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+The Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Demi-Vierges
+
+Author: Marcel Prévost
+
+Release Date: March 28, 2004 [EBook #11747]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
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+This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
+http://digibooks.ibelgique.com/
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+Marcel Prévost
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+Les Demi-Vierges
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+Préface
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+_Pendant que cette étude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me présentèrent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touchèrent vivement. Les voici, aussi nettement formulées qu'il m'est possible:_
+
+_1° Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vièrges, une certaine catégorie de jeunes filles, une minorité, évidemment. Le danger d'une observation pratiquée sur une minorité, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'étende imprudemment à la majorité. Vous avez pu tomber sur un lambeau phylloxéré d'une vigne saine._
+
+_2° Même si cette contamination est réelle, même si elle a quelque étendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorité. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste à peu près intact. Pourquoi s'acharner à le détruire, accroître le gâchis social où nous vivons?_
+
+
+
+_De ces deux objections, la première surtout a quelque force._
+
+_Mais il me semble que c'est aussi y répondre que de prévenir le lecteur, de le mettre en garde contre une généralisation téméraire, -- de circonscrire, de définir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliquée._
+
+_Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parlé, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus spécialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie à Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baigné par les eaux cythéréennes, mais touchant aussi, par de longues frontières, sans cesse franchies, à la bourgeoisie riche, à l'aristocratie qui s'amuse. Les caractéristiques de ce monde? C'est que les idées religieuses et morales n'y sont jamais des idées_ directrices._ On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe supérieur, infaillible, mais au nom des_ convenances_, de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la société des hommes._
+
+_Tel est, à mon sens, le monde restreint où le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'à l'état d'exception. La généralisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait:_
+
+"Toutes _les jeunes filles du monde à Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles françaises."_
+
+_Pour les jeunes filles françaises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus répandu à l'étranger qu'en France: je ne serais même pas surpris qu'elle fût chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la poésie qu'on voudra, nous avons la vérité sur le_ flirt._ Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.
+
+
+
+_Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, même dans le monde Parisien, d'une minorité, quel besoin de publier cette misère? N'y a-t-il pas plus de danger à la divulguer d'à la tenir secrète?_
+
+_Non; parce que le mal tend à s'accroître, et s'accroît rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait être autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence à se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, élégante, fêtée: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveauté. Pour la fillette d'honnête bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collégien._
+
+_Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux mères: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les élever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-à-dire de recommencer, pour elles,_ à vivre de la vie des jeunes filles, _de grâce, ne les associez pas à votre vie mondaine, ne les habituez pas à vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'éducation, la famille sérieuse; néanmoins un pensionnat bien dirigé vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte à tous les livres, à tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!_
+
+_-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la résignation. Croyez-vous sérieusement qu'une jeune fille soit bien armée contre les épreuves de la vie parce qu'elle est renseignée comme un carabin sur certains mystères? Nous sommes renseignés, nous autres, et cela ne nous empêche pas de faire parfois de sots mariages."_
+
+_Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chrétien, qui est le nôtre jusqu'à nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fondé sur la conception de virginité, de l'intégrité absolue de l'épousée. (Le remariage est hors de cause: la femme chrétienne qui se remarie est censée avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chrétienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irréductible. Or l'éducation moderne des jeunes filles tend de plus en plus à développer le type demi-vierge. Il faut donc changer l'éducation de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chrétien périra. Voilà, en deux lignes, le résumé de mon opinion._
+
+
+
+_Je n'ajoute qu'un mot. Ayant raconté les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, écrite ou parlée, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralité, a dit Balzac, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral à la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."_
+
+Marcel Prévost.
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+LES DEMI-VIERGES
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+PREMIÈRE PARTIE
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+I
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+Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et écrivait vivement un télégramme bleu, sa mère, Mme de Rouvre, étendue tout près d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosée de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit à lire.
+
+Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- était un de ces meubles en acajou foncé, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence à adopter. De même, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce goût d'outre-Manche, amusant et un peu faux, où se réfugie l'élégance moderne, blasée, pour les avoir trop vus, sur les purs et délicieux styles français du siècle dernier. C'étaient des chaises en bâtons courbés, laquées de blanc ou de vert pâle, des fauteuils larges à l'excès, en acajou marqueté de bois des îles, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crêpe léger à grandes fleurs orangées, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, étendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fraîchement tondu d'un parc britannique.
+
+Et l'appartement, comme sa décoration, témoignait d'un goût résolu de modernité, informé des commodes d'hier, décidé à les utiliser. C'était le second étage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a doté récemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kléber, tout près de la place de l'Étoile: quinze fenêtres de façade, la superficie d'un vaste hôtel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcée, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi indépendant, ouvrant sur la longue galerie parallèle à la façade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour intérieure de la maison, se montait à l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque étage et en doublait l'étendue.
