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+<title>The Project Gutenberg eBook of Les Demi-Vierges par Marcel Pr&eacute;vost.</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Les Demi-Vierges
+
+Author: Marcel Prévost
+
+Release Date: March 28, 2004 [EBook #11747]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
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+This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
+http://digibooks.ibelgique.com/
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+<p>Marcel Pr&eacute;vost</p>
+
+<p>Les Demi-Vierges</p>
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+<h3>Pr&eacute;face</h3>
+
+<p><i>Pendant que cette &eacute;tude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me pr&eacute;sent&egrave;rent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touch&egrave;rent vivement. Les voici, aussi nettement formul&eacute;es qu'il m'est possible</i>:</p>
+
+<p><i>1&ordm; Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vi&egrave;rges, une certaine cat&eacute;gorie de jeunes filles, une minorit&eacute;, &eacute;videmment. Le danger d'une observation pratiqu&eacute;e sur une minorit&eacute;, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'&eacute;tende imprudemment &agrave; la majorit&eacute;. Vous avez pu tomber sur un lambeau phyllox&eacute;r&eacute; d'une vigne saine</i>.</p>
+
+<p><i>2&ordm; M&ecirc;me si cette contamination est r&eacute;elle, m&ecirc;me si elle a quelque &eacute;tendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorit&eacute;. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste &agrave; peu pr&egrave;s intact. Pourquoi s'acharner &agrave; le d&eacute;truire, accro&icirc;tre le g&acirc;chis social o&ugrave; nous vivons?</i></p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;***</p>
+
+<p><i>De ces deux objections, la premi&egrave;re surtout a quelque force.</i></p>
+
+<p><i>Mais il me semble que c'est aussi y r&eacute;pondre que de pr&eacute;venir le lecteur, de le mettre en garde contre une g&eacute;n&eacute;ralisation t&eacute;m&eacute;raire, -- de circonscrire, de d&eacute;finir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliqu&eacute;e.</i></p>
+
+<p><i>Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parl&eacute;, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus sp&eacute;cialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie &agrave; Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baign&eacute; par les eaux cyth&eacute;r&eacute;ennes, mais touchant aussi, par de longues fronti&egrave;res, sans cesse franchies, &agrave; la bourgeoisie riche, &agrave; l'aristocratie qui s'amuse. Les caract&eacute;ristiques de ce monde? C'est que les id&eacute;es religieuses et morales n'y sont jamais des id&eacute;es</i> directrices. <i>On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe sup&eacute;rieur, infaillible, mais au nom des</i> convenances, <i>de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la soci&eacute;t&eacute; des hommes.</i></p>
+
+<p><i>Tel est, &agrave; mon sens, le monde restreint o&ugrave; le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'&agrave; l'&eacute;tat d'exception. La g&eacute;n&eacute;ralisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait</i>:</p>
+
+<p>"Toutes <i>les jeunes filles du monde &agrave; Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles fran&ccedil;aises."</i></p>
+
+<p><i>Pour les jeunes filles fran&ccedil;aises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus r&eacute;pandu &agrave; l'&eacute;tranger qu'en France: je ne serais m&ecirc;me pas surpris qu'elle f&ucirc;t chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la po&eacute;sie qu'on voudra, nous avons la v&eacute;rit&eacute; sur le</i> flirt. <i>Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.</i></p>
+
+<p>***</p>
+
+<p><i>Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, m&ecirc;me dans le monde Parisien, d'une minorit&eacute;, quel besoin de publier cette mis&egrave;re? N'y a-t-il pas plus de danger &agrave; la divulguer d'&agrave; la tenir secr&egrave;te?</i></p>
+
+<p><i>Non; parce que le mal tend &agrave; s'accro&icirc;tre, et s'accro&icirc;t rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait &ecirc;tre autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence &agrave; se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, &eacute;l&eacute;gante, f&ecirc;t&eacute;e: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveaut&eacute;. Pour la fillette d'honn&ecirc;te bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le coll&eacute;gien.</i></p>
+
+<p><i>Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux m&egrave;res: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les &eacute;lever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-&agrave;-dire de recommencer, pour elles,</i> &agrave; vivre de la vie des jeunes filles, <i>de gr&acirc;ce, ne les associez pas &agrave; votre vie mondaine, ne les habituez pas &agrave; vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'&eacute;ducation, la famille s&eacute;rieuse; n&eacute;anmoins un pensionnat bien dirig&eacute; vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte &agrave; tous les livres, &agrave; tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!</i></p>
+
+<p><i>-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la r&eacute;signation. Croyez-vous s&eacute;rieusement qu'une jeune fille soit bien arm&eacute;e contre les &eacute;preuves de la vie parce qu'elle est renseign&eacute;e comme un carabin sur certains myst&egrave;res? Nous sommes renseign&eacute;s, nous autres, et cela ne nous emp&ecirc;che pas de faire parfois de sots mariages."</i></p>
+
+<p><i>Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chr&eacute;tien, qui est le n&ocirc;tre jusqu'&agrave; nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fond&eacute; sur la conception de virginit&eacute;, de l'int&eacute;grit&eacute; absolue de l'&eacute;pous&eacute;e. (Le remariage est hors de cause: la femme chr&eacute;tienne qui se remarie est cens&eacute;e avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chr&eacute;tienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irr&eacute;ductible. Or l'&eacute;ducation moderne des jeunes filles tend de plus en plus &agrave; d&eacute;velopper le type demi-vierge. Il faut donc changer l'&eacute;ducation de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chr&eacute;tien p&eacute;rira. Voil&agrave;, en deux lignes, le r&eacute;sum&eacute; de mon opinion.</i></p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;***</p>
+
+<p><i>Je n'ajoute qu'un mot. Ayant racont&eacute; les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, &eacute;crite ou parl&eacute;e, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralit&eacute;, a dit Balzac, qui n'a jamais failli &agrave; l'&eacute;crivain courageux, est le dernier qui reste &agrave; faire quand on n'a plus rien &agrave; dire &agrave; un po&egrave;te. Si vous &ecirc;tes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral &agrave; la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."</i></p>
+
+<p>Marcel Pr&eacute;vost.</p>
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+<br>
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+
+<h1>LES DEMI-VIERGES</h1>
+
+<h2><i>PREMI&Egrave;RE PARTIE</i></h2>
+
+<h2>I</h2>
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+<br>
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+<p>Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et &eacute;crivait vivement un t&eacute;l&eacute;gramme bleu, sa m&egrave;re, Mme de Rouvre, &eacute;tendue tout pr&egrave;s d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylos&eacute;e de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit &agrave; lire.</p>
+
+<p>Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- &eacute;tait un de ces meubles en acajou fonc&eacute;, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence &agrave; adopter. De m&ecirc;me, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce go&ucirc;t d'outre-Manche, amusant et un peu faux, o&ugrave; se r&eacute;fugie l'&eacute;l&eacute;gance moderne, blas&eacute;e, pour les avoir trop vus, sur les purs et d&eacute;licieux styles fran&ccedil;ais du si&egrave;cle dernier. C'&eacute;taient des chaises en b&acirc;tons courb&eacute;s, laqu&eacute;es de blanc ou de vert p&acirc;le, des fauteuils larges &agrave; l'exc&egrave;s, en acajou marquet&eacute; de bois des &icirc;les, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les porti&egrave;res laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de cr&ecirc;pe l&eacute;ger &agrave; grandes fleurs orang&eacute;es, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, &eacute;tendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fra&icirc;chement tondu d'un parc britannique.</p>
+
+<p>Et l'appartement, comme sa d&eacute;coration, t&eacute;moignait d'un go&ucirc;t r&eacute;solu de modernit&eacute;, inform&eacute; des commodes d'hier, d&eacute;cid&eacute; &agrave; les utiliser. C'&eacute;tait le second &eacute;tage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a dot&eacute; r&eacute;cemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kl&eacute;ber, tout pr&egrave;s de la place de l'&Eacute;toile: quinze fen&ecirc;tres de fa&ccedil;ade, la superficie d'un vaste h&ocirc;tel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorc&eacute;e, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi ind&eacute;pendant, ouvrant sur la longue galerie parall&egrave;le &agrave; la fa&ccedil;ade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour int&eacute;rieure de la maison, se montait &agrave; l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque &eacute;tage et en doublait l'&eacute;tendue.</p>
+
+<p>Maud de Rouvre ne d&eacute;parait point ce cadre, dont elle avait voulu et combin&eacute; la moderne &eacute;l&eacute;gance. Malgr&eacute; des hanches rondes et un buste &eacute;panoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la gr&acirc;ce tombante des &eacute;paules, la petitesse de la t&ecirc;te p&acirc;le, couronn&eacute;e de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transpara&icirc;tre, sous la patine, le roux lumineux du m&eacute;tal. Ces lourds cheveux bruns, relev&eacute;s &agrave; la japonaise, d&eacute;couvraient un front &eacute;troit, soulign&eacute; par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux m&eacute;diocrement grands, mais d'un &eacute;clat bleu incomparable; et le nez encore &eacute;tait charmant, mince d'en haut, &eacute;largi aux narines, avec ce l&eacute;ger rel&egrave;vement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et d&eacute;cide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meubl&eacute;e de dents merveilleuses, mais plut&ocirc;t arrondie que fendue, avec des l&egrave;vres o&ugrave; un m&eacute;decin curieux de stigmates d&eacute;g&eacute;n&eacute;rescents e&ucirc;t not&eacute; les plis verticaux, &agrave; peine perceptibles. Et il e&ucirc;t sans doute rapproch&eacute; cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient &agrave; la t&ecirc;te presque sans lobe.</p>
+
+<p>Mais qui sait ? Peut-&ecirc;tre ces l&eacute;g&egrave;res inharmonies, rompant la monotonie de la beaut&eacute; f&eacute;minine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'app&acirc;t de myst&egrave;re par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aim&eacute;es. Celle-ci, pench&eacute;e sur le <i>blotter</i>de maroquin, couvrant d'une longue &eacute;criture rapide le carr&eacute; de papier, fixait invinciblement le regard, qui e&ucirc;t gliss&eacute; peut-&ecirc;tre, avec indiff&eacute;rence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de cr&ecirc;pe gris, &agrave; ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fra&icirc;cheur de cam&eacute;lia de sa peau, et on ne savait quoi d'ind&eacute;cis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingti&egrave;me ann&eacute;e &agrave; peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage m&ucirc;r, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barr&eacute; d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de d&eacute;finitif, d'achev&eacute;, d'un peu d&eacute;sabus&eacute; m&ecirc;me dans l'attitude, dans le regard, eussent fait h&eacute;siter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins o&ugrave;, depuis longtemps, son coup&eacute; la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de cr&eacute;ole.</p>
+
+<p>Rien ne ressemblait moins &agrave; Maud que cette pauvre m&egrave;re val&eacute;tudinaire, en ce moment &eacute;tendue sur la chaise longue, le visage angoiss&eacute;" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tomb&eacute; de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait &eacute;t&eacute; belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en t&eacute;moignaient, au temps o&ugrave; Fran&ccedil;ois de Rouvre, gentilhomme girondin en qu&ecirc;te de fortune, d&eacute;barqu&eacute; &agrave; Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'&eacute;pousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beaut&eacute;, nulle trace ne demeurait &agrave; pr&eacute;sent, dans ce corps r&eacute;duit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement pliss&eacute;, bouffi, ravin&eacute;, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de du&egrave;gne &agrave; laquelle peu d'Espagnoles &eacute;chappent, la quarantaine venue. D&eacute;chue de sa gr&acirc;ce, il lui demeurait, au milieu m&ecirc;me des souffrances, la frivolit&eacute;, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un go&ucirc;t persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres color&eacute;es, et il fallait l'autorit&eacute; despotique de Maud pour l'emp&ecirc;cher de v&ecirc;tir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se n&eacute;gligeait &agrave; l'exc&egrave;s, gardait jusqu'au soir le v&ecirc;tement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce f&ucirc;t mardi, son jour de r&eacute;ception, elle tra&icirc;nait encore, &agrave; deux heures apr&egrave;s midi, roul&eacute;e dans une vieille robe de chambre brune &agrave; rubans havane, point peign&eacute;e, point lav&eacute;e, sous la farine qui lui blanchissait les joues.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Maud achevait son t&eacute;l&eacute;gramme, le signait, le datait, -- 4 f&eacute;vrier 1893; -- puis, mouillant l&eacute;g&egrave;rement son doigt, elle le passait sur la lisi&egrave;re gomm&eacute;e, et tra&ccedil;ait l'adresse.</p>
+
+<p>-- A qui &eacute;cris-tu ? demanda la m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- A Aaron. Il passe toute l'apr&egrave;s-midi &agrave; son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:</p>
+
+<p>-- Et qu'est-ce que tu lui veux, &agrave; ce vilain bonhomme ?</p>
+
+<p>-- Je veux une loge &agrave; l'Op&eacute;ra, demain, pour la premi&egrave;re... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal re&ccedil;u mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet r&eacute;parera tout, et nous le verrons arriver &agrave; cinq heures, faisant des gr&acirc;ces.</p>
+
+<p>Maud garda quelque temps le t&eacute;l&eacute;gramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:</p>
+
+<p>-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre se r&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les cur&eacute;s, les bonnes soeurs, les communaut&eacute;s religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre &eacute;tait pour un usurier francfortais, et mari&eacute;, encore ! Mme de Chantel, pour la premi&egrave;re fois o&ugrave; elle met les pieds ici, y trouvera mieux que &ccedil;a... Nos mardis sont assez suivis !</p>
+
+<p>Maud laissait parler sa m&egrave;re avec un sourire moiti&eacute; triste, moiti&eacute; ironique.</p>
+
+<p>-- Oui, tr&egrave;s suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de minist&egrave;re seulement; trop de monde des r&eacute;ceptions ouvertes. Des attach&eacute;s de cabinet comme Lestrange, des secr&eacute;taires d&eacute;put&eacute;s comme Julien, le r&eacute;sidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas &ccedil;a qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Et Mme Ucelli ?</p>
+
+<p>-- Oh ! celle-l&agrave; !</p>
+
+<p>-- Comment, celle-l&agrave; ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...</p>
+
+<p>-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.</p>
+
+<p>-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre apr&egrave;s un silence.</p>
+
+<p>-- Paul, ce n'est pas s&ucirc;r; il y a aujourd'hui une discussion importante au S&eacute;nat sur le privil&egrave;ge de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa m&egrave;re rencontrent ici un s&eacute;nateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...</p>
+
+<p>-- Un directeur de grande soci&eacute;t&eacute; financi&egrave;re catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.</p>
+
+<p>-- Et un gentleman accompli, un homme de sport tr&egrave;s en vue, comme Hector...</p>
+
+<p>-- Ils auront lieu d'&ecirc;tre satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...</p>
+
+<p>-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister &agrave; une de leurs r&eacute;ceptions, l&agrave;-bas, en Poitou, &agrave; V&eacute;zeris !</p>
+
+<p>Maud se leva et pressa le bouton &eacute;lectrique voisin de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel re&ccedil;oivent &agrave; V&eacute;zeris ! c'est peut-&ecirc;tre des gens tr&egrave;s nuls et tr&egrave;s ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus cal&eacute; dans la contr&eacute;e.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet &eacute;t&eacute;, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos apr&egrave;s-midi de bezigue... Nos promenades c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, dans les pousse-pousse...</p>
+
+<p>-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez tr&egrave;s bon m&eacute;nage, toutes les deux.</p>
+
+<p>Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si ais&eacute;ment, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau &eacute;cervel&eacute; qu'&eacute;tait sa m&egrave;re avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'&eacute;tait la m&egrave;re de Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exag&eacute;ration; chacune d'elles a la m&ecirc;me maladie avec des accidents diff&eacute;rents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est myst&eacute;rieux. Pourquoi ai-je plu &agrave; Maxime, moi ?"</p>
+
+<p>Debout contre la chemin&eacute;e, elle &eacute;voquait les quatre journ&eacute;es que Maxime de Chantel &eacute;tait venu passer pr&egrave;s de sa m&egrave;re, &agrave; Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter &agrave; elle, malgr&eacute; lui et presque sans qu'elle y aid&acirc;t. Brusquement, il &eacute;tait parti, il s'&eacute;tait enfui dans la solitude de V&eacute;zeris, o&ugrave; il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel &agrave; Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa m&egrave;re qui voulait consulter un m&eacute;decin &agrave; la mode.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>-- ... Mademoiselle d&eacute;sire ?...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la femme de chambre, appel&eacute;e par le coup de sonnette de Maud.</p>
+
+<p>-- Tenez, Betty, faites porter &ccedil;a au t&eacute;l&eacute;graphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorif&egrave;re. On commence &agrave; &eacute;touffer, ici.</p>
+
+<p>-- Bien, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-m&ecirc;me Mlle Jacqueline &agrave; son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider &agrave; servir le th&eacute; au salon.</p>
+
+<p>-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?</p>
+
+<p>-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me pr&eacute;viendrez.</p>
+
+<p>-- M&ecirc;me s'il y a du monde ?</p>
+
+<p>-- M&ecirc;me s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, &agrave; cette heure-l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant p&eacute;niblement sur son s&eacute;ant.</p>
+
+<p>-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?</p>
+
+<p>-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.</p>
+
+<p>-- Et elle s'appelle ?</p>
+
+<p>-- Duroy... Etiennette Duroy.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre r&eacute;fl&eacute;chit un instant:</p>
+
+<p>-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.</p>
+
+<p>-- Tu ne te rappelles jamais rien, r&eacute;pliqua Maud.</p>
+
+<p>Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fen&ecirc;tre; elle regarda, dans l'avenue l&eacute;g&egrave;rement feutr&eacute;e de neige malgr&eacute; un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres lev&eacute;es, les passants emmitoufl&eacute;s qui pressaient le pas.</p>
+
+<p>La femme de chambre, demeur&eacute;e sur le seuil du petit salon, demanda:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pondit Maud.</p>
+
+<p>-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !</p>
+
+<p>-- Maman ?</p>
+
+<p>-- Il n'est pas n&eacute;cessaire que je me presse, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'&agrave; ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai pr&eacute;venir.</p>
+
+<p>-- Bon. Allons, Betty, votre bras.</p>
+
+<p>Elle s'en allait par le grand salon, appuy&eacute;e sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et tra&icirc;nante. Avant de sortir, elle se retourna:</p>
+
+<p>-- Maud !</p>
+
+<p>-- Quoi, m&egrave;re ?</p>
+
+<p>Elle rejoignit Mme de Rouvre, t&acirc;chant de brider son &eacute;nervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrass&eacute;e de ce qu'elle avait &agrave; dire.</p>
+
+<p>-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...</p>
+
+<p>-- Oui... Eh bien ?...</p>
+
+<p>-- Eh bien... J'ai oubli&eacute; de te dire: j'ai &eacute;crit. On l'apportera ce soir.</p>
+
+<p>Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:</p>
+
+<p>-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se ma&icirc;trisant, quel besoin avais-tu ?...</p>
+
+<p>-- Besoin, non, &eacute;videmment, r&eacute;pliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en m&ecirc;me temps. Nous n'en sommes pas &agrave; compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?</p>
+
+<p>Maud ne r&eacute;pliqua pas; tandis que sa m&egrave;re s'&eacute;loignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts &eacute;taient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la chemin&eacute;e. Betty se montra de nouveau:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle ?</p>
+
+<p>-- C'est cette dame, d&eacute;j&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.</p>
+
+<p>Maud frappa de la main le marbre de la chemin&eacute;e:</p>
+
+<p>-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?</p>
+
+<p>-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas o&ugrave; &eacute;tait Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est all&eacute;, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.</p>
+
+<p>Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! pr&eacute;venez-le que je l'attends ici.</p>
+
+<p>Rest&eacute;e seule, elle se regarda dans la glace de la chemin&eacute;e, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la premi&egrave;re fois de la journ&eacute;e, &ecirc;tre vue par un homme, f&ucirc;t-ce un fr&egrave;re ou un vieil ami.</p>
+
+<p>Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans &agrave; peine, v&ecirc;tu avec une extr&ecirc;me recherche, &agrave; la fa&ccedil;on d'un &eacute;l&eacute;gant de 1830. Il &eacute;tait grand, muscl&eacute; et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage &agrave; m&eacute;plats nets, &agrave; menton &eacute;troit, &agrave; l&egrave;vres fines, &agrave; nez rigide, e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dure, presque mena&ccedil;ante, sans la clart&eacute; de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'ind&eacute;cision, des yeux de femme.</p>
+
+<p>Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchant&eacute; d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, &eacute;l&eacute;gant, l'homme qu'elle aime.</p>
+
+<p>Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, c&eacute;r&eacute;monieusement.</p>
+
+<p>-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?</p>
+
+<p>D'un coup d'oeil il inspectait la pi&egrave;ce o&ugrave; ils &eacute;taient et le grand salon voisin...</p>
+
+<p>-- Non... Personne... fit Maud &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>Alors il l'attira, la serra, moul&eacute;e contre lui, lui caressant des l&egrave;vres, sur l'&eacute;toffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon myst&eacute;rieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleur&egrave;rent la bouche.</p>
+
+<p>Ils se s&eacute;par&egrave;rent tout fr&eacute;missants.</p>
+
+<p>Maud, un peu de rose sur sa peau p&acirc;le, revint &agrave; la glace de la chemin&eacute;e, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froiss&eacute;s de son corsage. Suberceaux, tomb&eacute; sur une chaise pr&egrave;s du bureau d'acajou, la regardait.</p>
+
+<p>Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.</p>
+
+<p>-- Maud !... Maud ch&eacute;rie !... murmura le jeune homme.</p>
+
+<p>Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant &agrave; peine les l&egrave;vres, elle dit:</p>
+
+<p>-- Je t'aime.</p>
+
+<p>De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'ind&eacute;cise aur&eacute;ole de virginit&eacute; qui l'enveloppait tout &agrave; l'heure, quand elle &eacute;crivait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa m&egrave;re, s'&eacute;tait effac&eacute;e. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par o&ugrave; se trahissent les vierges qui ont p&acirc;m&eacute; une fois sous les caresses.</p>
+
+<p>Julien r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai pass&eacute; de mauvaises heures depuis notre derni&egrave;re rencontre, chez les Reversier.</p>
+
+<p>Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rass&eacute;r&eacute;n&eacute;s; elle questionna:</p>
+
+<p>-- Le jeu, encore ?...</p>
+
+<p>-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voil&agrave; ma nuit.</p>
+
+<p>Il plongea sa main dans la poche int&eacute;rieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pinc&eacute;e &agrave; la taille comme une robe: il en sortit &agrave; demi, pour les faire voir &agrave; Maud, un tas de billets de banque chiffonn&eacute;s ensemble.</p>
+
+<p>-- Rue Royale ? demanda Maud.</p>
+
+<p>-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.</p>
+
+<p>-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est &eacute;gal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...</p>
+
+<p>Suberceaux fit un geste d'indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus &agrave; plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'emp&ecirc;che de penser.</p>
+
+<p>Elle lui prit la main, souriant:</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?</p>
+
+<p>-- Ah ! vrai, je le voudrais, r&eacute;plique le jeune homme en retirant brusquement sa main.</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t:</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !</p>
+
+<p>Maud l'interrogea des yeux; il reprit:</p>
+
+<p>-- Vous me faites du chagrin... Vous n'&ecirc;tes plus &agrave; moi... Je ne vous sens plus &agrave; moi.</p>
+
+<p>Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit o&ugrave; tout &agrave; l'heure ils s'&eacute;taient enlac&eacute;s comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.</p>
+
+<p>-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.</p>
+
+<p>Suberceaux, peu &agrave; peu dompt&eacute; et calm&eacute;, baissait la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'&ecirc;tes venue !</p>
+
+<p>Il avait dit ces derniers mots tr&egrave;s bas, comme s'il avait peur d'&ecirc;tre entendu de celle m&ecirc;me &agrave; qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front pliss&eacute;, son joli visage alt&eacute;r&eacute; comme lorsque sa m&egrave;re lui avait parl&eacute; de l'aigrette en vieux strass.</p>
+
+<p>Julien &eacute;tait d&eacute;j&agrave; pr&egrave;s d'elle, et l'implorant:</p>
+
+<p>-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, &agrave; moi, ce souvenir-l&agrave;... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et apr&egrave;s on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je b&eacute;niras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !</p>
+
+<p>Elle demeurait accoud&eacute;e &agrave; la table de la chemin&eacute;e, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoup&eacute;e:</p>
+
+<p>-- La derni&egrave;re fois surtout... la derni&egrave;re fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil &agrave; toi... Il &eacute;tait rest&eacute; l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit ferm&eacute;... Je n'ai pas voulu qu'on ouvr&icirc;t ce lit et je ne m'y suis pas couch&eacute;, jusqu'&agrave; ce que cette odeur f&ucirc;t tout partie... Et tu ne veux plus !...</p>
+
+<p>Elle se retourna lentement:</p>
+
+<p>-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te re&ccedil;ois pas ici autant qu'il te pla&icirc;t ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'emp&ecirc;che de rester dans ma chambre ? Ma m&egrave;re a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dress&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir &agrave; moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dress&eacute;s, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'&eacute;p&eacute;e... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta m&egrave;re a les yeux band&eacute;s, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me g&ecirc;ne tout de m&ecirc;me de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?</p>
+
+<p>-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !</p>
+
+<p>-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.</p>
+
+<p>Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.</p>
+
+<p>-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodit&eacute;s des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?</p>
+
+<p>Julien murmura tristement:</p>
+
+<p>-- Je ne t'ai jamais eue.</p>
+
+<p>-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donn&eacute; de moi tout ce que je pouvais te donner...</p>
+
+<p>Il supplia:</p>
+
+<p>-- Dis-moi seulement que tu reviendras.</p>
+
+<p>-- O&ugrave; cela ?</p>
+
+<p>-- Rue de la Baume. Chez moi...</p>
+
+<p>Elle eut un geste d'impatience:</p>
+
+<p>-- Encore !... Je t'ai d&eacute;j&agrave; dit que je suis guett&eacute;e, surveill&eacute;e... cette mis&eacute;rable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'ex&egrave;cre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis s&ucirc;re, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princi&egrave;re. Tu ris ? Je ne suis pas fille &agrave; m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est dout&eacute;e, au moins.</p>
+
+<p>-- Je changerai d'appartement.</p>
+
+<p>-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi &agrave; moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, <i>plus que jamais</i>, il faut que je me surveille.</p>
+
+<p>Julien questionna, surpris:</p>
+
+<p>-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?</p>
+
+<p>-- Peut-&ecirc;tre, fit Maud.</p>
+
+<p>Il devint tr&egrave;s p&acirc;le et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'&ecirc;tre calme:</p>
+
+<p>-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?</p>
+
+<p>-- Oui, r&eacute;pondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez &ecirc;tre... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.</p>
+
+<p>Julien fit signe qu'il &eacute;coutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indiff&eacute;rents l'un &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! dit Maud, voil&agrave;, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il &nbsp;a longtemps), nous avons rencontr&eacute; aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle &eacute;tait avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'ann&eacute;es, assez jolie, mais tout &agrave; fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit:</p>
+
+<p>-- On a sonn&eacute;, il me semble ?</p>
+
+<p>-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, d&eacute;j&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la conna&icirc;tre, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...</p>
+
+<p>-- La fille de Mathilde Duroy ?</p>
+
+<p>-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.</p>
+
+<p>-- Oh ! passion !...</p>
+
+<p>-- Non ? On disait que vous aviez &eacute;t&eacute; l'initiateur.</p>
+
+<p>-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-l&agrave; ! r&eacute;pliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est &eacute;gal, si vous permettez, je pr&eacute;f&egrave;re ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?</p>
+
+<p>-- Elle a &eacute;t&eacute; &agrave; Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa m&egrave;re, tr&egrave;s honn&ecirc;tement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous &eacute;tions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.</p>
+
+<p>La face sournoise de Joseph apparut &agrave; la porte du salon:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.</p>
+
+<p>-- Je vous quitte, fit Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.</p>
+
+<p>Et reconduisant jusqu'&agrave; la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:</p>
+
+<p>-- Venez... <i>Il</i> sera l&agrave;... Je veux que vous veniez.</p>
+
+<p>Plus bas, quand il eut pass&eacute; le seuil, elle lui redit par l'entre-b&acirc;illement de la porte:</p>
+
+<p>-- Je t'aime !</p>
+
+<p><br>
+II</p>
+
+<p>La visiteuse &eacute;tait d&eacute;j&agrave; introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.</p>
+
+<p>En voyant Maud venir &agrave; elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:</p>
+
+<p>-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...</p>
+
+<p>Mais Maud l'embrassa joyeusement.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-l&agrave;, Tiennette, et me parler comme &agrave; la pension !</p>
+
+<p>Etiennette, les joues anim&eacute;es par une r&eacute;action de contentement, rendit les baisers.</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui h&eacute;sitais &agrave; venir... J'avais peur d'&ecirc;tre mal re&ccedil;ue, figure-toi !</p>
+
+<p>-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? r&eacute;pondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit &agrave; bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...</p>
+
+<p>Maud sourit:</p>
+
+<p>-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?</p>
+
+<p>-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui &ccedil;a ?</p>
+
+<p>-- Mais... les Le Tessier... L'a&icirc;n&eacute;, Paul, celui qui est s&eacute;nateur depuis l'an pass&eacute;, &eacute;tait li&eacute; avec ce d&eacute;put&eacute; de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?</p>
+
+<p>-- M. Asquin ? demande Etiennette.</p>
+
+<p>Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:</p>
+
+<p>-- C'&eacute;tait mon p&egrave;re. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.</p>
+
+<p>-- Ah ! c'&eacute;tait ton p&egrave;re ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta m&egrave;re, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.</p>
+
+<p>-- M. de Suberceaux &eacute;tait le secr&eacute;taire de papa... Il...</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta court, ressaisie par sa timidit&eacute; de tout &agrave; l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:</p>
+
+<p>-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.</p>
+
+<p>-- Oh ! je pense bien, r&eacute;pliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affich&eacute;e avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est &eacute;gal, fit-elle apr&egrave;s un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon p&egrave;re l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre fr&egrave;re. Il aurait d&ucirc; laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est m&ecirc;me pas revenu &agrave; la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle &eacute;tait si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.</p>
+
+<p>Mlle de Rouvre r&eacute;pondit s&eacute;rieusement:</p>
+
+<p>-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.</p>
+
+<p>D'un de ces gestes mutins et c&acirc;lins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque &agrave; genoux:</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la premi&egrave;re fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?</p>
+
+<p>-- Je ne t'en veux pas, r&eacute;pliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'esp&egrave;re que c'est pour me demander de te servir.</p>
+
+<p>Etiennette rougit:</p>
+
+<p>-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai d&eacute;j&agrave; subi tant d'avanies &agrave; cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'am&egrave;ne. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez pr&egrave;s pour &ecirc;tre s&ucirc;re d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de d&eacute;pendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu o&ugrave; j'ai v&eacute;cu...</p>
+
+<p>-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?</p>
+
+<p>Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indiff&eacute;rente.</p>
+
+<p>-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le r&eacute;p&eacute;ter, je te dis cela &agrave; toi)... M. Le Tessier.</p>
+
+<p>-- Hector ?</p>
+
+<p>-- Non... son fr&egrave;re... le s&eacute;nateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...</p>
+
+<p>-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'&eacute;pouse !</p>
+
+<p>Etiennette sourit tristement:</p>
+
+<p>-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.</p>
+
+<p>-- A cause de sa fortune ?</p>
+
+<p>-- Non. Je crois que mon d&eacute;faut d'argent ne l'arr&ecirc;terait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas &ecirc;tre le beau-fr&egrave;re de Suzanne du Roy.</p>
+
+<p>"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."</p>
+
+<p>-- Pauvre ch&eacute;rie ! dit-elle tout haut.</p>
+
+<p>-- Il me reste donc, continua Etiennette du m&ecirc;me ton r&eacute;sign&eacute;, &agrave; &ecirc;tre sa ma&icirc;tresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu &eacute;go&iuml;ste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre &agrave; voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une b&ecirc;tise... je ne peux pas me d&eacute;cider &agrave; franchir ce pas-l&agrave;. Suis-je n&eacute;e avec un temp&eacute;rament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donn&eacute; le go&ucirc;t de la r&eacute;gularit&eacute; ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout s&ucirc;re de finir honn&ecirc;te, car ce n'est pas facile, va! partie d'o&ugrave; je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre ind&eacute;pendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien &agrave; moi, de me suffire.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta un instant, qu&ecirc;tant du regard l'approbation de Maud.</p>
+
+<p>-- Continue, fit celle-ci. C'est tout &agrave; fait curieux ce que tu me dis l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Alors, voil&agrave;, poursuivit Etiennette... J'ai pass&eacute; par le Conservatoire, tu sais, apr&egrave;s Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solf&egrave;ge. Donner des le&ccedil;ons de piano, &ccedil;a rapporte trop peu et trop p&eacute;niblement. J'ai donc appris &agrave; jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste &agrave; Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agr&eacute;able. Je me suis fait un r&eacute;pertoire de chansons 1830... on est &agrave; cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.</p>
+
+<p>-- Certainement cela plairait, s'&eacute;cria Maud, s&eacute;duite aussit&ocirc;t par le c&ocirc;t&eacute; artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre &agrave; anglaise, manches &agrave; gigot, crinoline; tu chanterais du Lo&iuml;sa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.</p>
+
+<p>Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si ais&eacute; que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait song&eacute;: une f&ecirc;te champ&ecirc;tre &agrave; Chamblais, leur admirable propri&eacute;t&eacute;, sur la ligne du Nord... Mais, d&eacute;cid&eacute;ment, pr&eacute;sent&eacute;es par des c&eacute;libataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilit&eacute; ! -- Il faut tout au rien, ma ch&egrave;re, en ces mati&egrave;res, il me semble... Et ce n'&eacute;tait pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes &agrave; la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommand&eacute;e. Alors j'ai pens&eacute; &agrave; toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant &agrave; nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui &eacute;tait de bonne noblesse, aurait pu nous faire fr&eacute;quenter le meilleur monde. Il a pr&eacute;f&eacute;r&eacute; perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous tra&icirc;nons le boulet de ce pass&eacute;-l&agrave;, m&ecirc;me apr&egrave;s le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames &eacute;trang&egrave;res, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mari&eacute;e, je t'en r&eacute;ponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irr&eacute;prochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre &agrave; ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaiet&eacute; de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une f&ecirc;te ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y r&eacute;fl&eacute;chir... Tu avais d&eacute;j&agrave; une jolie voix &agrave; Picpus. Elle doit &ecirc;tre tout &agrave; fait pos&eacute;e maintenant. -- Oui, r&eacute;pondit Etiennette... Elle est assez agr&eacute;able... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?</p>
+
+<p>Le piano &eacute;tait tout proche. Elles fouill&egrave;rent ensemble dans les cartons.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une romance de Chaminade, intitul&eacute;e <i>l'Anneau d'argent</i>.</p>
+
+<p>-- Peux-tu m'accompagner ?</p>
+
+<p>-- Oui, fit Maud.</p>
+
+<p>Elle s'assit au piano et pr&eacute;luda, tandis qu'Etiennette, appuy&eacute;e d'une main au piano, pench&eacute;e sur la musique, chantait:</p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;<i>Le cher anneau d'argent que vous m'avez donn&eacute;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Garde en son cercle &eacute;troit vos promessesse encloses...</i></p>
+
+<p>La voix &eacute;tait d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleur&eacute; par un archet; l'artiste la m&eacute;nageait, la conduisait en musicienne experte.</p>
+
+<p>Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements &eacute;clat&egrave;rent derri&egrave;re les jeunes filles; une voix f&eacute;minine, puissamment timbr&eacute;e, cria, accentuant le mot &nbsp;l'italienne:</p>
+
+<p>-- <i>Brava ! brava !...</i> Tout &agrave; fait bien !</p>
+
+<p>-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.</p>
+
+<p>L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras &agrave; Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'&eacute;tait pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur &eacute;trange, l'accompagnait.</p>
+
+<p>-- Mlle C&eacute;cile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, <i>sciasciona mia</i>, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est &agrave; Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de si&egrave;cle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa <i>cortina.</i></p>
+
+<p>Maud tendit la main:</p>
+
+<p>-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant &agrave; Etiennette qui cachait le bas de sa figure derri&egrave;re son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. <i>E quanto &egrave; carina !</i> N'est-ce pas, C&eacute;cile ? On dirait un <i>angiolo</i> de Sienne.</p>
+
+<p>Mlle Ambre dit simplement:</p>
+
+<p>-- Oui, madame est tr&egrave;s jolie et chante tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Maud pr&eacute;senta:</p>
+
+<p>-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes au th&eacute;&acirc;tre, mademoiselle ?</p>
+
+<p>-- Non, madame... pas encore.</p>
+
+<p>-- Nous la ferons conna&icirc;tre, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.</p>
+
+<p>-- Oh ! <i>cara</i> ! la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?</p>
+
+<p>-- Nous y songions, r&eacute;pliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.</p>
+
+<p>-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moiti&eacute; de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, C&eacute;cile. <i>E come b&egrave;n accommodato !... Gosto inglese...</i></p>
+
+<p>Elles se mirent &agrave; parler italien, Mme Ucelli faisait admirer &agrave; son amie le go&ucirc;t singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, &agrave; mi-voix, disait &agrave; Etiennette:</p>
+
+<p>-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'ex&egrave;cre, &agrave; cause de Julien qui a &eacute;t&eacute; oblig&eacute; un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma ch&eacute;rie. Ah ! c'est un vrai temp&eacute;rament, celle-l&agrave;, une &acirc;me &agrave; deux sexes &eacute;galement imp&eacute;rieux. Elle m'ex&egrave;cre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conf&eacute;rence avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter &agrave; la soir&eacute;e, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.</p>
+
+<p>-- Tu es un amour, r&eacute;pliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !</p>
+
+<p>Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie l&eacute;g&egrave;re des rideaux de vitrage.</p>
+
+<p>-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure fa&ccedil;on de m'&ecirc;tre agr&eacute;able... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppress&eacute;, va ! Et puis, ajouta-t-elle apr&egrave;s un instant de r&eacute;flexion, peut-&ecirc;tre, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta m&egrave;re... mettre une pi&egrave;ce de l'appartement &agrave; ma disposition de temps en temps ?</p>
+
+<p>-- Mais tout l'appartement si tu veux, ch&eacute;rie. D'autant que maman &eacute;tant souffrante et ne bougeant gu&egrave;re de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment ma&icirc;tresse de maison, maintenant, c'est moi qui m&egrave;ne tout.</p>
+
+<p>-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son h&eacute;sitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin &agrave; mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.</p>
+
+<p>-- Julien ?</p>
+
+<p>-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?</p>
+
+<p>-- Oh ! me compromettre, r&eacute;pliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.</p>
+
+<p>-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit trait&eacute; d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.</p>
+
+<p>Elles rejoignirent, les bras enlac&eacute;s, Mme Ucelli et Mlle Ambre.</p>
+
+<p>-- Excusez-moi, ch&egrave;re madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...</p>
+
+<p>-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succ&egrave;s... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimit&eacute;.</p>
+
+<p>Etiennette remercia et salua.</p>
+
+<p>-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain &agrave; la <i>Walkyrie,</i> n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Etiennette r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premi&egrave;res.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous n'iriez point, vous, <i>cara</i>, r&eacute;pliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme &agrave; une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... <i>Che peccato !</i>... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-&ecirc;tre M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.</p>
+
+<p>La porte du grand salon s'ouvrait, pouss&eacute;e par le valet de pied, gant&eacute; de blanc, qui n'annon&ccedil;a pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fan&eacute;e et us&eacute;e, tr&egrave;s correct, s'avan&ccedil;ait en souriant.</p>
+
+<p>-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?</p>
+
+<p>Il baisa les mains. Mme Ucelli s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Ah ! <i>signore Lucca !</i> Voil&agrave; qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fant&ocirc;me.</p>
+
+<p>Etiennette prenait cong&eacute; et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>La chemin&eacute;e &eacute;tait en marbre blanc, de style n&eacute;o-grec, presque nue, d&eacute;cor&eacute;e d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un br&ucirc;le-parfums, et de deux sveltes vases o&ugrave; trempaient deux orchid&eacute;es. Dans l'&acirc;tre une grosse b&ucirc;che br&ucirc;lait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.</p>
+
+<p>Presque aussit&ocirc;t, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage &agrave; une dame &acirc;g&eacute;e, accompagn&eacute;e de deux jeunes filles habill&eacute;es pareil, assez jolies, l'air an&eacute;mique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud pr&eacute;senta:</p>
+
+<p>-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'int&eacute;rieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?</p>
+
+<p>-- Est-ce que M. Lestrange ne conna&icirc;t pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.</p>
+
+<p>-- Non, lui r&eacute;pondit Lestrange &agrave; demi-voix. Je ne vois que certaines sp&eacute;cialit&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Comment va votre ch&egrave;re m&egrave;re ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.</p>
+
+<p>-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons gu&egrave;re avant cinq heures, je crois.</p>
+
+<p>-- Et Jacqueline ?</p>
+
+<p>-- Jacqueline est all&eacute;e &agrave; son cours de litt&eacute;rature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait &ecirc;tre rentr&eacute;e. Vous allez la voir.</p>
+
+<p>Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honor&eacute;, o&ugrave; un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?</p>
+
+<p>-- Aux demoiselles et aux messieurs, ch&egrave;re madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.</p>
+
+<p>-- M&ecirc;l&eacute;s ?</p>
+
+<p>-- M&ecirc;l&eacute;s. Le cours est mixte.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre l&agrave; quelques notions de morale.</p>
+
+<p>-- On ne vous laissera pas entrer, <i>birbante</i>; vous avez une trop mauvaise r&eacute;putation aupr&egrave;s des m&egrave;res de famille; vous compromettez les demoiselles.</p>
+
+<p>-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.</p>
+
+<p>Maud changea la conversation:</p>
+
+<p>-- Qui va &agrave; l'Op&eacute;ra, demain, pour la <i>Walkyrie</i> ?</p>
+
+<p>-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.</p>
+
+<p>Mme de Reversier d&eacute;clara:</p>
+
+<p>-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la <i>Walkyrie</i> soit un spectacle convenable pour mes filles.</p>
+
+<p>On se r&eacute;cria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part &agrave; la discussion, donn&egrave;rent leur avis.</p>
+
+<p>-- Mais, demanda Lestrange &agrave; Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, &agrave; ce que je vois, quel inconv&eacute;nient y a-t-il &agrave; vous mener voir la pi&egrave;ce ?</p>
+
+<p>-- Il y a l'inconv&eacute;nient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les b&ecirc;tises que vous nous dites en particulier, &agrave; ma soeur, &agrave; moi, &agrave; Jacqueline, &agrave; nous toutes ?... Hein, r&eacute;pondez ? Qu'est-ce que vous avez &agrave; me regarder comme cela ?</p>
+
+<p>-- Je regarde vos l&egrave;vres, fit Lestrange, et je penses &agrave; des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.</p>
+
+<p>Madeleine de Reversier sourit:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman &eacute;coute. Elle se m&eacute;fie de vous, vous savez.</p>
+
+<p>-- Oh ! votre maman est tr&egrave;s raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.</p>
+
+<p>-- Non, c'est le th&eacute;.</p>
+
+<p>La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les g&acirc;teaux. Derri&egrave;re lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit f&ecirc;te... Les femmes l'embrass&egrave;rent; elle serra la main de Lestrange. C'&eacute;tait une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa m&egrave;re, en plus fin, plus d&eacute;gag&eacute;, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours &agrave; demi cach&eacute;s par les paupi&egrave;res qui semblaient lourdes d'une langueur de volupt&eacute;, des formes d&eacute;j&agrave; m&ucirc;res, des seins et des hanches d'&eacute;pouse, avec la taille la plus mignonne et une pu&eacute;rilit&eacute; voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient &agrave; chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un &ecirc;tre extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le d&eacute;sir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.</p>
+
+<p>Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:</p>
+
+<p>-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a trait&eacute; le jeune ma&icirc;tre, aujourd'hui ?</p>
+
+<p>Jacqueline baissa les paupi&egrave;res et r&eacute;pondit, sur un ton comique d'innocence:</p>
+
+<p>-- De l'amour dans le mariage, madame.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; un beau sujet; qu'en disait-il ?</p>
+
+<p>-- Oh ! je vous referais son discours mot &agrave; mot.</p>
+
+<p>Elle se leva, sauta derri&egrave;re une chaise avec une gr&acirc;ce de bergeronnette, et commen&ccedil;a, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitu&eacute; par deux &eacute;l&eacute;ments, aussi &eacute;troitement unis en lui que le sont l'oxyg&egrave;ne et l'hydrog&egrave;ne dans l'eau... Ces &eacute;l&eacute;ments sont la tendresse et la (un temps, il m&eacute;nage son effet)... et la sensualit&eacute;. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos m&egrave;res vous ber&ccedil;aient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualit&eacute;..."</p>
+
+<p>-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !</p>
+
+<p>-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualit&eacute;, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malais&eacute;e &agrave; d&eacute;finir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconna&icirc;tre l'appel g&eacute;n&eacute;reux de l'&ecirc;tre humain vers la beaut&eacute;, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune ma&icirc;tre fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit &agrave; l'oreille: 'Ils ont le toucher si d&eacute;velopp&eacute; !"</p>
+
+<p>Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur m&egrave;re, qui semblait avoir oubli&eacute; les s&eacute;v&egrave;res principes &eacute;nonc&eacute;s l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.</p>
+
+<p>-- <i>E un fiore... p&egrave;ro un fiore !</i></p>
+
+<p>Maud reprit son s&eacute;rieux:</p>
+
+<p>-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le th&eacute;. Madeleine et Marthe vont t'aider.</p>
+
+<p>Elles s'y mirent toutes les trois, les deux t&ecirc;tes ch&acirc;taines et la t&ecirc;te rousse pench&eacute;es autour de la table, les souples tailles courb&eacute;es en jolies r&eacute;v&eacute;rences quand elles offraient la tasse. C'&eacute;tait une mode nouvelle de servir, &agrave; Paris, le th&eacute; fait &agrave; m&ecirc;me chaque tasse, dans une coupe surmont&eacute;e d'une petite passoire en porcelaine. On admira.</p>
+
+<p>-- C'est vous, Maud, qui avez d&eacute;couvert cela ?</p>
+
+<p>-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapport&eacute; cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.</p>
+
+<p>-- Vous avez de la chance, fit na&iuml;vement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne <i>nous</i> donnent jamais rien.</p>
+
+<p>-- Ah ! s'&eacute;cria Maud joyeusement, <i>les</i> voil&agrave;... tous les deux... C'est gentil...</p>
+
+<p>Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, &eacute;taient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.</p>
