni à sa famille, ni à lui-même; ç'avait été une +épreuve salutaire; s'il était entré dans la fournaise, il s'y était +bronzé, et si complètement que depuis vingt-cinq ans il n'avait plus +joué. Pourquoi eût-il joué? Il n'avait jamais eu le goût des cartes; +s'asseoir pendant des heures devant un tapis vert, sous la lumière d'une +lampe, rester immobile, ne pas parler, l'ennuyait; il était assez riche +pour que l'argent gagné au jeu ne lui donnât aucun plaisir, et il ne +l'était pas assez pour que celui perdu ne lui fût pas une cause de +regret et de remords. Pendant vingt ans il n'avait cessé de répéter +cette maxime aux jeunes gens qu'il voyait jouer: + +--Que faites-vous là, jeunes fous? Voulez-vous bien vous sauver? +Amusez-vous tant que vous voudrez, ne jouez pas. + +Et voilà que lui, vieux fou, avait fait ce qu'il reprochait aux autres. + +Comme il était sincère, pourtant, dans ses remontrances; comme il les +trouvait misérables, ceux qui succombaient à la passion du jeu! + +Encore ceux-là étaient-ils jusqu'à un point excusables, puisqu'ils +étaient des passionnés, c'est-à-dire des êtres inconscients et par là +des irresponsables; mais lui, quand pour la première fois il s'était +assis à la table de baccara de son cercle, il n'avait pas été poussé par +la main irrésistible de la passion. + +C'était même cette absence de passion pour le jeu, cette certitude que +les cartes l'ennuyaient acquise dans sa première jeunesse, et confirmée +pendant plus de vingt-cinq ans par une abstention absolue, qui lui +avaient inspiré une complète sécurité lorsqu'il avait discuté dans sa +conscience la question de savoir s'il accepterait ou s'il refuserait les +propositions de Frédéric. + +Qu'il se décidât, et il était assuré à l'avance de n'avoir rien à +craindre pour lui-même: on ne devient pas joueur parce qu'on vit au +milieu des joueurs et qu'on voit jouer; le jeu n'est pas une maladie +contagieuse qui se gagne par les yeux, alors surtout qu'on plaint ou +qu'on méprise ceux qui ont le malheur d'en être infectés. + +Comme ces fiévreux et ces agités lui paraissaient ridicules ou +pitoyables: sur leurs visages convulsés, rouges ou pâles, selon le +tempérament, dans leurs mouvements saccadés, dans leurs regards ivres de +joie ou navrés de douleur, dans leur exaltation ou leur anéantissement, +il s'amusait à suivre les sensations par lesquelles ils passaient. + +Et avec la satisfaction égoïste de celui qui, du rivage, jouit de +l'horreur d'une tempête, il se disait qu'heureusement pour lui il était +à l'abri de ce danger. + +--Qu'irait-il faire dans cette galère? + +Mais comme l'égoïsme justement ne faisait pas du tout le fond de sa +nature, comme il était au contraire bonhomme, et compatissait d'un coeur +sensible à la douleur et au malheur, plus d'une fois il avait cru devoir +adresser des avertissements à quelques-uns de ceux qui, pour une raison +ou pour une autre, l'intéressaient plus particulièrement. + +Et dans les premiers temps, amicalement, cordialement, en leur prenant +le bras et en le passant sous le sien comme on fait avec un camarade, +il leur avait dit ce qu'il croyait propre à leur ouvrir les yeux, les +grondant, les chapitrant. Quelquefois même, dans des cas graves, il +les avait fait comparaître dans son cabinet de président, et là, entre +quatre yeux, il les avait sérieusement avertis: «Vous jouez trop gros +jeu, mon jeune ami, et, permettez-moi de vous le dire, un jeu qui n'est +pas en rapport avec vos ressources.» + +Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour reconnaître que ses +discours les plus affectueux étaient aussi peu efficaces que les +semonces les plus vertes; tendres ou dures, ses paroles ne produisaient +aucun effet. + +Alors il avait renoncé aux discours, avec regret il est vrai, mais enfin +il y avait renoncé, n'étant point homme à persister dans une tâche dont +il reconnaissait lui-même l'inutilité. + +--Ils sont trop bêtes! s'était-il dit. + +Mais pour ne plus faire le Mentor, il ne renoncerait pas à faire le +président: c'était lui qui avait la charge de l'honneur de son cercle, +et l'honneur du _Grand I_ était que le jeu y fût contenu dans des +limites raisonnables. + +Il veillerait à cela; il protégerait les joueurs malgré eux et contre +eux: son cercle ne deviendrait pas un tripot. + +Alors on l'avait vu rester tard au cercle et quelquefois même y passer +la plus grande partie de la nuit: continuellement il circulait dans les +salons, rôdant autour des tables, regardant le jeu comme s'il avait +eu mission de le surveiller; parfois, on l'apercevait endormi dans un +fauteuil, surpris par la fatigue; mais, aussitôt qu'il s'éveillait, il +reprenait ses promenades en cherchant à savoir ce qui s'était passé +pendant qu'il sommeillait. + +Plus d'une fois il était arrivé que pendant qu'il se tenait debout, les +mains dans ses poches à côté de la table de baccara, un joueur lui avait +dit: + +--Et vous, mon président, n'en taillez-vous donc pas une? + +Et alors il avait répondu en haussant les épaules + +--Le baccara! mais c'est à peine si je sais les règles de ce jeu, si +simples cependant. + +--C'est si facile. + +--Plus facile qu'amusant: il y a des présidents dont c'est la force de +ne pas toucher une carte... et je suis de ceux-là. + +Jusqu'alors Frédéric, qui avait assisté aux tentatives que son président +faisait pour détourner du jeu quelques jeunes joueurs, n'était jamais +intervenu entre eux et lui, bien que cette campagne ne fût pas du tout +pour lui plaire, puisqu'elle ne tendait à rien moins qu'à diminuer les +produits de la cagnotte: il importait de le ménager, et d'ailleurs les +probabilités n'étaient pas pour qu'il réussît dans ces tentatives. Qui a +jamais empêché un joueur de jouer? c'était ce qu'il avait pu répondre à +Raphaëlle furieuse contre Adeline.--Laissons-le faire, laissons le dire; +cela n'est pas bien dangereux, et, d'autre part, cela peut nous être +utile; il est bon qu'on sache dans Paris que le président du _Grand I_ +éloigne les joueurs au lieu de les attirer; ça vous pose bien.--Et s'il +les détourne?--Je te promets qu'il n'en détournera pas un seul, tandis +qu'il détournera peut-être quelqu'un que nous avons intérêt à éloigner +de chez nous.--Le préfet de police?--C'est toi qui l'as nommé; comment +veux-tu qu'on prenne jamais un arrêté de fermeture contre un cercle +où le jeu est combattu par son président?--Ce n'est pas en discourant +contre le jeu qu'il arrivera à jouer lui-même, et tu sais bien que nous +ne le tiendrons que quand il sera endetté à la caisse; jusque-là +j'ai peur qu'il ne nous manque dans la main; qui mettrions-nous à sa +place?--Sois tranquille, il jouera, et il s'endettera... peut-être plus +que tu ne voudras.--Pousse-le. + +Le jour où Adeline s'était félicité de ne pas toucher aux cartes, +Frédéric, cédant comme toujours à l'impulsion de Raphaëlle, avait relevé +ce mot: + +--Croyez-vous, mon cher président, dit-il de son ton le plus doux et +avec ses manières les plus insinuantes, que l'homme qui a le plus +d'influence sur un joueur soit celui qui ne joue pas lui-même? +Savez-vous ce que j'ai entendu dire à un de ceux que vous avez +dernièrement catéchisés--je vous demande la permission de ne pas le +nommer--c'est que vous n'entendez rien au jeu. + +--C'est parfaitement vrai. + +--Très bien; mais vous comprenez que cela enlève beaucoup d'autorité +à vos paroles; on ne voit dans votre intervention qu'une opposition +systématique; ce n'est point pour celui qui joue que vous prenez parti, +c'est contre le jeu lui-même; c'est de la théorie, ce n'est pas de la +sympathie. + +--J'ai joué autrefois. + +--Alors il est bien étonnant que vous ne vous soyez pas remis au jeu; +qui a joué jouera.... + +--Jamais de la vie. + +--... Ce qui est aussi vrai que: qui a bu boira. Enfin je n'insiste pas; +je dis seulement que vos paroles auraient plus d'influence si on voyait +en vous un ami au lieu de voir un adversaire. + +En effet, il n'insista pas, laissant au temps et à la réflexion le soin +d'achever ce qu'il avait commencé: il connaissait son Adeline et savait +avec quelle sûreté germait le grain qu'on semait en lui. + +Avec l'expérience qu'il avait du monde et des choses du jeu, il savait +combien sont rares les guérisons radicales chez les joueurs, et combien, +au contraire, sont fréquentes les rechutes: que d'anciens joueurs qui +étaient restés dix ans, vingt ans sans jouer, retournaient au jeu dans +leur âge mur, alors que toute passion semblait morte en eux et que +celle-là se réveillait d'autant plus forte qu'elle était seule +désormais! + + +III + +Autrefois Adeline eût ri de cet axiome: «qui a joué jouera», comme de +tant d'autres qu'on répète sans trop savoir pourquoi, parce qu'ils sont +monnaie courante, par habitude, sans y attacher la moindre importance, +mais à cette heure il en était jusqu'à un certain point frappé. + +Qui avait formulé ce proverbe? l'expérience évidemment, et comme les +proverbes vont rarement seuls, il lui en était venu un autre qui +s'imposait, dans les circonstances particulières où il se trouvait, +et celui-là c'était «qu'il n'y a pas de fumée sans feu»; pour que +l'expérience populaire se fût formulée en cette petite phrase: «qui a +joué jouera», il fallait que bien des faits lui eussent donné naissance. + +Il avait fait son examen de conscience bravement, loyalement, en homme +qui veut lire en soi, et il avait vu que, depuis quelque temps, il +suivait le jeu avec une curiosité qu'il n'avait pas aux premiers jours +de l'ouverture de son cercle. + +S'ils étaient encore coupables, les joueurs, ils n'étaient plus +ridicules: il les comprenait, et admettait maintenant qu'on se +passionnât pour ces luttes à coups de cartes, qui se passent en quelques +minutes, et peuvent avoir pour résultat la ruine ou la fortune. Il en +avait vu de ces ruines et de ces fortunes subites, et il en avait suivi +les phases avec émotion--avec cette sympathie dont parlait Frédéric. + +C'était un symptôme, cela. + +En fallait-il conclure que, parce qu'il s'intéressait maintenant au jeu, +il allait prendre les cartes lui-même. + +Il ne le croyait pas, il se défendait de le croire, mais enfin il n'en +était pas moins vrai qu'il y avait là quelque chose de caractéristique, +ce serait mensonge et hypocrisie de ne pas en convenir. + +Quand il avait vu des joueurs changer leurs jetons et leurs plaques à la +caisse contre cent ou cent cinquante mille francs de billets de banque, +il n'avait pas pu se défendre contre un certain sentiment d'envie et ne +pas se dire que c'était de l'argent facilement, agréablement gagné en +quelques heures. + +De là à se dire que si cette bonne aubaine lui arrivait, elle serait la +bienvenue, il n'y avait pas loin, et ce petit pas il l'avait franchi. + +Le jeu a cela de bon qu'il n'exige pas un talent particulier pour y +réussir, un long apprentissage, au moins dans le baccara, le gain comme +la perte sont affaire de hasard, de chance personnelle: il y a des gens +qui ont cette chance, et ils gagnent; il y en a qui ne l'ont pas, et +ils perdent, voilà tout. Quand il était tout jeune, et qu'il jouait des +billes à pair ou non avec ses camarades, il avait une chance constante, +cela était un fait. Plus tard, pendant son voyage en Allemagne, +lorsqu'il était entré à Bade dans la salle de la roulette, il avait mis +un louis sur le 24, qui était le chiffre de son âge, et le 24 était +sorti. A Hombourg, il avait en riant avec sa maîtresse recommencé la +même expérience, et le 24 était sorti encore. Deux numéros pleins +sortant ainsi exprès pour lui, à son appel pour ainsi dire, cela +n'était-il pas particulier et ne constituait-il pas une chance +personnelle? A la vérité, elle n'avait pas continué, et il avait perdu +à la roulette et au trente et quarante plus, beaucoup plus que les +soixante-douze louis qu'il avait tout d'abord gagnés. Mais cette perte +n'était pas, semblait-il, caractéristique, comme son gain, et elle ne +prouvait nullement qu'à un moment donné il n'avait pas eu la chance--une +chance providentielle. S'use-t-elle? Quand on l'a eue et qu'on l'a +égarée, ne revient-elle pas? C'étaient là des questions qu'il n'avait +pas songé à examiner, puisqu'il avait renoncé au jeu pendant de longues +années, mais qui maintenant lui revenaient. + +Comme cela arrangerait ses affaires si, en quelques coups de cartes, +il gagnait deux cent mille francs: quelle joie pour Berthe, car ils +seraient pour elle; et s'il est vrai, comme on le dit, que la chance est +aux jeunes, ne serait-ce pas la chance de Berthe qui réglerait cette +partie qu'il ne jouerait pas pour lui-même? En somme, il y a une justice +supérieure qui dirige les choses et les destinées en ce monde, et cette +justice ne pouvait pas permettre qu'une bonne et brave fille comme +Berthe, qui n'avait jamais fait que du bien, fût malheureuse. + +Il avait alors été frappé d'une remarque qui, jusqu'à ce jour, ne +s'était pas présentée à son esprit. C'est que celui qui a de la fortune +ou qui gagne largement, sûrement, ce qui est nécessaire à ses besoins, +ne considère pas le jeu au même point de vue que celui qui est gêné et +qui, quoi qu'il fasse, se retrouve toujours devant un trou. Les gains du +jeu eussent été de peu d'intérêt pour lui quand il possédait sa fortune +héréditaire qu'augmentaient tous les ans les bénéfices de sa maison de +commerce, tandis que maintenant que cette fortune avait disparu et que +sa maison ne donnait plus de bénéfices, ces gains arriveraient bien à +propos pour combler le trou qu'il voyait sans cesse devant lui. + +Et de temps en temps, pendant que ce travail se faisait en lui, +retentissait à son oreille la phrase qu'il était habitué à entendre: + +--Eh bien, mon président, vous ne jouez jamais!--Quel beau banquier vous +feriez! + +Le beau banquier est celui qui gagne sans que sa physionomie riante, ses +gestes désordonnés, ses éclats de voix insultent au malheur des pontes, +et qui, quand il a neuf en main, ne s'amuse pas à étudier longuement son +point pour torturer à l'avance ceux que dans quelques secondes il va +saigner à blanc. + +Et, bien qu'il ne fût pas vaniteux, Adeline était flatté qu'on ne crût +pas, que, s'il jouait, il serait un de ces pauvres diables de pontes +qui viennent misérablement au cercle pour jouer la _matérielle_, +c'est-à-dire tâcher de gagner quelques louis qu'il leur faut pour la vie +au jour le jour; recommençant le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, +attelés à ce labeur aussi dur que n'importe quel travail et qui, en +usant les nerfs par une tension constante, conduit au gâtisme ceux qui +le continuent longtemps.--Banquier et beau banquier même, certainement +il le serait... s'il voulait, mais il ne voulait pas l'être, pas plus +que ponte d'ailleurs. + +Quand Raphaëlle avait fondé _son_ cercle, car dans l'intimité elle +disait _son_ cercle, comme Frédéric et Adeline le disaient eux-mêmes, +elle aurait voulu être la seule à mettre de l'argent dans l'affaire, de +manière à toucher seule les bénéfices. Malheureusement cela lui avait +été impossible, et elle avait dû accepter de ses amis ce qui lui +manquait, ou plutôt d'un ami de Frédéric, son ancien patron, le vieux +Barthelasse. Brûlé partout, aussi bien comme joueur; que comme directeur +de cercle, Barthelasse en était réduit dans sa vieillesse, ce qui était +un grand chagrin pour lui--à faire valoir par les mains des autres la +fortune que quarante années de travail lui avaient acquise--c'était lui +qui disait travail. Au lieu d'apporter son argent à Raphaëlle, il aurait +voulu, lui, être le chef de partie du cercle, c'est-à-dire le caissier +prêteur auquel le joueur décavé fait des emprunts pour continuer de +jouer. Mais Raphaëlle n'avait pas été assez naïve pour accepter cette +combinaison, qui met dans la poche du chef de partie, le plus net des +bénéfices qu'on peut faire dans un cercle. C'était elle qui voulait +être chef de partie, et en acceptant l'argent de Barthelasse, elle ne +consentait à accorder à celui-ci qu'une part proportionnelle à son +apport. Ils s'étaient fortement querellés sur ce point, ils s'étaient +non moins fortement injuriés, puis ils avaient fini par s'entendre et +s'associer; un homme leur appartenant remplirait ce rôle de chef de +partie en prêtant non son argent, mais le leur à elle et à lui, et à eux +deux ils se partageraient les bénéfices. + +Pour surveiller cette opération des plus délicates, puisqu'il s'agit +d'accorder ou de refuser de grosses sommes par oui ou par non, et +instantanément, sans avoir le temps d'étudier la solvabilité et +l'honnêteté de l'emprunteur, Barthelasse ne quittait pas le cercle tant +qu'on y jouait. Et, par les salons, on le voyait rouler ses larges +épaules d'ancien lutteur. Que faisait-il là, on n'en savait trop rien; +il semblait être un surveillant aux fonctions assez mal définies. Mais +qu'un emprunteur s'adressât à Auguste, le chef de partie, Barthelasse +survenait, et, à distance, sans en avoir l'air, d'un signe convenu, il +disait lui-même le oui ou le non, que le chef de partie répétait. + +Plusieurs fois, se trouvant seul avec Adeline--car, en public, il ne se +permettait pas de lui adresser la parole--il lui avait dit le mot que +tout le monde répétait: «Vous ne jouez pas, monsieur le président?» mais +sans jamais insister; un jour, cependant, qu'Adeline répondit à cette +invite par un sourire, il alla plus loin: + +--Mais un _présidint_ qui ne touche jamais aux cartes dans son cercle, +dit-il avec son accent provençal le plus pur, c'est un pâtissier qui +ne mange jamais de ses gâteaux.--Et pourquoi? se dit-on.--Je vous +le demande? Alors il s'en trouve qui disent: «C'est qu'ils sont +empoisonnés.» D'autres: «C'est qu'ils sont faits _malpropremint_.» + +Adeline se répéta ce «malproprement» plus d'une fois. Etait-il possible +qu'on crût dans le monde qu'à son cercle il se passait des choses +malpropres? Evidemment son abstention systématique pouvait être mal +interprétée. De même pouvaient être mal interprétés aussi ses discours +contre le jeu; ne pouvait-on pas se dire que s'il ne jouait pas +lui-même, et s'il cherchait à détourner du jeu ceux à qui il +s'intéressait, c'était parce qu'il savait que dans _son_ cercle on ne +jouait pas loyalement? + +Mais alors? + +Justement cette intervention de Barthelasse avait eu lieu au moment où +il venait d'être fortement ébranlé par une partie qui s'était jouée sous +ses yeux: un commerçant de ses amis, qu'il savait gêné dans ses affaires +et plus près de la faillite que de la fortune, avait gagné deux cent +mille francs qui le sauvaient. Et en présence de cette veine heureuse +Adeline s'était tout naturellement demandé si elle n'aurait pas pu être +pour lui. Qu'il prît la banque à la place de son ami, et il gagnait +ces deux cent mille francs. Puisque la fortune avait eu des yeux cette +nuit-là, elle aurait aussi bien pu en avoir pour lui que pour son ami. + +Mais était-ce bien la fortune? Si l'on voit la main de la fatalité dans +un injuste malheur, ne peut-on pas voir celle de la Providence dans un +bonheur mérité? + +On va vite sur cette pente: de là à se dire qu'il était vraiment trop +timide en ne tentant pas la chance, il n'y avait pas loin. + +Il ne s'agissait pas de devenir joueur comme il en voyait tant, qui ne +vivaient que par le jeu et pour le jeu. + +Il s'agissait simplement de tenter la chance une fois. + +Il ne serait pas ruiné parce qu'il aurait perdu quelques milliers de +francs; avec le calme et la raison qui étaient son caractère même, il +n'y avait pas à craindre qu'il se laissât entraîner au delà du chiffre +qu'à l'avance il se serait décidé de risquer; à la vérité ce serait une +perte, mais enfin elle n'irait pas loin. + +Tandis que, si la chance le favorisait comme cela pouvait arriver, +comme il lui semblait juste que cela arrivât, son gain pouvait être +considérable. + +Et, gain ou perte, il s'en tiendrait là: un homme comme lui ne s'emballe +pas; il se connaissait bien. + +Il jouerait donc,--une fois, rien qu'une fois, et après ce serait fini: +on n'est pas joueur parce qu'on prend un billet de loterie. + +Cependant, cette résolution arrêtée, il ne la mit pas tout de suite à +exécution, et il passa bien des heures autour de la table de baccara, +se disant que ce serait pour ce soir-là, sans que ce fût jamais pour ce +soir-là. + +Enfin, un soir que la partie languissait en attendant la sortie des +théâtres et que le croupier venait de prononcer la phrase sacramentelle: + +--Qui prend la banque? + +Il se décida à quitter la place où il semblait cloué, et, s'avançant +vers la table: + +--Moi, dit-il. + + +IV + +--Le président prend la banque! + +C'était le cri qui instantanément avait couru dans tout le cercle. + +Même dans les salons des jeux de commerce, les joueurs de whist et +d'écarté, les joueurs de billard aussi, de tric-trac, même d'échecs, +avaient quitté leur partie pour voir cette curiosité: le président +taillant une banque; éveillés par ce brouhaha, ceux qui sommeillaient +dans le salon de lecture ou çà et là dans les coins sombres, avaient +suivi le courant qui se dirigeait vers la salle de baccara: + +--Auguste, six mille. + +A cette demande de son président, Auguste, le chef de partie, sans même +consulter Barthelasse du regard, ce qui ne lui était jamais arrivé, +s'était empressé d'apporter en jetons et en plaques sur un plateau +les six mille francs, et respectueusement, religieusement, avec une +génuflexion de sacristain devant l'autel, il les avait déposés sur la +table. + +C'était chose tellement extraordinaire, tellement stupéfiante de voir +«M. le président» tailler une banque, que Julien le croupier oubliait +de presser la marche de la partie. Il attendait qu'autour de la table +chacun eût trouvé sa place, ce qui était difficile, car ceux qui +occupaient déjà des sièges n'avaient eu garde de les abandonner. + +Dans cette salle ordinairement silencieuse où sous ce haut plafond +régnait toujours une sorte de recueillement comme dans une église ou un +tribunal, s'était élevé un brouhaha tout à fait insolite. + +Cependant Adeline s'était assis sur sa chaise de banquier, un peu +surpris de se trouver si élevé au-dessus des pontes assis autour de la +table; son coeur battait fort, et il regardait autour de lui vaguement, +sans trop voir, car c'était au delà de cette table qu'étaient son esprit +et sa pensée. + +En attendant que le jeu commençât, un de ceux qui se tenaient à côté de +sa chaise se pencha sur son épaule, et d'une voix moqueuse: + +--Tenez-vous bien, mon président, la lutte sera terrible: Frimaux +revient de l'Odéon. + +Un éclat de rire courut autour de la table et tous les yeux s'arrêtèrent +sur un joueur assis à côté du croupier et qui n'était autre que Frimaux, +le plus grand féticheur du cercle. Au théâtre, où il avait fait +représenter quelques pièces avec des fortunes diverses, des chutes +écrasantes ou de solides succès, selon les hasards de la collaboration, +Frimaux n'avait qu'un souci: donner ses premières un vendredi ou tout au +moins un 13. Au cercle, où régulièrement il passait quatre heures par +jour, du 1er janvier au 31 décembre, pour gagner sa pauvre existence à +la sueur de son front, comme il le disait lui-même, c'est-à-dire les +quatre ou cinq louis nécessaires à sa vie--la matérielle--il ne jouait +que dans certaines circonstances particulières qui devaient lui donner +la veine: pendant trois mois il avait été convaincu qu'il ne pouvait +gagner que s'il tournait le dos à l'avenue de l'Opéra: toutes les +fois qu'il lui faisait face, il tirait des _bûches_, c'était fatal; +maintenant il ne gagnait que quand il revenait de l'Odéon; aussi tous +les soirs après son dîner descendait-il des hauteurs des Batignolles où +il demeurait pour s'en aller à l'Odéon, dont il faisait sept fois le +tour en monologuant comme un personnage de l'ancien répertoire: «J'aurai +la veine ce soir»; puis il revenait au _Grand I_, où pendant quatre +heures il restait inébranlable dans sa foi, malgré la déveine qui +souvent s'acharnait sur lui, trouvant toujours les raisons les plus +sérieuses pour se l'expliquer sans jamais ébranler sa confiance en son +fétiche, aussi solide que les pierres mêmes de l'Odéon. Pour tout le +reste parfaitement incrédule d'ailleurs, sans foi ni loi, se moquant de +Dieu comme du diable, et ne croyant même pas à sa paternité, bien que +madame Frimaux fût la plus honnête femme du monde. + +--Parfaitement, dit Frimaux d'un ton sec, car il n'aimait pas qu'on se +moquât de lui. + +--Vous n'avez pas besoin de le dire, ça se voit. + +En effet, Frimaux, qui pour son pieux pèlerinage ne prenait jamais de +voiture--le fiacre n'est pas mascotte--était crotté comme un chien. + +Cependant peu à peu l'ordre s'était fait parmi ceux qui se pressaient +autour de la table: + +--Messieurs, faites votre jeu.... + +Du haut de son siège, Adeline voyait tous les yeux ramassés sur lui et +particulièrement ceux de Frédéric, placé en face de lui, derrière trois +rangs de joueurs et de curieux que sa haute taille lui permettait de +dépasser. + +--Rien ne va plus? + +Adeline, qui avait usé son émotion d'avance, était maintenant assez +calme: ce fut bellement, en beau banquier, qu'il donna les cartes aux +deux tableaux et se donna les siennes, et comme il avait un abatage, +c'est-à-dire une figure et un neuf (le plus haut point pour gagner), +ce fut aussi en beau banquier, sans faire languir la galerie et sans +empressement de mauvais goût, qu'il mit ses cartes sur la table. + +Il n'y eut qu'un cri: + +--Et il ne voulait pas jouer! + +Bien qu'Adeline s'efforçât de se contenir, il exultait, car sa joie +allait au delà du coup gagné, qui par lui-même ne donnait réellement +qu'un résultat peu important: il avait la chance; maintenant la preuve +était faite, et elle confirmait ses pressentiments basés sur les +espérances de sa jeunesse: quelle faute il eût commise de ne point +tenter l'aventure! + +Ce fut avec une parfaite sérénité qu'il donna les cartes pour le second +coup; jamais on n'avait vu un banquier aussi tranquille; c'était à +croire que le gain comme la perte lui étaient indifférents; les vieux +joueurs qui l'examinaient d'un oeil curieux étaient démontés par son +assurance: + +--Qui aurait cru cela de lui? + +Pour eux comme pour beaucoup d'autres d'ailleurs, il avait été admis +jusqu'à ce moment que, s'il ne jouait pas, c'était tout simplement +parce qu'il n'était pas en situation de supporter une perte de quelque +importance. + +Le second coup fut insignifiant, le banquier perdit au tableau de droite +et gagna au tableau de gauche; le troisième, le quatrième furent +pour lui, quand il arriva à sa dernière taille, il était en bénéfice +d'environ une vingtaine de mille francs. + +Alors sa sérénité s'envola et de nouveau l'émotion lui étreignit le +coeur, des gouttes de sueur lui coulèrent dans le cou: sans doute ce +n'était point une fortune, celle dont il avait rêvé quand il balançait +la question de savoir s'il jouerait ou ne jouerait point, mais c'était +une somme, et le dernier coup qui lui restait pouvait la doubler ou la +réduire à rien; enfin, ce dernier coup allait décider si oui ou non il +avait la chance,--ce qui était le grand point. + +Cette fois ce ne fut pas en beau banquier qu'il donna les cartes; il +semblait qu'elles ne pouvaient se détacher de ses doigts, comme s'il +espérait, en les gardant dans ses mains, leur donner le temps de devenir +ce qu'il désirait qu'elles fussent: lentement, il releva les siennes, +n'osant pas les regarder. + +Il avait cinq. + +La situation était critique; qu'allaient faire ses adversaires? Ils ne +demandèrent de cartes ni l'un ni l'autre. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait les oreilles rebattues par +les discussions sur le tirage à cinq: doit-on ou ne doit-on pas tirer? +Mais de tout ce qu'il avait entendu sur ce point délicat, il ne lui +était pas resté grand'chose de précis dans l'esprit, et il n'était pas +en état en ce moment de se rappeler la théorie et de la raisonner. + +Ce qui fait l'intensité des angoisses du jeu, c'est la rapidité avec +laquelle les résolutions doivent se prendre: avait-il intérêt à s'en +tenir à cinq ou à se donner une carte? S'il se donnait un deux, un trois +ou un quatre, il améliorait son point et le rapprochait de neuf; mais +s'il se donnait un cinq, un six, un sept, il avait dix, onze ou douze et +perdait. Un vieux joueur aurait instantanément résolu théoriquement la +question; mais il n'était pas un vieux joueur, il s'en fallait de tout, +et il n'avait qu'une ou deux secondes pour la décider. + +Jamais appel à la chance ne s'était présenté dans des conditions plus +caractéristiques: il devait donc prendre une carte, ce serait elle qui +rendrait l'arrêt. + +Ce fut un trois qu'il tira; ce qui lui donna huit; le tableau de droite +avait cinq, celui de gauche sept; les quarante mille francs étaient à +lui. + +Décidément la preuve était faite, l'arrêt était rendu: il avait la +chance. + +Ce fut d'ailleurs le cri de tous. + +Parmi ceux qui s'empressaient à le féliciter, Frédéric ne fut pas le +dernier, et il sut le faire plus intelligemment (pour lui) que les +autres. + +Quand Adeline lui répéta que c'était la première fois qu'il jouait, il +ne fut pas assez sot pour douter de cette affirmation, voyant tout de +suite le parti qu'il en pouvait tirer: + +--La façon dont vous avez joué prouve une chose, qui est que vous avez +le génie du jeu; et votre gain en prouve une autre, qui est que vous +avez la chance: avec ces deux dons extraordinaires, il faut vraiment que +vous méprisiez bien la fortune pour ne pas jouer. + +Malheureusement pour sa bourse, Adeline n'eut pas à répondre qu'aux +complimenteurs; les emprunteurs s'abattirent aussi sur lui, M. de +Cheylus en tête, qui lui tira cinquante louis; puis cinq ou six autres, +et enfin Frimaux, qui se fit rendre les cinq louis qu'il avait perdus. + +Adeline n'avait pas l'esprit tourné à la raillerie, et ce soir-là moins +que jamais; cependant il ne put pas s'empêcher de lancer une légère +allusion à l'Odéon. + +--L'Odéon! s'écria Frimaux, ils l'ont gratté! alors, vous comprenez! + +Le lendemain, à la Chambre, les félicitations recommencèrent. Les amis +d'Adeline ne parlaient que de sa chance; ce n'était pas quarante mille +francs qu'il avait gagnés, c'était deux cent mille, trois cent mille. + +De peur de se laisser entraîner à risquer ses quarante mille francs ou +ce qui lui en restait, c'est-à-dire trente-cinq mille francs, Adeline, +en homme sage qui veut faire la part du feu, les envoya à Elbeuf, où ils +seraient plus en sûreté qu'entre ses mains. Seulement, il se garda bien +de dire à sa femme d'où ils venaient; pour qu'elle ne s'inquiétât point, +il lui inventa une histoire vraisemblable: ils avaient subi assez de +faillites en ces derniers temps et d'assez grosses pour qu'il fût tout +naturel d'admettre que dans l'une d'elles s'était trouvée cette somme: +les débiteurs qui payent intégralement ce qu'ils doivent pour obtenir +leur réhabilitation sont rares, mais enfin on en trouve. + +Quand Adeline arriva à son cercle, ceux qu'il avait battus la veille +l'entourèrent: + +--Vous allez nous donner notre revanche, mon cher président. + +--Il faut que vous nous rendiez un peu de l'argent que vous nous avez +enlevé hier si joliment. + +Il répondit en riant que cela était impossible, attendu que cet argent +roulait vers Elbeuf; puis sérieusement il expliqua qu'il n'était pas +joueur et ne voulait pas le devenir; il n'avait consenti, la veille +à tailler une banque qu'en cédant aux sollicitations de ceux qui le +tourmentaient, non pour lui, mais pour eux, pour leur être agréable, +pour le plaisir du cercle. + +--Eh bien, et nous, ne ferez-vous rien pour nous? ne nous devez-vous +rien? + +Après tout, puisqu'il avait la chance, pourquoi ne pas en profiter? Il +ne méprisait pas la fortune comme le croyait Frédéric,--loin de là. + +Mais ce soir-là il ne retrouva point la chance, sa chance, celle qui +lui appartenait et lui était personnelle; elle l'abandonna au moins en +partie; c'est-à-dire qu'après des hauts et des bas, sa banque se termina +par une perte de six mille francs. + +Comme il n'avait pas cette somme sur lui, il dit à la caisse qu'il +payerait le lendemain. + +--La caisse n'acceptera pas votre argent, mon cher président, dit +Frédéric, ce n'est pas pour vous que vous avez joué aujourd'hui, c'est +pour le cercle. C'est vous même qui l'avez dit; je vous rapporte vos +propres paroles: le jour où vous vous serez refait, si vous tenez à +rembourser ces six mille francs, nous ne pourrons pas les refuser: +mais, jusque-là, la caisse vous est fermée... pour recevoir, avec votre +chance, avec votre génie du jeu, votre revanche sera facile: vous +rattraperez vos six mille francs, et bien d'autres avec. + +C'était ainsi qu'il avait été pris,--en se laissant incorporer dans la +troupe des joueurs la plus nombreuse, celle qui court après son argent. + + +V + +Si le féticheur trouve toujours de bonnes raisons pour expliquer comment +son fétiche, infaillible hier, ne vaut plus rien aujourd'hui, le joueur +n'en trouve pas de moins bonnes pour justifier sa perte et se prouver à +lui-même à grand renfort de «si» qu'elle pouvait être évitée. + +Cela était arrivé pour Adeline: quand il avait gagné, il avait bien +joué; au contraire, il avait mal joué quand il avait perdu. + +--Si.... + +Quand on reconnaît ses torts, on est bien près de les réparer; +évidemment il avait la chance; seulement, que peut la chance si elle +est contrariée? et il avait contrarié la sienne par son ignorance plus +encore que par la maladresse; mais cette ignorance n'était-elle pas +toute naturelle chez quelqu'un qui jouait pour la seconde fois? Ce n'est +pas la théorie qui enseigne à bien jouer, c'est la pratique; ce n'est +pas la théorie qui donne le coup d'oeil, le sang-froid et la décision, +c'est la pratique. + +Cette pratique, ce métier, il aurait pu les apprendre en prenant place +tout simplement devant l'un ou l'autre des deux tableaux, et en pontant +sagement quelques louis risqués avec prudence, ce qui ne l'eût ni +appauvri ni enrichi; mais pour n'avoir taillé que deux banques, il n'en +avait pas moins gagné une maladie d'un genre spécial, que le contact +seul du cuir sur lequel s'assied le banquier communique à tant de +joueurs, sans que rien, si ce n'est la ruine complète, puisse désormais +les en guérir--celle qui consiste à vouloir toujours et toujours être +banquier. + +A remplir ce rôle, les esprits les plus fermes se laissent éblouir, les +natures les plus calmes se laissent fasciner. C'est la bataille avec +l'affolement de la mêlée, non celle où l'on fait le coup de fusil en +soldat, mais celle où l'on commande et où, sous le panache, on ressent +toutes les angoisses orgueilleuses de la responsabilité. Du haut du +fauteuil où il trône, le banquier tient tête à l'assaut et brave les +regards braqués sur lui de trente ou quarante joueurs qui veulent le +dévorer: «dix manants contre un gentilhomme.» + +Il n'y avait rien du gentilhomme ni du spadassin dans Adeline, pas plus +qu'il n'y avait sur sa tête le moindre panache; cependant, comme tant +d'autres qui n'ont point eu le dégoût de s'asseoir sur ce cuir chaud, il +avait subi ces éblouissements et ces fascinations: banquier toujours, +ponte jamais. + +Et il avait taillé; malheureusement sa chance ne lui avait pas été +fidèle constamment, et plus d'une fois elle avait passé du côté des +manants, si bien que, de petites sommes en petites sommes, par trois, +par cinq mille francs, il en était arrivé à devoir cinquante mille +francs à son cercle. + +Quand il avait perdu, Frédéric se trouvait là à point pour le +réconforter: + +--Vous vous rattraperez. + +Et quand il avait gagné se trouvaient là non moins à point quelques +besoigneux pour lui faire une saignée: + +--Mon cher président... + +La voix était si dolente, l'histoire si touchante qu'il ne pouvait pas +refuser, bien qu'il eût vu plus d'une fois les quelques louis qu'il +venait de prêter changés aussitôt en jetons et tomber sur le tapis vert: +eux aussi, les emprunteurs, croyaient au rattrapage; comment les en +blâmer? + +Et le matin, pâle, les yeux bouffis, on le voyait à moitié endormi +descendre le noble escalier de son cercle, dont les marches +s'enfonçaient sous ses pieds; dans