+
+Maud de Rouvre ne déparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combiné la moderne élégance. Malgré des hanches rondes et un buste épanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grâce tombante des épaules, la petitesse de la tête pâle, couronnée de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transparaître, sous la patine, le roux lumineux du métal. Ces lourds cheveux bruns, relevés à la japonaise, découvraient un front étroit, souligné par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux médiocrement grands, mais d'un éclat bleu incomparable; et le nez encore était charmant, mince d'en haut, élargi aux narines, avec ce léger relèvement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et décide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublée de dents merveilleuses, mais plutôt arrondie que fendue, avec des lèvres où un médecin curieux de stigmates dégénérescents eût noté les plis verticaux, à peine perceptibles. Et il eût sans doute rapproché cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient à la tête presque sans lobe.
+
+Mais qui sait ? Peut-être ces légères inharmonies, rompant la monotonie de la beauté féminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appât de mystère par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimées. Celle-ci, penchée sur le _blotter_ de maroquin, couvrant d'une longue écriture rapide le carré de papier, fixait invinciblement le regard, qui eût glissé peut-être, avec indifférence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crêpe gris, à ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fraîcheur de camélia de sa peau, et on ne savait quoi d'indécis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtième année à peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage mûr, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barré d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de définitif, d'achevé, d'un peu désabusé même dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hésiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins où, depuis longtemps, son coupé la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de créole.
+
+Rien ne ressemblait moins à Maud que cette pauvre mère valétudinaire, en ce moment étendue sur la chaise longue, le visage angoissé" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombé de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait été belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en témoignaient, au temps où François de Rouvre, gentilhomme girondin en quête de fortune, débarqué à Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'épousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beauté, nulle trace ne demeurait à présent, dans ce corps réduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plissé, bouffi, raviné, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duègne à laquelle peu d'Espagnoles échappent, la quarantaine venue. Déchue de sa grâce, il lui demeurait, au milieu même des souffrances, la frivolité, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un goût persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorées, et il fallait l'autorité despotique de Maud pour l'empêcher de vêtir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se négligeait à l'excès, gardait jusqu'au soir le vêtement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce fût mardi, son jour de réception, elle traînait encore, à deux heures après midi, roulée dans une vieille robe de chambre brune à rubans havane, point peignée, point lavée, sous la farine qui lui blanchissait les joues.
+
+
+Maud achevait son télégramme, le signait, le datait, -- 4 février 1893; -- puis, mouillant légèrement son doigt, elle le passait sur la lisière gommée, et traçait l'adresse.
+
+-- A qui écris-tu ? demanda la mère.
+
+-- A Aaron. Il passe toute l'après-midi à son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.
+
+Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:
+
+-- Et qu'est-ce que tu lui veux, à ce vilain bonhomme ?
+
+-- Je veux une loge à l'Opéra, demain, pour la première... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal reçu mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet réparera tout, et nous le verrons arriver à cinq heures, faisant des grâces.
+
+Maud garda quelque temps le télégramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:
+
+-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.
+
+Mme de Rouvre se récria:
+
+-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les curés, les bonnes soeurs, les communautés religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre était pour un usurier francfortais, et marié, encore ! Mme de Chantel, pour la première fois où elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ça... Nos mardis sont assez suivis !
+
+Maud laissait parler sa mère avec un sourire moitié triste, moitié ironique.
+
+-- Oui, très suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministère seulement; trop de monde des réceptions ouvertes. Des attachés de cabinet comme Lestrange, des secrétaires députés comme Julien, le résidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ça qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mère.
+
+-- Et Mme Ucelli ?
+
+-- Oh ! celle-là !
+
+-- Comment, celle-là ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...
+
+-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.
+
+-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre après un silence.
+
+-- Paul, ce n'est pas sûr; il y a aujourd'hui une discussion importante au Sénat sur le privilège de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.
+
+-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mère rencontrent ici un sénateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...
+
+-- Un directeur de grande société financière catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.
+
+-- Et un gentleman accompli, un homme de sport très en vue, comme Hector...
+
+-- Ils auront lieu d'être satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...
+
+-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister à une de leurs réceptions, là-bas, en Poitou, à Vézeris !
+
+Maud se leva et pressa le bouton électrique voisin de la cheminée.
+
+-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel reçoivent à Vézeris ! c'est peut-être des gens très nuls et très ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus calé dans la contrée.
+
+Mme de Rouvre répondit:
+
+-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet été, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos après-midi de bezigue... Nos promenades côte à côte, dans les pousse-pousse...
+
+-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez très bon ménage, toutes les deux.
+
+Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisément, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau écervelé qu'était sa mère avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'était la mère de Maxime de Chantel.
+
+"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exagération; chacune d'elles a la même maladie avec des accidents différents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mystérieux. Pourquoi ai-je plu à Maxime, moi ?"
+
+Debout contre la cheminée, elle évoquait les quatre journées que Maxime de Chantel était venu passer près de sa mère, à Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter à elle, malgré lui et presque sans qu'elle y aidât. Brusquement, il était parti, il s'était enfui dans la solitude de Vézeris, où il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel à Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mère qui voulait consulter un médecin à la mode.
+
+
+-- ... Mademoiselle désire ?...
+
+C'était la femme de chambre, appelée par le coup de sonnette de Maud.