+
+<p>Mme Ucelli, en leur tendant la main, r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>-- Tous les deux ! Un jour de S&eacute;nat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fid&egrave;le... <i>Peccato !</i> il faut cette enchanteresse de Maud !</p>
+
+<p>-- Nous esp&eacute;rions bien, ch&egrave;re madame, r&eacute;pliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre coll&egrave;gue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'&eacute;tait pas pr&ecirc;t pour mon interpellation, on a lev&eacute; la s&eacute;ance.</p>
+
+<p>Il parlait d'une voix forte et &eacute;gale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu &eacute;paisse, sa face fra&icirc;che, sa barbe carr&eacute;e, blonde m&ecirc;l&eacute;e de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de s&eacute;curit&eacute;, de s&eacute;r&eacute;nit&eacute;.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la m&ecirc;me carrure de lutteur, all&eacute;gie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.</p>
+
+<p>-- Quant &agrave; M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fid&egrave;le des mardis de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop b&ecirc;tes.</p>
+
+<p>-- On en trouve m&ecirc;me une qui a trop d'esprit, mademoiselle, r&eacute;plique Hector &agrave; demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.</p>
+
+<p>Lestrange avait isol&eacute; dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.</p>
+
+<p>-- D&eacute;cid&eacute;ment, <i>cara</i>, je renonce &agrave; voir Mme de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Oh !restez, ch&egrave;re madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera d&eacute;sol&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais l'Italienne avait des courses et des visites &agrave; faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arriv&eacute;e des Chantel, n'insista plus.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle prom&egrave;ne? demanda Paul Le Tessier apr&egrave;s la sortie des deux femmes.</p>
+
+<p>-- C'est une Ni&ccedil;oise, r&eacute;pliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.</p>
+
+<p>-- Jolie recommandation !</p>
+
+<p>Le cercle s'&eacute;tait resserr&eacute; autour de la chemin&eacute;e, tous se sentant maintenant en intimit&eacute; plus &eacute;troite. Mais les apart&eacute;s continu&egrave;rent. Mme de Reversier recommandait &agrave; Paul une oeuvre de bienfaisance &agrave; laquelle elle voulait int&eacute;resser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries &agrave; Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>-- Pourquoi cette convocation sp&eacute;ciale aujourd'hui ? demanda-t-il.</p>
+
+<p>-- Nous attendons la premi&egrave;re visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais &agrave; votre pr&eacute;sence pour d&eacute;corer notre salon, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>-- Dieu ! que je suis flatt&eacute; ! Et qui attendons-nous ?</p>
+
+<p>Maud sourit. Hector insinua:</p>
+
+<p>-- Un mari ?</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas &agrave; la question, elle dit seulement, apr&egrave;s un temps:</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous un ami, Hector ?</p>
+
+<p>Le jeune homme fut touch&eacute; par le ton s&eacute;rieux de la question.</p>
+
+<p>-- Certes, dit-il, ma ch&egrave;re enfant... Mon fr&egrave;re a &eacute;t&eacute; plut&ocirc;t l'ami de votre p&egrave;re; mais moi, je vous ai connue toute petite...</p>
+
+<p>Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait &agrave; ce retour sur le pass&eacute;, il se ma&icirc;trisa aussit&ocirc;t et plaisanta:</p>
+
+<p>-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.</p>
+
+<p>-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, r&eacute;pliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher &agrave; me faire tu tort.</p>
+
+<p>Il protesta du geste.</p>
+
+<p>-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-&ecirc;tre besoin de vous...</p>
+
+<p>Les &eacute;clats de rire l'interrompirent. On &eacute;coutait Jacqueline. Elle disait:</p>
+
+<p>-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le m&ecirc;me coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche m&eacute;lancoliquement, par devoir, en d&eacute;tournant la t&ecirc;te: l'eau tombe o&ugrave; elle peut. Avec les jolies femmes un peu m&ucirc;res, il plaisante, il dit des b&ecirc;tises, il s'amuse &agrave; leur arracher des petits cris, &agrave; les chatouiller avec son jet, &agrave; leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de litt&eacute;rature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit:</p>
+
+<p>-- Chut ! Taisons-nous... On a sonn&eacute;... Ce sont les raseurs.</p>
+
+<p>Avant qu'on n'ouvr&icirc;t la porte, d&eacute;j&agrave; elle &eacute;tait assise pr&egrave;s de la table &agrave; th&eacute;, s&eacute;rieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.</p>
+
+<p>Le domestique, cette fois, annon&ccedil;a:</p>
+
+<p>-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>Un peu c&eacute;r&eacute;monieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent &eacute;chang&eacute;es. Jacqueline souffla &agrave; l'oreille de Marthe:</p>
+
+<p>-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son gar&ccedil;on et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !</p>
+
+<p>Certes, l'entr&eacute;e des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes &eacute;l&eacute;gants, ces femmes pimpantes, habill&eacute;es par Doucet, chapeaut&eacute;es par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel &eacute;taient v&ecirc;tus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui ent&eacute;n&egrave;brent chaque ann&eacute;e les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taill&eacute;, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surann&eacute;e de la redingote en drap uni, de l'&eacute;troite cravate noire nou&eacute;e sous le col rabattu.</p>
+
+<p>-- C'est &eacute;gal, r&eacute;pondit Marthe de Reversier &agrave; Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.</p>
+
+<p>Elle aussi avait raison? Accoutr&eacute;s en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et s&egrave;che, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque enti&egrave;rement les cheveux &agrave; peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur impr&eacute;vue, &agrave; la fois innocents et passionn&eacute;s, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les m&ecirc;mes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins &eacute;maci&eacute;e, sa p&acirc;leur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidit&eacute; s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'anc&ecirc;tre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nou&eacute;e en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa m&egrave;re et de sa soeur, &eacute;voquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.</p>
+
+<p>-- Monte pr&eacute;venir maman qu'<i>ils</i> sont arriv&eacute;s, dit Maud &agrave; l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.</p>
+
+<p>-- Bon. Je la sanglerai moi-m&ecirc;me, s'il le faut, r&eacute;pliqua la petite en s'esquivant.</p>
+
+<p>Un silence assez froid s'&eacute;tait r&eacute;pandu dans le salon apr&egrave;s l'arriv&eacute;e des Chantel. Maud avait pr&egrave;s d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de g&ecirc;ne. Jeanne, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa m&egrave;re, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort p&acirc;le, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se for&ccedil;ait &agrave; regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient &agrave; Maud, invinciblement &agrave; Maud, qui lui avait distraitement serr&eacute; la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beaut&eacute; renouvel&eacute;e, recr&eacute;&eacute;e dans ce cadre choisi par elle, orn&eacute; par elle, &agrave; ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait os&eacute; l&agrave;-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux foresti&egrave;re, hausser jusqu'&agrave; elle une pens&eacute;e de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, &eacute;panouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avis&eacute;, inform&eacute; des dessous de ce monde aux moeurs commodes o&ugrave; il fr&eacute;quentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette chemin&eacute;e et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer &agrave; la com&eacute;die ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derri&egrave;re la fa&ccedil;ade de luxe... Maud lasse de la soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; elle vit, r&eacute;solue &agrave; se <i>caler</i> dans le monde par un mariage solide... Le provincial emball&eacute; &agrave; fond de train, pr&ecirc;t &agrave; sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... m&ecirc;me leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgr&eacute; leur temp&eacute;rament d'aventuriers... Beau sujet de pi&egrave;ce ! Heureusement, je n'y suis qu'un indiff&eacute;rent spectateur !" Il se r&eacute;jouit de la neutralit&eacute; promise &agrave; Maud tout &agrave; l'heure: "Spectateur indiff&eacute;rent... et j'en suis bien aise."</p>
+
+<p>Maxime, &agrave; pr&eacute;sent, s'oubliait tout &agrave; fait, ne d&eacute;tachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.</p>
+
+<p>-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-l&agrave; ne m'est pas inconnu.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre entrait. Elle &eacute;tait v&ecirc;tue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait, &nbsp;l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'&eacute;chancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass &eacute;tincelait.</p>
+
+<p>-- Pourquoi as-tu laiss&eacute; maman mettre &ccedil;a ? dit &agrave; voix basse Maud &agrave; Jacqueline, qui suivait sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit la petite, j'ai essay&eacute;; mais si tu crois que c'est facile !</p>
+
+<p>A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'&eacute;tait lev&eacute;e; &eacute;clair&eacute;e d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrass&egrave;rent et se mirent &agrave; causer aussit&ocirc;t, l'absence oubli&eacute;e, leur verbiage de malades raccord&eacute; au pass&eacute;, tout naturellement:</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&egrave;re amie... comment allez-vous ? votre genou ?</p>
+
+<p>-- H&eacute;las ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai pass&eacute; ma journ&eacute;e &eacute;tendue. Mais vous ? votre &eacute;paule ?</p>
+
+<p>-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai d&eacute;couvert les pilules du docteur Levert...</p>
+
+<p>Elles s'assirent dans un coin, chacune press&eacute;e de parler, n'&eacute;coutant point l'autre, toute &agrave; la confidence de ses mis&egrave;res.</p>
+
+<p>Hector s'&eacute;tait rapproch&eacute; de Maud:</p>
+
+<p>-- Comment <i>les</i> appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annonc&eacute;.</p>
+
+<p>-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.</p>
+
+<p>-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>Maud demanda vivement:</p>
+
+<p>-- Vrai ? O&ugrave; cela ?</p>
+
+<p>-- Au r&eacute;giment. Il y a huit ans. Il a &eacute;t&eacute; mon sous-lieutenant, &agrave; Ch&acirc;lons, quand j'&eacute;tais volontaire dans les dragons.</p>
+
+<p>-- En effet. Il a pass&eacute; par Saint-Cyr et est rest&eacute; trois ans officier... Il a d&ucirc; donner sa d&eacute;mission &agrave; la mort de son p&egrave;re pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'&eacute;tais pas un dragon tellement &eacute;minent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'&eacute;tat de reconna&icirc;tre qui que ce soit. Dois-je me rappeler &agrave; lui ?</p>
+
+<p>Maud r&eacute;fl&eacute;chit un instant:</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas oubli&eacute; votre promesse ?</p>
+
+<p>-- Non... M&ecirc;me, si je puis vous servir en quelque chose ?</p>
+
+<p>-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui o&ugrave; vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !</p>
+
+<p>-- Pour le moment, r&eacute;pliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison &agrave; son ancien cavalier. Regardez !</p>
+
+<p>En effet, Maxime, le visage ravag&eacute;, les traits crisp&eacute;s, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.</p>
+
+<p>-- Je vais le calmer, fit Hector.</p>
+
+<p>Il profita du remous caus&eacute; par l'entr&eacute;e du peintre Valbelle -- grand gar&ccedil;on athl&eacute;tique, teint color&eacute;, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.</p>
+
+<p>-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, &agrave; Ch&acirc;lons. Monsieur Hector Le Tessier.</p>
+
+<p>L'ironie l&eacute;g&egrave;re dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase &eacute;chappa &agrave; Maxime. Sa figure se d&eacute;tendit, s'&eacute;claircit. Il sera la main d'Hector.</p>
+
+<p>-- Ah ! monsieur, je suis enchant&eacute;... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- 83, rectifia Hector.</p>
+
+<p>-- 83... Vous &ecirc;tes des Deux-S&egrave;vres ?</p>
+
+<p>-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute; de votre m&eacute;moire, l'excellent officier que vous &eacute;tiez.</p>
+
+<p>-- J'aimais beaucoup mon m&eacute;tier, d&eacute;clara Maxime, la voix timbr&eacute;e d'un peu de tristesse.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les r&eacute;unissait &agrave; dix ans de distance.</p>
+
+<p>-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a &eacute;t&eacute; officier pendant trois ans, il a connu &agrave; peu pr&egrave;s deux mille recrues... Il doit en avoir rencontr&eacute; plus d'une dans la vie, depuis.</p>
+
+<p>-- Oh ! le vilain arithm&eacute;ticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent &ecirc;tre amis. Voil&agrave;.</p>
+
+<p>-- J'accepte l'augure, madame, d&eacute;clara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps &agrave; Paris, j'esp&egrave;re qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon fr&egrave;re et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la gr&acirc;ce de d&icirc;ner au cabaret avec nous, demain ?</p>
+
+<p>Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sinc&egrave;re; tous deux, &agrave; parler du pass&eacute;, revivaient un peu cette premi&egrave;re jeunesse irrevivable, d&eacute;j&agrave; regrett&eacute;e, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste &agrave; la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant &agrave; des fa&ccedil;ons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge &agrave; bandeaux; le romancier "f&eacute;ministe" Henri Espiens, m&eacute;ridional chevelu, t&ecirc;tu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scand&eacute; par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laiss&eacute;e dans l'antichambre.</p>
+
+<p>Maud attira Jacqueline &agrave; l'&eacute;cart:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amiti&eacute; entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des alli&eacute;s contre nous.</p>
+
+<p>-- Oh ! je suis s&ucirc;re d'Hector.</p>
+
+<p>-- Et de Paul ?</p>
+
+<p>-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.</p>
+
+<p>Elle fit, du doigt, signe &agrave; Paul de les rejoindre.</p>
+
+<p>-- Beau s&eacute;nateur, lui dit-elle d'un ton enjou&eacute;, vous aurez manqu&eacute; aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.</p>
+
+<p>Paul sourit:</p>
+
+<p>-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoy&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Allons donc ! La petite cachotti&egrave;re ! Elle ne me l'a pas dit.</p>
+
+<p>-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assur&eacute; que vous &eacute;tiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.</p>
+
+<p>-- Et moi, j'ai promis de la faire d&eacute;buter ici et de convoquer tout Paris &agrave; ses d&eacute;buts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous &ecirc;tes un heureux s&eacute;nateur ?</p>
+
+<p>-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'op&eacute;rette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un p&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets &agrave; peine &eacute;bauch&eacute;s, mais dont le succ&egrave;s me tient au coeur.</p>
+
+<p>Paul visa Maxime, du regard.</p>
+
+<p>-- Lui ?</p>
+
+<p>-- Oui. Hector est mon alli&eacute;. Et vous ?</p>
+
+<p>-- Moi aussi, bien s&ucirc;r...D'autant qu'il ne sera pas &agrave; plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...</p>
+
+<p>Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperos&eacute;, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgr&eacute; la coupe anglaise de sa v&ecirc;ture, le gard&eacute;nia rouge de sa boutonni&egrave;re, malgr&eacute; le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On pr&eacute;senta pompeusement:</p>
+
+<p>-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.</p>
+
+<p>Le gros homme saluait &agrave; droite et &agrave; gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Op&eacute;ra...</p>
+
+<p>-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle d&eacute;posa l'enveloppe sur une console.</p>
+
+<p>On s'&eacute;tait dispers&eacute; dans les deux salons, suivant l'&eacute;lection des affinit&eacute;s. Espiens avait attir&eacute; Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire &eacute;touff&eacute;, tout de suite suivi d'un arp&egrave;ge jet&eacute; sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isol&eacute;e pr&egrave;s de Suberceaux, lui parlait &agrave; voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui &eacute;coutait indiff&eacute;rent, les yeux &agrave; une &eacute;bauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accroch&eacute;e au mur. Autour de la table &agrave; th&eacute;, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, &agrave; la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite cr&eacute;ole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la r&eacute;plique aux deux hommes:</p>
+
+<p>-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous &ecirc;tes poli.</p>
+
+<p>-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la po&eacute;sie... l'amour... enfin, tout &agrave; fait votre type.</p>
+
+<p>-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.</p>
+
+<p>-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis b&ecirc;te... Je suis s&ucirc;re qu'il n'y a pas de costume du tout.</p>
+
+<p>-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est tr&egrave;s convenable, on en met autant qu'on veut.</p>
+
+<p>-- Bien s&ucirc;r, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite &agrave; M. Valbelle, si j'avais le type.</p>
+
+<p>A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."</p>
+
+<p>Dora, apr&egrave;s r&eacute;flexion, objecta:</p>
+
+<p>-- Maman ne voudra jamais.</p>
+
+<p>-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner &agrave; l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la dame de compagnie de Dora, c&eacute;l&egrave;bre dans un certain monde de f&ecirc;teurs parisiens pour sa docilit&eacute; et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussit&ocirc;t et ne bougeait que lorsqu'on venait la r&eacute;veiller.</p>
+
+<p>La petite Calvell m&eacute;ditait. Enfin elle prof&eacute;ra cette r&eacute;ponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.</p>
+
+<p>Maxime, qu'Hector avait laiss&eacute; seul apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait pr&eacute;senter &agrave; sa soeur Jeanne, regardait, &eacute;coutait; et il se demandait: "Est-ce que je r&ecirc;ve ? Suis-je n&eacute; dans un monde &agrave; part ? est-ce l&agrave; les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie &agrave; voix basse... Ces gestes de fr&ocirc;lement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui r&eacute;sonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirt&eacute;... Nous avons flirt&eacute;... C'est un flirt de ma fille..." Voil&agrave; les gens qui entourent Maud... Voil&agrave; ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"</p>
+
+<p>Maud ne lui avait pas encore adress&eacute; la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche &agrave; son gr&eacute; des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son &eacute;tonnement irrit&eacute;; elle vint &agrave; lui, tout droit:</p>
+
+<p>-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.</p>
+
+<p>Et elle recula vers l'angle du salon, for&ccedil;ant le jeune homme &agrave; l'y suivre.</p>
+
+<p>-- Je pense, r&eacute;pondit Maxime tr&egrave;s grave, que ma solitude de V&eacute;zeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait go&ucirc;t&eacute;e, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, &agrave; ces hommes &eacute;l&eacute;gants, brillants, causeurs ais&eacute;s, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner &agrave; V&eacute;zeris ?</p>
+
+<p>-- Oui. J'ai accompagn&eacute; ma m&egrave;re &agrave; Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers &agrave; rien ici: je repartirai pour V&eacute;zeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: m&ecirc;me quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en &ecirc;tre absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons myst&eacute;rieux, est plus pr&egrave;s de mon coeur.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>Maxime reprit, s'exaltant peu &agrave; peu au son de sa propre voix:</p>
+
+<p>-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, &agrave; leur image, voyez-vous. J'ai le m&ecirc;me coeur que mes bergers, immobiles d'un cr&eacute;puscule &agrave; l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois &eacute;prouv&eacute;es leur seul ressouvenir suffit &agrave; combler ma pens&eacute;e durant de longs mois... Ici, on &eacute;prouve vite et peu; la parole est rapide et br&egrave;ve comme la sensation; moi, je suis lent &agrave; parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.</p>
+
+<p>-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte l&agrave; (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'int&eacute;resser autant.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis m&ecirc;me pas assez ma&icirc;tre de moi pour vous cacher cette &eacute;motion ! Tout ce qui me rappelle une chose pass&eacute;e... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma pr&eacute;sence ici, apr&egrave;s des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...</p>
+
+<p>Maud l'interrompit:</p>
+
+<p>-- Je ne les ai pas oubli&eacute;s, moi non plus.</p>
+
+<p>Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effray&eacute;e de leur flamme.</p>
+
+<p>"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les l&egrave;vres de Maxime, elle dit tout haut, de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendue:</p>
+
+<p>-- Il faut venir &agrave; l'Op&eacute;ra demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? O&ugrave; est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !</p>
+
+<p>Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se r&eacute;fugier aupr&egrave;s de son fr&egrave;re. On rit un peu.</p>
+
+<p>-- Comment l'avez-vous apprivois&eacute;e ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.</p>
+
+<p>-- Je lui ai parl&eacute; de vous, monsieur.</p>
+
+<p>Tout de suite, cette &acirc;me neuve avait requis la curiosit&eacute; d'Hector. Il la devinait si diff&eacute;rente des petites &acirc;mes, frip&eacute;es sous leur masque de virginit&eacute;, qu'il guettait &agrave; travers les salons de Paris, non par go&ucirc;t de d&eacute;bauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme sp&eacute;cial de collectionneur. Il l'avait questionn&eacute;e doucement, paternellement presque, lui parlant de ce fr&egrave;re qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bient&ocirc;t sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassur&eacute;s. D'une voix paisible, att&eacute;nu&eacute;e, comme ouat&eacute;e par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse l&agrave;-bas, sans f&ecirc;tes, sans compagnes, -- &eacute;lev&eacute;e par sa m&egrave;re, enseign&eacute;e par Maxime.</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&eacute;rie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.</p>
+
+<p>-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que d&eacute;cidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous &ecirc;tes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?</p>
+
+<p>-- Je d&icirc;ne avec vos amis, mademoiselle, r&eacute;pondit Maxime, m&eacute;content que Maud e&ucirc;t bris&eacute; l'entretien, tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, apr&egrave;s d&icirc;ner, voil&agrave; tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.</p>
+
+<p>Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il &eacute;tait pr&egrave;s de sept heures, tout le monde prit cong&eacute;.</p>
+
+<p>Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:</p>
+
+<p>-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre m&eacute;chante humeur de tant&ocirc;t. Vous avez &eacute;t&eacute; convenable.</p>
+
+<p>-- C'est <i>lui</i> ? demanda d&eacute;daigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>-- Il a l'air bien provincial.</p>
+
+<p>Maud dit s&egrave;chement:</p>
+
+<p>-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...</p>
+
+<p>-- Que moi ?</p>
+
+<p>Maud r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici apr&egrave;s les autres. A demain.</p>
+
+<br>
+<h2>III</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>Non, d&eacute;clara Hector Le Tessier (il achevait de d&icirc;ner avec son fr&egrave;re et Maxime, au restaurant Joseph), le monde o&ugrave; nous nous sommes rencontr&eacute;s hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire &agrave; des plaisanteries louches, r&eacute;pondre sur le m&ecirc;me ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-l&agrave;. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres &eacute;chantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents &agrave; l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au th&eacute;&acirc;tre, &agrave; Aix, &agrave; Trouville, qui fait de l'hydroth&eacute;rapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez repr&eacute;sent&eacute;s tous les degr&eacute;s de l'&eacute;chelle sociale entre la grisette et l'h&eacute;riti&egrave;re des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien pr&eacute;fet de l'Ordre moral: int&eacute;rieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au V&eacute;sinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a &eacute;t&eacute; fort bien &eacute;lev&eacute;e... Non, ce n'est aucunement du monde m&ecirc;l&eacute;, du demi-monde. Ce ne sont pas des d&eacute;class&eacute;es. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui fr&eacute;quentent ce salon, que la petite Dora, bien n&eacute;e d'ailleurs, et une certaine C&eacute;cile Ambre, dont le masque e&ucirc;t fait r&ecirc;ver Baudelaire, mais qu'on re&ccedil;oit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous conna&icirc;trez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me d&eacute;plaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues pr&eacute;cautions:</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; Hector &agrave; cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est in&eacute;puisable.</p>
+
+<p>Maxime, qui avait peu parl&eacute; pendant le repas et qui ne fumait point, r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Mais je le trouve tr&egrave;s int&eacute;ressant.</p>
+
+<p>Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secr&egrave;tes anxi&eacute;t&eacute;s de son coeur ! De cette visite de la veille, il &eacute;tait sorti boulevers&eacute; et ensorcel&eacute;. Maud si belle, qui avait eu des mots si p&eacute;n&eacute;trants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouv&eacute;e irr&eacute;prochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes fr&ocirc;leuses, dont le titre et la v&ecirc;ture de vierges rendaient les discours, les allures plus d&eacute;concertants ? Elles &eacute;taient les soeurs, elles &eacute;taient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur r&eacute;pondait, pensait d'accord avec leur pens&eacute;e, peut-&ecirc;tre !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de col&egrave;re contre ces gens, contre ce Paris qui peut-&ecirc;tre avaient souill&eacute; l'&acirc;me blanche de la femme &eacute;lue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aim&eacute;e depuis avec l'ardeur concentr&eacute;e des &acirc;mes fortes o&ugrave; la solitude, l'absence, loin de les abolir, &eacute;chauffent les passions... Mais peut-&ecirc;tre aussi Maud, parmi ces impuret&eacute;s, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur &agrave; lui, Jeanne, que rien n'avait choqu&eacute;e, la veille... Oh ! le cruel myst&egrave;re ! Comment, comment &ecirc;tre s&ucirc;r ?... Il &eacute;coutait Hector avec une sorte d'attention contract&eacute;e, le d&eacute;sir d'apprendre et la peur de savoir.</p>
+
+<p>Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;s, le verbe ais&eacute;, alerte, causeur de salon et de d&icirc;ner, habitu&eacute; &agrave; la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; interrompait la conf&eacute;rence par quelque incise d'amicale et paterne ironie.</p>
+
+<p>-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est pass&eacute; &agrave; Paris, depuis une quinzaine d'ann&eacute;es, des &eacute;v&eacute;nements -- deux &eacute;v&eacute;nements graves, deux "kracks", dirait mon fr&egrave;re -- dont vous n'avez m&ecirc;me pas senti le contre-coup le plus amorti l&agrave;-bas, dans votre terre de V&eacute;zeris, mon cher, au milieu de vos &eacute;talons, de vous chiens et de vos faisans...</p>
+
+<p>-- Et c'est ? demanda Maxime.</p>
+
+<p>-- Premi&egrave;rement, le krack de la pudeur. Notre &eacute;poque est comparable &agrave; la d&eacute;cadence latine ou &agrave; la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues &agrave; la table des M&eacute;dicis, elles n'ornent pas leur cou d'embl&egrave;mes g&eacute;n&eacute;rateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se g&ecirc;ne pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pi&egrave;ces ne les m&egrave;ne-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le th&eacute;&acirc;tre, ce n'est que des paroles... Il y a, &agrave; Paris, dans le monde, des professionnels de la d&eacute;floration, des hommes &agrave; l'aff&ucirc;t de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La premi&egrave;re le&ccedil;on est donn&eacute;e aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'&eacute;t&eacute;, les promiscuit&eacute;s de la ville d'eaux ou de la plage permettront au d&eacute;florateur professionnel de mettre &agrave; son oeuvre la derni&egrave;re main.</p>
+
+<p>-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commenc&eacute; par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.</p>
+
+<p>-- Non, reprit Hector. Le d&eacute;florateur n'&eacute;pouse gu&egrave;re, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout &agrave; ce qu'il &eacute;pouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on entrait, sonn&eacute; par Paul qui r&eacute;clama l'addition. Hector attendit qu'il f&ucirc;t sorti pour continuer:</p>
+
+<p>-- Le second krack que je vous d&eacute;non&ccedil;ais tout &agrave; l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot &agrave; sa fille, c'est-&agrave;-dire six mille francs de rente, c'est-&agrave;-dire rien, pas m&ecirc;me de quoi louer un coup&eacute; au mois... Donc jamais la jeune fille n'a d&eacute;pendu de l'homme &agrave; ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conqu&eacute;rir, -- l'amour -- les m&egrave;res les laissent apprendre l'amour le plus t&ocirc;t possible, par d&eacute;vouement maternel...</p>
+
+<p>Contre ce mot de d&eacute;vouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:</p>
+
+<p>-- Mais si, par d&eacute;vouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce d&eacute;vouement. A mon sens, l'alt&eacute;ration universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux m&egrave;res de la g&eacute;n&eacute;ration pr&eacute;sente. Jadis la vierge &eacute;tait &eacute;lev&eacute;e dans un clo&icirc;tre, g&eacute;n&eacute;ralement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au s&eacute;rieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'h&ocirc;te sur l'immoralit&eacute; des couvents ? Elle sortait de l&agrave; pour se marier avec un homme qu'elle connaissait &agrave; peine, mais que l'accord des parents avait &eacute;lu: donc les luttes d'int&eacute;r&ecirc;t (presque toutes les discordes conjugales) &eacute;taient &eacute;vit&eacute;es. Le mari &eacute;tait vraiment <i>l'initiateur</i>, chance consid&eacute;rable d'&ecirc;tre aim&eacute; ! D'autre part, issue du clo&icirc;tre le plus aristocratique de Paris, la fianc&eacute;e trouvait dans le m&eacute;nage le plus modeste un accroissement de confortable et d'&eacute;l&eacute;gance. On &eacute;tait &agrave; l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques &nbsp;hyst&eacute;riques de cette heureuse g&eacute;n&eacute;ration, quelques Jane de Simerose trouv&egrave;rent brusque et d&eacute;sagr&eacute;able la surprise de l'alc&ocirc;ve, cri&egrave;rent &agrave; la trahison et au viol. Elles cri&egrave;rent si fort qu'elles persuad&egrave;rent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupir&acirc;t: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le r&eacute;sultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du clo&icirc;tre, mais elle s'habitue, d&egrave;s quinze ans, &agrave; la large aisance que ses parents mirent quarante ans &agrave; conqu&eacute;rir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la th&eacute;orie de l'amour: elle la fortifie d'exp&eacute;riences pr&eacute;paratoires, pour plus de s&ucirc;ret&eacute;. Et c'est le mari&eacute;, maintenant, &agrave; qui l'alc&ocirc;ve nuptiale m&eacute;nage des surprises.</p>
+
+<p>Les trois convives rest&egrave;rent quelque temps silencieux. Le gar&ccedil;on rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:</p>
+
+<p>-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport &agrave; corriger et je veux monter &agrave; cheval demain matin. Vous allez &agrave; l'Op&eacute;ra, je crois, monsieur de Chantel ?</p>
+
+<p>-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre fr&egrave;re m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma m&egrave;re &agrave; la sortie.</p>
+
+<p>-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, r&eacute;pliqua Hector... Et m&ecirc;me, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la <i>Chevauch&eacute;e</i>.</p>
+
+<p>Ils v&ecirc;tirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le s&eacute;nateur trouva son coup&eacute;. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glac&eacute; sur l'emplacement vide de l'ancien Op&eacute;ra-Comique. Une mince couche de neige dure, cir&eacute;e par les semelles des passants, vernissait le sol; les clart&eacute;s du gaz, les feux des globes &eacute;lectriques luisaient fixement, dans l'air condens&eacute;. C'&eacute;tait, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.</p>
+
+<p>-- Montez-vous dans mon coup&eacute; ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai &agrave; l'Op&eacute;ra.</p>
+
+<p>-- Non, fit Hector. Deux minutes de <i>footing</i> nous feront du bien. Va-t'en &agrave; tes rapports, s&eacute;nateur.</p>
+
+<p>Tandis que le coup&eacute; virait, Hector et Maxime gagn&egrave;rent le boulevard. Hector avait allum&eacute; un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pens&eacute;e bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.</p>
+
+<p>-- Vous r&ecirc;vez, mon lieutenant ? questionna Hector.</p>
+
+<p>Maxime s'arr&ecirc;ta net, comme un cheval sous un coup de cave&ccedil;on. Ses traits maigres, tendus plus qu'&agrave; l'ordinaire, ses yeux dont l'arri&egrave;re-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache d&eacute;non&ccedil;aient le trouble de ses nerfs.</p>
+
+<p>-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parl&eacute; tout &agrave; l'heure des jeunes filles qui fr&eacute;quentent Mlle de Rouvre et m&ecirc;me de sa soeur dans des termes qui m'ont afflig&eacute;. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens &agrave; vous le dire...</p>
+
+<p>-- Mais, mon cher, r&eacute;plique Hector, je n'ai pas m&ecirc;me prononc&eacute; le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; Maxime condamnait sa brusquerie.</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, tr&egrave;s large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant &agrave; marcher... Pensez combien je suis d&eacute;sempar&eacute; ici, ignorant Paris, mal fait &agrave; votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers &agrave; l'air des visages pour juger les &acirc;mes, comme &agrave; l'aspect du ciel pour pr&eacute;voir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis s&ucirc;r que vous valez d'&ecirc;tre mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Mais certainement, mon cher Maxime, r&eacute;pliqua Hector, touch&eacute;.</p>
+
+<p>Il pensait: "Voil&agrave; des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc &agrave; V&eacute;zeris ?"</p>
+
+<p>-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Op&eacute;ra par la chauss&eacute;e d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'&eacute;clat pour n'avoir pas suscit&eacute; l'envie et la calomnie. Vous entendrez m&eacute;dire d'elle, je vous en pr&eacute;viens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup s&eacute;duit, n'est-ce pas ?... Voil&agrave; pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir r&eacute;fl&eacute;chi. La premi&egrave;re, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, &agrave; qui l'on n'ait pr&ecirc;t&eacute;, sinon des amants, du moins des camarades &agrave; de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la m&eacute;disance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout &agrave; l'heure, au balcon des loges, rev&ecirc;tent si peu de corps tout &agrave; fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honn&ecirc;tes p&acirc;tissent de la d&eacute;shonn&ecirc;tet&eacute; des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est &agrave; peu pr&egrave;s impossible de savoir si une jeune fille est honn&ecirc;te, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a d&eacute;failli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans t&eacute;moins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de m&eacute;fiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, r&eacute;serv&eacute;e ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.</p>
+
+<p>Ils avaient atteint la cour de l'Op&eacute;ra, en segment de cercle, que bordent les rues Gl&uuml;ck et Hal&eacute;vy; ils arpentaient lentement ce coin isol&eacute; dont le silence d&eacute;sert, demi-obscur, contrastait avec le fr&eacute;missement lumineux des &eacute;quipages, les attelages piaffant d&eacute;j&agrave; le long des trottoirs.</p>
+
+<p>"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."</p>
+
+<p>Maxime murmura, comme pour lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?</p>
+
+<p>-- Les demi-vierges ? Elles &eacute;pouseront des barons en "toc", d'importants industriels guett&eacute;s par la faillite, des hommes splendides, rong&eacute;s de maladies mortelles, toutes sortes de maris de fa&ccedil;ade qui s'&eacute;croulent un mois ou un an apr&egrave;s la noce, car c'est un &eacute;trange ch&acirc;timent de ces petites trompeuses d'&ecirc;tre leurr&eacute;es presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honn&ecirc;te homme et seront des &eacute;pouses mod&egrave;les, doubl&eacute;es (pour leur mari) de ma&icirc;tresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme &agrave; Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.</p>
+
+<p>-- Lequel ?</p>
+
+<p>-- Une petite oie blanche, n&eacute;e et nourrie dans un coin de province.</p>
+
+<p>Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:</p>
+
+<p>-- A moins de rencontrer une fille sup&eacute;rieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caract&egrave;re d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.</p>
+
+<p>Hector eut la r&eacute;compense de cette phrase aussit&ocirc;t, &agrave; voir s'&eacute;clairer le visage de Maxime; il surprit l'&eacute;bauche d'un geste, aussit&ocirc;t r&eacute;prim&eacute;, pour lui prendre la main et la serrer.</p>
+
+<p>"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce gar&ccedil;on comme un m&eacute;decin avec un malade ? Si je lui disais la v&eacute;rit&eacute;, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la v&eacute;rit&eacute;, la sais-je moi-m&ecirc;me ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut &ecirc;tre heureux avec elle, quoique tromp&eacute;, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"</p>
+
+<p>La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.</p>
+
+<p>-- Nous entrons ? demanda Hector.</p>
+
+<p>-- Si vous voulez.</p>
+
+<p>Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une s&ucirc;ret&eacute; d'habitu&eacute; &agrave; travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clart&eacute; sur les marbres, cette foule bruissante et par&eacute;e, il sentit confus&eacute;ment tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le p&eacute;ril, chez l'adversaire.</p>
+
+<p>"Une femme poursuivie l&agrave;, prise l&agrave;, n'est point celle qu'il me faut."</p>
+
+<p>En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgr&eacute; tout gauchi par sa solitude, contre la soci&eacute;t&eacute; alerte, ais&eacute;e de la Ville, la rancune de la province, m&ecirc;me intelligente, contre Paris.</p>
+
+<p>"Vais-je donc lier ma vie, tout &agrave; l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement r&ecirc;v&eacute; ?"</p>
+
+<p>Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgr&eacute; tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la premi&egrave;re fois, avec l'&eacute;nergie exalt&eacute;e qui animait toutes ses d&eacute;cisions: "Je la veux..."</p>
+
+<p>Quelques minutes apr&egrave;s, tous deux p&eacute;n&eacute;traient dans la loge. Aaron, affair&eacute; et obs&eacute;quieux, en sortit au m&ecirc;me instant: ils n'y trouv&egrave;rent que les deux m&egrave;res et les trois jeunes filles. Maud quitta aussit&ocirc;t sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.</p>
+
+<p>"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'&ecirc;tre des fous !"</p>
+
+<p>Vraiment, ce soir, Maud &eacute;blouissait: de ses cheveux noirs, touch&eacute;s de roux, &agrave; ses pieds, dont les souliers d&eacute;couvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis pr&egrave;s d'elle, sur le canap&eacute; rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse &agrave; le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumi&egrave;res, lam&eacute; d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du m&ecirc;me ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'&eacute;chancrure du col, laissant &agrave; peine deviner la naissance des seins: mais l'&eacute;paule droite montrait sa rondeur presque nue, l'&eacute;troite &eacute;paulette attach&eacute;e par une simple agrafe, une turquoise ancienne taill&eacute;e en scarab&eacute;e. Dans la lumi&egrave;re factice des lampes &agrave; incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint &eacute;clatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, tortur&eacute;, jaloux... et heureux... et il s'avouait &agrave; lui-m&ecirc;me: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"</p>
+
+<p>Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volont&eacute; de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'&ecirc;tre l&agrave;, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il &eacute;prouvait, se tra&icirc;ner &agrave; ses pieds et crier dans la poussi&egrave;re: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis &agrave; vous ! Je crois en vous !"</p>
+
+<p>Et il avait dout&eacute; d'elle, tout &agrave; l'heure ! Il avait accueilli un instant le soup&ccedil;on qu'elle donn&acirc;t &agrave; un autre des droits sur cette intangible beaut&eacute; !... Il ex&eacute;crait maintenant ce soup&ccedil;on comme un sacril&egrave;ge.</p>
+
+<p>Maud, tout en parlant de choses qui &eacute;taient loin de leur pens&eacute;e, de la pi&egrave;ce, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de d&eacute;sir. Et malgr&eacute; tout, elle s'enorgueillissait de sa conqu&ecirc;te inattendue, soudaine, point pareille aux autres.</p>
+
+<p>Elle avait, de quelques mots, cont&eacute; sa journ&eacute;e; elle acheva le r&eacute;cit en disant:</p>
+
+<p>-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?</p>
+
+<p>Il ne lui confessa point qu'il avait, d&egrave;s le matin, pass&eacute; sous ses fen&ecirc;tres, &agrave; cheval, avant la promenade au Bois o&ugrave; il essayait de couper sa fi&egrave;vre, de secouer son inqui&eacute;tude par une galopade furieuse. Il dit seulement:</p>
+
+<p>-- J'ai mont&eacute; &agrave; cheval avant le d&eacute;jeuner; j'ai d&eacute;jeun&eacute; &agrave; l'h&ocirc;tel des Missionnaires, pr&egrave;s de Saint-Sulpice, o&ugrave; je suis descendu avec ma m&egrave;re et Jeanne... Apr&egrave;s, j'ai fait quelques courses, une visite &agrave; un ancien camarade de r&eacute;giment, et...</p>
+
+<p>Il s'interrompit:</p>
+
+<p>-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous int&eacute;resse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journ&eacute;e, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pens&eacute;e...</p>
+
+<p>Maud se leva en souriant:</p>
+
+<p>-- Voici les musiciens &agrave; l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle &agrave; Le Tessier qui lui rendait sa place.</p>
+
+<p>Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure o&ugrave;, sous l'&eacute;clat att&eacute;nu&eacute; des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un d&eacute;cor de f&eacute;erie, il sentit que sa destin&eacute;e se nouait myst&eacute;rieusement, par un sortil&egrave;ge comparable &agrave; ceux qui, dans le drame, fixaient la destin&eacute;e des h&eacute;ros. La salle n'&eacute;tait pas si noy&eacute;e d'ombre qu'il n'y reconn&ucirc;t les visages rencontr&eacute;s la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli d&eacute;collet&eacute;e jusqu'&agrave; la taille, r&eacute;pandant sa poitrine sous les yeux de l'&eacute;nigmatique C&eacute;cile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombr&eacute;e d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, fr&ocirc;lant de sa barbe p&acirc;le la nuque gr&ecirc;le de Madeleine; et surtout, &agrave; l'orchestre, se retournant impatiemment, &agrave; chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, &eacute;trangement &eacute;l&eacute;gant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignor&eacute;e et p&eacute;rilleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volont&eacute; comme une b&ecirc;te de sang, puis l'&eacute;peronna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les emb&ucirc;ches, les pr&eacute;cipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en &eacute;tait s&ucirc;r, <i>pensaient &agrave; lui</i>, voulaient l'attirer, le garder.</p>
+
+<p>"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."</p>
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+<p>Aupr&egrave;s de Maud, tandis que Jacqueline &eacute;changeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage myst&eacute;rieux que Londres venait d'envoyer &agrave; Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la sc&egrave;ne. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magn&eacute;tisme d'un fluide int&eacute;rieur. C'&eacute;taient l'&eacute;motion de cette entr&eacute;e subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si diff&eacute;rents, par leur v&ecirc;tement, par leurs fa&ccedil;ons, des h&ocirc;tes de V&eacute;zeris; peut-&ecirc;tre le contentement secret d'avoir occup&eacute; l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout &agrave; l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- &agrave; elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parl&eacute;. Son coeur ardent et neuf s'&eacute;tonnait d'une temp&eacute;rature inaccoutum&eacute;e; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante m&eacute;lancolie la p&eacute;n&eacute;trait, une tristesse d'exil&eacute;e, &agrave; se voir entour&eacute;e de gens &eacute;trangers &agrave; sa vie morale, &agrave; ses go&ucirc;ts de scrupuleuse d&eacute;cence, de recueillement, de pi&eacute;t&eacute;. Pour se rassurer soi-m&ecirc;me, elle &eacute;tait oblig&eacute;e de se r&eacute;p&eacute;ter: "Puisque je suis l&agrave; avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y &ecirc;tre."</p>
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+<p>Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'&eacute;nervement, ces deux &ecirc;tres simples, Maxime et Jeanne, peut-&ecirc;tre &eacute;taient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, s&ucirc;rs de leur pens&eacute;e et de leur coeur. Les autres, aveulis, us&eacute;s par cet affreux Paris qui fausse, qui &eacute;mousse, qui anesth&eacute;sie, les autres n'&eacute;taient que des &eacute;paves incertaines, ignorant m&ecirc;me leur d&eacute;sir, ne sachant s'ils jouissaient d'&ecirc;tre l&agrave; ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- exc&eacute;d&eacute;s du jour monotone, apeur&eacute;s par la nuit insomniaque, d&eacute;traqu&eacute;s, distraits, "claqu&eacute;s", l'&acirc;me sourde et paralytique, le sens fallacieux ou d&eacute;faillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hant&eacute;e de fant&ocirc;mes de souvenirs, de coquetteries pu&eacute;riles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenaill&eacute;s par les envies anormales d'un sensualit&eacute; qu'ils n'&eacute;taient pas bien s&ucirc;rs de pouvoir satisfaire, ramen&eacute;s &agrave; leur besogne d'&eacute;nerver les femmes comme &agrave; une t&acirc;che de monomane, d'o&ugrave; le plaisir est exclu, qui, &agrave; la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poup&eacute;es nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatigu&eacute;es par les st&eacute;riles secousses, le coeur d&eacute;sert, l'esprit meubl&eacute; seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, us&eacute;e de d&eacute;bauches hors nature, en qui toutes les sensations, m&ecirc;me celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crisp&eacute;e &agrave; chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de C&eacute;cile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours &agrave; sa port&eacute;e, plusieurs fois par soir usit&eacute;e sous la p&eacute;nombre des loges, au th&eacute;&acirc;tre... Et lui non plus ne savait pas o&ugrave; le menait sa pens&eacute;e, ce qu'il souhaitait, ce qu'il &eacute;prouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur ent&eacute;n&eacute;br&eacute;, surpris d'y entrevoir la jalousie c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du d&eacute;florateur... Et aupr&egrave;s d'eux, c'&eacute;taient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des m&egrave;res, des oisifs, combien de m&ecirc;me race, menant la m&ecirc;me existence d&eacute;sax&eacute;e et d&eacute;sorient&eacute;e, las de vivre et cramponn&eacute;s &agrave; la vie, sensuels et inertes, intelligents et pu&eacute;rils ? et les artistes clairsem&eacute;s parmi eux, le g&eacute;nie actif de la Ville pourtant, combien aussi t&acirc;tonnaient dans la nuit, mal certains de leur id&eacute;al, besogneux d'argent, aveugl&eacute;s par la jalousie du succ&egrave;s des autres, enivr&eacute;s jusqu'&agrave; la d&eacute;mence par leur propre succ&egrave;s ?</p>
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+<p>De toute cette foule, les meilleurs sans doute &eacute;taient les r&eacute;sign&eacute;s, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derri&egrave;re les &eacute;paules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde o&ugrave; ils vivaient, s&ucirc;rs d'en sortir un jour, s&ucirc;rs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.</p>
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+<p>La pi&egrave;ce &eacute;tait finie. Les femmes, &agrave; la h&acirc;te, v&ecirc;taient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud pos&eacute; sur son bras. Les mots qui, tout &agrave; l'heure, avaient failli s'&eacute;chapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serr&eacute;e maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumi&egrave;re, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de V&eacute;zeris, il avait r&ecirc;v&eacute; Maud ainsi, &agrave; son bras, en face du monde ! Le r&ecirc;ve s'accomplissait et voil&agrave; que c'&eacute;tait presque une souffrance.</p>
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+<p>Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le p&eacute;ristyle. Julien de Suberceaux &eacute;tait derri&egrave;re eux, drap&eacute; dans une longue cape noire &agrave; col de velours, la figure si boulevers&eacute;e, si tragique que Maxime, bien inhabile &agrave; d&eacute;chiffrer de telles &acirc;mes complexes, soup&ccedil;onna le drame. Il s'&eacute;carta avec une affectation d'indiff&eacute;rence, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'&eacute;tait approch&eacute;e de Suberceaux: sous cette vo&ucirc;te de f&ecirc;te, parmi cette cohue par&eacute;e, mouvante et bruyante, ils crois&egrave;rent leurs regards.</p>
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+<p>-- Vous &ecirc;tes fou, voyons, murmura-t-elle... &nbsp;Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.</p>
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+<p>-- Maud... balbutia-t-il.</p>
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+<p>Elle le magn&eacute;tisa du regard.</p>
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+<p>-- Demain, fit-elle &agrave; voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.</p>
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+<p>Et le laissant ma&icirc;tris&eacute;, riv&eacute; soudain par le sortil&egrave;ge de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.</p>
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+<p>-- Pauvre gar&ccedil;on, dit-elle aussit&ocirc;t d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est &eacute;pris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons jou&eacute; ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sinc&egrave;re...</p>
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+<p>Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassur&eacute;. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrott&eacute; par l'amour.</p>
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+<p>Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une &agrave; une, tournaient prestement, emportant leurs charges &eacute;l&eacute;gantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brod&eacute;es d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coup&eacute;s de remise magnifiquement attel&eacute;s, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux &agrave; la disposition des riches &eacute;trangers, re&ccedil;ut Jeanne et sa m&egrave;re que les Rouvre ramenaient &agrave; l'h&ocirc;tel des Missionnaires.</p>
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+<p>Maxime, lui, partit seul, &agrave; pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, &agrave; travers la Ville o&ugrave; roulait le fracas des sorties de th&eacute;&acirc;tre, peu &agrave; peu apais&eacute;, rar&eacute;fi&eacute;, vers les d&eacute;serts quartiers de la rive gauche. M&ecirc;me, ayant rejoint l'h&ocirc;tel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.</p>
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+<p>Tout le pass&eacute; &eacute;tait balay&eacute; par la temp&ecirc;te pr&eacute;sente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'h&ocirc;tel eccl&eacute;siastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il pronon&ccedil;a tout haut:</p>
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+<p>-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir &eacute;lev&eacute;e d'ann&eacute;e en ann&eacute;e comme une soeur !</p>