la rue, le frisson du matin le +secouait, le réveillait, et honteux, fâché contre les autres, il +regagnait son petit logement de la rue Tronchet, où il avait si +tranquillement dormi autrefois, et où maintenant il n'avait à passer +avant la Chambre que quelques heures agitées. + +Quelquefois, dans ces heures du matin qui pour beaucoup d'hommes sont +celles où la voix de la conscience prend le plus de force, il s'était +dit qu'il devait renoncer à son cercle et donner sa démission,--seul +moyen sûr de ne pas céder à la tentation. Mais il fallait commencer par +rembourser ce qu'il devait à la caisse, et il n'avait pas cet argent. + +Et puis la déveine qui le poursuivait depuis quelque temps prouvait-elle +vraiment qu'il avait perdu sa chance? S'il avait gagné quarante mille +francs le jour où, pour la première fois, il avait taillé une banque +alors qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, pourquoi n'en gagnerait-il +pas cinquante mille, cent mille, maintenant qu'il connaissait toutes les +combinaisons du baccara? En réalité, il ne s'était endetté que d'une +quinzaine de mille francs, puisqu'il en avait envoyé trente-cinq mille +à Elbeuf qui, Dieu merci, étaient intacts. Pour quinze mille francs +aventurés, devait-il renoncer à toutes ses espérances? Que fallait-il +pour qu'elles pussent se réaliser, au delà même de ce qu'il avait promis +à Berthe? Quelques minutes de veine! Était-il fou de croire qu'elles ne +se représenteraient pas pour lui! + +Et puis, d'autre part, sa présence, sa présidence étaient indispensables +à son cercle qu'il aimait. + +Si sa direction et sa surveillance avaient été utiles dans les premiers +temps, elles l'étaient maintenant encore et même plus que jamais. Son +cercle, c'était lui. A la Chambre, ses amis ne disaient pas: «Allons au +Grand International» ou simplement comme les boulevardiers. «Allons au +_Grand I_», ils disaient familièrement: «Allons chez Adeline»; cela lui +créait des devoirs en même temps qu'une responsabilité. + +Déjà le _Grand I_ n'était plus ce qu'on l'avait vu à l'ouverture et des +changements s'étaient faits, inappréciables sans doute pour tout le +monde, mais qui n'échappaient pas à ses yeux de père toujours attentif. + +A sa table d'hôte paraissaient maintenant des figures qui ne s'y +montraient pas autrefois et qui l'étonnaient; corrects, ils l'étaient +trop; décorés, ils avaient plus de croix et de cordons qu'il n'est +décent d'en porter; avec cela des noms et des titres plus longs, mieux +faits, plus retentissants qu'il ne s'en trouve dans la réalité. + +D'où venaient ces gens-là? Quand il avait fait des recherches, il +avait trouvé qu'ils étaient le plus souvent présentés par des parrains +suffisants, ou membres réguliers de plusieurs cercles. A la vérité, il +surveillait toujours avec la même sévérité les admissions des membres +permanents, et sous sa direction les votes avaient toujours été sérieux. +Mais un article des statuts disait que, comme cela se fait dans tous les +cercles, un membre permanent pouvait amener un invité; et cette petite +porte entr'ouverte, qui n'a l'air de rien et qui est en réalité plus +fréquentée que la grand'porte, avait laissé passer plus d'un nouveau +venu qui l'inquiétait. + +Il ne les eût vus qu'une fois à sa table qu'il ne s'en serait pas +autrement tourmenté, des invités sans doute; mais au contraire ils +venaient régulièrement et ils amenaient avec eux des invités à l'air +généralement honnête et simple, des braves gens ceux-là à coup sûr, qui +ne faisaient pas long feu au cercle: ils dînaient une fois ou deux, +jouaient le soir et disparaissaient pour ne se remontrer jamais. Il +avait essayé d'obtenir des explications de Frédéric, mais inutilement: +malgré sa connaissance du monde parisien, Frédéric n'en savait pas plus +que lui: tout ce qu'il pouvait affirmer c'est que ces gens si corrects +et si décorés n'étaient pas des _rameneurs_ comme on aurait pu le +supposer dans un autre cercle que le _Grand I_, c'est-à-dire des +racoleurs chargés d'amener des _pigeons_ que le baccara planterait. Au +_Grand I_ ces moeurs n'étaient pas en usage, et d'ailleurs il ne fallait +pas croire tout ce qu'on racontait des voleries qui se passaient dans +les cercles; c'étaient là des histoires de journaux; pour lui qui avait +beaucoup vécu dans les cercles à Paris, il n'avait jamais vu une vraie +volerie... + +Et comme alors Adeline lui avait fait observer que ces paroles étaient +en contradiction avec les histoires qu'il lui avait racontées autrefois, +Frédéric s'était rejeté sur la province: + +A Nice, à Biarritz, dans les villes d'eaux, là où on ne se connaît pas, +tout est possible; mais à Paris! dans un cercle comme le _Grand I_, où +il n'y a que des amis, avec des parrains comme les leurs! + +Ce qui tourmentait Adeline, c'était que précisément le _Grand I_ ne fût +pas exclusivement composé, comme il l'avait espéré, sinon d'amis, au +moins de membres ayant entre eux des relations d'intimité qui créent une +sorte de solidarité et de responsabilité collective. Il aurait voulu +qu'on n'y vînt que pour s'y réunir, pour s'y grouper en un noyau de gens +ayant tous un même but, et ce qu'il voyait chaque jour lui donnait à +craindre qu'on n'y vint que pour y jouer. Quelques mois passés dans son +cercle lui en avaient plus appris sur la vie parisienne que plusieurs +années à la Chambre; Il voyait maintenant quelle place considérable +le jeu tient dans un certain monde où la gêne est la règle à peu près +commune, où l'on dépense chaque mois plus qu'on n'a, et où l'on ne +compte que sur une bonne chance pour combler le déficit qui, de jour en +jour, s'est agrandi, et il ne voulait pas que le _Grand I_ fût le lieu +de rendez-vous de ces besoigneux; justement parce qu'il en était un +lui-même, il ne voulait pas que les autres trouvassent chez lui les +occasions et les facilités qui l'avaient perdu. + +Au lieu d'être un sujet de contentement pour lui, les bénéfices de la +cagnotte en étaient un de contrariété: il eût voulu qu'elle donnât +moins, puisque les produits étaient en proportion du jeu: un louis pour +une banque de vingt-cinq louis, trois louis pour une banque de cent. Un +matin qu'il assistait à l'ouverture de cette fameuse cagnotte, il avait +été stupéfait de ce quelle contenait en jetons et en plaques: près de +dix mille francs. Dix mille francs de bénéfices pour une nuit de jeu! + +Son étonnement avait été si grand qu'il l'avait franchement montré à +Frédéric, occupé à compter les jetons et les plaques: le cercle était +vide, il ne restait dans la salle de baccara, sombre et silencieuse, que +lui, Frédéric, Barthelasse, Maurin, le caissier, et quelques employés. + +--Dix mille francs! est-ce possible? + +Frédéric l'avait regardé d'une façon étrange, sans répondre, avec un +sourire énigmatique. + +A la fin, il s'était décidé: + +--Vous voyez, mon cher président. + +De nouveau ils s'étaient regardés, et Adeline avait baissé les yeux, +n'osant pas insister: n'était-ce pas avouer qu'il croyait possible le +_bourrage_ de la cagnotte, ce fameux _bourrage_ dont il avait plus d'une +fois entendu parler, et qui consiste dans l'introduction de jetons et +de plaques par le croupier au détriment des joueurs; mais, pour que +ce bourrage puisse se faire, il faut la complicité du gérant et des +croupiers, et rien ne lui permettait de soupçonner Frédéric d'une +pareille infamie. + +--Faut-il les refuser? demanda Frédéric en plaisantant. + +--Puisqu'ils y sont! répondit Adeline. + +--Je suis heureux de voir, acheva Frédéric, que nous sommes d'accord. + +D'accord! d'accord! Ils ne l'étaient plus toujours comme au +commencement. + +Un jour, sur le boulevard, Adeline rencontra un commerçant de Bordeaux, +avec qui il avait eu autrefois des relations: celui-ci vint à lui en +souriant, les mains tendues: + +--Vous êtes bien aimable de m'avoir invité à dîner, ce soir, à votre +cercle, dit le commerçant. + +--Je vous ai invité? dit Adeline stupéfait, pour ce soir? + +--Voici votre lettre; n'est-ce pas pour ce soir? + +C'était une invitation lithographiée avec élégance et sur beau bristol, +signée: «le président Adeline.» + +Seule l'adresse était manuscrite. + +J'ai été bien surpris quand le garçon de l'hôtel m'a remis cette lettre, +car je ne suis arrivé que d'hier dans la nuit. + +--A ce soir, dit Adeline qui avait hâte d'échapper à des explications +plus qu'embarrassantes. + +Ces explications, c'était à Frédéric de les lui donner: comment, les +garçons d'hôtel distribuaient des invitations signées de son nom: «le +président Adeline!» + +--Mais, mon cher président, répondit Frédéric en essayant de rire, ce +qui vous étonne se fait partout. + +--Eh bien, monsieur, cela ne se fera pas dans mon cercle. + +--Alors, monsieur, nous fermerons la porte; avec quoi voulez-vous que +nous payions nos frais si la partie ne marche pas? Pour qu'elle marche, +il faut des joueurs. + +--Mon nom ne servira pas à les attirer. + + +VI + +L'histoire de la cagnotte avait jeté l'inquiétude dans l'association +Mussidan, Raphaëlle, Barthelasse et Cie; qu'allait devenir l'affaire si +ce président s'avisait de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait +pas? + +L'histoire de la lettre d'invitation y jeta le désarroi quand Frédéric +raconta l'algarade qui venait de lui être faite. + +--Qu'as-tu répondu? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +Vous ne lui avez pas cassé les _rinss_? s'écria Barthelasse, dont le +premier mouvement était toujours de revenir à son ancien métier de +lutteur, malgré les efforts que de bonne foi il faisait pour se contenir +et se calmer... à _Pariss_.... + +Raphaëlle haussa les épaules: + +--On ne casse pas les reins aux gens dont on a besoin. + +--C'est selon. Moi, quand les gens élevaient trop la voix, je n'avais +qu'à faire ça:--il plia les jarrets, se ramassa sur lui-même, enfonça +son cou court dans ses larges épaules en tendant ses deux bras en avant +dans l'attitude de l'homme qui attend l'attaque de son adversaire dans +l'arène;--et tout de suite c'était fini; on lui permet trop de faire +ce qui lui plaît, à ce député. Pourquoi est-ce que nous lui donnons +trente-six mille francs? Est-ce pour nous embêter? Je vous le demande. +Hein! + +--C'est à lui qu'il faut le demander, répliqua Frédéric impatienté. + +--Je suis prêt quand vous voudrez, mon bon; si vous croyez que j'en ai +peur. + +--Il ne s'agit pas de ça, interrompit Raphaëlle sèchement, nous avons +besoin de lui, il faut manoeuvrer en conséquence. + +--Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, continua Barthelasse, on +ne sera sûr de lui que quand on l'aura _affranchi_; le jour où il filera +la carte, il sera à nous. + +--Et vous croyez qu'il acceptera vos leçons? + +--Pourquoi non? D'autres qui le valent bien les ont demandées, et je +puis dire sans me vanter qu'ils s'en sont bien trouvés. + +Plus d'une fois des discussions avaient eu lieu entre eux à ce sujet, +car du jour où Adeline avait accepté la présidence du cercle, ils +s'étaient demandé comment ils le garderaient à la tête de leur affaire. +Tant qu'il ne connaissait rien aux dessous de la vie des cercles, ils +pouvaient être tranquilles. Mais à mesure que ses yeux s'ouvriraient, et +il n'était pas possible qu'ils ne s'ouvrissent point, sinon tout à coup, +au moins peu à peu, la situation changerait. + +--Nous l'_affranchirons_, avait dit Barthelasse, se servant de ce mot +de l'argot de la philosophie qui vient sans doute d'une allusion aux +préjugés dont sont encombrés les imbéciles et dont les grecs sont +affranchis. + +--Et vous vous imaginez qu'il se laissera affranchir? avait répondu +Raphaëlle qui, mieux que Barthelasse, connaissait la nature de son +président. + +Mon Dieu, oui, il se l'imaginait, et il n'imaginait même pas qu'il en +pût être autrement. De quoi s'agissait-il? De gagner à coup sûr et sans +danger, en opérant soi-même, sans complice, avec une sécurité égale à +celle de l'acrobate sur la corde raide, qui a appris à travailler. Alors +pourquoi refuserait-il? Barthelasse ne le voyait pas, attendu qu'il +n'y a rien de plus doux et de plus agréable que l'argent gagné par le +travail. + +Mais Raphaëlle et Frédéric, qui, sans être au fond beaucoup plus +embarrassés de préjugés que Barthelasse, ne croyaient pas que tout le +monde en fût arrivé comme eux à envisager la vie avec cette philosophie +pratique qui enseigne à ne voir que l'argent gagné sans se soucier de la +façon dont on le gagne, étaient certains du refus d'Adeline et même de +son indignation, si on lui proposait tout simplement de lui apprendre à +travailler pour jouer à coup sûr. Ce n'était point ainsi qu'il fallait +procéder avec celui que d'un air de mépris ils appelaient «_Puchotier_» +depuis qu'Adeline, se défendant un jour de ses ignorances parisiennes, +s'était lui-même donné ce nom en disant qu'à Elbeuf les _Puchotiers_ +sont les encroûtés de la ville, ceux qui repoussent tout progrès en ne +jurant que par leur vieux Puchot. Quelle chance de se faire écouter si +on lui parlait franchement? + +Il fallait vraiment être _Puchotier_ pour avoir la naïveté de croire +qu'avec des cotisations de cent francs et les produits d'une honnête +cagnotte on pouvait payer quatre-vingt mille francs de loyer, +d'assurances, vingt mille francs d'impôts, vingt-cinq mille francs +d'éclairage et de chauffage, soixante mille francs de gages au +personnel, trente-six mille francs de traitement au président, trente +mille francs pour perte sur la table et tous les autres frais pour +abonnements aux journaux, impressions, concerts, fêtes, c'est-à-dire +d'une dépense annuelle de plus de trois cent mille francs. Pour couvrir +ces dépenses et pour donner un bénéfice suffisant à ceux qui avaient +fondé l'affaire, gérant, tapissiers, marchands de vin, fournisseurs de +comestibles, croupiers, bailleurs de fonds, protecteurs plus ou moins +influents ou, comme on dit dans ce monde, _mangeurs_, qui se font payer +leur protection en un tant pour cent, il fallait que la partie marchât, +et non simplement, tranquillement, mais follement au contraire, avec +tous les avantages qu'une administration habile peut en tirer.--Il +serait souvent monotone, le dîner de plus d'un cercle, si on ne s'était +pas procuré des convives en lançant, partout où l'on a chance de +rencontrer un naïf, des invitations comme celle qui avait indigné +Adeline. Encore ces invitations ne suffisent-elles pas et faut-il +entretenir un personnel de _rameneurs_ qui, membres réguliers du cercle, +gentlemen en apparence, besoigneux en réalité, répandus dans le monde ou +plutôt dans un certain monde, ont pour mission de racoler au hasard de +leurs connaissances ou d'une heureuse rencontre ceux qui, bien nourris +à la table d'hôte, seront une heure après dévorés à celle du baccara et +apporteront à la cagnotte un aliment plus sérieux que les seigneurs +des choeurs qui font la tapisserie, et jouent avec des jetons prêtés, +prenant des attitudes de comédiens; ivres de joie quand ils gagnent, +à deux pas du suicide quand ils ont perdu. Et cette cagnotte +donnerait-elle des bénéfices suffisants si dans le feu de la partie +les croupiers «aux doigts légers»--l'épithète est du plus grand des +grecs--ne _bourraient_ pas son coffre capitonné de jetons d'ivoire et +de nacre qui tombent là sans bruit? Et le change de la monnaie, que +donnerait-il si le croupier ne le faisait pas avec des doigts de plus en +plus légers: «Adolphe, vingt-cinq louis de monnaie»; et tandis que le +valet de pied apporte ces vingt-cinq louis au croupier, qui n'a pas +quitté la table, celui-ci, par-dessus son épaule, lui passe deux plaques +au lieu d'une. Ce sont ces moyens et bien d'autres qui font un cercle +prospère--sinon modèle. + +Mais pour les employer sans qu'Adeline les découvrit, il avait fallu +toute la dextérité de Frédéric et toute sa souplesse de caractère. + +Et voilà que le truc de la cagnotte semblait gravement compromis et que +celui des invitations devait être abandonné. + +Au moins ce fut le conseil de Raphaëlle, qui n'était pas pour qu'on +attaquât jamais de front les difficultés. + +--Cède, dit-elle à Frédéric. + +--Comment, céder! s'écria Barthelasse. + +--Il faut renoncer à ces invitations, ou nous auront un éclat, peut-être +une rupture. + +--Et comment comptez-vous rabattre le gibier? dites un peu, mon bon! +Comptez-vous qu'il va vous tomber tout rôti sur votre table, hein? Je +vous le dis et je vous le répète, vous prenez trop de précautions avec +ce président; vous le gâtez. Voyons, croyez-vous qu'il ne savait pas +comment les 10,000 francs étaient venus dans la cagnotte. Je vous le +demande, hein? Il vous l'a faite au président qui ne veut rien voir, qui +ne veut rien savoir. Oh, mon Dieu, je le comprends, il est député, il +est décoré, il est considéré, il faut bien qu'il ménage sa réputation... +pour lui-même. Mais au fond du coeur il en sait autant que nous. +Autrement! Il a bien avalé la cagnotte--il n'en reparle plus, de la +cagnotte,--il avalera bien les invitations. Ça se passera tacitement; ça +lui est plus commode à cet homme, c'est son genre: il faut le prendre +comme il est ou s'en passer; il n'y a qu'à continuer, puisque vous ne +voulez pas qu'on l'affranchisse, ce qui pour nous serait bien plus +facile. + +Cependant, malgré le plaidoyer de Barthelasse, ce fut comme toujours +d'ailleurs, l'avis de Raphaëlle qui l'emporta: on céderait. + +Le lendemain, Frédéric, qui était toujours le porte-parole de la +participation, fit ses excuses à son cher président. + +--Pardonnez-moi la façon un peu vive dont je vous ai répondu hier. J'ai +eu tort. J'ai réfléchi, je le reconnais. Ce qui m'avait entraîné, c'est +que la chose dont vous vous plaignez se fait partout, et que bien +d'autres présidents signent ces lettres. Mais vous n'êtes pas de +ces présidents-là, j'en conviens. Votre haute situation, votre +respectabilité, votre nom si honoré rendent légitimes toutes les +susceptibilités. + +Il était entré dans le cabinet de son président en tenant dans sa main +gauche un paquet de papier: + +--Voici ce qui nous reste de ces lettres, dit-il. Il les jeta dans la +cheminée, où brûlait un feu de bois. + +Adeline avait écouté le commencement de ce petit discours avec une +attitude raide, en homme fâché,--et il l'était en effet;--il fut +attendri. + +On ne pouvait pas reconnaître ses torts plus galamment: tous les griefs +qu'il avait entassés contre le vicomte s'évanouirent. + +--Vous savez bien que je ne veux que l'honneur de notre cercle, dit-il +en tendant la main à Frédéric. + +--Et moi donc! s'écria celui-ci. + +Adeline eut une pensée de prévoyance pour Frédéric, à laquelle se mêlait +un vague sentiment d'inquiétude: + +--Vous me disiez hier que vous fermeriez la porte. + +--Vous savez comme le premier mouvement court aux extrêmes. Il est +certain, cependant, que nous allons nous trouver dans un certain +embarras, mais enfin, avec votre aide, nous pouvons encore en sortir... +au moins je l'espère. + +--Que puis-je pour vous? + +--Vous en rapporter à moi, et ne pas vous inquiéter quand quelque chose +se présente mal. Soyez sûr que vous n'avez qu'un mot à dire pour qu'il y +soit porté remède. Comme vous, mon cher président, je mets au-dessus +de tout honneur de notre cercle, et, si j'osais le dire: avant vous, +puisque, pour ceux qui savent, je suis le gérant responsable. Mais, à +côté de l'honneur, de la respectabilité dont vous avez la garde, il +y des intérêts respectables dont je me trouve chargé par ma gérance +effective. On me les a confiés, ces intérêts.--A l'argent que j'ai mis +dans cette affaire s'est ajouté l'argent qui m'a été confié,--et dont +je suis responsable. Eh bien, laissez-moi l'administrer de façon à ce +qu'il donne les produits légitimes qu'on est en droit d'attendre. + +--Mais que puis-je? + +--Vous ne voulez pas ma ruine; vous ne voulez pas celle des personnes +qui ont eu confiance en moi? + +--Certes, non. + +--Soyez sûr qu'il ne sera jamais rien fait sous ma direction qui puisse +nous compromettre ou même nous inquiéter. + +--Que voulez-vous donc de moi? + +--Simplement ce qui se fait dans tous les cercles? que vous laissiez +marcher la partie. + + +VII + +Un matin qu'Adeline rentrait tard chez lui, dans cet état de +demi-somnolence du joueur qui a passé la nuit, le corps brisé de +fatigue, le sang enfiévré, l'esprit abattu, honteux de lui-même, furieux +contre les autres, rejouant dans sa tête troublée les coups importants +qu'il venait de perdre et qui avaient augmenté sa dette d'une dizaine de +mille francs, on lui dit qu'une jeune dame l'attendait dans le salon de +l'hôtel. + +Il n'était guère en disposition de donner des audiences et d'écouter des +solliciteurs: il fallait qu'avant la séance de la Chambre, où devait +venir en discussion un projet de loi dont il était rapporteur, il se +rafraîchit, et dans un peu de repos se retrouvât. + +--Vous direz à cette dame que je ne peux pas recevoir, répondit-il. + +Et il continua son chemin pour monter à son appartement. + +Mais, dans son mouvement de mauvaise humeur, il n'avait pas parlé assez +bas, la porte du salon s'ouvrit vivement, et il se trouva en face d'une +jeune femme de tournure élégante qui lui barra le passage. + +--Monsieur Adeline? + +--C'est moi, madame, mais je ne puis pas vous recevoir en ce moment, je +suis très pressé; écrivez-moi. + +--Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie. + +L'accent était si ému, si tremblant, le regard était si troublé, si +désolé, qu'Adeline se laissa attendrir. + +La précédant, il l'introduisit dans le petit salon banal des +appartements meublés qui se trouvait avant sa chambre? En entrant dans +cette pièce froide, qui n'était plus habitée que quelques instants, le +matin, un frisson le secoua de la tête aux pieds; alors, frottant une +allumette, il la mit sous le bois préparé dans la cheminée, puis, +attirant un fauteuil, il s'assit en face de sa visiteuse qui attendait +dans une attitude embarrassée et confuse. + +--Madame, je vous écoute. + +Comme elle ne commençait pas, il voulut lui venir en aide: elle était +fort jolie et la tristesse, l'angoisse de sa physionomie ne pouvaient +pas ne pas inspirer la sympathie. + +--Madame? demanda-t-il. + +--Madame Paul Combaz. + +--La femme du peintre? + +--Oui, monsieur. + +Cela fut dit avec plus de tristesse que de fierté. + +La sympathie un peu vague d'Adeline devint de l'intérêt: il oublia ses +fatigues et ses émotions de la nuit pour regarder cette jeune femme +qui se tenait devant lui dans une attitude désolée. Non seulement il +connaissait le nom de Paul Combaz comme celui d'un peintre de talent, +très apprécié dans le monde parisien, mais encore il connaissait l'homme +lui-même, un des plus fidèles habitués du _Grand I_, depuis quelque +temps. + +--Pardonnez-moi mon embarras, dit-elle enfin; c'est une situation si +douloureuse que celle d'une femme qui vient se plaindre de son mari... +qu'elle aime, que je ne sais comment m'expliquer... bien que depuis plus +d'un mois j'aie préparé cent fois par jour ce que je dois vous dire. + +Adeline fit un signe pour la rassurer. + +--Vous connaissez mon mari? demanda-t-elle en le regardant avec crainte. + +--J'ai autant de sympathie pour l'homme que d'estime pour l'artiste. + +Elle laissa échapper un soupir de soulagement, et ses yeux navrés +s'éclairèrent d'une flamme de tendresse et de fierté. + +--Soyez certain qu'il les mérite; c'est le coeur le plus loyal, le +caractère le plus droit: et ce n'est pas à vous que j'ai à dire qu'il +est un grand artiste, ses succès sont là pour l'affirmer; je serais la +plus heureuse et la plus fière des femmes si... s'il ne jouait pas; et +c'est parce qu'il joue... à votre cercle que je viens vous demander de +nous sauver, mes enfants et moi. + +--Mais je n'ai pas le pouvoir d'empêcher les gens de jouer! s'écria-t-il +blessé de cet appel à son intervention, qui semblait le rendre +responsable des pertes au jeu de Paul Combaz; vous vous méprenez +étrangement sur l'autorité d'un président de cercle. + +Elle le regarda, le visage bouleversé, les lèvres tremblantes. + +--Oh! monsieur, je vous en prie, ne me repoussez pas. Si ce n'est pas +pour moi que vous m'écoutez, et je le comprends, puisque vous ne me +connaissez pas, que ce soit pour mes enfants, pour mes trois petites +filles, qui dans un mois, peut-être dans huit jours, seront jetées dans +la rue, mourant de faim, de froid, si vous n'intervenez pas. Vous avez +une fille que vous aimez, c'est au père que je m'adresse. + +--Vous me connaissez, vous connaissez ma fille? + +--Non, monsieur, je ne connais pas mademoiselle Adeline, mais je sais +que vous avez une fille, et c'est en pensant à elle que l'espérance +s'est présentée à moi que vous nous viendrez en aide. Désespérée par les +pertes au jeu de mon mari, j'ai cherché, comme une affolée que je +suis, à qui je pourrais demander protection, et l'idée m'est venue, +l'inspiration, que si je n'avais pas pu empêcher mon mari d'aller au +cercle où il s'est ruiné, le président de ce cercle pourrait lui en +fermer les portes. Mais ce président était-il homme à m'entendre? ou +bien me repousserait-il parce qu'il profitait lui-même de la ruine des +joueurs... comme il y en a, m'a-t-on dit? Par mon mari que j'avais +interrogé, je savais quel homme politique vous êtes, la situation +que vous occupez, l'estime dont vous êtes entouré; c'était beaucoup; +pourtant ce n'était pas assez; dans l'homme politique y avait-il un +homme de coeur capable de se laisser attendrir par le désespoir d'une +mère? J'ai une amie de couvent mariée à Rouen, je lui ai écrit pour +qu'elle tâche d'apprendre quel homme était M. Constant Adeline. Sa +réponse, vous la connaissez sans que je vous la dise. C'est alors, quand +j'ai su quel père vous êtes pour votre fille, que la foi en vous m'est +venue, et que j'ai eu le courage d'entreprendre cette démarche. + +Peu à peu il s'était laissé gagner: cette voix vibrante, ces beaux yeux +qui plusieurs fois s'étaient noyés de larmes, cet élan, et en même temps +cette discrétion dans les paroles, surtout cette évocation de Berthe lui +troublaient le coeur. + +--Que puis-je pour vous? Ce qui me sera possible, je vous promets de le +faire. + +--Je sentais que je ne m'adresserais pas à vous en vain, et de tout +coeur je vous remercie de vos paroles: quand je vous aurai expliqué +notre situation, vous verrez, et beaucoup mieux que je ne le vois +moi-même, comment vous pouvez nous sauver, et de quelle façon vous +pouvez agir sur mon mari. + +Adeline sonna, et au garçon qui ouvrit la porte, il recommanda qu'on ne +laissât monter personne. + +--Il y a sept ans que je sais mariée, dit-elle, j'ai apporté une dot de +cent mille francs à mon mari, et un an après, à la mort de mon père, +deux cent mille francs. Quand mon mari m'a épousée, il n'avait pas +de fortune, mais il avait son talent et son nom qui lui rapportaient +cinquante ou soixante mille francs. Nous vivions largement dans un petit +hôtel de la rue Jouffroy que mon mari avait fait construire, et que nous +avions payé, ainsi que son ameublement, avec ma dot et l'héritage de mon +père. Ce n'était point là une prodigalité, car vous savez que le peintre +qui n'a pas son hôtel n'a guère de prestige sur le marchand de tableaux +et encore moins sur l'amateur; c'est une nécessité professionnelle, +quelque chose comme un outillage. Nous étions très heureux, j'étais très +heureuse: aimée de mon mari, l'aimant, vivant de sa vie, près de lui, +fière de le voir travailler, fière de le voir se retourner vers moi pour +me demander mon sentiment d'un geste ou d'un coup d'oeil je ne quittais +pas l'atelier, et en six années, les seules heures que je n'aie point +passées à ses côtés sont celles où je promenais mes filles au parc +Monceau. La crise que traverse la peinture nous avait cependant +atteints, et des soixante mille francs que gagnait mon mari pendant les +premières années de notre mariage, il était tombé à quelques milliers de +francs seulement, les marchands n'achetant plus, comme vous le savez. +Il avait fallu restreindre nos dépenses. J'avais été la première à le +demander, et j'avais pu organiser une nouvelle existence... suffisante +au moins pour moi, et qui pouvait très bien se prolonger jusqu'à des +temps meilleurs. Les choses allaient ainsi lorsqu'il y a trois mois, il +y aura dimanche trois mois, pour mon malheur, je ne sais la date que +trop bien, M. Fastou... + +Adeline laissa échapper un mouvement. + +--... Le statuaire, celui qui fait partie de votre cercle, vint voir mon +mari. Naturellement, on parla du krach. Fastou gronda mon mari, lui dit +qu'il était trop loup, que, puisque les marchands n'achetaient plus, il +fallait vendre aux amateurs; mais que, pour les trouver, on devait aller +les chercher; que, pour les rencontrer dans des conditions favorables, +les cercles, terrain neutre, étaient un bon endroit; que, pour lui, +c'était à son cercle qu'il avait obtenu la commande des douze ou quinze +bustes dont il vivait; et il termina en proposant à mon mari de le faire +recevoir membre du _Grand I_. Je suppliai si bien mon mari qu'il refusa; +mais il accompagna M. Fastou quelquefois... pour rencontrer ces amateurs +qui devaient nous acheter des tableaux. + +--Et alors? demanda Adeline anxieusement, car bien souvent il avait vu +Combaz à la table de baccara. + +--Aujourd'hui, notre hôtel est hypothéqué pour 80,000 francs, +c'est-à-dire à peu près pour sa valeur actuelle; tous les tableaux que +mon mari avait dans son atelier ont été emportés, et une partie de +l'ameublement, ce qui était de vente sûre et facile, a suivi les +tableaux. + +--Mais la caisse du cercle ne prend pas des hypothèques, s'écria +Adeline, elle n'achète pas des tableaux! + +--La caisse, non, mais le caissier, ou le chef de partie, je ne sais +comment vous l'appelez, celui qui prête aux joueurs: Auguste. + +--C'est impossible, interrompit Adeline qui croyait savoir qu'Auguste +n'était qu'un petit employé. + +--Vous croyez, monsieur, moi je sais; en tout cas, si ce n'est pas à +son profit qu'Auguste a prêté les sommes perdues par mon mari, c'est +au profit de ceux qui l'emploient, et pour nous le résultat est le +même,--c'est la ruine; encore quelques meubles, quelques tentures et +quelques tapis vendus, et il ne nous restera rien, car l'hôtel ne +tardera pas à être vendu, lui aussi, puisque nous ne pourrons pas payer +les intérêts de la somme pour laquelle il est hypothéqué. Vous voyez +notre situation: en trois mois tout a été englouti; mon mari ne +travaille plus, il est le plus malheureux homme du monde, la fièvre le +dévore; il ne dort plus, il ne mange plus; j'ai peur que le désespoir +de nous avoir perdus ne le pousse au suicide. Déjà il n'ose plus me +regarder et, quand il embrasse ses filles, c'est avec des élans qui +m'épouvantent. Vous comprenez maintenant comment j'ai eu le courage de +m'adresser à vous. Que mon mari ne puisse plus jouer dans votre cercle, +il ne trouvera pas à jouer ailleurs, puisqu'il est ruiné, et il me +reviendra, je le consolerai, je le soutiendrai, il se remettra au +travail, quand ce ne serait qu'à des illustrations; vous l'aurez guéri; +vous nous aurez sauvés. + +Adeline secoua la tête, et se parlant à lui-même plus encore peut-être +qu'à madame Combaz, il murmura: + +--Guérit-on les joueurs? + +Croyant que c'était à elle que cette exclamation s'adressait, vivement +elle répondit: + +--Oui, on les guérit, et mon mari en est un exemple vivant: nous avons +fait notre voyage de noces dans les Pyrénées; en arrivant à Luchon, mon +mari s'est mis à jouer et à passer toutes ses nuits au Casino; je l'ai +accompagné, et comme on ne laisse pas les femmes entrer dans les salles +de jeu, je l'ai attendu dans un petit salon, toute seule, me désolant, +me désespérant, interrogeant de temps en temps les garçons, pour savoir +où en était la partie, et si elle n'allait pas finir. Bien que j'aie été +élevée honnêtement, j'en étais arrivée à me faire assez familière avec +eux pour qu'ils voulussent bien me répondre. Et non seulement ils me +répondaient, mais encore ils voulaient bien dire à mon mari que j'étais +là. Il s'est laissé toucher. Le sixième soir, j'ai obtenu de lui qu'il +n'irait pas au jeu, et depuis il n'y est jamais retourné. + +--A Luchon? + +--Ni ailleurs. + +--Mais à Paris? + +--Après sept ans! Vous voyez que la guérison a duré longtemps et qu'elle +est possible. + +Adeline ne répondit rien de ce qui lui montait aux lèvres. + +--Vous avez eu raison de vous adresser à moi, dit-il, je vous promets +que tout ce que je pourrai pour sauver votre mari, je le ferai. + +--Surtout qu'il ne sache pas ma démarche. + +--Soyez tranquille; c'est en mon nom que je lui parlerai. + + +VIII + +Guérit-on les joueurs? + +C'était ce qu'Adeline se demandait. Son projet n'était-il pas ridicule +de vouloir guérir les autres quand il ne pouvait pas se guérir lui-même? + +Pourtant il fallait qu'il tînt sa promesse; cette pauvre petite femme +était trop touchante dans son désespoir pour qu'il refusât de lui venir +en aide. + +Que de ruines, que de désastres seraient évités si les joueurs ne +trouvaient pas ces facilités à emprunter, qui, s'offrant à eux, les +entraînent et les perdent? Eût-il jamais joué lui-même s'il avait dû +tirer de sa poche, où ils n'étaient pas d'ailleurs, les premiers billets +de mille francs qu'il avait risqués au baccara? «Auguste, six mille, +dix mille» cela n'était pas bien douloureux à dire, alors surtout qu'on +comptait sur une bonne série, et l'on était pris pour jamais;--mieux que +personne il le savait. + +Combaz travaillant toute la journée dans son atelier auprès de sa femme, +c'était le soir seulement qu'il venait au cercle, après avoir embrassé +ses trois petites filles à moitié endormies dans leurs lits blancs. +Adeline avait donc la certitude de ne pas le manquer: en se tenant dans +la salle de baccara, il le prendrait à l'arrivée. + +En effet, le soir même, un peu après dix heures, Adeline, qui, depuis +quelques instants déjà, était à son poste, le vit entrer d'un air +en apparence indifférent, mais sous lequel se lisait facilement la +préoccupation; ses yeux vagues avaient le regard en dedans de l'homme +qui suit sa pensée, insensible à tout ce qui vient du dehors. + +Il alla au-devant de lui: + +--Je désirerais vous dire un mot. + +--Mais, quand vous voudrez, répondit Combaz, sans attacher aucun sens à +ses paroles, bien évidemment. + +Arrivé dans son cabinet, Adeline en ferma la porte et, poussant un +fauteuil au peintre, il s'assit vis-à-vis de lui, en le regardant. + +Bien que Combaz n'eût pas depuis quelques mois l'esprit disposé à la +plaisanterie, il était trop resté en lui du rapin et du gamin de sa +jeunesse pour qu'il manifestât sa surprise autrement que par la blague: + +--C'est devant monsieur le juge d'instruction, que j'ai l'agrément de +comparoir? dit-il. + +--Non devant le juge d'instruction, répondit Adeline, l'instruction +est faite, mais devant le juge, ou, si vous le préférez, devant le +président, ou, ce qui est le plus vrai encore, devant un admirateur de +votre talent, devant un ami, si vous me permettez le mot. + +Combaz restait raide, dans l'attitude d'un homme qui se tient sur ses +gardes parce qu'il sent qu'il peut être facilement attaqué. + +--Je vous remercie, cher monsieur, de ce que vous voulez bien me dire. + +Et il enfila une phrase de politesse à laquelle il n'attachait en +réalité aucun sens. + +--Vous ne vous blesserez donc pas, commença Adeline, si je vous dis que +vous jouez trop gros jeu. + +Au contraire, Combaz se fâcha et, relevant la tête: + +--Permettez, monsieur! + +Adeline ne se laissa pas couper la parole: + +--C'est à moi qu'il faut que vous permettiez, car je n'ai pas fini, je +n'ai même pas commencé ce que j'ai à vous dire. Je suis le président +de ce cercle, c'est en quelque sorte chez moi que vous jouez, et vous +admettrez bien que j'ai le droit de vous adresser mes observations, +alors surtout qu'elles sont dictées par votre intérêt... + +--Mais, monsieur... + +--Par celui de votre jeune femme si charmante, par celui de vos trois +petites filles que vous venez d'embrasser dans leur lit pour accourir +ici, et qui demain peut-être seront dans la rue, sans lit, sans pain. + +Combaz étendit la main pour protester; Adeline la lui prit