+
+-- Tenez, Betty, faites porter ça au télégraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifère. On commence à étouffer, ici.
+
+-- Bien, mademoiselle.
+
+-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-même Mlle Jacqueline à son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider à servir le thé au salon.
+
+-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?
+
+-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me préviendrez.
+
+-- Même s'il y a du monde ?
+
+-- Même s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, à cette heure-là.
+
+-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant péniblement sur son séant.
+
+-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.
+
+-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?
+
+-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.
+
+-- Et elle s'appelle ?
+
+-- Duroy... Etiennette Duroy.
+
+Mme de Rouvre réfléchit un instant:
+
+-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.
+
+-- Tu ne te rappelles jamais rien, répliqua Maud.
+
+Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenêtre; elle regarda, dans l'avenue légèrement feutrée de neige malgré un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levées, les passants emmitouflés qui pressaient le pas.
+
+La femme de chambre, demeurée sur le seuil du petit salon, demanda:
+
+-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?
+
+-- Non, répondit Maud.
+
+-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !
+
+-- Maman ?
+
+-- Il n'est pas nécessaire que je me presse, n'est-ce pas ?
+
+-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'à ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prévenir.
+
+-- Bon. Allons, Betty, votre bras.
+
+Elle s'en allait par le grand salon, appuyée sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et traînante. Avant de sortir, elle se retourna:
+
+-- Maud !
+
+-- Quoi, mère ?
+
+Elle rejoignit Mme de Rouvre, tâchant de brider son énervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassée de ce qu'elle avait à dire.
+
+-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...
+
+-- Oui... Eh bien ?...
+
+-- Eh bien... J'ai oublié de te dire: j'ai écrit. On l'apportera ce soir.
+
+Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:
+
+-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se maîtrisant, quel besoin avais-tu ?...
+
+-- Besoin, non, évidemment, répliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en même temps. Nous n'en sommes pas à compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?
+
+Maud ne répliqua pas; tandis que sa mère s'éloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts étaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminée. Betty se montra de nouveau:
+
+-- Mademoiselle ?
+
+-- C'est cette dame, déjà ?
+
+-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.
+
+Maud frappa de la main le marbre de la cheminée:
+
+-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?
+
+-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas où était Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est allé, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.
+
+Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.
+
+-- Eh bien ! prévenez-le que je l'attends ici.
+
+Restée seule, elle se regarda dans la glace de la cheminée, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la première fois de la journée, être vue par un homme, fût-ce un frère ou un vieil ami.
+
+Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans à peine, vêtu avec une extrême recherche, à la façon d'un élégant de 1830. Il était grand, musclé et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage à méplats nets, à menton étroit, à lèvres fines, à nez rigide, eût été dure, presque menaçante, sans la clarté de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indécision, des yeux de femme.
+
+Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchanté d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, élégant, l'homme qu'elle aime.
+
+Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, cérémonieusement.
+
+-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?
+
+D'un coup d'oeil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin...
+
+-- Non... Personne... fit Maud à demi-voix.
+
+Alors il l'attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l'étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.
+
+Ils se séparèrent tout frémissants.
+
+Maud, un peu de rose sur sa peau pâle, revint à la glace de la cheminée, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d'acajou, la regardait.
+
+Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.
+
+-- Maud !... Maud chérie !... murmura le jeune homme.
+
+Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant à peine les lèvres, elle dit:
+
+-- Je t'aime.
+
+De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indécise auréole de virginité qui l'enveloppait tout à l'heure, quand elle écrivait à côté de sa mère, s'était effacée. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par où se trahissent les vierges qui ont pâmé une fois sous les caresses.
+
+Julien répondit:
+
+-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passé de mauvaises heures depuis notre dernière rencontre, chez les Reversier.
+
+Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rassérénés; elle questionna:
+
+-- Le jeu, encore ?...
+
+-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voilà ma nuit.
+
+Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincée à la taille comme une robe: il en sortit à demi, pour les faire voir à Maud, un tas de billets de banque chiffonnés ensemble.
+
+-- Rue Royale ? demanda Maud.
+
+-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.
+
+-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est égal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...
+
+Suberceaux fit un geste d'indifférence.
+
+-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus à plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empêche de penser.
+
+Elle lui prit la main, souriant:
+
+-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?
+
+-- Ah ! vrai, je le voudrais, réplique le jeune homme en retirant brusquement sa main.
+
+Mais aussitôt:
+
+-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !
+
+Maud l'interrogea des yeux; il reprit:
+
+-- Vous me faites du chagrin... Vous n'êtes plus à moi... Je ne vous sens plus à moi.
+
+Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit où tout à l'heure ils s'étaient enlacés comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.
+
+-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.
+
+Suberceaux, peu à peu dompté et calmé, baissait la tête.
+
+-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'êtes venue !
+
+Il avait dit ces derniers mots très bas, comme s'il avait peur d'être entendu de celle même à qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plissé, son joli visage altéré comme lorsque sa mère lui avait parlé de l'aigrette en vieux strass.
+
+Julien était déjà près d'elle, et l'implorant:
+
+-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, à moi, ce souvenir-là... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et après on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je béniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !