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+<h2>IV</h2>
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+<p>Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement r&eacute;serv&eacute;e au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare &agrave; Paris, d'ouvrir leurs fen&ecirc;tres sur un jardin, celui de l'h&ocirc;tel de S&eacute;gur, dont les magnifiques pelouses finissent &agrave; quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guett&eacute; par les entrepreneurs de b&acirc;tisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouat&eacute;s de brouillard, cachent encore de leur ramure enchev&ecirc;tr&eacute;e les maisons de la rue La Bo&eacute;tie, &eacute;loignent &agrave; l'infini le Paris affair&eacute; et bruyant du faubourg Saint-Honor&eacute;.</p>
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+<p>Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orient&eacute;s. C'&eacute;tait la moiti&eacute; de l'entresol d'un h&ocirc;tel, transform&eacute; autrefois en logis de gar&ccedil;on, sans doute pour la commodit&eacute; de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particuli&egrave;re sur la rue de Baume, -- et depuis, lou&eacute; toujours &agrave; part, l'h&ocirc;tel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.</p>
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+<p>Quand Julien vint pour la premi&egrave;re fois &agrave; Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, &agrave; titre de secr&eacute;taire, M. Asquin, viticulteur consid&eacute;rable des environs de Limoux, &eacute;lu d&eacute;put&eacute; avec toute la liste monarchiste. Julien, &agrave; vingt et un ans, dernier m&acirc;le d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'&ecirc;tre pauvre. R&eacute;solu d'avance &agrave; toutes les compromissions, cuirass&eacute; par un orgueil sup&eacute;rieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chim&eacute;riques h&eacute;ros balzaciens qui disent &agrave; la Ville: "Tu seras mienne."</p>
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+<p>Mais le temps a march&eacute; depuis les du Tillet et les Rubempr&eacute;. Paris n'est plus une proie f&eacute;odale &agrave; partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcel&eacute; en mille parcelles o&ugrave; chaque app&eacute;tit d&eacute;mocratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu l&eacute;gion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune &eacute;lit celui-ci, celui qu'elle d&eacute;pouille n'&eacute;tait pas plus digne. Puis Julien, r&eacute;ellement beau, r&eacute;ellement s&eacute;ducteur, n'&eacute;tait Rastignac qu'&agrave; demi: lui-m&ecirc;me aimait trop les femmes. L'irr&eacute;ductible sinc&eacute;rit&eacute; de son d&eacute;sir paralysa ses projets de conqu&ecirc;te. Jusqu'au jour o&ugrave; il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune m&eacute;ridional tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gant et tr&egrave;s f&ecirc;t&eacute;. Il menait assez large vie, gr&acirc;ce au bonheur du jeu et aux lib&eacute;ralit&eacute;s d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le d&eacute;put&eacute;, la soixantaine pass&eacute;e, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques &eacute;lecteurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi lou&eacute; et pay&eacute; par Asquin au nom de son secr&eacute;taire, qui l'habita &agrave; la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du d&eacute;put&eacute;.</p>
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+<p>Julien de Suberceaux fut pr&eacute;sent&eacute; aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis s&eacute;nateur, alors d&eacute;put&eacute; de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme &agrave; favoris blancs, &agrave; fa&ccedil;ons correctes, assis &agrave; toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontr&eacute; dans tous les soupers de filles. On le r&eacute;putait riche, ignorant les br&egrave;ches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites &agrave; la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait &agrave; Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'&eacute;pouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conqu&ecirc;te; la v&eacute;rit&eacute;, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masqu&eacute; en aventurier. Elle le domina par sa beaut&eacute;, certes, par la royaut&eacute; de sa gr&acirc;ce; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une &acirc;me pareille &agrave; celle qu"il se souhaitait &agrave; lui-m&ecirc;me et qui lui manquait: -- une &acirc;me ardente et implacable de r&eacute;volt&eacute;e, d&eacute;cid&eacute;e, co&ucirc;te que co&ucirc;te, &agrave; vaincre la fortune et &agrave; pi&eacute;tiner la foule. Maud, &agrave; dix-huit ans, se savait ruin&eacute;e, r&eacute;duite &agrave; l'h&eacute;ritage d'un oncle maternel. Courtis&eacute;e par les hommes presque depuis l'enfance, experte &agrave; les surprendre, elle avait &eacute;prouv&eacute; d&eacute;j&agrave; la difficult&eacute; de les garder &agrave; soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si m&eacute;diocre. Deux fois, elle connut l'affreux d&eacute;boire des "flirts" affich&eacute;s dans Paris, aboutissant &agrave; la disparition du pr&eacute;tendu, le jour o&ugrave; la vraie fortune &eacute;tait connue. Elle ha&iuml;ssait d&eacute;j&agrave; son p&egrave;re pour l'avoir ruin&eacute;e, elle &eacute;tendit sa haine &agrave; tous les &ecirc;tres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beaut&eacute;, se faire honneur de ses pr&eacute;f&eacute;rences. Le mariage, d&egrave;s lors, lui fut la terre qu'il faut conqu&eacute;rir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontr&egrave;rent, elle et Julien, comme deux adversaires arm&eacute;s.</p>
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+<p>Et le monde, &agrave; leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait &eacute;vident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la m&ecirc;me race, d'une aristocratie de forme et d'&eacute;l&eacute;gance si manifeste que, l&agrave; contre, m&ecirc;me la jalousie d&eacute;sarmait. On eut l'impression d'une fatalit&eacute;, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalit&eacute;, cette loi, eux-m&ecirc;mes la subirent malgr&eacute; la r&eacute;volte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux poss&eacute;d&eacute;; mais Maud, enrag&eacute;e contre cette d&eacute;faite impr&eacute;vue, dut s'avouer qu'elle aussi &eacute;tait conquise, et que ses r&eacute;sistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme &agrave; qui, malgr&eacute; tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui d&eacute;clara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui c&eacute;dait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'&agrave; demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses r&eacute;solutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour o&ugrave; elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'&eacute;tait-ce pas l&agrave; un pi&eacute;tinement assez cr&acirc;ne des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballott&eacute;e d'&agrave; pr&eacute;sent ?</p>
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+<p>D&egrave;s l'ann&eacute;e qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur r&eacute;solution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la soci&eacute;t&eacute; dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demand&eacute; et obtenu le divorce; quelques mois apr&egrave;s le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquid&eacute;e, il restait &agrave; la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille &agrave; Maud, autant &agrave; Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans &eacute;corner leur capital. Mais Maud entendait ne point d&eacute;choir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans h&eacute;siter &agrave; son propre capital, car elle ne voulait &nbsp;pas d&eacute;poss&eacute;der sa m&egrave;re, et Jacqueline &eacute;tait avis&eacute;e et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante s&eacute;r&eacute;nit&eacute;. Les &eacute;v&eacute;nements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'&eacute;prit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur premi&egrave;re entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agr&eacute;ment de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce s&eacute;jour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tu&eacute;. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit &agrave; ce propos: "Cette femme ne sera aim&eacute;e que parmi des drames."</p>
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+<p>Presque en m&ecirc;me temps, Julien, lui aussi, &eacute;tait atteint dans ses oeuvres vives. Aux &eacute;lections de 1889, M. Asquin &eacute;chouait contre son concurrent r&eacute;publicain. Le jeune secr&eacute;taire se trouvait seul &agrave; Paris, n'ayant plus &agrave; sa port&eacute;e la bourse complaisante du d&eacute;put&eacute; qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, lou&eacute; pour plusieurs ann&eacute;es. La fortune du jeu se montrait d&eacute;j&agrave; moins fid&egrave;le. Suberceaux connut des passes ardues, d'o&ugrave; le tiraient les voyages d'Asquin &agrave; Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa ma&icirc;tresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, o&ugrave; Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour ma&icirc;tresse, il revivait quelques semaines sa vie de f&ecirc;teur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle b&eacute;n&eacute;ficier, &agrave; sa majorit&eacute;, des vingt mille francs d'une assurance contract&eacute;e sur sa t&ecirc;te le jour de sa naissance.</p>
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+<p>Ce temps o&ugrave; Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destin&eacute;e, fut celui o&ugrave; ils s'aim&egrave;rent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures enti&egrave;res dans la chambre de Maud qui avait impos&eacute; sa pr&eacute;sence; il s'accoutuma &agrave; la dangereuse saveur de cet amour inachev&eacute;, dispens&eacute; &agrave; leurs &eacute;lus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son temp&eacute;rament de grande amoureuse, avec son impudeur r&eacute;solue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recr&eacute;a l'&acirc;me &agrave; l'image de la sienne, lui sugg&eacute;ra ses propres sentiments, galvanisa sa volont&eacute;. Pr&egrave;s d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'&ecirc;tre qu'&agrave; demi l'amant de sa ma&icirc;tresse jusqu'au mariage, demeurer son amant apr&egrave;s le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en pr&eacute;sence de sa ma&icirc;tresse, la solitude le laissait retomber &agrave; l'ind&eacute;cision. Maud appartiendrait &agrave; un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans r&eacute;volte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destin&eacute;e pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.</p>
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+<p>Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai p&eacute;ril. Il devina Maud cette fois r&eacute;solue au mariage, co&ucirc;te que co&ucirc;te, malgr&eacute; lui-m&ecirc;me. N'avait-elle pas gard&eacute; jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre &agrave; Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, &agrave; pr&eacute;sent) modifi&eacute; sa vie depuis ces dix mois, surveill&eacute; ses mots et ses gestes, de fa&ccedil;on que pour le monde, si prompt &agrave; changer ses jugements, elle pouvait appara&icirc;tre irr&eacute;prochable ? "Je me suis laiss&eacute; duper, pensait Suberceaux; Maud a manqu&eacute; de loyaut&eacute;. Si je suis vraiment son alli&eacute;, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."</p>
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+<p>Ces pens&eacute;es le torturaient, par cette fin d'apr&egrave;s-midi obscure de f&eacute;vrier o&ugrave;, fi&eacute;vreux, agit&eacute;, il attendait Maud chez lui. C'&eacute;tait la nuit d&eacute;j&agrave;, les becs de gaz allum&eacute;s dans la rue tapiss&eacute;e de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derri&egrave;re les vitres, sur les trottoirs et la chauss&eacute;e, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.</p>
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+<p>Cinq heures sonn&egrave;rent &agrave; la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui d&eacute;corait un gu&eacute;ridon.</p>
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+<p>"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jet&eacute;es dans le vestibule de l'Op&eacute;ra. Un bref roulement du timbre &eacute;lectrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, d&eacute;faillant.</p>
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+<p>La porte referm&eacute;e, tout de suite il enla&ccedil;a de ses bras avec une passion de d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; cette forme noire fr&eacute;missante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;: "Maud... Maud..." r&eacute;p&eacute;t&eacute; comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'apr&egrave;s, quand il l'eut entra&icirc;n&eacute;e dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses l&egrave;vres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, r&eacute;sument la gr&acirc;ce, l'esprit, l'odeur et la forme de l'ador&eacute;e.</p>
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+<p>"Maud... Maud ch&eacute;rie !..."</p>
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+<p>Elle avait pos&eacute; ses mains, vite d&eacute;gant&eacute;es, sur l'&eacute;paule de Julien; &agrave; son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle r&eacute;chauffait &agrave; son cou, &agrave; ses joues br&ucirc;lantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette pr&eacute;sence la troublaient.</p>
+
+<p>-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et chang&eacute;e qu'il connaissait seul... Je t'aime...</p>
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+<p>Elle lui parlait si pr&egrave;s du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une t&eacute;nuit&eacute; infinie.</p>
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+<p>-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez expr&egrave;s de me torturer.</p>
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+<p>Elle se leva lentement, le for&ccedil;ant &agrave; se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.</p>
+
+<p>-- Asseyez-vous pr&egrave;s de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons &agrave; causer s&eacute;rieusement. C'est pour cela que je suis venue.</p>
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+<p>-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et l&acirc;che.</p>
+
+<p>-- Pour cela <i>d'abord</i>. Vrai, c'est grave, ami, &eacute;coutez-moi.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it, il s'assit pr&egrave;s d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires &agrave; la lumi&egrave;re, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magn&eacute;tis&eacute;, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut &ecirc;tre le fou que vous &ecirc;tes pour imaginer que je vous pr&eacute;f&egrave;re un M. de Chantel. Voil&agrave; ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et r&eacute;fl&eacute;chir... Seulement (elle plongea plus profond&eacute;ment son regard dans les yeux de Julien), seulement &nbsp;JE VEUX ME MARIER, et je veux &eacute;pouser M. de Chantel.</p>
+
+<p>Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout &agrave; l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.</p>
+
+<p>-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorit&eacute; de sa voix. Ma vie actuelle est min&eacute;e tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la d&eacute;b&acirc;cle; en tout cas, moi, <i>je ne veux pas</i> de d&eacute;b&acirc;cle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annonc&eacute; que c'&eacute;tait ma volont&eacute;, nous avons toujours &eacute;t&eacute; d'accord l&agrave;-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?</p>
+
+<p>-- C'est vrai.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes &eacute;vad&eacute;s des conventions mis&eacute;rables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fi&egrave;re, pour ma part. Nous sommes des r&eacute;volt&eacute;s et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-l&agrave; et quittons-nous.</p>
+
+<p>Julien lui saisit les mains:</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?</p>
+
+<p>-- Je vous jure, d&eacute;clara Maud en se levant, que si, malgr&eacute; nos conventions et vos promesses, malgr&eacute; ma volont&eacute; et mon droit, vous cherchiez &agrave; emp&ecirc;cher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.</p>
+
+<p>Et aussit&ocirc;t, prenant dans ses mains la t&ecirc;te de Julien, elle l'approcha de sa bouche:</p>
+
+<p>-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.</p>
+
+<p>Julien, bris&eacute; et gris&eacute;, murmura:</p>
+
+<p>-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?</p>
+
+<p>-- Tu es fou, r&eacute;pliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de d&eacute;faillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mari&eacute;e. Veux-tu, toute ta vie, courir aux exp&eacute;dients ? Veux-tu que je donne des le&ccedil;ons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te d&eacute;sire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des &ecirc;tres inf&eacute;rieurs &agrave; nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir &nbsp;sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle &agrave; un cheval... Et restons l'un &agrave; l'autre par-dessus e monde que nous m&eacute;prisons et que nous pi&eacute;tinons. C'&eacute;tait ton r&ecirc;ve quand je t'ai rencontr&eacute;. Qu'est-ce qui a fl&eacute;chi en toi, depuis ?</p>
+
+<p>Julien lui baisa les mains:</p>
+
+<p>-- Tu as raison.</p>
+
+<p>Le mirage suscit&eacute; par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de r&ecirc;ve qu'il fallait conqu&eacute;rir, &agrave; tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volont&eacute; aussi ardente que celle de Maud: il se d&eacute;lia des morales conventionnelles avec la m&ecirc;me m&eacute;pris du droit des autres.</p>
+
+<p>Maud le vit dompt&eacute;.</p>
+
+<p>-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.</p>
+
+<p>-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... L&agrave;...</p>
+
+<p>Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les l&egrave;vres jointes, ils d&eacute;faillirent ensemble contre cette couche ferm&eacute;e que, deux fois en quatre ann&eacute;es, Maud avait fr&ocirc;l&eacute;e de sa robe: lui si vite an&eacute;anti par cette &eacute;treinte que, cette fois encore, Maud n'eut point &agrave; se refuser.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>-- Rue de Berne, 22... vite...</p>
+
+<p>Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coup&eacute; qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, m&ecirc;l&eacute;e maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avan&ccedil;ait avec peine, le long du boulevard Hausmann, o&ugrave; les tramways restaient en panne, puis &agrave; travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumi&egrave;res r&eacute;verb&eacute;r&eacute;es par la neige. Il fallut pr&egrave;s d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un de ces maisons &agrave; loyers que des soci&eacute;t&eacute;s construisent &eacute;conomiquement, d&eacute;fra&icirc;chies au bout de six mois, par l'insuffisance des mat&eacute;riaux et la n&eacute;gligence de l'entretien.</p>
+
+<p>Maud ouvrit avec r&eacute;pugnance la porte d'une loge assez malpropre:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?</p>
+
+<p>-- Au troisi&egrave;me, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.</p>
+
+<p>Maud monta les trois &eacute;tages. Les stucs &eacute;caill&eacute;s, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amput&eacute;s de leur gland, le tapis &eacute;lim&eacute; aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvret&eacute;, l'indigence &agrave; d&eacute;cor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-m&ecirc;me, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'&eacute;tait ce qui l'attendait si elle n'&eacute;pousait pas Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.</p>
+
+<p>Et sa r&eacute;solution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgr&eacute; tout.</p>
+
+<p>Le coup de sonnette &eacute;voqua un pas l&eacute;ger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, v&ecirc;tue d'une tr&egrave;s simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste &agrave; bavette, &eacute;pingl&eacute; sur les seins, nou&eacute; &agrave; la taille.</p>
+
+<p>-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'&eacute;cria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.</p>
+
+<p>-- Vrai ? r&eacute;pliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester &agrave; d&icirc;ner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couch&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Non, ch&eacute;rie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel d&icirc;nent dans l'intimit&eacute;. Mais j'ai une demi-heure &agrave; te donner.</p>
+
+<p>Elle suivit Etiennette &agrave; travers l'&eacute;troite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, &eacute;touff&eacute; de tentures, crevant de meubles, o&ugrave; se devinaient les &eacute;paves d'une autre installation, plus ample.</p>
+
+<p>Etiennette s'en expliqua tout simplement:</p>
+
+<p>-- Tu vois, nous sommes bien mal &agrave; l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons d&eacute;m&eacute;nag&eacute;. Je t&acirc;cherai de gagner un logement &agrave; tout cela avec ma guitare.</p>
+
+<p>-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai &agrave; peine entrevue, &agrave; l'Op&eacute;ra. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projet&eacute;, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...</p>
+
+<p>-- Le jeune homme &agrave; qui tu donnais le bras, hier, &agrave; la sortie de l'Op&eacute;ra ?</p>
+
+<p>-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'&eacute;pouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une f&ecirc;te, j'aimerais autant qu'il f&ucirc;t l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Bien s&ucirc;r.</p>
+
+<p>-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour pr&eacute;parer la f&ecirc;te, que je veux donner presque au lendemain de son arriv&eacute;e, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un &eacute;trange gar&ccedil;on: quelques semaines de solitude suffisent &agrave; l'ensauvager. Pr&eacute;pare donc ton r&eacute;pertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.</p>
+
+<p>-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.</p>
+
+<p>-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne &agrave; plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alli&eacute;es ? Pauvre ch&eacute;rie, ajouta Maud apr&egrave;s une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le l&acirc;che &eacute;go&iuml;sme des hommes, nous vivons toutes les deux o&ugrave; nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la d&eacute;livrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.</p>
+
+<p>Etiennette r&eacute;pondit en souriant:</p>
+
+<p>-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalit&eacute; ? Quand en useras-tu ? J'ai pr&eacute;par&eacute; ta chambre, veux-tu la voir ?</p>
+
+<p>-- Oui, bien volontiers, r&eacute;pliqua Maud, contente qu'Etiennette parl&acirc;t la premi&egrave;re du v&eacute;ritable objet de sa visite. Car tout &agrave; l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise pr&eacute;sente, par de plus fr&eacute;quentes entrevues, elle l'avait enivr&eacute; par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.</p>
+
+<p>Etiennette, prenant sur un gu&eacute;ridon une minuscule lampe nickel&eacute;e, pr&eacute;c&eacute;da Maud.</p>
+
+<p>-- Tu vois, fit-elle, il n'y a m&ecirc;me pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle &agrave; manger o&ugrave; jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une pi&egrave;ce rectangulaire, de dimension m&eacute;diocre, avec un cabinet de toilette minutieusement install&eacute;.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.</p>
+
+<p>-- Oh ! non. Ma chambre est &agrave; c&ocirc;t&eacute; de celle de maman.</p>
+
+<p>Et, un peu rose, Etiennette ajouta:</p>
+
+<p>&gt;-- C'&eacute;tait la chambre de Suzanne. L'an pass&eacute;, elle est revenue demeurer avec nous. Elle &eacute;tait souffrante: elle n'a pas la poitrine tr&egrave;s solide. Au bout d'un mois pass&eacute; en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toqu&eacute;e d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.</p>
+
+<p>-- O&ugrave; est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la pi&egrave;ce et les meubles.</p>
+
+<p>-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est &agrave; Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !</p>
+
+<p>Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'&agrave; ses cils.</p>
+
+<p>-- Et ta m&egrave;re, demanda Maud, o&ugrave; couche-t-elle ?</p>
+
+<p>-- Au del&agrave; du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamn&eacute;e &agrave; rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout &agrave; fait tranquille.</p>
+
+<p>-- Les domestiques ?</p>
+
+<p>-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne &agrave; tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment apr&egrave;s de maman... Les jours o&ugrave; tu auras besoin de cette chambre, pr&eacute;viens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras m&ecirc;me pas &agrave; sonner.</p>
+
+<p>Elle disait tout cela na&iuml;vement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualit&eacute; du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-m&ecirc;me de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indiff&eacute;rence ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginit&eacute;s d'autre sorte, comme celle de Maud, de C&eacute;cile Ambre, des petites Reversier.</p>
+
+<p>Elles avaient regagn&eacute; le salon. Maud, d&eacute;j&agrave;, voulait partir.</p>
+
+<p>-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai &agrave; peine une heure devant moi. Adieu.</p>
+
+<p>-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.</p>
+
+<p>-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachotti&egrave;re ?</p>
+
+<p>-- Oh ! il vient ici &agrave; peu pr&egrave;s tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai re&ccedil;u aujourd'hui, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. Nous avons parl&eacute; de toi. Son fr&egrave;re et lui ont le projet de nous r&eacute;unis tous &agrave; Chamblais avant le d&eacute;part de Maxime de Chantel. C'est ta m&egrave;re qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?</p>
+
+<p>-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'id&eacute;e doit venir d'Hector ?</p>
+
+<p>-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.</p>
+
+<p>-- Alors ?... ce mariage ?</p>
+
+<p>-- Mon Dieu... je crois que Paul commence &agrave; m'aimer assez pour y songer.</p>
+
+<p>-- Bonne chance !</p>
+
+<p>-- Bonne chance aussi, ch&eacute;rie !</p>
+
+<p>Les deux amies s'embrass&egrave;rent. Maud redescendit vivement les trois &eacute;tages et remonta dans le coup&eacute; qui partit assez vite, car la neige avait cess&eacute; de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recogn&eacute;e &agrave; l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fi&egrave;vre du succ&egrave;s proche, et, s&ucirc;re de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pens&eacute;e aux souvenirs de sa visite chez Julien, au r&ecirc;ve des futures entrevues dans la chambre discr&egrave;te de Suzanne du Roy.</p>
+
+<br>
+<h2>V</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>Maxime de Chantel, ayant pos&eacute; sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait &agrave; la station de Chamblais ne partait qu'&agrave; trois heures cinq, dans cinq minutes.</p>
+
+<p>Maxime se mit &agrave; arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de premi&egrave;re classe. Il avait esp&eacute;r&eacute; voyager avec les dames de Rouvre qui d&icirc;naient aussi &agrave; Chamblais.</p>
+
+<p>Il ne les vis point; elles &eacute;taient parties dans la matin&eacute;e. Le train, d'ailleurs, &eacute;tait presque vide, bien que la puret&eacute; du ciel, la ti&eacute;deur printani&egrave;re qui brusquement succ&eacute;dait &agrave; la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.</p>
+
+<p>Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Fran&ccedil;ais; la journ&eacute;e d'hier et celle d'aujourd'hui s'&eacute;taient &eacute;coul&eacute;es, pour lui, dans une telle d&eacute;tresse de coeur qu'il ne pouvait plus m&eacute;conna&icirc;tre l'imp&eacute;rieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa d&eacute;tresse et ne voulait la confier &agrave; personne. Sa m&egrave;re qu'il adorait, sa soeur qu'il avait &eacute;lev&eacute;e jalousement, leur pr&eacute;sence lui pesait presque, car il sentait fix&eacute;s sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pens&eacute;e qui obs&egrave;de, qui garrotte, qui bouche les issues de l'&acirc;me, pour ainsi dire ! Ce n'&eacute;tait pas un caprice des sens, une fum&eacute;e de d&eacute;sir que le vent emporte; c'&eacute;tait, depuis le jour o&ugrave; ils s'&eacute;taient rencontr&eacute;s &agrave; Saint-Amand, un envo&ucirc;tement de la t&ecirc;te et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante o&ugrave; jettent les grandes passions.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Les agents de la gare fermaient les porti&egrave;res, invitaient les voyageurs &agrave; monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occup&eacute; par une grosse dame blonde, d'une &eacute;l&eacute;gance tapageuse, qui conversait dans un &eacute;trange langage m&ecirc;l&eacute; de fran&ccedil;ais et d'italien, avec deux jeunes femmes habill&eacute;es pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontr&eacute;es chez les Rouvre, &agrave; sa premi&egrave;re visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'&eacute;tonnant ? On ne m'a m&ecirc;me pas pr&eacute;sent&eacute;; puis elles &eacute;taient trop occup&eacute;es, chacune de son c&ocirc;t&eacute;. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas &agrave; tenir conversation."</p>
+
+<br>
+<p>Juliette, pench&eacute;e &agrave; la porti&egrave;re, appela:</p>
+
+<p>-- Monsieur Aaron !</p>
+
+<p>Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment o&ugrave; le train partait.</p>
+
+<p>"Lui non plus ne me reconna&icirc;t pas," pensa Maxime.</p>
+
+<p>En effet, le gros homme avait arr&ecirc;t&eacute; sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.</p>
+
+<p>-- Et vous allez, vous aussi, chez <i>notre</i> Le Tessier ? demanda l'Italienne.</p>
+
+<p>-- Oui. Paul m'a invit&eacute;, r&eacute;pliqua Aaron d'une voix lippue, mouill&eacute;e, coup&eacute;e de hal&egrave;tements. Nous avons affaire ensemble... Leur propri&eacute;t&eacute; est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?</p>
+
+<p>-- <i>Ma ch&eacute; !</i> J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia &eacute;tait &agrave; Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la premi&egrave;re fois, n'est ce pas ?</p>
+
+<p>Maxime, malgr&eacute; lui, &eacute;coutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il e&ucirc;t voulu, d'avance, leur d&eacute;fendre de prononcer son nom. Et justement, aussit&ocirc;t, ce nom fut prononc&eacute;.</p>
+
+<p>-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?</p>
+
+<p>-- Elle les fera couch&eacute;e sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.</p>
+
+<p>-- Oh ! <i>cara</i>, c'est Maud, vous savez bien, qui m&egrave;ne tout dans ce petit monde, r&eacute;pliqua Mme Ucelli. La m&egrave;re ne compte pas, c'est un z&eacute;ro.</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;ait "<i>oune zerro</i>", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullit&eacute; la pauvre Mme de Rouvre s'&eacute;voquait, &eacute;cras&eacute;e, an&eacute;antie.</p>
+
+<p>-- Paul Le Tessier, reprit-elle, &eacute;tait ami du p&egrave;re de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.</p>
+
+<p>Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiqu&eacute;e de rouge comme un carreau, et att&eacute;nuant la voix, mais non sans que Maxime l'entend&icirc;t:</p>
+
+<p>-- Et le fr&egrave;re, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi tr&egrave;s bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'&eacute;pouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effar&eacute; de ce qu'il osait dire.</p>
+
+<p>-- <i>Altro!</i> s'&eacute;cria l'Italienne... Notre Hector ! &Eacute;pouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "&agrave; la coule" pour &eacute;pouser... Surtout celle-l&agrave; !</p>
+
+<p>-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, d&eacute;clara Juliette.</p>
+
+<p>-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que &ccedil;a ? Je trouve qu'elle se tient tr&egrave;s bien, moi.</p>
+
+<p>Pour cette parole de banale d&eacute;fense, Maxime e&ucirc;t souhait&eacute; baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Elle est tr&egrave;s forte... comment dites-vous ? tr&egrave;s "roublarde..." <i>m&agrave;!</i> Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a &eacute;t&eacute; tu&eacute; sans que l'on s&ucirc;t comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... <i>Dio mio !</i> Vous ne le nierez pas, celui-l&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas <i>flirt</i> ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.</p>
+
+<p>-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.</p>
+
+<p>-- Il y a <i>flirt</i> et <i>flirt</i>, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, <i>ma per</i> Suberceaux... Enfin... <i>L'ho visto; so dic he parlo</i>...</p>
+
+<p>Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-m&ecirc;me, au moment o&ugrave; le train s'arr&ecirc;tait &agrave; une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement per&ccedil;u le nom de Maud m&ecirc;l&eacute; &agrave; ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tu&eacute; sans que l'on s&ucirc;t comment". Certes il e&ucirc;t voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le d&eacute;sir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il ha&iuml;ssait.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Le train reparti, Aaron questionna, toujours &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?</p>
+
+<p>-- Ah ! s'&eacute;cria l'Italienne, en mena&ccedil;ant du doigt le banquier, vous &ecirc;tes &nbsp;jaloux !... <i>Birbante !</i> soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.</p>
+
+<p>Maxime, &agrave; ces mots qu'il per&ccedil;ut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retourn&egrave;rent de son c&ocirc;t&eacute;... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crisp&egrave;rent pour frapper dans ce tas de vip&egrave;res, pour les &eacute;craser &agrave; coups de poing et de talon... Il se ma&icirc;trisa &nbsp;violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, apr&egrave;s avoir consid&eacute;r&eacute; Maxime &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il pr&eacute;venait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment o&ugrave; le train stoppa en gare de Chamblais.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.</p>
+
+<p>-- Nous sommes venus en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.</p>
+
+<p>-- Toi, rougir ? r&eacute;pliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.</p>
+
+<p>-- Malhonn&ecirc;te !</p>
+
+<p>Elles s'embrass&egrave;rent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux d&eacute;licats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau ferm&eacute; et la petite voiture d'osier, fit les pr&eacute;sentations. Aaron tendit la main &agrave; Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua l&eacute;g&egrave;rement, d&eacute;tournant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>-- Moi, d&eacute;clara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.</p>
+
+<p>-- Juliette ! fit s&eacute;v&egrave;rement Mme Avrezac.</p>
+
+<p>Et, tout bas, elle lui dit &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous d&eacute;vorer vivantes.</p>
+
+<p>On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attel&eacute;e d'une jolie ponette harnach&eacute;e de jaune, la petite voiture ne tarda pas &agrave; prendre une forte avance. Un tournant d&eacute;roba le landau d&egrave;s qu'on atteignit les bois.</p>
+
+<p>Hector disait &agrave; son compagnon:</p>
+
+<p>-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravin&eacute;s, ses &eacute;tangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, &agrave; vous qui ne demandez pas une campagne d'op&eacute;rette... Vous connaissez l'histoire du ch&acirc;teau ?</p>
+
+<p>-- Non, dit Maxime, distrait, obs&eacute;d&eacute; par l'&eacute;cho des mauvaises paroles.</p>
+
+<p>-- C'est un partisan du dernier si&egrave;cle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui poss&eacute;dait ces for&ecirc;ts. L'habitation n'&eacute;tait alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Op&eacute;ra, nomm&eacute;e H&eacute;ro, dont il &eacute;tait &eacute;perdument &eacute;pris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la combl&acirc;t de cadeaux. Mlle H&eacute;ro go&ucirc;ta le site, lui trouvant une ressemblance au d&eacute;cor d'un acte d'<i>Armide</i>. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le ch&acirc;teau !..." Six mois apr&egrave;s, le financier, toujours amoureux, ramena &agrave; Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas chang&eacute;, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait b&acirc;ti le ch&acirc;teau d'Armide. Cette fois, dit-on, H&eacute;ro succomba...Mais vous ne m'&eacute;coutez point, cher ami... qu'avez-vous ?</p>
+
+<p>Maxime r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- C'est vrai... Je suis boulevers&eacute;... Ces gens avec qui j'ai voyag&eacute;, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parl&eacute; pendant le voyage...</p>
+
+<p>-- Ils ont parl&eacute; de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les d&eacute;daigner. Ne vous avais-je pas pr&eacute;venu ?... Ils ont parl&eacute; de Suberceaux, de Lestrange ?</p>
+
+<p>-- Oui... et d'un certain comte roumain.</p>
+
+<p>-- Le comte Christeanu a demand&eacute; r&eacute;guli&egrave;rement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours apr&egrave;s, &agrave; Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.</p>
+
+<p>-- Ils ont parl&eacute; aussi de vous.</p>
+
+<p>-- De moi ? A propos de Maud !...</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes tr&egrave;s intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.</p>
+
+<p>La route montait. Hector mit la jument au pas.</p>
+
+<p>-- Ah &ccedil;a ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud &agrave; quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son p&egrave;re et mon fr&egrave;re se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais &eacute;t&eacute; que le camarade de Maud de Rouvre ?</p>
+
+<p>-- Vous avez raison, r&eacute;pondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-&ecirc;tre l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?</p>
+
+<p>Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment o&ugrave;, entre les silhouettes &eacute;claircies des arbres, parurent les blanches fa&ccedil;ades du ch&acirc;teau d'Armide. "Etrange gar&ccedil;on, pensait Hector... Et moi-m&ecirc;me ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voil&agrave; que je me mets &agrave; d&eacute;fendre passionn&eacute;ment cette fille, comme si j'&eacute;tais s&ucirc;r d'elle... Je ne l'&eacute;pouserais pas, pourtant... Mais qui &eacute;pouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop l&acirc;che d'emp&ecirc;cher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."</p>
+
+<p>Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au d&eacute;licieux d&eacute;cor de cette maison de f&eacute;e, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Combien avons-nous de temps encore avant le d&icirc;ner ?</p>
+
+<p>-- Une heure et demie, &agrave; peu pr&egrave;s... Votre habit est dans votre valise ?</p>
+
+<p>-- Oui. En vingt minutes je serai pr&ecirc;t. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop boulevers&eacute;... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je l&acirc;cherais des mots que je regrettais apr&egrave;s. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre o&ugrave; vous pourrez faire votre toilette.</p>
+
+<p>-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette fa&ccedil;on, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du d&icirc;ner. Au revoir.</p>
+
+<p>Le landau apparaissait en haut de la mont&eacute;e: les deux hommes se serr&egrave;rent la main. Maxime s'&eacute;loigna vite vers les r&eacute;gions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait &agrave; gauche, pareille &agrave; une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un cr&eacute;puscule d'&eacute;t&eacute;. Et un large croissant de lune, d&eacute;j&agrave;, m&ecirc;lait &agrave; la p&acirc;leur rousse de ce cr&eacute;puscule sa p&acirc;leur argent&eacute;e.</p>
+
+<p>Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, t&acirc;chant de se contenir et de revoir clair en lui-m&ecirc;me. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres d&eacute;j&agrave; par cette femme, et tu ne lui as pas m&ecirc;me dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"</p>
+
+<p>Oui, il &eacute;tait temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la for&ecirc;t, jusqu'&agrave; la station, et l&agrave;, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, &agrave; Paris, se terrer dans les solitudes de V&eacute;zeris, jusqu'&agrave; ce que l'oubli v&icirc;nt caut&eacute;riser sa plaie.</p>
+
+<p>"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitt&eacute; SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant &agrave; peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oubli&eacute;..."</p>
+
+<p>Ses pas hasardeux l'avaient men&eacute; au bord d'un &eacute;tang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effa&ccedil;ant les limites dans la brume. Attach&eacute;e au bord de l'&eacute;tang, une petite yole se balan&ccedil;ait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames &agrave; large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit &agrave; mouvoir et &agrave; guider les embarcations l&eacute;g&egrave;res.</p>
+
+<p>Maxime sauta dans la barque, d&eacute;tacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords myst&eacute;rieux, aux eaux plomb&eacute;es par le cr&eacute;puscule, plus seul encore en face de lui-m&ecirc;me, la voix se fit plus imp&eacute;rieuse:</p>
+
+<p>"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le myst&egrave;re et le drame..."</p>
+
+<p>Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du ch&acirc;teau d'Armide sonna au del&agrave; de l'&eacute;tang, au del&agrave; des bois. C'&eacute;tait le premier appel annon&ccedil;ant le d&icirc;ner. Maxime &eacute;voqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux &eacute;paules nues. Elle &eacute;tait l&agrave;, si pr&egrave;s de lui ! Il n'avait plus que quelques heures &agrave; la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de d&eacute;sir et de tendresse submergea ses h&eacute;sitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au ch&acirc;teau. Sept heures &eacute;taient pass&eacute;es de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se v&ecirc;tir &agrave; la h&acirc;te. Au moment o&ugrave; il descendit au salon, on annon&ccedil;ait le d&icirc;ner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais &agrave; table, il se retrouva pr&egrave;s d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il r&eacute;pondit du m&ecirc;me ton... L'autre voisin de la jeune fille &eacute;tait le romancier &agrave; la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait achev&eacute;. Maud &eacute;coutait, souriait, r&eacute;pondait peu.</p>
+
+<p>Maxime, lui, contemplait cette tabl&eacute;e de mondains et, sans les p&eacute;n&eacute;trer encore &agrave; demi-mot, &agrave; demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commen&ccedil;ait &agrave; comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs r&eacute;ciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de libert&eacute; de sexe &agrave; sexe, avec l'accident de la d&eacute;bauche compl&egrave;te de temps en temps, -- rarement.</p>
+
+<p>Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualit&eacute; des convives masqu&eacute;e du nom indiff&eacute;rent, l&eacute;ger, de "flirt". On avait plac&eacute; Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il p&ucirc;t &agrave; loisir exercer son m&eacute;tier d'&eacute;nerveur; Aaron m&acirc;chait des histoires grasses dans les seins &eacute;pandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre c&ocirc;t&eacute;, s'aiguisait les yeux &agrave; regarder les frisons ch&acirc;tains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait &agrave; voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'&eacute;tait g&eacute;n&eacute;reusement donn&eacute; Etiennette comme voisine; il ne se g&ecirc;nait gu&egrave;re pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de c&acirc;linerie, un peu atrist&eacute;s par moments, au souvenir de sa m&egrave;re laiss&eacute;e rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en pr&eacute;sence des autres leurs petites affaires de sensualit&eacute;, sous l'oeil indiff&eacute;rent des m&egrave;res: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux p&egrave;res, &eacute;gar&eacute;s l&agrave;, sans emploi pr&eacute;vu. Et lui-m&ecirc;me, Maxime, ne l'avait-on pas mis &agrave; droite de Maud afin qu'il p&ucirc;t, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !</p>
+
+<p>"Heureusement Suberceaux n'est pas invit&eacute;, pensa-t-il am&egrave;rement; on l'aurait mis de l'autre c&ocirc;t&eacute;, sans doute, &agrave; la place du romancier."</p>
+
+<p>Toute cette tabl&eacute;e lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelat&eacute;, avec je ne sais quoi en plus de d&eacute;bauche inavouable qui lui venait de la pr&eacute;sence des jeunes filles.</p>
+
+<p>"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma m&egrave;re ne sont pas l&agrave; !"</p>
+
+<p>Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel &eacute;tait rest&eacute;e &agrave; Paris avec sa fille, et c'&eacute;tait Hector &eacute;galement qui engageait Maxime &agrave; ramener sa soeur &agrave; V&eacute;zeris avec lui, au lieu de la laisser &agrave; Paris avec Mme de Chantel.</p>
+
+<p>Aaron, en ce moment, achevait le r&eacute;cit d'une aventure mondaine qui d&eacute;frayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier &eacute;tranger surprise dans un rez-de-chauss&eacute;e de la rue La Bruy&egrave;re, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon March&eacute;. Et le croustillement des d&eacute;tails avait arr&ecirc;t&eacute; les conversations particuli&egrave;res. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pens&eacute;e ailleurs; &eacute;videmment elle n'&eacute;coutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de col&egrave;re qui abattit sa main &agrave; plat sur la table et fit tomber l'&eacute;ventail de Maud. Il se baissa aussit&ocirc;t pour le ramasser, et se releva plus p&acirc;le; il avait aper&ccedil;u la jambe de Marthe de Reversier &agrave; cheval sur le genou de Lestrange.</p>
+
+<p>-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inqui&egrave;te de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui d&icirc;t qu'il &eacute;tait bien &agrave; elle en ce moment, plus ligott&eacute; encore par sa jalousie.</p>
+
+<p>-- Je n'ai rien, r&eacute;pliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.</p>
+
+<p>En effet, dans cette salle close, chauff&eacute;e au commencement du repas, la temp&eacute;rature devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la pi&egrave;ce voisine o&ugrave; le caf&eacute; &eacute;tait servi: un immense hall moderne habilement accol&eacute; &agrave; l'aile gauche du ch&acirc;teau. Par les vitres aux stores relev&eacute;s, on apercevait le parc baign&eacute; de clart&eacute; et la lune cornue nageant dans le ciel.</p>
+
+<p>-- Oh ! sortons, s'&eacute;cria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...</p>
+
+<p>L'id&eacute;e fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le caf&eacute; vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre &agrave; passer le sien: un long fourreau de soie doubl&eacute; d'hermine, serr&eacute; &agrave; la taille par une ceinture int&eacute;rieure. Maud lui prit le bras.</p>
+
+<p>-- Sortons, dit-elle &agrave; demi-voix, menez-moi loin de ces gens.</p>
+
+<p>Il lui sut gr&eacute; de traduire aussi fid&egrave;lement son propre d&eacute;sir. Ils s'&eacute;loign&egrave;rent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait d&eacute;couverte tant&ocirc;t, descendit vers l'&eacute;tang, et tous deux aussit&ocirc;t se sentirent comme isol&eacute;s du reste du monde. L'&eacute;tang n'avait plus de limites, pareil &agrave; ces lacs myst&eacute;rieux de l'Afrique, au bord desquels s'arr&ecirc;te le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs lin&eacute;aments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.</p>
+
+<p>-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.</p>
+
+<p>Du bout de son pied aigu, elle fr&ocirc;lait la barque, les yeux sur l'immensit&eacute; du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beaut&eacute; de femme victorieuse de la beaut&eacute; des paysages, gr&acirc;ce de femme &eacute;clipsant la po&eacute;sie de la nuit.</p>
+
+<p>-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.</p>
+
+<p>-- Oh ! oui, s'&eacute;cria-t-elle... Allons-nous, l&agrave;-bas...tr&egrave;s loin, bien seuls...</p>
+
+<p>Il sauta dans la yole, re&ccedil;ut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arri&egrave;re aussi ais&eacute;ment qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole d&eacute;marr&eacute;e glissa sur l'&eacute;tang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.</p>
+
+<p>"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne &agrave; un autre qu'&agrave; moi."</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t ils eurent perdu de vue les futaies noy&eacute;es de brume p&acirc;le. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Je voudrais que cette heure n'e&ucirc;t point de fin, ou que cet &eacute;tang nous englout&icirc;t tous les deux, mais que jamais personne ne vous v&icirc;t plus.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magn&eacute;tique:</p>
+
+<p>-- Pourquoi doutez-vous de moi ?</p>
+
+<p>Et &agrave; ces simples paroles, tant elles le boulevers&egrave;rent, il fut &agrave; ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:</p>
+
+<p>-- Pardon ! pardon !</p>
+
+<p>-- Croyez-vous donc, &nbsp;reprit Maud, que je vive dans le monde o&ugrave; je souhaiterais vivre ? Ah ! d&egrave;s que je pourrai m'en &eacute;vader, de cet horrible Paris !...</p>
+
+<p>Les l&egrave;vres sur cette main qui maintenant voulait se d&eacute;rober, Maxime osa r&eacute;p&eacute;ter:</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !</p>
+
+<p>Elle retira sa main et dit sans col&egrave;re, mais la voix &eacute;mue:</p>
+
+<p>-- Ramenez-moi !</p>
+
+<p>Il reprit doucement la rame. Ils abord&egrave;rent sans rien dire, apr&egrave;s une travers&eacute;e silencieuse. Mais comme ils regagnaient le ch&acirc;teau, Maxime reprit courage sous la vo&ucirc;te des arbres nus.</p>
+
+<p>-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas &agrave; demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur l&eacute;ger qui vous entourent... Vous savez que je pars bient&ocirc;t. Je pensais rester trois semaines &agrave; V&eacute;zeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?</p>
+
+<p>Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:</p>
+
+<p>-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>- J'ai foi en vous.</p>
+
+<p>-- Comme en votre soeur ?</p>
+
+<p>-- Comme en ma soeur.</p>
+
+<p>-- M'aimez-vous ?</p>
+
+<p>-- Plus que ma soeur, plus que ma m&egrave;re, plus que tout.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! r&eacute;pliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez &agrave; moi, pensez &agrave; l'avenir. Je n'accepte qu'une affection r&eacute;fl&eacute;chie. Moi, je vous promets que jusqu'&agrave; votre retour, on ne me verra ni au th&eacute;&acirc;tre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.</p>
+
+<p>-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !</p>
+
+<p>Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussit&ocirc;t de la sentir se d&eacute;rober, refuser m&ecirc;me la plus chaste &eacute;treinte de fian&ccedil;ailles. Et dans cette retraite brusque, sinc&egrave;re comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas d&eacute;m&ecirc;ler la r&eacute;volte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.</p>
+
+<br>
+<br>
+
+
+<h2><i>DEUXI&Egrave;ME PARTIE.</i></h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p><i>V&eacute;zeris, mars 1893</i></p>
+
+<p>Et voici pourtant que j'ose vous &eacute;crire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose &agrave; peine prononcer le nom quand je pense &agrave; vous, c'est-&agrave;-dire &agrave; toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parl&eacute; ! Maintenant que la distance s'est replac&eacute;e entre nous, il me semble que je dois n'&ecirc;tre plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos fa&ccedil;ons d'&ecirc;tre et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise l&agrave; des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous d&eacute;voile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.</p>
+
+<p>"Il y a des moments o&ugrave; je m'en d&eacute;sole: je souhaite alors &ecirc;tre pareil &agrave; vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous &eacute;crire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais &agrave; jouer un r&ocirc;le qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-l&agrave;, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus s&eacute;duisants, h&eacute;las ! que l'humble solitaire de V&eacute;zeris. Moi, je ne mets &agrave; vos pieds que ma tendresse passionn&eacute;e, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une gr&acirc;ce invraisemblable, imm&eacute;rit&eacute;e; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant pr&eacute;f&eacute;rez-moi !"</p>
+
+<p>"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'&eacute;touffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis s&ucirc;r, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inqui&eacute;ter d'autre chose que d'&ecirc;tre &agrave; vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignit&eacute;, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une &acirc;me meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'&eacute;pouvantaient. Par gr&acirc;ce, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-&ecirc;tre, en ce moment, il en est un aupr&egrave;s de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exasp&egrave;re, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous &eacute;crire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...</p>
+