et +chaleureusement il la lui serra: + +--Vous voyez que je sais tout: votre hôtel hypothéqué pour quatre-vingt +mille francs, vos tableaux vendus à Auguste, vos objets d'art, vos +tentures emportés. + +--Qui vous a dit? + +--Etait-il possible que je visse un artiste perdre plus de deux cent +mille francs ici, sans m'inquiéter de savoir quelles étaient ses +ressources, si c'était sa fortune ou le pain de ses enfants qu'il +jouait; c'est le pain de ses enfants; je ne le permettrai point. Si +c'est le président qui vous parle, c'est aussi l'ami qui pense à votre +avenir gâché, c'est le père qui pense à vos petites filles, parce +qu'il aime la sienne et que, par sympathie, il s'intéresse aux vôtres. +Allez-vous les sacrifier à votre passion, vous, un artiste qui avez dans +le coeur et dans la tête des émotions plus hautes que celle que peut +donner le jeu? + +Combaz était dans une situation où la sympathie, même alors qu'elle +est accompagnée de reproches, touche les plus endurcis, et il n'était +nullement endurci. + +--Et vous croyez, dit-il d'un accent amer, que c'est la passion qui me +fait jouer? Passionné, oui, je l'ai été: quand j'étais plus jeune, tout +jeune, j'ai passé des nuits au jeu pour le jeu lui-même et les secousses +qu'il donne; mais ce temps est loin de moi. + +--Alors, pourquoi jouez-vous? + +Il secoua la tête; puis, après un assez long intervalle de silence, en +homme qui prend son parti: + +--Vous demandez pourquoi je joue, pourquoi je me suis remis à jouer +après être resté sept années sans toucher aux cartes: simplement par +calcul, sans aucune passion, pour que le jeu donne aux miens ce que mon +travail était insuffisant à leur continuer, notre vie ordinaire, rien +de plus. Je gagnais soixante mille francs environ bon an mal an. J'ai +voulu, quand je n'ai presque plus rien gagné, parce que ma peinture ne +se vendait plus, que la transition d'une vie large à une vie étroite ne +fût pas trop dure, et j'ai demandé au jeu d'équilibrer notre budget; il +l'a culbuté. Que d'autres, gênés comme moi, ont fait comme moi! + +--Et comme vous se sont ruinés! s'écria Adeline avec un accent d'une +violence qui surprit Combaz, et ont ruiné leur famille. Il manque deux, +trois, dix mille francs, pour se remettre en état, on les demande au +jeu; et le jeu vous en prend dix mille, cent mille, tout ce qu'on a. + +--A moins qu'il ne vous les rende: on ne perd pas toujours. + +Cet argument de tous les joueurs ne pouvait pas ne pas toucher Adeline. + +Sans doute, dit-il, on a des bonnes et des mauvaises séries; mais depuis +trois mois que vous jouez, vous êtes dans une mauvaise; ne vous obstinez +point. Peut-être, si vous aviez quelques centaines de mille francs +derrière vous, pourriez-vous continuer et attendre la veine; mais vous +ne les avez pas. Ne risquez pas le peu qui vous reste, puisque, ce reste +perdu, vous seriez réduit à la misère. Vous, ce n'est rien: un homme se +tire toujours d'affaires. Mais les vôtres, votre femme, vos filles! Vous +ne vouliez pas que leur vie fût amoindrie; que sera-t-elle quand on +les mettra à la porte de l'hôtel où elles sont nées, et que, brisé ou +affolé, vous serez incapable de vous remettre au travail, pensez donc +que par votre fait elles peuvent mourir de faim, ou, ce qui est pire, +traîner une jeunesse de misère. Il en est temps encore, arrêtez-vous. +Vous serez gênés, cela est certain, mais la gêne n'est pas la honte, +n'est pas la misère; vous attendrez; des temps meilleurs reviendront. + +Evidemment Combaz était touché; à l'examiner, il était facile de +comprendre que ce qu'Adeline disait, il se l'était dit à lui-même bien +des fois; mais par cette répétition, ces paroles avaient pris une force +que la conscience seule ne leur donnait pas. + +Adeline essaya de profiter de l'avantage qu'il avait obtenu: + +--Vous venez pour jouer? + +--Je sens que je vais avoir une série, c'est ce qui m'a décidé une +dernière fois. + +--Combien croyez-vous qu'on prêtera? + +--Rien. + +--Alors? + +--J'ai pu me procurer trois mille francs. + +--Eh bien, ne les risquez pas; avec trois mille francs vous pouvez +faire vivre votre famille pendant plusieurs mois; rentrez chez vous et +remettez cet argent à votre femme, qui se désespère en ce moment, qui +pleure auprès de ses filles, en sachant que vous êtes ici; la joie que +vous lui donnerez ce soir sera si grande, que si vous vouliez revenir +demain, son souvenir vous retiendra. + +Ce mot qu'Adeline avait trouvé dans son coeur de père et de mari arracha +Combaz à ses hésitations. + +Avec un élan d'épanchement, il lui prit la main et la serra longuement. + +--Je rentre chez moi, dit-il. + +--Eh bien, nous ferons route ensemble; j'ai justement affaire place +Malesherbes. + +--Vous ne vous fiez pas à moi? dit Combaz en riant. + +Adeline changea la conversation, car s'il était vrai qu'il ne se fiât +point à cette bonne résolution d'un joueur, il trouvait imprudent +de laisser voir ses doutes; et jusqu'à la place Malesherbes ils +s'entretinrent de choses et d'autres amicalement, sans qu'une seule fois +il fût question de jeu. + +--Vous voici à deux pas de chez vous, dit Adeline en arrivant à la +place, bonsoir! + +--Je vous porterai les remerciements de ma femme, dit Combaz en lui +serrant les deux mains avec effusion, et je vous conduirai mes deux +aînées pour qu'elles vous embrassent. + +--J'irai chercher chez vous les remerciements de madame Combaz, dit +Adeline, et les embrassements de vos chères petites; il ne faut pas que +vous repassiez la porte du cercle. + +--N'ayez donc pas peur, dit Combaz en riant. + +Adeline s'en revint à pied, lentement, marchant allègrement, la +conscience satisfaite: il avait sauvé un brave garçon. Sans doute dans +ce sauvetage, il y avait eu bien des choses cruelles pour lui, bien des +points de contact douloureux entre cette situation et la sienne, mais +enfin la satisfaction du devoir accompli le portait: il avait fait son +devoir. + +En passant place de la Madeleine, il hésita s'il rentrerait chez lui se +coucher où s'il irait faire un tour au cercle; sûr de ne pas se laisser +entraîner au jeu ce soir-là, alors qu'il était encore tout frémissant de +ses propres paroles, il se décida pour le cercle. + +Quand il entra dans la salle de baccara, le croupier prononçait les +mots qui, si souvent, retentissent dans une nuit: «Le jeu est fait». +Machinalement il regarda qui taillait: un cri de surprise lui monta aux +lèvres, c'était Combaz; alors il s'approcha de la table et regarda les +enjeux: environ une vingtaine de mille francs et Combaz n'avait plus +que quelques cartes dans la main gauche, le reste de sa taille, que ses +doigts serraient nerveusement, tandis que sur son visage pâle glissaient +des filets de sueur. + +--Rien ne va plus? + +À ce moment les yeux de Combaz rencontrèrent ceux d'Adeline et vivement +il les détourna, puis il donna les cartes. + +Le tableau de droite et le tableau de gauche, ayant demandé des cartes, +reçurent l'un un dix, l'autre une figure; alors une hésitation manifeste +se traduisit sur le visage de Combaz et ses yeux vinrent chercher une +inspiration dans ceux d'Adeline. Devait-il ou ne devait-il pas tirer? +Si furieux que fût Adeline, il était encore plus anxieux. Le joueur +l'emporta sur le président, et ses yeux dirent ce qu'il eût fait +lui-même. Combaz ne tira point et gagna. + +--Je vous disais bien que j'allais avoir une série! s'écria Combaz en +venant vivement à Adeline, c'est cette certitude qui m'a empêché de +rentrer, j'ai pris une voiture, et vous voyez que j'ai eu raison. + +--Au moins allez-vous vous sauver maintenant. + +--Au plus vite. + +Tandis que Combaz changeait ses jetons et ses plaques contre vingt-cinq +beaux billets de mille francs, Adeline s'approcha de Frédéric. + +--Je vous prie de faire en sorte qu'il ne soit plus prêté d'argent à M. +Combaz. + +--Et pourquoi donc, mon cher président? + +--Il est ruiné. + +--Il vaut au moins vingt-cinq mille francs, puisqu'il les empoche. + +--Je désire qu'il les garde. + +--Et la partie, qui la fera marcher, si nous écartons les joueurs? Vous +savez bien que ce ne sont pas là nos conventions; les recettes baissent; +intéressant, le peintre Combaz, sympathique, je le dis avec vous, mais +si nous éloignons les sympathiques, qui nous fera vivre puisque les +coquins ne viennent pas ici? + + +IX + +Bien souvent Adeline avait invité le père Eck à venir dîner à son +cercle, dans un de ses voyages à Paris; mais les voyages du père Eck à +Paris étaient rares; il aimait mieux rester à Elbeuf à surveiller sa +fabrique. + +Tandis que le fabricant de nouveautés est obligé de venir à Paris deux +fois par an et d'y passer chaque fois quinze jours ou trois semaines +pour faire accepter par les acheteurs les échantillons de la saison +prochaine, traînant chez les quarante ou cinquante négociants en draps +qui sont ses clients sa _marmotte_, c'est-à-dire la caisse dans laquelle +sont rangés ses échantillons,--le fabricant de draps lisses n'a pas à +supporter ces ennuis et cette grosse dépense de préparer à l'avance, +pour la saison d'hiver et la saison d'été, cinq ou six cents +échantillons dont il lui faudra discuter, avec les acheteurs, chaque +fil, chaque nuance, la force, l'apprêt; sa gamme de fabrication est +beaucoup plus limitée, et d'un coup d'oeil, d'un mot, ses commandes sont +faites ou refusées; pour les recevoir, il n'est pas nécessaire que le +chef de la maison se dérange lui-même. + +Le père Eck ne se dérangeait donc que bien rarement; que serait-il venu +faire à Paris? Ce n'était pas à Paris qu'étaient ses plaisirs, c'était à +Elbeuf, dans sa fabrique dont il montait les escaliers du matin au soir +comme le plus alerte de ses fils; c'était dans son bureau à consulter +ses livres; c'était surtout le jour des inventaires qu'il clôturait tout +seul quand il faisait comparaître devant lui ses fils et ses neveux +et qu'il leur disait en deux mots: «Voilà ta part, Samuel; la tienne, +David, la tienne, Nathaniel, la tienne, Nephtali, la tienne, Michel; +maintenant, allez travailler.» + +Cependant, un jour qu'une affaire importante réclamait sa présence à +Paris, il s'était décidé à partir; par la même occasion il verrait +Adeline, et ce fameux cercle dont Michel parlait si souvent. Vers six +heures, il alla attendre Adeline à la sortie de la Chambre. + +--Je _fiens tiner_ avec _fous_ à _fotre_ cercle. + +Bunou-Bunou, chargé de son portefeuille qu'il traînait à bout de bras, +accompagnait Adeline; la présentation eut lieu en règle, et le père Eck +exprima toute la satisfaction qu'il éprouvait à connaître un député +dont il avait lu si souvent le nom dans les journaux. Ordinairement ce +n'était pas un bon moyen pour mettre en belle humeur Bunou-Bunou que +de lui parler des journaux, tant ils s'étaient moqués de lui, mais la +physionomie ouverte du père Eck et son air bonhomme effacèrent vite la +mauvaise impression que ce mot «journaux» avait commencé à produire.. + +Ce fut en s'entretenant de choses et d'autres qu'ils gagnèrent l'avenue +de l'Opéra. Quand, en montant le grand escalier, Adeline vit les regards +étonnés que le père Eck promenait autour de lui, sur les revêtements de +marbre aussi bien que sur la livrée fleur de pêcher des valets de pied, +il sourit intérieurement, comme si ce luxe lui était personnel et devait +éblouir le futur oncle de Berthe. + +--Voulez-vous que je vous montre nos salons? dit-il en entrant dans le +hall. + +--Je n'avais aucune idée de ce qu'est un cercle, c'est très _peau_. + +Dans chaque salon, le père Eck après avoir promené partout un regard +curieux, et tâté le tapis du pied, en homme qui connaît la qualité de la +laine, répétait à mi-voix pour ne pas troubler l'auguste silence de ces +vastes pièces: + +--C'est très _peau_. + +En attendant le dîner, ils se retirèrent dans le cabinet d'Adeline avec +Bunou-Bunou et quelques commerçants qui connaissaient le père Eck. Comme +ils étaient là à causer, M. de Cheylus entra, et s'arrêta à la porte +pour écouter le père Eck qui lui tournait le dos, et soutenait une +discussion contre Bunou-Bunou. + +--Ah! ah! dit M. de Cheylus s'avançant, il me semble reconnaître +l'accent de mon ancien département. + +--M. le comte de Cheylus, ancien préfet de Strasbourg, dit Adeline; M. +Eck, de la maison Eck et Debs. + +Mais le père Eck n'aimait pas qu'on le plaisantât sur son accent: + +--Oui, monsieur, dit-il en venant à M. de Cheylus, je suis Alsacien, +ou si je ne le suis _blus_ ce n'est _bas_ ma faute, c'est celle de +certaines _bersonnes_; je suis fier de mon accent et je voudrais en +_afoir_ davantage pour hisser haut le drapeau de mon pays. + +Puis s'adoucissant en voyant M. de Cheylus un peu effaré: + +--Malheureusement l'habitude de _fifre_ toujours maintenant avec des +Normands l'a _peaucoup_ atténué, comme vous pouvez le _foir_, et je le +regrette: l'accent, mais c'est le fumet du _pon_ vin; voudriez-vous des +pâtés de Strasbourg qui ne sentissent rien? + +--Certes non, dit M. de Cheylus, qui ne se fâchait jamais de rien ni +contre personne. + +À table, le père Eck répéta son même mot, en ne lui faisant subir qu'une +légère variante: + +--C'est très _pon_; vraiment, pour le prix, c'est très _pon_. + +Et comme il ne soupçonnait pas les mystères de la cagnotte, à un certain +moment il ajouta: + +--C'est vraiment une _pelle_ chose que l'association! Quels miracles +elle produit! Je n'aurais jamais cru que, moyennant une cotisation de +cent francs par an, on pouvait _chouir_ de ces _peaux_ salons et de +cette _ponne_ table, avec des domestiques aussi _pien_ dressés, et de +tout ce luxe. + +Mais quand le soir il vit dans la salle de baccara les sommes qui se +jouaient en deux ou trois minutes, il commença à changer d'avis sur les +cercles. + +--C'est vrai, demanda-t-il à Adeline, que ces plaques de nacre valent +5,000 francs et 10,000 francs? + +--Parfaitement. + +--Mais c'est une abomination; si les joueurs mettaient 10,000 _vrancs_ +en or sur le tapis vert, ils y regarderaient à deux fois, à dix fois; +ces plaques, ça glisse des doigts comme les haricots de ceux des +enfants. Et je vois des commerçants à cette table, des gens qui savent +ce que c'est que l'argent gagné. C'est une honte! + +Adeline, qui jusque-là avait été ravi des émerveillements du père Eck, +voulut changer la conversation qui menaçait de prendre une mauvaise voie +et de conduire à un résultat complètement opposé à celui qu'il avait +espéré au commencement de cette visite. + +Mais on ne changeait pas le cours des idées du père Eck, pas plus qu'on +ne le faisait taire quand il voulait parler; il continua: + +--Je _tis_ que le jeu ainsi compris est une honte; c'est une +spéculation, non une distraction; ils jouent _bour_ gagner, non pour +s'amuser entre honnêtes gens. Et voyez quelles vilaines figures ils ont, +comme ils sont pâles ou rouges, comme ils grimacent: tous les mauvais +instincts de la bête se marquent sur leurs visages. Allons-nous-en! + +Mais Adeline ne voulut pas le laisser partir sur cette mauvaise +impression; s'il fut bien aise de quitter la salle de baccara où cette +indignation d'un _Puchotier_, beaucoup plus _Puchotier_ que lui encore, +était née, il manoeuvra pour que le père Eck ne quittât pas le cercle +dans cet état violent, et, après lui avoir fait traverser les salons +des jeux de commerce où quelques membres jouaient tranquillement, +silencieusement, en automates, au whist et à l'écarté, il le conduisit +dans son cabinet, où Bunou-Bunou, bien chauffé et bien éclairé, +répondait scrupuleusement, comme tous les soirs il le faisait, aux vingt +ou trente lettres de solliciteurs qu'il avait reçues dans la journée. + +--Et c'est _bour_ cela qu'on fonde des cercles? dit le père Eck, en +s'asseyant devant la cheminée. + +--Mais non, mais non, mon cher ami; le jeu n'est qu'un accessoire, +qu'un accident, et ce soir, particulièrement, la partie a pris un +développement insolite. + +Et Adeline expliqua dans quel but autrement plus élevé leur cercle avait +été fondé; malheureusement il fut interrompu, dans sa démonstration que +le père Eck écoutait sans paraître bien touché, par M. de Cheylus, qui +entra en riant: + +--Il se joue en ce moment une comédie qui aurait bien amusé M. Eck s'il +en avait été témoin, dit-il. + +--Quelle comédie? + +--Le comte de Sermizelles vient de perdre 12,000 fr.; où les avait-il +eus? me direz-vous. Je n'en sais rien, mais enfin il se les était +procurés, puisqu'il les a perdus. Alors, convaincu qu'il va rencontrer +une série, il cherche cinq louis seulement pour l'entamer. À la caisse, +brûlé. Auprès d'Auguste, brûlé. Auprès de tous les garçons, brûlé, +archi-brûlé, et si bien brûlé qu'il ne trouve même pas un louis. Ou bien +on ne lui répond pas, ou bien on ne le fait qu'avec les refus les plus +humiliants. Il ne se rebute pas; tout le personnel y passe. Il +fallait voir ses grâces, ses sourires, ses chatteries, et, devant les +humiliations, son impassibilité. Averti par Auguste, je suivais son +manège. C'est la comédie que j'aurais voulu que vît M. Eck. J'en ris +encore. Enfin il tombe sur une bonne âme ou sur un mauvais plaisant +qui lui dit que le chef a de l'argent. Et voilà mon comte qui, par +l'escalier de service, se précipite à la cuisine. Il y est en ce moment. + +--Est-ce _bossible!_ s'écria le père Eck en levant les bras au ciel. + +--Vous ne connaissez pas le comte; le jeu est dans son sang comme dans +celui de toute sa famille. Son frère, qui d'ailleurs ne s'est pas +ruiné, était si foncièrement joueur qu'il ne prenait même pas la peine +d'administrer sa fortune. À sa mort on a trouvé chez lui des tas de +titres d'obligations de chemins de fer, d'emprunts, avec tous leurs +coupons. Pourquoi se donner le mal de détacher ces coupons avec des +ciseaux quand on fait des différences de trente ou quarante mille francs +toutes les nuits? Vous comprenez si la race est joueuse. Enfin, pour le +moment, le comte est aux prises avec le chef et tâche de l'amadouer. +Venez voir sa rentrée, qu'il ait ou n'ait pas obtenu d'argent, elle sera +curieuse. + +Quand ils entrèrent dans la salle, le comte n'y était pas, mais presque +aussitôt il arriva allègrement, gaiement, et il courut à la caisse: sur +la tablette, il déposa un tas de pièces de cinq francs, de deux francs, +de cinquante centimes et même une poignée de gros sous. + +--Il y a cent francs, dit-il, donnez-moi un jeton de cinq louis. + +Et vivement il courut à la table où le croupier annonçait justement une +nouvelle taille: «Messieurs, faites votre jeu.» Sans hésitation, en +homme qui poursuit une idée, le comte plaça son jeton à gauche: il +était radieux, sûr de gagner. Et, en effet, il gagna. Il laissa sa mise +doublée et gagna encore. Puis encore une troisième fois. + +Mais cela n'avait plus d'intérêt pour le père Eck, qui n'avait nulle +envie de passer la nuit à regarder jouer. Il en avait assez; il en avait +trop. Adeline le reconduisit à son hôtel, rue de la Michodière, et +promit de venir le prendre le lendemain matin pour une course qu'ils +avaient à faire ensemble. + +Adeline fut exact et il trouva le père Eck sous la porte, l'attendant. + +Comme c'était au Palais-Royal qu'ils allaient, ils descendirent l'avenue +de l'Opéra, et, en passant devant son cercle, Adeline voulut entrer pour +donner un ordre. Dès la porte cochère, ils entendirent un brouhaha de +voix qui partait de l'escalier du cercle, et à travers les glaces de la +porte contre laquelle il était adossé ils virent un homme en veste et en +calotte blanche, un cuisinier évidemment, qui pérorait avec de grands +mouvements de bras, barrant le passage au comte de Sermizelles, défait, +exténué, qui voulait sortir. + +Que signifiait cela? + +Ce fut ce qu'Adeline se demanda; mais il n'y avait pas plus moyen +d'entrer que de sortir, le cuisinier obstruait solidement le passage et +d'ailleurs il ne voyait pas son président, à qui il tournait le dos. +Autour de lui et du comte, il y avait une confusion de gens qui criaient +ou qui riaient, des membres du cercle, des croupiers, des domestiques. + +À ce moment, dans la cour parut Auguste, qui était descendu par +l'escalier de service. + +--Que se passe-t-il donc? demanda Adeline en allant à lui vivement. + +--M. le comte de Sermizelles avait emprunté hier cent francs au chef; il +a gagné cent vingt-cinq mille francs avec; mais il a tout perdu et il +ne lui reste pas un sou pour rembourser Félicien, qui ne veut pas le +laisser partir. + +--Vous m'avez donné votre parole d'honneur de me rendre mon argent ce +matin, hurlait Félicien, et vous voulez filer. Vous ne passerez pas! + +Adeline frappa à la glace de façon à se faire ouvrir, et, mettant cinq +louis dans la main du cuisinier: + +--Laissez sortir M. le comte, dit-il, et vous-même quittez le cercle à +l'instant. + +Quand il reprit sa route avec le père Eck, ils marchèrent côte à côte +assez longtemps sans rien dire. À la fin, le père Eck prit le bras +d'Adeline: + +--Mon cher monsieur _Ateline_, je sais qu'on n'aime pas les conseils +qu'on ne demande pas, _bourtant_ je vous en donnerai un: croyez-moi, +laissez ces gens-là à leurs plaisirs, ce n'est _bas_ la place d'un brave +homme comme vous. Vous serez mieux dans _fotre_ famille. Si nous avons +un peu réussi dans la vie, c'est par les liens de la famille: c'est en +étant unis, c'est en nous serrant. Et ce n'est _bas_ seulement pour la +fortune que la famille est _ponne_. + + +X + +Quand ils se furent séparés, Adeline resta sous l'impression de ces +conseils, sans pouvoir la secouer: «Laissez ces gens-là à leurs +plaisirs.» Est-ce que c'était pour le sien qu'il restait avec eux? + +Mais dans la journée il lui vint un second avertissement qui le +bouleversa plus profondément encore. + +Comme il allait entrer dans la salle des séances, le préfet de +police--celui-là même qui lui avait accordé l'autorisation d'ouvrir le +_Grand I_,--l'arrêta au passage. + +--Eh bien, mon cher député, êtes-vous content de votre cercle? + +Adeline, croyant que c'était une allusion à la scène du matin, +s'empressa de la raconter et de l'expliquer, tout en se disant que la +préfecture était bien rapidement renseignée. + +Mais le préfet se mit à rire: + +--Je ne peux pas partager votre colère contre votre cuisinier, et +même je trouve qu'il serait désirable que les joueurs eussent à payer +quelquefois leurs emprunts à ce prix, ils emprunteraient moins. Ce +n'était donc pas de cela que je voulais parler. Je vous demandais si +vous étiez content de votre cercle. + +--Pourquoi ne le serais-je point? Le nombre de nos membres augmente tous +les jours; nos fêtes sont très réussies; notre situation financière +est bonne; je n'ai que des remerciements à vous renouveler pour +l'autorisation que vous m'avez accordée avec tant de bonne grâce. + +Puis tout de suite il entama une apologie des cercles bien tenus et +sévèrement surveillés, qui n'était à peu de chose près que la répétition +de ce que Frédéric lui avait dit et répété plus de cinquante fois, sur +tous les tons et avec toutes sortes de variantes, c'est-à-dire que si +les tricheries sont jusqu'à un certain point possibles dans un cercle +fermé, où, par cela même que tous les membres ne font en quelque sorte +qu'une même famille, personne ne surveille son voisin, il n'en est pas +de même dans les cercles ouverts, où, au contraire, la défiance et la +surveillance sont la règle ordinaire, comme si on était dans une réunion +de voleurs connus. + +Mais le préfet l'interrompit en riant: + +--Laissez-moi vous dire que les cercles fermés ne m'inspirent pas plus +une confiance absolue que les cercles ouverts, attendu que partout où +l'on joue on peut tricher, dans le cercle le plus élevé quelquefois, +comme dans le _claquedents_ souvent, qu'on ait cent mille francs de +rente, ou qu'on crève de faim. Je sais bien que lorsqu'on interroge un +gérant de cercle ouvert sur les tricheries, il vous répond que par suite +de sa surveillance elles sont si difficiles chez lui, qu'elles sont +absolument impossibles; s'il s'en commet, c'est chez son voisin. Il +est vrai que lorsqu'on passe à ce voisin, il nous dit qu'il a si bien +découragé les philosophes qu'ils n'en paraît jamais un seul chez lui, +tandis qu'ils vont tous à côté, où il se passe des choses abominables, +et l'on est tout étonné, la première fois, de voir que le récit de ces +choses abominables est le même dans les deux bouches; ce qui se fait ici +se fait là, et ce qui se fait là se fait ici. C'est par ce simple rôle +de confident, aux oreilles complaisantes que j'ai appris, quand j'étais +jeune, les procédés de cette aimable philosophie qui enseigne l'art de +s'approprier le bien d'autrui; et c'est pour cela que je résiste tant +que je peux aux demandes qu'on m'adresse afin d'ouvrir de nouveaux +cercles. + +--Croyez-vous qu'on vole maintenant autant qu'il y a quelques années, +quand le jeu était peu connu? demanda Adeline persistant dans les idées +qu'il avait reçues. + +--Autant, oui, et même davantage; seulement les procédés se sont +perfectionnés, ils sont moins gros et par là plus difficiles à +découvrir; parce que de nos jours on vole peu à main armée, s'ensuit-il +qu'on vole moins qu'autrefois? Pas du tout; le voleur a changé +de manière tout simplement, il en a adopté une nouvelle, moins +dangereuse... pour lui: c'est ce qui explique votre réponse de tout +à l'heure; quand vous vous êtes demandé, bien plus que vous ne me le +demandiez à moi-même, pourquoi vous ne seriez pas content de votre +cercle. + +--Que se passe-t-il donc? Parlez, je vous en prie. + +--On triche chez vous. + +--C'est impossible. + +--Si vous me répondez avec cette certitude, je n'ai rien à ajouter. + +--Mais, qui triche? + +--Cela est plus délicat; nous avons des soupçons, mais, comme il arrive +le plus souvent, les preuves manquent; tandis que mes agents peuvent +protéger le pauvre diable à qui l'on vole cent sous, ils ne peuvent rien +pour le monsieur à qui l'on vole cent mille francs, puisqu'ils n'entrent +pas dans vos cercles. Enfin, j'ai des rapports sérieux qui ne permettent +pas le doute; on triche chez vous; il est vrai qu'on triche aussi +ailleurs; mais ce qui se passe ailleurs ne vous regarde pas, tandis que +vous avez intérêt à savoir ce qui se passe chez vous, afin d'éviter un +éclat: voilà pourquoi je vous avertis. + +Bien que bouleversé par cette révélation, Adeline trouva de chaudes +paroles de remerciement, puis il expliqua les mesures qu'il allait +prendre avec son gérant et son commissaire des jeux pour découvrir les +voleurs. + +Mais aux premiers mots le préfet l'arrêta: + +--Croyez-moi, ne prenez des mesures avec personne; prenez-les avec +vous-même. Vous avez confiance dans votre gérant, c'est parfait; mais +enfin il n'en est pas moins vrai qu'en cette occasion il est dans son +tort puisqu'il n'a rien vu; ou s'il a vu sans vous prévenir, il y est +encore bien plus gravement; et c'est toujours un mauvais moyen de +recourir à ceux qui sont en faute. Opérez vous-même. Ne vous fiez qu'à +vous. Il ne vous est pas difficile de surveiller vos gros joueurs. + +--Notre plus gros joueur est le prince de Heinick. + +--Surveillez le prince de Heinick comme les autres: il n'y a pas de +prince devant le tapis vert, il n'y a que des joueurs, et la façon dont +un joueur surveille un autre joueur vous montre quelle confiance on +s'inspire mutuellement dans cette corporation. + +--Faut-il donc soupçonner tout le monde? + +--Hé, hé! + +--Mais alors ce serait à quitter la société. + +--Au moins une certaine société. + +Sur ce mot le préfet voulut s'éloigner, mais Adeline le retint: il était +épouvanté de la responsabilité qui lui tombait sur les épaules, et il +ne l'était pas moins de son incapacité qu'il avoua franchement. Comment +découvrir les nouvelles tricheries, quand il connaissait à peine les +anciennes? Il lui faudrait quelqu'un pour l'éclairer, le guider. Il +termina en demandant au préfet de lui donner ce quelqu'un: + +--Il y a des inspecteurs de la brigade des jeux; donnez m'en un. + +--Si les inspecteurs connaissent les grecs, les grecs connaissent +encore mieux les inspecteurs; que je vous en donne un, et que vous +l'introduisiez dans votre cercle, les choses, tant qu'il sera là se +passeront avec une correction parfaite. + +Adeline se montra si désappointé que le préfet ne voulut pas le laisser +sur cette réponse décourageante. + +--Je vais m'informer si on peut vous donner quelqu'un qui exerce une +surveillance sans danger d'être reconnu, et aussi sans provoquer +l'attention: mes agents ne se recrutent pas dans le monde de la +diplomatie, malheureusement, et il y en a plus d'un dont la tournure +et la tenue seraient déplacées dans votre cercle. Demain vous aurez ma +réponse. + +Cette nuit-là, Adeline la passa au cercle à surveiller les joueurs, +rôdant autour des tables, cherchant, examinant, mais ne voyant rien +d'irrégulier. À la vérité, le prince de Heinick eut une banque +exceptionnellement heureuse, mais sans que rien pût éveiller les +soupçons dans sa manière de tailler, qui était la plus correcte au +contraire, la plus élégante qu'on eût encore vue au _Grand I_. C'était +presque du bonheur; en tout cas, pour plus d'un ponte, c'était presque +un honneur de se faire gagner son argent par un si noble banquier, +numéroté dans l'_Almanach de Gotha_, et apparenté à des Altesses: «J'ai +attrapé hier avec le prince Heinick une culotte qui peut compter!» Ça +pose de se faire culotter par un prince. + +Le lendemain, Adeline attendait le préfet avec une impatience nerveuse. + +--J'ai votre homme, mon cher député, rassurez-vous. Un ancien agent +politique versé dans la brigade des jeux. Il paraît qu'il a été +_affranchi_ par les grecs et qu'il n'a pas voulu travailler avec eux ni +pour eux. On me dit qu'il opère d'une façon surprenante. En tout cas, il +connaît tous les tours de ces messieurs, et si celui qui s'exécute chez +vous est neuf, il est assez intelligent pour le découvrir. J'oubliais de +vous dire qu'il est assez bien pour passer inaperçu dans votre cercle et +partout; en plus décoré, d'un ordre étranger, pour services politiques. +Il sera demain matin chez vous, si vous voulez. À quelle heure? + +--Dix heures. + +Comme dix heures sonnaient le lendemain, on frappa à la porte d'Adeline, +et dans son petit salon entra un homme de quarante-cinq ans, de tournure +militaire, correctement habillé comme tout le monde et avec aisance, les +mains gantées; la tête était énergique, le visage montrait des traits +détendus et fatigués comme ceux des comédiens qui ont exprimé toute la +gamme des passions, mais ce qui frappait plus encore chez lui, c'était +de beaux yeux noirs brillants qui semblaient devoir embrasser, sans +mouvements apparents, un rayon visuel plus considérable qu'il n'est +donné à une vue ordinaire. + +--Je viens de la part de M. le préfet de police. + +En quelques mots, Adeline expliqua ce qu'il attendait de lui. + +--Très bien, monsieur; vous voudrez bien me présenter comme... une +personne de votre connaissance. + +--Assurément; votre nom? + +--Nous dirons Dantin, si vous voulez bien; c'est un nom commode, noble +ou bourgeois, selon les dispositions de celui qui l'entend et lui met ou +ne lui met pas d'apostrophe. + +Dantin allait se retirer; Adeline le retint. + +--M. le préfet m'a dit que vous connaissiez toutes les tricheries des +grecs. + +--Toutes, non; car on en invente tous les jours, qu'on apporte toutes +neuves dans les cercles, mais je connais à peu près toutes celles qui +ont servi; quant aux inédites, une certaine expérience me permet de les +deviner quelquefois! + +--M. le préfet m'a dit que vous opériez vous-même d'une façon +surprenante. + +--M. le préfet est trop bon; j'ai acquis un certain doigté. Au reste, je +me mets à votre disposition, et si vous voulez que je vous donne une... +séance, je suis prêt. Vous avez des cartes. + +Mais Adeline n'avait pas de cartes, il fallait en envoyer chercher. + +Quand on les apporta, Dantin, qui s'était assis devant le bureau +d'Adeline, les prit, les mêla, et, tout en causant, parut les examiner +assez légèrement. + +--Elles sont bien minces, mais enfin elles seront suffisantes, je +l'espère. + +Il les étala sur le bureau et les remua à deux mains avec de grands +mouvements des épaules et des coudes; puis, les ayant rassemblées, il +les posa en tas devant Adeline. + +--Si vous voulez couper: bas, haut, comme vous voudrez. Maintenant si +vous voulez bien me désigner le neuf que vous désirerez, je vais vous le +donner; vous voyez que ni la carte de dessus ni celle de dessous ne sont +des neuf. + +Adeline demanda le neuf de pique et ne quitta pas des yeux les doigts de +Dantin. + +--Le voici, dit celui-ci; en voulez-vous un autre? + +--Oui, le neuf de trèfle, dit Adeline, se promettant bien de voir +comment Dantin opérait. + +Mais il ne vit rien, ni pour le neuf de trèfle, ni pour ceux de coeur et +de carreau qu'il lui servit ensuite, et il resta ébahi. + +--Ainsi vous ne m'avez pas vu, dit Dantin, et vous ne m'avez pas +davantage entendu. + +--Pas du tout. + +--Comme vous le savez, c'est là la grande difficulté du filage, +l'oreille perçoit ce qui échappe aux yeux; heureusement, j'ai travaillé +une heure ce matin, car, pour filer il faut faire ses gammes comme le +musicien; si je restais un jour sans travailler, vous ne m'entendriez +peut-être pas, mais moi je m'entendrais. Maintenant, comme je n'ai pas +de prétention au rôle de sorcier, au contraire, regardez ces cartes; +pendant que j'occupais votre attention en vous disant qu'elles étaient +mauvaises, je les ai marquées de quelques coups d'ongles, à peine +perceptibles pour l'oeil, mais sensibles pour mes doigts. Puis, au lieu +de battre les cartes comme tout le monde, j'ai fait ce qu'on appelle la +_salade_; et je vous ai donné à couper; mais, au moyen de cette carte +légèrement bombée, j'ai fait un petit _pont_, dans lequel vous avez +coupé. Et voilà. Quant au filage, c'est affaire de travail, d'habitude +et d'adresse. + + +XI + +À neuf heures, Dantin arriva au _Grand I_, et par un valet de pied fit +passer son nom au président, qui à ce moment causait avec son gérant. + +--Dantin, fit Adeline avec un mouvement de surprise assez bien joué, +faites-le monter. + +Puis s'adressant à Frédéric: + +--Un ami de Nantes. + +Vivement il alla au-devant de cet ami, qui, présenté de cette façon, +devait passer inaperçu, ou tout au moins ne provoquer aucune curiosité: +ce n'était point le premier provincial d'Elbeuf, de Rouen ou d'ailleurs +à qui Adeline faisait les honneurs de son cercle: le malheur était que +ces provinciaux, peu intelligents, se laissaient rarement séduire par +les charmes du baccara, ou, s'ils se risquaient quelquefois à ponter un +louis au tableau de droite ou de gauche, ils allaient rarement plus loin +quand ils l'avaient perdu: les louis n'ayant pas du tout la même valeur +à Elbeuf ou à Rouen qu'à Paris. + +À cette heure, il n'y avait presque personne au cercle: quelques vieux +bien sages qui jouaient tranquillement au whist ou à l'écarté; mais le +baccara chômait; si Dantin était venu si tôt, c'est qu'il voulait passer +l'inspection des lieux avant celle des joueurs. + +Ce fut ce qu'il fit avec Adeline en jouant le provincial à la +perfection, c'est-à-dire avec une discrétion qui n'allait pas jusqu'aux +gros effets du paysan, mais en homme de sa tenue qui, pour la première +fois, pénètre dans un cercle parisien et naturellement regarde autour de +lui avec curiosité, parce que ce qu'il voit l'amuse et aussi le surprend +un peu. + +Cependant, il fallait passer le temps, la promenade dans les salons ne +pouvait se recommencer indéfiniment, et, d'autre part, deux amis qui se +retrouvent après une longue séparation ne peuvent pas se mettre à lire +les journaux en face l'un de l'autre. + +--Verriez-vous un inconvénient à ce que nous fissions quelques +carambolages? demanda Dantin; il importe de gagner l'heure sans +provoquer l'attention. + +Adeline eut un mouvement d'hésitation, mais il fut court. + +--Après tout! se dit-il. + +Ils se mirent à un billard jusqu'à ce que l'arrivée des joueurs permît +de commencer la partie; alors ils passèrent dans la salle de baccara; +mais les joueurs assis à la table n'étaient guère sérieux, et la galerie +autour d'eux était peu nombreuse; encore Dantin ne se laissa-t-il pas +tromper sur