+
+Elle demeurait accoudée à la table de la cheminée, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupée:
+
+-- La dernière fois surtout... la dernière fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil à toi... Il était resté l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit fermé... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrît ce lit et je ne m'y suis pas couché, jusqu'à ce que cette odeur fût tout partie... Et tu ne veux plus !...
+
+Elle se retourna lentement:
+
+-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te reçois pas ici autant qu'il te plaît ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empêche de rester dans ma chambre ? Ma mère a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dressés.
+
+-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir à moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dressés, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'épée... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mère a les yeux bandés, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gêne tout de même de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?
+
+-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !
+
+-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.
+
+Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.
+
+-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodités des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?
+
+Julien murmura tristement:
+
+-- Je ne t'ai jamais eue.
+
+-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donné de moi tout ce que je pouvais te donner...
+
+Il supplia:
+
+-- Dis-moi seulement que tu reviendras.
+
+-- Où cela ?
+
+-- Rue de la Baume. Chez moi...
+
+Elle eut un geste d'impatience:
+
+-- Encore !... Je t'ai déjà dit que je suis guettée, surveillée... cette misérable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'exècre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis sûre, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princière. Tu ris ? Je ne suis pas fille à m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutée, au moins.
+
+-- Je changerai d'appartement.
+
+-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi à moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, _plus que jamais_, il faut que je me surveille.
+
+Julien questionna, surpris:
+
+-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?
+
+-- Peut-être, fit Maud.
+
+Il devint très pâle et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'être calme:
+
+-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?
+
+-- Oui, répondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez être... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.
+
+Julien fit signe qu'il écoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifférents l'un à l'autre.
+
+-- Eh bien ! dit Maud, voilà, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il a longtemps), nous avons rencontré aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle était avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'années, assez jolie, mais tout à fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...
+
+Elle s'interrompit:
+
+-- On a sonné, il me semble ?
+
+-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, déjà ?
+
+-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la connaître, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...
+
+-- La fille de Mathilde Duroy ?
+
+-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.
+
+-- Oh ! passion !...
+
+-- Non ? On disait que vous aviez été l'initiateur.
+
+-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-là ! répliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est égal, si vous permettez, je préfère ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?
+
+-- Elle a été à Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mère, très honnêtement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous étions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.
+
+La face sournoise de Joseph apparut à la porte du salon:
+
+-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.
+
+-- Je vous quitte, fit Suberceaux.
+
+-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.
+
+Et reconduisant jusqu'à la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:
+
+-- Venez... _Il_ sera là... Je veux que vous veniez.
+
+Plus bas, quand il eut passé le seuil, elle lui redit par l'entre-bâillement de la porte:
+
+-- Je t'aime !
+
+
+
+II
+
+
+La visiteuse était déjà introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.
+
+En voyant Maud venir à elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:
+
+-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...
+
+Mais Maud l'embrassa joyeusement.
+
+-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-là, Tiennette, et me parler comme à la pension !
+
+Etiennette, les joues animées par une réaction de contentement, rendit les baisers.
+
+-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui hésitais à venir... J'avais peur d'être mal reçue, figure-toi !
+
+-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? répondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-même.
+
+-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit à bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...
+
+Maud sourit:
+
+-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?
+
+-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui ça ?
+
+-- Mais... les Le Tessier... L'aîné, Paul, celui qui est sénateur depuis l'an passé, était lié avec ce député de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?
+
+-- M. Asquin ? demande Etiennette.
+
+Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:
+
+-- C'était mon père. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.
+
+-- Ah ! c'était ton père ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta mère, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.
+
+-- M. de Suberceaux était le secrétaire de papa... Il...
+
+Elle s'arrêta court, ressaisie par sa timidité de tout à l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:
+
+-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.
+
+-- Oh ! je pense bien, répliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affichée avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est égal, fit-elle après un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon père l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre frère. Il aurait dû laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est même pas revenu à la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle était si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.
+
+Mlle de Rouvre répondit sérieusement:
+
+-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.
+
+D'un de ces gestes mutins et câlins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque à genoux:
+
+-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la première fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?
+
+-- Je ne t'en veux pas, répliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espère que c'est pour me demander de te servir.
+
+Etiennette rougit:
+
+-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai déjà subi tant d'avanies à cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amène. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez près pour être sûre d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dépendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu où j'ai vécu...
+
+-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?
+
+Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifférente.
+
+-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le répéter, je te dis cela à toi)... M. Le Tessier.
+
+-- Hector ?
+
+-- Non... son frère... le sénateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...
+
+-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'épouse !
+
+Etiennette sourit tristement:
+
+-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.
+
+-- A cause de sa fortune ?
+
+-- Non. Je crois que mon défaut d'argent ne l'arrêterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas être le beau-frère de Suzanne du Roy.
+
+"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."
+
+-- Pauvre chérie ! dit-elle tout haut.