+<p>"Savez-vous le r&ecirc;ve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, pr&egrave;s de moi d&eacute;j&agrave; homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins &agrave; V&eacute;zeris, le coeur bris&eacute; de quitter mon r&eacute;giment... Cette &acirc;me enfantine, encore toute gourm&eacute;e d'ignorance, je l'adorai aussit&ocirc;t. Je r&eacute;solus d'y verser seul la connaissance et la r&eacute;flexion, afin qu'elle f&ucirc;t le meilleur de moi, &eacute;clos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre &eacute;ducateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes f&eacute;minines auxquelles ma m&egrave;re l'a fa&ccedil;onn&eacute;e, chacune de ses pens&eacute;es a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir &eacute;lev&eacute;e et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-&ecirc;tre, vous seriez s&ucirc;rement moins &eacute;clatante, moins "reine". Mais j'aurais &agrave; toute heure la clef de vos r&ecirc;ves, je ne serais pas r&eacute;duit &agrave; r&ocirc;der ombrageusement autour de votre myst&egrave;re !</p>
+
+<p>"Pourtant, attard&eacute; &agrave; ce regret, &nbsp;j'h&eacute;site. Ce que j'ai ador&eacute; aveugl&eacute;ment en vous, c'est peut-&ecirc;tre le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royaut&eacute; myst&eacute;rieuse, qui m'effraye, m'a subjug&eacute;. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'&ecirc;tes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exalt&eacute;es que j'ai v&eacute;cues pr&egrave;s de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir &agrave; &ecirc;tre servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le pr&eacute;sent, et j'ai peur de r&ecirc;ver quand je pense que vous m'avez permis cela.</p>
+
+<p>"Soyez bonne: &eacute;crivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce r&eacute;confort pour continuer &agrave; vivre jusqu'&agrave; l'heure o&ugrave; je vous reverrai.</p>
+
+<p>"Moi, je ne pense qu'&agrave; vous, je ne vis plus que pour vous. La s&eacute;cheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'&eacute;pouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'&eacute;tait le plus cher. L'absence de ma m&egrave;re m'est indiff&eacute;rente, je ne jouis plus de la pr&eacute;sence de Jeanne qui s'en d&eacute;sole, la pauvre ch&eacute;rie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une esp&egrave;ce de fant&ocirc;me d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, que je regarde agir, que j'&eacute;coute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez &agrave; travers cette parole infirme..."</p>
+
+<br>
+<p><i>Paris, mars 1893.</i></p>
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+<p>"Je n'ai jamais tant regrett&eacute;, mon cher Maxime, de n'&ecirc;tre point comme mon fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; -- l'illustre Paul -- un l&eacute;gislateur et un administrateur de banque; un bonne apparence &nbsp;excuserait au moins le retard de cette lettre... La v&ocirc;tre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosit&eacute; et d'inqui&eacute;tude: elle valait une r&eacute;ponse plus prompte. H&eacute;las ! je serai &eacute;ternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne m&eacute;prisez pas trop mon inactivit&eacute;, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent &agrave; l'effort au point de retarder quinze jours une lettre &agrave; un ami que j'aime, mais j'ai commenc&eacute; &agrave; ne &nbsp;rien faire par conscience, par honn&ecirc;tet&eacute;, du jour o&ugrave; je me suis aper&ccedil;u que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "&agrave; quoi bon ?" m'a condamn&eacute; &agrave; l'&eacute;ternelle inaction, ou plut&ocirc;t je me suis r&eacute;sign&eacute; &agrave; n'&ecirc;tre qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.</p>
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+<p>"N'en faut-il pas pour cette jolie com&eacute;die de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'&eacute;tranger, pour quelques repr&eacute;sentations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosit&eacute;. Vous voulez savoir la suite de la pi&egrave;ce: soyez satisfait, je vais t&acirc;cher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.</p>
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+<p>"D'abord -- par une co&iuml;ncidence dont vous saurez peut-&ecirc;tre d&eacute;brouiller le myst&egrave;re -- depuis que vous avez quitt&eacute; Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre gu&egrave;re plus que vous-m&ecirc;me. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoqu&eacute; ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: d&icirc;ners, th&eacute;&acirc;tre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-l&agrave;, un fid&egrave;le de la maison. J'y ai rencontr&eacute; Mme de Chantel, qui me semble en meilleure sant&eacute;; vous avez lieu, sur ce point, d'&ecirc;tre fort rassur&eacute;. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indiff&eacute;rente &agrave; ses propres sortil&egrave;ges. Elle nous confiait, l'autre jour, &agrave; mon fr&egrave;re Paul et &agrave; moi, son horreur pr&eacute;sente de Paris, son violent d&eacute;sir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais &agrave; sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce h&acirc;tif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se r&eacute;signer &agrave; quitter sa grande amie, votre m&egrave;re.</p>
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+<p>"Maintenant, les "potins" vous int&eacute;ressent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontr&eacute;s autour de nous: je vous les donne p&ecirc;le-m&ecirc;le. Sachez donc que nous avons poss&eacute;d&eacute; &agrave; Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa <i>cortina</i>, ce qui nous a valu nombre de d&icirc;ners, de soir&eacute;es, de courses en mail o&ugrave; ont brill&eacute; la Ucelli et son ins&eacute;parable C&eacute;cile qui devient spectrale &agrave; force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la m&egrave;re, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce c&eacute;libataire r&eacute;solu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien s&ucirc;r.</p>
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+<p>"Telles sont les nouvelles de nos ch&egrave;res "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant &nbsp;des actions de mine d'argent am&eacute;ricaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admir&eacute;e &agrave; Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa m&egrave;re est fort malade et menace de rendre au ciel son &acirc;me de bonne fille rang&eacute;e sur le tard, je vous aurai cont&eacute; tout ce que je sais de neuf touchant les &eacute;v&eacute;nements de mon Paris.</p>
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+<p>"H&eacute;las ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur n&eacute;ant. Dire que j'ai trente ans bient&ocirc;t, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse &agrave; regarder gigoter tous ces fantoches indiff&eacute;rents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs &agrave; cinq, des cercleux, des m&egrave;res de com&eacute;die -- et moi-m&ecirc;me ! La pi&egrave;ce es telle vraiment si<br>
+p.141<br>
+dr&ocirc;le que cela ? N'en ai-je pas vu d&eacute;j&agrave; assez de sc&egrave;nes ? N'est-ce pas une reprise &agrave; laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhait&eacute; planter l&agrave; tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller r&eacute;solument &ecirc;tre un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main f&eacute;minine pour changer la vie d'hommes de mon &acirc;ge. O&ugrave; la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre &agrave; la v&ocirc;tre ?</p>
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+<p>"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon &eacute;paule. &nbsp;Ils m'attendent, en ce moment, pour d&icirc;ner avec des demoiselles plus b&ecirc;tes et plus guind&eacute;es que des mondaines; apr&egrave;s quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Oh&eacute; ! oh&eacute; ! Vive la vie !</p>
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+<p>"Plaignez-moi, pensez &agrave; moi, &eacute;crivez-moi. Et (ceci est un secret de vous &agrave; moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout &agrave; fait oubli&eacute; ses amis de Paris..."</p>
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+<br>
+<p><i>Paris, mars 1893</i></p>
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+<p>"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'&eacute;crire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forc&eacute;e d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous r&eacute;pondre ? Je le demande &agrave; votre loyaut&eacute;: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier &agrave; votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), &eacute;crite sur le ton de la derni&egrave;re que vous m'avez adress&eacute;e, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut &ecirc;tre plus m&eacute;nag&eacute;e dans l'expression d'une affection, m&ecirc;me sinc&egrave;re et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les m&ecirc;mes m&eacute;nagements que notre ch&egrave;re Jeanne. M&ecirc;me dans le monde o&ugrave; je vis et qui ne me convient pas plus qu'&agrave; vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.</p>
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+<p>"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je r&eacute;pondis &agrave; ce que, de votre lettre, je consens &agrave; avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout pr&egrave;s de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconna&icirc;t les sites de son pays natal, les qualit&eacute;s que je prise entre toutes, la loyaut&eacute; et la bont&eacute;, avec un peu de cette brusquerie qui va bien &agrave; un honn&ecirc;te homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des r&eacute;sign&eacute;s, des &eacute;nerv&eacute;s qui sont la soci&eacute;t&eacute; masculine contemporaine; aucun de ceux-l&agrave;, allez ! ne me prendra jamais une pens&eacute;e. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des &eacute;nergiques, des r&eacute;solus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui &eacute;chauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous &ecirc;tes: mais quand vous pensez &agrave; votre amie Maud, ne pensez qu'&agrave; elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.</p>
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+<p>"Vous allez bient&ocirc;t revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en f&ecirc;te, afin de vous r&eacute;concilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier V&eacute;zeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le th&eacute;&acirc;tre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentr&eacute;e dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande r&eacute;ception: de la musique jusqu'&agrave; minuit; apr&egrave;s minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver &agrave; temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont &agrave; craindre vos caprices de la derni&egrave;re heure !</p>
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+<p>"Donc, &agrave; bient&ocirc;t. D'ici l&agrave;, pensez &agrave; moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-&agrave;-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donn&eacute;.</p>
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+<p>"Maud".</p>
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+<br>
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+<p><i>V&eacute;zeris, mars 1893.</i></p>
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+<p>"C'est d&eacute;cid&eacute;, m&egrave;re ch&eacute;rie, nous quittons V&eacute;zeris pour Paris apr&egrave;s-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie d&eacute;j&agrave;, tant j'ai h&acirc;te de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une &eacute;ternit&eacute; que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse &agrave; vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre &agrave; volont&eacute;. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, m&egrave;re ch&eacute;rie !</p>
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+<p>"Les vilaines semaines que j'ai pass&eacute;es ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'&eacute;tais si triste. Maxime est si chang&eacute; ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle &agrave; peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'&eacute;coute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse tr&egrave;s fort, &agrave; me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection &eacute;gale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; pr&egrave;s d'elle, je me sens toute honteuse d'&ecirc;tre la petite b&ecirc;te que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voil&agrave; que Maxime commence &agrave; m'intimider aussi !</p>
+
+<p>"Il para&icirc;t que nous allons, le 3 avril, &agrave; un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, m&egrave;re ch&eacute;rie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, &agrave; Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>"Ici, rien de nouveau depuis ma derni&egrave;re lettre. Le temps est rest&eacute; clair, et tellement chaud qu'on se croirait en &eacute;t&eacute;. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a &eacute;pous&eacute; Joseph Lep&eacute;roux (le second des Lep&eacute;roux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit gar&ccedil;on. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il para&icirc;t que c'est une sorte de merveille d'avoir si t&ocirc;t un petit enfant. On l'a baptis&eacute;, mardi, &agrave; la chapelle de la Vierge.</p>
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+<p>"A bient&ocirc;t, maman aim&eacute;e. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."</p>
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+<br>
+<br>
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+
+<h2>II</h2>
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+<p>L'orchestre, &eacute;rig&eacute; sur une sc&egrave;ne au fond du hall fleuri d'arbustes illumin&eacute;s, attaquait le finale de la symphonie en <i>si</i> mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne r&eacute;signation des concerts mondains se marquait aux visages congestionn&eacute;s, aux yeux frip&eacute;s des femmes parqu&eacute;es c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ing&eacute;nument dans les poses vaincues des habits noirs accout&eacute;s aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invit&eacute;s pourtant, des groupes de fumeurs ind&eacute;pendants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'&eacute;taient r&eacute;fugi&eacute;s dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, o&ugrave; l'on pouvait trouver encore, avec une lumi&egrave;re moins aveuglante, un peu d'air et de fra&icirc;cheur.</p>
+
+<p>Sur le canap&eacute; du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir &agrave; Maud de Rouvre, o&ugrave; elle avait sa biblioth&egrave;que personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, &agrave; demi couch&eacute;, la main droite tourmentant fr&eacute;quemment la pointe de sa barbe p&acirc;le, semblait attendre quelqu'un, en &eacute;veil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.</p>
+
+<p>-- Enfin, c'est vous ! s'&eacute;cria-t-il, en voyant para&icirc;tre Jacqueline de Rouvre... Je d&eacute;sesp&eacute;rais... Vous &ecirc;tes &agrave; manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-s&eacute;rieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les c&ocirc;t&eacute;s de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une r&eacute;v&eacute;rence.</p>
+
+<p>Il s'assura du regard qu'ils &eacute;taient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derri&egrave;re le piano. Debout, un pied sur la p&eacute;dale d'&eacute;touffement, elle caressa le clavier d'un arp&egrave;ge, si adroitement pench&eacute;e que son corsage, &agrave; peine &eacute;chancr&eacute;, sembla lui d&eacute;shabiller la poitrine.</p>
+
+<p>-- Jacqueline ! murmura Lestrange.</p>
+
+<p>-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, r&eacute;pliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, pr&ecirc;te &agrave; esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.</p>
+
+<p>Et, pour bien &eacute;tablir sans doute que sa robe &eacute;tait une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui d&eacute;couvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.</p>
+
+<p>Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux l&egrave;vres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goul&ucirc;ment, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux &agrave; demi ferm&eacute;s, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle d&eacute;roba soudain, quand la moustache fauve toucha la saign&eacute;e</p>
+
+<p>-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous l&agrave;, et causons gentiment.</p>
+
+<p>Elle montrait le canap&eacute;. Lestrange ob&eacute;it.</p>
+
+<p>-- Comme votre figure est dr&ocirc;le, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait &agrave; ma soeur.</p>
+
+<p>Lestrange affecta de rire, mais sa voix se d&eacute;timbrait.</p>
+
+<p>-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous &agrave; moi, &ccedil;a peut vous para&icirc;tre absurde. Pourtant c'est vrai: je me pr&eacute;pare encore une nuit horrible.</p>
+
+<p>-- Bah ! r&eacute;plique Jacqueline, en jouant avec son &eacute;ventail, vous devez bien conna&icirc;tre quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite f&ecirc;te, toujours.</p>
+
+<p>-- Des cocottes ?</p>
+
+<p>-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?</p>
+
+<p>-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! r&eacute;pliqua Lestrange s&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait &agrave; vous, tout &agrave; l'heure, avec une gr&acirc;ce ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demand&eacute; une fleur... La voil&agrave; &agrave; votre boutonni&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !</p>
+
+<p>Il l'arracha, la jeta par terre:</p>
+
+<p>-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, &ccedil;a ne me tente pas.</p>
+
+<p>Jacqueline ramassa la fleur et la d&eacute;chiqueta.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend go&ucirc;t aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits m&ucirc;rs.</p>
+
+<p>Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadr&eacute; de bandeaux, donnant le bras &agrave; un tr&egrave;s jeune homme chevelu, de taille m&eacute;diocre; d&egrave;s qu'ils virent le salon occup&eacute;, ils battirent en retraite.</p>
+
+<p>-- Tenez, fit Jacqueline, la voil&agrave;, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos d&eacute;dains.</p>
+
+<p>-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.</p>
+
+<p>Ils se turent. L'orchestre, dans l'&eacute;loignement apr&egrave;s quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.</p>
+
+<p>-- Au fond, dit Jacqueline, si j'&eacute;tais homme, j'aurais votre go&ucirc;t. Les m&egrave;res d'une nombreuse famille, non, d&eacute;cid&eacute;ment &ccedil;a ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes &agrave; la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attif&eacute;es, et je me figure la t&ecirc;te du s&eacute;ducteur quand il voit appara&icirc;tre sans voile ces tr&eacute;sors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.</p>
+
+<p>-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.</p>
+
+<p>-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez &eacute;galement toutes les femmes qui passent &agrave; votre port&eacute;e... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'&agrave; cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagot&eacute;e, dont vous regardiez les "sali&egrave;res" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "n&eacute;vrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.</p>
+
+<p>Elle s'amusait, entre ses phrases, &agrave; piquer de baisers la fleur &agrave; demi d&eacute;pouill&eacute;e qu'elle roulait entre ses doigts.</p>
+
+<p>Lestrange murmura:</p>
+
+<p>-- C'est vrai... Mais je vous... <i>veux</i> par-dessus tout !</p>
+
+<p>Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur pr&egrave;s de ses l&egrave;vres, demanda.</p>
+
+<p>-- C'est s&eacute;rieux, alors ?</p>
+
+<p>-- Tout &agrave; fait s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! si c'est s&eacute;rieux, r&eacute;pliqua-t-elle tranquillement, &eacute;pousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez &agrave; faire une t&ecirc;te !</p>
+
+<p>-- Mais...</p>
+
+<p>-- Mais si, je vous assure, vous faites une t&ecirc;te ! Qu'est-ce que vous esp&eacute;riez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les gar&ccedil;onni&egrave;res, comme une honn&ecirc;te &eacute;pouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premi&egrave;res loges pour savoir ce qu'il en co&ucirc;te. On passe l'&acirc;ge de noces, sans avoir m&ecirc;me eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de &ccedil;a ! Je veux qu'on m'&eacute;pouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien &agrave; personne... Ce n'est pas le P&eacute;rou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie raret&eacute;. Un peu &eacute;cervel&eacute;e, peut-&ecirc;tre ? Bah ! &ccedil;a ne compte pas &agrave; cause de mon &acirc;ge et je saurai me tenir une fois mari&eacute;e. Quant &agrave; &ecirc;tre intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et m&ecirc;me &agrave; Orl&eacute;ans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. M&ecirc;me la petite Chantel, malgr&eacute; ses sali&egrave;res, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.</p>
+
+<p>Elle se leva, refit un arp&egrave;ge sur le piano et ajouta, comme pour elle-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>-- Et j'ai id&eacute;e que l'inauguration en vaudra la peine.</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, la symphonie expirait en de lents accords d&eacute;croissants. On applaudit: un remous de foule pi&eacute;tina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne r&eacute;pondait pas.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave;, mon bel ami, conclut-elle. R&eacute;fl&eacute;chissez, d&eacute;cidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.</p>
+
+<p>Et lui jetant &agrave; la figure le cadavre de la rose blanche, touch&eacute;e par ses l&egrave;vres, elle s'esquiva lestement.</p>
+
+<p>Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barr&eacute; par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitr&eacute; d'un lorgnon sur cette assembl&eacute;e de d&eacute;traqu&eacute;s, dont le d&eacute;traquage le faisait vivre.</p>
+
+<p>A l'entr&eacute;e du hall, Lestrange se heurta &agrave; Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le s&eacute;nateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable d&eacute;colletage de la jeune fille. Les deux hommes se serr&egrave;rent la main. Lestrange demanda:</p>
+
+<p>-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arr&ecirc;ter enfin ces d&eacute;luges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?</p>
+
+<p>Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.</p>
+
+<p>-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.</p>
+
+<p>-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succ&egrave;s.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'&eacute;tait joint &agrave; leur groupe, mon cher s&eacute;nateur, vous &ecirc;tes aussi troubl&eacute; qu'elle. Ce que vous &ecirc;tes mari de la d&eacute;butante, ce soir !</p>
+
+<p>Etiennette rougit. Le Tessier, m&eacute;content, ne r&eacute;pliqua pas, mais il offrit son bras &agrave; la jeune fille et l'emmena.</p>
+
+<p>-- Vous les avez froiss&eacute;s, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Tr&egrave;s s&eacute;rieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; ce qui m'agace, r&eacute;pondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se m&ecirc;le-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle &eacute;tait faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa m&egrave;re, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honn&ecirc;te, fid&egrave;le &agrave; son gros b&ecirc;ta de s&eacute;nateur. Tant pis ! je siffle.</p>
+
+<p>-- Le fait est, dit Lestrange r&ecirc;veur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches &agrave; gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus d&eacute;licieux...</p>
+
+<p>Ils se prirent &agrave; d&eacute;tailler la jeune fille, &agrave; la d&eacute;shabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginit&eacute; tentante. Ils ne baissaient m&ecirc;me pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entr&eacute;e du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parl&egrave;rent d'autre chose, de la f&ecirc;te, de la musique.</p>
+
+<p>-- Dire que voil&agrave; ce qu'on peut faire de mieux &agrave; peu pr&egrave;s en mati&egrave;re de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les &eacute;chos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai th&eacute;&acirc;tre, de la gracieuse ma&icirc;tresse de maison... Je trouve que cela ressemble &agrave; une soir&eacute;e du Continental. Et vous ?</p>
+
+<p>-- Bah ! r&eacute;pliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies f&ecirc;tes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse ma&icirc;tresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.</p>
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+<p>Maud, arr&ecirc;t&eacute;e au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple ins&eacute;parable de Mme Ucelli et de C&eacute;cile Ambre: C&eacute;cile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux nou&eacute;s bas comme une perruque Louis XVI, adolescente ind&eacute;cise et inqui&eacute;tante; l'Italienne v&ecirc;tue &agrave; l'Empire, une &eacute;paule et la moiti&eacute; du buste &agrave; nu. Maxime -- en un habit neuf coup&eacute; par Wasse, mais marqu&eacute; tout de m&ecirc;me de sa province &agrave; tel d&eacute;faut de recherche dans le linge ou la chaussure, p&acirc;le, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable cr&eacute;ature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conqu&ecirc;te, maintenant assur&eacute;e, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux &agrave; masquer les sentiments de l'&acirc;me. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son &acirc;me vigoureuse, parlait, &eacute;coutait parler: et, si indiff&eacute;rente aujourd'hui, par l'obsession de ses pens&eacute;es, &agrave; l'effet de sa beaut&eacute;, elle apparaissait malgr&eacute; tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la ma&icirc;triser, la brider et la chevaucher.</p>
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+<p>De la pointe du pied pos&eacute; un peu en avant, jusqu'au sommet du front casqu&eacute; de cheveux ch&acirc;tain sombre tout moir&eacute;s de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une gr&acirc;ce envol&eacute;e, cette gloire de la forme f&eacute;minine parfaite pour laquelle la vraie &eacute;l&eacute;gance des v&ecirc;tements est de la suivre au plus pr&egrave;s. Elle le savait, consciente de sa perfection: le cr&ecirc;pe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sir&egrave;ne, &eacute;mergeant des flots. Et la nudit&eacute; absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, &eacute;tait chaste &agrave; force d'&eacute;clat.</p>
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+<p>-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.</p>
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+<p>Il se tut. Il &eacute;voquait un des souvenirs les plus poignants de son pass&eacute; trouble, la minute de folie rest&eacute;e le secret de Maud et le sien, o&ugrave; il avait voulu go&ucirc;te &agrave; ces l&egrave;vres, lui aussi, &agrave; ces l&egrave;vres de Diane irrit&eacute;e. La m&eacute;moire myst&eacute;rieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exasp&eacute;r&eacute;e qui lui avait fait l&acirc;cher prise.</p>
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+<p>-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.</p>
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+<p>D&eacute;j&agrave; les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaqu&eacute;s par les doigts virils de C&eacute;cile Ambre. L'Italienne, debout &agrave; c&ocirc;t&eacute; du piano, face au public, semblait une &eacute;norme statue de chair, ind&eacute;cente par sa monstrueuse et molle blancheur.</p>
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+<p>Elle chanta: un fougueux po&egrave;me de Holm&egrave;s, une invocation &agrave; Eros, ma&icirc;tre du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres l&egrave;vres, d'autres gestes; ce fut la pr&ecirc;tresse d'amour, saoule d'encens, br&ucirc;l&eacute;e de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses d&eacute;lices ses l&egrave;vres s&egrave;ches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxi&eacute;t&eacute; des &eacute;treintes. La voix pure et d&eacute;chirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une &acirc;me, une &acirc;me de passion et de spasme, et les clameurs &eacute;taient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de d&eacute;sir ou d'assouvissement... Ces stances de Holm&egrave;s, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inqui&eacute;tant la b&ecirc;te sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, p&acirc;mer les femmes, incendiant les yeux des hommes.</p>
+
+<p>Elle lan&ccedil;a l'appel supr&ecirc;me: "<i>Eros, ouvre-moi les cieux !</i>" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionn&eacute;, que l'auditoire entier fr&eacute;mit, et que les voix inconscientes r&eacute;pondirent du creux des gorges convuls&eacute;es... Puis elle tomba bris&eacute;e elle-m&ecirc;me dans les bras de C&eacute;cile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.</p>
+
+<p>-- Cette femme, pronon&ccedil;a-t-on derri&egrave;re Lestrange, chante avec son sexe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Hector Le Tessier.</p>
+
+<p>-- Avez-vous remarqu&eacute;, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regard&eacute; la m&ecirc;me personne ?</p>
+
+<p>Lestrange et Le Tessier se tourn&egrave;rent du c&ocirc;t&eacute; o&ugrave;, effectivement, les yeux de la chanteuse &eacute;taient demeur&eacute;s comme riv&eacute;s. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les h&eacute;ros de Balzac, v&ecirc;tu comme eux, impassible, muet et triste. Assise pr&egrave;s de lui, presque &agrave; ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'&eacute;pouse, isol&eacute;e de sa m&egrave;re et des autres femmes, s'offrant &agrave; lui de ses prunelles attendries, de son m&eacute;lancolique sourire d'amoureuse, de la nudit&eacute; d&eacute;licate de ses &eacute;paules et de ses bras.</p>
+
+<p>-- C'est une force d'&ecirc;tre beau comme cela, tout de m&ecirc;me, murmura Hector. S'il y avait une &acirc;me d'homme sous cette beaut&eacute;, le monde serait &agrave; lui.</p>
+
+<p>A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, fr&ocirc;lait le groupe des trois hommes. Non sans jeter &agrave; Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe &agrave; Hector de s'approcher:</p>
+
+<p>-- Penchez-vous, monsieur. Vous &ecirc;tes trop haut pour mes confidences.</p>
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+<p>Et les l&egrave;vres &agrave; l'oreille du jeune homme:</p>
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+<p>-- Eros ayant d&eacute;finitivement terrass&eacute; Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel d&eacute;fend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est pr&ecirc;t &agrave; assommer quiconque n'applaudira pas.</p>
+
+<p>-- Comptez sur moi, r&eacute;pondit Hector.</p>
+
+<p>D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du d&eacute;colletage de la jeune fille.</p>
+
+<p>-- Tr&egrave;s bien, fit-elle en souriant. Tr&egrave;s en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... tr&egrave;s bien !</p>
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+<p>-- Malhonn&ecirc;te ! r&eacute;pliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.</p>
+
+<p>-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... &eacute;meuve le plus, r&eacute;pliqua l'Am&eacute;ricain dans le flegme de sa jeune barbe grise.</p>
+
+<p>-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit &agrave; toutes la m&ecirc;me chose...</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;loigna d'un bond de gamine, l&acirc;chant Krauss. Le m&eacute;decin, habitu&eacute; &agrave; de telles fa&ccedil;ons, demeura o&ugrave; on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise minist&eacute;rielle qui mena&ccedil;ait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avan&ccedil;ait au bras du c&eacute;l&egrave;bre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent &agrave; entra&icirc;ner le public; on l'applaudit tout de suite, avant m&ecirc;me qu'elle e&ucirc;t chant&eacute;, tant elle apparut jolie sous sa robe &agrave; volants et &agrave; crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage &eacute;chancr&eacute; et sa mignonne figure ronde et fine, encadr&eacute;e par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'&eacute;moi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commen&ccedil;a &agrave; chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, &eacute;touff&eacute;e de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que fr&ocirc;le un archet de cheveux.</p>
+
+<p>Elle chantait des romances qu'accompagnaient &agrave; merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances d&eacute;licieuses et surann&eacute;es, toute une &eacute;poque &eacute;voqu&eacute;e, le temps d'<i>Amy Robsart</i> et de <i>Jane Eyre</i>, le temps des pianos carr&eacute;s, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des &eacute;mirs, le temps des <i>Orientales</i> et l'enfant du miracle... Magie des r&eacute;sonances ! A tous ces blas&eacute;s, &agrave; tous ces br&ucirc;l&eacute;s de Paris, elle donnait un instant l'&acirc;me vive et pu&eacute;rile, enthousiaste et artiste d'un Fran&ccedil;ais de 1830 &agrave; 1840. Peu &agrave; peu le d&eacute;lire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lanc&egrave;rent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes content ?</p>
+
+<p>-- Oh ! ma ch&eacute;rie, vous &ecirc;tes une grande artiste. Mais, je l'esp&egrave;re, cette grande artiste ne sera pas pour le public.</p>
+
+<p>Ils &eacute;chang&egrave;rent un regard o&ugrave; se scellait l'accord de leur avenir.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'&eacute;tait si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inqui&eacute;tude de maman que j'ai laiss&eacute;e bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir &agrave; paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient f&eacute;liciter la jeune fille; Paul s'esquiva.</p>
+
+<p>Rentr&eacute; dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui &eacute;tait &agrave; une de ces minutes o&ugrave; la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:</p>
+
+<p>-- Vous savez le mot de la petite Duroy &agrave; son protecteur Le Tessier, en sortant de sc&egrave;ne, tout &agrave; l'heure ?</p>
+
+<p>-- Non.</p>
+
+<p>-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma m&egrave;re f&ucirc;t l&agrave;... Elle qui n'est fi&egrave;re que de ma soeur Suzanne !"</p>
+
+<p>La galerie d'&eacute;couteurs rit aux &eacute;clats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouill&eacute; par l'envie de tomber sur ces niais m&eacute;chants &agrave; coups de pied et &agrave; coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'&eacute;tait le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, m&eacute;prisant l'effort honn&ecirc;te, joyeux des d&eacute;ch&eacute;ances, hostile aux rel&egrave;vements. "N'importe, pensa-t-il, je l'&eacute;pouserai." Et la joie de venger la ch&egrave;re petite, si vaillante, de l'imposer &agrave; ces dr&ocirc;les, lui r&eacute;chauffait la poitrine.</p>
+
+<p>Le buffet, innovation de Maud, &eacute;tait remplac&eacute; par des petites tables dispers&eacute;es dans la salle &agrave; manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait d&eacute;cor&eacute;s en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on h&eacute;lait les ma&icirc;tres d'h&ocirc;tel comme au cabaret.</p>
+
+<p>-- C'est vraiment le dernier mot du go&ucirc;t mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'&eacute;tabler paisiblement en partie double, en partie carr&eacute;e, jouer &agrave; ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des p&egrave;res et des maris.</p>
+
+<p>Ainsi parlait Hector Le Tessier &agrave; Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il &agrave; Lestrange qui passait.</p>
+
+<p>-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Non... pas Jacqueline, Maud ?</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud !Il faut &ecirc;tre le gros monsieur cal&eacute; que vous &ecirc;tes pour la disputer &agrave; ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observ&eacute;s ? Ils sont bien curieux &agrave; voir.</p>
+
+<p>-- Oui, fit Hector s&eacute;rieusement, curieux &agrave; voir. Mais j'ai peur du drame.</p>
+
+<p>Le banquier chipotant une marquise se r&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des app&eacute;tits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des d&eacute;pits.</p>
+
+<p>-- Cette pens&eacute;e est de vous, monsieur ? demanda Hector tr&egrave;s s&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.</p>
+
+<p>Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.</p>
+
+<p>-- Allons ! <i>su ! su !</i>A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de si&egrave;cle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.</p>
+
+<p>En effet, le piano r&eacute;sonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagn&eacute;e par Mme Ucelli, la jeune chanteuse d&eacute;bita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront &eacute;t&eacute;, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bouge&acirc;t sur son masque, les l&egrave;vres m&ecirc;me remuant &agrave; peine.</p>
+
+<p>Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'&eacute;tait l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profit&egrave;rent pour passer discr&egrave;tement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se lev&egrave;rent et les suivirent.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss &agrave; Mme de Reversier, sa voisine.</p>
+
+<p>-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter &agrave; Bruant ou &agrave; F&eacute;licia Mallet les morceaux cors&eacute;s de leur r&eacute;pertoire. C'est bien plus convenable.</p>
+
+<p>-- En v&eacute;rit&eacute; ! murmura Krauss.</p>
+
+<p>Il souriait en les regardant sortir, les ch&egrave;res petites d&eacute;traqu&eacute;es, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur th&eacute;orie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou m&ucirc;rs, professionnels avou&eacute;s et tol&eacute;r&eacute;s du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.</p>
+
+<p>L'exode fut salu&eacute; de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de dispara&icirc;tre, Jacqueline cria:</p>
+
+<p>-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est &agrave; l'abri.</p>
+
+<p>Guid&eacute; par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanqu&eacute; des quatre ou cinq habits noirs, se r&eacute;fugia dans le petit salon o&ugrave;, tout &agrave; l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'&eacute;taient rejoints. Elles &eacute;taient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, &agrave; part une ou deux disgraci&eacute;es, assez &eacute;l&eacute;gantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'&ecirc;tre l&agrave;, enferm&eacute;es avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le d&eacute;sir de livrer plus d'elles-m&ecirc;mes &agrave; ces hommes, leurs fid&egrave;les, qu'elles &eacute;taient fi&egrave;res d'enlever aux femmes mari&eacute;es.</p>
+
+<p>Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumi&egrave;res, la musique, -- un doigt de champagne aussi, vers&eacute; par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgr&eacute; ce qui demeurait de touchante gaucherie &agrave; sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:</p>
+
+<p>-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?</p>
+
+<p>Valbelle attrapa la question au vol et r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- On va &eacute;teindre l'&eacute;lectricit&eacute;; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, &agrave; Paris, mais il faut &ecirc;tre mari&eacute;e, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La v&eacute;rit&eacute; est qu'on ne donne plus de soir&eacute;e musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins g&ecirc;nant pour nous, les jeunes filles, d'&ecirc;tre absentes.</p>
+
+<p>-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, m&eacute;contente d'&ecirc;tre s&eacute;par&eacute;e de Julien. C&eacute;cile m'a dit le programme: H&eacute;lo&iuml;se et Ab&eacute;lard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.</p>
+
+<p>-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.</p>
+
+<p>Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, d&eacute;clar&egrave;rent avec des &eacute;clats de rire:</p>
+
+<p>-- Moi aussi !... Moi aussi !</p>
+
+<p>-- Moi, dit une fillette tr&egrave;s jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon fr&egrave;re n'a jamais voulu me chanter H&eacute;lo&iuml;se et Ab&eacute;lard... &Ccedil;a doit &ecirc;tre dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.</p>
+
+<p>-- Oui ! Oui !</p>
+
+<p>-- Eh bien ! &eacute;coutez.</p>
+
+<p>Elle sauta sur le tabouret du piano et pr&eacute;luda avant que Maud, m&eacute;contente, e&ucirc;t pu la retenir. Elle d&eacute;tailla les couplets &agrave; double entente avec un impr&eacute;vu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troubl&eacute;s qu'ils ne voulaient le para&icirc;tre, l'&eacute;cume l&eacute;g&egrave;re du d&eacute;sir soulev&eacute;e par le contraste de ces grivoiseries et de ces l&egrave;vres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.</p>
+
+<br>
+<p>Elles aussi, les demi-vierges, secou&eacute;es de rires qui sonnaient f&ecirc;l&eacute;, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.</p>
+
+<p>Luc Lestrange, l'oeil frip&eacute; et luisant, s'&eacute;tait approch&eacute; de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le m&ecirc;me sourire de complaisance et d'incompr&eacute;hension fleurissait les l&egrave;vres de l'enfant.</p>
+
+<p>-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.</p>
+
+<p>Il apercevait pour la premi&egrave;re fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce r&ocirc;le de d&eacute;florateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la sant&eacute; menac&eacute;e par le fl&eacute;au &eacute;tait celle d'une &acirc;me qui, myst&eacute;rieusement, insensiblement, lui &eacute;tait devenue ch&egrave;re.</p>
+
+<p>Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda &agrave; Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?</p>
+
+<p>-- Mais, r&eacute;pliqua Jeanne avec la m&ecirc;me na&iuml;vet&eacute; distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?</p>
+
+<p>Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pens&eacute;e par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En m&ecirc;me temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudit&eacute; lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la premi&egrave;re fois o&ugrave; elle &eacute;tait, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les fr&ocirc;lements &agrave; peine dissimul&eacute;s. La r&eacute;v&eacute;lation fut subite, foudroyante: le r&eacute;veil de la vierge chr&eacute;tienne enivr&eacute;e de pavots et ranim&eacute;e dans une maison de Suburre.</p>
+
+<p>Lestrange, m&eacute;pris sur la nature de cet &eacute;moi, continuait de parler, la voix att&eacute;nu&eacute;e; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chant&eacute;e, trop scabreux d&eacute;cid&eacute;ment pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit &agrave; tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amiti&eacute;, les nerfs, la sensibilit&eacute; physique d'une jeune fille.</p>
+
+<p>-- Voyez, disait-il, cette cruaut&eacute; des relations du monde &agrave; Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez &agrave; moi seul, si jolie, si fine; je devine le d&eacute;licieux &ecirc;tre de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-&ecirc;tre pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce tr&eacute;sor: ces beaux yeux-l&agrave; se voileront pour un autre, il aura votre front, vos l&egrave;vres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...</p>
+
+<p>-- Monsieur ! murmura Jeanne.</p>
+
+<p>Elle sentait les regards de Lestrange la d&eacute;v&ecirc;tir, violer son corsage et sa robe... Elle allait d&eacute;faillir et il continuait, gris&eacute; lui-m&ecirc;me, prisonnier de son pi&egrave;ge.</p>
+
+<p>-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'emp&ecirc;cher de r&ecirc;ver &agrave; vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis s&ucirc;r de mon r&ecirc;ve qui, seul, va vous faire repara&icirc;tre aupr&egrave;s de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront &agrave; moi alors, et il n'y aura de vous rien de si myst&eacute;rieux que je n'effleure...</p>
+
+<p>Cette phrase-l&agrave;, cette phrase fr&ocirc;leuse, &agrave; combien de jeunes filles ne l'avait-il pas d&eacute;bit&eacute;e, s&ucirc;r de les voir fr&eacute;mir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ram&egrave;ne aupr&egrave;s de Mme de Chantel ?</p>
+
+<p>-- Oh ! oui, monsieur, s'&eacute;cria-t-elle, avec un merci dans le regard.</p>
+
+<p>-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.</p>
+
+<p>Hector le regarda en face:</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vous tout &agrave; l'heure, mon cher.</p>
+
+<p>Cette sc&egrave;ne se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert &eacute;tait fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop &eacute;mue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils travers&egrave;rent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint &agrave; eux.</p>
+
+<p>-- Sais-tu o&ugrave; est maman ? demanda la jeune fille.</p>
+
+<p>-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?</p>
+
+<p>-- M. Le Tessier va me conduire.</p>
+
+<p>Dans le corridor, ils se trouv&egrave;rent seuls un instant.</p>
+
+<p>-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre libert&eacute;... Je vous remercie de tout mon coeur.</p>
+
+<p>Elle lui tendit sa main: doucement, pr&ecirc;t &agrave; c&eacute;der si cette main se d&eacute;robait, Hector mit un l&eacute;ger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il &eacute;tait encore l&agrave;, tout remu&eacute;, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:</p>
+
+<p>"Que je suis b&ecirc;te ! me voil&agrave; &eacute;mu parce que j'ai gar&eacute; de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."</p>
+
+<p>Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgr&eacute; l'ironie des paroles. Puis, songeant &agrave; la courte sc&egrave;ne de tout &agrave; l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile h&eacute;ro&iuml;sme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais &agrave; peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop <i>coco</i> tout de m&ecirc;me... Mais cet animal-l&agrave; me d&eacute;go&ucirc;te !"</p>
+
+<p>Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face &agrave; face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vos ordres, mon cher, dit-il.</p>
+
+<p>-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout &agrave; l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela s&eacute;rieusement. Je ne me trouve offens&eacute; en rien et n'ai pas envie d'&ecirc;tre ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...</p>
+
+<p>-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-l&agrave; tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus b&eacute;gueule que vous, vous les savez, et je cote &agrave; son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est tr&egrave;s rare, quand on trouve une tout &agrave; fait d'aplomb, on ne doit peut-&ecirc;tre pas la faire chavirer. &Ccedil;a vous est &eacute;gal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initi&eacute; !... Je me demande m&ecirc;me comment &ccedil;a vous amuse encore.</p>
+
+<p>-- &Ccedil;a m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien s&ucirc;r, r&eacute;pliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines pr&eacute;tentieuses et n&eacute;vros&eacute;es, je n'y tiens pas plus qu'&agrave; une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en &eacute;tat d'amour par mon fait, et puis apr&egrave;s elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "n&eacute;vrosette", para&icirc;t-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, &agrave; l'angoisse... comme les monomanes. &nbsp;Il y en a qui s'en est aper&ccedil;ue; elle me tient, il faudra que je l'&eacute;pouse.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas &agrave; douter: cet homme &eacute;tait sinc&egrave;re. Hector fut gagn&eacute; par cet aveu singulier, impr&eacute;vu, s&eacute;duit par le "cas" amusant qu'il d&eacute;voilait.</p>
+
+<p>-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.</p>
+
+<p>Ils se serr&egrave;rent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indiff&eacute;rent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.</p>
+
+<p>-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la d&eacute;testable r&eacute;putation que vous avez (car votre r&eacute;putation est d&eacute;testable, n'est-ce pas ?), comment les m&egrave;res vous permettent-elles de fr&eacute;quenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre &agrave; vous, qui n'&eacute;pousez gu&egrave;re, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?</p>
+
+<p>-- Les m&egrave;res seraient humili&eacute;es qu'un homme, courtisan av&eacute;r&eacute; de toutes les jeunes filles, d&eacute;daign&acirc;t leurs filles. Quant &agrave; nos ch&egrave;res petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas <i>le Portier des Chartreux</i>, vous pouvez &ecirc;tre s&ucirc;r qu'elles liront d'abord celui-l&agrave;. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre reli&eacute; en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.</p>
+
+<p>L'attaque vivement rythm&eacute;e d'une valse coupa leur entretien. Bouscul&eacute;s par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentr&egrave;rent dans le hall d&eacute;blay&eacute;. D&eacute;j&agrave; les m&egrave;res se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isol&eacute; o&ugrave; la ma&icirc;tresse de la maison pouvait, &agrave; l'abri du fr&ocirc;lement des jupes et du pi&eacute;tinement des danseurs, recevoir comme &agrave; son jour, tout en jouissant du bal.</p>
+
+<p>Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entra&icirc;na dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si pr&egrave;s de la nuque rousse, qu'on n'e&ucirc;t pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infid&egrave;le &agrave; Dora Calvell, enla&ccedil;ait Marthe de Reversier, p&acirc;le comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa gr&acirc;ce de lys avait de svelte &eacute;lan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-&agrave;-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, &agrave; l'&eacute;cart, appuy&eacute; contre le chambranle de la porte o&ugrave; se r&eacute;fugiaient les non-danseurs, oubliant d&eacute;j&agrave; l'acc&egrave;s de g&eacute;n&eacute;reuse indignation de tout &agrave; l'heure, observait complaisamment cette envol&eacute;e de couples, distrait des femmes, curieux surtout des d&eacute;colletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur gr&acirc;ce de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit na&iuml;f et pervers, dont la fra&icirc;cheur piqu&eacute;e l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voil&agrave; contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frott&eacute; leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, r&eacute;percut&eacute;es par Jacqueline, et surtout le propos &agrave; mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entra&icirc;n&eacute;es. Elles sont &agrave; point, la gorge s&egrave;che, les yeux humides, le poignet fi&eacute;vreux. La valse arrive &agrave; temps pour donner &agrave; leurs chers petits sens une satisfaction bien m&eacute;rit&eacute;e... Soyez contentes, mes mignonnes..."</p>
+
+<p>-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous bien s&ucirc;r de m'avoir cherch&eacute; ? Moi, je vous ai aper&ccedil;u plusieurs fois: j'aurais eu scrupule &agrave; vous d&eacute;ranger.</p>
+
+<p>-- Ah ! mon ami, r&eacute;pliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...</p>
+
+<p>Il l'entra&icirc;na. Le besoin de dire sa joie faisait d&eacute;border les mots de ses l&egrave;vres:</p>
+
+<p>-- Je suis arriv&eacute; hier matin &agrave; Paris, dit-il, et, comme vous pensez, d&egrave;s les premi&egrave;res heures de l'apr&egrave;s-midi, je me suis rendu avenue Kl&eacute;ber. Sans savoir pourquoi, j'&eacute;tais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'&eacute;tais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en &eacute;tranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu &agrave; presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.</p>
+
+<p>-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une piti&eacute; un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.</p>
+
+<p>-- J'ai tout de m&ecirc;me sonn&eacute;. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouv&eacute; une Maud nouvelle, transform&eacute;e par la retraite qu'elle s'est impos&eacute;e pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a re&ccedil;u et cette ch&egrave;re Mme de Rouvre aussi, et m&ecirc;me cette petite espi&egrave;gle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On &eacute;tait en pleins pr&eacute;paratifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis &agrave; l'oeuvre avec les autres, j'ai grimp&eacute; sur des &eacute;chelles, j'ai enfonc&eacute; des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'&eacute;tais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'&eacute;tant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens <i>pour moi</i>, s&eacute;rieux, doux, plus du tout ironiques.</p>
+
+<p>" La Circ&eacute; ! pensa Hector. Elle m'a chang&eacute; mon Chantel ! De ce h&eacute;ros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est &eacute;gal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie f&eacute;roce et ses tirades."</p>
+
+<p>Et tout haut:</p>
+
+<p>-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abord&eacute;es ? Qu'a-t-elle r&eacute;pondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez d&eacute;cid&eacute;.</p>
+
+<p>-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est d&eacute;rob&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Le moment &eacute;tait mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employ&eacute;s de Belloir, grimp&eacute; sur une &eacute;chelle et le marteau en main...</p>
+
+<p>-- Elle l'a pens&eacute;, sans doute. Elle a remis notre entretien &agrave; aujourd'hui, &agrave; maintenant. Mais elle a &eacute;t&eacute; telle avec moi depuis le commencement de la soir&eacute;e que vraiment...</p>
+
+<p>Il s'interrompit. Dans le bruit m&ecirc;me de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu &agrave; peu se taisait. Hector et son ami regard&egrave;rent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosit&eacute;, l'admiration que requ&eacute;raient invinciblement ces deux &ecirc;tres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient &eacute;largi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balay&eacute; la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.</p>
+
+<p>Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.</p>
+
+<p>"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de m&ecirc;me, pensa Le Tessier. Il me pla&icirc;t ainsi: rageur et jaloux."</p>
+