la qualité de ces joueurs, qui, pour lui, n'étaient que des +_allumeurs_ chargés de lancer la partie avec quelques modestes jetons de +cinq francs qu'on leur remet à la caisse; quant au banquier, c'était +non moins certainement un autre allumeur qui avait pris la banque avec +quinze louis avancés par la caisse; si la partie avait marché pour de +bon, le croupier l'aurait menée d'une autre allure. + +Entre la première et la seconde banque, Frédéric s'approcha de l'ami du +président, et les présentations se firent. + +--M. d'Antin. + +--M. le vicomte de Mussidan. + +--Monsieur ne joue pas? demanda Frédéric, qui ne dédaignait pas +d'allumer lui-même la partie, même au détriment des amis de son +président. + +--Pour jouer il faut savoir, répondit Dantin avec franchise et +simplicité, et je vous avoue qu'à Nantes nous ne cultivons pas encore le +baccara. + +--Cependant... + +--Au moins dans ma société; c'est même la première fois que je vois +jouer ce jeu. + +--Il est bien facile. + +--Il me semble; je ne dis pas que je ne me risquerai pas demain, mais +aujourd'hui je regarde; il y a des choses que je ne comprends pas. +Ainsi, pourquoi le banquier ne paye-t-il pas et ne reçoit-il pas? + +--C'est le croupier qui paie et qui reçoit pour le banquier. + +--Ah! c'est le croupier, le fameux croupier qui est assis en face du +banquier; je croyais qu'il n'y en avait pas dans les cercles. + +Frédéric s'éloigna en se disant que son président avait des amis +vraiment bien naïfs,--ce qui d'ailleurs ne l'étonna pas. + +--Vous n'aviez pas besoin de si bien jouer l'ignorance, dit Adeline, +quand Frédéric fut passé dans une autre salle, le vicomte de Mussidan +est le vrai gérant du cercle, et c'est un autre moi-même. + +--Pardon, je ne savais pas. + +Et Dantin se promit d'être circonspect: si le gérant et le président ne +faisaient qu'un, il fallait être attentif à veiller sur sa langue. Il +avait reçu l'ordre de se mettre à la disposition de M. Constant Adeline, +député, président du _Grand I_, afin d'aider celui-ci à découvrir des +vols, qui se commettaient dans son cercle. Mais quels étaient ces vols, +quels étaient les voleurs, il n'en savait rien; c'était à lui de +les trouver. Où les chercher? Justement parce qu'il connaissait les +tricheries des grecs, il était disposé à voir des voleurs dans tous ceux +qui vivent du jeu: joueurs de profession, croupiers, gérants. C'est là +d'ailleurs une disposition commune aux policiers et qui fait leur force; +s'ils étaient moins soupçonneux, ils ne découvriraient rien. Tel qu'il +avait vu Adeline la veille, il le jugeait le plus honnête homme du +monde, un brave et digne président, comme après tout il peut en exister. +Mais si ce brave président ne faisait qu'un avec son gérant, et un +gérant vicomte, c'est-à-dire un déclassé, la situation se trouvait +autre qu'il l'avait jugée tout d'abord, et il était prudent de ne pas +s'aventurer avec lui. Un député est un personnage influent et c'est +niaiserie d'agir de façon à s'en faire un ennemi, surtout quand on n'a +que sa place pour vivre et qu'on désire la garder, ce qui était le cas +de Dantin. Dans sa jeunesse il avait volontiers joué les Don Quichotte, +ce qui l'avait mené à être simple inspecteur de la brigade des jeux à +quarante-cinq ans; il ne voulait pas descendre plus bas. + +Cependant, la partie continuait et Dantin la suivait avec la franche +curiosité du provincial qui voit jouer le baccara pour la première fois; +de temps en temps il adressait à Adeline discrètement une question, +que ses voisins pouvaient entendre en prêtant un peu l'oreille; elles +étaient tellement naïves, ces questions, qu'elles ne pouvaient venir que +d'un provincial renforcé. + +Mais pour échanger quelques paroles avec Adeline de temps en temps, il +n'en était pas moins attentif à ce qui se passait à la table, qu'il ne +quittait pas des yeux, allant du banquier aux pontes et du croupier aux +valets de service. + +Peu à peu la partie s'était animée, les joueurs étaient arrivés, et la +misérable petite banque de quinze louis du début était montée à cent, à +deux cents, à cinq cents louis. + +Il avait été convenu entre Adeline et lui que quoi qu'il vît il ne +lui dirait rien, car Adeline voulait avant tout éviter un éclat, qui, +colporté le lendemain dans le Paris des cercles et peut-être même dans +tout Paris, compromettrait le _Grand I_ en même temps que la réputation +de son président. + +Cependant, bien que Dantin se fût conformé à cette instruction, plus +d'une fois il avait regardé Adeline pour appeler son attention sur la +table de jeu, mais Adeline n'avait pas paru comprendre, non en homme qui +ne veut pas, mais parce qu'il ne voit pas ce qu'on lui montre, et que +par cela il est dans l'impossibilité d'entendre ce qu'on lui insinue. +Alors Dantin l'avait examiné, se demandant s'il avait affaire à un +aveugle volontaire ou non, et si vraiment le président et le gérant ne +faisaient qu'un. + +Il s'éloigna un peu de la table, et tout bas il dit à Adeline qu'il +voudrait bien l'entretenir pendant deux ou trois minutes. + +--Vous avez vu quelque chose? demanda Adeline anxieux. + +Dantin fit un signe affirmatif. + +Ils passèrent dans le cabinet du président, et Adeline referma la porte +avec soin. + +--Qu'avez-vous vu? parlez bas. + +--J'ai vu que le croupier a _étouffé_ de quarante-cinq à cinquante +louis, rien que dans les trois dernières banques, répondit Dantin en +sifflant ses paroles du bout des lèvres. + +--Que voulez-vous dire? murmura Adeline; je n'ai rien vu. + +--Je vais vous reconstituer les tours, et quand nous rentrerons dans la +salle, comme vous serez prévenu, vous les verrez se répéter si c'est +toujours le même croupier, car il les réussit trop bien pour ne pas les +recommencer. + +--Mais c'est Julien! + +Cela fut dit d'un ton de surprise indignée qui signifiait clairement +que Julien était la dernière personne qu'Adeline aurait crue capable +d'étouffer le plus petit louis. + +--Vous avez donné l'habit à vos croupiers, continua Dantin, et c'est +une sage précaution qui prouve que celui qui leur a imposé ce vêtement +connaît les habitudes de ces messieurs, et sait comment, avec l'argent +qui leur passe par les mains, il leur est facile de laisser tomber un +jeton dans la poche de leur jaquette ou de leur veston, mais on aurait +dû en même temps leur imposer une cravate serrée au cou. + +--Pourquoi donc? + +--Pour les empêcher de faire glisser des jetons dans leur chemise. +Rappelez-vous le col de Julien, il est très lâche, n'est-ce pas? et la +cravate est lâche aussi; alors qu'arrive-t-il? c'est que Julien, qui +respire difficilement, paraît-il, surtout au moment où il paye ou quand +il rend de la monnaie, passe sa main dans son col pour l'élargir, et +laisse alors glisser dans cette ouverture un jeton qui s'arrête à sa +ceinture. Il a fait ce geste trois fois, ci, trois louis. Comptez-les. +De même qu'il éprouve le besoin de respirer, il éprouve aussi celui +de se moucher: deux fois il a tiré son mouchoir, mais deux mouchoirs +différents, et chaque fois il a fait passer un jeton de sa main gauche, +où il le cachait, dans le mouchoir qu'il a replié et remis dans sa +poche; ci, deux louis. + +--Et personne n'a rien vu, s'écria Adeline, ni le gérant, ni le +commissaire des jeux! + +C'était le moment pour Dantin de ne pas s'aventurer. + +--Je dois dire que tout cela était fait très proprement, avec adresse. +Voyez-vous les tours d'un bon prestidigitateur? + +--Continuez. + +--Deux fois il a demandé de la monnaie: la première, le change a été +fait loyalement, on lui a rendu la somme qu'il donnait; mais la seconde, +quand il a tendu une plaque de vingt-cinq louis par-dessus son épaule, +il en tenait deux dans sa main, et c'est seulement la monnaie d'une +qu'on lui a rendue, ci, vingt-cinq louis. + +--Mais alors Théodore serait son complice? + +--Dame, ça se voit tous les jours. Maintenant passons à la dernière +opération. Vous avez dû remarquer un ponte à sa droite, un monsieur à +barbe rousse. Eh bien, il l'a payé deux fois: la première, en commençant +par lui, il lui a payé sa mise de cinq louis, puis, en finissant, il +est revenu au monsieur roux, et alors il lui a payé les dix louis que +celui-ci avait laissés sur le tapis, ci quinze louis. Vous voyez que mon +compte est exact; au moins le compte de ce que j'ai vu. + +Adeline était atterré: + +--Dans mon cercle, murmurait-il, dans mon cercle, chez moi, de pareils +misérables! + +Dantin se dit que si ce président ne valait pas mieux que d'autres +qu'il avait connus, en tout cas c'était un habile comédien qui jouait +admirablement la douleur indignée; aussi, que cette douleur fût ou ne +fût pas sincère, était-il prudent de paraître la prendre au sérieux. + +--Mon Dieu, monsieur le président, permettez-moi de vous dire que ce +qui arrive chez vous se passe dans bien d'autres cercles. Je ne dis +pas qu'il n'y ait pas des croupiers honnêtes, c'est très possible, +seulement, comme dans notre profession ce n'est pas les honnêtes gens +que nous voyons, j'en connais plus d'un qui vaut le vôtre. C'est qu'il +est mauvais de manier sans contrôle possible de grosses sommes qui +semblent, à un moment donné, n'appartenir à personne: pourquoi celui qui +les distribue n'en garderait-il pas une part pour lui? C'est comme cela +que tant de croupiers font en deux ou trois ans des fortunes étonnantes, +que ne justifient ni leurs appointements plus que modestes, ni le tant +pour cent qu'ils touchent sur la cagnotte, ni les gros pourboires de +vingt, vingt-cinq louis que certains banquiers leur donnent, on ne sait +pourquoi, si ce n'est peut-être pour les remercier de les avoir volés +proprement. Ils sont partis de bas, garçons de café pour la plupart, +valets de pied; ils ont vu le jeu et l'ont appris avec ses adresses, un +jour qu'un croupier manque, ils le remplacent et font comme ils ont vu +faire leurs prédécesseurs. En deux ou trois ans, ils sont riches; à +moins qu'ils ne soient joueurs eux-mêmes. À Pau, à Biarritz, quand vous +voyez une charrette anglaise brûler le pavé tirée par un cheval de +prix et chercher à accrocher toutes les voitures qu'elle rencontre, ne +demandez pas à qui; c'est à un croupier: les plus belles villas, +aux croupiers; les plus belles maîtresses, aux croupiers. À Paris, +voulez-vous que je vous en nomme qui lavaient la vaisselle, il y a cinq +ans et qui ont aujourd'hui des galeries de tableaux de cinq ou six cent +mille francs. Ça ne se gagne pas honnêtement en quelques années, ces +fortunes, alors surtout qu'on a autour de soi des _mangeurs_ qui vous +en dévorent une grosse part, car on n'opère pas ces voleries sans que +d'habiles gens vous voient, et il faut partager avec eux; le monsieur +roux payé deux fois était un mangeur; et si j'allais dire à votre +croupier ce que j'ai vu, soyez sûr qu'il m'offrirait une part de ce +qu'il a gagné pour me fermer la bouche. C'est ainsi que les croupiers +ont autour d'eux toute une bohème qui vit d'eux tranquillement, sans +danger, sans rien faire. Allez un jour dans le café où se réunissent les +croupiers à côté de Saint-Roch, et si vous les entendez se plaindre, +vous verrez comme on les fait chanter. + +Adeline restait accablé. + +--Est-ce tout ce que vous avez vu? demanda-t-il enfin. + +Dantin hésita un moment: + +--N'est-ce pas assez? dit-il sans répondre franchement. + +--Eh bien, retournez dans le salon du baccara et reprenez votre +surveillance, je vous rejoindrai tout à l'heure. + + +XII + +Si Dantin avait hésité un moment pour répondre à la question d'Adeline, +c'est que le tout qu'il disait n'était pas le tout qu'il avait vu. + +En plus de l'_étouffage_ des jetons, il y avait eu le _bourrage_ de la +cagnotte, et, pendant ses quelques secondes de réflexion, il s'était +demandé s'il devait parler de ce _bourrage_. + +Il n'était pas dans un cercle fermé, et, bien qu'il ne sût rien de la +situation qui avait été faite au président du cercle dans lequel il +opérait, il devait croire que ce président comme tant d'autres touchait +un traitement; or ce traitement c'était, toujours comme chez les autres, +la cagnotte qui le payait; comment dans ces conditions parler du +_bourrage_ de cette cagnotte à un président qui en vivait? n'était-ce +pas lui dire en face: «On vous paye avec de l'argent volé»; cela n'est +agréable à dire à personne; et, d'autre part, quand on n'est qu'un +pauvre diable d'employé de la préfecture de police, ce serait plus +que de l'imprudence de dire à un ami du préfet «Vous n'êtes qu'un +_mangeur_.» + +C'était déjà bien assez gros d'avertir ce président de cercle que son +croupier étouffait les jetons, mais enfin c'était possible: le croupier +pouvait opérer pour lui-même et sans autre partage que celui qu'il +aurait à faire avec ses complices. Mais la cagnotte, ce n'était pas le +croupier qui en avait la clef, c'était le gérant, et s'il la _bourrait_, +ce ne pouvait être que par ordre du gérant; or, si Dantin s'en tenait au +mot d'Adeline «Mon gérant est un autre moi-même», il fallait y regarder +à deux fois avant de dénoncer ce _bourrage_. + +De là son hésitation, et de là aussi sa réponse ambiguë qui n'accusait +personne, mais qui laissait la porte ouverte aux questions. + +Que le président le poussât, en homme qui réellement veut tout savoir, +il répondrait aux questions nettement posées. + +Qu'on ne le poussât point, il n'en dirait pas davantage, surtout à +propos de choses qu'on ne lui demandait pas. + +Non seulement on ne l'avait pas poussé, mais encore on l'avait envoyé +reprendre sa surveillance; il se l'était tenu pour dit: on n'a pas été +fonctionnaire de la préfecture pendant de longues années sans apprendre +à retenir sa langue. + +Et, obéissant à la consigne, il avait repris sa surveillance en +continuant à se donner l'air provincial. + +--Eh bien, monsieur, lui demanda Frédéric, commencez-vous à connaître le +jeu? + +--Ça vient, mais l'embarras, c'est pour prendre des cartes; je ne +pourrais jamais me décider. + +--Alors vous ne jouez pas? + +--Demain. + +--Quel imbécile! se dit Frédéric en s'éloignant. + +L'imbécile continua de regarder le jeu; mais comme, pendant le temps +qu'il avait passé dans le cabinet du président, le nombre des joueurs +avait augmenté, il ne se trouvait plus qu'au troisième rang, derrière +les joueurs qui se penchaient sur la table pour surveiller leur mise: le +tapis vert était encombré de jetons rouges et blancs et de plaques de +nacre au milieu desquels éclatait çà et là l'or de quelques louis +jetés par des joueurs fiévreux qui n'avaient pas eu la patience de les +changer. Comme les filouteries du croupier ne l'intéressaient plus +puisqu'il les connaissait, c'était aux joueurs et au banquier qu'il +donnait toute son attention. Mais à l'exception d'une pauvre petite +_poussette_, c'est-à-dire d'une plaque de vingt-cinq louis à cheval et +qu'un ponte avait adroitement poussée quand son tableau avait gagné, +il ne vit rien que de régulier; tous ces joueurs, ponte en banquier, +jouaient correctement. + +Mais il en est du policier comme du chasseur à l'affût, il n'a qu'à +attendre; il attendit donc. + +Tout à coup il se fit un brouhaha, et il vit un groupe entrer dans la +salle, vers lequel tous les yeux se tournèrent: au milieu de ce groupe +s'avançait un grand jeune homme blond à lunettes, qui semblait marcher +assez gauchement, un peu à l'aventure, le prince de Heinick, à qui l'on +faisait une entrée, comme il arrive souvent pour les gros joueurs. +Dantin, qui ne le connaissait pas, remarqua qu'il regardait en-dessus ou +en dessous de ses lunettes qu'il portait assez bas sur le nez. + +Tout de suite le prince vint à la table, et, deux joueurs s'étant +écartés avec l'empressement de courtisans, il plaça sur le tapis une +plaque de vingt-cinq louis qu'il perdit; il en avança une seconde qu'il +perdit encore. + +--C'est assez, dit-il, je n'ai pas la veine; nous verrons si je serai +aussi malheureux en banque. + +Et aux regards qu'on fixa sur lui, il fut facile de comprendre que plus +d'un joueur se promettait de profiter de cette déveine, quand il serait +en banque: il avait assez gagné, l'heure de la restitution allait +sonner. + +Sans suivre le jeu pour voir d'où soufflait le vent, le prince alla +s'asseoir dans un coin, et resta là d'un air indifférent et ennuyé +jusqu'au moment où la banque lui fut adjugée. Alors tout le monde se +pressa autour de la table, et l'on vit apparaître le premier croupier, +un Béarnais appelé Camy, qui avait longtemps opéré à Pau, à Biarritz, à +Luchon, et qui ne travaillait que pour les banques importantes ou pour +les joueurs de qualité. + +Le prince de Heinick, assis à son fauteuil, avait demandé des cartes +neuves; et le garçon d'appel avait apporté trois jeux au croupier. En +poussant, en se faufilant adroitement, Dantin avait fini par arriver au +second rang derrière les pontes assis, et il n'était qu'à trois pas du +banquier, dans les meilleures conditions pour le bien voir; au quatrième +rang, Adeline se tenait derrière lui. Quand on posa les cartes sur le +tapis, il les examina et constata que les bandes timbrées paraissaient +intactes. Le croupier déchira les enveloppes, battit les cartes et les +passa à un ponte qui les battit à son tour. + +--Encore un peu, monsieur, si vous voulez bien, dit le prince avec un +aimable sourire; je suis féticheur. + +Évidemment, ce n'était pas des jeux séquencés; Dantin pouvait être +tranquille de ce côté; il n'avait plus qu'à surveiller les mains de cet +aimable banquier pour voir si, en approchant son fauteuil de la table, +il ne ferait pas passer de sa main droite dans sa main gauche une portée +préparée à l'avance--un _cataplasme_, si cette portée était épaisse; un +_rigolo_, si elle était mince; mais tout se passa avec une régularité +parfaite, il n'y eut aucune applique. + +Les jetons, les plaques, les louis et même quelques billets de banque +s'étaient abattus sur le tapis. + +--Combien y a-t-il? demanda le prince, affirmant ainsi mauvaise vue. + +--Vingt-huit mille francs, répondit le croupier, qui, d'un coup d'oeil +exercé, avait fait son compte. + +--Rien ne va plus, dit le prince. + +--Messieurs, rien ne va plus, répéta Camy. + +Le prince donna les cartes avec lenteur, sans les quitter des yeux; les +deux tableaux prirent des cartes; pour lui, il ne s'en donna pas, et, +quand il montra son point, un murmure de surprise s'éleva: il s'était +tenu à 4, et il gagnait; le tableau de droite avait 3, le tableau de +gauche baccara. + +--Quelle veine! + +Cette veine calma l'ardeur des pontes; l'heure de la restitution +ne paraissait guère arrivée: aussi quand le prince fit sa question +ordinaire: «Combien, je vous prie?» le croupier n'annonça-t-il que sept +mille francs; les prudents se réservaient; il fallait voir. + +Ils virent qu'ils avaient eu tort de s'abstenir, car le banquier perdit +cette taille en tirant une bûche qui laissa le même, son point de trois. + +Alors l'espérance revint aux joueurs, et le croupier annonça qu'il y +avait vingt mille francs, mais cette fois ils eurent tort encore, car +ce fut le banquier qui gagna; et ce qu'il y eut de remarquable dans ce +coup, c'est qu'il fut aussi audacieux que l'avait été le premier: le +prince tira à six et amena un 2; ses adversaires avaient l'un 6, l'autre +7. + +Si les pontes furent consternés, Dantin fut étonné, c'était trop beau, +trop sûr pour lui; il y avait là quelque volerie, mais laquelle? Il n'y +voyait rien; il avait beau prêter l'oreille, il n'entendait pas le plus +léger bruit de filage dans cette pièce silencieuse où l'anxiété arrêtait +les respirations. Devenait-il sourd? Il écouta s'il entendait le +battement de sa montre dans la poche de son gilet, et il l'entendit. + +La banque continua en suivant à peu près la même marche, sur quatre +coups le banquier en gagnait trois, et presque toujours avec une sûreté +de tirage extraordinaire. Quand, la banque finie, on apporta devant le +prince la corbeille dans laquelle il devait emporter son gain, elle se +trouva presque remplie de jetons et de plaques; c'était un désastre. + +Pendant que le prince changeait toute cette mitraille d'ivoire et de +nacre contre de vrais billets de banque, il voulut bien, toujours avec +son aimable sourire, promettre à quelques joueurs qu'il reviendrait le +lendemain et leur offrirait leur revanche. + +C'en était assez pour ce soir-là; le cercle se vida presque +complètement; bien certainement il ne se passerait plus rien de sérieux. + +Adeline emmena Dantin dans son cabinet. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Le prince est un filou. + +--Vous avez vu? + +--Rien. + +--Alors, comment pouvez-vous porter une pareille accusation contre un +homme dans sa situation et que nous a présenté un membre des grands +cercles? + +--Vous me demandez mon impression, je vous la donne; si vous voulez que +je ne dise rien, je me tais. + +--Mais qui vous fait croire...? + +Dantin expliqua ce qui lui faisait croire que le prince était un filou, +en insistant principalement sur la sûreté de son tirage: + +--Il n'y a pas de séquences, dit-il en concluant, il n'y a très +probablement pas de filage, mais il y a quelque chose, et ce quelque +chose je le chercherai, j'espère même que je le trouverai, seulement +il faudrait avant que j'eusse les cartes avec lesquelles le prince a +taillé. + +--Elles étaient neuves. + +Dantin ne répliqua pas, mais il insista pour examiner ces cartes, et +comme ce soir-là il était impossible de retrouver avec certitude dans la +corbeille celles qui avaient servi au prince à tailler, il fut convenu +que cet examen serait remis au lendemain. Ce retard contraria Adeline, +qui aurait voulu ce soir même expulser de son cercle le croupier Julien, +ainsi que le garçon de jeu Théodore; mais il fallait bien attendre et +laisser le prince prendre encore une banque sans éveiller les soupçons +de personne, alors même que cette banque du lendemain devait être aussi +désastreuse que celle qui venait de finir. + +Elle le fut; les choses se passèrent exactement comme la veille: même +façon de jouer et de tirer, même gain, même impossibilité pour Dantin de +rien voir. + +Comme cela avait été convenu, aussitôt que la banque fut finie, il +se rendit dans le cabinet du président, où celui-ci arriva presque +aussitôt, accompagné de Bunou-Bunou, mis dans le secret, afin de donner +plus de solennité à l'examen. Ils apportaient les cartes de la dernière +banque. Vivement Dantin les prit, les palpa, les examina; toutes +passèrent par ses doigts et sous ses yeux. + +--Je ne trouve rien, dit-il enfin. + +--Vous voyez, monsieur, avec quelle légèreté vous avez soupçonné le +prince, dit Adeline sévèrement; par bonheur, personne n'en saura rien. + +--Je jure que c'est un grec, s'écria Dantin. + +--Il ne faut pas accuser sans preuve, dit Bunou-Bunou sentencieusement +et avec non moins de sévérité qu'Adeline; si nous n'avions pas agi avec +prudence, dans quelle situation nous mettiez-vous? + +Comme Adeline, Bunou-Bunou s'était révolté à l'idée que le prince de +Heinick pouvait être un filou, et, comme Adeline, il regardait l'agent +avec une pitié méprisante: + +--Ces policiers! + +Ce n'était pas seulement des soupçons de Dantin sur le prince qu'Adeline +avait entretenu son collègue, c'était aussi des accusations portées +contre Julien et Théodore; aussi, en voyant le découragement de l'agent, +tous deux se demandaient-ils si accusations et soupçons ne se valaient +pas. + +Dantin était trop fin pour ne pas deviner ce qui se passait en eux, mais +que dire? le mot de Bunou-Bunou lui fermait la bouche: «On n'accuse pas +sans preuve»; et cette preuve, il ne l'avait pas. + +--Votre surveillance n'ayant pas produit de résultat, au moins pour les +joueurs, dit Adeline, je pense qu'il est inutile de la continuer; vous +pouvez ne pas revenir demain. + +--Très bien, monsieur, dit Dantin, je ferai mon rapport. + +Il se dirigea vers la porte; comme il allait l'ouvrir, il revint +vivement, en se frappant le front: + +--Les lunettes! s'écria-t-il, les lunettes! + +Adeline et Bunou-Bunou le regardèrent en se demandant s'il était pris +d'un accès de folie. + +--Ce n'est pas pour rien qu'on a de pareilles lunettes. Il y a sur ces +cartes des signes que nous ne voyons pas avec nos yeux, mais que lui +voit avec ses lunettes. Avez-vous une loupe? + +--Nous n'en portons pas sur nous, dit Bunou-Bunou, d'un air goguenard. + +--Les opticiens sont fermés à cette heure; mais, heureusement, j'en +ai une chez moi, je vais la chercher; dans vingt minutes, je serai de +retour; je vous en prie, messieurs, donnez-moi vingt minutes. + +--Nous ne vous les refuserons pas, dit Adeline avec condescendance. + + +XIII + +--Voilà un particulier qui a failli nous mettre dans de beaux draps, dit +Bunou-Bunou quand Dantin eut refermé la porte. + +--C'est le rôle d'un policier de voir partout des coquins. + +--Cependant vous conviendrez que monter jusqu'au prince de Heinick, +c'est vif. + +--Je me demande s'il n'a pas cru voir ce qu'il dit avoir vu des +manoeuvres de Théodore et de Julien. + +--Je me le demande aussi. + +--Nous voyez-vous expulsant ces pauvres garçons, les accusant! + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que dans ces fonctions +d'agent de police on doit prendre bien souvent le rêve pour la réalité. + +--C'est ainsi que courent de par le monde tant de légendes sur les +tricheries dans les cercles: personne n'a vu voler, mais on connaît des +gens qui ont vu, et alors... + +--Et alors? + +--Et le préfet de police, avec ses airs mystérieux et discrets: «Mon +cher député, on triche chez vous»; ah! ah! ah! + +--Ah! ah! ah! + +--Et notez que c'est le meilleur agent de la brigade des jeux! + +À ce moment on frappa à la porte. Adeline n'eut que le temps de jeter un +journal sur les cartes qui couvraient son bureau; c'était Frédéric +qui venait aux renseignements; en voyant ces allées et venues, ces +conciliabules, il n'était pas sans inquiétude; que signifiait tout cela? +Mais en trouvant son président et Bunou-Bunou riant aux éclats, il se +rassura; évidemment il ne se passait rien de grave; et après quelques +mots pour justifier tant bien que mal son entrée, il se retira se disant +qu'à coup sûr ils se moquaient du commerçant de Nantes. + +--J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que c'est de la démence +toute pure de prétendre qu'il peut se trouver des signes quelconques sur +des cartes neuves enfermées dans des enveloppes scellées du timbre +de l'État. Vous qui connaissez le jeu mieux que moi, voulez-vous +m'expliquer ce qu'il a voulu dire? + +--Je n'en sais vraiment rien. + +--Et c'est le meilleur agent de la brigade des jeux. + +--Et nous restons là à l'attendre au lieu d'aller nous coucher. + +Ils n'attendirent pas longtemps; avant que les vingt minutes fussent +écoulées, Dantin arriva. + +--Voulez-vous me permettre de fermer la porte, dit-il d'une voix +haletante. + +--Si vous voulez. + +L'examen de Dantin, armé de sa loupe, ne fut pas long: + +--Le voilà, le signe! s'écria-t-il; tenez, messieurs, regardez +vous-mêmes, là. + +Et donnant la loupe et la carte à Adeline, il lui montra du doigt où il +fallait regarder. + +Les cartes avec lesquelles on jouait au _Grand I_ et qu'on fabriquait +exprès pour lui, au lieu d'être unies, étaient tarotées en losanges +roses et blancs, et la marque qui se voyait avec la loupe était une +toute petite tache imperceptible, faite sur un des losanges qui +répondait au point même de la carte, sur le premier pour l'as, sur le +troisième pour le 3, sur le neuvième, sur le douzième (afin de laisser +un écart facilement appréciable) pour le 10 et les figures; de sorte +qu'en voyant cette petite marque on savait la carte comme si on la +regardait à découvert. + +--Comment a-t-on fait ces taches? dit Dantin, je n'en sais rien puisque +je n'y étais pas, mais je jurerais que c'est avec une pointe d'aiguille +rougie, approchée des cartes, qui a terni le vernis. En tout cas, c'est +du bel ouvrage, propre, original... et trouvé. + +--Mais ces cartes étaient dans des enveloppes scellées par la régie! dit +Bunou-Bunou. + +--Il en est des bandes de la régie comme des enveloppes gommées de la +poste, on les ouvre sans les déchirer en les exposant à la vapeur de +l'eau bouillante; on retire alors les cartes une à une par le bout +ouvert; on les marque; quand elles sont sèches, on les replace une à +une; on gomme la bande; et le tour est joué: voilà des cartes neuves +qui doivent inspirer toute confiance; celui qui n'a pas une loupe ou de +fortes lunettes n'y voit rien: ce sont de très habiles opticiens que +messieurs les Allemands. + +--Mais il faut un complice, dit Adeline. + +--Aussi, y en a-t-il un... ou deux; en tout cas, le garçon d'appel qui +apporte les jeux, et qui substitue à ceux qu'on lui a remis ceux qui ont +été préparés. + +--Est-ce possible? murmura Bunou-Bunou. + +--Vous allez le voir quand vous interrogerez ce garçon; mais, en +attendant, laissez-moi, je vous en prie, vous prouver qu'avec ces cartes +on joue à jeu découvert, et vous montrer comment le prince opère. Tout à +l'heure, vous avez douté de moi, je m'en suis bien aperçu; laissez-moi +me réhabiliter et vous convaincre que je ne suis pas le fou... que vous +avez cru. + +Ils étaient trop confus de leur incrédulité pour lui refuser ce qu'il +demandait: il prit place au milieu du bureau en faisant asseoir Adeline +à sa droite et Bunou-Bunou à sa gauche, comme s'ils étaient à une table +de baccara où il serait banquier; puis, tenant sa loupe de sa main +gauche, de la droite il donna les cartes. + +--Maintenant, dit-il, avant que vous releviez vos cartes je vais vous +dire vos points: à droite, il y a une figure et un 6, à gauche un as et +un 7; moi j'ai une figure et un 5; je dois donc tirer, et je le fais +d'autant plus sûrement que je sais que la carte que je vais retourner +est un 4. + +Disant cela, il la retourna: c'était bien un 4, comme les points qu'il +avait annoncés étaient bien ce qu'il avait dit. + +Adeline et Bunou-Bunou se regardaient consternés; la démonstration était +plus que faite. + +--Me permettrez-vous de vous demander, dit Dantin, ce que vous voulez +faire? + +La même réponse sortit instantanément de leurs deux bouches: + +--Pas de scandale; il faut étouffer l'affaire. + +Cette réponse était trop conforme à la tradition pour que Dantin s'en +étonnât: pas de scandale, c'est la mot de tous les présidents de cercle +lorsqu'un scandale éclate chez eux; dans la rue où il y a tout le monde, +on crie «au voleur»; dans un cercle où il n'y a qu'un monde choisi, +on ne crie rien du tout; on expulse poliment le voleur sans prévenir +personne, de façon à lui laisser toutes les facilités d'aller voler chez +le voisin. + +Si Adeline voulait éviter un scandale auquel son nom serait mêlé et qui +compromettrait le _Grand I_, il ne voulait pas cependant que le prince +allât continuer son industrie dans les autres cercles de Paris. + +--Il est bien entendu, dit-il, que nous n'accorderons pas l'impunité au +prince de Heinick, et que nous ne nous contenterons pas de lui écrire +une lettre banale pour lui interdire l'entrée de notre cercle; il faut +qu'il quitte Paris et la France. + +--Qu'il aille exercer son industrie dans son pays, dit Bunou-Bunou, je +n'y vois pas d'inconvénient, au contraire. + +--Et le garçon de jeu? demanda Dantin. + +--Je vais le chasser. + +--Ne livrant pas l'auteur principal à la justice, dit Bunou-Bunou, nous +ne pouvons pas lui livrer le complice. + +--Ne désirez-vous pas savoir comment cette complicité s'est établie? + +--Certainement. + +--Nous allons l'interroger. + +Et Adeline, ayant sonné, dit au domestique qui se présenta d'aller lui +chercher Léon. + +--Si vous voulez bien le permettre, dit Dantin, je l'interrogerai +moi-même; j'obtiendrai peut-être des aveux plus vite, en même temps que +je le forcerai à ne pas ébruiter l'affaire. + +--Faites. + +Léon entra, l'air embarrassé et inquiet, regardant autour de lui. + +--Répondez à tout ce que monsieur vous demandera, dit Adeline en +désignant de la main Dantin, adossé à la cheminée. + +--Comment t'appelles-tu? dit celui-ci d'un ton rude. + +--Mais... Léon. + +--Ce n'est pas un nom, tu en as un autre? + +--Chemin. + +--Tu es Normand? + +--C'est vrai. + +--D'où? + +--D'Arques. + +--C'est au Casino de Dieppe que tu as appris le métier? + +--Oui. + +--Tu es marié? + +Il fit un signe affirmatif. + +--Où est ta femme; que fait-elle? + +--Elle tient un café à Arques. + +--Eh bien, tu prendras ce matin le train de six heures quarante-cinq +pour Dieppe, et tu resteras auprès de ta femme, à tenir ton café avec +elle; si tu reviens à Paris, la police correctionnelle et après Poissy. +Mais avant de partir tu vas dire à ces messieurs ce que le prince de +Heinick te donne pour que tu lui apportes des cartes préparées, et +comment l'affaire s'est arrangée entre vous. + +--Des cartes préparées! + +Dantin enleva le journal qui recouvrait les trois jeux. + +--Les voici. + +Léon était déjà à moitié anéanti, cette façon brutale de l'interroger en +affirmant lui avait fait perdre la tête; la vue des cartes l'acheva. + +--Je n'ai jamais parlé au prince, je vous le jure, balbutia-t-il. + +--Eh bien, qui est-ce qui te remet les jeux? + +--Je ne sais pas son nom: un petit homme jaune, grêlé, que j'ai connu au +café où je vais; il m'a dit que le prince ne pouvait jouer qu'avec ses +cartes, des cartes neuves faites exprès pour lui, un fétiche, quoi. + +--Bien sûr. + +--Sans ça, et si les cartes n'avaient pas eu leur bande, je n'aurais +jamais consenti. On peut prendre des renseignements, tout le monde dira +que je suis un honnête homme: j'ai quatre enfants. + +--Ça vaut cher, un fétiche comme celui-là, car il est fameux. + +Léon hésita un moment. + +--Ne fais pas le malin, dit Dantin rudement. + +--Mille francs. + +Maintenant tu vas prendre tes hardes et filer sans dire mot à personne: +si tu causes, au lieu d'aller jusqu'à Arques, où tu seras heureux comme +le poisson dans l'eau, tu t'arrêteras à Poissy, où on ne s'amuse pas. + +Léon ne se le fit pas dire deux fois; peu à peu il avait reculé vers la +porte, il l'entr'ouvrit et se faufila dehors. + +--Voilà! dit Dantin, mille francs, offerts pour substituer un jeu de +cartes à un autre et la tête tourne. + +Adeline et Bunou-Bunou tinrent conseil pour savoir comment ils +procéderaient avec le prince, et il fut décidé qu'on attendrait son +arrivée le lendemain, et qu'au lieu de le laisser entrer dans la salle +du baccara, on le prierait de passer dans le cabinet du président. + +--Vous vous trouverez là, dit Adeline à Dantin, et vous préciserez la +tricherie, si le prince essaye de la contester. + +Dantin allait se retirer, Adeline le retint: + +--Nous vous devons des remerciements, dit-il, pour le service que vous +nous avez rendu; nous vous devons aussi des excuses, car, je l'avoue à +un certain moment nous avons douté de vous. Le préfet saura combien vous +nous avez été utile en cette misérable affaire. + +Quand Dantin arriva le soir à onze heures au _Grand I_, il remarqua +qu'on le regardait d'une façon bizarre et qui lui parut soupçonneuse. En +effet, les conciliabules dans le bureau du président, la disparition +des cartes qui avaient servi à la banque du prince de Heinick, enfin +l'absence inexpliquée de Léon avaient fait travailler les langues: +ce n'est pas dans un cercle qu'on attend les coups du sort avec +l'impassibilité d'une conscience tranquille. Cependant personne ne lui +adressa la parole, pas même Frédéric qui causait avec Barthelasse, car +Adeline vint au-devant de lui. + +--Voulez-vous m'attendre dans mon cabinet? dit celui-ci, vous y +trouverez M. Bunou-Bunou; je vous rejoins tout à l'heure. + +En effet, Adeline ne tarda pas à arriver, accompagné du prince, qu'il +fit passer devant lui poliment. + +--Vous désirez me parler? demanda le prince avec une hauteur +dédaigneuse. + +--Oui, monsieur, nous avons à vous demander des explications sur votre +façon de jouer. + +--À moi! + +Ce «moi» fut dit avec la fierté la plus superbe. + +--Et nous vous prions de nous les donner devant monsieur, continua +Adeline en désignant Dantin. + +Celui-ci s'avança: + +--Dantin, inspecteur de la brigade des jeux. + +--Qu'est-ce à dire? + +--C'est-à-dire que vous trichez, prince. + +--Misérable! + +--Vous trichez avec ces cartes--il présenta les cartes--que vous remet +le garçon de jeu, à qui vous donnez mille francs. + +Le prince hésita un moment en jetant autour de lui des regards féroces; +puis tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, les jambes +flageolantes, comme s'il allait défaillir: + +--Messieurs, ne me perdez pas... pour l'honneur de mon nom... un moment +d'égarement, je vous expliquerai. + +--Vous n'avez rien à expliquer, dit Dantin, vous avez à prendre demain +matin le train de sept heures trente pour Cologne, et à ne jamais +revenir en France. + +--C'est impossible demain; la princesse... + +--La princesse vous rejoindra.