+
+-- Il me reste donc, continua Etiennette du même ton résigné, à être sa maîtresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu égoïste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre à voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une bêtise... je ne peux pas me décider à franchir ce pas-là. Suis-je née avec un tempérament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donné le goût de la régularité ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sûre de finir honnête, car ce n'est pas facile, va! partie d'où je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre indépendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien à moi, de me suffire.
+
+Elle s'arrêta un instant, quêtant du regard l'approbation de Maud.
+
+-- Continue, fit celle-ci. C'est tout à fait curieux ce que tu me dis là.
+
+-- Alors, voilà, poursuivit Etiennette... J'ai passé par le Conservatoire, tu sais, après Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfège. Donner des leçons de piano, ça rapporte trop peu et trop péniblement. J'ai donc appris à jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste à Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agréable. Je me suis fait un répertoire de chansons 1830... on est à cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.
+
+-- Certainement cela plairait, s'écria Maud, séduite aussitôt par le côté artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre à anglaise, manches à gigot, crinoline; tu chanterais du Loïsa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.
+
+Etiennette rit d'un rire clair:
+
+-- Oh ! ce n'est pas si aisé que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songé: une fête champêtre à Chamblais, leur admirable propriété, sur la ligne du Nord... Mais, décidément, présentées par des célibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"...
+
+-- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilité !
+
+-- Il faut tout au rien, ma chère, en ces matières, il me semble... Et ce n'était pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes à la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandée. Alors j'ai pensé à toi... Tu es riche, tu as de belles relations...
+
+Maud l'interrompit:
+
+-- D'abord je ne suis pas riche... Quant à nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui était de bonne noblesse, aurait pu nous faire fréquenter le meilleur monde. Il a préféré perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous traînons le boulet de ce passé-là, même après le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames étrangères, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariée, je t'en réponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irréprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre à ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles.
+
+Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaieté de pensionnaire.
+
+-- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne !
+
+-- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fête ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y réfléchir... Tu avais déjà une jolie voix à Picpus. Elle doit être tout à fait posée maintenant.
+
+-- Oui, répondit Etiennette... Elle est assez agréable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?
+
+Le piano était tout proche. Elles fouillèrent ensemble dans les cartons.
+
+-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.
+
+C'était une romance de Chaminade, intitulée _l'Anneau d'argent_.
+
+-- Peux-tu m'accompagner ?
+
+-- Oui, fit Maud.
+
+Elle s'assit au piano et préluda, tandis qu'Etiennette, appuyée d'une main au piano, penchée sur la musique, chantait:
+
+ _Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné
+ Garde en son cercle étroit vos promessesse encloses..._
+
+La voix était d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleuré par un archet; l'artiste la ménageait, la conduisait en musicienne experte.
+
+Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements éclatèrent derrière les jeunes filles; une voix féminine, puissamment timbrée, cria, accentuant le mot l'italienne:
+
+-- _Brava ! brava !..._ Tout à fait bien !
+
+-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.
+
+L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras à Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'était pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur étrange, l'accompagnait.
+
+-- Mlle Cécile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, _sciasciona mia_, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est à Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siècle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa _cortina_.
+
+Maud tendit la main:
+
+-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.
+
+-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant à Etiennette qui cachait le bas de sa figure derrière son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. _E quanto è carina !_ N'est-ce pas, Cécile ? On dirait un _angiolo_ de Sienne.
+
+Mlle Ambre dit simplement:
+
+-- Oui, madame est très jolie et chante très bien.
+
+Maud présenta:
+
+-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.
+
+-- Vous êtes au théâtre, mademoiselle ?
+
+-- Non, madame... pas encore.
+
+-- Nous la ferons connaître, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.
+
+-- Oh ! _cara !_ la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?
+
+-- Nous y songions, répliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.
+
+-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moitié de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, Cécile. _E come bèn accommodato !... Gosto inglese..._
+
+Elles se mirent à parler italien, Mme Ucelli faisait admirer à son amie le goût singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, à mi-voix, disait à Etiennette:
+
+-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'exècre, à cause de Julien qui a été obligé un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma chérie. Ah ! c'est un vrai tempérament, celle-là, une âme à deux sexes également impérieux. Elle m'exècre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conférence avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter à la soirée, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.
+
+-- Tu es un amour, répliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !
+
+Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie légère des rideaux de vitrage.
+
+-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure façon de m'être agréable... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppressé, va ! Et puis, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, peut-être, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta mère... mettre une pièce de l'appartement à ma disposition de temps en temps ?
+
+-- Mais tout l'appartement si tu veux, chérie. D'autant que maman étant souffrante et ne bougeant guère de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment maîtresse de maison, maintenant, c'est moi qui mène tout.
+
+-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son hésitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin à mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.
+
+-- Julien ?
+
+-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?
+
+-- Oh ! me compromettre, répliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.
+
+-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit traité d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.
+
+Elles rejoignirent, les bras enlacés, Mme Ucelli et Mlle Ambre.
+
+-- Excusez-moi, chère madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...
+
+-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succès... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimité.
+
+Etiennette remercia et salua.
+
+-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain à la _Walkyrie_, n'est-ce pas ?
+
+Etiennette répondit:
+
+-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premières.