+<p>La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, &eacute;tait correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout &agrave; l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu &agrave; l'&eacute;cart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuy&eacute;e sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se fr&ocirc;laient &agrave; peine du bout des gants. Pourtant la sym&eacute;trie, l'harmonie de leurs gestes &eacute;tait si parfaite qu'ils semblaient riv&eacute;s, rien que par ces l&eacute;gers contacts, comme ces couples ail&eacute;s qu'on voit, aux fins d'&eacute;t&eacute;, voler unis, se touchant &agrave; peine, berc&eacute;s ensemble au remous de l'air. Leurs l&egrave;vres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.</p>
+
+<p>-- Oh ! je ne suis contente qu'&agrave; demi.</p>
+
+<p>-- J'ai observ&eacute; la consigne pourtant, je ne vous ai pas d&eacute;rang&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?</p>
+
+<p>-- Comment ? Je n'ai pas quitt&eacute; la petite Avrezac.</p>
+
+<p>-- Elle ne vous a pas quitt&eacute;, dites plut&ocirc;t. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en p&acirc;mait sur son estrade. Car ce soir, vous &ecirc;tes tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un l&eacute;ger voile de sang sur le masque p&acirc;le de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui &agrave; un tournant du salon.</p>
+
+<p>-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.</p>
+
+<p>-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! r&eacute;pliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tent&eacute;, pense &agrave; notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.</p>
+
+<p>A l'&eacute;vocation -- par cette bouche m&ecirc;me qui lui versait l'&eacute;nervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la ma&icirc;trise de soi; son bras avait serr&eacute; la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussit&ocirc;t il se contint... La valse expirait.</p>
+
+<p>-- Ram&egrave;ne-moi &agrave; ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, &agrave; moins que la m&egrave;re d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici l&agrave;, songe &agrave; mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Ils arr&ecirc;t&egrave;rent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, aupr&egrave;s du salon de feuillages o&ugrave; tr&ocirc;naient les m&egrave;res. Julien salua sa danseuse qui r&eacute;pondit par une l&eacute;g&egrave;re r&eacute;v&eacute;rence. Personne, m&ecirc;me Hector si avis&eacute;, m&ecirc;me Maxime que la morsure de la jalousie tenait en &eacute;veil, n'e&ucirc;t soup&ccedil;onn&eacute; quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.</p>
+
+<p>Maud demeura &agrave; peine quelques instants aupr&egrave;s de Mme de Rouvre; tandis qu'un pr&eacute;lude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.</p>
+
+<p>Il h&eacute;sita, mais il ob&eacute;it et, sans r&eacute;pondre, offrit son bras. Ils s'&eacute;loign&egrave;rent, fendirent les groupes, gagn&egrave;rent le salon des accessoires, petite pi&egrave;ce voisine de la chambre de Jacqueline. Mais l&agrave;, Maud dit &agrave; Maxime qui s'arr&ecirc;tait:</p>
+
+<p>-- Non. Allons plus loin, j'ai &agrave; vous parler.</p>
+
+<p>Elle le pr&eacute;c&eacute;da, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'&agrave; sa propre chambre. C'&eacute;tait une vaste pi&egrave;ce d'angle &agrave; trois fen&ecirc;tres, meubl&eacute;e de rares et admirables meubles laqu&eacute;s vert p&acirc;le, quelques grandes fleurs chim&eacute;riques jet&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave; sur les lisses surfaces.</p>
+
+<p>Maxime l'y suivit, le coeur &eacute;trangl&eacute; par l'&eacute;motion. C'&eacute;tait la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si p&eacute;n&eacute;trant, une odeur d'ambre et de foug&egrave;re m&ecirc;l&eacute;e &agrave; une autre essence inconnue, qu'elle tenait secr&egrave;te, s'y condensait avec l'&eacute;manation de ses cheveux et de sa peau. L&agrave; elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussit&ocirc;t d'un &eacute;trange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait compos&eacute;e tomba.</p>
+
+<p>Maud dit simplement:</p>
+
+<p>-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous d&eacute;ranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, &agrave; livrer l'intimit&eacute; de mon appartement &agrave; des &eacute;trangers, -- m&ecirc;me un soir de bal.</p>
+
+<p>Ces mots, qui le mettaient si nettement &agrave; part dans la pens&eacute;e de la jeune fille, achev&egrave;rent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-m&ecirc;me s'assit sur une chaise. Une tablette charg&eacute;e de mille objets de toilette f&eacute;minine les s&eacute;parait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orf&egrave;vrerie Renaissance, pos&eacute;e sur un chiffonnier voisin du lit, &eacute;clairait un cercle &eacute;troit d'une clart&eacute; assez vive, laissant noy&eacute; de cr&eacute;puscule le reste de la chambre.</p>
+
+<p>-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tard&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous int&eacute;ressent avant que nous nous fussions retrouv&eacute;s dans le monde.</p>
+
+<p>-- Mais... interrompit Maxime.</p>
+
+<p>-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observ&eacute; et que j'ai beaucoup pens&eacute; &agrave; vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud !</p>
+
+<p>-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez &agrave; votre fa&ccedil;on, c'est-&agrave;-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez m&ecirc;l&eacute;e au monde pour que cette rancune se r&eacute;veille. Tout &agrave; l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez dout&eacute; de moi une fois de plus.</p>
+
+<p>Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la t&ecirc;te &agrave; Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !</p>
+
+<p>-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invit&eacute;s, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'h&eacute;site &agrave; vous choisir pour ma&icirc;tre ?</p>
+
+<p>Maxime r&eacute;pondit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez m&ecirc;me pas l'id&eacute;e. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.</p>
+
+<p>-- Le monde o&ugrave; je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes &agrave; Paris, o&ugrave; je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est m&ecirc;l&eacute; et si le m&eacute;lange est trouble ? Certes, une fois mari&eacute;e, ma fa&ccedil;on de vivre d&eacute;pendra de l'homme que j'&eacute;pouserai, comme elle d&eacute;pend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou d&eacute;choir en m'&eacute;pousant. Que voulez-vous ? C'est peut-&ecirc;tre de l'orgueil fou et d&eacute;plac&eacute;: je veux &ecirc;tre &eacute;pous&eacute;e les yeux ferm&eacute;s; il me semble que je vaux cela.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait lev&eacute;e sur ces derniers mots, que la br&ucirc;lure de son amour-propre, tant de fois corrod&eacute; par le doute ironique du monde, faisait sinc&egrave;res. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre ch&eacute;tivit&eacute;; il s'aper&ccedil;ut que, peut-&ecirc;tre, il allait la perdre, et l'effroyable &eacute;clair de d&eacute;sespoir qui traversa son coeur &agrave; cette pens&eacute;e lui montra combien elle lui &eacute;tait n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Il se leva &agrave; son tour, il balbutia:</p>
+
+<p>-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pens&eacute; rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.</p>
+
+<p>-- Encore un mot, interrompit Maud, sans att&eacute;nuer la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; triste de son regard. Je vous disais tout &agrave; l'heure: ma vie de femme d&eacute;pendra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'ob&eacute;irai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le go&ucirc;t d'un certain d&eacute;cor d'&eacute;l&eacute;gance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe gu&egrave;re hors de Paris. Si l'on m'&eacute;loigne de Paris pour toujours, je serai peut-&ecirc;tre d&eacute;pays&eacute;e, comme nos oiseaux des colonies qui d&eacute;p&eacute;rissent ici. Je ne serai peut-&ecirc;tre point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. R&eacute;fl&eacute;chissez bien &agrave; tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.</p>
+
+<p>Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionn&eacute;e qu'elle en sentit fr&eacute;mir les &eacute;chos dans son coeur:</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'&ecirc;tre ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est &eacute;pouvantable.</p>
+
+<p>Il avait gliss&eacute; &agrave; ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.</p>
+
+<p>-- Je vous en prie ! Je vous en prie !</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre m&egrave;re ou en votre soeur.</p>
+
+<p>Il r&eacute;p&eacute;ta, avec les m&ecirc;mes mots:</p>
+
+<p>-- J'ai foi en vous, comme en ma m&egrave;re ou en ma soeur.</p>
+
+<p>Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arr&ecirc;t dans ses yeux.</p>
+
+<p>Elle demanda:</p>
+
+<p>-- Votre m&egrave;re et votre soeur... leur avez-vous parl&eacute; d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?</p>
+
+<p>-- Ma m&egrave;re et Jeanne sont des &ecirc;tres si simples que vous leur imposez un peu; peut-&ecirc;tre elles s'effrayent de voir &eacute;pris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionn&eacute; et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.</p>
+
+<p>-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main &agrave; ma m&egrave;re. Moi, je vous la donne.</p>
+
+<p>Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. D&egrave;s qu'il l'eut touch&eacute; de ses l&egrave;vres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se d&eacute;rober, se raidir sous son &eacute;treinte, car Maud, d'un effort surhumain, ma&icirc;trisait ses nerfs, domptait ses sens, enrag&eacute;e de leur r&eacute;bellion intime pour ce seul baiser de fian&ccedil;ailles, &eacute;pouvant&eacute;e du partage entrevu dans l'avenir, -- mais r&eacute;solue pourtant.</p>
+
+<br>
+<p>Ils regagn&egrave;rent le hall, le vert r&eacute;duit o&ugrave; s'&eacute;taient maintenant r&eacute;unis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel &eacute;tait assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa d&eacute;faite. "&Ecirc;tre le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des ann&eacute;es de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: &agrave; cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter &agrave; ses yeux des larmes aussit&ocirc;t refoul&eacute;es. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine pass&eacute;e, lorsque l'amour le reprend &agrave; l'improviste. "Gros b&ecirc;ta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternit&eacute;, le voil&agrave;, &agrave; son &acirc;ge, aussi toqu&eacute; que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "D&eacute;cid&eacute;ment, il n'y a que moi pour r&eacute;sister," se dit-il, r&eacute;solu &agrave; ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si &eacute;trangement &eacute;closes en ce milieu de f&ecirc;te.</p>
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+<p>L'heure s'avan&ccedil;ait, le bal ralenti faisait tr&ecirc;ve: c'&eacute;tait le repos qui pr&eacute;c&egrave;de le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.</p>
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+<p>-- Regardez, dit Hector &agrave; Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-l&agrave;, le cotillon n'est qu'un pr&eacute;texte &agrave; isolement et &agrave; flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et d&eacute;fendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de tr&eacute;moussement et de transpiration. Vite il faut les &eacute;pouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, t&ocirc;t ou tard, elles finissent par l&agrave; !</p>
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+<p>Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots &agrave; l'oreille. Quand il eut achev&eacute;, Maud lui demanda tout haut:</p>
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+<p>-- Il y a des voitures en bas ?</p>
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+<p>-- Oh ! s&ucirc;rement, mademoiselle !</p>
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+<p>-- Faites-en avancer une.</p>
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+<p>A son tour, elle courut parler &agrave; l'oreille d'Etiennette qui devint toute p&acirc;le; elles sortirent aussit&ocirc;t. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce man&egrave;ge, inaper&ccedil;u des autres invit&eacute;s, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci &agrave; Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?</p>
+
+<p>-- Non, madame. Il m'a sembl&eacute; qu'il &eacute;tait question de la m&egrave;re de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parl&eacute; tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."</p>
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+<p>-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamn&eacute;e.</p>
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+<p>Maud rentrait, on la questionna.</p>
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+<p>-- Oui, c'est sa m&egrave;re, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.</p>
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+<p>Oh ! s'&eacute;cria Jeanne de Chantel... sa m&egrave;re ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?</p>
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+<p>-- Etiennette n'est pas seule &agrave; soigner sa m&egrave;re, r&eacute;pondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charit&eacute; et cette voisine, pr&eacute;cis&eacute;ment, qui est venue la chercher... Nous ne servirions &agrave; rien. Elle n'a m&ecirc;me pas voulu de M. Paul Le Tessier.</p>
+
+<p>Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans &agrave; la boutonni&egrave;re, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une op&eacute;rette &agrave; la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent &agrave; tourbillonner. Comme Julien passait pr&egrave;s d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit &agrave; demi-voix, mais de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendue de Maxime:</p>
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+<p>-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.</p>
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+<p>Plus bas, de cette voix inarticul&eacute;e, l&egrave;vres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgr&eacute; le monde, elle ajouta:</p>
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+<p>-- La m&egrave;re d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.</p>
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+<p>Des yeux, Julien acquies&ccedil;a. Maud se rassit pr&egrave;s de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifi&eacute; le plaisir du bal.</p>
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+<br>
+<h2>III</h2>
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+<p>La chambre o&ugrave; agonisait Mathilde Duroy e&ucirc;t racont&eacute; &agrave; un observateur la vie accident&eacute;e et ballot&eacute;e de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifi&eacute; par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracass&eacute;e de superstitions, ne se s&eacute;parait pas volontiers des objets compagnons de son pass&eacute; et, suivant les diverse fortunes de ses ann&eacute;es, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de d&eacute;coration tristement banale, peluche frang&eacute;e et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui repr&eacute;sentait son id&eacute;al de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affin&eacute;e, tellement d'autre race intellectuelle, avait essay&eacute; de la d&eacute;go&ucirc;ter. Sur la chemin&eacute;e rendue de peluche bleue, &agrave; garniture de cuivre repouss&eacute;, un daguerr&eacute;otype ench&acirc;ss&eacute; dans un cadre noir ovale, &agrave; vitre bomb&eacute;e, montrait l'image miroitante, jaunie, &agrave; demi effac&eacute;e, d'une jolie premi&egrave;re communiante, blanche et fra&icirc;che, souriante comme une fleur d'aub&eacute;pine. Mathilde faisait, soir et matin, sa pri&egrave;re devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus r&eacute;centes, ornaient les angles: celle de la m&egrave;re de Mathilde, une paysanne &agrave; bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait &eacute;t&eacute; mari&eacute;e &agrave; un contre-ma&icirc;tre parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-ma&icirc;tre. Lui &eacute;tait mort jeune, et tout de suite, presque dans le cort&egrave;ge, o&ugrave; il y avait des patrons, de grands industriels &agrave; l'h&ocirc;tel et &agrave; mail, la jolie veuve avait trouv&eacute; le consolateur. Une biblioth&egrave;que genre Boule, en bois de rose marquet&eacute;, d&eacute;non&ccedil;ait le style de la premi&egrave;re installation. Peu &agrave; peu des amiti&eacute;s plus artistiques laiss&egrave;rent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculpt&eacute;s et dor&eacute;, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, &agrave; la destination sp&eacute;ciale de pr&eacute;sents royaux. Quelques &eacute;bauches amusantes repr&eacute;sentaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait &eacute;t&eacute; c&eacute;l&egrave;bre pour ses &eacute;paules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans nich&eacute;s dans la biblioth&egrave;que Boule, cette d&eacute;dicace revenait, souscrite de signatures c&eacute;l&egrave;bres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, &ccedil;'avait &eacute;t&eacute; son surnom toute la vie; une bont&eacute; vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalit&eacute; &agrave; l'avarice, toujours pr&eacute;occup&eacute;e d'amasser une fortune et se d&eacute;cavant subitement de toutes ses &eacute;conomies pour le plus sot caprice, parfois m&ecirc;me par toquade de charit&eacute;. Que serait-elle devenue si, durant vingt ann&eacute;es de sa vie, elle n'avait pas gard&eacute; l'amiti&eacute; g&eacute;n&eacute;reuse et accommodante d'Asquin, &agrave; qui suffisait, lorsqu'il venait &agrave; Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une ma&icirc;tresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien &eacute;lev&eacute;e au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du d&eacute;put&eacute; monarchiste de l'Aude, sans testament, r&eacute;veilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance pu&eacute;rile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette g&eacute;n&eacute;ration-l&agrave;, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmit&eacute; cardiaque, jamais soign&eacute;e, trait&eacute;e par la f&ecirc;te jusqu'&agrave; quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, d&eacute;j&agrave; lanc&eacute;e, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette &eacute;vita la d&eacute;b&acirc;cle. Etiennette &eacute;tait sortie de Picpus &agrave; la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son p&egrave;re, ordonn&eacute;, charitable dans ses incartades, avait vers&eacute; &agrave; son b&eacute;n&eacute;fice, &agrave; une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir imm&eacute;diat &eacute;tait donc assur&eacute;, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux ann&eacute;es de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa m&egrave;re qui, d&eacute;cid&eacute;ment, ne gu&eacute;rissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompt&eacute; tout entier trois ans &agrave; l'avance.</p>
+
+<p>&Eacute;lev&eacute;e &agrave; l'&eacute;cart par la volont&eacute; de son p&egrave;re, sortant seulement lorsqu'il &eacute;tait &agrave; Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa m&egrave;re et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez pr&egrave;s sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussit&ocirc;t, et de l&agrave; vint, sans doute, la r&eacute;solution d'honn&ecirc;tet&eacute; qui la sauvegarda au Conservatoire, o&ugrave; tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visit&egrave;rent assid&ucirc;ment pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu mont&egrave;rent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus gu&egrave;re que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-m&ecirc;me se fit rare. Paul resta l'h&ocirc;te assidu, quotidien; il trouvait aupr&egrave;s d'Etiennette la d&eacute;licieuse distraction qu'est pour l'homme affair&eacute; une amie jeune fille, jolie et point surveill&eacute;e. Tel est l'&eacute;go&iuml;sme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.</p>
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+<p>Paul cependant, Etiennette l'avait dit &agrave; Maud, n'&eacute;tait &eacute;go&iuml;ste qu'&agrave; la surface, ou plut&ocirc;t son &eacute;go&iuml;sme avait une fissure: la souffrance d'un &ecirc;tre qui l'aimait l'e&ucirc;t ravag&eacute;. Il offrit vingt fois &agrave; la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvret&eacute;, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en &eacute;change, et il &eacute;tait sinc&egrave;re: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter &agrave; la surface des &acirc;mes de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuit&eacute; de sa pr&eacute;sence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disput&eacute;es de Paris. Elle lui gardait la tendresse sp&eacute;ciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de supr&ecirc;me abandon, mais pour cela m&ecirc;me, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul c&eacute;da au charme de cette tendresse d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e. Il s'y enlisa peu &agrave; peu: on n'&eacute;chappe gu&egrave;re, surtout &agrave; pareil &acirc;ge. Peu &agrave; peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'&eacute;pousait ? A la v&eacute;rit&eacute; il s'exag&eacute;rait encore l'opini&acirc;tret&eacute; de sa r&eacute;sistance; il ne soup&ccedil;onnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'&ecirc;tre honn&ecirc;te femme, sans trop de foi... Si elle lui e&ucirc;t avou&eacute; son voeu secret: r&eacute;ussir comme artiste, gagner sa vie et, d&egrave;s lors, se donner sans conditions, l'&eacute;go&iuml;sme de Paul Le Tessier e&ucirc;t sans doute accept&eacute;. Elle ne dit rien, point par habilet&eacute;, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua &agrave; l'id&eacute;e qu'il l'&eacute;pouserait un jour, plus tard, &agrave; une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette &eacute;ch&eacute;ance... "Pourquoi pas bient&ocirc;t ? La m&egrave;re n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voil&agrave; &agrave; quels raisonnements tient l'h&eacute;ro&iuml;sme bourgeois des meilleurs d'entre nous.</p>
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+<br>
+<p>Quand Etiennette rentra chez elle, accompagn&eacute;e par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il &eacute;tait cinq heures du matin environ, la nuit &eacute;tait noire...</p>
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+<p>-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.</p>
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+<p>-- Est-ce que le docteur est l&agrave; ? demanda Mme Gravier.</p>
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+<p>-- Oui.</p>
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+<p>Etiennette, son manteau de bal jet&eacute; au hasard sur un meuble, courut &agrave; la chambre. Elle se heurta au m&eacute;decin qui en sortait, accompagn&eacute; de la garde. C'&eacute;tait un homme encore jeune, robuste et sanguin, &agrave; cheveux noirs pommad&eacute;s, &agrave; barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille d&eacute;collet&eacute;e, blonde et blanche.</p>
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+<p>-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il &agrave; la garde, qui fit "oui" de la t&ecirc;te.</p>
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+<p>-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilit&eacute;, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est s&eacute;rieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...</p>
+
+<p>-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.</p>
+
+<p>Il h&eacute;sita encore, puis prenant son parti:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous &ecirc;tes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout &agrave; fait inutile ici. Il n'y a plus qu'&agrave; asseoir &agrave; c&ocirc;t&eacute; du lit et &agrave; attendre... Votre m&egrave;re, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voil&agrave;, mademoiselle.</p>
+
+<p>Etiennette, debout, ne r&eacute;pondit rien. Une grosse &eacute;motion ind&eacute;cise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes &agrave; ses yeux.</p>
+
+<p>-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.</p>
+
+<p>-- Oui, je vous en prie.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle... fit le docteur.</p>
+
+<p>Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais &eacute;clat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.</p>
+
+<br>
+<p>Comme l'avait dit le m&eacute;decin, Mathilde Duroy &eacute;tait assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, &eacute;clairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la t&ecirc;te et le bras droit d&eacute;couverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait d&eacute;mesur&eacute;ment les couvertures, &agrave; la fa&ccedil;on d'un difforme &eacute;dredon qu'on e&ucirc;t install&eacute; sur les jambes. La face encadr&eacute;e par un joli bonnet de nuit tr&egrave;s blanc, d'o&ugrave; sortaient quelques m&egrave;ches bizarrement nuanc&eacute;es, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une p&acirc;leur de vieille cire d&eacute;color&eacute;e: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupi&egrave;res et la bouche, et toute cette face rev&ecirc;tait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticul&eacute;, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des l&egrave;vres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa m&egrave;re, et dessus appuya son front. Les bagues, ench&acirc;ss&eacute;es dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.</p>
+
+<p>"Maman va mourir !"</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment cette pens&eacute;e n'avait pas encore atteint la fronti&egrave;re myst&eacute;rieuse o&ugrave; l'id&eacute;e confine &agrave; la sensibilit&eacute;. Etiennette &eacute;tait horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt pos&eacute; sur son &eacute;paule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier &eacute;taient derri&egrave;re elle. Elle se retourna.</p>
+
+<p>-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, &agrave; la chapelle de la rue de Turin. Voil&agrave; bient&ocirc;t six heures, il doit y avoir d&eacute;j&agrave; du monde debout. A tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme m&ucirc;re, s&egrave;che et brune, avec de gros membres, dit:</p>
+
+<p>-- Je vais vous aider &agrave; vous d&eacute;shabiller, mademoiselle... bien vite... Si le cur&eacute; vous voyait comme cela...</p>
+
+<p>Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle &eacute;tait en toilette de bal. Elle d&eacute;fit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matin&eacute;e. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupi&egrave;res ferm&eacute;es et attendit. La garde s'&eacute;tait r&eacute;install&eacute;e sur la chaise longue; elle avait m&acirc;chonn&eacute; quelque temps une tablette de chocolat, puis s'&eacute;tait endormie. Etiennette fut bien aise d'&ecirc;tre seule &agrave; penser dans cette chambre d'agonie.</p>
+
+<p>Car l'agonie commen&ccedil;ait &agrave; travers le sommeil, le souffle s'accrochait p&eacute;niblement aux bronches et &agrave; la gorge; crisp&eacute;e sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une d&eacute;bilit&eacute;, une maladresse enfantines. Et les l&egrave;vres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient &agrave; un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix per&ccedil;aient maintenant. Etiennette se prit &agrave; &eacute;couter. Peu &agrave; peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien s&ucirc;r elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces l&egrave;vres tremblantes les r&eacute;p&eacute;taient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moiti&eacute;s de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles m&ecirc;l&eacute;s &agrave; des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle &eacute;tait partie..." De nouveau la voix charria des r&eacute;sidus de mots m&eacute;connaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plut&ocirc;t nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer &agrave; pleurer, elle se replia sur soi-m&ecirc;me. "Je vais &ecirc;tre toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'&eacute;gayait point la maison. C'&eacute;tait pourtant la famille, la chair commune, la pens&eacute;e qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussit&ocirc;t &agrave; cet appel de l'&eacute;go&iuml;sme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier travers&egrave;rent sa pens&eacute;e: "Je voudrais qu'il f&ucirc;t l&agrave;. Il allait venir, pourquoi ai-je refus&eacute; ?" Elle sentit bien que, sa m&egrave;re une fois morte,elle se r&eacute;fugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gard&acirc;t, pourvu qu'il ne la laiss&acirc;t pas toute seule.</p>
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+<br>
+<p>-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !</p>
+
+<p>Cette phrase, jaillie toute claire des l&egrave;vres de la mourante, parmi son balbutiement aussit&ocirc;t recommenc&eacute;, &eacute;pouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fant&ocirc;me avait parl&eacute; aupr&egrave;s d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation famili&egrave;re de la pauvre Mathilde devant les d&eacute;boires de sa vie d'entretenue ! C'&eacute;tait le d&eacute;go&ucirc;t du m&eacute;tier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au ch&ocirc;mage, &agrave; la gr&egrave;ve... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant ab&icirc;m&eacute;e, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, &agrave; la reconna&icirc;tre, sentait une br&ucirc;lure &agrave; son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette &eacute;couta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crisp&eacute;e qui s'agitait, et qu'elle l&acirc;cha aussit&ocirc;t en &eacute;touffant un cri, car la main lui avait serr&eacute; les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'&eacute;boulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"</p>
+
+<p>A genoux pr&egrave;s du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit &agrave; prier... Prier ? Elle avait eu la pi&eacute;t&eacute; de toutes, la pi&eacute;t&eacute; facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement d&eacute;iste est souvent plus pr&egrave;s de la foi qu'une congr&eacute;ganiste &agrave; m&eacute;daille. En deux ans, le souffle cruel de la r&eacute;alit&eacute; avait tout emport&eacute;, m&ecirc;me les pri&egrave;res du matin et du soir, m&ecirc;me les pratiques les moins g&ecirc;nantes. Le chagrin pr&eacute;sent, l'effroi de l'isolement ressuscit&egrave;rent les pieuses paroles sur les l&egrave;vres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de gr&acirc;ce... Souvenez-vous, &ocirc; tr&egrave;s mis&eacute;ricordieuse Vierge Marie..." et les gestes de pi&eacute;t&eacute; se rapprirent d'eux-m&ecirc;mes aux mains infid&egrave;les, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte pi&eacute;t&eacute;, si pr&eacute;cieuse que son plus faible &eacute;cho console encore un mis&eacute;rable qui l'invoque !</p>
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+<p>Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un pr&ecirc;tre venait d'entrer, accompagn&eacute; de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aid&eacute;e de la garde, pr&eacute;parait les huiles pour les sacrements, ce pr&ecirc;tre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma ch&egrave;re fille, m'entendez-vous ?" Etiennette &eacute;couta avec le pr&ecirc;tre: elle per&ccedil;ut l'&eacute;cho de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"</p>
+
+<p>-- On m'appelle bien tard, dit s&eacute;v&egrave;rement le pr&ecirc;tre &agrave; la jeune fille.</p>
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+<p>Il &eacute;tait maigre et petit, avec des cheveux gris tout fris&eacute;s, une soutane de fantaisie en cachemire fin.</p>
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+<p>-- &Eacute;cartez-vous, dit-il encore &agrave; l'enfant tout en larmes.</p>
+
+<p>Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'&eacute;taient agenouill&eacute;es; elle-m&ecirc;me s'agenouilla et essaya de prier. Le pr&ecirc;tre murmurait les paroles de l'onction: "<i>Misereatur tu&icirc; omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum...</i>" Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la m&ecirc;me exclamation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, que sa m&egrave;re &eacute;ructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"</p>
+
+<p>L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne conna&icirc;trait le secret ! Comme cela caut&eacute;risait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-l&agrave;, de l'esclavage abominable aboutissant &agrave; cette agonie, jamais, jamais pour elle-m&ecirc;me ! L'alanguissement qui, tout &agrave; l'heure, s'&eacute;tait empar&eacute; de son coeur &agrave; songer combien elle serait seule d&eacute;sormais, se dissipa. "Jamais je ne d&eacute;pendrai d'un homme, duss&eacute;-je &ecirc;tre ouvri&egrave;re, femme de chambre ou morte."</p>
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+<p>Ayant fini les onctions, le pr&ecirc;tre dit une courte pri&egrave;re au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton s&eacute;v&egrave;re, comme irrit&eacute; de la trouver si jolie dans ses larmes:</p>
+
+<p>-- Votre m&egrave;re avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?</p>
+
+<p>-- Mais... monsieur l'abb&eacute;... oui, je crois... Elle faisait ses pri&egrave;res matin et soir.</p>
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+<p>-- Elle ne fr&eacute;quentait pas les sacrements ?</p>
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+<p>Etiennette h&eacute;sita:</p>
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+<p>-- Je ne crois pas, dit-elle.</p>
+
+<p>-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est tr&egrave;s mis&eacute;ricordieux, mais il n'accorde rien &agrave; qui ne demande rien.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, il ajouta:</p>
+
+<p>-- Avez-vous d'autre famille ?</p>
+
+<p>Etiennette rougit si vivement que le pr&ecirc;tre comprit et pardonna le mensonge de sa r&eacute;ponse: "Non, monsieur," et il sembla m&ecirc;me s'adoucir un peu.</p>
+
+<p>-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voil&agrave; toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.</p>
+
+<p>En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le pr&ecirc;tre jusqu'&agrave; l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se pr&eacute;cipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde &eacute;taient d&eacute;j&agrave; agenouill&eacute;es et r&eacute;citaient le <i>De profundis</i>. Etiennette s'affaisa pr&egrave;s d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.</p>
+
+<p>Elle resta ainsi jusqu'&agrave; ce que la voix de Mme Gravier lui dit &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>-- Il faut vous &eacute;tendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.</p>
+
+<p>Elle ob&eacute;it machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tir&eacute; les rideaux des fen&ecirc;tres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de sant&eacute;.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Vers huit heures du matin, Etiennette, c&eacute;dant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de caf&eacute; sur un coin de table, dans la salle &agrave; manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annon&ccedil;ant confidentiellement:</p>
+
+<p>-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.</p>
+
+<p>La "demoiselle" &eacute;tait le nom dont Ursule d&eacute;signait cette &eacute;l&eacute;gante et myst&eacute;rieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez fr&eacute;quents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un &eacute;l&eacute;gant et myst&eacute;rieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".</p>
+
+<p>Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle &eacute;tait g&ecirc;n&eacute;e de revoir Maud &agrave; pr&eacute;sent. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'&eacute;v&eacute;nement, pourtant si pr&eacute;vu, de la mort de sa m&egrave;re, il lui demeurait, en m&ecirc;me temps qu'une r&eacute;solution plus robuste de vivre honn&ecirc;te et ind&eacute;pendante, un renouveau de pudeur juv&eacute;nile vis-&agrave;-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici consid&eacute;r&eacute;es comme in&eacute;vitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.</p>
+
+<p>-- Dites que j'y vais.</p>
+
+<p>Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrass&egrave;rent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.</p>
+
+<p>-- Ma ch&eacute;rie !</p>
+
+<p>-- Ma pauvre enfant !</p>
+
+<p>Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par br&egrave;ves r&eacute;ponses, racontait la nuit.</p>
+
+<p>-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Elle eut un geste d'incertitude et de d&eacute;couragement.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coutez, ma ch&egrave;re enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite apr&egrave;s la mort de votre m&egrave;re. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, r&eacute;pondant &agrave; un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune esp&egrave;ce de secours, bien que, vous le savez, je sois &agrave; votre disposition, comme pourrait l'&ecirc;tre un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer &agrave; Chamblais, avec Maud et Jacqueline...</p>
+
+<p>-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.</p>
+
+<p>Etiennette ne r&eacute;pondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et exp&eacute;riment&eacute;e lui disait: "D&eacute;cid&eacute;ment, Paul songe &agrave; m'&eacute;pouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste &agrave; Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."</p>
+
+<p>Elle embrassa Maud:</p>
+
+<p>-- J'accepte, ma ch&eacute;rie, et je te remercie.</p>
+
+<p>Et comme Paul &agrave; son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si r&eacute;confort&eacute;e par cette &eacute;treinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'&ecirc;tre aim&eacute;e ! Cher ami !"</p>
+
+<br>
+
+
+<h2>IV</h2>
+
+<p>Julien de Suberceaux avait quitt&eacute; le bal au moment o&ugrave;, le cotillon fini, on commen&ccedil;ait &agrave; installer les tables du souper. Telle &eacute;tait la volont&eacute; de Maud qui lui avait jet&eacute; &agrave; l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus t&ocirc;t possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il ob&eacute;irait.</p>
+
+<p>Il regagna son logis &agrave; pied, le long des grandes avenues paisibles &agrave; cette heure matinale comme les all&eacute;es d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, pass&eacute;e si pr&egrave;s et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaiet&eacute; victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aim&eacute;, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'&eacute;moi toujours tressaillait &agrave; cette pens&eacute;e dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il p&ucirc;t vraiment r&ecirc;ver &agrave; autre chose qu'&agrave; sa prochaine venue.</p>
+
+<p>Rue de la Baume, dans le petit h&ocirc;tel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tir&eacute;s, aux escaliers silencieux veill&eacute;s par des lampes voil&eacute;es, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'&eacute;tait la nuit aussi dans son appartement: il dut r&eacute;veiller son valet de chambre roul&eacute; dans une couverture, sur le canap&eacute; de l'antichambre.</p>
+
+<p>-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, pr&eacute;parez le tub.</p>
+
+<p>-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?</p>
+
+<p>-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.</p>
+
+<p>Constant, ayant re&ccedil;u la canne, la pelisse et le chapeau de son ma&icirc;tre, le pr&eacute;c&eacute;dait dans le salon &eacute;clair&eacute; par la braise d'un feu dormant, et se disposait &agrave; ouvrir les fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que vous faites ?</p>
+
+<p>-- J'ouvre, monsieur...</p>
+
+<p>-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...</p>
+
+<p>Cette ouate d'ombre recueillie o&ugrave; il trouvait son <i>home</i> l'avait caress&eacute;. Il voulait y demeurer jusqu'&agrave; la venue de l'Aim&eacute;e. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'&ecirc;tre vu par eux et de les voir qui caract&eacute;rise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la p&acirc;leur ambr&eacute;e, les mouvements souples, et ce corps, c'&eacute;tait celui qu'en ce moment refl&eacute;tait, sous la pluie d'un arrosage ti&egrave;de, le grand panneau de glace occupant tout un c&ocirc;t&eacute; du cabinet de toilette: c'&eacute;tait le sien.</p>
+
+<p>Il soignait ce corps minutieusement, culte raffin&eacute; du soi physique, dont la vue ou le r&eacute;cit exasp&egrave;re les autres hommes, leur appara&icirc;t comme une marque d'infirmit&eacute; virile, ce qui est loin d'&ecirc;tre vrai: le go&ucirc;t de la beaut&eacute; et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'&eacute;caille chiffr&eacute;s d'or, qui s'&eacute;talait sur deux tables; l'appareil compliqu&eacute; d'hydroth&eacute;rapie &eacute;l&eacute;gante, dont les nickels et les cuivres &eacute;tincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brod&eacute;e du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes &agrave; ongles; l'innombrable quantit&eacute; de flacons de cristal taill&eacute;, capsul&eacute;s de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet &eacute;tait le soin d'un corps masculin, e&ucirc;t donn&eacute; mati&egrave;re &agrave; bien des quolibets, et fait dire &agrave; bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'&eacute;tait plus exerc&eacute; &agrave; tous les sports que cette femmelette, nul n'&eacute;tait plus brave devant un pistolet ou une &eacute;p&eacute;e. Arrogant et provocant avec les hommes, c'&eacute;tait justement les femmes qui le ma&icirc;trisaient et le menaient &agrave; leur gr&eacute;.</p>
+
+<p>En chemise de soie sous le complet de laine des Pyr&eacute;n&eacute;es, il traversait la chambre &agrave; coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des halt&egrave;res dispos&eacute;es au pied du lit, les manoeuvra avec une r&eacute;gularit&eacute; de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allum&eacute;es y &eacute;clairaient l'amoncellement des bibelots, des si&egrave;ges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.</p>
+
+<p>-- Monsieur ?</p>
+
+<p>-- Constant, <i>madame</i> va venir tout &agrave; l'heure. Vous pr&eacute;parerez le samovar et des g&acirc;teaux dans la salle &agrave; manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'&agrave; ce que je sonne.</p>
+
+<p>Constant salua et sortit. Rest&eacute; seul, Julien disposa des coussins en oreillers &agrave; la t&ecirc;te du canap&eacute;, s'allongea et r&ecirc;va...</p>
+
+<p>"Elle va venir..." Il essayait de se la repr&eacute;senter, tout &agrave; l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'&eacute;tait plus ainsi qu'il la voyait... Trois &eacute;tages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle &agrave; manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrang&eacute;e par Maud. Entre le d&eacute;part et le retour de Chantel, il l'avait vue l&agrave; presque r&eacute;guli&egrave;rement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus &eacute;troit esclavage, prise elle-m&ecirc;me, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa ma&icirc;tresse ? Non pas. Une sorte de f&eacute;tichisme de loyaut&eacute;, comme en nourrissent toutes les &acirc;mes un peu hautes en lutte th&eacute;orique avec l'ordre social, lui faisait r&eacute;server jalousement le supr&ecirc;me baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa sup&eacute;riorit&eacute;, elle pensait: "Il restera encore mon d&eacute;biteur apr&egrave;s !..." Leurs caresses singuli&egrave;res, point rares pourtant dans une soci&eacute;t&eacute; d&eacute;cr&eacute;pite o&ugrave; les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le proc&eacute;d&eacute; de l'amour humain, et vraiment ce p&egrave;lerinage &eacute;tait si passionn&eacute; qu'ils oubliaient sinc&egrave;rement et ne souhaitaient point l'arriv&eacute;e. Qu'importait &agrave; son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-m&ecirc;me, et chaque fois elle le laissait gris&eacute; et satisfait de ce qu'il avait re&ccedil;u. Ainsi les mois f&eacute;vrier et de mars, il avait v&eacute;cu dans une sorte d'&eacute;bri&eacute;t&eacute; amoureuse qui lui &ocirc;tait jusqu'au souci du lendemain.</p>
+
+<p>&Eacute;tendu, les yeux ferm&eacute;s, il continuait maintenant ce r&ecirc;ve, gliss&eacute; peu &agrave; peu au sommeil... Les voluptueuses &eacute;vocation se m&ecirc;laient, s'enchev&ecirc;traient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de m&eacute;lancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plut&ocirc;t ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matin&eacute;es... de jours de neige... de soirs illumin&eacute;s de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine o&ugrave; les d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, h&eacute;las ! &eacute;tait encore pesante &agrave; son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touch&eacute; le fond de l'ab&icirc;me, il remontait lentement vers la clart&eacute; de la vie, son coeur peu &agrave; peu s'all&eacute;gea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'impr&eacute;gn&egrave;rent d'un bien-&ecirc;tre grandissant, d&eacute;licieux... Il entr'ouvrit les yeux, le r&ecirc;ve s'&eacute;tait fait chair: Maud &eacute;tait debout pr&egrave;s de lui, ses doigts nus pos&eacute;s sur son front.</p>
+
+<p>Il se redressa:</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis &eacute;tendu l&agrave; et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !</p>
+
+<p>-- J'ai devin&eacute;, r&eacute;pondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure &eacute;tait toute contract&eacute;e... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre r&ecirc;ve o&ugrave; j'ai voulu... &agrave; moi !</p>
+
+<p>Elle fit descendre sur ce front la fra&icirc;cheur de ses l&egrave;vres, puis &eacute;chappant &agrave; l'embrassement qu'il cherchait:</p>
+
+<p>-- Mais pourquoi tout est-il ferm&eacute; ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures pass&eacute;es ? Ouvrez-moi vite ces fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...</p>
+
+<p>-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis v&ecirc;tue pour l'heure qu'il est ?</p>
+
+<p>Son enjouement cachait une g&ecirc;ne r&eacute;elle &agrave; se trouver, dans ce d&eacute;cor de soir, habill&eacute;e pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cercl&eacute;e de velours, bol&eacute;ro pareil sur une chemisette de satin, et coiff&eacute;e d'une toque d'astrakan bleu &agrave; voilette blanche.</p>
+
+<p>Julien ob&eacute;it &agrave; regret. Il ouvrit les deux fen&ecirc;tres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de myst&egrave;re, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.</p>
+
+<p>-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous pr&egrave;s de moi. J'ai un tas de choses &agrave; vous raconter. D'abord Mathilde est morte.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...</p>
+
+<p>-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait d&eacute;j&agrave; perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arriv&eacute;s vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul &eacute;tait aussi troubl&eacute; que si la mort de Mathilde l'e&ucirc;t fait veuf.</p>
+
+<p>Julien, hant&eacute; par son unique souci, demanda:</p>
+
+<p>-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?</p>
+
+<p>-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant &agrave; baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler s&eacute;rieusement. Vous ne m'&eacute;coutez pas...</p>
+
+<p>Et, apr&egrave;s un temps de silence o&ugrave; elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lass&eacute; qui ne lui &eacute;tait pas habituel:</p>
+
+<p>-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !</p>
+
+<p>Elle appuya sa t&ecirc;te sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pens&eacute;e du chagrin qu'elle allait causer &agrave; cet ami irr&eacute;solu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses l&egrave;vres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.</p>
+
+<p>-- Viens ! implora-t-il.</p>
+
+<p>-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autoris&eacute; M. de Chantel &agrave; venir, cette apr&egrave;s-midi, demander ma main.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Julien.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:</p>
+
+<p>-- Il nous semble, &agrave; lui et &agrave; moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois d&eacute;cid&eacute;e, la terminer le plus t&ocirc;t possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.</p>
+
+<p>Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'&eacute;tait presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne r&eacute;pondit pas. Maud continua:</p>
+
+<p>-- Jusque-l&agrave;, vous comprenez, je dois me garder des curiosit&eacute;s, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne conna&icirc;t personne et ne se soucie de voir que moi: aucun p&eacute;ril &agrave; ce qu'il demeure &agrave; Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois &agrave; Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, o&ugrave; Etiennette restera avec nous pendant les premi&egrave;res semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?</p>
+
+<p>Julien s'&eacute;tait lev&eacute; aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant &agrave; pas irr&eacute;guliers dans la pi&egrave;ce. L'angoisse montait &agrave; sa gorge, lui obstruait la respiration &agrave; l'&eacute;touffer. Il revint s'arr&ecirc;ter devant Maud.</p>
+
+<p>-- Alors... c'est fait ?</p>
+
+<p>-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?</p>
+
+<p>Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redress&eacute;e qu'elle prenait contre toute entrave &agrave; ses d&eacute;cisions.</p>
+
+<p>Mais lui ne r&eacute;sistait pas. Il s'&eacute;tait assis sur le coin de la table, morne, accabl&eacute;. Elle le guetta quelque temps, par&eacute;e &agrave; la d&eacute;fense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Sois fort. Je n'aime que toi.</p>
+
+<p>Il ne l'entendit pas, sans doute, ab&icirc;m&eacute; dans ses pens&eacute;es. Il balbutia:</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible !...</p>
+
+<p>L'horrible angoisse lui avait poignard&eacute; le coeur: et, pour la premi&egrave;re fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Il r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !</p>
+
+<p>Il passa sa main sur son front, &eacute;cartant ce voile de cauchemar.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible, r&eacute;p&eacute;ta-t-il une troisi&egrave;me fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la pri&egrave;re: l'expression d'une &eacute;vidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis s&ucirc;r que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout &agrave; toi... je ne suis qu'&agrave; toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.</p>
+
+<p>Maud, presque durement, lui r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.</p>
+
+<p>-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner &agrave; un autre, c'est tout de m&ecirc;me ce qu'il y a de plus pr&eacute;cieux... Tu seras sa <i>femme</i>, malgr&eacute; tout... Tu m'as accord&eacute; juste de quoi d&eacute;sirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.</p>
+
+<p>Et se rapprochant d'elle, plus pressant:</p>
+
+<p>-- Nous avons &eacute;t&eacute; des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imb&eacute;cile qui ne te comprend pas. &nbsp;Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...</p>
+
+<p>Il s'ab&icirc;ma aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enla&ccedil;ant les jambes rondes sous l'&eacute;toffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'&eacute;paule, fermement, de toute la force de ses nerfs contract&eacute;s. Bless&eacute; &agrave; son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.</p>
+
+<p>-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de m&eacute;pris.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas fini, r&eacute;plique Julien. Ce qui est fini, c'est cette com&eacute;die de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jou&eacute;e de moi. Je ne veux pas de ce r&ocirc;le, continua-t-il, exasp&eacute;r&eacute; par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir &eacute;t&eacute; (il haletait de col&egrave;re et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir &eacute;t&eacute;... qu'un... qu'un... allumeur...</p>
+
+<p>-- Ah ! mis&eacute;rable !...</p>
+
+<p>Elle lui jeta sa main &agrave; la vol&eacute;e sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses l&egrave;vres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps r&eacute;volt&eacute;, agit&eacute; de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si pr&egrave;s du visage qu'elle sentait l'effleurement des l&egrave;vres:</p>
+
+<p>-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois &agrave; moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es &agrave; moi ! Je te veux... Je t'aurai, m&ecirc;me de force !</p>
+
+<p>-- L&acirc;che ! l&acirc;che ! fit Maud. Laisse-moi...</p>
+
+<p>Il la serra plus fort, elle se sentit port&eacute;e vers le canap&eacute; o&ugrave; les coussins recevraient sa chute... L'id&eacute;e qu'elle allait &ecirc;tre prise malgr&eacute; soi, poss&eacute;d&eacute;e par la force, &eacute;peronna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle ha&iuml;t Julien... De ses bras arc-bout&eacute;s, de ses jambes violemment crois&eacute;es, de ses ongles et de ses dents, elle se d&eacute;fendait, ne sachant m&ecirc;me plus ce qu'elle d&eacute;fendait, emball&eacute;e dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois d&eacute;j&agrave;. Lui, la t&ecirc;te perdue, vraiment frapp&eacute; de fr&eacute;n&eacute;sie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux d&eacute;chirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le d&eacute;sordre de la lutte, avait touch&eacute; l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau d&eacute;chir&eacute;e. Julien, aussit&ocirc;t d&eacute;gris&eacute;, l&acirc;cha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle &eacute;tait &agrave; l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.</p>
+
+<p>-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus bris&eacute; qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...</p>
+
+<p>Il n'osait l'approcher, hypnotis&eacute; par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bient&ocirc;t s'&eacute;talait sur le dos de la main.</p>
+
+<p>Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fen&ecirc;tre:</p>
+
+<p>-- Je te jure, dit-elle, la voix coup&eacute;e par le hal&egrave;tement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par l&agrave;... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'&eacute;chapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.</p>