--Cologne, ou la police correctionnelle. + +--Je partirai. + +Le lendemain, à sept heures quinze, Dantin, de surveillance à la gare du +Nord, vit le prince en costume de voyage et sans lunettes descendre de +voiture et se diriger vers le guichet. Il le suivit de loin, mais en se +tenant en dehors des barrières au lieu de passer dedans et en détournant +la tête pour que le prince ne le reconnût pas. + +--Compiègne, demanda le prince en posant un billet de banque sur la +tablette du guichet. + +Dantin lui prit le bras: + +--Compiègne est en France; c'est Cologne que vous voulez dire? + +--Cologne. + + +XIV + +Quand le prince de Heinick fut en route pour Cologne, Adeline put enfin +s'expliquer avec Frédéric et lui demander l'expulsion du croupier Julien +et du garçon de jeu qui changeait si bien la monnaie,--ce qu'il fit +franchement, sévèrement. + +Aux premiers mots, l'émoi de Frédéric fut vif: un agent au cercle! +qu'avait-il vu? qu'avait-il dit? que savait le président? + +Aussi écoutait-il sans interrompre une seule fois; avant de se lancer, +il fallait être renseigné. + +Ce fut seulement quand Adeline fut arrivé au bout de son réquisitoire +qu'il prit la parole--d'un air consterné, et aussi outragé. + +--D'abord je dois vous dire qu'avant une heure Julien et Théodore seront +chassés du cercle; ce sont des misérables qui méritent d'autant moins de +pitié que nous avions plus de confiance en eux; j'avoue que de ce côté +je suis en faute; j'ai péché par trop de confiance précisément; je ne +les ai point surveillés avec les yeux du soupçon; je suis dans mon tort, +je le reconnais. + +Il avait débité ce petit couplet la tête basse, humblement; mais il la +releva et reprit sa fierté, son air Mussidan: + +--Maintenant, permettez-moi d'ajouter que je suis... plus que surpris, +plus que peiné, en un mot, profondément blessé, que tout ce qui vient +de se passer se soit fait en dehors de moi, par-dessus ma tête, en +me tenant à l'écart, comme si je n'avais pas la responsabilité de +l'administration de ce cercle; vous comprendrez donc que je vous demande +les raisons pour lesquelles vous avez agi de cette façon. + +Cette susceptibilité était trop légitime pour qu'Adeline s'en fâchât; il +en attendait même l'explosion, et il n'eût pas compris que chez un homme +comme le vicomte elle n'éclatât point; aussi sa réponse était-elle +prête: + +--J'ai dû me conformer aux désirs du préfet; le service qu'il m'a rendu, +qu'il nous a rendu, était assez grand pour que je n'eusse qu'à accepter +les conditions qu'il mettait à son concours. + +Il fallait accepter cette explication ou se fâcher: Frédéric ne se +fâcha point. Il avait mieux à faire, c'était d'amener Adeline à parler +longuement de cet agent, afin de savoir au juste jusqu'où celui-ci avait +été dans ses découvertes. + +Mais Adeline avait tout dit, il ne put que se répéter. + +Alors Frédéric expliqua son insistance; il voulait savoir; il cherchait +à profiter des observations de cet agent, non pour le passé, mais +pour l'avenir: il ne fallait pas que ce qui venait d'arriver pût se +reproduire, non seulement avec les croupiers et les garçons de jeu, +mais encore avec les grecs comme le prince de Heinick; la tricherie de +celui-ci avait été si originale, si audacieuse qu'elle l'avait +trompé; malgré les soupçons que cette sûreté de tirage et cette +veine invraisemblable provoquaient, il n'avait pu la découvrir; mais +dorénavant des précautions seraient prises qui empêcheraient toute +fraude; on ne se servirait plus que de cartes unies et on taillerait +avec trois jeux de couleurs différentes, blancs, roses, chamois, ce qui +couperait radicalement le filage; tous les soirs, les cartes ayant servi +seraient brûlées devant les joueurs; à la vérité, ce serait une perte de +cinq ou six mille francs par an que produisait la revente de ces cartes, +mais la sécurité absolue ne saurait se payer trop cher; d'ailleurs, +cette leçon donnée aux autres cercles qui, malgré les prohibitions +légales, vendent leurs cartes, serait productive: elle prouverait une +fois de plus que, bien décidément, le _Grand I_ était un cercle modèle. + +Que le _Grand I_ dût devenir, dans un temps donné, plus cercle modèle +qu'il ne l'était déjà, cela ne pouvait pas changer les résolutions +d'Adeline. + +Depuis que le préfet lui avait dit: «On triche chez vous», il avait vécu +sous le poids écrasant d'une obsession qui ne le lâchait ni jour ni +nuit: il se voyait devant le tribunal obligé de répondre comme +témoin aux questions du président, et d'écouter la tête basse ses +admonestations; que de demandes mortifiantes pour son caractère, +blessantes pour son honneur ne lui adresserait-on point? + +Et tout en entendant les questions sévères ou bienveillantes du +président, tout en voyant son sourire narquois ou dédaigneux, il se +répétait les paroles du père Eck: + +«Laissez ces gens-là à leurs plaisirs; ce n'est pas seulement pour la +fortune que la famille est bonne.» + +Alors, dans cette agitation tumultueuse, il avait fait un voeu comme le +marin au milieu de la tempête: s'il échappait au danger qui le menaçait, +il renoncerait à cette existence si peu faite pour lui, et, suivant +le conseil du père Eck, il laisserait ces gens à leurs plaisirs, qui +n'étaient pas du tout les siens. + +Jamais il n'avait fait son examen de conscience avec cette anxiété et +cette intensité de pensée: que lui avait-elle donné, cette existence +qu'il n'avait acceptée qu'en vue de résultats que l'imagination lui +montrait si superbes et que la réalité s'obstinait à tenir aussi +éloignés qu'au premier jour? Quelles affaires bonnes pour ses intérêts +personnels lui avait apportées cette présidence qui devait lui créer +tant de relations utiles? Aucune. Si, laissant de côté son intérêt +personnel, il ne prenait souci que de l'intérêt général, il était bien +forcé de s'avouer aussi que cette fondation de son cercle, qui devait +concourir au développement de la vie brillante à Paris, avait tout +simplement concouru au développement du jeu: où étaient-ils, les +commerçants que le cercle avait enrichis? Il ne les voyait pas; tandis +qu'il ne voyait que trop bien ceux qu'il avait appauvris ou ruinés--lui +tout le premier. Car le plus clair de cette misérable aventure, c'était +sa dette à la caisse du cercle, les soixante mille francs qui, à cette +heure, en formaient le chiffre. + +Cependant, malgré cette dette, il fallait qu'il accomplît son voeu, et +qu'en donnant sa démission il reprît sa liberté, sa dignité. Il n'y +avait pas à hésiter, pas à balancer; le repos, l'honneur peut-être +étaient à ce prix. Ce qu'il avait vu pendant ces quelques jours, ce +qu'il avait appris l'épouvantait. Eh quoi, c'étaient là les moeurs de ce +monde, le vol, partout le vol, en haut comme en bas, pas une main nette; +et toutes ces hontes, il les couvrait de son nom: «Allons chez Adeline»; +c'était chez Adeline que les croupiers _étouffaient_ les jetons; chez +Adeline que le prince de Heinick volait au jeu; deux siècles de travail +et de probité aboutissaient à ce résultat. + +Son parti était pris; coûte que coûte, il fallait qu'il sortît de cet +enfer, qui ne dévorait pas seulement sa fortune et son honneur, mais qui +le dévorait lui-même, du moins ce qu'il y avait de bon en lui, pour n'y +laisser que ce qui s'y trouvait de mauvais: s'il est des passions qui +élèvent le coeur et l'esprit, ce n'est pas précisément celle du jeu; +depuis qu'il était à son cercle, tous les genres de joueurs lui avaient +passé devant les yeux et dans des conditions où la bête humaine se livre +le plus franchement; il ne voulait pas leur ressembler. + +À la vérité, c'était renoncer aux espérances qu'il avait caressées pour +Berthe, mais pouvait-il payer de son honneur la dot qu'il avait cru lui +gagner? elle serait la première à ne pas le vouloir. + +Lorsque Frédéric le quitta pour aller congédier Julien et Théodore, +il n'hésita pas une minute, contrairement à ce qui arrivait toujours +lorsqu'il avait une résolution difficile à prendre, il quitta le _Grand +I_ et partit pour Elbeuf, car, avant de donner sa démission, il +fallait qu'il s'acquittât à la caisse,--ce qui n'était possible qu'en +redemandant à sa femme les trente-cinq mille francs qu'il lui avait +envoyés quand il avait joué pour la première fois, et en arrangeant avec +elle une combinaison pour se procurer les vingt-cinq mille autres. + +Quelle douleur pour la pauvre femme; pour lui quelle humiliation! + +L'affaire du prince l'avait empêché d'aller à Elbeuf comme à +l'ordinaire; il envoya une dépêche à sa femme pour lui annoncer son +arrivée, et, quand il entra dans la salle à manger, il trouva tout son +monde l'attendant devant la table mise: la Maman dans son fauteuil, sa +femme, Berthe et Léonie. + +--Comme tu es gentil de nous rendre le samedi que tu ne nous avais pas +donné, dit Berthe en l'embrassant. + +--Alors, la politique chauffe? dit la Maman. + +Depuis que la Maman s'était expliquée sur le mariage de Berthe avec +Michel, elle ne parlait plus que de politique quand il venait passer un +jour à Elbeuf; c'était sa manière de protester contre ce mariage; elle +ne boudait pas, mais elle évitait les sujets où il aurait pu être +question d'intérêts de famille. Comme de leur côté, Adeline et madame +Adeline ne tenaient pas moins à ce que ces sujets ne fussent pas +abordés, et comme, du sien, Berthe veillait à ne pas offrir à sa +grand'mère la plus légère occasion de manifester franchement ou par des +allusions son hostilité, c'étaient des conversations politiques sans fin +auxquelles tout le monde prenait part. + +Mais ce soir-là la politique elle-même languit et plus d'une fois +Adeline préoccupé laissa tomber l'entretien sans continuer avec sa mère +la discussion commencée. + +--Irons-nous, demain au Thuit? demanda Berthe toujours désireuse de ces +promenades avec son père. + +--Non, je repars demain matin pour Paris. + +Aussitôt après le souper, Adeline roula sa mère chez elle; puis, ayant +embrassé sa fille et Léonie, il passa dans le bureau avec sa femme: + +--Qu'as-tu? demanda celle-ci, quand la porte fut refermée; comme tu es +préoccupé ce soir! + +--Une chose grave, qui va te causer un grand chagrin... et qui me cause, +à moi, une cruelle humiliation. + +Elle le regarda, effrayée; il détourna les yeux. + +Alors elle vint à lui et, lui passant le bras autour du cou par un geste +maternel, elle se pencha à son oreille: + +--Tu as joué! dit-elle à voix basse, sans le regarder. + +--Oui. + +--Mon pauvre Constant! + +--J'ai été entraîné, une fatalité. + +--Je pense bien. + +Le premier coup porté, elle s'était remise un peu, bien que le plus dur +ne fût pas dit. + +--Combien? demanda-t-elle. + +--Il me faut vingt-cinq mille francs. + +Bien que dans leur situation la somme fût très grosse, elle avait craint +le malheur plus grand encore. + +--Nous les trouverons, ne t'inquiète pas, dit-elle. Puis, voulant le +relever: + +--C'est un accident, dit-elle, une faillite: justement, nous n'en avons +pas eu cette année. + +--Chère femme, murmura-t-il, quelle bonté en toi, quelle indulgence! + +--Veux-tu bien te taire! dit-elle, en essayant de sourire pour ne pas +pleurer; est-ce qu'il doit être question d'indulgence entre nous? + +--Plus que jamais, car je ne t'ai pas tout dit. + +--Mon Dieu! + +En effet, le hasard de l'entretien, et aussi la confusion, l'embarras, +la préoccupation d'amoindrir la force du coup qu'il allait porter à +sa femme, avaient changé la marche qu'Adeline voulait suivre: c'était +vingt-cinq mille francs ajoutés aux trente-cinq mille mis de côté sur +son gain qu'il lui fallait. + +--Tu sais les trente-cinq mille francs de la faillite Beaujour? + +--Ils ne provenaient pas de la faillite Beaujour. + +--Qui t'a dit?... s'écria-t-il. + +--Tu les avais gagnés au jeu. + +Il la regarda interdit. + +--Est-ce que tu sais mentir? Crois-tu qu'on peut vivre pendant vingt-six +ans unis de coeur et de pensées sans se connaître et sans lire l'un dans +l'autre? Quand tu m'as parlé de ces trente-cinq mille francs, j'ai bien +vu d'où ils venaient. Et c'est là ce qui, depuis, a fait mon tourment; +puisque tu avais joué, tu pouvais jouer encore; je tremblais; que +de fois j'ai voulu te le dire, et puis j'attendais pour te laisser +commencer. J'étais si bien certaine que ces trente-cinq mille francs +provenaient du jeu, et que tu me les redemanderais un jour, que je n'ai +jamais voulu les employer; ils sont à ta disposition, il n'y a qu'à les +prendre. + +Il la serra dans ses bras. + +--Nous aurions toujours été heureux que je ne te connaîtrais pas! +s'écria-t-il avec effusion. + +--C'est donc soixante mille francs que tu dois? interrompit-elle. + +--Oui. + +--Eh bien, je trouve comme un soulagement à le savoir; j'ai l'esprit +ainsi fait d'aller toujours au pire; J'ai craint plus que ça bien +souvent; j'ai vu tout perdu. Que de fois je me suis réveillée ruinée, +dans la rue, sans rien; tu vois ce qu'a été ma vie depuis que ces +trente-cinq mille francs maudits me sont arrivés; et puis si tu te +décides à payer ces soixante mille francs, c'est que tu renonces, +n'est-ce pas, à les rattraper par le jeu? + +--Ce n'est pas seulement à les rattraper que je renonce, c'est aussi à +la présidence du cercle. + +--Ah! Constant! s'écria-t-elle. + +--Comme c'est à la caisse que je dois cette somme, je ne peux pas +me retirer sans la payer; aussitôt que j'aurai payé, je donnerai ma +démission. + +--Tu la payeras dès demain! s'écria-t-elle, ce n'est pas acheter notre +repos trop cher. Tout de suite ouvrant la caisse, elle chercha dans +son portefeuille les valeurs avec lesquelles elle pouvait faire ces +vingt-cinq mille francs. + +--Nous nous en tirons encore à peu près, dit-elle; tout pouvait y +rester. + +--Même l'honneur. + +Et il lui raconta comment il s'était résolu à donner sa démission. + + +XV + +Pendant qu'Adeline roulait vers Elbeuf, Frédéric, Barthelasse et +Raphaëlle tenaient conseil chez celle-ci. + +Depuis que le _Grand I_ était ouvert, jamais il ne s'était trouvé dans +des conditions aussi critiques; si l'avertissement du préfet: «On triche +chez vous», n'annonçait rien de bon, puisqu'il révélait des plaintes +certaines, la surveillance de l'agent et les précautions prises pour +qu'elle pût s'exercer en cachette faisaient toucher du doigt les dangers +de la situation. + +Raphaëlle, qui n'allait pas au cercle, et par là ne pouvait avoir aucune +responsabilité pour ce qu'il s'y passait, était furieuse contre ses +associés, qu'elle accablait de ses reproches et de ses injures: Frédéric +comme Barthelasse, et Barthelasse comme Frédéric, passant de l'un à +l'autre, quand elle ne les réunissait pas dans le même sac pour les +secouer en les cognant l'un contre l'autre. + +--Non, vraiment, c'est trop bête; qu'est-ce que vous fichez dans le +cercle, je vous le demande; il semble que pour vous--cela s'adressait à +Barthelasse--tout soit dit quand vous avez empêché un prêt douteux de +cinq cents louis, et que pour toi--ceci s'adressait à Frédéric--tu n'as +qu'à dormir tranquillement dans un fauteuil quand tu as passé la revue +de ton personnel, et que tu l'as trouvé correct. Et vous êtes du métier! + +Elle haussa les épaules en les toisant avec pitié; puis se tournant vers +Barthelasse: + +--Vous dites que vous êtes le malin des malins--imitant son accent--oui, +mon bon, vous le dites; tous les tours qui ont pu se faire, vous les +connaissez, et quand un particulier à lunettes opère sous vos yeux, tire +à six, ne tire pas à quatre, gagne honteusement vous trouvez ça tout +naturel. + +Insolent et fanfaron avec les hommes, Barthelasse, taillé en taureau, se +laissait facilement intimider par les femmes qui lui tenaient tête, et +par Raphaëlle plus que par toute autre, «si moucheron» qu'elle fût, +comme il disait d'elle. + +--Je n'ai pas trouvé ça naturel du tout, répliqua-t-il. + +--Non; seulement, au lieu de chercher où il fallait, vous avez remâché +toutes les vieilleries de votre honorable carrière, les télégraphistes +que vous n'avez pas vus, par cette bonne raison qu'il n'y en avait pas, +le filage que vous n'avez pas entendu, puisqu'il ne filait pas, enfin +tout votre répertoire, au lieu de chercher dans le neuf; ça n'était pas +bien difficile à inventer, cette petite marque d'aiguille à tricoter +donnant juste le point de la carte, et ça n'était pas bien difficile non +plus à découvrir, puisque ce policier l'a découverte. + +Ce qui redoublait la confusion de Barthelasse, c'est que ce que +Raphaëlle lui reprochait était ce qu'il se reprochait lui-même: «Comment +n'avait-il pas eu l'idée de se servir d'une loupe?» car il les avait +examinées, les cartes avec lesquelles le prince jouait, et comme Dantin, +tout d'abord, il n'avait rien vu; au toucher, il n'avait rien senti. + +Elle l'abandonna pour se jeter sur Frédéric. + +--Et toi, tu parles à ce policier, et tu ne vois pas ce qu'il est: +négociant à Nantes! + +--J'ai eu des soupçons. + +--Et tu les as gardés pour toi; tu ne pouvais donc pas l'interroger sur +Nantes? il n'y a peut-être jamais mis les pieds, il t'aurait répondu des +bêtises. + +--Tu conviendras que ce n'est pas de la chance de tomber sur un agent +que personne ne connaît. + +--Il vous aurait fallu un commissaire avec son écharpe; vous auriez +ouvert l'oeil; tandis que c'est l'agent qui l'a ouvert. + +--Qu'a-t-il vu, interrompit Barthelasse, c'est là qu'est la question +intéressante. + +--C'est clair, ce qu'il a vu. + +--Et la cagnotte? continua Barthelasse. + +--Il ne t'a rien dit de la cagnotte, ton président? demanda Raphaëlle. + +--Rien. + +--Il n'y a pas fait d'allusion? + +--Aucune. + +--Alors c'est que l'agent n'a rien vu de ce côté, dit Raphaëlle. + +--Pourquoi aurait-il tout vu des autres côtés, et rien de celui-là? +demanda Barthelasse; il a de bons yeux, le coquin! + +--Puisqu'il n'a rien dit. + +--C'est le président qui n'a rien dit à Frédéric, mais l'agent +savons-nous ce qu'il a dit au président? + +--Puisque le président n'a parlé de rien, répéta Raphaëlle avec colère. + +--Parce qu'on ne parle pas d'une chose, cela prouve-t-il qu'on ne la +connaît pas? + +--S'est-il gêné pour parler de Julien et de Théodore, et pour exiger +leur renvoi immédiat? s'est-il gêné pour renvoyer lui-même Léon? + +--Julien, Théodore, Léon, qu'est-ce que ça lui fait? je vous le demande, +hein! s'écria Barthelasse; tandis que la cagnotte, qu'est-ce qu'elle +lui rapporte? trente-six beaux mille francs; et vous croyez qu'il va se +fâcher avec elle; il ignore, on ne lui a rien dit, l'agent n'a rien vu; +c'est son genre, à cet homme, d'ignorer ce qu'il ne veut pas savoir; ce +n'est pas d'aujourd'hui que je vous le dis; et il n'est pas le seul; +j'en ai connu plus d'un comme ça. + +--Il ne s'agit pas des gens que vous avez connus, interrompit Raphaëlle, +agacée par les histoires de Barthelasse, il s'agit de notre président. + +--Eh bien, le nôtre a eu les yeux ouverts par l'agent, et s'il ne parle +pas de la cagnotte, c'est qu'il ne lui convient pas d'en parler, il +accepte tacitement; il laisse aller les choses, puisqu'il ne sait rien. + +--Il accepte? + +--Il a accepté, il me semble; la caisse est là pour le dire. + +--Oui, mais acceptera-t-il maintenant? + +--Que veux-tu dire? demanda Raphaëlle effrayée. + +--Que j'ai peur. + +--De quoi? + +--Qu'il ne nous quitte. + +--Il doit soixante mille francs, s'écria Barthelasse, nous le tenons! + +--Il peut les payer; alors comment le tenons-nous, par quoi? + +--Qu'a-t-il donc dit? + +--Rien, répondit Frédéric; mais son air a parlé pour lui; ce brave homme +n'était pas plus fait pour être président de cercle que moi je ne le +suis pour être évêque; c'est de force que nous l'avons fourré là-dedans; +je sais le mal que j'ai eu; il ne pense qu'à s'en aller; et s'il n'est +pas encore parti, c'est parce que nous lui faisions certains avantages +qui dans sa position lui étaient agréables, et aussi parce qu'il en +espérait d'autres qui ne se sont nullement réalisés; mais ce qui s'est +réalisé, ce sont des ennuis et des tourments qui l'épouvantent. Il a +peur d'être compromis, et ce qui vient de se passer l'a tout à fait +affolé. C'est une terreur qui s'est emparée de lui, et qui lui fera +commettre toutes les bêtises. Je ne serais pas du tout surpris qu'en ce +moment il n'eût pas d'autre idée que de se procurer les soixante +mille francs qu'il nous doit, pour nous planter là. Alors que +deviendrons-nous? + +Les trois associés se regardèrent avec stupeur. + +--Personne mieux que moi ne sait combien il est embêtant, continua +Frédéric, combien on a de difficultés à manoeuvrer avec lui, combien il +est gênant; mais tout cela n'empêche pas qu'il ait du bon et que si +nous le perdons nous ne retrouverons jamais son pareil: c'est un +paratonnerre; estimé de tout le monde et de tous les mondes, ami du +préfet, tant qu'il nous couvrait nous n'avions rien à craindre, ni le +cercle, ni nous; l'aventure du prince le prouve bien. Il faut convenir +qu'en l'inventant Raphaëlle a eu la main heureuse; elle l'eût fabriqué +elle-même qu'elle ne l'eût pas mieux réussi. + +--En tout cas je l'aurais fait plus solide, de façon à ce qu'il durât +plus longtemps. + +--Que ne dira-t-on pas s'il nous lâche? On cherchera pour quelles +raisons il se retire, sans compter qu'il les dira peut-être lui-même, +ses raisons. Alors nous voilà livrés aux _mangeurs_; si nous refusons +leurs services, ils nous poursuivront; si nous les acceptons il faudra +les payer, et d'un prix combien plus cher que les trente-six mille +francs que nous donnions au _Puchotier!_ Avec lui nous étions +tranquilles et c'était crânement que je répondais que nous n'avions +besoin de personne: «Merci, nous avons notre président.» + +--Peut-être vous exagérez-vous les choses, dit Barthelasse; trente-six +mille francs, c'est bon à garder. + +--Mon cher, si vous aviez assisté à notre entretien, vous verriez que je +n'exagère rien et vous seriez aussi inquiet que moi. Après le premier +moment de surprise, quand il m'a raconté l'histoire du prince de Heinick +et qu'il a exigé l'expulsion de Julien, de Théodore, sévèrement, comme +un juge qui s'adresse à un coupable, je me suis vite remis et tout de +suite je lui ai longuement expliqué toutes les précautions que nous +prendrions, tous les sacrifices que nous nous imposerions pour que de +pareilles choses ne puissent pas se renouveler, c'était à peine s'il +m'écoutait; lui qui autrefois eût voulu explications sur explications, +il avait l'air de me dire: «Vous savez que tout cela m'est indifférent, +ce n'est pas pour moi»; et c'est ce qui a commencé à me donner l'éveil. +Si son intention avait été de rester avec nous, il m'eût interrogé au +lieu de me fermer la bouche. + +--Mais alors pourquoi exiger le renvoi de Julien et de Théodore? demanda +Barthelasse. + +--Pour faire justice avant de partir; d'ailleurs vous devez bien penser +qu'au premier mot je ne lui ai pas laissé le temps d'exiger, j'ai pris +les devants. + +--Mes pressentiments sont les mêmes que ceux de Frédéric, dit Raphaëlle; +il doit vouloir se retirer. Que deviendrons-nous? + +Il y eut un moment de silence et ils se regardèrent comme pour chercher, +dans les yeux des uns des autres, les idées qu'ils ne trouvaient pas en +eux. + +--Je vais vous dire, s'écria Barthelasse, cet homme a trop perdu; s'il +avait gagné, il ne demanderait qu'à continuer; mais toujours perdre, je +m'imagine que ça dégoûte. + +--Il n'a pas assez perdu, répliqua Raphaëlle; s'il nous devait deux cent +mille francs, nous le tiendrions. + +--S'il joue encore, on pourrait les lui faire perdre, dit Frédéric. + +--Moi, je suis pour qu'on les lui fasse gagner, continua Barthelasse. +D'abord ça n'appauvrira pas la caisse, qui n'a été que trop soulagée par +cette canaille de prince, et puis il n'y a rien qui attache les gens +comme le succès, c'est la leçon de la morale. + +Raphaëlle et Frédéric n'étaient pas en situation de plaisanter, +cependant cette leçon de la morale invoquée par ce vieux crocodile de +Barthelasse, comme ils l'appelaient entre eux, les fit rire: + +--Riez, riez, continua Barthelasse: je sais ce que je dis, j'ai des +exemples: il y a sept ans, à Luchon, M. Jules Ramot me devait cinquante +mille francs et je commençais à comprendre que j'aurais bien du mal à +les rattraper jamais. Alors, qu'est-ce que j'ai fait? je lui ai passé +des séquences sans rien lui dire, avec lesquelles il a gagné près de +nonante mille francs. L'année d'après il est revenu; l'année suivante +aussi; il ne voulait plus tailler que chez moi; et pourtant il ne +s'était rien dit entre nous, mais entre galantes gens on s'entend à +demi-mot. Ainsi de notre homme, j'en suis sûr. Demain, après-demain, un +peu avant qu'il prenne la banque.... + +--Prendra-t-il jamais la banque chez nous maintenant? + +--Laissez-moi supposer qu'il la prendra. Il est donc disposé à la +prendre. Alors je m'approche, et je lui dis sans avoir l'air de rien: +«Mon _présidint_, vous n'avez pas assez le respect de la veine, ne vous +mettez donc en banque qu'avec Camy pour croupier, il fait gagner les +banquiers»; et mon Camy, qui n'a pas son pareil, lui passe une belle +séquence que j'ai préparée moi-même et qui lui donne sept ou huit coups +sûrs: comme il est reconnu que notre _présidint_ est le plus honnête +homme du monde, personne n'ose le soupçonner, et il empoche une belle +somme qui lui inspire le goût de la chose; s'il n'a pas parlé du +_bourrage_ de la cagnotte, il acceptera encore bien mieux les séquences +qui lui profiteront personnellement, tandis que la plus grosse part de +la cagnotte lui passe devant le nez. + +Raphaëlle haussa les épaules par un geste de son enfance faubourienne +qui lui était resté. + +--Savez-vous ce que produira votre discours au _présidint_, +répondit-elle, c'est qu'il aura de la défiance et ne voudra pas prendre +la banque; ou bien, s'il ne se défie pas, il la prendra naïvement, +bêtement, et battra les cartes, les fera couper; voilà votre belle +séquence brouillée, et... il perd. + +Barthelasse ne se fâcha pas de ces objections. + +--Je ne dis pas qu'il ne serait pas plus commode de lui mettre tout +simplement la séquence dans la main en lui disant de jouer les cartes +dans l'ordre où elles sont rangées; mais il ne serait pas le premier à +qui l'on imposerait une séquence sans qu'il se doute de rien, quitte à +le prévenir délicatement une fois la chose faite, à seule fin de lui +inspirer de la reconnaissance. + +--Et comment? demanda Raphaëlle, qui pour le jeu n'avait ni la science +ni les roueries de Barthelasse. + +--Tout simplement en lui faisant prendre une suite: nous mettons en +banque le baron ou Salzman et nous leur passons la séquence; ils ne la +brouilleront pas, eux, n'est-ce pas; mais après deux ou trois coups ils +l'abandonneront, et nous manoeuvrerons pour que le président prenne leur +suite. C'est lui qui joue les cartes que le baron ou Salzman viennent +de laisser, et, sans que personne puisse soupçonner un homme dans sa +position, il fait une rafle qui nous le livre. + +--Pour cela il faut qu'il taille encore chez nous, dit Frédéric. Et +taillera-t-il? Là est la question. + + +XVI + +C'était avec des valeurs à escompter et des factures à recevoir que +madame Adeline avait fait les vingt-cinq mille francs, qui ajoutés aux +trente-cinq mille provenant du jeu, devaient payer les soixante mille +dus à la caisse du cercle. + +En arrivant à Paris, Adeline remit ces valeurs à son banquier, et +s'occupa ensuite de toucher les factures dont l'une, s'élevant à trois +mille et quelques cents francs, était due par un marchand de draperie de +la rue des Deux-Écus, un vieux, très vieux client de la maison, qui ne +faisait pas un gros chiffre d'affaires, mais qui était aussi sûr que la +Banque de France. + +Adeline savait si bien qu'il n'avait qu'à se présenter pour être payé, +qu'il l'avait gardé pour le dernier; il la connaissait, la formule du +vieux drapier: «Ah! voilà M. Adeline; nous allons régler notre petit +compte.» Et ce compte, on le réglait dans la salle à manger, en buvant +un verre de cassis, tandis que, par un châssis vitré, on voyait les +commis dans le magasin visiter les pièces qui arrivaient de chez le +fabricant, ou vendre le métrage d'un pantalon à un petit tailleur. Le +seul ennui de ces visites était dans l'exhibition obligée des coupons où +se trouvaient un défaut, qui avaient été soigneusement conservés et qui +permettaient une autre phrase non moins traditionnelle que celle +du petit compte: «Ah! monsieur Adeline, on ne travaille plus comme +autrefois.» Ce qu'Adeline, reconnaissait sans trop se faire prier. + +Quand il tourna le coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, le soir +tombait, mais la nuit n'était pas encore faite; dans la demi-obscurité +de la rue étroite, il lui semblait vaguement que les choses n'étaient +pas comme il les voyait depuis vingt-cinq ans aux abords du magasin de +son vieux client. Où donc était l'étalage avec ses pièces de drap de +toutes les couleurs? Quelques pas de plus lui montrèrent que le magasin +était fermé, et que, sur les volets, quatre pains à cacheter fixaient +une bande de papier: «Fermé pour cause de décès.» Comme la rue des +Deux-Écus est en grande partie occupée par des drapiers, il entra chez +un autre de ses clients qui le mit au courant: «Mort ce matin d'une +attaque d'apoplexie, le père Huet, et ses neveux, qui se jalousent, ont +fait tout de suite apposer les scellés.» + +La déception était contrariante pour Adeline, car elle renversait tout +son plan: à cette heure de la soirée, les maisons où il aurait pu se +procurer la somme qui lui manquait étaient fermées, et par là il se +trouvait dans l'impossibilité d'aller au _Grand I_ pour payer sa dette +et pour y signer sa démission sur son bureau qu'il ouvrirait une +dernière fois. + +Il resta un moment dans la rue, ne sachant de quel côté tourner. + +A la vérité il devait se dire que c'était là un retard insignifiant, et +qu'il serait encore parfaitement temps de démissionner le lendemain; +mais cependant il était mécontent, agacé, comme lorsqu'on est arrêté par +un incident qu'on n'a pas prévu. Il avait préparé sa lettre, préparé +aussi sa phrase d'adieu à Frédéric; il était ennuyé de les garder. + +Justement parce qu'il pensait à son cercle, ses pas le portèrent +machinalement avenue de l'Opéra; et arrivé devant sa porte il monta: +après tout, autant dîner là qu'ailleurs. + +Quand Frédéric et Barthelasse le virent entrer, ils échangèrent un +sourire de soulagement. Ce n'était pas une lettre, la lettre de +démission qu'ils attendaient presque, c'était lui; puisqu'il revenait, +rien n'était perdu. + +Frédéric l'accapara pour lui raconter l'expulsion de Julien et de +Théodore. + +--J'ai profité de l'occasion pour inspirer une sainte frayeur à tout le +personnel: Je vous promets que l'exemple sera salutaire. Vous verrez. + +Mais ce fut à peine si Adeline l'écouta. Que lui importait ce qui se +passerait au _Grand I_ dans quelques jours? + +Frédéric se retira donc assez déconfit et alla faire part de cette +mauvaise réception à Barthelasse. + +--Toujours dans les mêmes dispositions, dit-il; il doit avoir sa +démission dans sa poche. + +--Il faut l'appuyer si bien avec des billets de banque qu'elle ne puisse +pas en sortir: je vais préparer la séquence. + +--Taillera-t-il? + +--En le poussant. + +--Envoyez chercher le baron et Salzman. + +A table, Adeline oublia sa déception et se dérida: justement c'était le +jour des invitations et elles avaient amené de nombreux convives. A côté +d'étrangers qu'il n'avait jamais vus se trouvaient des habitués, des +amis. Le menu était réussi; on racontait des histoires drôles; il se +laissa d'autant plus facilement aller que c'était la dernière fois qu'il +faisait fonction de président, et peu à peu il retrouva les agréables +sensations de ses premiers mois de présidence, quand il voyait tout +en beau et se demandait comment il avait pu, jusqu'à ce jour, vivre +ailleurs que dans un cercle. + +Ce fut seulement quand le jeu commença qu'il devint nerveux et +impatient. + +--Vous n'en taillez pas une ce soir, mon président? + +Chaque fois qu'on lui adressait cette question, d'un ton engageant +et avec sympathie, il s'exaspérait. C'était déjà bien assez pour lui +d'entendre la musique du jeu: le bruit des jetons, le flic-flac des +cartes, le murmure étouffé des joueurs, que dominait de temps en temps +l'éternel: «Le jeu est fait. Rien ne va plus?», sans qu'on vînt encore +le tenter et le pousser. + +Jamais il n'était venu à son cercle avec 50,000 fr., dans ses poches, +et, à chaque mouvement qu'il faisait, il éprouvait un singulier +sentiment qu'il ne s'expliquait pas bien, en frôlant la grosseur +produite par ces liasses. Combien d'autres à sa place n'auraient pas pu +résister à la tentation de tâter la chance, car tout joueur sait que ce +n'est pas du tout la même chose d'opérer avec une petite mise qu'avec +une grosse; avec une petite, étranglé dans ses mouvements, on est à peu +près sûr de la perdre; au contraire, avec une grosse qui vous donne +toute liberté de manoeuvrer, on est à peu près certain de gagner; c'est +une affaire de tactique. + +--Comment, mon président, vous n'en taillez pas une ce soir? + +Il semblait qu'on se fût donné le mot pour le pousser. + +Non, certes, il n'en taillerait pas une; il le répondait nettement. + +Et cependant? + +S'il est vrai que la fortune sourit presque toujours à ceux qui jouent +pour la première fois, n'est-ce pas vrai également pour ceux qui +jouent leur dernière partie? C'est quand on la tracasse et on l'obsède +continuellement qu'elle vous abandonne à la déveine. + +Et cette partie, s'il la jouait, ce serait bien certainement la +dernière. + +Mais quand ces pensées traversaient son esprit, il les rejetait loin de +lui, en se disant que ce sont les sophismes ordinaires aux joueurs, qui +pendant trente ans, cinquante ans, jouent aujourd'hui leur dernière +partie qu'ils recommenceront le lendemain... mais qui, cette fois, sera +bien décidément la dernière. + +Pourtant, il y avait un point qui le troublait: c'était la mort de son +client de la rue des Deux-Écus; pourquoi le père Huet était-il mort +juste au moment de le payer et de parfaire les soixante mille francs +dus à la caisse? N'y avait-il pas là quelque chose de providentiel; une +impossibilité qui était un avertissement? On n'est pas joueur sans être +superstitieux, et bien qu'on soit le premier très souvent à se moquer +de ses superstitions, on les accepte quand elles ne contrarient pas la +manie dont on est obsédé Aussi, tout en se disant qu'il serait absurde +de croire que le père Huet était mort exprès pour le pousser au jeu, il +se disait en même temps que cette mort pouvait bien signifier quelque +chose. + +Pourquoi ne pas voir quoi? + +Il y avait un moyen facile de faire cette expérience, c'était de tâter +la chance, non avec ces cinquante-six mille francs, non pas même avec +quelques-uns des billets qui composaient cette somme, mais simplement +avec cinq louis ou dix louis de son argent de poche. + +Cette combinaison avait cela d'excellent que, tout en respectant +l'argent que sa femme lui avait remis, il ne laissait point passer la +veine sans mettre la main dessus, si réellement elle s'offrait à lui. +Ce n'est point tant les audacieux que la fortune favorise, que ceux qui +savent l'arrêter quand elle passe à leur portée. + +Depuis qu'il balançait ainsi le pour et le contre, il errait par +les différentes pièces du cercle, s'arrêtant devant le billard pour +applaudir quelques carambolages, dans un autre salon pour conseiller un +ami qui jouait à l'écarté, dans la salle de lecture pour lire un journal +du soir dont il ne suivait pas deux lignes, malgré son application, mais +quand cette idée de la mort du père Huet eut traversé son esprit, +il rentra dans la salle de baccara et, tirant cinq louis de son +porte-monnaie, il les posa sur le tableau qui se trouva devant +lui,--celui de gauche. + +Le banquier donna les cartes et perdit à droite comme à gauche. + +Sans doute, c'était bien peu de chose que ce gain pour Adeline, +cependant il en fut aussi heureux que si, au lieu de 100 francs, il +avait gagné 1,000 louis, car, s'il était insignifiant en soi, quelle +importance ne prenait-il pas comme indication de la veine. + +Il laissa ces cent francs et, gagna encore. + +Décidément, la mort du père Huet semblait bien être providentielle. + +Il voulut s'en assurer: quittant le tableau de gauche il passa à droite, +où il ponta les 300 francs qu'il venait de gagner: le tableau de gauche +perdit, le tableau de droite gagna. + +Frédéric, qui le suivait de près, s'approcha de, lui + +--Quelle veine, mon président! + +Adeline laissa ses 600 francs et la chance fut encore pour lui. + +--N'est-ce pas merveilleux! s'écria Frédéric. + +--Moi, si j'étais à la place du président, dit Barthelasse, je n'userais +pas ma veine dans ces niaiseries, je la garderais pour ma banque. + +Ceux-là seuls qui n'ont jamais joué ne comprendront pas l'émotion +d'Adeline: quatre fois coup sur coup il avait interrogé l'oracle, et +quatre fois l'oracle lui avait répondit par une affirmation contre +laquelle toute discussion était impossible. + +--Je pense que vous allez prendre la banque, dit M. de Cheylus +survenant. + +--Je vais inscrire le président, dit Barthelasse. + +Cependant Adeline n'était pas décidé à se mettre en banque, mais ces +excitations tombant sur lui de différents côtés firent pencher sa +résolution chancelante. + +Mais il ne voulut pas céder; la vision de sa femme le retint: il fit une +nouvelle tournée dans les salons et de nouveau il tâcha de s'intéresser +aux carambolages, à l'écarté et aux échecs; puis malgré lui, +inconsciemment, il revint à la salle de baccara, où, pendant son +absence, quelques gros coups avaient imprimé à la partie une allure plus +animée. + +C'était un des habitués du cercle, un Américain appelé Salzman, qui +venait prendre la banque, et on avait apporté trois jeux de cartes que +Camy était en train de mêler. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Mais les mises furent médiocres; sans qu'on eût rien de précis à +reprocher à Salzman, on le tenait vaguement en défiance, et puis c'était +un vilain banquier; ceux qui le connaissaient s'abstinrent, et il n'y +eut guère que les étrangers qui pontèrent. + +Il gagna: aussi pour son second coup les mises furent-elles plus faibles +encore, et cependant il semblait vouloir rassurer les joueurs les plus +soupçonneux: au lieu de tailler en prenant un paquet de cartes dans +la main gauche pour les distribuer de la main droite, il _taillait au +talon_, c'est-à-dire en prenant les cartes une à une devant lui, sous +les yeux de tous, ce qui rend absolument impossible le _filage_, le +_miroir_, et autres tours de prestidigitation: cette fois il perdit à +droite et gagna à gauche; alors il se leva: + +--Messieurs, il y a une suite. + +--Qu'est-ce qui voit la suite? demanda le croupier. + +C'était le moment décisif: Adeline se tenait à côté de la table ayant +Frédéric à sa gauche et M. de Cheylus à sa droite. + +--C'est à vous, mon président, dit Frédéric. + +--Allez donc, dit M. de Cheylus. + +Adeline ne s'étonna pas de cette insistance de son collègue; il savait +par expérience l'intérêt que celui-ci avait à le voir gagner, d'ailleurs +ce ne fut pas tant cette insistance qui le poussa que celle de l'oracle. + +Il s'assit au fauteuil. + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Il n'en fut pas de cet appel comme de celui de Salzman: Adeline était +un beau banquier: les plaques, les billets de banque tombèrent sur le +tapis. + +--Le jeu est fait, rien ne va plus, dit Camy de sa voix monotone. + +Adeline continuant Salzman le continua aussi dans la manière de tailler; +une à une il prit les cartes au talon pour les donner aux tableaux et se +les donner à lui-même. + +Le tableau de gauche prit une carte et le banquier s'en donna une, un 9, +comme il avait deux bûches il gagna sur la droite qui avait 1 et 6 et +sur la gauche qui avait 4, 6 et 5. + +--Continuation de la veine, murmura M. de Cheylus. + +Il fallait se rattraper, jetons, plaques, billets tombèrent de plus en +plus dru. + +--Combien y a-t-il? demanda Adeline. + +--Dix-sept mille francs. + +Adeline donna les cartes et fit un abatage, un 9 et une bûche. + +Il y eût un mouvement d'hésitation chez les pontes; plus que jamais il +fallait se rattraper: le vent allait tourner. + +Mais il ne tourna point; le coup suivant le banquier gagna avec 8, le +quatrième coup avec 9, le cinquième avec un nouvel abatage, le sixième, +au milieu de la stupéfaction générale et de la consternation d'un +certain nombre de pontes, encore avec un 8. + +Quand, à la caisse on apporta les corbeilles où s'était entassé son gain +dont on fit le compte, on trouva 87,000 francs. + + +XVII + +Si solide que fût l'honorabilité d'Adeline, cette partie l'ébranla. + +Dans la folie du jeu, on s'était bien un peu étonné de cette persistance +de la veine, mais on n'avait pas eu le temps de réfléchir, il fallait se +rattraper: ce n'est pas dans le feu de la bataille qu'on examine comment +sont donnés les coups qu'on reçoit, on tâche de les rendre; après, on +verra. + +Après on avait vu que cette veine était vraiment bien extraordinaire, et +telle qu'il n'y avait pas d'honorabilité, si solide qu'elle fût, qui pût +la mettre à l'abri du soupçon. + +Autour d'une table de baccara il n'y a pas que des joueurs affolés +par l'émotion de la lutte ou paralysés par l'angoisse, incapables +par conséquent de voir autre chose que ce qui leur est étroitement +personnel: le point de leur tableau et celui du banquier; en plus de ces +acteurs il y a les spectateurs, les curieux; il y a ceux qui piquent +la carte et notent tous les coups dans l'espérance de saisir une veine +qu'ils poursuivent pendant des heures, quelquefois jusqu'à l'aurore; il +y a aussi les grecs de profession qui exercent une terrible surveillance +non en vue d'empêcher les tricheries, mais simplement en vue de prendre +une part dans celles qu'ils surprennent, et qu'ils peuvent dénoncer; +enfin il y a encore le personnel du cercle, très expert aux choses de +jeu, qui ouvre toujours les yeux et quelquefois les lèvres quand ce +qu'il a remarqué sort de l'ordinaire. + +Les tailles d'Adeline avaient été notées et, faisant suite à celles de +Salzman, elles constituaient un ensemble révélateur: 1. 4. 0. 6. 6. 0. +5. 0.--0. 8. 0. 7. 6. 9.--3. 2. 0 .3. 2. 0. 8.--0. 3. 0. 1. 3. 7. 0. +2.--0. 8. 0. 7. 6. 9.... + +Cette série de chiffres qui se continuait était absolument +incompréhensible pour un profane, mais, pour un _affranchi_, elle +ressemblait terriblement à une séquence: ce n'était ni la _surprenante_, +ni la _foudroyante_, ni l'_invincible_, ni la _douceur_, ni les _quatre +fers en l'air_, ni la _Toulousaine_, ni la _Marseillaise_, ni aucune de +celles qui sont classiques dans le monde de la grecquerie et qui par là +sont trop usées pour qu'on ose s'en servir dans un monde un peu propre; +mais elle sentait cependant la préparation d'une main plus complaisante +que ne l'est ordinairement la main de la Fortune, un peu lourde, +peut-être, et qui avait prodigué les sept, les huit et les neuf au +banquier plus qu'il n'était adroit de le faire, si elle n'avait pas été +inspirée par l'idée d'empêcher les hésitations de tirage. + +Pour ceux qui admettaient la séquence, la question était de savoir si un +homme du caractère et de l'honorabilité d'Adeline avait pu consentir à +jouer avec des cartes séquencées. + +C'était là-dessus que la discussion s'était engagée quand, après le +premier moment de surprise, on avait commencé à discuter la victoire +du président du _Grand I_ et les moyens par lesquels elle avait été +obtenue. + +Aux premiers mots de séquence, tous ceux qui connaissaient Adeline +s'étaient récriés:--Allons donc! à son âge! dans sa position! Et puis, à +quels signes certains reconnaît-on une séquence? Toutes les fois qu'un +banquier gagne plus que les pontes ne voudraient, il passe donc des +séquences.--Mais à ces objections, les répliques n'avaient pas manqué, +et ceux qui parlaient de séquence n'étaient pas restés court:--Ce n'est +généralement pas à vingt ans qu'on triche: c'est plus tard, quand on y +est peu à peu amené et qu'on n'a plus que cette ressource. La position +d'Adeline était-elle assez bonne pour qu'il n'eût pas besoin de gagner +quatre-vingt mille francs? Si oui, comment avait-il accepté d'être +président d'un cercle, avec un traitement payé par la cagnotte? + +D'ailleurs, tous ceux qui parlaient de cette partie ne connaissaient +pas Adeline et n'avaient pas dès lors de raisons pour le défendre. +Un président de cercle qui avait triché, c'était vrai. Une séquence, +c'était vrai. Il y a tant de joueurs qui ont été écorchés vifs par ce +genre de vol contre lequel la défense est à peu près impossible qu'ils +voient des séquences partout et plus souvent encore que dans la réalité, +où cependant elles se rencontrent si fréquemment. Et puis ce président +n'était pas le premier venu; il avait un nom; il était député; on lisait +ce nom dans les journaux, et dès lors les accusations devenaient plus +vraisemblables; c'était drôle; il y aurait du scandale. + +Une rumeur s'était élevée qui avait instantanément couru le tout-Paris +des cercles et du boulevard: + +--Le président du _Grand I_ a passé une séquence à son cercle. + +--Est-ce qu'il n'est pas député? + +--Justement. + +--Ah! elle est bien bonne! + +--Si les présidents s'en mêlent! + +C'était cette double qualité de député et de président qui donnait du +piquant à la chose: pas intéressantes pour le boulevard, les histoires +de gens que personne ne connaît. Il arrive assez souvent qu'il se gagne +des sommes importantes, et d'une façon étonnante sans qu'on s'en occupe +en dehors des cercles où ces parties ont été jouées, mais c'est qu'alors +ceux qui ont opéré ne comptent pas pour le boulevard, n'existent pas +pour lui, ils ne sont nulle part, comme disent les Anglais; Adeline +était quelque part, au palais Bourbon, dans les journaux, et dès lors +«elle était bien bonne»; ceux-là mêmes qui auraient haussé les épaules, +si on leur avait parlé d'une séquence passée dans un des cercles les +plus connus de Paris, sous les yeux de cent personnes, par un étranger +du Pérou ou des Indes, devenaient attentifs quand on ajoutait que +le coupable était un député, un homme en vue, c'était un événement +parisien, et tout de suite, sans autre examen, ils se disaient: «C'est +bien possible!» et cette possibilité, ils la faisaient partager aux +autres en leur racontant cette histoire: «Un député, elle est bien +bonne.» + +A côté de ceux qui parlaient de cette histoire parce qu'elle était +drôle, il y avait tout une catégorie de gens qui s'en occupaient, parce +qu'elle les intéressait personnellement--celle qui vit du jeu et des +joueurs, depuis les gros _mangeurs_, qui protègent les cercles et +sont pour eux ce que les souteneurs sont pour les filles, jusqu'aux +_rameneurs_, aux _dîneurs_, aux _allumeurs-tapissiers_: «Ah! le député +Adeline en était là; cela était bon à savoir; on pourrait en tirer parti +du député et en _manger_ quelques morceaux!» On pourrait le mettre en +avant pour arracher des autorisations d'ouverture de cercles dans les +villes d'eaux quand les préfets se montraient récalcitrants; de même, +on pourrait aussi l'employer pour prévenir des arrêtés de fermeture que +prendraient ces préfets; au député influent, à l'ami des ministres, les +préfets n'oseraient rien refuser; et lui-même le député n'oserait rien +refuser à ceux qui le feraient chanter, «puisqu'il en était». C'est +surtout dans ce monde qu'on se mange les uns les autres. + +Cependant tout ce tapage scandaleux passait au-dessus de celui qui +l'avait soulevé, sans qu'il en entendît rien et se doutât même qu'on +pouvait s'occuper de lui autrement que pour le féliciter, et aussi pour +lui faire quelques emprunts, comme cela était arrivé la première fois +qu'il avait gagné une somme importante. + +De ce côté, ces prévisions s'étaient réalisées, et la réalité avait même +été au delà de ce qu'il imaginait. + +Après sa banque, il n'avait pas quitté le cercle tout de suite pour +aller se coucher tranquillement à quoi bon se coucher? Il était bien +trop surexcité, trop troublé, trop emballé pour s'endormir, car, sans +être un passionné du jeu, il jouait néanmoins en passionné, le coeur +arrêté ou bondissant, les nerfs crispés, et il n'y avait aucun point de +ressemblance entre lui et ces joueurs à l'estomac solide qui, après une +nuit où ils ont été ballottés de la fortune à la ruine et de la ruine à +la fortune, reprennent au matin leurs occupations ordinaires comme s'ils +avaient simplement rêvé. Débarrassé des complimenteurs qui tout d'abord +l'avaient enveloppé, il avait repris sa promenade à travers le cercle, +en tâchant de calmer son irritation et de se retrouver. Mais on ne +l'avait pas longtemps laissé libre; c'étaient les désintéressés qui +tout d'abord s'étaient jetés en troupe sur lui, ceux qui vont au succès +spontanément comme les mouches vont au rayon de soleil; d'autres, +toujours à l'affût des bonnes occasions, avaient attendu qu'il fût seul +pour l'aborder: + +--Mon cher président.... + +Ils ne sont pas rares dans les cercles, les mendiants qui vivent là sans +autres ressources que celle d'un adroit emprunt de temps en temps ou +d'un jeton légèrement cueilli au passage. Pourvu qu'ils aient en poche +le prix du déjeuner ou du dîner, ils ne quittent pas le cercle. Tout +ce que l'on peut consommer pour le prix fixe, ils l'absorbent ou le +dévorent, mais sans jamais se permettre la prodigalité d'un extra, même +quand il ne coûte que quelques sous. A peine osent-ils plier le pied +en marchant, de peur que leurs semelles usées ne quittent tout à fait +l'empeigne de leurs bottines, mais ils n'en sont pas moins les plus +exigeants à se faire passer leur pardessus par les valets de pied: +«Valet de pied», ils sont fiers d'entendre cet appel dans leur bouche, +et n'ont pas honte du sourire de mépris avec lequel on les sert. + +--Mon cher président.... + +Adeline connaissait trop bien cette ritournelle pour ne pas deviner la +chanson qu'elle allait amener: «Vingt-cinq louis, dix louis, un louis, +mon cher président.» Il était difficile de refuser ces pauvres diables +dont plusieurs portaient des noms autrefois honorables et que le jeu +avait roulés dans ces bas-fonds. + +Mais si ces demandes qu'il attendait jusqu'à un certain point ne +l'avaient pas surpris, il y en avait une qui l'avait réellement +stupéfié. + +Comme, vers trois heures du matin, il se disposait enfin à rentrer chez +lui, il avait trouvé, dans le hall Salzman, qui se disposait aussi à +partir. + +Ils avaient endossé leurs pardessus en même temps, et, en même temps +aussi, ils avaient descendu l'escalier. + +--Vous rentrez chez vous, mon président? demanda Salzman. + +--Sans doute. + +--Eh bien, si vous le voulez, nous irons ensemble jusqu'à la place de +l'Opéra. + +Ordinairement, Adeline rentrait à pied chez lui; après avoir joué, la +marche le calmait et rafraîchissait son sang; quelquefois même, pour +mieux se remettre, il prenait le chemin le plus long; mais c'était léger +d'argent qu'il faisait cette promenade nocturne et les voleurs qui +l'eussent arrêté auraient perdu leur temps; tandis que ce matin-là, il +avait plus de quatre vingt mille francs en billets de banque dans ses +poches. + +--Je vais prendre une voiture, répondit-il. + +--Alors, avant de nous séparer, je vous demande un moment d'entretien, +deux minutes. + +L'heure était étrangement choisie, alors surtout que quelques instants +auparavant cet entretien pouvait avoir lieu plus commodément pour tous +les deux; cependant Adeline ne refusa pas ces deux minutes. + +--Volontiers. + +Ils étaient arrivés sur le trottoir de l'avenue en ce moment +complètement désert, tandis que sur la chaussée quelques coupés du +cercle attendaient la sortie des joueurs. + +--Vous conviendrez, mon cher président, dit Salzman, que celui qui vous +a donné cette banque a la main heureuse. + +--Cela, c'est vrai. + +--Et vous conviendrez aussi, je pense, que l'inspiration que j'ai eue +de vous laisser ma suite n'a pas été moins heureuse que la main... pour +vous au moins. + +Adeline, qui ne prévoyait guère la tournure qu'allait prendre cet +entretien bizarre, devint attentif à ce mot. + +--Mais si elle a été heureuse pour vous, continua Salzman, elle ne +l'a guère été pour moi, car si j'avais taillé jusqu'au bout, les +quatre-vingt-dix mille francs qui sont dans votre poche seraient dans la +mienne... et franchement, ils y arriveraient à propos. + +--Chacun taille à sa manière, répliqua Adeline, qui voulait prendre ses +précautions. + +--Sans doute, mais on ne peut tailler que ce qu'il y a dans les cartes, +et dans ma suite il y avait une jolie série. Cependant, rassurez-vous, +je ne viens pas vous proposer de partager, bien que j'en connaisse plus +d'un qui, à ma place, n'aurait pas ma discrétion; Je viens seulement +vous demander cinq cents louis, non comme partage, mais comme prêt, +parce que j'en ai besoin, un extrême besoin. + +Sans avoir aucun grief contre Salzman et sans rien savoir de mauvais sur +son compte, Adeline ne l'aimait point, cette façon de demander ces cinq +cents louis, en s'adressant à lui comme à un associé, acheva ce que les +préventions avaient commencé. + +--Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous désirez, dit-il +sèchement, mais cela m'est tout à fait impossible. + +--Cependant.... + +--Tout à fait impossible. + +Et Adeline se dirigea vers un des coupés dont il ouvrit la portière. + +A ce moment, plusieurs joueurs descendant du cercle arrivaient sur le +trottoir. + +--Rue Tronchet, dit Adeline en refermant la portière. + +Le coupé partit, laissant Salzman ébahi; sous les yeux des joueurs qu'il +sentait sur lui, il n'avait pu ni rien ajouter, ni retenir Adeline. + + +XVIII + +Cette façon de demander en faisant valoir des droits au partage avait +exaspéré Adeline. Vraiment ce Salzman était trop impudent: pourquoi dix +mille francs seulement, et non le tout? Est-ce que, si lui Adeline avait +perdu au lieu de gagner, Salzman serait venu lui proposer de prendre une +part dans sa perte? + +D'ordinaire, il savait mal refuser, mais cette fois il avait répondu +comme il fallait à ce drôle. + +Heureusement il serait bientôt débarrassé de celui-là et des autres ses +pareils, car s'il n'avait pas donné sa démission ce soir-là, après avoir +payé sa dette à la caisse, il n'en était pas moins décidé à maintenir +cette démission et à abandonner la _Grand I_ aussitôt qu'il pourrait le +faire décemment, sans paraître se sauver comme en ce moment: ce n'était +plus maintenant qu'une affaire de jours; la partie de cette nuit serait +vite oubliée; alors il sortirait du _Grand I_ pour ne jamais remonter +son escalier, ni celui-là, ni aucun escalier de cercle: l'expérience +qu'il avait faite suffisait, il ne toucherait, plus à aucune carte. + +Mais il se trompait en croyant qu'on oublierait vite cette partie: le +lendemain, à la Chambre, on ne lui parla que de sa veine extraordinaire; +il y eut même un de ses collègues qui lui demanda sérieusement s'il +était vrai, comme on le racontait, qu'il eût gagné cinq cent mille +francs. Adeline se récria. + +--On ne parle que de ça! + +Et aux regards qui le poursuivaient, Adeline vit qu'on s'occupait en +effet de lui beaucoup plus qu'il n'aurait voulu: on chuchotait; on se +taisait quand il approchait; il trouva qu'il passait vraiment trop à +l'état de phénomène; la première fois qu'il avait fait un gros gain, ses +amis l'en avaient plaisanté; maintenant, semblait-il, ce n'était plus de +la plaisanterie, c'était de l'étonnement. + +Qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il eût gagné près de quatre-vingt-dix +mille francs? Était-ce un de ces gains extraordinaires qui peuvent +provoquer la surprise? + +Au cercle, il retrouva Salzman, et il eut la stupéfaction de voir +celui-ci l'aborder comme s'il ne s'était rien passé entre eux dans la +nuit. + +--Je ne vous en veux pas, mon cher président, dit l'Américain, j'avoue +même qu'à votre place j'aurais probablement répondu comme vous; +seulement, il est bien entendu que si je vous repasse jamais une suite +du même genre, nous ferons nos conditions avant, n'est-ce pas? + +Si ces paroles étaient bizarres, le ton, qui était celui de la bonhomie +et de la drôlerie, leur enlevait toute signification douteuse; Adeline +ne chercha donc pas autre chose que ce qu'il avait compris: l'intention +chez l'Américain de tourner en plaisanterie ce qui avait commencé par +être sérieux, et n'avait pas réussi sous cette forme. Mais trois jours +après se présenta un incident qui lui fit se demander s'il ne s'était +pas trompé. + +C'était le soir, la partie était assez animée, et Salzman venait de +prendre la banque; on avait apporté des cartes que Camy avait battues +pendant que Salzman répétait d'un voix indifférente: + +--Messieurs, faites votre jeu. + +Et le jeu se faisait mal, les pontes ne paraissant pas disposés à +aventurer de grosses sommes avec ce nouveau banquier. + +Au montent où le croupier présentait les cartes à un joueur pour les +faire couper, un autre joueur avança la main et les prit. + +--Permettez, dit-il. + +A ce moment même Adeline arrivait auprès de la table, et il vit le +joueur qui avait pris les cartes se préparer à les battre sérieusement. + +--Qu'est-ce à dire? demanda Salzman, qui avait eu un court instant +d'hésitation, en homme qui se demande s'il va se fâcher de cette marque +de défiance, ou s'il va ne pas la relever. + +Bien que cette question eût été faite sur le ton de la provocation, ce +fut avec calme et sans élever la voix que le joueur répondit: + +--Rien autre chose que ce que je fais. + +Et avec le même calme, il continua à battre les cartes, qui claquaient +entre ses doigts. + +Salzman était un grand gaillard d'Américain maigre, comme s'il était +desséché dans l'alcool, qui, du haut de son fauteuil de banquier, +paraissait plus grand encore; il essaya d'asséner à cet insolent un +regard de défi, mais l'insolent, bien que tout petit et chétif; ne se +laissa pas intimider, il soutint ce regard et lui répondit. + +--Est-ce une querelle que vous me cherchez? demanda Salzman. + +--Est-ce chercher une querelle que d'user de son droit? + +--Messieurs, messieurs! dit Adeline en intervenant vivement. + +--Ne craignez rien, mon cher président, dit Salzman, je cède la place à +monsieur. + +D'un air de dignité hautaine qui n'était pas précisément en accord avec +ses paroles, il se leva de son fauteuil. + +--Comme cela, l'affaire n'aura pas de suite, dit le joueur, qui +décidément ne perdait pas la tête. + +Tout à l'algarade qui venait de se produire et à laquelle il avait coupé +court par son intervention, Adeline ne pensa pas immédiatement à ce +dernier mot; ce ne fut que plus tard qu'il se le rappela et l'examina. + +«L'affaire n'aura pas de suite.» + +Que voulait dire cela?--Était-ce simplement le cri de triomphe d'un +grincheux, constatant qu'on n'osait pas lui tenir tête? Ou bien +n'était-ce pas une allusion à la suite que, lui, Adeline, avait prise +quand Salzman avait abandonné sa banque? + +Cette supposition le jeta dans un trouble profond. + +Si elle était fondée, il y avait derrière elle une accusation qui +s'adressait à lui. + +Il resta étourdi sous le coup dont cette pensée le frappa: «L'affaire +n'aura pas de suite!» On croyait donc que, comme il avait pris la suite +de Salzman, il allait la prendre encore, et de nouveau gagner comme il +avait gagné ce soir-là; c'est-à-dire que l'injure faite à Salzman en lui +battant les cartes rejaillissait sur lui. + +Il ne dormit pas cette nuit-là, et jusqu'au jour il tourna et retourna +cette idée dans sa tête affolée. + +Depuis qu'il vivait dans son cercle, il avait eu les oreilles rebattues +d'histoires de tricheries, et vingt fois, cent fois il avait vu les +soupçons s'attaquer aux gens qui à ses yeux étaient les plus honorables; +cependant jamais l'idée ne lui était venue qu'un jour on pourrait le +soupçonner lui-même. + +Bien qu'il eût toujours été d'humeur pacifique et que l'âge n'eût +fait que confirmer ses dispositions naturelles, il n'était pas homme +cependant à répondre à ce soupçon qui montait jusqu'à lui, comme l'avait +fait Salzman. Il attendit le matin impatiemment, et aussitôt que l'heure +fut arrivée où il avait chance de rencontrer au cercle quelqu'un qui pût +lui donner le nom et l'adresse de ce joueur qu'il ne connaissait point, +il partit pour l'avenue de l'Opéra. Mais justement il ne rencontra +personne pour lui répondre: tous ceux qui avaient assisté à la scène de +la nuit étaient encore chez eux à dormir, et le personnel de service à +cette heure matinale ne savait rien: un garçon croyait que ce joueur +était un créole, mais il ne l'affirmait pas; par qui avait il été +présenté ou amené? il l'ignorait; sans doute M. de Mussidan, M. Maurin, +M. Barthelasse ou Camy le connaissaient. + +Il fallut qu'Adeline attendit encore. Le premier qui arriva fut Maurin; +mais comme à l'ordinaire il ne savait rien, car dans ce cercle dont il +était gérant en nom, tout lui passait par-dessus la tête et Frédéric +l'avait si bien annihilé, si bien terrorisé, qu'il avait pris la +prudente habitude de ne rien voir, pas même ce qui lui crevait les yeux; +comme cela il ne risquait pas de se compromettre: «Je chercherai, je +réfléchirai, comptez sur moi», étaient les trois seules réponses qu'il +se permît, lorsqu'on lui demandait quelque chose, et il n'en démordait +pas. C'était auprès de Frédéric qu'il cherchait, et ce que celui-ci +voulait qu'il dît, il le répétait consciencieusement, sans y rien +ajouter, sans en rien retrancher. Ce fut ainsi qu'il se tira d'affaire +avec Adeline: «Je chercherai, comptez sur moi, monsieur le président.» + +Enfin Frédéric arriva, mais lui aussi ignorait le nom de ce joueur, et +ne savait pas qui l'avait présenté. + +Alors Adeline se fâcha: + +--Comment! c'était ainsi qu'on entrait au _Grand I_. Alors, à quoi +servait le comité? A quoi servait le président? S'il ne servait à rien, +il n'avait qu'à se retirer. Un cercle ainsi administré n'était qu'une +simple maison de jeu ouverte à tous; il ne la couvrirait pas de son +nom... plus longtemps. + +Frédéric, qui devait tant redouter cette démission, commençait justement +à se rassurer et à croire que la séquence, ou plutôt le gain produit +par elle, leur avait livré Adeline pour toujours: il avait si naïvement +laissé paraître sa joie, le _Puchotier_, qu'il devait être pris, et bien +pris; voilà que précisément cette menace de démission éclatait quand il +s'imaginait qu'il n'en serait plus jamais question! + +Heureusement il n'était pas homme à se laisser démonter, et tout de +suite il se défendit: on le prenait à l'improviste, il n'avait pu +interroger personne, ni faire aucune recherche; mais il promettait le +nom de ce joueur et de ses parrains, pour le soir même; ce n'était pas +dans un cercle comme le _Grand I_ qu'il se passait rien d'irrégulier; il +était de son honneur d'en faire la preuve, et il la ferait pour ce cas +particulier comme pour tout. + +Si belle que fût l'occasion pour se retirer, Adeline ne poussa pas les +choses à l'extrême cependant, car il voulait voir ce qu'il y avait sous +cette allusion «à la suite», et en donnant sa démission il s'enlevait +tout moyen de recherches. + +--Alors à ce soir, dit-il, et n'oubliez pas qu'il me faut ce nom. + +Comme l'heure d'aller à la Chambre approchait, il ne poussa pas son +enquête plus loin pour le moment, et se rendit au Palais-Bourbon. + +Si les jours précédents, il avait été frappé de la façon dont on le +regardait, il le fut bien plus vivement encore dans les dispositions où +il se trouvait et avec les inquiétudes qui l'angoissaient. + +Pourquoi cette curiosité? + +Il ne pouvait pas le demander, cependant, pas même à ses meilleurs amis; +et par cela seul il se trouva singulièrement embarrassé, confus, comme +s'il se sentait coupable. + +Sans se sauver, mais cependant avec un sentiment de soulagement, il +entra tout de suite dans la salle des séances, bien que le président +ne fût pas encore monté à son fauteuil, et gagna son banc, où il avait +Bunou-Bunou pour voisin. + +Comme tous les jours, celui-ci était penché sur son pupitre, écrivant, +car c'était son habitude d'arriver une heure au moins avant l'ouverture +de la séance et de se mettre à sa correspondance; de sorte qu'il était +un sujet de récréation et de conversation pour le public des tribunes +qui occupait les longues minutes de l'attente à regarder dans le vaste +hémicycle désert où ne circulaient que de rares huissiers, ce vieux +bonhomme à la tête blanche qui, collé sur son papier, écrivait, +écrivait, écrivait. + +--Justement, je vous écrivais, dit Bunou-Bunou, quand Adeline, après lui +avoir serré la main, s'assit auprès de lui. + +--Comment? quand nous devions nous voir? + +--C'est une lettre officielle; lisez-la; vous allez voir de quoi il est +question. + +--Votre démission de membre du comité du _Grand I_, dit Adeline très +ému, et pourquoi? + +Bunou-Bunou se montra embarrassé. + +--Je vous en prie, insista Adeline. + +--Je suis fatigué le soir, j'ai besoin de me coucher de bonne heure; +alors vous comprenez. + +Adeline avait peur de comprendre, cependant il eut le courage +d'insister; si cruelle que pût être la vérité, il devait la demander. + +--Ce n'est pas là votre raison, dit-il, le coeur serré, votre raison +vraie; je fais appel à votre amitié; parlez-moi franchement, comme à +un... ami. + +--Eh bien, j'ai entendu dire des choses graves, très graves. + +Adeline pâlit. + +--Vous savez mieux que moi qu'à Paris il est d'usage de donner des +surnoms aux cercles: ainsi la _Crémerie_, les _Mirlitons_, le _Grand I_. +Mais ces surnoms sont quelquefois accompagnés d'autres qui sont +des... qualificatifs. Ainsi il paraît qu'il y en a un qui s'appelle +l'_Attique_, un autre qu'on appelle la _Béotie_, et ces appellations +empruntées à la Grèce sont significatives. Eh bien, ce n'est pas tout; +il parait que le _Grand I_ s'appelle l'_Épire_ ou, dans la langue du +boulevard, _Le Pire_. Alors j'aime mieux me retirer. Je ne sais si +je m'abuse, mais il me semble qu'en restant je compromettrais ma +réélection. Que ferais-je si je cessais d'être député? je ne suis plus +bon à rien. + +Bien que la chose fût grave, comme le disait Bunou-Bunou, elle l'était +cependant moins qu'Adeline n'avait craint; il respira. + +--Vous avez raison, dit-il, et je vous approuve si complètement que moi +aussi je vais me retirer. + +--Vous feriez cela? + +--Nous avons réunion du comité mercredi, venez-y, nous donnerons nos +deux démissions en même temps. + +--Ah! mon cher ami, s'écria Bunou-Bunou, quel plaisir vous me faites! + +Et les tribunes étonnées virent le député aux cheveux blancs serrer les +mains de son voisin dans un transport d'effusion; mais on n'eut pas le +temps de s'adresser des questions sur cette scène pathétique; un flot de +députés envahissait la salle, et, au dehors, on entendait les tambours +battre aux champs. + + +XIX + +Frédéric ne s'était pas mépris sur le semblant de concession que lui +avait fait Adeline en ne donnant pas immédiatement sa démission: ce +n'était pas parce qu'il renonçait à son idée que le président retardait +cette démission, c'était parce qu'il voulait obtenir auparavant le nom +de ce joueur. Pour qui le connaissait, le doute n'était pas possible, et +Frédéric commençait à bien le connaître. + +Le danger était donc menaçant. + +Comment l'empêcher d'éclater? + +La question était assez grave pour qu'il ne voulût pas prendre la +responsabilité de l'examiner et de la trancher tout seul; c'était entre +associés qu'elle devait se décider. + +Au lieu de s'occuper du joueur, aussitôt qu'Adeline fût parti, il alla +prendre Barthelasse chez lui et le conduisit chez Raphaëlle: le joueur, +on verrait plus tard. + +Mais le conseil ne put pas s'ouvrir tout de suite, Raphaëlle recevant +en ce moment même la visite de M. de Cheylus. Elle se prolongea +cette visite, et plus d'une fois Barthelasse crut que Frédéric, dont +l'impatience et le mécontentement étaient visibles, allait le quitter +pour rompre ce tête-à-tête. A la fin, M. de Cheylus voulut bien partir, +et Raphaëlle entra dans le petit salon où ils attendaient. + +--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète de les voir. + +Ce fut Frédéric qui expliqua ce qu'il y avait et ce qui les amenait. + +Dans leur association, Raphaëlle jouait le rôle de l'associé qui rend +les autres responsables de tout ce qui va mal, et porte à son avoir tout +ce qui va bien. + +--Il est joli, le résultat de votre séquence, dit-elle en se tournant +vers Barthelasse. + +--Ce n'est pas la séquence qui le fait donner sa démission, puisqu'il a +attendu jusqu'à maintenant. + +--Je n'en sais rien, mais, en tout cas, elle ne l'a pas retenu, vous le +voyez; et pour moi, il n'est pas du tout prouvé que ce n'est pas votre +séquence qui décide la démission qu'il balançait, et qu'il aurait, sans +doute, balancée longtemps encore. Pourquoi aussi lui avez-vous fourni +des coups si gros, des huit, des neuf; ne pouvait-il pas gagner avec des +points moins forts, qui n'auraient pas provoqué la surprise? + +--J'ai voulu empêcher des hésitations de tirage, ce qui, avec lui, était +possible, puisqu'il taillait sans savoir qu'il devait gagner: quand on +est d'accord avec le banquier, on fait ce qu'on veut, mais ce n'était +pas le _cass_, et puis il me semblait qu'il n'était pas mauvais qu'il se +sentît un peu compromis. + +--Et voilà le résultat; il s'est si bien senti compromis qu'il s'en va. + +Barthelasse secoua la tête par un geste énergique. + +-C'est justement parce qu'il ne s'est pas senti assez compromis qu'il +s'en _vatt_, s'écria-t-il; s'il avait vu qu'il ne pouvait aller nulle +part, il serait resté avec nous. + +--Ça, c'est une idée. + +--Et une bonne, encore. + +--Enfin, il s'en va, dit Frédéric pour prévenir une discussion inutile. + +--Eh bien, zut, s'écria Raphaëlle, il nous embêtait, à la fin! + +--C'est comme ça que tu le prends? fit Frédéric étonné. + +--Faut-il s'en faire mourir? Il était devenu si hargneux qu'on ne +pouvait plus vivre avec lui. + +--Ce n'est pas là la question, fit Frédéric; il s'agit de savoir si nous +pourrons vivre sans lui. + +--Et comment? dit Barthelasse. + +--Nous le remplacerons par un autre, dit Raphaëlle; il n'y a pas qu'un +président au monde; j'y ai pensé. + +--Il n'y en a pas beaucoup d'aussi bons que celui-là, dit Barthelasse. + +--Et où vois-tu cet autre? demanda Frédéric. + +--A la Chambre. + +--Ce n'est pas M. de Cheylus? + +--Au contraire, c'est lui, et c'est pour cela que je l'ai fait venir; je +lui ai inventé une belle histoire, et il accepte si Adeline se retire. + +--On va nous tomber sur le dos, et il ne pourra pas nous défendre. + +--Pourquoi ne le pourrait-il pas? On se montre souvent plus complaisant +pour ses adversaires que pour ses amis. C'est la raison qui m'a +fait penser à M. de Cheylus, quand j'ai vu qu'un jour ou l'autre le +_Puchotier_ nous manquerait, et voilà pourquoi je l'ai fait venir. +J'ajoute, pour vous mettre de belle humeur, qu'il se contentera de douze +mille francs au lieu des trente-six mille que nous coûte le _Puchotier_; +je lui ai dit que c'était parce que nous ne pouvions plus payer cette +somme qu'Adeline se retirait. + +--J'aime mieux Adeline à trente-six mille francs que Cheylus à douze +mille, dit Barthelasse. + +--Il ne s'agit pas de ce que vous aimez mieux, il s'agît de ce qui est +possible; Adeline est mort, vive Cheylus! + +--Êtes-vous sûr qu'il soit si mort que ça? interrompit Barthelasse. + +--Malheureusement, répondit Frédéric. + +--Voulez-vous me laisser essayer de le faire vivre encore? demanda +Barthelasse. + +--Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Raphaëlle. + +--Enfin, voulez-vous que j'essaye? Pour vous il est perdu, n'est-ce pas? + +--Assurément. + +--Et cela vous tourmente; vous seriez tous les deux bien aises qu'il +restât notre président? + +--Parbleu. + +--Eh bien, laissez-moi faire. + +--Quoi? + +--Vous verrez. Puisqu'il est perdu, il n'y a rien à craindre, n'est-ce +pas? Si je réussis, il reste. Si au contraire j'échoue, il ne s'en ira +pas deux fois. + +Une discussion s'engagea entre eux: Raphaëlle était agacée de voir +Barthelasse qu'elle considérait comme un parfait imbécile, faire +l'important; et de plus sa curiosité s'exaspérait qu'il ne voulût pas +dire par quel moyen il comptait amener Adeline à ne pas donner sa +démission. + +--Ce que vous allez faire de bêtises! dit-elle au moment où il partait. + +--C'est bon, nous verrons. + +Il ne voulut pas davantage s'expliquer avec Frédéric en revenant au +cercle. + +--Puisque nous ne risquons rien, laissez-moi faire. + +Dans ces conditions, Frédéric n'avait qu'à chercher le nom qu'Adeline +lui avait demandé, mais ce fut inutilement; ce joueur était-il venu avec +une lettre d'invitation, car ces lettres continuaient à être largement +distribuées un peu partout? avait-il été amené par quelqu'un qui s'était +dispensé de la formalité du registre? toujours est-il qu'on ne +trouva rien. Aussi, quand Adeline arriva vers une heure, Frédéric se +contenta-t-il de répondre simplement qu'il comptait avoir ce nom dans la +soirée. + +Il n'y avait pas cinq minutes qu'Adeline était dans son cabinet quand +Barthelasse frappa à la porte et entra: + +--Puis-je vous dire quelques mots, monsieur le président? + +Adeline voulut répondre qu'il était occupé, puis il se résigna, se +disant qu'il aurait plus tôt fait d'écouter que d'éconduire Barthelasse, +dont il connaissait la ténacité. + +--Monsieur le président, dit Barthelasse en s'asseyant, me +permettrez-vous de vous demander si un bruit qu'on m'a rapporté est +fondé? Est-il vrai que vous seriez dans l'intention de donner votre +démission? + +--Oui, cela est vrai. + +Et pourquoi, je vous le demande... si vous le permettez? + +--Parce qu'il se passe ici des choses qui ne peuvent pas convenir à un +honnête homme. + +Barthelasse prit son ton le plus bonhomme, le plus insinuant: + +--J'ai beaucoup voyagé, monsieur le président, et dans mes voyages j'ai +entendu un mot qui m'a frappé c'est que la conscience est une méchante +bête qui arme l'homme contre lui-même; ne seriez-vous pas mordu par +cette vilaine bête? je vous le demande. + +Le premier mouvement d'Adeline fut de mettre Barthelasse à la porte, +mais il réfléchit qu'un entretien qui commençait de la sorte pouvait lui +apprendre des choses qu'il avait intérêt à connaître, et il se retint, +décidé à écouter jusqu'au bout. + +--Voyez-vous, monsieur le président, continua Barthelasse, on a les plus +fausses idées sur le jeu. Qu'est-ce que le jeu, je vous le demande? Une +affaire d'adresse, rien de plus. Ceux qui sont adroits gagnent, ceux +qui sont maladroits perdent. Ainsi, moi, si je n'avais pas été adroit, +est-ce que j'aurais gagné les deux millions qui composent ma petite +fortune, je vous le demande? Qu'est-ce que j'étais dans ma jeunesse? un +pauvre diable de lutteur sans autre avenir que de me faire casser une +côte de temps en temps ou les _reinss_ un beau jour, et de mourir sur la +paille. J'ai regardé autour de moi pour chercher si je ne pourrais pas +trouver mieux. J'allais beaucoup au café et dans les petits cercles, la +profession veut ça. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les gagnants au +jeu étaient ceux qui avaient de l'adresse, qui savaient filer la carte, +pour dire les choses. Alors je me suis demandé ce que c'était qu'un +voleur, et après avoir réfléchi, je me suis répondu que l'homme qui +gagne de l'argent sans travail, sans peine, sans étude, était un voleur +et qu'il méritait ce nom justement; mais que celui, au contraire, qui +gagnait cet argent par son adresse, son industrie et son art, ne pouvait +jamais être un voleur. + +Barthelasse fit une pause et étudia sur le visage de son président +l'effet qu'avait pu produire ce début. + +--Continuez, dit Adeline. + +Se voyant encouragé, Barthelasse qui, jusque-là, avait cherché ses mots, +s'exprima plus librement et plus vite: + +--Sûr de ne pas me tromper, je me suis mis au travail. Tout en +continuant mon métier de lutteur, tous les soirs je me faisais les +doigts sur une meule d'oculiste, car je n'avais pas, vous le pensez +bien, les doigts doux d'un pianiste, et la nuit, dans ma petite chambre, +je m'essayais à filer la carte, et sans lumière encore, car ce qui est +difficile c'est d'opérer sans bruit, vous le savez comme moi: on ne voit +pas filer la carte, on l'entend, et dans l'obscurité je ne pouvais pas +me monter le coup, mes oreilles m'avertissaient. Pendant deux ans +je n'ai pas dormi quatre heures par nuit. A la fin, le bon Dieu a +récompensé ma persévérance: je ne m'entendais plus. C'était au moment de +la guerre de Crimée; j'avais amassé un peu d'argent je me suis embarqué +à Marseille pour Constantinople sur un vapeur qui portait des officiers. +Nous n'étions pas en mer depuis douze heures qu'on s'ennuyait ferme. +On a joué pour se distraire. C'était mon début; je puis dire, sans me +vanter qu'il a été heureux. Les officiers avaient la bourse garnie pour +la campagne. A Constantinople, je gagnais dix mille francs. Aussitôt je +me suis rembarqué pour la France; il y avait aussi des officiers à bord +qui rentraient en convalescence, et s'ils avaient moins d'argent que +leurs camarades, ils en avaient cependant un peu... qu'ils perdirent. +J'ai fait ainsi dix voyages et ça a été le commencement de mon petit +avoir. + +--Où voulez-vous en venir? murmura Adeline qui se tenait à quatre pour +ne pas éclater. + +--A ceci: je suppose que vous jouez cent mille francs, toute votre +fortune, vous en perdrez nonante mille; il vous en reste dix mille, vous +allez les jouer c'est la vie de votre famille que vous risquez, c'est +votre honneur. Vous êtes bien ému, n'est-ce pas? autrement vous ne +seriez pas un bon père, et vous en êtes un. A ce moment une petite +fée se penche à votre oreille et vous dit: «Tu vas te piquer avec une +épingle et te faire un peu de mal; mais tu vas gagner ces dix mille +francs et les nonante mille que tu as perdus, et ainsi tu vas sauver +ta famille, ton honneur, tu vas être un bon père.» Qu'est-ce que vous +feriez? + +Adeline ne se contenait plus, mais Barthelasse lui ferma la bouche avec +son meilleur sourire: + +--Ne me répondez pas: vous vous feriez un peu de mal; vous vous +piqueriez; eh bien, souffrez cette petite piqûre, désagréable, j'en +conviens, et laissez la petite fée, qui est moi, agir. Dans six mois, +vous aurez gagné trois ou quatre cent mille francs et, dans un an, vous +aurez votre petit million, avec lequel vous assurerez le bonheur de +votre fille qui est une si charmante demoiselle. Hein, qu'en dites-vous? + +Adeline étouffait d'indignation: + +--Vous avez déjà commencé votre rôle de fée? dit-il. + +--Une simple petite politesse, une prévenance, pour vous montrer ce +qu'on peut faire dans ce genre, mais ce n'est vraiment pas la peine d'en +parler; vous verrez mieux que cela. + +--Et c'est d'accord avec M. de Mussidan? + +--Il ne fait rien sans moi; je ne fais rien sans lui. + +--Ah! + +Ce cri troubla Barthelasse qui, jusque-là, avait pris l'indignation +d'Adeline pour l'embarras d'un homme qui n'aime pas qu'on lui parle en +face de certaines choses, aussi avait-il évité de le regarder pendant la +fin de son discours. Que signifiait ce cri? Est-ce qu'il se fâchait, le +président? + +--Envoyez-moi M. de Mussidan, dit Adeline, c'est à lui que je répondrai. + +--Mais... + +--Envoyez-moi M. de Mussidan. + +Barthelasse sortit, assez inquiet. Frédéric n'était pas loin. + +--Eh bien? + +--Je ne sais pas trop: ça a bien commencé, et puis ça paraît se fâcher; +il est incompréhensible, cet homme; au reste, il va s'expliquer avec +vous, il vous demande. + +Frédéric entra dans le cabinet et trouva Adeline le visage convulsé. + +--Le misérable a tout dit, s'écria Adeline les poings levés, vous, vous +un Mussidan, vous avez fait de moi un voleur!... + +Frédéric resta un moment décontenancé, puis se remettant: + +--Voleur! Pourquoi voleur? Est-ce qu'au jeu il y a des voleurs! + + + +QUATRIÈME PARTIE + + +I + +Voleur! + +C'était le mot qu'Adeline se répétait en suivant l'avenue de l'Opéra +pour rentrer rue Tronchet; il rasait les maisons et marchait vite, son +chapeau bas sur le front, n'osant lever les yeux de peur qu'on ne le +reconnût et qu'on ne lui jetât le mot qu'il se répétait: + +--Voleur! + +Pourquoi allait-il chez lui? Il n'en savait rien. Pour se cacher. Parce +qu'il avait besoin d'être seul. Pour qu'on ne le vît point; pour qu'on +ne lui parlât point. + +Tout le monde ne savait-il pas qu'il était un voleur? L'allusion de ce +joueur à la «suite» le prouvait bien; et par cela seul qu'il ne l'avait +pas immédiatement relevée, il avait passé condamnation, exactement comme +ce Salzman qui sous le coup de cette injure avait si piteusement courbé +le front. + +Comment prouver qu'au lieu d'être complice de ce vol il en était +lui-même victime? Où trouverait-il quelqu'un, même parmi ceux qui le +connaissaient, même parmi ses amis, pour accepter une justification +aussi invraisemblable? Qui le connaîtrait maintenant, ou plutôt qui le +reconnaîtrait? Qui aurait le courage de continuer à rester son ami? + +Arrivé chez lui, il n'alluma pas de lumière, mais, se laissant tomber +dans un fauteuil, il resta là anéanti; un flot de larmes jaillit de ses +yeux; comme un enfant qui vient de perdre sa mère, comme un amant +de vingt ans abandonné par sa maîtresse, il pleurait misérablement, +désespérément, abîmé dans sa faiblesse: c'étaient sa fierté, sa dignité, +son honneur, sa vie qui étaient perdus à jamais, c'étaient la vie, la +dignité, l'honneur des siens; sa fille, fille d'un voleur! + +Ce moment de défaillance et d'affolement ne dura pas; la honte le +prit de se trouver si faible; ce n'était pas en s'abandonnant qu'il +rachèterait sa faute, si elle pouvait être rachetée. + +Il avait gagné, il avait volé quatre-vingt-sept mille francs; avant +tout, il devait les rendre à ceux qu'il avait dépouillés; après, il +verrait à se défendre contre ceux qui l'accuseraient. + +Mais tout de suite il se heurtait à une difficulté; où trouver, où +chercher ceux qui avaient perdu ces quatre-vingt-sept mille francs? +Trente, quarante, cinquante personnes peut-être avaient joué contre lui +dans cette banque. Quelles étaient-elles? Et à l'exception de cinq ou +six qu'il avait remarquées, il ne savait pas le nom des autres, il ne +se rappelait pas leur signalement: des joueurs, qu'il n'avait même pas +regardés dans son agitation, et qu'il avait à peine vus à travers un +brouillard; il retrouvait bien quelques figures; des yeux qui s'étaient +fixés sur lui quand il abattait les 9: des effarements, des convulsions +de physionomie quand il avait gagné de gros coups; mais tout cela se +brouillait dans sa mémoire? Qui avait perdu les gros coups, qui avait +perdu les petits? A qui devait-il dix mille francs; à qui devait-il deux +louis? + +Une seule chose certaine: il devait quatre-vingt-sept mille francs. + +Entre quelles mains les payer? + +Si le _Grand I_ avait été le cercle qu'il avait cru fonder, il ne serait +pas impossible de retrouver ces mains: il n'aurait joué que contre des +membres de ce cercle, c'est-à-dire contre des gens qu'il connaîtrait; +mais combien d'inconnus avait-il vus défiler qui s'étaient montrés une +fois, deux fois, huit jours, et qui n'étaient jamais revenus! sans doute +ceux qu'il avait dépouillés étaient de ces passants. + +Et cependant il fallait qu'il leur restituât ce qu'il leur avait pris. + +Comment? + +Il eut beau tourner et retourner cette question, il ne lui trouva pas de +réponse. + +Parmi ces joueurs il y avait, cela était bien certain, des étrangers qui +avaient déjà quitté la France: où les chercher? en Russie, en Amérique? +l'impossible. Pour ceux qui étaient encore à Paris, comment les +prévenir? Il ne pouvait pas cependant publier un avis dans les journaux +pour avertir les personnes qui avaient joué contre lui qu'elles +pouvaient se présenter rue Tronchet, où il rembourserait à vue ce +qu'elles avaient perdu; combien s'en présenterait-il, et ce ne serait +pas les moins exigeantes, qui n'auraient rien perdu du tout? Pour +quatre-vingt-sept mille francs qu'il était prêt à restituer, combien de +millions ne lui demanderait-on pas! + +Cependant il voulut tenter quelque chose, et comme il ne pouvait pas +retourner au _Grand I_, le lendemain il irait chez Camy, et avec lui il +reconstituerait autant que possible sa partie; quand il connaîtrait les +noms de ses créanciers, il les chercherait et leur rendrait ce qu'il +leur devait. + +Cette idée le calma un peu; si son honneur était perdu, au moins sa +conscience serait déchargée du poids qui l'écrasait. + +Mais quand, dans le calme de la nuit, au réveil du matin il examina +cette idée qui tout d'abord lui avait paru réalisable, il n'en vit +plus que l'absurdité. Quelle raison donnerait-il pour expliquer cette +restitution? La vraie? Il ne le pourrait jamais; au premier mot la honte +l'étoufferait. + +Peut-être un caractère plus ferme et plus digne que lui accepterait +cette expiation, mais il s'en sentait incapable: jamais il n'aurait la +force de s'infliger cette humiliation. + +Comme l'idée de restitution entrée dans son esprit et dans son coeur ne +le lâchait plus, il chercha quelque autre moyen de la satisfaire, et +après bien des angoisses il s'arrêta à porter cet argent au directeur de +l'Assistance publique; sans doute ce ne serait pas le rendre à ceux à +qui il appartenait, mais au moins les pauvres en profiteraient et il ne +salirait plus ses mains. Un autre à sa place trouverait peut-être mieux, +mais il était si bouleversé qu'il ne pouvait pas sagement peser le pour +et le contre de sa résolution; et telle était sa situation qu'il ne +pouvait prendre conseil de personne. + +En se levant il écrivit au président de la Chambre pour demander un +congé de quinze jours, puis, quand l'heure de l'ouverture des bureaux +fut arrivée, il se rendit à l'Assistance publique, emportant ce que les +emprunteurs lui avaient laissé sur les quatre-vingt-sept mille francs, +c'est-à-dire près de quatre-vingt-cinq mille francs. + +Aussitôt qu'il eut fait passer sa carte, il fut reçu par le directeur, +mais avec la prudente réserve d'un fonctionnaire qui va avoir à défendre +son administration contre les sollicitations d'un député. + +--Je suis chargé, dit Adeline en ouvrant sa serviette d'où il tira +huit paquets de dix mille francs, de vous verser une somme de +quatre-vingt-quatre mille sept cents francs, qui devront être employés +en secours à domicile; la personne dont je suis l'intermédiaire entend +n'être pas connue, elle désire seulement que l'insertion de ce versement +figure au _Journal officiel_. + +L'attitude du directeur s'était modifiée, passant de la réserve à +l'épanouissement; mais Adeline n'avait pas de remerciements à recevoir, +il se retira, pour aller prendre tout de suite le train à la gare +Saint-Lazare; ce serait seulement à Elbeuf, entouré des siens, qu'il +respirerait. + +Depuis qu'il était député et qu'il faisait si souvent cette route, +il avait toujours quitté Paris avec allègement, comme si l'air qu'il +respirait après les fortifications était plus pur, plus léger et plus +sain, mais jamais ce sentiment de soulagement n'avait été aussi vif que +lorsque par la glace de son wagon il vit l'Arc-de-Triomphe s'estomper +dans les brumes du lointain. Par malheur ce soulagement, au lieu d'aller +en augmentant comme d'ordinaire à mesure qu'il s'éloignait de Paris, +alla en diminuant; il n'avait pas laissé à Paris le souvenir de cette +terrible nuit, il l'avait emporté avec lui, et de nouveau il pesait de +tout son poids sur sa conscience: + +--Voleur! + +Avant de quitter Paris, il avait annoncé son arrivée par une dépêche. +Quand il descendit de wagon, il aperçut Berthe, qui était venue +au-devant de lui toute seule dans la charrette anglaise qu'elle +conduisait elle-même. + +--Te voilà! + +--Maman a bien voulu me laisser venir. + +L'étreinte dans laquelle il la serra fut longue et passionnée, jamais il +ne l'avait embrassée avec cet élan, avec cette émotion. + +--Tu vas bien? demanda-t-elle avec surprise. + +--Mais oui. Pourquoi me demandes-tu cela? Ai-je donc l'air malade? + +--Je te trouve pâle. + +Il fallait expliquer cette pâleur. + +--Je suis fatigué, dit-il; pour me remettre je vais passer une quinzaine +avec vous; j'ai pris un congé. + +--Quel bonheur! + +Et ce fut elle à son tour qui l'embrassa tendrement. Ils montèrent en +voiture, et Berthe prit les guides. + +--Veux-tu me laisser conduire? dit-elle, j'espère qu'on me regardera un +peu moins au retour, puisque je ne serai pas seule. + +En effet, ç'avait été un événement pour Elbeuf de voir mademoiselle +Adeline traverser la ville toute seule dans sa charrette. + +Il y a deux gares à Elbeuf, l'une dans la ville même, l'autre où +descendent les voyageurs qui viennent de Paris, à une assez grande +distance, au milieu d'une plaine; ils avaient donc toute cette plaine +de Saint-Aubin à traverser, c'est-à-dire un bon bout de chemin où ils +pouvaient causer librement. + +--Tu m'as fait grand plaisir en venant au-devant de moi, dit Adeline. + +--Je voulais te voir... et puis, je voulais te parler. + +--Qu'est-ce qu'il y a? + +Il se tourna vers elle pour la regarder: le visage souriant et heureux +qu'il venait de voir s'était rembruni et attristé. + +--J'ai peur, dit-elle. + +--Michel? + +--Ce n'est pas Michel qui me fait peur; il est plus aimable, plus tendre +que jamais; c'est M. Eck, c'est madame Eck, la grand'maman. + +--Que se passe-t-il? + +--Je ne sais pas: Michel, qui me disait que sa grand'mère s'adoucissait +et qu'elle semblait disposée à consentir à notre mariage, m'a prévenu +hier en deux mots, les seuls que nous ayons pu échanger, qu'il y avait +un revirement et que madame Eck paraissait fâchée contre lui et contre +moi. + +Adeline aussi eut peur: savait-on déjà quelque chose à Elbeuf? En se +perdant, avait-il perdu sa fille avec lui? + +Berthe continuait: + +--Je n'imagine pas du tout en quoi j'ai pu blesser madame Eck et par là +changer ses dispositions à mon égard; quant à Michel, il n'a rien fait +qui puisse déplaire à sa grand'mère, cela est bien certain. + +--Sans doute, ce n'est ni contre toi ni contre son petit-fils qu'elle +est fâchée. + +--Contre qui l'est-elle alors? + +--Contre moi. + +--Pourquoi le serait-elle contre toi. + +Pourquoi le serait-elle? Il ne pouvait pas répondre à cette question; il +n'osait même pas l'examiner. + +--A cause de notre situation embarrassée. + +--J'ai bien pensé à cela, et j'ai questionné maman, qui m'a dit que +les affaires seraient meilleures cette année qu'elles ne l'avaient été +l'année dernière. Madame Eck doit le savoir. + +--Peut-être ne le sait-elle pas. + +--Sois tranquille de ce côté, Michel l'en aura avertie. + +--Alors, que veux-tu que je te dise? + +--Rien; c'est moi qui t'explique ce qui se passe. + +Il voulut la rassurer et aussi se rassurer lui-même. + +--Peut-être ta grand'mère aura-t-elle dit quelque chose qui aura été +rapporté à madame Eck. + +-Je ne crois pas: pour grand'maman, je suis comme si j'étais morte ou +encore au maillot; je n'existe plus; elle ne parle jamais de moi. + +Ce qu'elle disait là, Adeline le savait comme elle; il fallait donc +renoncer à cette explication. + +Ils arrivaient au bout du pont, et devant eux, sur l'autre rive, se +montrait Elbeuf avec sa confusion de maisons et de hautes cheminées qui +vomissaient des nuages de fumée noire que le vent d'est chassait vers la +forêt de la Lande où ils se déchiraient aux branches des arbres avant +d'avoir pu s'élever au-dessus de la colline; encore quelques minutes et +ils allaient entrer dans la ville. + +--Tu vas me descendre au bout du pont, dit Adeline, et tu continueras +seule jusqu'à la maison. + +--Et maman? + +--Tu diras à ta mère que je suis chez M. Eck. + +Berthe laissa échapper une exclamation de joie. + +--Ah! papa. + +--Je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude, je ne veux pas y rester +moi-même; le mieux est donc d'avoir tout de suite une explication avec +M. Eck. + +--Que vas-tu lui dire. + +--C'est lui qui doit avoir à me dire, et il est trop loyal pour ne pas +s'expliquer franchement. + +Ils avaient traversé la Seine, ils allaient entrer dans la ville neuve; +Berthe arrêta son cheval. + +--Il me semblait que quand tu serais là j'aurais moins peur, dit-elle, +et voilà que mon angoisse n'a jamais été plus forte. + +Il descendit de voiture. + +--Sois certaine que je la ferai durer le moins longtemps qu'il me sera +possible. A tout à l'heure. + +Tandis qu'elle tournait à droite pour entrer dans la vieille ville, il +suivait droit son chemin pour gagner la ville neuve. + + +II + +Si l'angoisse de Berthe était forte, celle d'Adeline ne l'était pas +moins, car il ne prévoyait que trop sûrement ce qui se dirait dans cet +entretien: averti de ce qui s'était passé au cercle, le père Eck ne +voulait pas que son neveu épousât la fille d'un voleur. + +C'était cette réponse qu'il allait chercher lui-même, sinon dans ces +termes au moins concluant à ce résultat: le mariage de Berthe manqué. + +Et il avait quitté Paris pour fuir cette accusation. + +Sa main tremblait quand il frappa à la porte du bureau du père Eck. + +--_Endrez._ + +Il entra: + +--Ah! monsieur _Ateline_! + +Il y avait plus de surprise que de contentement dans cette exclamation. + +--J'allais justement faire demander à madame _Ateline_ quand vous deviez +venir à _Elpeuf_. + +--Vous avez à me parler? + +Le père Eck hésita un moment + +--_Voui_. + +L'heure avait sonné pour Adeline. + +--C'est de nos projets que je voulais vous entretenir, dit le père Eck. +Depuis le jour où je vous ai _temandé_ la main de mademoiselle _Perthe_, +je n'ai cessé de peser sur ma mère pour la décider à ce mariage, tantôt +directement, tantôt par des moyens détournés. Et c'était difficile, très +difficile, car c'est la première fois que dans notre famille l'un de +nous veut épouser une chrétienne. Et puis il y avait l'éducation, les +préjugés, si vous voulez, enfin, ce qui est plus respectable, il y avait +la foi religieuse chez ma mère, vous le _safez_ très vive, et telle +qu'on ne la rencontre plus que bien rarement aussi ardente. Enfin, +tous les jours j'agissais, et je _tois_ dire que l'estime que vous lui +_afiez_ inspirée m'était d'un puissant secours. Ah! s'il avait été +question d'un autre que de M. _Ateline_, elle m'aurait fermé la +bouche au premier mot et de telle sorte qu'il m'aurait été défendu de +l'_oufrir_. Mais sans vous montrer, sans agir, par cela seul que vous +étiez _fous_, _fous_ agissiez plus que moi: la jeune fille que Michel +voulait épouser n'était plus une chrétienne, elle était mademoiselle +_Ateline_, la fille de Constant _Ateline_; et en faveur de votre nom +les principes de ma mère fléchissaient. Les choses en étaient là, et je +n'avais _blus_ qu'une défense à emporter ou plutôt qu'un engagement à +obtenir de _fous_, lorsqu'une indiscrétion, un propos fâcheux est venu +tout rompre. + +Bien qu'il fût préparé, Adeline sentit le rouge lui monter au visage et +ce ne fut plus que dans une sorte de brouillard qu'il vit le père Eck. + +--Vous vous rappelez peut-être, continua celui-ci, que, lors de mon +voyage à Paris, je vous ai conseillé d'abandonner votre cercle, de +laisser ces gens-là à leurs plaisirs qui n'étaient pas les vôtres, et +que j'ai insisté autant que les convenances le permettaient; vous vous +le rappelez, n'est-ce _bas_? + +--Parfaitement. + +--Eh _pien_, j'avais mes raisons; ce n'était pas seulement en mon nom +que je parlais. Depuis mon retour, ma mère a vu des amis de Paris qui +lui ont parlé de vous... et qui lui ont dit que vous jouiez dans votre +cercle. + +Le père Eck fit une pause, mais Adeline, qui avait baissé les yeux et +les tenait attachés sur une feuille du parquet, n'osa pas les relever +pour regarder ce qu'il y avait sous ce silence. + +--On a rapporté beaucoup de choses à ma mère, continua le père Eck; +beaucoup trop de choses. + +Il dit cela tristement, avec embarras. + +--Et alors ma mère a changé de sentiment sur ce mariage, vous comprenez? + +Adeline ne répondit pas; que pouvait-il dire, d'ailleurs? la honte le +serrait à la gorge et l'étouffait. + +--Je suis _tésespéré_ de vous parler ainsi, mon cher monsieur _Ateline_, +mais que voulez-vous, je vous le demande, hein, que voulez-vous? + +--Rien, murmura Adeline accablé. + +--Comment répondre à ma mère et la combattre, quand... j'ai le chagrin +de le dire... je pense comme elle? C'était un grand effort que ma mère +faisait en donnant son consentement à ce mariage, mais elle s'y décidait +par estime pour _fous, monsieur Ateline_ tandis qu'il est au-dessus de +ses forces de se résigner à ce que son petit-fils entre dans une famille +dont le chef.... + +Adeline sentit le parquet s'enfoncer sous sa chaise. + +--... Dont le chef joue; et tant que vous serez président de ce cercle, +vous jouerez, cela est fatal. + +--Président du cercle, murmura Adeline, c'est la présidence du cercle +que madame Eck me reproche? + +--Et que _foulez-vous_ que ce soit? C'est assez, hélas! + +--Mais je ne le suis plus. + +--_Fous_ n'êtes plus président du _Grand I_? + +--J'ai donné ma démission; et je ne rentrerai jamais dans ce cercle... +ni dans aucun autre. + +--Jamais? + +--Je le jure. + +Le père Eck fit un bond et venant à Adeline les deux mains tendues: + +--Votre main, que je la serre, mon cher ami. Ah! quel soulagement! + +Ce n'était pas seulement le père Eck qui était soulagé. Adeline +renaissait; de l'abîme au fond duquel il se noyait, il remontait à la +lumière. + +--Dites à madame Eck que jamais je ne toucherai une carte, s'écria +Adeline, et que le jeu me fait horreur, vous entendez, horreur! + +--Elle le saura, et il va de soi que ses sentiments d'il y a quelques +jours seront ceux de _temain_: le mariage est fait. Obtenez le +consentement de la Maman, et _tans_ un mois nos enfants seront mariés, +je vous le promets. Si ma mère a cédé, il me semble que la vôtre cédera +bien aussi: les conditions ne sont-elles _bas_ les mêmes? Je dois vous +_tire_ que ma mère tient à ce consentement, et qu'elle retirerait le +sien si madame _Ateline_ persistait dans son hostilité: elle veut +l'union des familles, et cela est trop _chuste_ pour que nous ne +respections pas sa volonté. Quant aux affaires, nous les arrangerons +ensemble. + +Dans son trouble de joie, Adeline avait oublié cette terrible question +des affaires; ce mot le rejeta durement dans la réalité. + +--Je dois vous dire.... + +Mais le père Eck lui ferma la bouche: + +--Un seul mot: Avez-_fous_ d'autres dettes que celles qui grèvent la +propriété du Thuit; des dettes personnelles, par exemple? + +--Non. + +--Eh _pien_, les affaires s'arrangeront. Je sais que vous ne pouvez pas +donner de dot à mademoiselle _Perthe_ en ce moment. Je connais _fotre_ +situation. Nous nous en passerons. Mademoiselle _Perthe_ est une fille +qui vaut encore six cent mille francs, en mettant les choses au pire; +c'est assez, si vous voulez bien donner votre concours à Michel pour la +fabrique que nous allons établir, et qui remplacera la vieille +fabrique «en chambre» _Ateline_, par la fabrique «industrielle» Eck et +Debs-_Ateline_. Dans six mois, nous marchons. Nous pouvons avoir pour +soixante-quinze mille francs les bâtiments de l'établissement Vincent, +qui en ont coûté quatre cent mille il y a six ans; nous y installons nos +métiers; nos essais sont faits; nos échantillons sont prêts; dans +six mois, je _fous_ le _tis_, nous filons et nous battons; pas de +tâtonnements, pas de coûteuses expériences. Nous ferons venir de Roubaix +les ouvriers qui nous manqueront; assez d'ouvriers ont émigré d'_Elpeuf_ +à Roubaix, pour que nous fassions revenir quelques-uns de ces pauvres +émigrés; cela sera _trôle_. + +Il se mit à rire, enchanté de ce bon tour de concurrence commerciale. + +--L'engouement du peigné commence à se calmer, on s'aperçoit que deux +toiles appliquées l'une contre l'autre sans que la laine soit mélangée +se coupent vite à l'usage; on s'aperçoit aussi que les couleurs vives +qui plaisent chez le tailleur virent et passent exposées à l'air, et +_betit_ à _betit_ on revient au foulé; le _chour_ où l'évolution sera +complète, nous serons là monsieur _Ateline_, et nous livrerons conforme. +Ah! ah! + +Il parlait en marchant de long en large dans son bureau, alerte, léger +comme s'il avait trente ans et commençait la vie avec l'élan de la +jeunesse: Ah! ah! cela serait drôle! Peut-être ne pensait-il guère à +Berthe et à Michel, en ce moment, mais à coup sûr, il voyait les broches +de son nouvel établissement tourner et il entendait ses métiers battre. + +--Il faudra reprendre la _marmotte_, monsieur _Ateline_, et avec votre +gendre visiter la clientèle parisienne: Eck et Debs-_Ateline_; nous +livrons conforme; la vieille maison _Ateline_ revit, et il faut croire +qu'elle ne s'éteindra pas de sitôt; maintenant cela dépend de _fous_; +allez trouver _fotre_ mère. A bientôt, mon cher ami; mes amitiés à +mademoiselle _Perthe_. + +Quel revirement! Adeline était entré le désespoir au coeur et la honte +au front; il sortit relevé, rayonnant; sa vie finie recommençait avec sa +fille et par son gendre. + +S'il avait osé, il aurait couru pour être plus tôt auprès de Berthe, +mais qu'eût dit Elbeuf s'il avait vu courir son député? + +Au moins marcha-t-il aussi vite que possible, pour ne pas se laisser +retenir par les gens qui voulaient l'aborder, saluant à droite et à +gauche, sans se donner le temps de reconnaître ceux à qui il distribuait +ses coups de chapeau. + +Certes, oui, il reprendrait la _marmotte_ et avec joie. Berthe mariée, +mariée à l'homme qu'elle aimait, quel apaisement, quelle tranquillité! +il la verrait heureuse; les broches de la nouvelle fabrique tournaient +aussi devant ses yeux, et les métiers battaient à ses oreilles: la +langue que le père Eck venait de lui parler l'avait rajeuni de vingt +ans; comme elle sonnait mieux que l'éternel: «Messieurs, faites votre +jeu; le jeu est fait, rien ne va plus?» + +Sous prétexte de faire nettoyer la charrette devant elle, Berthe était +restée dans la cour; quand elle aperçut son père, elle courut à lui. + +Mais, avant d'arriver, elle lut dans les yeux de son père que c'était +une bonne nouvelle qu'il apportait. + +En deux mots il lui raconta ce qui s'était passé: le consentement +donné par madame Eck, la création de la fabrique nouvelle dans les +établissements Vincent. + +--Dans un mois tu peux être mariée, avant six mois la fabrique peut +marcher. + +Elle lui sauta au cou et le serra dans une longue étreinte. + +--Mais il nous faut maintenant le consentement de ta grand'mère. + +--Le donnera-t-elle? dit Berthe avec angoisse. + +--Puisque madame Eck a donné le sien, il me semble impossible qu'elle le +refuse. + +Mais ce ne fut pas le sentiment de madame Adeline quand il lui exprima +cette espérance. + +--Maman ne voudra pas nous faire ce chagrin, dit-il. + +--On est peu sensible au chagrin qu'on fait aux gens, quand on est +convaincu que c'est dans leur intérêt qu'on agit et pour leur bien,--et +cette conviction est celle de ta mère. Au reste elle t'attend dans sa +chambre; va tout de suite lui parler. + +--Bonjour, mon garçon, dit la Maman en le voyant entrer. Berthe m'a +annoncé que tu venais passer quinze jours avec nous, cela va nous faire +du bon temps à tous; je suis bien heureuse de cela. + +Elle l'attira et l'embrassa. + +--Quand on est jeune, on peut rester séparé de ceux qu'on aime, +dit-elle, qu'importe? on a devant soi de beaux jours pour se rattraper; +mais à mon âge, quand les heures sont comptées, celles de l'absence sont +bien longues. + +--Tu pourras faire ce bon temps meilleur encore, dit-il. + +--Moi, mon garçon, et comment? + +Il expliqua comment: aux premiers mots, la Maman voulut lui couper la +parole: + +--Il ne devait jamais être question de ce mariage entre nous, dit-elle +vivement. + +--Il n'en a pas été question tant que les conditions ont été les mêmes, +mais aujourd'hui elles sont changées. + +Et il dit quels étaient les changements qu'apportaient à ces conditions +le consentement donné par madame Eck et l'acquisition des établissements +Vincent. + +--Je crois bien qu'elle consent, cette vieille juive, s'écria la Maman, +voilà vraiment un beau sacrifice. + +--Elle peut être aussi attachée à sa religion que tu l'es à la tienne. + +--Est-ce que c'est une religion? Et puis, si elle était attachée à sa +religion, comme tu dis, elle ne céderait pas plus que je peux céder +moi-même. Il ne manquerait plus que j'imite une juive! Peux-tu me le +demander? + +--Je te demande de faire le bonheur de Berthe et le mien, rien autre +chose, et c'est cela seul que tu dois considérer. + +--Et mon salut, et l'honneur des Adeline. Est-ce quand on sent la main +de la mort suspendue sur sa tête qu'on se damne? Ne la vois-tu pas, +cette main? Attends qu'elle m'ait frappée, tu feras après ce que tu +voudras, je ne serai plus là; veux-tu empoisonner mes derniers jours? + +--Je veux faire le bonheur de Berthe et assurer notre repos à tous: elle +aime Michel Debs.... + +--La malheureuse! + +--Le mariage qui se présente est plus beau que dans notre situation nous +ne pouvons l'espérer, voilà pourquoi je te demande ton consentement, +pourquoi je te prie, je te supplie de ne pas persister dans ton refus +qui nous désespérerait tous. + +--Constant, je donnerais ma vie pour toi avec joie, je le jure sur ta +tête; mais c'est mon salut que tu me demandes; je ne peux pas te le +donner; ne me parle donc plus de ce mariage, jamais, tu entends, jamais! + + +III + +--Eh bien? demanda madame Adeline aussitôt que son mari revint dans le +bureau où elle était seule avec Berthe. + +--Elle résiste. + +--Tu vois! s'écrièrent la mère et la fille. + +--Aviez-vous donc pensé qu'elle céderait au premier mot? + +Certes non, elles ne l'avaient point pensé. + +--Il faut qu'elle s'accoutume à cette idée, continua Adeline, nous +reviendrons à la charge, moi de mon côté, toi du tien, Hortense, toi +aussi, Berthe; pour ne rien négliger, je vais voir M. l'abbé Garut ce +soir même et lui demander de nous aider; il me semble qu'il ne peut pas +nous refuser son concours. + +--En es-tu sûr? demanda madame Adeline. + +--C'est à essayer; en attendant je vais envoyer un mot à Michel pour +qu'il vienne dîner avec nous demain: ce sera son entrée officielle dans +la maison en qualité de fiancé, et je crois que cela produira un certain +effet sur Maman; si elle a la preuve que son opposition n'empêche rien, +elle comprendra qu'il est inutile de persister dans son refus, qui n'a +d'autre résultat que de nous rendre tous malheureux, elle et nous; et +puis, il est bon qu'elle connaisse mieux Michel: c'est un charmeur; il +est bien capable de prendre le coeur de la grand'maman comme il a pris +celui de la petite-fille. + +Berthe vint à son père et l'embrassa en restant penchée sur lui un peu +plus longtemps peut-être qu'il n'en fallait pour un simple baiser. + +--Nous avons quinze jours à nous, dit Adeline, employons-les bien; et, +pour commencer, soyez avec Maman comme à l'ordinaire, ne paraissez pas +vouloir la fléchir par trop de soumission, ni l'éloigner par trop de +raideur. + +Mais ce fut la Maman qui ne se montra pas ce qu'elle était d'ordinaire, +quand le lendemain son fils lui annonça que Michel Debs dînerait le soir +avec eux. + +--Un juif à notre table! s'écria-t-elle dans un premier mouvement de +surprise et d'indignation. + +Mais aussitôt elle se calma: + +--Tu es le maître, dit-elle. + +--Nous faisons chacun ce que nous croyons devoir faire; moi, pour ne pas +désespérer ma fille; toi... pour ne pas blesser ta conscience. + +Adeline n'était pas sans inquiétude quand il se demandait comment se +passerait ce dîner, et quel accueil la Maman ferait à Michel: il fallait +qu'elle sentît qu'il était vraiment le maître, comme elle le disait, et +qu'elle crût que par son opposition elle n'empêcherait pas le mariage de +sa petite-fille; ces deux preuves faites pour elle, il semblait probable +qu'elle ne persisterait pas dans un refus dont elle reconnaîtrait +elle-même l'inutilité. + +Mais ses craintes ne se réalisèrent pas: si la Maman n'accueillit pas +Michel en ami et encore moins en petit-fils, au moins ne lui fit-elle +aucune algarade; quand il lui adressa la parole, elle voulut bien lui +répondre, et elle le fit sans mauvaise humeur apparente, comme s'il +était un inconnu ou un indifférent qu'elle ne devait jamais revoir. +Quand, après le dîner, Michel, qui avait une très jolie voix de ténor, +chanta avec Berthe le duo de _Faust_: «Laisse-moi, laisse-moi contempler +ton visage,» elle ne quitta pas le salon, et sa seule manifestation de +mécontentement fut de dire à sa belle-fille: + +--Si j'avais eu une fille, je ne lui aurais jamais laissé chanter de +pareilles polissonneries avec un jeune homme. + +Madame Adeline voulut marcher dans le même sens que son mari: + +--Quand ce jeune homme est un fiancé? dit-elle. + +La Maman resta interdite. + +Après que Michel fut parti et que la Maman fut rentrée dans sa chambre, +Adeline, madame Adeline et Berthe tinrent conseil sur ce qui venait de +se passer: + +--Vous voyez! dit Adeline. + +--J'ai tremblé tant qu'a duré le dîner, dit madame Adeline. + +--Et moi donc! murmura Berthe. + +--Le premier pas est fait, dit Adeline comme conclusion, il n'y a qu'à +continuer, demain, après-demain; ne pensons qu'à cela, ne nous occupons +que de cela; Maman nous aime trop pour ne pas céder; il faudra, ma +petite Berthe, lui savoir d'autant plus grand gré de son sacrifice qu'il +aura été plus douloureux pour elle. + +Mais le lendemain il ne put pas, comme il le voulait, ne s'occuper que +du mariage de sa fille. + +Il avait donné ordre rue Tronchet qu'on lui envoyât sa correspondance à +Elbeuf; quand on la lui remit, il trouva au milieu des lettres et des +journaux une grande enveloppe cachetée à la cire et portant la mention: +«Personnelle»; son contenu paraissait assez lourd. Ce fut elle qu'il +ouvrit tout d'abord, et en tira trois journaux. Il allait les rejeter +pour prendre les autres lettres, lorsque ses yeux furent attirés par une +annotation à l'encre rouge «Voyez page 3.» Il alla tout de suite à cette +page, et un encadrement au crayon rouge lui désigna ce qu'il devait +lire: + +«On sait que le député Adeline était président d'un des cercles où, +depuis quelques mois, se joue la plus grosse partie; il vient de donner +sa démission. + +«Pourquoi? + +«Nous allons tâcher de le découvrir. + +«Si nous l'apprenons, nous le dirons à nos lecteurs. + +«Si nos lecteurs le savent, qu'ils nous le disent. + +«C'est en publiant les scandales qu'on en arrête le renouvellement: nous +ne manquerons pas au devoir que notre titre nous impose.» + +Adeline retourna la feuille pour voir le titre: «_Le François 1er_» avec +le mot célèbre bien en vedette: + +«Tout est perdu, fors l'honneur.» + +Ce premier journal en disait trop pour qu'il n'eût pas hâte de voir le +second: + +«_Le Redresseur de torts_: + +«Nous recevons des nouvelles de la Grèce: il parait que le désarroi +règne dans l'_Épire_: on sait que cette province, où les affaires +marchaient très bien pour les Grecs, était administrée par le député +Adelinos, l'excellent agorète des Elheuviens; celui-ci vient de se +retirer dans sa tente, auprès de sa fabrique noire; et l'on ne voit plus +ses doigts légers courir sur le tapis vert; on se demande quels vont +être les résultats de cette colère désastreuse, qui menace de précipiter +chez Aidès tant de fortes âmes de héros criant la faim.» + +Le troisième journal avait pour titre: l'_Honnête homme_; c'était en +tête de la première page que se trouvait le trait à l'encre rouge: + +«Sous ce titre: + +UNE USINE A BACCARA + +Nous commencerons prochainement une curieuse étude du jeu à Paris, prise +dans le vif de la réalité, avec des portraits de personnages en vue que +tout le monde reconnaîtra. + +Elle montrera comment se montent les cercles qui ne sont que des +entreprises financières, comment ils fonctionnent et les résultats +qu'ils produisent sur la ruine publique. + +Le sommaire des chapitres dira quel est l'intérêt de cette étude: + +1er chap.