+
+-- Oh ! vous n'iriez point, vous, _cara_, répliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme à une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... _Che peccato !_... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-être M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.
+
+La porte du grand salon s'ouvrait, poussée par le valet de pied, ganté de blanc, qui n'annonça pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fanée et usée, très correct, s'avançait en souriant.
+
+-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?
+
+Il baisa les mains. Mme Ucelli s'écria:
+
+-- Ah ! _signore Lucca !_ Voilà qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fantôme.
+
+Etiennette prenait congé et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la cheminée.
+
+La cheminée était en marbre blanc, de style néo-grec, presque nue, décorée d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un brûle-parfums, et de deux sveltes vases où trempaient deux orchidées. Dans l'âtre une grosse bûche brûlait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.
+
+Presque aussitôt, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage à une dame âgée, accompagnée de deux jeunes filles habillées pareil, assez jolies, l'air anémique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud présenta:
+
+-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'intérieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?
+
+-- Est-ce que M. Lestrange ne connaît pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.
+
+-- Non, lui répondit Lestrange à demi-voix. Je ne vois que certaines spécialités.
+
+-- Comment va votre chère mère ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.
+
+-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons guère avant cinq heures, je crois.
+
+-- Et Jacqueline ?
+
+-- Jacqueline est allée à son cours de littérature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait être rentrée. Vous allez la voir.
+
+Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:
+
+-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honoré, où un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?
+
+-- Aux demoiselles et aux messieurs, chère madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.
+
+-- Mêlés ?
+
+-- Mêlés. Le cours est mixte.
+
+-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre là quelques notions de morale.
+
+-- On ne vous laissera pas entrer, _birbante_; vous avez une trop mauvaise réputation auprès des mères de famille; vous compromettez les demoiselles.
+
+-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.
+
+Maud changea la conversation:
+
+-- Qui va à l'Opéra, demain, pour la _Walkyrie_ ?
+
+-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.
+
+Mme de Reversier déclara:
+
+-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la _Walkyrie_ soit un spectacle convenable pour mes filles.
+
+On se récria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part à la discussion, donnèrent leur avis.
+
+-- Mais, demanda Lestrange à Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, à ce que je vois, quel inconvénient y a-t-il à vous mener voir la pièce ?
+
+-- Il y a l'inconvénient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les bêtises que vous nous dites en particulier, à ma soeur, à moi, à Jacqueline, à nous toutes ?... Hein, répondez ? Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ?
+
+-- Je regarde vos lèvres, fit Lestrange, et je penses à des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.
+
+Madeleine de Reversier sourit:
+
+-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman écoute. Elle se méfie de vous, vous savez.
+
+-- Oh ! votre maman est très raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.
+
+-- Non, c'est le thé.
+
+La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gâteaux. Derrière lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fête... Les femmes l'embrassèrent; elle serra la main de Lestrange. C'était une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mère, en plus fin, plus dégagé, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours à demi cachés par les paupières qui semblaient lourdes d'une langueur de volupté, des formes déjà mûres, des seins et des hanches d'épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient à chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un être extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.
+
+Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:
+
+-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traité le jeune maître, aujourd'hui ?
+
+Jacqueline baissa les paupières et répondit, sur un ton comique d'innocence:
+
+-- De l'amour dans le mariage, madame.
+
+-- Voilà un beau sujet; qu'en disait-il ?
+
+-- Oh ! je vous referais son discours mot à mot.
+
+Elle se leva, sauta derrière une chaise avec une grâce de bergeronnette, et commença, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitué par deux éléments, aussi étroitement unis en lui que le sont l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau... Ces éléments sont la tendresse et la (un temps, il ménage son effet)... et la sensualité. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos mères vous berçaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualité..."
+
+-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !
+
+-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualité, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisée à définir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaître l'appel généreux de l'être humain vers la beauté, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maître fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit à l'oreille: 'Ils ont le toucher si développé !"
+
+Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mère, qui semblait avoir oublié les sévères principes énoncés l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.
+
+-- _E un fiore... pèro un fiore !_
+
+Maud reprit son sérieux:
+
+-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le thé. Madeleine et Marthe vont t'aider.
+
+Elles s'y mirent toutes les trois, les deux têtes châtaines et la tête rousse penchées autour de la table, les souples tailles courbées en jolies révérences quand elles offraient la tasse. C'était une mode nouvelle de servir, à Paris, le thé fait à même chaque tasse, dans une coupe surmontée d'une petite passoire en porcelaine. On admira.
+
+-- C'est vous, Maud, qui avez découvert cela ?
+
+-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporté cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.
+
+-- Vous avez de la chance, fit naïvement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne _nous_ donnent jamais rien.
+
+-- Ah ! s'écria Maud joyeusement, _les_ voilà... tous les deux... C'est gentil...
+
+Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, étaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.
+
+Mme Ucelli, en leur tendant la main, répéta:
+
+-- Tous les deux ! Un jour de Sénat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidèle... _Peccato !_ il faut cette enchanteresse de Maud !
+
+-- Nous espérions bien, chère madame, répliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collègue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'était pas prêt pour mon interpellation, on a levé la séance.