+
+<p>Il fit tout de m&ecirc;me un pas vers elle, et aussit&ocirc;t r&acirc;la un cri de d&eacute;tresse: elle s'&eacute;lan&ccedil;ait...</p>
+
+<p>-- Maud !</p>
+
+<p>-- Me crois-tu, &agrave; pr&eacute;sent ? lui dit-elle au bord du vide.</p>
+
+<p>Il recula; il s'effondra sur le canap&eacute;, le front dans ses mains. Il &eacute;tait vaincu, d&eacute;cid&eacute;ment; il l'aimait trop. Elle &eacute;tait sa ma&icirc;tresse effroyablement, il devait ob&eacute;ir... Des larmes, pareilles &agrave; celles que verse une femme qui vient d'&ecirc;tre sauv&eacute;e d'un p&eacute;ril, jaillirent abondamment de ses yeux.</p>
+
+<p>Lorsqu'il osa relever la t&ecirc;te, Maud &eacute;tait debout pr&egrave;s de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait bless&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Maud... Maud ch&eacute;rie !...</p>
+
+<p>Il n'avait plus de force, plus de volont&eacute;, plus m&ecirc;me de d&eacute;sir. Il voulait seulement la garder pr&egrave;s de soi, garder ce qu'elle consentirait &agrave; lui laisser d'elle.</p>
+
+<p>-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.</p>
+
+<p>Agenouill&eacute;e pr&egrave;s de lui, elle le baisa longuement aux l&egrave;vres, lui su&ccedil;ant par l&agrave; le reste de ses forces...</p>
+
+<p>-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons &eacute;t&eacute; raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en m&ecirc;me temps que la mienne. Je n'aime que toi !</p>
+
+<p>Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...</p>
+
+<p>-- Non, reste l&agrave;, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas &agrave; la maison: je t'&eacute;crirai.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it.</p>
+
+<br>
+<p>Constant, descendant vers midi, inquiet de n'&ecirc;tre pas sonn&eacute; par son ma&icirc;tre, osa p&eacute;n&eacute;trer dans le salon sans &ecirc;tre appel&eacute;. Il trouva Julien dans la m&ecirc;me posture de prostration.</p>
+
+<p>-- Monsieur dormait ?</p>
+
+<p>-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai d&eacute;jeuner, je vous sonnerai.</p>
+
+<p>Il n'avait pas dormi. Maud partie, il &eacute;tait demeur&eacute; l&agrave;, assomm&eacute; par ses pens&eacute;es, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se rem&eacute;morer les paroles anciennes par o&ugrave; la jeune fille avait comme an&eacute;anti sa volont&eacute;: "Le monde appartient aux forts... Les &ecirc;tres qui nous sont inf&eacute;rieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des b&ecirc;tes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement r&eacute;volt&eacute; de la jalousie lui r&eacute;pondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud poss&eacute;d&eacute;e par un autre s'&eacute;voquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de th&eacute;orie qui vaillent... Certes, malgr&eacute; sa souffrance, il restait incr&eacute;dule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralit&eacute; soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.</p>
+
+<p>Mais pourquoi, de sa souffrance m&ecirc;me, montait-il en lui un appel violent, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, vers cette loi tant de fois reni&eacute;e, vers cette loi improuvable ?</p>
+
+<br>
+<br>
+
+
+<h2>TROISI&Egrave;ME PARTIE</h2>
+
+<br>
+<h3>I</h3>
+
+<p>-- Tu es r&eacute;veill&eacute;e ?</p>
+
+<p>-- Oui. Entre, ch&eacute;rie.</p>
+
+<p>Etiennette, la porte referm&eacute;e derri&egrave;re elle, courut embrasser Maud encore couch&eacute;e. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse &agrave; fleur de peau, d&eacute;monstrative, empress&eacute;e, complimenteuse, que les jolies femmes se t&eacute;moignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble &agrave; Chamblais, leur amiti&eacute;, puis&eacute;e aux sources de l'ancienne intimit&eacute; de couvent, s'&eacute;tait &eacute;chauff&eacute;e dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inqui&eacute;tudes. Toutes deux, Maud si r&eacute;solue dans sa marche r&eacute;volt&eacute;e, Etiennette si rudement enseign&eacute;e par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les e&ucirc;t entendues converser ensemble, e&ucirc;t, la plupart du temps, admir&eacute; l'innocence de leurs propos, leur adorable pu&eacute;rilit&eacute;.</p>
+
+<p>Les caresses matinales &eacute;chang&eacute;es &agrave; profusion, leur bavardage quotidien s'amor&ccedil;a en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.</p>
+
+<p>-- Tu devrais toujours t'habiller de cr&eacute;pon noir, comme &agrave; pr&eacute;sent, disait Maud. Rien ne sied mieux &agrave; ton teint et &agrave; tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-l&agrave;...</p>
+
+<p>Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux d&eacute;faits.</p>
+
+<p>-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer aupr&egrave;s de toi. Tu m'&eacute;teins compl&egrave;tement.</p>
+
+<p>-- Veux-tu bien te taire ! r&eacute;pliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre &ccedil;a, tiens ! et contre &ccedil;a, contre &ccedil;a ?...</p>
+
+<p>Elles passa ses doigts dans la souple et douce coul&eacute;e des boucles brunes qui s'allum&egrave;rent aussit&ocirc;t de reflets roux, elle entr'ouvrit le col &agrave; volant, formant &eacute;charpe, de la chemise de linon, elle d&eacute;couvrit la naissance de la gorge et y posa ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>-- C'est toi, ch&eacute;rie, qui es trop jolie... trop reine. Pr&egrave;s de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais &ccedil;a m'est &eacute;gal, je t'aime.</p>
+
+<p>Elles s'embrass&egrave;rent encore.</p>
+
+<p>-- A propos, dit Maud, je me suis d&eacute;cid&eacute;e pour le grand peplum tombant droit sur la robe &agrave; taille...</p>
+
+<p>-- Celle de chez Laferri&egrave;re ?</p>
+
+<p>-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en r&eacute;tr&eacute;cissant l'empi&egrave;cement du corsage. Tu vas comprendre.</p>
+
+<p>Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le mod&egrave;le de Laferri&egrave;re. Et c'&eacute;tait vraiment un tableau &agrave; tenter un pinceau de l'&eacute;cole de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-s&eacute;rieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du ch&acirc;teau d'Armide, bois&eacute;e de riches coquilles, de courbes gracieuses, meubl&eacute;e de vraies pi&egrave;ces de mus&eacute;e.</p>
+
+<p>Elles n'&eacute;taient pas tomb&eacute;es d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.</p>
+
+<p>-- Vous avez <i>ma lettre</i> aussi, Betty ? demanda Etiennette.</p>
+
+<p>-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'&eacute;tait pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout port&eacute; ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit la jeune fille &eacute;tonn&eacute;e... Qui est-ce qui peut ?...</p>
+
+<p>Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui &eacute;crivait chaque jour, m&ecirc;me lorsqu'il venait d&eacute;jeuner ou d&icirc;ner &agrave; Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui r&eacute;pondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait seule au monde.</p>
+
+<p>Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufr&eacute;e: <i>S&eacute;nat</i>, &eacute;tait bien l&agrave;, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la premi&egrave;re, elle tenait entre ses doigts h&eacute;sitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marqu&eacute;e d'un timbre &eacute;tranger.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?</p>
+
+<p>-- C'est de Suzon, r&eacute;pondit Etiennette. Cela vient de Hollande.</p>
+
+<p>-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.</p>
+
+<p>Elle traduisait la pens&eacute;e d'Etiennette. Maintenant que la m&egrave;re &eacute;tait morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'&eacute;tait cette folle Suzanne qui avait soup&eacute;, f&ecirc;t&eacute;, couch&eacute; avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu m&ecirc;me &agrave; la mort de Mathilde, commen&ccedil;aient &agrave; la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en sc&egrave;ne ?</p>
+
+<br>
+
+
+<p>"... Je t'&eacute;cris d'Amsterdam, o&ugrave; je suis arriv&eacute;e avec la troupe. Mais j'ai quitt&eacute; le th&eacute;&acirc;tre. Je <i>suis avec</i> un jeune n&eacute;gociant tr&egrave;s cal&eacute;, tr&egrave;s chic, que je compte bien amener &agrave; Paris. Peut-&ecirc;tre d&eacute;ciderons-nous aussi son fr&egrave;re &agrave; nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout &agrave; fait son type.</p>
+
+<p>"J'esp&egrave;re que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'&agrave; m'&eacute;crire <i>H&ocirc;tel Mille-Colonnes</i>. Henri est tr&egrave;s gentil et j'ai tout ce que je veux..."</p>
+
+<br>
+<p>Deux pages sur ce ton d'incoh&eacute;rence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'esp&egrave;re que maman va bien... Henri a un fr&egrave;re qui ne fait rien: tu serais son type..." Voil&agrave; comment elle comprenait la famille !</p>
+
+<p>-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle &agrave; Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.</p>
+
+<p>Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emport&eacute;e par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accept&eacute; cette hypoth&egrave;se sans chagrin, et peut-&ecirc;tre avec soulagement. N'&eacute;tait-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.</p>
+
+<p>Elle dit tout haut:</p>
+
+<p>-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de m&ecirc;me d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de sant&eacute; ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.</p>
+
+<p>Dans cette offre m&ecirc;me qui l'avait choqu&eacute;e tout &agrave; l'heure, la bonne volont&eacute; de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !</p>
+
+<p>Elle consulta Maud:</p>
+
+<p>-- Faut-il dire &agrave; Paul que j'ai re&ccedil;u des nouvelles ?</p>
+
+<p>-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera d&eacute;sagr&eacute;able. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez t&ocirc;t. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?</p>
+
+<p>Etiennette embrassa son amie.</p>
+
+<p>-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?</p>
+
+<p>-- Rien, r&eacute;pliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nich&eacute;es dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'in&eacute;vitable Aaron qui nous invite &agrave; d&eacute;jeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un h&ocirc;tel &agrave; louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.</p>
+
+<p>-- Et... ?</p>
+
+<p>-- Non, pas un mot.</p>
+
+<p>-- Quel jour lui as-tu &eacute;crit, toi ?</p>
+
+<p>-- Mercredi.</p>
+
+<p>-- Pr&egrave;s d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.</p>
+
+<p>Maud se renversa en arri&egrave;re, sur les oreillers, les mains &agrave; plat, l'air las:</p>
+
+<p>-- Que veux-tu ? ma ch&egrave;re, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes apr&egrave;s-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le d&eacute;lai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai &agrave; ce que je lui ai &eacute;crit: je ne sortirai plus seule &agrave; Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour &agrave; l'&eacute;tranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera cas&eacute; et tass&eacute;; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.</p>
+
+<p>Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:</p>
+
+<p>-- Tu ne m'&eacute;coutes pas ?</p>
+
+<p>-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu b&ecirc;te pour tout cela. Tu m'&eacute;tonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.</p>
+
+<p>-- C'est pourtant assez clair !</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant c&acirc;linement son bras &agrave; c&ocirc;t&eacute; du bras pli&eacute; de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je d&eacute;sire au monde, c'est d'&ecirc;tre aupr&egrave;s de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si &eacute;gal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu con&ccedil;ois, &agrave; ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes &agrave; en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais &eacute;pous&eacute; tout simplement... Dirig&eacute; par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais &eacute;t&eacute; moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas &eacute;t&eacute; mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosph&egrave;re de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillit&eacute; la plus m&eacute;diocre.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce m&eacute;lange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait &eacute;cout&eacute;e s&eacute;rieusement, r&eacute;pondit, la voix un peu alt&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>-- Ce que tu dis l&agrave; est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me r&eacute;signerai jamais &agrave; &ecirc;tre la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas &ecirc;tre d&eacute;class&eacute;e, comprends-tu ? Plut&ocirc;t &ecirc;tre une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit &agrave; temps) tant d'autres qui ont commenc&eacute; par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la ma&icirc;tresse av&eacute;r&eacute;e d'Aaron qui me r&eacute;pugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.</p>
+
+<p>-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.</p>
+
+<p>-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-&agrave;-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et &agrave; qui, en &eacute;change, on pr&eacute;pare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-l&agrave;, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.</p>
+
+<p>-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.</p>
+
+<p>Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:</p>
+
+<p>-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis s&ucirc;re de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas sup&eacute;rieur comme intelligence, vaniteux, &eacute;go&iuml;ste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement sup&eacute;rieur aux autres hommes, malgr&eacute; tout cela ! Il est tellement un &ecirc;tre plus beau, plus fort, plus d&eacute;licat, plus &eacute;l&eacute;gant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extr&ecirc;mement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?</p>
+
+<p>Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:</p>
+
+<p>-- Tous les hommes... m&ecirc;me ce pauvre Christeanu qui faisait p&acirc;mer jeunes et vieilles... ils me r&eacute;pugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre apr&egrave;s qu'il a bais&eacute; mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le d&eacute;sire, il me semble, comme les hommes nous d&eacute;sirent, m&ecirc;me en nous ha&iuml;ssant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-&ecirc;tre tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les r&ecirc;ves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'o&ugrave; me vient ce temp&eacute;rament-l&agrave; ? Ma m&egrave;re est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est d&eacute;vergond&eacute;e qu'en paroles... De papa, peut-&ecirc;tre, qui &eacute;tait tr&egrave;s amateur... ou de quelque n&egrave;gre, &agrave; moiti&eacute; sauvage, un a&iuml;eul impr&eacute;vu du c&ocirc;t&eacute; de maman... En tout cas, j'en p&acirc;tis, moi.</p>
+
+<p>Elle se tut un instant, puis elle ajouta:</p>
+
+<p>-- Te rappelles-tu, un soir, &agrave; la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos &eacute;critures ? Il a mis sur mon signalement: tr&egrave;s sensuelle... Et ce petit imb&eacute;cile d'Espiens, lisant cela pardessus mon &eacute;paule, ricanait: " Ah ! ah ! tr&egrave;s sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'emp&ecirc;cher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est dr&ocirc;le !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poup&eacute;es, ni tous ces claqu&eacute;s, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments o&ugrave; je suis tent&eacute;e de croire qu'il n'y a que deux amants &agrave; Paris: Julien et moi.</p>
+
+<p>Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effray&eacute;e par cette vue brusquement ouverte sur l'&acirc;me de son amie, songeait: "Comme elle doit &ecirc;tre &eacute;mue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:</p>
+
+<p>-- Que dit le cher s&eacute;nateur ?</p>
+
+<p>-- Il dit qu'il vient d&eacute;jeuner ce matin comme c'&eacute;tait convenu. Hector aussi, probablement.</p>
+
+<p>-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel am&egrave;ne Jeanne.</p>
+
+<p>Etiennette, le rire aux l&egrave;vres, se leva et embrassa Maud.</p>
+
+<p>-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.</p>
+
+<p>-- Il n'est pas &agrave; plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas tra&icirc;ner le flirt trop longtemps.</p>
+
+<p>Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.</p>
+
+<p>-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.</p>
+
+<p>Elle sonna Betty. D&egrave;s que l'Anglaise fut l&agrave;, lui pr&eacute;sentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussit&ocirc;t glisser de ses &eacute;paules sur le tapis, o&ugrave; vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on pr&eacute;parait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode o&ugrave; elle choisit elle-m&ecirc;me les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, &agrave; la glace de la chemin&eacute;e devant laquelle elle s'amusa &agrave; faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux &eacute;troits, aux pieds d&eacute;licats, soign&eacute;s comme des mains, toute cette blanche forme de Diane &eacute;tait si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacr&eacute;e des marbres de d&eacute;esse.</p>
+
+<p>Ensuite, allong&eacute;e sur le canap&eacute; du cabinet de toilette, Betty agenouill&eacute;e la tamponna l&eacute;g&egrave;rement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agr&eacute;ablement &agrave; ces fr&ocirc;lements agiles, discrets, de doigts f&eacute;minins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle r&ecirc;vait &agrave; l'aise, elle pr&eacute;parait sa journ&eacute;e dans le silence... "Maxime... Julien... les deux p&ocirc;les de ma vie, &agrave; pr&eacute;sent." Jusqu'&agrave; ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens alt&eacute;r&eacute;s, puis rassasi&eacute;s, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la r&eacute;flexion ou de la r&eacute;volte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'&ecirc;tre guett&eacute;e par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y &ecirc;tre retourn&eacute;e, m&ecirc;me une seule fois, depuis que Maxime est &agrave; Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, in&eacute;gal, distrait, chavir&eacute; dans des silences brusques, &agrave; certains mots qui, sans doute, &eacute;voquaient le souvenir de paroles prononc&eacute;es ailleurs. "Il a d&ucirc; recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enrag&eacute; contre mon mariage, qui lui &ocirc;te ses derni&egrave;res chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manqu&eacute;e..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manqu&eacute;, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de m&eacute;diocrit&eacute;, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstin&eacute;e d'Aaron glissait dans son r&ecirc;ve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait os&eacute; le lui dire un jour, gr&acirc;ce au t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te forc&eacute; d'un grand d&icirc;ner, il lui avait coul&eacute; dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conqu&ecirc;te, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes &agrave; voix basse, elle l'entendait encore r&eacute;p&eacute;tant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir r&eacute;serve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours r&eacute;ussi &agrave; ce que je voulais !" Oh ! le mis&eacute;rable !... Cette d&eacute;claration cynique lui avait laiss&eacute; l'impression d'un contact de b&ecirc;te impure, de b&ecirc;te gluante fr&ocirc;l&eacute;e par m&eacute;garde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'&eacute;tait cela ou la mis&egrave;re... "Nous sommes &agrave; la veille de la d&eacute;b&acirc;cle," pensa-t-elle, &eacute;voquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'effor&ccedil;&acirc;t de les &eacute;carter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annonc&eacute; officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"</p>
+
+<p>Mais bient&ocirc;t, demi-v&ecirc;tue devant la haute psych&eacute; au cadre gris filet&eacute; de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre &eacute;taient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pens&eacute;e, ils &ocirc;teraient plut&ocirc;t d'eux-m&ecirc;mes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont lib&eacute;r&eacute;s pourtant et m'ont oubli&eacute;e..." Elle se rappelait les mariages manqu&eacute;s comme une injure ingu&eacute;rissable... "C'est que je ne m'&eacute;tais pas donn&eacute; la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.</p>
+
+<p>Betty fixait les derni&egrave;res agrafes de la robe en cachemire gris &agrave; longs plis ind&eacute;plissables, et Maud, debout &agrave; la fen&ecirc;tre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le ch&acirc;teau... Malgr&eacute; la jeunesse de la saison, l'haleine pr&eacute;coce de l'&eacute;t&eacute; flottait, &eacute;parse dans l'air, exhal&eacute;e des profondeurs d&eacute;j&agrave; touffues de parc d'Armide o&ugrave;, parmi la verdure des taillis, se d&eacute;tachaient &ccedil;&agrave; et l&agrave;, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle &acirc;me jeune r&eacute;siste &agrave; l'appel puissant, &agrave; l'invocation au bonheur jaillis d'une ti&egrave;de matin&eacute;e de printemps ? Maud souriait, tout &agrave; fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.</p>
+
+<p>-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est d&eacute;j&agrave; l&agrave;.</p>
+
+<p>Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient &agrave; peine lav&eacute;es de bleu dans le poudroiement t&eacute;nu du soleil. Presque aussit&ocirc;t, Paul Le Tessier parut &agrave; son tour, avec Etiennette dont la nuque &eacute;tait d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfon&ccedil;aient dans le parc, le s&eacute;nateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.</p>
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+<p>-- Allez voir, dit Maud &agrave; Betty, si les Chantels sont arriv&eacute;s. Je n'ai plus besoin de vous.</p>
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+<p>Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc o&ugrave;, sans doute, la danseuse H&eacute;ro et son financier s'&eacute;taient, aux temps jadis, becquet&eacute;s tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athl&egrave;te la main de la jeune fille. Il lui contait les d&eacute;marches faites pour elle, la veille, &agrave; Paris.</p>
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+<p>-- Voil&agrave;, ch&egrave;re amie. Tout est r&eacute;gl&eacute; pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, &agrave; votre majorit&eacute;, les vingt mille francs que vous pr&eacute;tendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'esp&egrave;re, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont &agrave; vous... Les grosses difficult&eacute;s pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donn&eacute; signe de vie au d&eacute;c&egrave;s de votre m&egrave;re, tout fait supposer qu'elle ne r&eacute;clamera pas sa part de l'h&eacute;ritage.</p>
+
+<p>Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, d&egrave;s lors, li&eacute;e par son silence, l'aveu devint impossible.</p>
+
+<p>-- L'appartement reste &agrave; votre nom jusqu'&agrave; l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici l&agrave;, nous serons mari&eacute;s, je suppose, et vous d&eacute;ciderez ce qu'il vous plaira. De mon c&ocirc;t&eacute;, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un cong&eacute; de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moiti&eacute; d'une ann&eacute;e. Nous nous marierons &agrave; Londres; nous irons passer ensuite quelque temps &agrave; V&eacute;zeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons &agrave; Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfum&eacute;s d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.</p>
+
+<p>Il d&eacute;guisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement m&ucirc;ri. Il voulait &eacute;pouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms &eacute;clatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.</p>
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+<p>"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"</p>
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+<p>-- Comme vous &ecirc;tes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux c&acirc;lins.</p>
+
+<p>Boulevers&eacute; par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inqui&egrave;te et na&iuml;ve &agrave; la fois, pr&ecirc;te &agrave; douter de tout et &agrave; tout esp&eacute;rer, il lui r&eacute;pondit, d'une voix qui tremblait:</p>
+
+<p>-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?</p>
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+<p>-- Vous savez bien que je vous aime !</p>
+
+<p>"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle &eacute;vaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-m&ecirc;me, comme un amant ?"</p>
+
+<p>Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs ann&eacute;es, le tenaillait plus cruellement &agrave; mesure qu'il approchait de la possession. Il e&ucirc;t fait bon march&eacute; de la tendresse, de la dilection d'&acirc;me &agrave; &acirc;me. Il ne d&eacute;sirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?</p>
+
+<p>Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'&eacute;tang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juv&eacute;nile, ses trente ans.</p>
+
+<p>"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie &agrave; cette chose b&ecirc;te qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"</p>
+
+<p>Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait &agrave; son fr&egrave;re, il dit &agrave; Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:</p>
+
+<p>-- Rentrons, voulez-vous ?</p>
+
+<p>Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.</p>
+
+<p>Jaqueline, quand ils s'assirent &agrave; leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commenc&eacute;:</p>
+
+<p>-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libert&eacute;s de vive lutte.</p>
+
+<p>-- Quelles libert&eacute;s ?</p>
+
+<p>-- Libert&eacute; de sortir et de voyager seule, d'abord. Libert&eacute; de rentrer chez nous &agrave; l'heure qu'il nous pla&icirc;t, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Libert&eacute; de d&eacute;penser de l'argent &agrave; notre fantaisie, libert&eacute; d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de ma&icirc;tresses !</p>
+
+<p>-- Elles seront difficiles &agrave; marier, vos jeunes filles d'apr&egrave;s 89.</p>
+
+<p>-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous &ecirc;tes affich&eacute;s pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage &agrave; &eacute;tablir, voil&agrave; tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-l&agrave; qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'apr&egrave;s, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.</p>
+
+<p>-- Nous verrons peut-&ecirc;tre ces moeurs-l&agrave;, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.</p>
+
+<p>Hector, souriant, r&eacute;fl&eacute;chissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment d&eacute;sirable, et pensait &agrave; Lestrange avec le pire sentiment de jalousie m&acirc;le: celui qui jalouse la possession, sans d&eacute;sir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>-- Alors, c'est d&eacute;cid&eacute;, ce mariage avec l'homme blond ?</p>
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+<p>-- &Ecirc;tes-vous discret ?</p>
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+<p>-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est pass&eacute; avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit &agrave; maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'&eacute;tais un peu d&eacute;collet&eacute;e... et puis j'ai un secret pour que, quand on est pr&egrave;s de moi, on ne puis penser qu'&agrave; moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au d&icirc;ner, naturellement, Lestrange s'est allum&eacute;, allum&eacute;, &agrave; ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donn&eacute; du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extr&ecirc;mement: je le chavire, ce gar&ccedil;on. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Apr&egrave;s d&icirc;ner, on a &eacute;t&eacute; dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous &eacute;tions vraiment l&agrave; dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons caus&eacute;. J'ai un peu activ&eacute; Luc en lui d&eacute;clarant que j'en avais tout &agrave; fait assez de ma chastet&eacute; professionnelle, que je ne demandais qu'&agrave; changer d'&eacute;tat; je lui racontai que j'avais des insomnies, des r&eacute;veils tr&egrave;s &eacute;nerv&eacute;s...</p>
+
+<p>-- Est-ce vrai ? demanda Hector.</p>
+
+<p>-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voil&agrave; le plus dr&ocirc;le de l'affaire. Tiens ! il para&icirc;t que &ccedil;a vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte l&agrave; ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai achev&eacute; en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces &eacute;nervements, c'&eacute;tait &agrave; lui, Lestrange, que je pensais.</p>
+
+<p>-- Et c'&eacute;tait encore vrai ?</p>
+
+<p>-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, &agrave; bout de r&eacute;sistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis pr&ecirc;t &agrave; vous &eacute;pouser. Seulement, je vous pr&eacute;viens: j'ai peur d'&ecirc;tre un assez mauvais mari. J'ai besoin de la soci&eacute;t&eacute; des femmes; m&ecirc;me mari&eacute; avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-&ecirc;tre ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la cha&icirc;ne, l'entrave &agrave; la libert&eacute;. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? &Eacute;coutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai invent&eacute;; mais puisqu'on se d&eacute;classe quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez d&eacute;j&agrave; le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: &eacute;pousons-nous, je crois que nous ferons tr&egrave;s bon m&eacute;nage ensemble, outre les petits moments particuli&egrave;rement agr&eacute;ables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associ&eacute;s pour ces petits moments-l&agrave; et aussi pour les int&eacute;r&ecirc;ts s&eacute;rieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout &eacute;cervel&eacute;e que je parais. Hors cela, de part et d'autre, libert&eacute; compl&egrave;te. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans p&acirc;mer, va devenir subitement chaste, ou m&ecirc;me fid&egrave;le, apr&egrave;s le lunch de noces. Vous continuerez &agrave; courir, sans cesser pour cela de penser &agrave; moi, car vous &ecirc;tes de la vari&eacute;t&eacute; qui cumule, vous. Moi, de mon c&ocirc;t&eacute;, je ne demande pas mieux que d'&ecirc;tre une perle de fid&eacute;lit&eacute;, une Barberine. &nbsp;Mais que voulez-vous ? Ma petite exp&eacute;rience m'a d&eacute;montr&eacute; que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie r&eacute;elle. A quoi serviraient des promesses de r&eacute;sistance &agrave; une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est d&ucirc; et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela pr&egrave;s, je veux &ecirc;tre libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout &agrave; l'heure: Serez-vous jaloux ?"</p>
+
+<p>-- Et qu'a-t-il r&eacute;pondu ?</p>
+
+<p>-- Il a r&eacute;fl&eacute;chi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous m&egrave;nera pas au divorce... Vous &ecirc;tes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouv&eacute; qu'il fallait vous &eacute;pouser..." L&agrave;-dessus, afin de sceller nos fian&ccedil;ailles, je lui ai tendu mes l&egrave;vres et pour la premi&egrave;re fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'&eacute;tait la premi&egrave;re fois), j'esp&egrave;re n'avoir pas sembl&eacute; trop gauche. Voil&agrave;... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-l&agrave;, je vous le garantis !</p>
+
+<p>Sans attendre la r&eacute;ponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'&eacute;loigner, d'une gr&acirc;ce perverse et provocante que sa d&eacute;marche accentuait. En m&ecirc;me temps, par le chemin qui d&eacute;bouchait du bois de ch&ecirc;nes &agrave; peine feuill&eacute;, une charrette &agrave; quatre places de vis-&agrave;-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fix&eacute;s sur lui qu'elle aimait, il le savait bien &agrave; pr&eacute;sent, un peu triste de la facilit&eacute; de cette conqu&ecirc;te, pressentant bien qu'elle le m&egrave;nerait au mariage, et triste &agrave; la pens&eacute;e de cette mort de sa libert&eacute;. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont apr&egrave;s tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caract&egrave;res chr&eacute;tiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilit&eacute;, la fid&eacute;lit&eacute;, la f&eacute;condit&eacute;, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre &agrave; la moderne, une fa&ccedil;ade correcte avec la licence derri&egrave;re, mieux vaut, comme les Lestrange, se pr&eacute;venir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."</p>
+
+<p>Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.</p>
+
+<p>"Ch&egrave;re petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de m&ecirc;me !"</p>
+
+<p>La charrette vira devant le perron du ch&acirc;teau d'Armide, d&eacute;chirant le sable. Hector tendit &agrave; Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha &agrave; peine, tout de suite rougissante, et sauta &agrave; terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture &agrave; l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations &eacute;cervel&eacute;es de Mme de Rouvre, les stations chez les couturi&egrave;res, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas chang&eacute;e. C'&eacute;tait le m&ecirc;me visage aristocratique et vide, la m&ecirc;me tournure gauche et souffreteuse sous l'&eacute;ternel deuil provincial. Plut&ocirc;t elle avait d&eacute;teint sur Mme de Rouvre, vou&eacute;e maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluch&eacute;, sans doute, &eacute;gay&eacute; de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa fa&ccedil;on un peu s&eacute;rieuse et militaire de se v&ecirc;tir, corrig&eacute; par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transform&eacute; Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux aviv&eacute;s par le d&eacute;sir de plaire &agrave; quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la diff&eacute;renciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche &agrave; volants d&eacute;chiquet&eacute;s, le corsage drap&eacute;, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle &agrave; Paris, son allure de Vend&eacute;enne souple et solide, de petite aristocrate guerri&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambr&eacute;e, de la nuque au dernier volant.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.</p>
+
+<p>-- Je vous assure, r&eacute;pliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.</p>
+
+<p>-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous d&eacute;pl&ucirc;t, ajouta-t-elle ing&eacute;nument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Maxime sourit, la pens&eacute;e absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver o&ugrave; la table &eacute;tait dress&eacute;e: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y &eacute;tait pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.</p>
+
+<p>Il profita du moment o&ugrave; s'&eacute;changeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector &agrave; part:</p>
+
+<p>-- Maud est absente ?</p>
+
+<p>-- Non, je l'ai aper&ccedil;ue tout &agrave; l'heure &agrave; la fen&ecirc;tre de sa chambre.</p>
+
+<p>-- J'aurai &agrave; lui parler s&eacute;rieusement avant le d&eacute;jeuner.</p>
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+<p>-- Encore jaloux ? Vous &ecirc;tes incorrigible, gronda doucement Hector.</p>
+
+<p>Que de fois, depuis un mois, il avait re&ccedil;u les confidences de Maxime, assailli par les d&eacute;lations obscures que Maud pressentait !</p>
+
+<p>-- Au contraire, r&eacute;pliqua Maxime, j'ai gravement offens&eacute; Mlle de Rouvre et je veux m'excuser aupr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute;ment un fianc&eacute; rempli d'impr&eacute;vu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-l&agrave; dans le vestibule... Maud sera forc&eacute;e de passer devant nous lorsqu'elle descendra.</p>
+
+<p>Ils la rencontr&egrave;rent sur le seuil m&ecirc;me, attard&eacute;e &agrave; fixer au ruban de sa ceinture un p&eacute;tunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchid&eacute;e. Hector, point trop rassur&eacute; sur l'issue de l'entretien, s'effor&ccedil;a de plaisanter:</p>
+
+<p>-- Voici monsieur, ch&egrave;re miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir &agrave; l'<i>interview</i>, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de s&eacute;rieux, s'effa&ccedil;a pour les laisser passer et s'esquiva.</p>
+
+<p>Maud, inqui&egrave;te, voulut aussi para&icirc;tre gaie:</p>
+
+<p>-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose &agrave; me dire ?</p>
+
+<p>Elle ramassait sa volont&eacute; pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pens&eacute;: "Julien !..."</p>
+
+<p>Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:</p>
+
+<p>-- Je vous demande gr&acirc;ce ! fit-il, la voix basse, comme consum&eacute;e par l'&eacute;motion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.</p>
+
+<p>Maud ne comprenait pas:</p>
+
+<p>-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore dout&eacute; de moi ?</p>
+
+<p>-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, &agrave; douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous &ecirc;tes &agrave; Chamblais, je re&ccedil;ois des lettres, des lettres tellement pr&eacute;cises sur vous... sur vos habitudes... un tel m&eacute;lange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journ&eacute;e, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel m&eacute;lange de cela et de calomnies...</p>
+
+<p>-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? r&eacute;pliqua Maud en retirant ses mains.</p>
+
+<p>-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse &agrave; vous. Voil&agrave; ce que j'ai fait, &eacute;coutez. Quatre fois d&eacute;j&agrave;, j'avais re&ccedil;u une lettre &eacute;crite &agrave; la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxi&egrave;me porte &agrave; droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui &eacute;tait &eacute;crite.</p>
+
+<p>-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?</p>
+
+<p>-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai d&eacute;chir&eacute; cette lettre et je ne vous en ai m&ecirc;me parl&eacute;... Hier... j'ai &eacute;t&eacute; fou... je...</p>
+
+<p>-- Vous m'avez fait suivre ?</p>
+
+<p>-- Non. J'ai &eacute;t&eacute; rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arr&ecirc;t&eacute; devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a sembl&eacute;... Je me suis &eacute;lanc&eacute;... mais la petite porte &eacute;tait d&eacute;j&agrave; referm&eacute;e... Ah ! Maud, si j'ai p&eacute;ch&eacute; contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai pass&eacute;e sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...</p>
+
+<p>Maud &eacute;coutait, rassur&eacute;e maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secr&egrave;te... "Ah ! Julien se console; il re&ccedil;oit des femmes, &agrave; pr&eacute;sent..."</p>
+
+<p>-- Continuez, dit-elle. A quelle heure <i>suis-je sortie ?</i></p>
+
+<p>-- Pass&eacute; sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la t&ecirc;te, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arr&ecirc;t&eacute;e par le bras, je l'ai forc&eacute;e &agrave; montrer son visage sous la lanterne de la voiture.</p>
+
+<p>-- Et c'&eacute;tait ? demanda Maud, dont la voix alt&eacute;r&eacute;e e&ucirc;t donn&eacute; l'&eacute;veil &agrave; un observateur plus avis&eacute;.</p>
+
+<p>Maxime h&eacute;sita:</p>
+
+<p>-- Je n'ai pas le droit de la nommer.</p>
+
+<p>-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de d&eacute;masquer les mis&eacute;rables qui me calomnient.</p>
+
+<p>-- C'est une pr&eacute;tendue jeune fille que j'ai vue &agrave; votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Juliette Avrezac ? dit Maud.</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la col&egrave;re de son front, de ses yeux, de sa bouche crisp&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il &agrave; genoux, le front dans sa jupe.</p>
+
+<p>Elle revint &agrave; elle:</p>
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+<p>-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si <i>cela</i> a pu vous gu&eacute;rir, tant mieux... Car l'avenir m'inqui&egrave;te, avec un coeur tel que le v&ocirc;tre.</p>
+
+<p>Il sollicita son front, ce coin de chair embaum&eacute; par les cheveux, le seul qu'elle lui e&ucirc;t jamais donn&eacute; le droit d'effleurer depuis leurs fian&ccedil;ailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des l&egrave;vres qui la br&ucirc;laient, avec un obscur d&eacute;sir de vengeance, l'envie de trahir, &agrave; son tour. Jamais Maxime n'avait tant re&ccedil;u d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.</p>
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+<br>
+<h2>II</h2>
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+<br>
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+<p>Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le d&eacute;part de Maud pour Chamblais avaient mis fin &agrave; leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait gu&egrave;re le club, refusant les invitations mondaines, &eacute;vitant le th&eacute;&acirc;tre et tous les endroits o&ugrave; des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie &eacute;tait forte en ce moment, gr&acirc;ce &agrave; deux riches &eacute;trangers, deux fr&egrave;res qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commenc&eacute;e &agrave; cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arr&ecirc;ter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamn&eacute;s qui font peur au joueur heureux lui-m&ecirc;me, lorsqu'il rentre le soir, bourr&eacute; de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagn&eacute; pr&egrave;s de trois cent mille francs. Cette fi&egrave;vre unique que donne aux plus solides le myst&egrave;re sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassembl&eacute;es pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait &agrave; le distraire du d&eacute;sespoir inerte o&ugrave; il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles &agrave; tout autre qu'&agrave; lui, dont elle d&eacute;guisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secr&egrave;te, lui avait signifi&eacute; la n&eacute;cessit&eacute; d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'apr&egrave;s le mariage.</p>
+
+<p>Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journ&eacute;e qui suivait le sommeil noir o&ugrave; il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise &eacute;tait neuf heures, quand, le d&icirc;ner fini, le cigare fum&eacute;, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Op&eacute;ra, ou simplement -- car ces soirs &eacute;taient d'une ti&eacute;deur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de caf&eacute;-concert, pas de Bois, rien qui lui rappel&acirc;t une vie mondaine, aucun endroit o&ugrave; l'on rencontr&acirc;t des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une &agrave; une, dans le silence &eacute;touff&eacute; du club vide o&ugrave; tra&icirc;nait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il aupr&egrave;s d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.</p>
+
+<p>En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons d&eacute;serts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller &agrave; sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secr&egrave;te sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien repr&eacute;sentait &agrave; son dilettantisme, et il conc&eacute;dait volontiers &agrave; un tel &ecirc;tre, comme &agrave; Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.</p>
+
+<p>-- Vous allez &eacute;crire ? demanda Julien.</p>
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+<p>-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?</p>
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+<p>Tout en &eacute;crivant son t&eacute;l&eacute;gramme, il continuait la conversation, coup&eacute;e de silences:</p>
+
+<p>-- Que faites-vous dans ce d&eacute;sert, &agrave; cette heure, vous, l'homme des f&ecirc;tes ?</p>
+
+<p>-- J'attends la partie.</p>
+
+<p>-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est d&eacute;licieux.</p>
+
+<p>-- Le Bois m'ennuie.</p>
+
+<p>--Allez entendre Yvette.</p>
+
+<p>-- Yvette m'ennuie.</p>
+
+<p>Hector, mouillant et fermant le t&eacute;l&eacute;gramme, se retourna &agrave; demi:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.</p>
+
+<p>-- Oh ! par exemple, celles-l&agrave;, je les ai en horreur ! Si j'&eacute;tais s&ucirc;r de ne pas en rencontrer, peut-&ecirc;tre je sortirais.</p>
+
+<p>-- Bah ! s'&eacute;cria Hector, quel pessimisme !</p>
+
+<p>Il alla jeter son t&eacute;l&eacute;gramme dans la bo&icirc;te du cercle, revint s'asseoir &agrave; califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:</p>
+
+<p>-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables &agrave; travers cette vall&eacute;e de larmes.</p>
+
+<p>-- Moi, r&eacute;plique Julien sourdement, les mains appuy&eacute;es &agrave; plat sur la molesquine du canap&eacute;, la t&ecirc;te pench&eacute;e d'un air d'accablement, moi, elles me d&eacute;go&ucirc;tent &agrave; vomir...</p>
+
+<p>Son visage se contracta d'une vraie naus&eacute;e. Sous ce vaste silence des pi&egrave;ces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence &eacute;largi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'apr&egrave;s-d&icirc;n&eacute;e, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille pr&egrave;s de lui pour &eacute;couter sa rancune:</p>
+
+<p>-- Oui... elles me d&eacute;go&ucirc;tent ! Toutes les paroles des livres de th&eacute;ologie sur elles, sur leur basse animalit&eacute;, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du pass&eacute; le temps que je leur ai donn&eacute;. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au go&ucirc;t de la vie et au d&eacute;sir de l'avenir.</p>
+
+<p>Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit apr&egrave;s une pause:</p>
+
+<p>-- Dire qu'on r&ecirc;ve d'elles, de les poss&eacute;der, d'&ecirc;tre d&eacute;sir&eacute; par elles, depuis la fin de son enfance, d&egrave;s qu'on a appris &agrave; les voir, d&egrave;s qu'on devine l'amour ! Au coll&egrave;ge, je ne pensais pas &agrave; autre chose. Comme j'&eacute;tais chez des pr&ecirc;tres et que j'&eacute;tais encore tr&egrave;s religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de poss&eacute;der toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me par&ucirc;t d&eacute;sirable ! Et j'&eacute;tais chaste, avec cela.</p>
+
+<p>-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous &eacute;tiez un pr&eacute;destin&eacute;, un amant-n&eacute;. Moi, au coll&egrave;ge, j'avais d&eacute;j&agrave; une ma&icirc;tresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait gu&egrave;re. Aussi, dans la vie, je n'ai pas &eacute;t&eacute; un amant. Il est vrai que je ne suis pas irr&eacute;sistible.</p>
+
+<p>-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-&ecirc;tre davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais &agrave; raconter cela &agrave; tout le monde; mais plus d'une m'a r&eacute;pondu: "Non... d&eacute;cid&eacute;ment, vous &ecirc;tes trop beau..." &Ecirc;tre beau, c'est un m&eacute;diocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites b&ecirc;tes de luxure, toutes... la plus honn&ecirc;te, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chastet&eacute;, leur honn&ecirc;tet&eacute;, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanit&eacute; ou de l'habitude... Leur &acirc;me est un chiffon qu'on reteint &agrave; la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui diff&egrave;re... Et, franchement, un programme de vie qui consiste &agrave; promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... &ccedil;a finit par appara&icirc;tre tout &agrave; fait &eacute;coeurant et niais.</p>
+
+<p>Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux &eacute;pars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brod&eacute;, les gros mollets blancs r&ocirc;der dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'&eacute;tait pas encore tout &agrave; fait vid&eacute;, car, d&egrave;s qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:</p>
+
+<p>-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis gu&eacute;ri... Aucune ne me fera plus envie, &agrave; pr&eacute;sent: j'ai retrouv&eacute; la chastet&eacute; au fond de la d&eacute;bauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une d&eacute;butante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la soci&eacute;t&eacute; contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est rest&eacute;e une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par d&eacute;soeuvrement, pour t&acirc;cher d'oublier mes emb&ecirc;tements. Elle est rest&eacute;e l&agrave; plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'&eacute;coeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. &Ccedil;a m'&eacute;nerve et &ccedil;a vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.</p>
+
+<p>Hector se leva:</p>
+
+<p>-- Je vais passer une heure &agrave; l'Op&eacute;ra, o&ugrave; j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et m&ecirc;me je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.</p>
+
+<p>-- Oh ! mon cher, je vous jure...</p>
+
+<p>-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser &agrave; bout... je vous ai observ&eacute;, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, <i>toutes</i>, vous soient indiff&eacute;rentes...</p>
+
+<p>Suberceaux se redressa:</p>
+
+<p>-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glac&eacute;s.</p>
+
+<p>Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.</p>
+
+<p>-- Apr&egrave;s tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre &agrave; part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus &agrave; notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fix&eacute;e ?</p>
+
+<p>Il t&acirc;chait de se dompter, mais sa voix bris&eacute;e avouait.</p>
+
+<p>-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par cons&eacute;quent.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Suberceau.</p>
+
+<p>Il ne disait plus rien, fig&eacute; sur place, les yeux &agrave; la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course &agrave; faire, une course press&eacute;e, ce soir. Adieu.</p>
+
+<p>Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussit&ocirc;t. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fen&ecirc;tre, il aper&ccedil;ut Julien s'&eacute;loignant &agrave; pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes r&eacute;flexions.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; un homme, pensa-t-il, qui est &agrave; bout, et qui m&eacute;dite la p&eacute;rip&eacute;tie du drame. Que faire, moi ?</p>
+
+<p>Le r&ocirc;le de Providence r&eacute;pugnait &agrave; son scepticisme indulgent. "&Ecirc;tre Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."</p>
+
+<p>Il lui sembla tout de m&ecirc;me, &agrave; la r&eacute;flexion, que le mariage de Maud avec Chantel &eacute;tait encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".</p>
+
+<p>"Et puis j'ai promis &agrave; Maud mon alliance." Il se d&eacute;cida, &eacute;crivit et jeta &agrave; la bo&icirc;te un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin &agrave; Chamblain: "Veillez, ch&egrave;re amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcit&eacute;, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soir&eacute;e &agrave; l'Op&eacute;ra, content d'une journ&eacute;e o&ugrave; il avait go&ucirc;t&eacute; cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en &eacute;tait de passion.</p>
+
+<p>Julien cependant, de ce pas accabl&eacute;, vaincu, qu'Hector avait guett&eacute; de la fen&ecirc;tre, tournait l'angle de la rue Saint-Honor&eacute;, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint &agrave; lui... Rentrer l&agrave;, retrouver &eacute;parse dans l'air, attach&eacute;e aux tentures, refl&eacute;t&eacute;e dans l'au-del&agrave; myst&eacute;rieux des glaces, cette poussi&egrave;re, cette fum&eacute;e du Soi aboli que laissent tra&icirc;ner les jours &eacute;chus, oh ! non, plut&ocirc;t s'&eacute;chapper m&ecirc;me du pr&eacute;sent, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin &agrave; la h&acirc;te, comme s'il e&ucirc;t peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fant&ocirc;mes pareils &agrave; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre c&ocirc;t&eacute; du boulevard sa longue perspective &eacute;clair&eacute;e par les deux chapelets d'&eacute;toiles jaunes, l'attira, propice &agrave; une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, &eacute;tonn&eacute; du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, &eacute;tonn&eacute; de son ombre girante &agrave; chaque bec de gaz, &eacute;tonn&eacute; de se sentir vivre. Car le probl&egrave;me de la vie, de la personnalit&eacute; permanente, oubli&eacute; dans le train-train des jours sans &eacute;v&eacute;nements, requiert imp&eacute;rieusement l'&ecirc;tre humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine d&eacute;sorient&eacute;e et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, <i>voyait</i> un autre &ecirc;tre vivre, penser, p&acirc;tir, et cet &ecirc;tre &eacute;tait lui-m&ecirc;me: et, &agrave; constater que c'&eacute;tait bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'&eacute;moi d'une chute pesante, inattendue.</p>
+
+<p>"Dans neuf jours ! Mari&eacute;e dans neuf jours..." Il pronon&ccedil;ait ces mots &agrave; mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses r&eacute;elles, comme s'il e&ucirc;t dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du r&ecirc;ve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, apr&egrave;s le choc de la pens&eacute;e: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxi&eacute; qui cherche l'air d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment, dans l'atmosph&egrave;re sans air. Vite comme le r&ecirc;ve, o&ugrave; les ann&eacute;es s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa m&eacute;moire les faits, les dates, les paroles, le tissu du pass&eacute; qui devait, lui semblait-il, emmailler le pr&eacute;sent, le contraindre &agrave; <i>n'&ecirc;tre pas</i> la s&eacute;paration, la fin. La force d'espoir et de conqu&ecirc;te qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait &agrave; Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se r&eacute;voltait contre la d&eacute;faite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."</p>
+