--Association du demi-monde et de la gentilhommerie; + +2e chap.--Où l'on trouve un président en situation d'obtenir une +autorisation pour ouvrir un nouveau cercle; + +3e chap.--Les jeux et les joueurs: tricheries des grecs et des +croupiers; les ressources de la cagnotte; + +4e chap.--Les séquences à l'usage de tout le monde; + +5e chap.--_Mangeurs et mangés_. + +Adeline fut atterré: il n'y avait pas à se méprendre sur l'envoi de ces +journaux: on voulait l'intimider, le faire chanter, le _manger_. + +C'était dans le bureau qu'il lisait ces journaux, en face de sa femme; +le voyant troublé par cette lecture, elle lui demanda ce qu'il avait et +si ces journaux lui apprenaient quelque mauvaise nouvelle. + +Pouvait-il répondre franchement et confesser toute la vérité à sa femme? +La honte lui ferma la bouche. Que pourrait-elle pour lui? Rien. Elle se +tourmenterait de son impuissance. + +--Des nouvelles agaçantes de la Chambre, oui, dit-il; mais pour nous, +non. Les journaux, Dieu merci, ne s'occupent pas de mes affaires. + +Il mit ses journaux dans sa poche: puis il continua la lecture de son +courrier, mais sans savoir ce qu'il lisait; quand il fut tant bien que +mal arrivé au bout, il se leva et sortit: il avait besoin de réfléchir +et de se reconnaître; surtout il avait besoin de n'être plus sous le +regard de sa femme. + +Machinalement il avait suivi la rue Saint-Etienne et, tournant à gauche +au lieu de la continuer tout droit, il avait pris la vieille rue +Saint-Auct, qui par une rude montée tortueuse escalade la colline au +haut de laquelle commence la forêt de la Londe. Il allait lentement, les +reins courbés, la tête basse, comme dans cette même côte son père le lui +avait appris quand il était enfant, pour ne pas se mettre trop vite +hors d'haleine, et de temps en temps, s'arrêtant, il se retournait +et regardait en soufflant la ville à ses pieds. Puis il reprenait sa +montée, distrait de ses réflexions par les bonjours qu'il avait à +rendre aux femmes assises devant leurs portes et aux gamins qui le +poursuivaient de leurs cris: «Bonjour monsieur Adeline; bonjour monsieur +Adeline», fiers de parler à leur député. + +Il arriva au Chêne de la Vierge, qui est le point dominant du plateau, +et, n'ayant plus personne autour de lui, il s'assit, se répétant tout +haut le mot que, depuis qu'il était sorti, il répétait tout bas: + +--Que faire? + +Devait-il laisser passer ces attaques? Devait-il leur répondre? + +Mais la question ainsi posée l'était mal; il s'agissait en effet non de +savoir s'il pouvait laisser passer ces attaques en les dédaignant, mais +bien de trouver les moyens de se défendre contre elles, car, voulûtil +faire le mort, ceux qui avaient commencé cette campagne dans les +journaux ne s'en tiendraient pas là; le sommaire de l'étude sur le jeu +le disait: «_Mangeurs et Mangés_»; ils allaient s'abattre sur lui; +comment les repousser? + +Et il avait pu croire que, parce qu'il avait quitté Paris pour Elbeuf, +il allait trouver auprès des siens l'oubli et la tranquillité! + +Ne serait-il donc qu'un objet de mépris pour cette ville, qui s'étalait +sous lui, et où, jusqu'à ce jour, son nom n'avait été prononcé qu'avec +respect. Qu'il remontât cette côte dans quelques jours, et personne ne +se lèverait plus sur son passage; on détournerait la tête, et si les +gamins lui faisaient encore cortège, ce ne serait plus pour lui crier: +«Bonjour, monsieur Adeline.» + +Et c'était avec un brouillard devant les yeux, le coeur serré, les nerfs +crispés, l'esprit chancelant, qui il regardait ce panorama qu'il n'avait +jamais vu qu'avec un sentiment d'orgueil, fier de son pays natal, comme +il était fier de lui-même:--la ville avec sa confusion de maisons, de +fabriques et de cheminées qui vomissaient des tourbillons de fumée +noire, et son vague bourdonnement de ruche humaine, le ronflement de ses +machines qui montaient jusqu'à lui; et au loin, se déroulant jusqu'à +l'horizon bleu, la plaine enfermée dans la longue courbe de la Seine, +avec son cadre vert formé par les masses sombres des forêts. + +Il resta là longtemps, regardant alternativement autour de lui et en +lui. Alors, peu à peu, tout son passé lui revint, d'autant plus amer à +cette heure d'examen qu'il avait été plus doux pendant qu'il le vivait. +En suivant des yeux l'agrandissement de sa ville, il se revit grandir +d'année en année. Elle aussi, elle avait subi comme lui une crise et +l'on avait pu croire qu'elle sombrerait; mais, tandis qu'elle semblait +prête à se relever et à reprendre sa marche, il se voyait précipité, +sans lutte, sans secours possible, dans une catastrophe qui devait +l'écraser. + +Car il ne pouvait pas plus se défendre que céder. + +Pour se défendre, il fallait commencer par avouer qu'il avait joué à son +insu avec des cartes préparées par des gens qui voulaient le perdre, et +les explications ne pourraient venir qu'ensuite: l'aveu, le monde le +saisirait au bond; les explications, qui les écouterait? + +S'il cédait, si une fois il accordait aux _mangeurs_ ce qu'ils lui +demanderaient, ne faudrait-il pas céder toujours, tant que ceux qui +voulaient l'exploiter lui verraient une ressource? + +Il relut les journaux, pesant chaque mot, et il se rendit mieux compte +de l'enveloppement qui se faisait autour de lui: ce n'était qu'une +préparation, mais combien menaçante s'annonçait-elle! + +Pour que sa femme ne les trouvât pas, il les déchira en petits morceaux +qu'il jeta au vent; mais une rafale de l'ouest les prit en tourbillon et +les emporta vers la ville; alors un frisson le secoua comme si chaque +lambeau était un journal complet qu'Elbeuf allait lire. + +Quand il rentra, sa femme lui dit qu'on était venu le demander; +quelqu'un qui n'était pas un acheteur et qui devait revenir. + +Jamais il ne s'était inquiété des gens qui avaient affaire à lui; il +verrait bien; mais il n'était plus au temps où il pouvait se dire +tranquillement qu'il verrait bien; il avait peur de voir. + + +IV + +Il y avait à peine un quart d'heure qu'Adeline avait repris sa place +en face de sa femme, quand la porte du bureau s'ouvrit, poussée par un +homme de trente à trente-cinq ans, portant sous son bras une serviette +d'avocat bourrée de papiers: évidemment c'était l'ennemi. + +--M. Adeline. + +--C'est moi, monsieur. + +--Pourrais-je vous entretenir quelques instants... en particulier? + +Disant cela, il tendit sa carte à Adeline: + +«LEPARGNEUX, + +»Directeur de l'_Honnête Homme_.» + +Adeline fit un signe à sa femme pour qu'elle ne le dérangeât point, et, +passant le premier, il introduisit le directeur de l'_Honnête Homme_ +dans le salon. + +--Je ne sais, dit Lepargneux, en fouillant dans sa serviette qu'il +venait d'ouvrir, si vous connaissez le journal dont je suis le +directeur; nous n'avons pas encore une longue durée, et il a pu vous +échapper, malgré l'importance considérable qu'il a vite conquise dans le +monde parisien. + +Il importait pour Adeline de ne pas se laisser emporter et de voir +venir. + +--Mon journal, continua Lepargneux, a récemment annoncé la publication +d'une étude sur le jeu à Paris, intitulée: _Une Usine à Baccara_; la +voici: + +--J'ai vu cette annonce, répondit Adeline en refusant de prendre le +journal que Lepargneux lui tendait. + +--Et vous l'avez lue? demanda celui-ci. + +Adeline fit un signe affirmatif, car s'il ne voulait pas aller au-devant +des questions de ce singulier personnage, il ne trouvait ni digne ni +adroit de chercher à se dérober. + +--Je dois vous dire, continua Lepargneux, un peu déconcerté par le calme +d'Adeline, que si je suis le directeur de l'_Honnête Homme_, je ne suis +pas en même temps rédacteur en chef; il y a même entre ce rédacteur en +chef et moi hostilité déclarée. Cela vous fait comprendre que je ne l'ai +pas commandée cette étude sur le jeu; je ne l'ai connue que par +cette annonce. Mais envoyant qu'elle devait donner des portraits +de personnages en vue, que tout le monde reconnaîtrait, je me suis +inquiété; je me suis demandé quels étaient ces personnages, et parmi les +noms qu'on m'a cités se trouve le vôtre comme président de l'_Épire_.... + +Mais il s'interrompit, et avec toutes les marques de la confusion: + +--Pardonnez-moi, s'écria-t-il, je veux dire du _Grand I_. + +Puis, reprenant son récit: + +--Je dois encore ajouter, si vous le permettez, que j'ai pour vous la +plus haute estime, non seulement pour le député dont je partage les +opinions, mais encore pour l'industriel et le commerçant, étant +commerçant moi-même: Lepargneux, éponges en gros, rue Sainte-Croix de la +Bretonnerie. Dans ces conditions, vous comprenez que je ne pouvais pas +permettre que vous figuriez de façon à être reconnu par tout le monde, +dans une étude sur le jeu... ou bien des choses scandaleuses seront +jetées au vent de la publicité. C'est pour empêcher cela que je me suis +décidé à venir à Elbeuf afin de m'entendre avec vous. + +--Vous entendre avec moi? + +--Je comprends votre surprise. Vous vous dites, n'est-ce pas, qu'étant +directeur de l'_Honnête Homme_ je n'ai besoin de m'entendre avec +personne pour empêcher la publication dans mon journal de ce qui me +déplaît. Eh bien, c'est une erreur. A côté de moi, directeur, il y a un +rédacteur en chef qui fait le journal, et, comme nous sommes en guerre, +il n'y met que ce qui précisément me déplaît. Il y a de ces antagonismes +dans les journaux que le public ne soupçonne pas. + +--En quoi tout cela me regarde-t-il? demanda Adeline, qui commençait à +perdre patience. + +--Vous allez le voir. Si j'étais seul maître dans mon journal, +j'empêcherais la publication de tout ce qui vous touche. Mais je ne puis +l'être qu'en mettant mon rédacteur en chef à la porte, ce qui ne m'est +possible que si vous m'accordez votre concours. + +Rien n'était plus simple, plus honnête que le concours qu'il venait +demander à Adeline,--de commerçant à commerçant, car il était commerçant +avant tout, marchand d'éponges par vocation et journaliste seulement +par occasion, parce qu'il avait eu la chance de rencontrer une affaire +superbe qui devait lui donner une belle fortune en peu de temps: celle +de l'_Honnête Homme_. Malheureusement, le rédacteur en chef à qui +il avait confié son journal était un coquin dont il ne pouvait se +débarrasser qu'en lui donnant quatre-vingt-sept mille francs, il ne les +avait pas... en ce moment, et il venait les demander à Adeline, qui +était intéressé plus que personne au renvoi de ce coquin. Mais cette +demande, il ne la faisait pas sans offrir quelque chose en échange, +c'est-à-dire une part de propriété dans l'_Honnête Homme_, qui était +en train de prendre une place considérable dans le journalisme +français--celle réservée à l'honnêteté impeccable, et fondée sur la +reconnaissance publique. Il était évident qu'une campagne s'organisait +en ce moment dans certains journaux contre le président du _Grand I_; en +achetant un certain nombre d'actions de l'_Honnête Homme_ avec l'argent +qu'il avait gagné dans cette partie qu'on lui reprochait, c'est-à-dire +avec de l'argent trouvé, Adeline obtenait des avantages importants: +1° il faisait disparaître la plus dangereuse des attaques qui se +machinaient contre lui; 2° disposant d'un journal, il pouvait imposer +silence à ses adversaires qui le redouteraient; 3° il employait son +journal non seulement dans cette circonstance particulière, mais encore +dans toutes celles où son ambition politique était en jeu; 4° enfin, il +participait à la grosse fortune que l'_Honnête Homme_ devait apporter à +ses propriétaires dans un délai très court. + +Arrivé à ce point de son discours, Lepargneux posa sa serviette sur une +table et en tira différents papiers: + +--Je ne vous vends pas chat en poche, dit-il du ton d'un camelot qui +fait son boniment; ce que j'avance, je le prouve: voici des pièces +authentiques qui vont vous renseigner sur la solidité de l'affaire, +voyez, regardez. + +C'était difficilement qu'Adeline s'était contenu jusque-là. Il se leva, +mais, au lieu de venir à la table sur laquelle Lepargneux étalait ses +pièces authentiques, il alla à la porte, et, la montrant par un geste +énergique: + +--Sortez! dit-il. + +Un moment surpris, Lepargneux se remit vite: + +--Vous n'avez donc pas compris, dit-il, que le portrait qu'on veut +publier dans cette étude doit vous déshonorer, vous perdre à la Chambre +et vous perdre ici, tuer le député, ruiner le commerçant, empêcher le +mariage de votre fille, que je ne savais pas, mais que j'ai appris en +vous attendant; je vous offre le moyen de vous sauver, et vous hésitez? + +--Je n'hésite pas, je vous mets à la porte, dit Adeline d'une voix +sourde, car il ne fallait pas que sa femme l'entendit. + +--Vous n'y pensez pas. Voyons, monsieur, réfléchissez. Si vous n'avez +pas les fonds en ce moment, nous prendrons des arrangements. + +--Sortez, sortez! + +--Je peux faire un effort pour vous, et si les quatre-vingt-sept mille +francs vous gênent, nous dirons soixante mille. + +Adeline montra la porte. + +--Nous dirons cinquante mille. + +Adeline revint vers la cheminée où un cordon de sonnette pendait le long +de la glace. + +--Faut-il que je sonne pour qu'on vous jette dehors? + +Lepargneux ramassa ses papiers, mais sans se presser. + +--Je n'aurais jamais imaginé, dit-il, tout en les fourrant dans sa +serviette, que ce serait ainsi que vous me remercieriez de mon voyage, +entrepris dans votre seul intérêt. Mais quoi qu'il en soit, je veux +croire que vous réfléchirez et que vous comprendrez que j'ai voulu +uniquement vous sauver. La publication de cette étude ne commencera pas +avant quelques jours: vous avez encore le temps d'écouter la voix de +la raison. Quand elle aura parlé, et elle parlera, j'en suis sûr, +écrivez-moi aux bureaux de l'_Honnête Homme_; Dieu merci, je n'ai pas de +rancune. Et sur ce mot magnanime, il sortit enfin. + +--Quel est ce monsieur? demanda madame Adeline quand son mari entra dans +le bureau. + +--Un directeur de journal qui voulait me demander de prendre des parts +dans son affaire. + +--Il tombait bien! + +--J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre dehors, dit Adeline +pour expliquer ses éclats de voix s'ils étaient venus jusque dans le +bureau. + +Débarrassé de Lepargneux, Adeline se demanda s'il n'aurait pas da +répondre autrement à cette menace! Mais quelle autre réponse possible +sans se déshonorer? car telle était la situation que, quoi qu'il fît, +c'était toujours le déshonneur qui se trouvait au dénouement: par +lui-même s'il cédait, par ces misérables s'il résistait. Et quand +il céderait, quand il donnerait ces quatre-vingt-sept mille francs, +s'arrêteraient-ils là? ne le dévoreraient-ils pas jusqu'aux os tant +qu'il y aurait un morceau à manger? Et, bien qu'il se dit qu'il ne +pouvait faire que cette réponse, à chaque instant il se répétait la +conclusion de Lepargneux: «Vous n'avez donc pas compris que cette étude +doit vous perdre à la Chambre, vous perdre à Elbeuf, tuer le député, +ruiner le commerçant, empêcher le mariage de votre fille?» + +Le mariage de sa fille, comment s'en occuper maintenant? Où trouver +assez de calme pour agir continuellement sur l'esprit de la Maman? + +Trois jours après, en dépouillant son courrier, ce qu'il ne faisait plus +qu'en tremblant et autant que possible en cachette de sa femme, de peur +de se trahir devant elle, il trouva une lettre dont l'écriture était +visiblement déguisée: + +«Monsieur, + +«Il se prépare contre vous une machination pour vous faire chanter en +vous menaçant de dévoiler certains procédés de jeu qui vous auraient +fait gagner de grosses sommes. J'ai le moyen d'empêcher ces machinations +s'il vous convient d'entrer en arrangement avec moi. Vous pouvez me +répondre: poste restante A.G. 913.» + +Bien entendu, il ne répondit pas, et ne chercha même pas à imaginer quel +pouvait être ce protecteur qui offrait «contre arrangement» d'arrêter +ces machinations. + +Un autre jour, il reçut, toujours sous enveloppe, un second numéro du +_François 1er_ qui annonçait que l'enquête qu'il avait commencée sur +certains joueurs touchait à sa fin, et qu'il en publierait prochainement +le résultat... «étonnant». + +Ainsi l'attaque se resserrait de plus en plus autour de lui; un jour +ou l'autre le scandale éclaterait sans qu'il eût pu rien faire pour le +prévenir. + +A la vérité, il y avait des heures où il se disait que ceux qui le +connaissaient n'ajouteraient pas foi à ces accusations, et qu'à la +Chambre pas plus qu'à Elbeuf il ne se trouverait personne pour croire +qu'il avait pu tricher au jeu; mais tout le monde ne le connaissait pas, +et d'ailleurs il y avait le gain des 87,000 francs qui, quoi qu'il fit, +quoi qu'il dit, laisserait toujours dans les esprits, même de ceux qui +lui seraient favorables, une mauvaise impression. Il les avait gagnés, +ces 87,000 francs, cela était un fait certain, il les avait volés; +comment faire croire qu'il n'était pas d'accord avec ceux qui lui +avaient fourni les moyens de les gagner? Toutes les explications +qu'il fournirait, si vraies qu'elles fussent, n'en seraient pas moins +invraisemblables pour ses amis, et pour les indifférents absurde. + +Cependant le temps de son congé touchait à sa fin, et il fallait qu'il +rentrât à Paris; mais Paris maintenant était-il plus dangereux pour +lui qu'Elbeuf où il avait cru trouver le repos et où il avait été si +rudement poursuivi? + +Il pouvait d'autant moins prolonger son absence qu'avec l'expiration +de son congé coïncidait une élection pour lui d'une grande importance: +celle du président du groupe de l'_Industrie nationale_; ses amis le +portaient à cette présidence, son élection semblait assurée, il ne +pouvait pas se dispenser de faire acte de présence. + +Il partit donc en promettant à Berthe de revenir dans quelques jours +et de reprendre auprès de la Maman ses instances qui, pour n'avoir pas +encore abouti, ne devaient cependant pas être abandonnées. + +Sans s'attendre à une rentrée triomphale à la Chambre, il s'imaginait +que ses amis, qu'il n'avait pas vus depuis quinze jours, allaient +lui faire un accueil affectueux,--celui auquel il était habitué. Au +contraire, cet accueil fut manifestement glacial; on s'éloignait de lui; +pour un peu on lui eût tourné le dos. + +Comme il allait entrer dans le bureau où devait se faire l'élection, on +lui remit une dépêche qu'il ouvrit: «Envoyons premier numéro de l'étude +à Elbeuf, particulièrement et personnellement à M. Eck; il est temps +encore.» + +L'élection out lieu; trois voix seulement se portèrent sur lui; il ne +s'était pas donné la sienne, croyant avoir l'unanimité. + +--J'ai voté pour vous, lui dit Bunou-Bunou, mais que voulez-vous, ce +qu'on raconte de l'_Épire_ vous fait le plus grand mal. + +Que racontait-on? Il n'osa le demander et sortit du Palais-Bourbon la +tête perdue; il ne lui restait qu'à se jeter à l'eau; mort, on ne le +poursuivrait plus; l'honneur et les siens seraient sauvés. + +Traversant le pont, il descendit sur le quai pour prendre un +bateau-omnibus; en route il lui serait facile de tomber dans la Seine +par accident. + +Mais, en voyant arriver le bateau sur lequel il devait s'embarquer, sa +femme, sa fille se dressèrent devant ses yeux; pouvait-il les abandonner +sans avoir assuré le mariage de sa fille? + + +V + +Avant de quitter Paris, il envoya une dépêche à sa femme. + +«Je rentre à Elbeuf; partez pour le Thuit; invite Michel à passer la +journée de demain avec nous.» + +Telles qu'étaient les habitudes de la maison, une dépêche de ce genre +voulait dire qu'après la paye, la famille montait dans la vieille +calèche et s'en allait au Thuit; pour lui, il trouvait la charrette à +la gare, à l'arrivée du train de Paris, et rejoignait les siens; par +ce moyen, la Maman ne se couchait pas trop tard, et le lendemain on +s'éveillait au chant des oiseaux, avec de la verdure devant les yeux, en +pleine campagne, ce qui était plus gai que l'impasse du Glayeul où, s'il +y avait eu des glaïeuls autrefois, ainsi que le nom l'indiquait, on n'y +trouvait plus depuis longtemps, en fait de couleurs gaies, que celles de +l'indigo, et en fait de parfums que sa senteur douceâtre. + +Les choses s'exécutèrent comme il l'avait demandé: à sept heures, la +Maman, madame Adeline, Berthe et Léonie partirent pour le Thuit, et +quand il descendit à neuf heures et demie à la gare, il trouva la +charrette qui l'attendait: une heure après il arrivait au Thuit, et à +la lueur d'une lanterne il voyait sa femme, sa fille et sa nièce venir +au-devant de lui. + +--Quelle bonne surprise! dit madame Adeline. + +--Il n'y aura pas séance lundi; j'ai pu revenir, dit-il pour expliquer +ce retour sans que sa femme s'en étonnât. + +--Comme tu es gentil d'avoir pensé à inviter Michel pour demain! dit +Berthe en se serrant contre lui. + +--Tu es contente? + +--Oh! cher papa! + +--Eh bien, moi, je suis heureux de te voir heureuse. + +--Si elle est contente? dit Léonie qui tenait à placer son mot, elle a +sauté de joie quand ma tante a lu ta dépêche. + +--Veux-tu bien te taire, petite peste! s'écria Berthe. + +Comme à l'ordinaire, on lui avait servi un souper froid dans la salle à +manger où le feu avait été allumé, bien qu'on fût déjà en avril, mais il +ne voulût pas se mettre à table: il avait dîné avant de quitter Paris; +au moins le dit-il. + +Quand il arrivait au Thuit à cette heure, il n'entrait jamais dans la +chambre de sa mère, car la Maman s'endormait aussitôt qu'elle se mettait +au lit, et il l'eût réveillée; c'était le lendemain seulement qu'il +allait lui dire un bonjour matinal. + +Il en fut ce soir-là comme il en était toujours, et le lendemain matin, +quand tout le monde dormait encore dans le château, il frappa à la porte +de la chambre que sa mère occupait au rez-de-chaussée. Justement parce +qu'elle s'endormait aussitôt qu'elle se couchait, la Maman se réveillait +tôt, et il n'y avait pas à craindre de troubler son sommeil: + +--Entre, dit-elle. + +Après qu'il l'eut embrassée dans son lit; elle lui demanda d'ouvrir les +volets. + +--Que je te voie, dit-elle. + +Il fit ce qu'elle désirait, et les rayons obliques du soleil levant +emplirent la chambre de leur claire lumière rosée. + +Il revint s'asseoir auprès du lit en faisant face à sa mère. + +--Comment vas-tu? demanda-t-elle en le regardant. + +--Je vais comme toujours. + +Elle l'examina longuement. + +--Tire donc les rideaux, dit-elle, et laisse la fenêtre ouverte; je ne +te vois pas bien. + +--Ne vas-tu pas avoir froid? + +--Il fait un temps superbe. + +--L'air est vif. + +--Va donc. + +Il obéit et revint prendre sa place, décidé à aborder l'entretien +décisif qui devait assurer le mariage de Berthe. + +--Comme tu es pâle! dit-elle en le regardant de nouveau; comme tes +traits sont contractés! Tu n'es pas bien, mon garçon. + +--Mais si. + +--Il ne faut pas me démentir; j'ai encore de bons yeux quand il s'agit +de toi; quand tu étais petit et que tu devais être malade, je le voyais +avant tout le monde, avant ton père, avant le médecin; je leur disais: +«Constant va avoir quelque chose»; je ne me suis jamais trompée: les +mères ont des yeux pour lire dans leurs enfants. Qu'est-ce que tu as? Ce +n'est pas d'aujourd'hui que ça ne va pas. Pendant les quinze jours que +tu viens de passer avec nous, j'ai bien des fois remarqué que tu étais +tantôt pâle, tantôt rouge, sans raison; il n'y avait des instants où tu +étouffais, d'autres où tu n'entendais pas ce qu'on te disait. + +A mesure que sa mère parlait, une idée s'éveillait dans son esprit, qui, +lui semblait-il, devait assurer le mariage de Berthe. + +--Il est vrai, répondit-il, que je suis très tourmenté. + +--Par tes affaires? + +--Par l'état de ma santé et par le mariage de Berthe. + +--Qu'est-ce que tu as, mon garçon? demanda-t-elle d'un accent attendri, +à qui parleras-tu, si ce n'est à ta mère. + +--J'aurai voulu t'éviter un grand chagrin: demain, dans une heure, je +peux être mort. + +--Qu'est-ce que tu me dis-là! Toi, mon Constant! + +--La vérité; et la pensée que je peux partir sans que la vie de Berthe +soit fixée, sans que son bonheur soit assuré m'est une angoisse.... + +--Mon pauvre enfant? Est-ce possible! Mourir! A ton âge! + +--Si je n'étais pas sûr de ce que je dis, t'en parlerais-je? + +--Mais qu'est-ce que tu as? + +Il hésita un moment: + +--Un anévrisme. + +--Mais on vit avec un anévrisme; le père Osfrey, qui en avait un, est +mort à quatre-vingts ans passés. + +--Il y a anévrisme et anévrisme; ce que je sais, c'est que demain je +peux être mort; tu penses bien que je ne te le dirais pas si je n'en +étais pas sûr. + +-Oh! mon Dieu! murmura-t-elle en sanglotant, mon fils, mon cher enfant! + +L'émotion d'Adeline était poignante, et la douleur de sa pauvre vieille +mère lui brisait le coeur, mais ne fallait-il pas qu'il parlât ainsi; +cependant il faiblit et se penchant sur elle: + +--Sans doute, je peux vivre, dit-il, mais je serais plus tranquille, je +me trouverais dans de meilleures conditions si je n'étais pas tourmenté +par cette pensée du mariage de Berthe qui m'enfièvre. + +--Tu serais plus tranquille, murmura-t-elle comme si elle se parlait à +elle-même, tu serais dans de meilleures conditions? + +--Tu sais que pour cette maladie les émotions sont mauvaises, et que les +chagrins aggravent le mal. + +De la main elle lui fit signe de ne pas parler, et, se tournant à demi +vers une image de la Vierge fixée au mur contre lequel son lit était +appuyé, elle parut lui adresser une ardente prière; puis revenant vers +son fils: + +--Ta tranquillité, ta vie avant tout, dit-elle, fais ce mariage. + +Il la prit dans ses bras, et resta longtemps sans trouver autre chose +que des mots entrecoupés. + +--Une mère donne sa vie pour son enfant, dit-elle, elle doit peut-être +aussi donner son salut; mais ce n'est pas à moi que je dois penser, +c'est à toi; tu seras plus tranquille; allons, regarde-moi, et que je ne +te voie plus ces yeux inquiets. + +Elle voulut qu'il parlât de sa maladie, mais, comme il se montrait mal à +l'aise, elle n'insista pas, pour ne pas le tourmenter. + +--Va te promener dans le jardin, dit-elle, l'air te fera du bien et te +calmera: maintenant tu vas être tranquille. + +Comme sa mère le lui disait, il se promena dans le jardin; mais se +calmer, le pouvait-il, quand à chaque pas, il se répétait qu'il fallait +qu'avant le soir, il en eût fini avec la vie... qui aurait pu reprendre +un cours si heureux? En lui, autour de lui, tout protestait contre +cette idée de mort: le bonheur de sa fille qu'il ne verrait pas; et +le printemps qui dans ce jardin s'épanouissait plein de fleurs et de +parfums sous le joyeux soleil du matin. + +Et lui, il fallait qu'il mourût: sa fille, il allait l'embrasser pour la +dernière fois, et aussi sa pauvre mère et sa chère femme; cette maison +qu'il s'était plu à embellir pour finir là ses jours tranquillement; ces +arbres qu'il avait plantés, ces champs qu'il avait améliorés et qu'il +aimait, c'était pour la dernière fois qu'il les voyait: tout, ces +quenouilles blanches de fleurs, ces arbustes bourgeonnants, ces boutons +verts qui déplissaient leurs feuilles à la lumière, ces oiseaux qui +chantaient, cette odeur de sève parlaient de renouveau, de force, de +joie, de vie, et lui ne pouvait pas détacher ses yeux de la mort, résolu +à ne pas la fuir, mais cependant secoué d'horreur. + +Il y avait longtemps qu'il tournait sur lui-même quand Berthe vint le +rejoindre, toute fraîche, toute pimpante dans sa toilette printanière. + +--Comment me trouvera-t-il? demanda-t-elle, après l'avoir embrassé. + +--Tu seras encore bien plus jolie tout à l'heure: ta grand'mère consent +à votre mariage. + +Elle se jeta dans ses bras: + +--Comment as-tu fait? demanda-t-elle après ce premier élan de joie; +qu'as-tu dit? Et moi qui, malgré tout, doutais de toi! + +--C'était de ta grand'mère qu'il fallait ne pas douter; n'oublie jamais +le sacrifice qu'elle a fait à ton bonheur. + +Elle voulut qu'il lui promît d'aller avec elle au-devant de Michel, qui +devait venir à pied par la Londe et le chemin de la forêt; et quand +l'heure fut arrivée où ils avaient chance de le rencontrer, ils +partirent. + +Il aurait voulu s'associer à la joie débordante de Berthe, rire comme +elle, lui répondre, mais il y avait des moments où, malgré ses efforts, +il restait silencieux et sombre, ne l'entendant pas, ne la voyant même +plus. + +Ils n'allèrent pas bien loin dans la forêt; comme ils approchaient d'un +carrefour où se croisaient plusieurs chemins, ils aperçurent Michel +assis sur un tronc d'arbre couché dans l'herbe. + +--C'est comme cela que vous vous dépêchez, lui cria Berthe. + +--C'est justement parce que je me suis trop dépêché que j'attendais +qu'il fût l'heure d'arriver convenablement, répondit Michel en venant +vivement au-devant d'eux. + +--Si vous aviez su?... dit Berthe. + +Michel la regarda surpris; alors Adeline lui prenant la main la mit dans +celle de Berthe. + +--La Maman donne son consentement, dit-il; dans un mois, vous pouvez +être mariés; mais, aujourd'hui même, vous l'êtes pour moi et par moi; +embrassez-vous, mes enfants. + +Il voulut que Berthe donnât le bras à son mari, et il les fit marcher +devant lui en les regardant. + +Et à se dire qu'elle serait heureuse, il se sentait plus courageux; pour +elle au moins sa tâche était accomplie. + +Léonie avait passé sa matinée à cueillir des fleurs et la table en était +couverte, mais ces fleurs, pas plus que les sourires de sa fille, la +joie de Michel, le bonheur de sa femme ne pouvaient soutenir Adeline, +qui à chaque instant restait immobile à regarder les minutes fuir sur le +cadran de la pendule; alors la Maman se disait: + +--Le bonheur même de sa fille ne peut pas l'arracher à la pensée de sa +maladie. + +Et pour essayer de le distraire, elle racontait des histoires de +jeunesse, de mariage; elle se faisait aimable avec Michel. + +Dans les sauts de la conversation, Michel demanda à Adeline ce que +c'était un journal appelé l'_Honnête Homme_. + +--Mon oncle, mes cousins et moi, nous en avons reçu chacun un +exemplaire; il annonce une étude sur les cercles, avec des portraits +que chacun reconnaîtra; vous me mettrez les noms sous ces portraits, +n'est-ce pas? + +Adeline avait pâli, et, en sentant les yeux de sa femme posés sur lui, +il n'avait pas tout de suite trouvé une réponse. + +--Je pense que c'est un journal de scandale et de chantage, dit-il +enfin, et je ne crois pas que ses portraits aient de l'intérêt. + +Michel n'insista pas: au fait, que lui importait l'_Honnête Homme_? il +n'en avait parlé que par hasard. + +Après le déjeuner, Adeline voulut montrer les bâtiments de la ferme à +Michel, et, en causant d'un air indifférent, il demanda au fermier s'il +avait toujours à se plaindre des lapins: + +--Les lapins! n'en parlez pas, monsieur Adeline, ils me mangent tout mon +_cossard_; si on ne les panneaute pas, ils n'en laisseront pas. + +--Eh bien, vous les panneauterez la semaine prochaine; aujourd'hui je +vais vous en tuer quelques-uns à coup de fusil. + +--Oh! papa, dit Berthe. + +--Pendant que vous vous promènerez; vous me prendrez au retour. + +Il alla chercher son fusil, et tandis que la Maman, madame Adeline et +Léonie restaient au château, il prit avec Berthe et Michel le chemin du +parc. + +Ils ne tardèrent pas à arriver à la pièce de colza ou de _cossard_, +comme disait le fermier. + +--Je reste là, dit-il, promenez-vous et n'ayez pas peur des coups de +fusil. + +Comme ils allaient s'éloigner, il rappela Berthe: + +--Embrasse-moi donc, dit-il. + + + +Le lendemain, les journaux de Rouen annonçaient en termes émus et +respectueux la mort de M. Constant Adeline, l'éminent député de la +Seine-Inférieure, le grand industriel elbeuvien: en chassant les lapins +dans son parc, il avait commis l'imprudence de prendre son fusil par le +canon en sautant un fossé, et le coup qui l'avait frappé à bout portant +à la tête l'avait tué raide. + + +FIN + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Baccara, by Hector Malot + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12174 *** |