+
+Il parlait d'une voix forte et égale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu épaisse, sa face fraîche, sa barbe carrée, blonde mêlée de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de sécurité, de sérénité.
+
+Son frère lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la même carrure de lutteur, allégie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.
+
+-- Quant à M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidèle des mardis de Rouvre.
+
+-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop bêtes.
+
+-- On en trouve même une qui a trop d'esprit, mademoiselle, réplique Hector à demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.
+
+Lestrange avait isolé dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.
+
+-- Décidément, _cara_, je renonce à voir Mme de Rouvre.
+
+-- Oh !restez, chère madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera désolée.
+
+Mais l'Italienne avait des courses et des visites à faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivée des Chantel, n'insista plus.
+
+-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promène? demanda Paul Le Tessier après la sortie des deux femmes.
+
+-- C'est une Niçoise, répliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.
+
+-- Jolie recommandation !
+
+Le cercle s'était resserré autour de la cheminée, tous se sentant maintenant en intimité plus étroite. Mais les apartés continuèrent. Mme de Reversier recommandait à Paul une oeuvre de bienfaisance à laquelle elle voulait intéresser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries à Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, à demi-voix.
+
+-- Pourquoi cette convocation spéciale aujourd'hui ? demanda-t-il.
+
+-- Nous attendons la première visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais à votre présence pour décorer notre salon, voilà tout.
+
+-- Dieu ! que je suis flatté ! Et qui attendons-nous ?
+
+Maud sourit. Hector insinua:
+
+-- Un mari ?
+
+Elle ne répondit pas à la question, elle dit seulement, après un temps:
+
+-- Êtes-vous un ami, Hector ?
+
+Le jeune homme fut touché par le ton sérieux de la question.
+
+-- Certes, dit-il, ma chère enfant... Mon frère a été plutôt l'ami de votre père; mais moi, je vous ai connue toute petite...
+
+Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait à ce retour sur le passé, il se maîtrisa aussitôt et plaisanta:
+
+-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.
+
+-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, répliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher à me faire tu tort.
+
+Il protesta du geste.
+
+-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-être besoin de vous...
+
+Les éclats de rire l'interrompirent. On écoutait Jacqueline. Elle disait:
+
+-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le même coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche mélancoliquement, par devoir, en détournant la tête: l'eau tombe où elle peut. Avec les jolies femmes un peu mûres, il plaisante, il dit des bêtises, il s'amuse à leur arracher des petits cris, à les chatouiller avec son jet, à leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de littérature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...
+
+Elle s'interrompit:
+
+-- Chut ! Taisons-nous... On a sonné... Ce sont les raseurs.
+
+Avant qu'on n'ouvrît la porte, déjà elle était assise près de la table à thé, sérieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.
+
+Le domestique, cette fois, annonça:
+
+-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.
+
+Un peu cérémonieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent échangées. Jacqueline souffla à l'oreille de Marthe:
+
+-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son garçon et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !
+
+Certes, l'entrée des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes élégants, ces femmes pimpantes, habillées par Doucet, chapeautées par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel étaient vêtus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui enténèbrent chaque année les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taillé, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surannée de la redingote en drap uni, de l'étroite cravate noire nouée sous le col rabattu.
+
+-- C'est égal, répondit Marthe de Reversier à Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.
+
+Elle aussi avait raison? Accoutrés en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et sèche, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque entièrement les cheveux à peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur imprévue, à la fois innocents et passionnés, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les mêmes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins émaciée, sa pâleur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidité s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'ancêtre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nouée en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa mère et de sa soeur, évoquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.
+
+-- Monte prévenir maman qu'_ils_ sont arrivés, dit Maud à l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.
+
+-- Bon. Je la sanglerai moi-même, s'il le faut, répliqua la petite en s'esquivant.
+
+Un silence assez froid s'était répandu dans le salon après l'arrivée des Chantel. Maud avait près d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de gêne. Jeanne, à côté de sa mère, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort pâle, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se forçait à regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient à Maud, invinciblement à Maud, qui lui avait distraitement serré la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beauté renouvelée, recréée dans ce cadre choisi par elle, orné par elle, à ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait osé là-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux forestière, hausser jusqu'à elle une pensée de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, épanouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.
+
+Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avisé, informé des dessous de ce monde aux moeurs commodes où il fréquentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette cheminée et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer à la comédie ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derrière la façade de luxe... Maud lasse de la société où elle vit, résolue à se _caler_ dans le monde par un mariage solide... Le provincial emballé à fond de train, prêt à sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... même leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgré leur tempérament d'aventuriers... Beau sujet de pièce ! Heureusement, je n'y suis qu'un indifférent spectateur !" Il se réjouit de la neutralité promise à Maud tout à l'heure: "Spectateur indifférent... et j'en suis bien aise."
+
+Maxime, à présent, s'oubliait tout à fait, ne détachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.
+
+-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-là ne m'est pas inconnu.
+
+Mme de Rouvre entrait. Elle était vêtue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait, l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'échancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass étincelait.