+<p>Sa pens&eacute;e d&eacute;sorient&eacute;e ressaisit des bribes de raisonnements, tout le pu&eacute;ril scepticisme oppos&eacute; nagu&egrave;re aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son &eacute;ducation. "La possession d'une femme doit &ecirc;tre aussi indiff&eacute;rente &agrave; l'&ecirc;tre moral qu'un verre bu d'une liqueur agr&eacute;able... La morale, le sentiment surajout&eacute;s &agrave; cet acte sont des r&ecirc;vasseries de moine et de po&egrave;te. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son int&eacute;r&ecirc;t."</p>
+
+<p>Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau d&eacute;sempar&eacute;. Mais pourquoi, &agrave; cette heure de souffrance, victime &agrave; son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irr&eacute;sistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, &agrave; celles du pass&eacute;, de l'enfance chaste et religieuse ?</p>
+
+<p>"Il y a une loi morale impos&eacute;e &agrave; l'amour humain. Cette &eacute;treinte fugitive comme le contact du verre plein sur les l&egrave;vres, elle atteint par contre-coup les facult&eacute;s de souffrance de tout l'&ecirc;tre humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."</p>
+
+<p>Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'&eacute;tait pas la jalousie th&eacute;orique, celle que les psychographes ont inscrite et d&eacute;montr&eacute;e dans leurs th&eacute;or&egrave;mes, l'&eacute;chauffement de col&egrave;re provoqu&eacute; par l'image d'une autre go&ucirc;tant la volupt&eacute; vol&eacute;e. Plus que jamais, au contraire, ce d&eacute;go&ucirc;t de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute &eacute;vocation de lubricit&eacute;. Sa jalousie, sa rancune, c'&eacute;tait de penser que Maud s'affranchissait de le d&eacute;sirer, lui, l'Amant, qu'il n'&eacute;tait plus n&eacute;cessaire, tandis que lui-m&ecirc;me ne pouvait s'affranchir. Il l'avait &eacute;prouv&eacute; aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoqu&eacute;e par d&eacute;pit. Son corps m&ecirc;me, ses nerfs refusaient l'&eacute;motion. L'Absente, l'infid&egrave;le gardait malgr&eacute; tout son domaine; le d&eacute;sir &eacute;perdu de la derni&egrave;re minute le for&ccedil;ait encore, de loin, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute;.</p>
+
+<p>"Mais elle aussi souffre, sans doute !"</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'espoir de sa jalousie, qu'elle mont&acirc;t son calvaire, elle aussi.</p>
+
+<p>"Elle n'a pas cess&eacute; de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'int&eacute;r&ecirc;t. Elle souffre... &agrave; moins que ?"</p>
+
+<p>Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre l&egrave;vres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le d&eacute;sir de chair le ressaisit.</p>
+
+<p>La nettet&eacute; d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le d&eacute;grisa et le rejeta &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. "O&ugrave; suis-je ?" Autour de lui, c'&eacute;tait la trou&eacute;e claire du pont de l'Europe. Une corde secr&egrave;te de la m&eacute;moire, frapp&eacute;e par le souvenir des caresses, avait vibr&eacute;... "Quoi ! cet endroit m&ecirc;me ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une b&ecirc;te bless&eacute;e, &agrave; toutes ses remises famili&egrave;res.</p>
+
+<p>Il dut ob&eacute;ir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-P&eacute;tersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, d&eacute;j&agrave;, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits d&eacute;bits de vins &agrave; lanterne rouge... La soir&eacute;e &eacute;tait douce, poudreuse, large et gaie.</p>
+
+<p>Devant la maison de Mathilde, il h&eacute;sita. La porte &eacute;tait ferm&eacute;e, comme chaque soir. "Que dire &agrave; la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t il pensa qu'on lui ob&eacute;issait <i>toujours</i> quand il mettait un certain air de volont&eacute; dans sa voix.</p>
+
+<p>Il gagna la loge. La femme y &eacute;tait seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorit&eacute; qui pr&eacute;vient la r&eacute;plique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a gu&egrave;re d'autre.</p>
+
+<p>-- J'ai laiss&eacute; l&agrave;-haut un n&eacute;cessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant &agrave; rassurer cette &acirc;me simple.</p>
+
+<p>La concierge donna la clef. Julien monta les trois &eacute;tages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il d&eacute;sirait quelque chose ! Dans le d&eacute;sarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonn&eacute;e de revoir cette chambre complice, m&ecirc;me vide, dans l'appartement vide et mort.</p>
+
+<br>
+ La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien chang&eacute;; il le constata d&egrave;s qu'il eut allum&eacute; le bougeoir pos&eacute; comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'&eacute;taient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle &agrave; manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabit&eacute; impr&eacute;gnait l'air, combattue par cette odeur d&eacute;licate que laisse longtemps apr&egrave;s soi la peau parfum&eacute;e des femmes, l&agrave; o&ugrave; elles se sont maintes fois habill&eacute;es, d&eacute;shabill&eacute;es, o&ugrave; elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore &eacute;pars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, fig&eacute; en gouttes dans les flacons, empoussi&eacute;rant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter.<br>
+<br>
+
+
+<p>Julien, le coeur opprim&eacute; d'&eacute;motion, entra, alluma les cand&eacute;labres de la chemin&eacute;e, refit ce cher m&eacute;nage d'amour si souvent, si all&egrave;grement faut au temps des entrevues d'hiver. L'&eacute;treinte des fant&ocirc;mes qu'il avait fuie tout &agrave; l'heure, &agrave; la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupt&eacute;. Mais l'hallucination se d&eacute;robait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fen&ecirc;tre, il fermait les yeux, &eacute;coutant le bruit des rares voitures. Malgr&eacute; l'identit&eacute; du d&eacute;cor, hier &nbsp;refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut m&ecirc;me pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de d&eacute;sespoir sans attendrissement, sans pleurs.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t il se leva, g&eacute;missant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.</p>
+
+<p>"J'ai mal !..."</p>
+
+<p>L'horreur de vivre le p&eacute;n&eacute;tra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait m&ecirc;me plus l'Absente. Une fureur de d&eacute;truire, d'an&eacute;antir le pass&eacute; l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurt&eacute;. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient &agrave; un v&ecirc;tement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de foug&egrave;re, vivifi&eacute;e par l'&eacute;manation de la chair, y restait enr&eacute;sill&eacute;e. Longtemps &eacute;touff&eacute;e, elle monta brusquement aux narines: choc l&eacute;ger, qui fit jaillir l'&eacute;motion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait p&eacute;ch&eacute;...</p>
+
+<p>"Maud, Maud ch&eacute;rie !..."</p>
+
+<p>Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effar&eacute; de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il g&eacute;missait.</p>
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+<p>Or, si d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussi&egrave;re malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il m&ecirc;la aux divins noms jadis implor&eacute;s le nom de celle dont il avait profan&eacute; le corps adorable. Et il fut ainsi, sinc&egrave;rement, l'&ecirc;tre religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les gr&acirc;ces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit gar&ccedil;on, d&eacute;sirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses &agrave; la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai <i>sainement</i> avec elle. Mais rendez-la-moi !"</p>
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+<p>Tragiques, les vagissements d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces pri&egrave;res prof&eacute;r&eacute;es, les l&egrave;vres dans le linge fait pour v&ecirc;tir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire &agrave; des caresses passionn&eacute;es !</p>
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+<p>Quand il redescendit, onze heures avaient sonn&eacute;. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en m&ecirc;me temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les d&eacute;combres, surgissait malgr&eacute; tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coul&eacute; sur son chagrin; c'est qu'il avait touch&eacute; le fond de sa conscience et y avait retrouv&eacute;, avec ce qui y restait de moralit&eacute; et de foi, l'ind&eacute;fectible esp&eacute;rance qui dort au creux des &acirc;mes d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es.</p>
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+<p>"Cela ne se fera pas. Elle n'&eacute;pousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'&eacute;v&eacute;nement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le d&eacute;nouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni m&ecirc;me s'il en userait.</p>
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+<p>Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se r&eacute;fl&eacute;chissait &agrave; peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'e&ucirc;t vu sortir, pass&eacute; minuit, en frac sous le l&eacute;ger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honor&eacute; &agrave; pied, d'un pas de fl&acirc;nerie, gagner le cercle et s'asseoir &agrave; la table de jeu, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un panier de jetons, -- certes n'e&ucirc;t pas imagin&eacute; que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un &eacute;tat de fi&egrave;vre continue, et, depuis six, presque en d&eacute;mence, -- que deux heures plus t&ocirc;t, il avait agonis&eacute; en serrant contre ses l&egrave;vres le chiffon de batiste qui, soigneusement pli&eacute;, &agrave; peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait l&eacute;g&egrave;rement la poche de son frac.</p>
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+<p>Au club, la partie &eacute;tait commenc&eacute;e. Il ponta quelques instants, puis, d&egrave;s qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque sold&eacute;e par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie na&iuml;ve, insolente, o&ugrave; les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.</p>
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+<p>Joueur toujours impassible: mais, ce jour-l&agrave;, il for&ccedil;a l'admiration des plus hostiles. Il avait laiss&eacute; couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matin&eacute;e de printemps, les poumons joyeux et larges.</p>
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+<p>Faut-il le dire ? il &eacute;prouvait, de la continuit&eacute; de sa malechance, une sorte de satisfaction. &Acirc;me de f&eacute;ticheur, il s'&eacute;tait fait en lui-m&ecirc;me, &agrave; son insu, cette "r&eacute;ussite" &eacute;trange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus &agrave; lui, peut-&ecirc;tre, que ses v&ecirc;tements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas &agrave; chercher comment; il &eacute;tait tranquille; il sentait dans le chaos de sa t&ecirc;te germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud &eacute;pandant son parfum sous ses narines.</p>
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+<p>C'&eacute;tait bien une &acirc;me de joueur &agrave; travers la vie, &agrave; la fois outranci&egrave;re et pu&eacute;rile, superstitieuse et t&eacute;m&eacute;raire, l'&acirc;me des joueurs, l'&acirc;me des femmes, l'&acirc;me aussi des conqu&eacute;rants, quand il pla&icirc;t au hasard.</p>
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+<h2>III</h2>
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+<p>Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu m&eacute;connaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a gard&eacute; sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement compar&eacute;es par Victor Hugo &agrave; des clarinettes monstrueuses, &agrave; l'ombre du grand s&eacute;minaire, o&ugrave; ne furent point chang&eacute;es les dalles du parloir depuis le temps o&ugrave; elles se mouill&egrave;rent des pleurs de Manon, toutes les industries la&iuml;ques qui vivent du pr&ecirc;tre et du fid&egrave;le s'y groupent dans la p&eacute;nombre d'installations discr&egrave;tes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies &eacute;troites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des br&eacute;viaires, des <i>horae diurnae</i>. Les rues elles-m&ecirc;mes portent des noms fan&eacute;s, vieillots, eccl&eacute;siastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'h&ocirc;tels sp&eacute;ciaux, fr&eacute;quent&eacute;s par des pr&ecirc;tres en voyage, par des religieuses en ob&eacute;dience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adress&eacute;es par l'&eacute;v&ecirc;que de leur endroit. Dans ces h&ocirc;tels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds &agrave; solives &eacute;champis de blanc, les lits &agrave; fl&egrave;che d'o&ugrave; tombent les rideaux de calicot, les sujets de pi&eacute;t&eacute; ornant la chemin&eacute;e et les murailles. La propret&eacute; y est &eacute;triqu&eacute;e et m&eacute;ticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle &agrave; manger, un vrai r&eacute;fectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, &eacute;toil&eacute; de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit pr&eacute;venir le matin pour avoir un bifteck &agrave; son d&eacute;jeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de m&eacute;fiance. Le bureau de l'h&ocirc;tel est meubl&eacute; en acajou, d&eacute;cor&eacute; de vases remplis de ces brindilles panach&eacute;es que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve <i>la Croix</i>, avec son Christ saignant parmi des rayons, <i>l'Univers</i>, la <i>Revue du Monde catholique</i>... Et ces h&ocirc;tels, outre le charme singulier de leur d&eacute;cor us&eacute;, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honn&ecirc;tes, seraient assur&eacute;ment des meilleurs de Paris, s'il n'y r&eacute;gnait cette atmosph&egrave;re de tristesse et d'acrimonie d&eacute;gag&eacute;e par les gens qui touchent au clerg&eacute; et ne sont pas des pr&ecirc;tres.</p>
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+<p>Tel cet h&ocirc;tel des Missionnaires o&ugrave; demeurent, &agrave; Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en fa&ccedil;ade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent d&eacute;coup&eacute;s en bosquets, en massifs, en pi&eacute;cettes d'eau, avec des statues pieuses sem&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave;, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, &nbsp;qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le d&eacute;cor, en arri&egrave;re-plan, du grand s&eacute;minaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant &agrave; Paris et attendant la rentr&eacute;e au s&eacute;minaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit &eacute;troit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de pi&eacute;t&eacute;, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'&eacute;tait ce lit, la petite table de nuit pos&eacute;e aupr&egrave;s, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricot&eacute;s, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite biblioth&egrave;que en planche et en b&acirc;tons articul&eacute;s. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la chemin&eacute;e, orn&eacute;e de deux gros coquillages. Une gravure d&eacute;corait la muraille, d'apr&egrave;s la Descente de croix de Rembrandt, extraite du <i>Magasin pittoresque</i>.</p>
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+<p>La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un p&egrave;lerin &agrave; ce point travaill&eacute; de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalt&eacute; de joie, oubliant les heures &agrave; regarder un portrait de Maud, &agrave; repenser &agrave; telles minutes exceptionnelles pass&eacute;es pr&egrave;s d'elle, -- ou ramass&eacute; sur lui-m&ecirc;me dans une horrible et douloureuse r&ecirc;verie, tenaill&eacute; d'envies de d&eacute;part, de fuite l&agrave;-bas, vers la solitude de V&eacute;zeris. Car le pays natal, &agrave; chaque acc&egrave;s de souffrance, s'&eacute;voquait ainsi qu'un d&eacute;sirable, inviolable asile.</p>
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+<p>La vraie passion peut se reconna&icirc;tre &agrave; l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'&acirc;me. Le viveur, touch&eacute; par cette force myst&eacute;rieuse, peut continuer sa vie dissip&eacute;e: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en &eacute;tait pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exer&ccedil;ant sur une &acirc;me de taciturne, seul par go&ucirc;t et par &eacute;tat depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de r&eacute;giment, avait v&eacute;cu &agrave; V&eacute;zeris, entre sa famille, des paysans et un vieux pr&eacute;cepteur eccl&eacute;siastique. Pendant cette sortie &agrave; travers le monde que furent les ann&eacute;es militaires, il avait subi la crise de virilit&eacute; qu'un m&eacute;decin e&ucirc;t pr&eacute;dite &agrave; sa jeunesse chaste et entrav&eacute;e; mais avant m&ecirc;me de revenir &agrave; V&eacute;zeris, une remont&eacute;e de d&eacute;go&ucirc;t contre soi, contre la femme instrument &agrave; sensations, pay&eacute;e pour cela, l'avait gu&eacute;ri, soumis &agrave; l'abstinence. La gourme &eacute;tait jet&eacute;e. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental dou&eacute; d'un temp&eacute;rament brutal, imp&eacute;rieux. L'obsession de la femme aim&eacute;e devint tout de suite pour lui aigu&euml;, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa pr&eacute;sence, irrit&eacute; qu'elle ne f&ucirc;t pas l&agrave; &agrave; toute heure, irrit&eacute; de sa propre gaucherie qui, pr&egrave;s d'elle, le paralysait, lui &ocirc;tait le courage de mendier une caresse, dans la peur de d&eacute;plaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volont&eacute;, du d&eacute;sordre pr&eacute;sent de son &eacute;nergie. Ce n'&eacute;tait pas ainsi, il en &eacute;tait s&ucirc;r, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immol&eacute; &agrave; l'&Eacute;pouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imagin&eacute; son avenir conjugal: l'union d'une volont&eacute; et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilit&eacute; douce et r&eacute;sign&eacute;e, comme sa soeur Jeanne, fa&ccedil;onn&eacute;e par lui ! Et voil&agrave; qu'il se fian&ccedil;ait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aim&eacute;e &eacute;tait de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'&eacute;tat de coeur o&ugrave; durent &ecirc;tre les chefs barbares, ma&icirc;tres de Rome, que des Romaines daign&egrave;rent aimer: esclaves ombrageux, m&eacute;prisant et adorant leur servitude. Maxime, irrit&eacute; de la protestation secr&egrave;te de sa dignit&eacute;, lui avait r&eacute;solument impos&eacute; silence. "Je veux &ecirc;tre ainsi... Je veux ob&eacute;ir..." Comme ces catholiques qui jouissent &agrave; immoler leurs go&ucirc;ts, &agrave; mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement &agrave; la pens&eacute;e consumatrice de celle qu'il ch&eacute;rissait.</p>
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+<p>Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'&eacute;tait la voix sagace qui avait parl&eacute;, le jour o&ugrave; il s'&eacute;tait enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parl&eacute; de nouveau, le soir o&ugrave; il entrait &agrave; l'Op&eacute;ra avec Hector Le Tessier, le soir encore du d&icirc;ner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui r&eacute;p&eacute;tait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie &agrave; toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour o&ugrave; tu l'as aim&eacute;e, tu as ch&eacute;ri l'erreur, invoqu&eacute; la catastrophe..." Cette voix obstin&eacute;e troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une f&ecirc;lure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, &agrave; certains retours &nbsp;de Chamblais, apr&egrave;s l'ensorcellement d'une apr&egrave;s-midi enti&egrave;re pass&eacute;e aux c&ocirc;t&eacute;s de Maud... Et m&ecirc;me pr&egrave;s d'elle, il en &eacute;tait harcel&eacute;, quand parfois, inqui&egrave;te de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destin&eacute;e hors de ses go&ucirc;ts, hors de ses projets. Il se laissait tra&icirc;ner chez les couturi&egrave;res, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'&acirc;me engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave &agrave; qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais par&eacute; &agrave; tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. M&ecirc;me apr&egrave;s les mauvaises journ&eacute;es, o&ugrave; l'anxi&eacute;t&eacute; l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'&agrave; demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement d&eacute;laiss&eacute;, si d&eacute;go&ucirc;t&eacute; des minutes de sa vie o&ugrave; elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un p&eacute;nitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle f&ucirc;t l&agrave; toujours, pr&egrave;s de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais l&agrave;... Dans ce d&eacute;sarroi de son coeur, dans cette fi&egrave;vre de ses sens, les lettres d&eacute;nonciatrices qui accusaient Maud &eacute;taient tomb&eacute;es sur lui, coup sur coup, le mariage une fois r&eacute;solu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait jur&eacute; &agrave; Maud qu'il avait foi en elle, il <i>ne voulait pas</i> douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement pr&eacute;cises, qui semblaient si inform&eacute;es, d&eacute;crivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses d&eacute;marches de la journ&eacute;e ? Il souffrit, il combattit avec lui-m&ecirc;me, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, &agrave; Paris, &agrave; qui l'on n'ait pr&ecirc;t&eacute; des camarades &agrave; de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'&eacute;clat pour n'avoir pas suscit&eacute; la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."</p>
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+<p>Malgr&eacute; tout, malgr&eacute; ses raisonnements, malgr&eacute; l'argument rassurant que lui fournissait l'irr&eacute;prochable tenue de Maud, malgr&eacute; le m&eacute;pris que tout honn&ecirc;te homme garde &agrave; la d&eacute;nonciation anonyme, malgr&eacute; sa volont&eacute; et son amour, enfin sans avoir jamais os&eacute; se dire &agrave; lui-m&ecirc;me: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.</p>
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+<p>Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on &eacute;crira sur l'inanit&eacute; et l'ignominie des lettres anonymes n'emp&ecirc;chera pas l'homme le plus sens&eacute; d'&ecirc;tre boulevers&eacute; par une telle lettre lui d&eacute;non&ccedil;ant la fraude d'une femme ch&eacute;rie, e&ucirc;t-il pour cette femme le respect le mieux confirm&eacute;. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant &agrave; ce probl&egrave;me effroyable: "Qu'y a-t-il derri&egrave;re le front de ma ma&icirc;tresse ? Que sais-je de sa pens&eacute;e ?" Ah ! si intime et si abandonn&eacute;e qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la d&eacute;fiance ce sont la raison m&ecirc;me, car une &acirc;me est un myst&egrave;re pou une autre &acirc;me: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voil&agrave; ce que rappelle &agrave; l'amant le plus croyant l'inf&acirc;me papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'&eacute;tait venu &agrave; la confiance que par un acte de volont&eacute; comparable &agrave; l'effort d'un pr&ecirc;tre pour retenir la foi qui s'&eacute;chappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'&eacute;difice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonn&eacute; ! Les seuls solides se sont b&acirc;tis tout seuls, dans l'irr&eacute;flexion.</p>
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+<p>Maxime connut l'horrible travail int&eacute;rieur que la pens&eacute;e industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgr&eacute; vous, le travail qui va chercher les souvenirs &eacute;pi par &eacute;pi, les r&eacute;unit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa m&eacute;moire travaillait avec pers&eacute;v&eacute;rance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la premi&egrave;re entrevue... "La m&egrave;re a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... <i>Elle</i> est belle et se tient bien, mais elle n'a pas <i>l'air d'une jeune fille</i>..." Et d&eacute;j&agrave;, il s'en souvenait maintenant, d&egrave;s ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il &eacute;tait tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et tr&egrave;s bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la soci&eacute;t&eacute; des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne &eacute;tait si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude o&ugrave; s'ach&egrave;ve, dans l'absence, la conqu&ecirc;te de tout son &ecirc;tre, mais le doute n'est jamais exclu de sa pens&eacute;e fid&egrave;le. Puis c'est le retour &agrave; Paris, l'entr&eacute;e dans le salon de l'avenue Kl&eacute;ber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures d&eacute;shonn&ecirc;tes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? &nbsp;Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, &eacute;treignant plus &eacute;troitement l'amour qui grandit. Il le suit pas &agrave; pas, il cro&icirc;t avec lui... Voici le vestibule de l'Op&eacute;ra: Suberceaux, la face d&eacute;compos&eacute;e, force d'un regard Maud &agrave; quitter le bras de Maxime, et ils &eacute;changent des paroles secr&egrave;tes. Maud les explique bien &agrave; Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est pr&egrave;s d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui para&icirc;t pu&eacute;rile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant &agrave; pr&eacute;sent ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas &eacute;pris de Marthe de Reversier... Encore une &eacute;tape, c'est le d&icirc;ner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet &eacute;tang magique, parmi cette clart&eacute; de r&ecirc;ve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une ti&eacute;deur d&eacute;licate, &nbsp;et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se d&eacute;robe. Pourquoi ? &nbsp;Par innocence, par pudique r&eacute;volte ? Il l'a pens&eacute; alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces d&eacute;bauch&eacute;s professionnels, une jeune fille, m&ecirc;me sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'&eacute;tait le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexp&eacute;riment&eacute; qu'il f&ucirc;t &agrave; l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilit&eacute; trop &eacute;veill&eacute;e, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi r&eacute;tractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit &agrave; cette constatation par la logique de ses r&eacute;flexions, il se r&eacute;veillait, il se r&eacute;voltait, il ne voulait plus croire: c'&eacute;tait trop douloureux aussi, trop effroyable &agrave; imaginer que celle qu'il adorait e&ucirc;t horreur de lui: c'&eacute;tait plus affreux encore que la pens&eacute;e d'&ecirc;tre trahi. Il se for&ccedil;ait de nouveau &agrave; se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche &eacute;videmment &agrave; ne pas me d&eacute;plaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renonc&eacute; au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant &agrave; part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sinc&eacute;rit&eacute; ?..." Il revivait les jours adorables, ceux o&ugrave; les soucis d'installation et de trousseau faisaient tr&ecirc;ve. Alors, il d&eacute;jeunait &agrave; Chamblais, y passait l'apr&egrave;s-midi, y d&icirc;nait, revenant &agrave; Paris par un train du soir. Quand le temps &eacute;tait beau et sec (et par ce printemps b&eacute;ni, il l'&eacute;tait presque tous les jours), il allait &agrave; pied de la gare au ch&acirc;teau d'Armide, par un raccourci &agrave; travers bois qui r&eacute;duisait le trajet &agrave; moins de deux kilom&egrave;tres: et, sachant l'heure de son arriv&eacute;e, Maud avait imagin&eacute; d'avancer &agrave; sa rencontre jusqu'&agrave; la porte latt&eacute;e qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin aper&ccedil;ue dans l'aurore verte des bois ! ce visage ador&eacute;, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au ch&acirc;teau d'Armide, pr&egrave;s d'elle... C'&eacute;tait le meilleur moment de la journ&eacute;e, avec quelques instants de l'apr&egrave;s-midi o&ugrave; parfois ils &eacute;taient seuls dans la serre. D&egrave;s que d'autres se trouvaient avec eux, f&ucirc;t-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrit&eacute; de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec Maxime ne semblait point lui d&eacute;plaire et plusieurs fois elle lui avait marqu&eacute;, pour son esprit et son caract&egrave;re, une estime certainement non jou&eacute;e. Apr&egrave;s ces journ&eacute;es heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de s&eacute;minariste, enivr&eacute;, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journ&eacute;e. Alors il ne doutait plus, il &eacute;tait s&ucirc;r d'elle et s&ucirc;r de lui, jusqu'&agrave; ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile &eacute;laboration de sa pens&eacute;e, le rejet&acirc;t au d&eacute;sarroi de la jalousie et du doute.</p>
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+<p>Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral e&ucirc;t-il trouv&eacute; dans sa m&egrave;re, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inf&eacute;rieures &agrave; la sienne, et des coeurs aussi passionn&eacute;s, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient &agrave; ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni m&ecirc;me en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inn&eacute; des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et d&eacute;fend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef ch&eacute;ri et respect&eacute;, elles souffraient, elles &eacute;taient anxieuses par contre-coup. C'&eacute;tait le sujet de leurs constants entretiens, les noires m&eacute;lancolies de Maxime, les journ&eacute;es o&ugrave; son visage d&eacute;compos&eacute;, la distraction de sa pens&eacute;e (quoiqu'il s'effor&ccedil;&acirc;t de ne rien laisser transpara&icirc;tre et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat int&eacute;rieur. Mme de Chantel, honn&ecirc;te esprit tout &agrave; fait born&eacute; &agrave; sa vie de solitude et de puret&eacute;, &eacute;tait bien incapable de p&eacute;n&eacute;trer le myst&egrave;re ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement &eacute;prouv&eacute;, en aimant ellem&ecirc;me de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans m&eacute;lancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fianc&eacute;e, il est impatient..." Cela n'&eacute;tonnait pas son &acirc;me honn&ecirc;te qui avait &eacute;t&eacute; en m&ecirc;me temps extr&ecirc;mement passionn&eacute;e, mais pour un seul &ecirc;tre humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et ch&eacute;rit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait &nbsp;depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait m&ecirc;me pas cette exp&eacute;rience pour expliquer le d&eacute;sarroi moral de son fr&egrave;re. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce fr&egrave;re, son v&eacute;ritable &eacute;ducateur, et quel &eacute;ducateur tendre et fervent ! elle n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; femme si un levain de jalousie n'e&ucirc;t germ&eacute; dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abn&eacute;gation de chr&eacute;tienne, le jugeant malsain, coupable...mais sa r&eacute;solution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son fr&egrave;re, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque sp&eacute;cifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit &agrave; la d&eacute;tester. Pourtant elle n'e&ucirc;t, en ce moment, demand&eacute; qu'&agrave; &ecirc;tre heureuse, &agrave; regarder, &agrave; sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commen&ccedil;ait &agrave; aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'&eacute;ducation exceptionnelle pour garder cette innocence &agrave; une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingti&egrave;me ann&eacute;e !); elle aimait avec la joie ing&eacute;nue de d&eacute;couvrir en soi une force, une ardeur ignor&eacute;es. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les s&eacute;pare du jour. Elle n'osait le dire encore &agrave; sa m&egrave;re, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette m&egrave;re avait aim&eacute;, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de n&eacute;cessit&eacute; qui dit: "Il faut," ou la vie est bris&eacute;e.</p>
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+<p>Au moins, la m&egrave;re et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la pri&egrave;re. Que de matin&eacute;es les virent monter &agrave; pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire d&eacute;j&agrave; v&eacute;n&eacute;rable qui dresse au fa&icirc;te de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore &eacute;chafaud&eacute;es ! Que d'apr&egrave;s-midi elles pass&egrave;rent dans l'ombre discr&egrave;te, paillet&eacute;e de mille cierges allum&eacute;s, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'a&icirc;n&eacute;, la digne perp&eacute;tuation de la famille par une fid&egrave;le gardienne de son honneur... Et Jeanne osait m&ecirc;ler &agrave; cette pri&egrave;re d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e une pri&egrave;re plus &eacute;go&iuml;ste, implorant pour elle-m&ecirc;me le bonheur d'&ecirc;tre aim&eacute;e. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."</p>
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+<p>Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aigu&euml;, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'&eacute;chauffement de coeur que n'avaient pas &eacute;touff&eacute; les cendres de la d&eacute;bauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, &eacute;lev&eacute; religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en &eacute;tait all&eacute;e de lui, comme tombent les cheveux &agrave; quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Imp&eacute;n&eacute;trable myst&egrave;re, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, d&eacute;laisse les autres, contrarie les &eacute;ducations et les h&eacute;r&eacute;dit&eacute;s par un caprice qui ne se pr&eacute;voit ni se s'&eacute;vite. Maxime &eacute;tait incroyant<br>
+avec une telle sinc&eacute;rit&eacute; que l'id&eacute;e de la pri&egrave;re ne lui venait m&ecirc;me pas: signe indiscutable de l'ath&eacute;isme vrai.</p>
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+<p>D&eacute;pourvu d'appui o&ugrave; fonder sa r&eacute;sistance, il arriva ce qui devait arriver: une derni&egrave;re lettre eut raison de ses r&eacute;solutions. La lettre, "typ&eacute;e" &agrave; la machine, disait:</p>
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+<p>Vous ne voulez pas voir, d&eacute;cid&eacute;ment et vous allez vous marier avec une cr&eacute;ature ! Cette lettre est la derni&egrave;re que vous &eacute;crira la personne qui s'int&eacute;resse &agrave; vous: prenez-y garde ! Si vous n'&ecirc;tes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en co&ucirc;te-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassur&eacute; d&eacute;finitivement..."</p>
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+<p>Le correspondant myst&eacute;rieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: <i>Prudence</i>, &eacute;tait certes un psychologue assez avis&eacute;. Les deux arguments qui terminaient d&eacute;cid&egrave;rent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isol&eacute;e de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la d&eacute;livrance: c'&eacute;tait le flacon de morphine montr&eacute; au n&eacute;phr&eacute;tique &agrave; qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus apr&egrave;s la piq&ucirc;re..." A cinq heures, il &eacute;tait rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entr&eacute;e. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut <i>la certitude</i> que Maud &eacute;tait l&agrave;, dans les bras de Suberceaux... Cinq si&egrave;cles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du <i>temps</i> &agrave; proprement dire: toute cat&eacute;gorie de succession avait disparu: il souffrit &agrave; chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, apr&egrave;s cette passion, la r&eacute;surrection de ce damn&eacute;, quand il constata, de ses yeux, que la femme entr&eacute;e chez Suberceaux <i>n'&eacute;tait point Maud</i>. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout &eacute;tait expliqu&eacute;: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait &ecirc;tre plus compl&egrave;tement rassur&eacute;.</p>
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+<p>Et cet incident, d'apparence romanesque, n'&eacute;tait m&ecirc;me point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur raret&eacute;, avait des doublures &agrave; ce premier r&ocirc;le, &nbsp;des ob&eacute;issantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'&eacute;nervement. D&egrave;s que Maud implor&eacute;e par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait t&eacute;l&eacute;graphi&eacute; &agrave; Juliette Avrezac, ou plut&ocirc;t &agrave; Mme Duclerc leur interm&eacute;diaire complaisante, et la jeune fille &eacute;tait venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le d&eacute;laissement o&ugrave;, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.</p>
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+<p>Maxime regagna l'h&ocirc;tel des Missionnaires, ce soir-l&agrave;, ivre de cette excessive joie dont la fi&egrave;vre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa m&egrave;re et sa soeur l'attendaient, pou le d&icirc;ner qu'ils prenaient &agrave; une petite table, dans la salle commune du rez-de-chauss&eacute;e, parmi les vieilles dames &agrave; coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutan&eacute;s barbus, convives habituels de la maison.</p>
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+<p>Maxime embrassa les deux femmes avec un &eacute;lan d'all&eacute;gresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rass&eacute;r&eacute;na, les remplit d'une joie fi&eacute;vreuse, presque &eacute;gale &agrave; la sienne: c'&eacute;tait le fils, le fr&egrave;re perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames &agrave; cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards &agrave; barbe et &agrave; soutane se scandalis&egrave;rent quelque peu, sans doute, de la gaiet&eacute; qui r&eacute;gnait &agrave; cette table de trois convives, si morne d'habitude, et o&ugrave; l'on osa, ce soir l&agrave;, -- un samedi, jour de demi-p&eacute;nitence ! -- d&eacute;boucher une bouteille capsul&eacute;e d'&eacute;tain, d'o&ugrave; s'&eacute;mulsionnait un liquide sucr&eacute;, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: <i>V&eacute;ritable Champagne Saint-Joseph</i>.</p>
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+<p>Par une mis&eacute;ricorde de la destin&eacute;e, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussit&ocirc;t. Elle fut durable. Le doute &eacute;tait mort. Son coeur contenait &agrave; la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son p&eacute;ch&eacute; contre elle: &agrave; nul prix il n'e&ucirc;t consenti &agrave; garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avou&eacute;, et que le premier baiser un peu consenti de Maud e&ucirc;t scell&eacute; la r&eacute;mission, sa fi&egrave;vre s'apaisa. La journ&eacute;e s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; des visages, l'espoir d'un bonheur proche o&ugrave; chacun prendrait sa part. Rentr&eacute; dans sa chambre de s&eacute;minariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas &agrave; s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit travers&eacute; par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la b&eacute;atitude de son coeur enfin combl&eacute;. Le cr&eacute;puscule du matin bleuissait les fen&ecirc;tres quand il s'endormit.</p>
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+<p>A la m&ecirc;me heure, Suberceaux, rentr&eacute; chez lui, ruin&eacute; et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant o&ugrave; seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."</p>
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+<h2>IV</h2>
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+<p>L'obsession de cette pens&eacute;e: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clart&eacute; qui luisit dans le cerveau de Julien, au r&eacute;veil: tout le reste &eacute;tait l'incoh&eacute;rence, la nuit. Un tel &eacute;tat mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement &eacute;tudi&eacute;s aujourd'hui, qui se l&egrave;vent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, myst&eacute;rieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, o&ugrave; la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les &ecirc;tres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'&eacute;motions factices, violentes et r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, qui est la vie des capitales modernes, c'est-&agrave;-dire des grands march&eacute;s d'argent, de gloire et de d&eacute;bauche, -- presque tous ces &ecirc;tres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir &eacute;clater brusquement l'&eacute;v&eacute;nement: le meurtre commis sur l'amant par le mari r&eacute;put&eacute; le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", apr&egrave;s une soir&eacute;e de th&eacute;, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la d&eacute;b&acirc;cle dans l'ordure d'un grave personnage apr&egrave;s trente ans de tenue.</p>
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+<p>L'id&eacute;e fixe de Julien le poussa &agrave; se h&acirc;ter &agrave; se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, &agrave; provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient &agrave; la m&eacute;moire: "Maxime tous les jours &agrave; d&eacute;jeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le p&ocirc;le de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne m&eacute;ditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible n&eacute;vralgie de son &acirc;me &eacute;tait assourdie, stup&eacute;fi&eacute;e, sinon apais&eacute;e. Comme son valet de chambre, &eacute;tonn&eacute; d'&ecirc;tre sonn&eacute; &agrave; cette heure matinale, lui disait:</p>
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+<p>-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?</p>
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+<p>Il sourit assez gaiement.</p>
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+<p>-- Non, Constant, je vais seulement &agrave; la campagne.</p>
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+<p>Et c'&eacute;tait vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.</p>
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+<p>En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures pass&eacute;es de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien t&ocirc;t..." Le m&eacute;canisme de sa m&eacute;moire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", &agrave; la gare du Nord. "J'arriverai un peu t&ocirc;t... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait &ecirc;tre l&agrave;, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'&eacute;tait maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout &agrave; l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."</p>
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+<p>Il arriva &agrave; la gare du Nord quelques minutes avant le d&eacute;part du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'&eacute;branla, Julien commen&ccedil;a &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement &agrave; cette clart&eacute; de l'id&eacute;e fixe qui d'abord l'avait &eacute;bloui. Il entrait dans l'action; il commen&ccedil;a &agrave; <i>voir</i>, avec la nettet&eacute; et la s&ucirc;ret&eacute; de l'instinct, ce qu'il allait faire.</p>
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+<p>Dans moins d'une demi-heure, il serait &agrave; la gare de Chamblais. Il se rappela le d&eacute;cor: la petite gare rouge et jaun&acirc;tre, dress&eacute;e, presque isol&eacute;e, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de for&ecirc;ts... Il se rappela la traverse dont lui avait parl&eacute; Hector, le sentier sous bois qui menait &agrave; une porte latt&eacute;e. Par l&agrave; passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que cr&eacute;ent &agrave; un homme de longues habitudes de correction raffin&eacute;e se r&eacute;volta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre &agrave; la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout &agrave; coup que peut-&ecirc;tre Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut r&eacute;solu ce qu'il ferait: attendre &agrave; la gare l'arriv&eacute;e du train, se m&ecirc;ler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, imm&eacute;diatement apr&egrave;s l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il esp&eacute;ra secr&egrave;tement, en ce moment o&ugrave; il essayait de d&eacute;rober son secret &agrave; l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un pr&eacute;texte quelconque &agrave; duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'&eacute;p&eacute;e ! L'&eacute;vocation de sa fi&egrave;vre avait chang&eacute;, il voyait maintenant en face &nbsp;de lui un plastron de chemise, un fer crois&eacute;... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment ha&iuml; se ressouviendra de ce brusque &eacute;lan de f&eacute;rocit&eacute;, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien d&eacute;sira cela passionn&eacute;ment; il se d&eacute;lecta &agrave; ce d&eacute;sir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un r&eacute;veil apr&egrave;s un songe heureux quand l'arr&ecirc;t le rappela &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. Il &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; Chamblais.</p>
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+<p>L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues &agrave; errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la fa&ccedil;ade du c&ocirc;t&eacute; du bois, pass&egrave;rent vite, tant &eacute;tait intense sa pr&eacute;occupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine o&ugrave; il se retrouverait face &agrave; face avec Maxime.</p>
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+<p>Sensation fr&eacute;quente dans le r&ecirc;ve, dans le d&eacute;lire de la fi&egrave;vre, ces recommencements cons&eacute;cutifs fig&eacute;, distrait de tout, absent de la r&eacute;alit&eacute;, hypnotis&eacute; par ses imaginations. Et il lui apparut l&agrave;, vraiment, comme le fant&ocirc;me de sa destin&eacute;e hostile, dress&eacute; sur le seuil du chemin qui le menait &agrave; Maud, d&eacute;cid&eacute; &agrave; le lui barrer. Telle fut la premi&egrave;re pens&eacute;e de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affol&eacute;e avait d&ucirc; le reconna&icirc;tre, se plaindre &agrave; son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien &eacute;taient singuliers le retard et le lieu de cette d&eacute;marche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime &eacute;tait confirm&eacute; dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux &eacute;tait l'amant de Juliette Avrezac.</p>
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+<p>Il aborde Julien:</p>
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+<p>-- Monsieur, vous m'attendiez ?</p>
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+<p>L'impr&eacute;vu de cet abord fit h&eacute;siter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il m&eacute;ditait. Il se reprit aussit&ocirc;t, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indiff&eacute;rence ironique dont l'habitude d'&ecirc;tre &eacute;pi&eacute; par ses adversaires rev&ecirc;t la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.</p>
+
+<p>-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, r&eacute;pliqua-t-il. Vous allez sans doute...</p>
+
+<p>-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311</p>
+
+<p>moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.</p>
+
+<p>Suberceaux dit:</p>
+
+<p>-- Comme vous voudrez.</p>
+
+<p>Les quelques voyageurs s'&eacute;taient dispers&eacute;s d&eacute;j&agrave;, emport&eacute;s par les voitures publiques vers le village, situ&eacute; &agrave; l'oppos&eacute; des bois, dans la vall&eacute;e de l'Oise.</p>
+
+<p>Maxime et Suberceaux se dirig&egrave;rent du c&ocirc;t&eacute; du bois. Ils ne se parlaient pas, g&ecirc;n&eacute;s par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les e&ucirc;t guett&eacute;s. L'homme ne se sent point en s&ucirc;ret&eacute; pour exprimer sa pens&eacute;e confidentielle, sinon dans les espaces &eacute;troits et clos. D&egrave;s qu'ils eurent franchi la lisi&egrave;re des premiers taillis, dans le chemin qui menait au ch&acirc;teau d'Armide, ils ralentirent le pas.</p>
+
+<p>-- Monsieur, dit Maxime, je tiens &agrave; vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine libert&eacute; que je regrette sinc&egrave;rement ce qui s'est pass&eacute;. J'ai agi sous l'empire d'une &eacute;motion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses &agrave;... la personne en question. Voil&agrave;.</p>
+
+<p>C'est une caprice ironique de la Destin&eacute;e, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.</p>
+
+<p>Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas &agrave; l'esprit qu'il p&ucirc;t s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac &eacute;tait si loin de sa pens&eacute;e en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de d&eacute;robage. Et, habitu&eacute; &agrave; dominer les autres hommes, &agrave; les passer outre, cela ne l'&eacute;tonna pas.</p>
+
+<p>-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont l&agrave; vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?</p>
+
+<p>Maxime, cette fois, soup&ccedil;onna l'erreur.</p>
+
+<p>-- Je crois d&eacute;cid&eacute;ment, r&eacute;pliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la m&ecirc;me personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez re&ccedil;ue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, &agrave; six heures, il y a quelques jours.</p>
+
+<p>-- Juliette Avrezac ?</p>
+
+<p>-- C'est vous qui la nommez.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a &agrave; faire ici ?</p>
+
+<p>-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est pass&eacute; ? Ce n'est pas mon r&ocirc;le de vous l'apprendre. J'ai &eacute;t&eacute; induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse aupr&egrave;s de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voil&agrave; tout ce que j'avais &agrave; vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande &agrave; mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...</p>
+
+<p>Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte &agrave; relever. Il guettait si &eacute;videmment que Maxime s'en aper&ccedil;ut. Maxime fr&eacute;mit de l'envie brutale de lutter entre m&acirc;les, dans cette for&ecirc;t, la m&ecirc;me envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est d&eacute;shonor&eacute;e..." Cette pens&eacute;e l'arr&ecirc;ta. Il r&eacute;solut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut r&eacute;solu formellement, d&eacute;finitivement, comme tout ce qu'il d&eacute;cidait.</p>
+
+<p>-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais &agrave; vous dire.</p>
+
+<p>-- Mais pas du tout, monsieur, r&eacute;pliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir &agrave; une femme un espionnage odieux...</p>
+
+<p>-- Arr&ecirc;tez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous l&agrave;-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'&eacute;p&eacute;e... Je ne me battrai pas avec vous avant d'&ecirc;tre le mari de Mlle de Rouvre; voil&agrave; qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Apr&egrave;s, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout dispos&eacute; &agrave; vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.</p>
+
+<p>Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas &agrave; s'obstiner; il fut oblig&eacute; de se rendre cette terrible justice, ch&acirc;timent des caract&egrave;res qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera d&eacute;shonor&eacute; !"</p>
+
+<p>Et le grand d&eacute;sespoir de la veille, dont l'avait momentan&eacute;ment d&eacute;livr&eacute; la r&eacute;solution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- &agrave; pr&eacute;sent que le moyen si simple d'un duel lui &eacute;chappait, de nouveau s'abattit sur lui.</p>
+
+<p>Les deux hommes, sans plus rien dire, march&egrave;rent quelque temps le long de l'all&eacute;e. Malgr&eacute; tout, Maxime d&eacute;sirait que Suberceaux parl&acirc;t encore, effar&eacute; devant le r&eacute;veil des affreuses h&eacute;sitations assoupies. &nbsp;D'accord, tous deux s'arr&ecirc;t&egrave;rent et se consid&egrave;rent. Ils comprirent, apr&egrave;s ce coup d'oeil &eacute;chang&eacute;, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'&acirc;me l'un de l'autre, et que cette explication &eacute;tait n&eacute;cessaire. Il y eut, &agrave; cette &eacute;loquente d&eacute;claration que se firent leurs yeux, une promesse r&eacute;ciproque de tr&ecirc;ve. C'&eacute;tait l'entente passag&egrave;re de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture inflig&eacute;e par une m&ecirc;me femme. Le jouisseur sans moralit&eacute; qu'&eacute;tait Suberceaux, l'esp&egrave;ce de saint la&iuml;que qu'&eacute;tait Maxime de Chantel s'alli&egrave;rent un instant.</p>
+
+<p>-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque &agrave; voix basse, son masque d'ironie mondaine tomb&eacute;, n'allez pas &agrave; Chamblais !</p>
+
+<p>Et il y eut de l'anxi&eacute;t&eacute;, pas de col&egrave;re, dans la r&eacute;plique de Maxime, ce simple mot:</p>
+
+<p>-- Pourquoi ?</p>
+
+<p>-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez &agrave; pr&eacute;sent, j'en suis s&ucirc;r. Retournez &agrave; Paris, retournez dans votre pays. T&acirc;chez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.</p>
+
+<p>Maxime, lentement, avan&ccedil;ait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste o&ugrave; il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:</p>
+
+<p>-- Vous ne pouvez pas &eacute;pouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans col&egrave;re. Croyez-moi. Vous allez &agrave; une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.</p>
+
+<p>-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.</p>
+
+<p>Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus &agrave; dissimuler.</p>
+
+<p>-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'&eacute;pouser... ni elle...</p>
+
+<p>Un cri de d&eacute;tresse s'&eacute;trangla dans la gorge de Maxime:</p>
+
+<p>-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... mis&eacute;rable !</p>
+
+<p>Suberceaux secoua la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>-- A quoi bon nous battre ? <i>Tout est fini</i>, maintenant que vous savez. Maud est ma...</p>
+
+<p>Il d&eacute;tourna avec son bras, habitu&eacute; aux luttes, l'&eacute;lan de Maxime qui se pr&eacute;cipitait sur lui, et l'arr&ecirc;ta court en disant:</p>
+
+<p>-- Chut !... la voici...</p>
+
+<p>Une tache mauve flottait, ensoleill&eacute;e, au del&agrave; du coude de l'avenue, et s'avan&ccedil;ait. Ils continu&egrave;rent &agrave; marcher &agrave; sa rencontre. Et soudain, Maud les aper&ccedil;ut.</p>
+
+<p>Elle tressaillit: sans savoir comment s'&eacute;tait machin&eacute;e cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois pr&eacute;sag&eacute;e, o&ugrave; les deux hommes s'expliqueraient en sa pr&eacute;sence, -- que cette heure venait d'&eacute;choir.</p>
+
+<p>Elle ramassa son &eacute;nergie, recueillit son sang-froid de lutteuse, r&eacute;solue &agrave; passer outre, &agrave; continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-&ecirc;tre Maxime e sait rien... &nbsp;Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand m&ecirc;me !" Rester soi, c'&eacute;tait ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arri&egrave;re, toujours r&eacute;solue. "Ni celui-ci ni celui-l&agrave; ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masqu&eacute;e d'imp&eacute;n&eacute;trable indiff&eacute;rence, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus troubl&eacute;, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'ab&icirc;me o&ugrave; ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."</p>
+
+<p>Maxime, lui, s'&eacute;tait ressaisi.</p>
+
+<p>-- Maud, dit-il, la voix tout de m&ecirc;me entrecoup&eacute;e, j'ai trouv&eacute;, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...</p>
+
+<p>Suberceaux, bl&ecirc;me d'&eacute;motion, essaya de parler, si troubl&eacute; que sa bouche se tordit sans prof&eacute;rer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'<i>il</i> vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux o&ugrave; elle mit de la douceur.</p>
+
+<p>-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez &eacute;t&eacute; sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Elle marcha &agrave; Suberceaux et demanda:</p>
+
+<p>-- Tu as dit cela ?</p>
+
+<p>Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:</p>
+
+<p>-- Maud...</p>
+
+<p>Sans prof&eacute;rer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilit&eacute; et de m&eacute;pris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lac&eacute;rant la peau qui saigna.</p>
+
+<p>-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux &agrave; terre.</p>
+
+<p>Il tremblait comme un enfant qu'on vient de ch&acirc;tier. La br&egrave;ve douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut ch&egrave;re, il chercha la caresse dans cette brutalit&eacute;. Mais le regard de Maud, arr&ecirc;t&eacute; sur lui, lui &ocirc;tait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.</p>
+
+<p>-- Va-t'en ! r&eacute;p&eacute;ta Maud.</p>
+
+<p>Lentement, il remit son chapeau bossu&eacute;, sali de terre. C'&eacute;tait douloureux, affreux, cet &eacute;croulement brusque de la dignit&eacute; d'un homme sous l'imp&eacute;rieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, &agrave; ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit o&ugrave; il &eacute;tait; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'&ecirc;tre humili&eacute;. Il ne pensait que ceci: "Maud irrit&eacute;e... et la seule chance d'&ecirc;tre pardonn&eacute;, ob&eacute;ir, ob&eacute;ir vite."</p>
+
+<p>-- Va-t'en !</p>
+
+<p>Il ne demanda plus rien; humblement, comme une b&ecirc;te battue, il partit, sans h&acirc;te... Maud et Maxime le virent s'&eacute;loigner &agrave; pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arri&egrave;re... Oui, c'&eacute;tait navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignit&eacute; d'homme pour l'homme qui partait ainsi fl&eacute;tri et battu par une femme, dans l'effroyable d&eacute;ch&eacute;ance o&ugrave; s'effondrent t&ocirc;t ou tard ceux dont l'amour-d&eacute;bauche a lentement us&eacute; la volont&eacute;, dissous le sens moral, derri&egrave;re l'apparence fa&ccedil;ade d'ironie et d'insolence.</p>
+
+<p>Courb&eacute;, chancelant, m&eacute;connaissable, Maud et Maxime le virent dispara&icirc;tre au coude de l'all&eacute;e. Ils &eacute;taient seuls. Si Maxime e&ucirc;t jamais senti fl&eacute;chir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'e&ucirc;t ranim&eacute;. Ralliant toutes ses &eacute;nergies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il pronon&ccedil;a:</p>
+
+<p>-- C'est &agrave; mon tour de partir, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ils se regard&egrave;rent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose &agrave; se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il d&eacute;pend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette &acirc;me d'aventuri&egrave;re h&eacute;ro&iuml;que, point vulgaire, bien que d&eacute;voy&eacute;e, la vue de Suberceaux effondr&eacute; et fuyant avait eu le m&ecirc;me contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la d&eacute;go&ucirc;ta subitement.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas tromp&eacute;: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais &eacute;t&eacute; sa ma&icirc;tresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aim&eacute;e, que je l'ai aim&eacute;... que je l'aimais peut-&ecirc;tre encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas &agrave; vous persuader, &agrave; vous retenir malgr&eacute; vous.</p>
+
+<p>Il n'est point d'amant sinc&egrave;re qui n'e&ucirc;t, &agrave; ces paroles, entrevu la lueur d'une esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>-- Alors, fit Maxime...</p>
+
+<p>Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionn&eacute;, imploraient une explication compl&egrave;te, rassurante.</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois peut-&ecirc;tre, Maud comprit le leurre de cette pr&eacute;tendue dignit&eacute; personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'e&ucirc;t-elle voulu, d'expliquer la v&eacute;rit&eacute; &agrave; Maxime. Il e&ucirc;t fallu mentir, encore mentir.</p>
+
+<p>-- Ce qui s'est pass&eacute; entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sinc&eacute;rit&eacute;, de rachat devant soi-m&ecirc;me, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus &agrave; moi.</p>
+
+<p>L'horreur de la s&eacute;paration imminente fit p&acirc;lir Maxime. Une fois encore, il voulut esp&eacute;rer. Tous deux, lentement, s'&eacute;taient remis en marche vers le ch&acirc;teau:</p>
+
+<p>-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le pass&eacute; ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'<i>il</i> a menti, pourquoi me d&eacute;fendre de penser &agrave; vous ?</p>
+
+<p>Elle le regarda, reprise d'h&eacute;sitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tir&eacute;sias de Sophocle. Maxime reprit:</p>
+
+<p>-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?</p>
+
+<p>Ce mot de pardon rompit brusquement la tr&ecirc;ve; Maud fut d&eacute;cid&eacute;e d'un coup.</p>
+
+<p>-- Je ne veux pas de pardon, r&eacute;pliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" &agrave; un moment o&ugrave;, peut-&ecirc;tre, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser &agrave; moi haineusement. Vous me le promettez ?</p>
+
+<p>Maxime comprit, au s&eacute;rieux de ces paroles, que vraiment l'adieu &eacute;tait formel, qu'il fallait se quitter.</p>
+
+<p>-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troubl&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Adieu !</p>
+
+<p>Et ce fut tout. Il la vit s'&eacute;loigner: la tache mauve s'estompa quelque temps &agrave; travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effa&ccedil;a. Alors, alors seulement il comprit que son r&ecirc;ve &eacute;tait fini, que Maud &eacute;tait perdue.</p>
+
+<p>Une statue, pr&egrave;s de l&agrave;, dans un enfoncement de l'all&eacute;e, une H&eacute;b&eacute; de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'&eacute;croula dans l'ab&icirc;me de cette id&eacute;e fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"</p>
+
+<br>
+<p>Maud n'existait plus: &agrave; sa place, il voyait maintenant, les &eacute;cailles tomb&eacute;es de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, o&ugrave; elle vivait, et dont il l'avait mise &agrave; part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la m&eacute;moire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'&eacute;pouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, &agrave; pr&eacute;sent, pr&eacute;par&eacute; &agrave; la soudaine &eacute;vidence par les longues angoisses des doutes ant&eacute;rieurs. Aimer une telle &acirc;me, d&eacute;sirer un corps ainsi pollu&eacute;, non !... C'&eacute;tait si impossible &agrave; cet &ecirc;tre simple et sain, qu'il n'eut pas m&ecirc;me l'id&eacute;e de courir &agrave; cette maison, toute proche, o&ugrave; elle s'en &eacute;tait retourn&eacute;e, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir &agrave; qui il lui plairait: la jalousie ni le d&eacute;sir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle &eacute;tait l'agonie m&ecirc;me ! c'est que quelqu'un &eacute;tait perdu irr&eacute;parablement, &eacute;tait mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait ador&eacute;. Elle &eacute;tait morte, la fianc&eacute;e, l'amante: il la pleurait comme une morte...</p>
+
+<p>Et toute sa vie il la pleurerait.</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Le soir m&ecirc;me, Maud de Rouvre &eacute;tait r&eacute;install&eacute;e &agrave; Paris. Sa r&eacute;solution, comme toujours, avait &eacute;t&eacute; prompte et d&eacute;finitive. Apr&egrave;s avoir quitt&eacute; Maxime, elle avait regagn&eacute; le ch&acirc;teau d'Armide, s'&eacute;tait enferm&eacute;e seule dans sa chambre et, l&agrave;, avait consid&eacute;r&eacute; les &eacute;v&eacute;nements comme un chef d'arm&eacute;e inspecte ce qui lui reste de troupes apr&egrave;s une d&eacute;faite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'&eacute;tait une d&eacute;faite, la ruine d'esp&eacute;rances pr&eacute;cieuses. Reconqu&eacute;rir Maxime, elle n'y songea m&ecirc;me pas. Si, pr&egrave;s d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu h&eacute;siter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot &eacute;pouvante tellement notre humanit&eacute; que la rancune de Maud fut travers&eacute;e de tristesse.</p>
+
+<p>Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'&eacute;tait possible. Seulement les chances de succ&egrave;s &eacute;taient largement entam&eacute;es par l'&eacute;chec pr&eacute;sent. "Vont-ils &ecirc;tre contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claqu&eacute;s qui paradaient &agrave; la maison !..." Elle eut un instant de lassitude d&eacute;courag&eacute;e &agrave; pr&eacute;voir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'&eacute;chec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? O&ugrave; trouver l'argent pour continuer &agrave; d&eacute;penser comme hier, o&ugrave; trouver trois cents louis par mois ? D&eacute;j&agrave; toute sa fortune personnelle &eacute;tait mang&eacute;e... La rentr&eacute;e &agrave; Paris, c'&eacute;tait la banqueroute av&eacute;r&eacute;e, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...</p>
+
+<p>"Oh ! cela... jamais !"</p>
+
+<p>Alors, que faire ? Elle n'envisagea m&ecirc;me pas l'hypoth&egrave;se d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalt&eacute; sa fiert&eacute; pour laisser parler encore la voix du d&eacute;sir: et maintenant c'&eacute;tait de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance &eacute;tait &agrave; sa port&eacute;e, avec la solution imm&eacute;diate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assur&eacute;. "Ma&icirc;tresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conqu&ecirc;te, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, &agrave; celui dont les lentes et s&ucirc;res machinations avaient d&eacute;jou&eacute;, an&eacute;anti l'effort des deux autres. "Ma&icirc;tresse d'Aaron !" Elle pronon&ccedil;a tout haut ces mots horribles, imaginant le d&eacute;sespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa d&eacute;ch&eacute;ance triompha de l'horreur inspir&eacute;e par l'odieux amant qu'elle acceptait.</p>
+
+<p>D&eacute;sormais, elle fut r&eacute;solue. D'abord il fallait partir, rentrer &agrave; Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux &agrave; l'&eacute;tranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau &agrave; Paris que s&ucirc;re de l'avenir, la vie restaur&eacute;e, reb&acirc;tie &agrave; neuf.</p>
+
+<p>"Il y aura quelques mauvaises ann&eacute;es... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est mari&eacute;, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le pass&eacute; d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."</p>
+
+<p>Elle sonna Betty:</p>
+
+<p>-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Et comme, l'instant d'apr&egrave;s, Mme de Rouvre affol&eacute;e, ne comprenant rien &agrave; cette r&eacute;volution impr&eacute;vue, tombait dans la chambre, pleine d'&eacute;moi et de questions, Maud r&eacute;pliqua bri&egrave;vement:</p>
+
+<p>-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela &agrave; Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. <i>Il le faut !</i> D&eacute;p&ecirc;che-toi.</p>
+
+<p>-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent d&icirc;ner ?...</p>
+
+<p>-- Ils verront bien que nous ne sommes pas l&agrave;. D'ailleurs, je vais leur t&eacute;l&eacute;graphier.</p>
+
+<p>-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?</p>
+
+<p>-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.</p>
+
+<p>Cela l'exasp&eacute;rait, cette s&eacute;rie d'interrogations et d'effarements, &agrave; mesure que la nouvelle du d&eacute;part passait, dans la maison, d'une personne &agrave; une autre. Etiennette s'en aper&ccedil;ut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:</p>
+
+<p>-- Oh ! moi, &ccedil;a ne m'&eacute;tonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire &agrave; Paris ? demanda-t-elle &agrave; Maud, non sans ironie.</p>
+
+<p>-- Je ferai ce qui me conviendra, r&eacute;pliqua Maud.</p>
+
+<p>-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la l&eacute;gitime &eacute;pouse de Luc... Apr&egrave;s, c'est ton affaire.</p>
+
+<br>
+<h2>V</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>"&Eacute;lev&eacute;e par une m&egrave;re qui n'a cess&eacute; de vous donner l'exemple de la pi&eacute;t&eacute; la plus sinc&egrave;re, ayant eu le bonheur de grandir pr&egrave;s du foyer, sans vous en &eacute;loigner jamais, sans autre compagne que votre soeur a&icirc;n&eacute;e, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la premi&egrave;re fois au bras de votre &eacute;poux; et certes, jamais le blanc v&ecirc;tement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'&eacute;pous&eacute;e ne furent des symboles plus fid&egrave;les de ce coeur d'enfant pure que vous apportez &agrave; votre &eacute;poux. Oh ! s'il est doux &agrave; l'ami de vous consacrer &eacute;pouse, &agrave; cause de l'affection que je porte &agrave; votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de b&eacute;nir une union rappelant par la gr&acirc;ce, la jeunesse, l'innocence de l'&eacute;pous&eacute;e, les mariages bibliques de R&eacute;becca et de Ruth..."</p>
+
+<p>Ces paroles que le v&eacute;n&eacute;rable Mgr Leverdet, &eacute;v&ecirc;que de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-&ecirc;tre &eacute;tait le seul &agrave; en go&ucirc;ter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, &eacute;l&eacute;gante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honor&eacute; d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mari&eacute;e, Luc Lestrange, le mari&eacute;, se tenaient toutefois comme il convient: elle, att&eacute;nuant par une immobilit&eacute; voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus p&acirc;le que de coutume, mais nullement g&ecirc;n&eacute; par ce d&eacute;cor d'&eacute;glise pour songer ardemment, fi&eacute;vreusement &agrave; la possession prochaine du petit &ecirc;tre troubleur et vicieux v&ecirc;tu de tulle et de satin, assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui sur des velours rouges cr&eacute;pin&eacute;s d'or.</p>
+
+<p>Dans l'assistance, o&ugrave; le Paris politique coudoyait le Paris f&ecirc;teur, la solennit&eacute; du lieu, le caract&egrave;re de la c&eacute;r&eacute;monie, l'allocution m&ecirc;me de l'&eacute;v&ecirc;que c&eacute;l&eacute;brant n'emp&ecirc;chaient ni les entretiens &agrave; voix basse, ni cette pr&eacute;occupation de suivre les intrigues &agrave; travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Comme en un bal, on s'&eacute;tait group&eacute; l&agrave; suivant l'&eacute;lection des affinit&eacute;s. Le romancier Espiens avait accompagn&eacute; la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fid&egrave;le &agrave; ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell &agrave; peine entrait dans l'&eacute;glise et s'installait, chaperonn&eacute;e par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derri&egrave;re elle. Puis, tout de suite, lui pench&eacute; sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie t&ecirc;te d'oiseau des &icirc;les demi-d&eacute;tourn&eacute;e, le petit livre de messe entre-clos devant ses l&egrave;vres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggrav&eacute; depuis le jour o&ugrave; Valbelle avait commenc&eacute; le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait tra&icirc;n&eacute; l&agrave; son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attach&eacute; &agrave; de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux brid&eacute;s, qui devait quelques succ&egrave;s de femmes &agrave; une sup&eacute;riorit&eacute; extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". P&acirc;le, immobile, ses larges yeux d'hyst&eacute;rie fix&eacute;s sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait &eacute;perdument l'estrade o&ugrave; s'&eacute;rigeaient les si&egrave;ges des &eacute;poux.</p>
+
+<p>Cependant l'&eacute;v&ecirc;que disait:</p>
+
+<p>"En maint endroit des Saintes &Eacute;critures, Dieu a manifest&eacute; qu'il ne condamnait point, -- loin de l&agrave;, -- qu'il favorisait, qu'il b&eacute;nissait l'amour r&eacute;ciproque des cr&eacute;atures, &agrave; condition qu'il demeur&acirc;t lui-m&ecirc;me le but supr&ecirc;me de cet amour. L'&eacute;pouse chr&eacute;tienne doit aimer en son &eacute;poux, mademoiselle, le repr&eacute;sentant imm&eacute;diat de son Cr&eacute;ateur..."</p>
+
+<p>"Voil&agrave; un m&eacute;nage, pensa Hector, o&ugrave; le Cr&eacute;ateur sera assez mal repr&eacute;sent&eacute;."</p>
+
+<p>Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gant&eacute;s. Il se retourna du c&ocirc;t&eacute; o&ugrave; il avait surpris le regard de la jeune fille: et l&agrave;, debout &agrave; l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il aper&ccedil;ut Julien de Suberceaux. La m&ecirc;me impeccable &eacute;l&eacute;gance le rev&ecirc;tait toujours: mais son front bl&ecirc;me et ravag&eacute;, son masque &eacute;maci&eacute; par la fi&egrave;vre, &eacute;pouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derri&egrave;re les vitres des h&ocirc;pitaux.</p>
+
+<p>"Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector.</p>
+
+<p>Sans avoir interrog&eacute; Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;. Le soir m&ecirc;me de la rupture, Maxime lui avait annonc&eacute;, sans d&eacute;tails, son d&eacute;part pour V&eacute;zeris avec sa m&egrave;re et sa soeur. Il avait t&eacute;moign&eacute; son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre &agrave; Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'&eacute;t&eacute;. Aucune allusion &agrave; Maud; son nom m&ecirc;me n'avait pas &eacute;t&eacute; prononc&eacute;.</p>
+
+<p>Ce brusque d&eacute;part avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait r&eacute;v&eacute;l&eacute; le vide o&ugrave; le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'&acirc;me sourde, pour ainsi dire, refusant l'&eacute;vidence. Puis il s'&eacute;tait gourmand&eacute;: "C'est trop absurde, voyons. Je suis <i>bien s&ucirc;r</i> que cette petite m'est indiff&eacute;rente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours pass&egrave;rent ainsi, et ne chass&egrave;rent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuit&eacute;. "N'importe, pensait-il, il <i>faut</i> que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, &eacute;nerv&eacute;, m&eacute;content de soi, il trouva une lettre d'une &eacute;criture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de tr&egrave;s mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment o&ugrave; il re&ccedil;ut la lettre, &eacute;tait seul: il se prit &agrave; couvrir le papier de baisers, et les caract&egrave;res timides que la main de Jeanne y avait trac&eacute;s. Apr&egrave;s, il se railla. "Je suis b&ecirc;te comme un coll&eacute;gien. C'est idiot &agrave; mon &acirc;ge et avec l'exp&eacute;rience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pens&eacute;e unique. Elle n'a jamais aim&eacute;, celle-l&agrave;; elle n'a pas d&eacute;pens&eacute; au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..." &nbsp;Il ressentit pour elle une tendresse extr&ecirc;me. Puis, pardessus tout, la pens&eacute;e que cette ch&egrave;re petite &acirc;me affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la f&ecirc;lure de l'&eacute;go&iuml;sme moderne, cette peur un peu f&eacute;minine de la souffrance d'autrui.</p>
+
+<p>Il &eacute;crivit le soir m&ecirc;me &agrave; Maxime une lettre annon&ccedil;ant un voyage prochain &agrave; V&eacute;zeris. Il n'osai pas encore la d&eacute;marche d&eacute;finitive. Mais, au fond il &eacute;tait r&eacute;solu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voil&agrave; pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptis&eacute;es les "demi-vierges", il &eacute;tait frapp&eacute;, seul peut-&ecirc;tre de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chr&eacute;tien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur o&ugrave; il avait v&eacute;cu.</p>
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+<p>L'&eacute;v&ecirc;que &agrave; barbe grise, en ce moment, entamait l'&eacute;loge de l'&eacute;poux.</p>
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+<p>"Vous, monsieur, vous appartenez &agrave; cette &eacute;lite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'&Eacute;tat investit d'une partie de leur autorit&eacute;. Habitu&eacute; au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur f&eacute;licit&eacute; est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la saintet&eacute; du mariage..."</p>
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+<p>Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indiff&eacute;rente, qui seulement commen&ccedil;ait &agrave; trouver le discours bien long. Les conversations ne se g&ecirc;naient plus; des rires &eacute;touff&eacute;s partirent du coin o&ugrave; quelques amis s'&eacute;taient group&eacute;s autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle com&eacute;die ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du m&ecirc;me ordre que l'innocence de Jacqueline et la saintet&eacute; de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce d&eacute;cor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "int&eacute;grit&eacute; physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fid&eacute;lit&eacute; entre gens bien r&eacute;solus &agrave; prendre leur plaisir o&ugrave; il se trouvera ? Pourquoi l'appareil v&eacute;n&eacute;rable du mariage chr&eacute;tien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caract&egrave;res sp&eacute;cifiques qui furent la beaut&eacute; du mariage chr&eacute;tien ?... Que vaut une soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se r&eacute;forment pas ?"</p>
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+<p>L'&eacute;v&ecirc;que achevait son allocution en parlant de la post&eacute;rit&eacute; nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle &eacute;tait bien r&eacute;solue, la petite rousse v&ecirc;tue de blanc, il &eacute;tait bien r&eacute;solu, le d&eacute;florateur professionnel, &agrave; limiter leur post&eacute;rit&eacute;, apr&egrave;s l'avoir diff&eacute;r&eacute;e d'abord de quelques ann&eacute;es. Ils &eacute;taient r&eacute;solus &agrave; cela, comme &agrave; s'offrir leur premier caprice de sens, comme &agrave; se quitter par la porte commode du divorce d&egrave;s qu'ils auraient cess&eacute; de se plaire. F&eacute;condit&eacute;, fid&eacute;lit&eacute;, indissolubilit&eacute;, -- tout ce qui faisait nagu&egrave;re si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il &agrave; cette union de deux &ecirc;tres &eacute;go&iuml;stes, &agrave; la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en &eacute;veil, &agrave; l'&eacute;poux dress&eacute; au m&eacute;pris de la femme et de la famille ?</p>
+
+<p>Enfin le discours de l'&eacute;v&ecirc;que s'achevait dans des voeux de prosp&eacute;rit&eacute;. Toute la liturgie symbolique &eacute;volua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des &eacute;poux... Et quand ces "oui" furent prononc&eacute;s, quand l'&eacute;v&ecirc;que eut dit le <i>Ego autem marito vos in Spiritu sancto</i>, cette foule sceptique ou ath&eacute;e eut tout de m&ecirc;me la sensation que maintenant une chose nouvelle, une myst&eacute;rieuse alliance des &acirc;mes &eacute;tait r&eacute;alis&eacute;e, que Lestrange et Jacqueline &eacute;taient "mari&eacute;s", -- obscure croyance au sacrement, tiss&eacute;e dans les &acirc;mes par vingt si&egrave;cles de christianisme.</p>
+
+<p>La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des fr&ocirc;lements, recommenc&egrave;rent avec la messe et dur&egrave;rent autant qu'elle. La qu&ecirc;te fut un pr&eacute;texte &agrave; r&eacute;flexions et &agrave; sourires comme une entr&eacute;e de premiers sujets sur une sc&egrave;ne. Les deux gar&ccedil;ons d'honneur &eacute;taient des attach&eacute;s de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur &eacute;taient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main tra&icirc;nant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour &agrave; Paris, elle n'avait rien dit &agrave; personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'&eacute;tonnante com&eacute;dienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonn&eacute;e, ruin&eacute;e, condamn&eacute;e aux pires exp&eacute;dients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours &agrave; ce point qu'elle for&ccedil;ait l'admiration de ses pires ennemis, si &eacute;mouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'&eacute;motion sur les traits de la qu&ecirc;teuse; mais lui, l'instant d'apr&egrave;s, fl&eacute;chissait, tombait &agrave; genoux sur le prie-Dieu.</p>
+
+<p>Une voix dit, derri&egrave;re Hector:</p>
+
+<p>-- J'ai fait le tour de l'&eacute;glise. Etiennette n'est pas l&agrave;. L'as-tu aper&ccedil;ue ?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait pr&egrave;s de son fr&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander &agrave; Maud.</p>
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+<p>-- Oui, tout &agrave; l'heure, &agrave; la sacristie. &Ccedil;a va finir bient&ocirc;t, je suppose, cette f&ecirc;te de famille ?</p>
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+<p>-- Dans cinq minutes... Mais la s&eacute;ance &agrave; la sacristie sera longue.</p>
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+<p>Effectivement, le d&eacute;fil&eacute; fut interminable. Un long couloir coud&eacute;, fort obscur, conduisait &agrave; la petite pi&egrave;ce, vraie sacristie de province, o&ugrave; les nouveaux &eacute;poux, flanqu&eacute;s de leurs parents, &eacute;chang&egrave;rent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, gr&acirc;ce &agrave; l'obscurit&eacute; du corridor, on prit patience. Les amies s'&eacute;taient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations &agrave; deux sur ce ton pench&eacute; et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout &agrave; fait, traitant ce vestibule d'&eacute;glise comme une antichambre de bal, s'amusaient &agrave; des fr&ocirc;lements dont la presse de la foule &eacute;tait le pr&eacute;texte. Rothenhaus contait &agrave; Marthe de Reversier, en pr&eacute;sence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de si&egrave;cle", auquel il avait assist&eacute; la nuit m&ecirc;me, et o&ugrave;, entre autres divertissements, une fille nue avait &eacute;t&eacute; promen&eacute;e sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mim&eacute; sur la sc&egrave;ne la danse du ventre...</p>
+
+<p>-- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les &eacute;trangers &agrave; Paris. Il para&icirc;t que le parquet va s'en m&ecirc;ler... Je suis joliment content d'avoir vu &ccedil;a... C'&eacute;tait <i>colossal !</i></p>
+
+<p>Pr&egrave;s d'eux, Hector se tenait un peu &agrave; l'&eacute;cart, causant &agrave; voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses id&eacute;es sur le mariage.</p>
+
+<p>-- Oh ! moi, r&eacute;pliquait la petite, montrant l'&eacute;mail merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas press&eacute;e. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit !</p>
+
+<p>-- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres syst&egrave;mes que le lit pour deux. Avez-vous lu <i>la Physiologie</i> de Balzac ?</p>
+
+<p>-- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a ?... Je suis s&ucirc;re que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme &ccedil;a.</p>
+
+<p>L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait in&eacute;puisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de <i>la Physiologie du mariage</i> auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent am&eacute;ricain prononc&eacute;:</p>
+
+<p>-- C'est un syst&egrave;me toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche &agrave; la volont&eacute;. Vous connaissez pas ? Nous avons en Am&eacute;rique, beaucoup.</p>
+
+<p>-- Oh ! bien, gardez-les, r&eacute;pliqua Dora. &Ccedil;a c'est trop quaker, par exemple, trop Arm&eacute;e du Salut. C'est comme ces chemises de nuit...</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regard&egrave;rent en souriant.</p>
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+<p>-- Avan&ccedil;ons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches:</p>
+
+<p>-- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez &agrave; me faire dire des b&ecirc;tises devant le monde. A la fin, je me f&acirc;cherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis b&ecirc;te ?</p>
+
+<p>-- Voulez-vous que je vous dise ? r&eacute;pliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des b&ecirc;tises...</p>
+
+<p>-- Vrai ?</p>
+
+<p>Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse.</p>
+
+<p>-- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la vo&ucirc;te noire de la sacristie, il fr&ocirc;la la nuque brune d'un baiser qui fit doucement g&eacute;mir la petite cr&eacute;ole.</p>
+
+<br>
+<p>Maud, irrit&eacute;e par le ridicule bourgeois du d&eacute;fil&eacute;, avait vite laiss&eacute; sa soeur, sa m&egrave;re, Lestrange et les parents, et s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute;e dans une chapelle d&eacute;saffect&eacute;e, toute voisine, o&ugrave; Aaron vint aussit&ocirc;t la rejoindre. Elle le re&ccedil;ut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obs&eacute;quieux, aplati, essayait des privaut&eacute;s que Maud repoussait d&eacute;daigneusement.</p>
+
+<p>Il balbutiait, de sa voix lippue:</p>
+
+<p>-- Bien heureux... de cette c&eacute;r&eacute;monie... qui me permet d'esp&eacute;rer que j'aurai mon tour, bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inqui&eacute;tude:</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas chang&eacute; d'avis, au moins ?</p>
+
+<p>Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise.</p>
+
+<p>Maud r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Je vous ai dit que j'acceptais le march&eacute;.</p>
+
+<p>Il baissa la t&ecirc;te sous ce mot. Puis, avec volubilit&eacute;, assourdissant sa voix:</p>
+
+<p>-- Les derni&egrave;res traites ont &eacute;t&eacute; r&eacute;gl&eacute;es ce matin. Quant &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai sign&eacute; le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! r&eacute;pliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma m&egrave;re et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it, et sortit, tout de suite redress&eacute; et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter &agrave; sa suite cette menace, pouss&eacute;e &agrave; ses l&egrave;vres par le d&eacute;go&ucirc;t et la col&egrave;re:</p>
+
+<p>"Va, mis&eacute;rable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !"</p>
+
+<p>Elle se ma&icirc;trisa aussit&ocirc;t, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait:</p>
+
+<p>-- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle.</p>
+
+<p>-- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ?</p>
+
+<p>-- Non. Elle a re&ccedil;u une lettre ce matin, au moment o&ugrave; nous nous disposions &agrave; sortir. Elle a d&ucirc; aller o&ugrave; on la mandait.</p>
+
+<p>-- Une lettre de qui ?</p>
+
+<p>-- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme.</p>
+
+<p>Le Tessier, rassur&eacute;, lui baisa la main. Maud ne disait la v&eacute;rit&eacute; qu'&agrave; demi. Etiennette avait bien re&ccedil;u ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre &eacute;tait de Suzanne, qui se trouvait &agrave; Paris sans que sa soeur s'en dout&acirc;t.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, la sacristie s'&eacute;tait vid&eacute;e; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud.</p>
+
+<p>-- Ouf ! fit la mari&eacute;e... Quelle corv&eacute;e... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait gu&egrave;re de femmes infid&egrave;les.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier s'approcha discr&egrave;tement de Maud:</p>
+
+<p>-- <i>Il</i> veut vous parler, lui dit-il &agrave; l'oreille.</p>
+
+<p>Elle devint p&acirc;le, d'une p&acirc;leur de col&egrave;re, point de peur:</p>
+
+<p>-- Qui, <i>il</i> ? Julien ?</p>
+
+<p>-- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend &agrave; l'entr&eacute;e du corridor.</p>
+
+<p>-- Bien, j'y vais.</p>
+
+<p>Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur.</p>
+
+<p>-- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant.</p>
+
+<p>Il avait la voix bris&eacute;e, et ses dents claquaient de mis&egrave;re.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coute, r&eacute;pliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus &agrave; toi, jamais, jamais, parce que tu as manqu&eacute; &agrave; ta parole et que tu as &eacute;t&eacute; l&acirc;che. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la ma&icirc;tresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en !</p>
+
+<p>Il supplia:</p>
+
+<p>-- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer.</p>
+
+<p>Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait nagu&egrave;re: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! tue-toi !</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>L'heure d'apr&egrave;s, on lunchait dans le hall de l'avenue Kl&eacute;ber, par&eacute; de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derri&egrave;re le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne &agrave; la recherche d'Etiennette. Mais Hector &eacute;tait l&agrave;; isol&eacute; dans l'encadrement d'une fen&ecirc;tre, il regardait s'agiter sous la franche lumi&egrave;re que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observ&eacute;s d&eacute;j&agrave;. Et, silencieux, ne se m&ecirc;lant plus aux groupes, il r&eacute;fl&eacute;chissait; des gouttes d'amertume se m&ecirc;laient au miel de son espoir.</p>
+
+<p>"Dire que j'ai aim&eacute; ce monde, que j'ai go&ucirc;t&eacute; l'esprit de ces hommes, que j'ai souhait&eacute; ces femmes..."</p>
+
+<p>Vingt ans ! les premiers bals, l'&eacute;moi de myst&egrave;re que lui avait caus&eacute; la Parisienne, l'admiration stup&eacute;faite et timide devant les beaut&eacute;s class&eacute;es et les gens c&eacute;l&egrave;bres ! Puis l'habitude, le d&eacute;senchantement venaient avec les ann&eacute;es, avec tant de bals, de soir&eacute;es, de premi&egrave;res, o&ugrave; il s'&eacute;tait imbib&eacute; de la m&ecirc;me atmosph&egrave;re. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beaut&eacute; des femmes, tout cela n'est gu&egrave;re, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil &agrave; ces jeunes hommes, il avait cherch&eacute; le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle m&ecirc;me de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora pass&acirc;t ses apr&egrave;s-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac cour&ucirc;t aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres qu&ecirc;tassent dans la soci&eacute;t&eacute; des hommes des &eacute;nervements st&eacute;riles, il ne lui importait gu&egrave;re ! Si la chute d'une vierge, provoqu&eacute;e par la passion, est un drame d'&acirc;me vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment &eacute;tait une &acirc;me, Maud, notre beau sphinx, renonce &agrave; son &eacute;nigme, et la prostitution la guette, <i>comme les autres !</i>" Oui, la prostitution. C'&eacute;tait elle diversement d&eacute;guis&eacute;e, qui guettait les demi-vierges &agrave; un tournant de la vie. Avant ou apr&egrave;s le mariage, pis-aller de la d&eacute;laiss&eacute;e, revanche de la mal mari&eacute;e... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait &agrave; Hector dans un m&eacute;canisme simple, in&eacute;vitable. "Car si l'abn&eacute;gation command&eacute;e par l'&Eacute;glise, et naturellement enclose dans la tendresse sinc&egrave;re des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira &agrave; l'antinomie de l'affection et des int&eacute;r&ecirc;ts, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la r&eacute;soudre."</p>
+
+<p>Un amer d&eacute;go&ucirc;t lui monta, suscit&eacute; par ces pens&eacute;es... L'orchestre avait beau &eacute;parpiller la gaiet&eacute; sautillante des <i>peteneras</i>, et les femmes sourire, et les hommes les entra&icirc;ner dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait &agrave; ses yeux la pierre du s&eacute;pulcre o&ugrave; lentement, insoucieusement, descendait cette soci&eacute;t&eacute; pourrie, condamn&eacute;e &agrave; mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tu&eacute; le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: <i>jam foetet</i>." Et voici que l'envie vint subitement &agrave; Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussi&egrave;re aux semelles de ses souliers. Du m&ecirc;me coup, il entrevit l'asile, la terre de Chald&eacute;e: un coin de province, le plus myst&eacute;rieux, le plus secret, o&ugrave;, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une &acirc;me chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer.</p>
+
+<p>Sans prendre cong&eacute; de personne, comme on se sauve d'une salle de th&eacute;&acirc;tre menac&eacute;e par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kl&eacute;ber, bien des fois gravi avec sa gaiet&eacute; souriante de sceptique f&eacute;minisant. Il pensait:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; des marches que je ne remonterai jamais."</p>
+
+<br>
+<p>Lui parti, la f&ecirc;te continua quelque temps encore. Elle s'achevait, r&eacute;duite aux danses de quelques enrag&eacute;s, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens.</p>
+
+<p>-- Mlle Etiennette demande Mademoiselle.</p>
+
+<p>Maud la rejoignit dans la chambre o&ugrave; elle habitait, pr&egrave;s d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie:</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&eacute;rie !... ch&eacute;rie !... Comme j'ai du chagrin !</p>
+
+<p>Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'&acirc;me, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa sant&eacute; m&ecirc;me, un peu de nostalgie de l'absolue int&eacute;grit&eacute; physique qu'elle avait su garder.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ?</p>
+
+<p>-- Oh ! non... non ! Pis que &ccedil;a !...</p>
+
+<p>Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque &agrave; la fois: le bal-orgie de la veille, la fille gris&eacute;e, montr&eacute;e nue, palp&eacute;e par cinq cents hommes en folie, et la plainte port&eacute;e le lendemain, et l'arrestation, et le scandale d&eacute;j&agrave;, dans les feuilles du boulevard.</p>
+
+<p>-- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout &agrave; la fois... Ma soeur, ma m&egrave;re... et m&ecirc;me mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le pass&eacute; de Suzon, nommait Mathilde Duroy, d&eacute;signait sous des initiales transparentes feu le d&eacute;put&eacute; Asquin.</p>
+
+<p>-- Mais toi, murmura Maud sinc&egrave;rement compatissante, on ne te nomme pas ?</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'int&eacute;resse personne. Mon cher r&ecirc;ve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul !</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait sinc&egrave;re. Son pire chagrin, c'&eacute;tait la souffrance de l'homme qui l'aimait.</p>
+
+<p>Maud chercha l'offrande d'une consolation:</p>
+
+<p>-- Paul t'aime trop pour &ecirc;tre influenc&eacute; par des &eacute;v&eacute;nements dont tu n'es pas responsable.</p>
+
+<p>-- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de m&ecirc;me impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire &agrave; Paul ! Oh ! cela, jamais.</p>
+
+<p>Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement:</p>
+
+<p>-- Que vas-tu faire ?</p>
+
+<p>-- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai.</p>
+
+<p>-- Voyons ! fit Maud haussant les &eacute;paules, tout cela est tr&egrave;s ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en &ecirc;tes emp&ecirc;ch&eacute;s par des &eacute;v&eacute;nements o&ugrave; il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra o&ugrave; Paul laissera ses fonctions officielles, le S&eacute;nat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-l&agrave;, aimez-vous !</p>
+
+<p>Etiennette secouait la t&ecirc;te obstin&eacute;ment:</p>
+
+<p>-- Non. Ce que tu dis est tr&egrave;s raisonnable, c'est m&ecirc;me tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'&eacute;pousera lorsqu'il aura r&eacute;sign&eacute; ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-l&agrave;, je ne veux pas, non, je ne veux pas &ecirc;tre sa ma&icirc;tresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'apr&egrave;s je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse.</p>
+
+<p>Elles rest&egrave;rent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience d&eacute;sorient&eacute;e, dociles simplement &agrave; l'impulsion de leur temp&eacute;rament.</p>
+
+<p>-- Et comment vivras-tu, pauvre aim&eacute;e ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Etiennette sourit, des larmes encore aux paupi&egrave;res:</p>
+
+<p>-- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en f&eacute;vrier, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois pass&eacute;s, seulement, et que d'&eacute;v&eacute;nements depuis, que de changements dans nos vies !...</p>
+
+<p>Elles retomb&egrave;rent dans les bras l'une de l'autre, &agrave; ce rappel de leur amiti&eacute; renou&eacute;e. Pour la premi&egrave;re fois peut-&ecirc;tre, dans l'&eacute;treinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du pass&eacute;, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud m&ecirc;la ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy.<br>
+<br>
+<br>
+<br>
+<br>
+<i>28 mai, 4 heures</i>.</p>
+
+<p>"Maud, je t'ob&eacute;is. Je vais me tuer. Aussi bien, ma r&eacute;solution est prise depuis le jour o&ugrave; tu m'as si rudement cong&eacute;di&eacute;, &agrave; Chamblais. Si j'ai tard&eacute; &agrave; l'ex&eacute;cuter, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni m&ecirc;me que j'aie esp&eacute;r&eacute; te fl&eacute;chir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand m&ecirc;me, pour te parler.</p>
+
+<p>"Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment o&ugrave; je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment o&ugrave; je t'ai rencontr&eacute;e. Vois-tu, juste avant de mourir, j'aper&ccedil;ois clairement la v&eacute;rit&eacute; qui se cachait de moi en pleine vie: je n'&eacute;tais point fait pour les luttes o&ugrave; tu voulais m'entra&icirc;ner. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient &agrave; pr&eacute;sent et me ressaisit. J'&eacute;tais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fid&egrave;lement, toujours.</p>
+
+<p>"Tu ne veux plus de moi; je g&ecirc;ne ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement &agrave; moi avec amiti&eacute;, plus tard, pour prix de ma prompte ob&eacute;issance au dernier ordre que j'ai re&ccedil;u de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au del&agrave; de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta m&eacute;moire que tu m'as aim&eacute;. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert !</p>
+
+<p>"Moi, le temps o&ugrave; tu m'as aim&eacute; fut &agrave; ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgr&eacute; mon agonie pr&eacute;sente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud ch&eacute;rie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, &agrave; des minutes rares, l'abandon de toi-m&ecirc;me, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis &agrave; toute heure, et chaque fois cela me para&icirc;t si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir.</p>
+
+<p>"Mais quand je pense que demain tu seras &agrave; un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussit&ocirc;t d&eacute;sirable. Voil&agrave; pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgr&eacute; l'horreur de l'inconnu qui est au del&agrave;. Car cet au-del&agrave;, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes tromp&eacute;s, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons m&eacute;rit&eacute; d'&ecirc;tre punis. Je demande que la punition me frappe seul !</p>
+
+<p>"Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout &agrave; toi... A l'heure o&ugrave; je me tuerai, tout &agrave; l'heure, je penserai &agrave; tes l&egrave;vres, &agrave; tes yeux, &agrave; l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai &agrave; toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime."</p>
+
+<p>"JULIEN."</p>
+
+<br>
+<h2>VI</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>L'automne commen&ccedil;ait, de cette m&ecirc;me ann&eacute;e 1893, quand Paul Le Tessier se rendit &agrave; V&eacute;zeris, mand&eacute; par son fr&egrave;re pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector &eacute;tait lui-m&ecirc;me &agrave; V&eacute;zeris: c'&eacute;tait, depuis les &eacute;v&eacute;nements du dernier printemps, le second s&eacute;jour qu'il y faisait.</p>
+
+<p>Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; &agrave; chaque tournant de route on croisait des chariots charg&eacute;s de "comportes" pleines, tra&icirc;n&eacute;s par deux boeufs conjug&eacute;s.</p>
+
+<p>Le domaine de V&eacute;zeris &eacute;tend ses amples d&eacute;pendances entre le village de ce nom, la rivi&egrave;re de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette rivi&egrave;re, qui traverse le parc du ch&acirc;teau. Celui-ci est une construction Louis XIII &agrave; deux &eacute;tages, entourant une veste cour, o&ugrave; donne acc&egrave;s une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement d&eacute;bordants, son perron en trap&egrave;ze, les baies &agrave; meneaux de la fa&ccedil;ade. A droite et &agrave; gauche sont les communs et les &eacute;curies.</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur fur re&ccedil;u par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chauss&eacute;e. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'anc&ecirc;tre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la gr&acirc;ce singuli&egrave;re et l'autorit&eacute; que donne une longue ascendance d'aristocratie. &nbsp;Les deuils faisaient tr&ecirc;ve: elle et Jeanne &eacute;gayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapport&eacute; de Paris et, depuis, continu&eacute; sous les conseils d'Hector les traditions d'un go&ucirc;t plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas alt&eacute;rer ce que son fianc&eacute; appelait en souriant "son type de petite Vend&eacute;enne". Quant &agrave; Maxime, sa figure avait peu chang&eacute;. Ses cheveux grisonnaient &agrave; peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix ann&eacute;es: &agrave; l'expression des yeux, peut-&ecirc;tre, des l&egrave;vres, de ces plis du visage qui &nbsp;traduisent malgr&eacute; nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creus&eacute; par le chagrin.</p>
+
+<p>D&egrave;s que le d&eacute;jeuner fut termin&eacute;, on partit &agrave; pied pour visiter la propri&eacute;t&eacute;. Mme de Chantel resta &agrave; la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. V&ecirc;tue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille &eacute;troite, coiff&eacute;e d'un de ces petits chapeaux de paille &agrave; fond de toile cir&eacute;e qui furent &agrave; la mode cette ann&eacute;e-l&agrave;, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit &agrave; son fr&egrave;re:</p>
+
+<p>-- Elle a joliment embelli. L'as-tu transform&eacute;e aussi au moral ?</p>
+
+<p>-- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la ch&egrave;re petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voil&agrave; tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ?</p>
+
+<p>Paul secoua tristement la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>-- Rien de nouveau... Une enfant but&eacute;e &agrave; sa r&eacute;sistance... Rien ne peut l'en d&eacute;tourner. Insister ? je n'ose m&ecirc;me pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais bais&eacute; que les joues et le front.</p>
+
+<p>-- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus.</p>
+
+<p>-- Elle est finie !... par l'h&ocirc;pital o&ugrave; cette malheureuse ach&egrave;ve de mourir.</p>
+
+<p>Hector lui prit le bras et le serra affectueusement:</p>
+
+<p>-- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gr&eacute; &agrave; cette ch&egrave;re petite Etiennette de t'avoir r&eacute;sist&eacute; pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entich&eacute; de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les ann&eacute;es de transformation, les sages doivent se r&eacute;server un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls d&eacute;m&eacute;nagent sans avoir arr&ecirc;t&eacute; leur nouveau g&icirc;te.</p>
+
+<p>Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule bois&eacute;, et l&agrave;, attendaient leurs h&ocirc;tes. Quand ils furent tout proches, elle dit &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Montrez ceci en d&eacute;tail &agrave; M. Paul, afin qu'il aime mon pays.</p>
+
+<p>Et ses yeux, illumin&eacute;s de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient &agrave; Hector: "C'est &agrave; votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul ma&icirc;tre, je veux que mon pays soit aim&eacute;."</p>
+
+<p>Le site qu'ils avaient &agrave; leurs pieds, c'&eacute;tait un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, sp&eacute;cial au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'&agrave; la longue. Maxime le d&eacute;taillait &agrave; Paul :</p>
+
+<p>-- La rivi&egrave;re qui borde si joliment le coteau, tourne &agrave; angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le c&ocirc;t&eacute; sud de notre propri&eacute;t&eacute; apr&egrave;s ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravag&eacute; par la guerre et les si&egrave;ges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons.</p>
+
+<p>-- Reste-t-il des d&eacute;bris des vieilles d&eacute;fenses ? demanda Paul.</p>
+
+<p>-- Vous verrez... De grosses pierres m&eacute;connaissables. On ne sait plus.</p>
+
+<p>Il parlait avec s&eacute;r&eacute;nit&eacute;, sans joie, sans gaiet&eacute;, ne riant jamais, rentr&eacute; dans sa vie avec une telle volont&eacute; de silence sur le pass&eacute;, qu'elle imposait la discr&eacute;tion &agrave; ceux m&ecirc;mes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ing&eacute;nument; ni elle ni sa m&egrave;re n'avaient os&eacute; l'interroger, ni m&ecirc;me lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin.</p>
+
+<p>-- Nous avons quitt&eacute; Paris d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a command&eacute; de rentrer &agrave; V&eacute;zeris, nous lui avons ob&eacute;i. Oh ! nous avons pass&eacute; de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant !</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, elle demanda:</p>
+
+<p>-- Est-ce qu'<i>elle</i> est mari&eacute;e ?...</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pliqua Le Tessier... Peut-&ecirc;tre un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la soci&eacute;t&eacute;. Il ne faut plus parler d'elle.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris.</p>
+
+<p>Pourtant, ayant r&eacute;fl&eacute;chi quelques instants, elle ajouta:</p>
+
+<p>-- Pauvre femme !</p>
+
+<p>Ils atteignaient le village d'Azay. C'&eacute;tait l'heure du repos m&eacute;ridien des hommes et des femmes qui avaient travaill&eacute; &agrave; la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux l&egrave;vres, en cette griserie particuli&egrave;re o&ugrave; la cueillette du raisin met les paysans.</p>
+
+<p>Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit:</p>
+
+<p>-- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du ch&acirc;teau. La l&eacute;gende conte que mille hommes furent br&ucirc;l&eacute;s avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des l&eacute;gumes autour de ces vestiges. M&ecirc;me la terre y est meilleure, peut-&ecirc;tre &agrave; cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilis&eacute;e.</p>
+
+<p>Un paysan passait, tr&egrave;s vieux, la taille d&eacute;vi&eacute;e par le travail du sillon, la face embras&eacute;e de soleil. Maxime l'appela:</p>
+
+<p>-- N'est-ce pas, p&egrave;re Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du ch&acirc;teau ?</p>
+
+<p>-- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu l&agrave;, aut'fois, <i>devant la R&eacute;volution</i>.</p>
+
+<p>Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraiss&eacute;e par du sang. La vaste &eacute;tendue qui avait &eacute;t&eacute; le th&eacute;&acirc;tre de ces tueries l&eacute;gendaires s'apaisait, retourn&eacute;e par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes r&eacute;guli&egrave;res de l'ann&eacute;e, aux semailles et aux r&eacute;coltes, aux bl&eacute;s d'ambre, aux vignes pourpr&eacute;es; -- le petit village, une fois travers&eacute; par la guerre, rentrait d'ann&eacute;e en ann&eacute;e plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom.</p>
+
+<p>Jeanne souriait &agrave; cette terre f&eacute;conde, &agrave; ce soleil, &agrave; l'avenir, oubliant dans l'&eacute;go&iuml;sme de son propre bonheur, et les r&eacute;centes mis&egrave;res de ceux qu'elle aimait et le pass&eacute; tragique du pays natal.</p>
+
+<p>Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isol&eacute; par son r&ecirc;ve, devin&egrave;rent ce r&ecirc;ve: un instant, leur coeur fraternel battit &agrave; l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'&acirc;me humaine d&eacute;vast&eacute;e, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ?</p>
+
+<p><i>La Roche, 1893-1894</i>.</p>
+
+<p><br>
+
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+
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+
+<pre>
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+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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