+
+-- Pourquoi as-tu laissé maman mettre ça ? dit à voix basse Maud à Jacqueline, qui suivait sa mère.
+
+-- Ah ! fit la petite, j'ai essayé; mais si tu crois que c'est facile !
+
+A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'était levée; éclairée d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrassèrent et se mirent à causer aussitôt, l'absence oubliée, leur verbiage de malades raccordé au passé, tout naturellement:
+
+-- Oh ! chère amie... comment allez-vous ? votre genou ?
+
+-- Hélas ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai passé ma journée étendue. Mais vous ? votre épaule ?
+
+-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai découvert les pilules du docteur Levert...
+
+Elles s'assirent dans un coin, chacune pressée de parler, n'écoutant point l'autre, toute à la confidence de ses misères.
+
+Hector s'était rapproché de Maud:
+
+-- Comment _les_ appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annoncé.
+
+-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.
+
+-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.
+
+Maud demanda vivement:
+
+-- Vrai ? Où cela ?
+
+-- Au régiment. Il y a huit ans. Il a été mon sous-lieutenant, à Châlons, quand j'étais volontaire dans les dragons.
+
+-- En effet. Il a passé par Saint-Cyr et est resté trois ans officier... Il a dû donner sa démission à la mort de son père pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?
+
+-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'étais pas un dragon tellement éminent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'état de reconnaître qui que ce soit. Dois-je me rappeler à lui ?
+
+Maud réfléchit un instant:
+
+-- Vous n'avez pas oublié votre promesse ?
+
+-- Non... Même, si je puis vous servir en quelque chose ?
+
+-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui où vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !
+
+-- Pour le moment, répliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison à son ancien cavalier. Regardez !
+
+En effet, Maxime, le visage ravagé, les traits crispés, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.
+
+-- Je vais le calmer, fit Hector.
+
+Il profita du remous causé par l'entrée du peintre Valbelle -- grand garçon athlétique, teint coloré, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.
+
+-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, à Châlons. Monsieur Hector Le Tessier.
+
+L'ironie légère dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase échappa à Maxime. Sa figure se détendit, s'éclaircit. Il sera la main d'Hector.
+
+-- Ah ! monsieur, je suis enchanté... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?
+
+-- 83, rectifia Hector.
+
+-- 83... Vous êtes des Deux-Sèvres ?
+
+-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, à la fidélité de votre mémoire, l'excellent officier que vous étiez.
+
+-- J'aimais beaucoup mon métier, déclara Maxime, la voix timbrée d'un peu de tristesse.
+
+Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les réunissait à dix ans de distance.
+
+-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a été officier pendant trois ans, il a connu à peu près deux mille recrues... Il doit en avoir rencontré plus d'une dans la vie, depuis.
+
+-- Oh ! le vilain arithméticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent être amis. Voilà.
+
+-- J'accepte l'augure, madame, déclara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps à Paris, j'espère qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon frère et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la grâce de dîner au cabaret avec nous, demain ?
+
+Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sincère; tous deux, à parler du passé, revivaient un peu cette première jeunesse irrevivable, déjà regrettée, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste à la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant à des façons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge à bandeaux; le romancier "féministe" Henri Espiens, méridional chevelu, têtu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scandé par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laissée dans l'antichambre.
+
+Maud attira Jacqueline à l'écart:
+
+-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?
+
+-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amitié entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des alliés contre nous.
+
+-- Oh ! je suis sûre d'Hector.
+
+-- Et de Paul ?
+
+-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.
+
+Elle fit, du doigt, signe à Paul de les rejoindre.
+
+-- Beau sénateur, lui dit-elle d'un ton enjoué, vous aurez manqué aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.
+
+Paul sourit:
+
+-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoyée.
+
+-- Allons donc ! La petite cachottière ! Elle ne me l'a pas dit.
+
+-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assuré que vous étiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.
+
+-- Et moi, j'ai promis de la faire débuter ici et de convoquer tout Paris à ses débuts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous êtes un heureux sénateur ?
+
+-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'opérette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un père.
+
+-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?
+
+-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets à peine ébauchés, mais dont le succès me tient au coeur.
+
+Paul visa Maxime, du regard.
+
+-- Lui ?
+
+-- Oui. Hector est mon allié. Et vous ?
+
+-- Moi aussi, bien sûr...D'autant qu'il ne sera pas à plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...
+
+Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperosé, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgré la coupe anglaise de sa vêture, le gardénia rouge de sa boutonnière, malgré le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On présenta pompeusement:
+
+-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.
+
+Le gros homme saluait à droite et à gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.
+
+-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Opéra...
+
+-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle déposa l'enveloppe sur une console.
+
+On s'était dispersé dans les deux salons, suivant l'élection des affinités. Espiens avait attiré Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire étouffé, tout de suite suivi d'un arpège jeté sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isolée près de Suberceaux, lui parlait à voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui écoutait indifférent, les yeux à une ébauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accrochée au mur. Autour de la table à thé, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, à la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite créole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la réplique aux deux hommes:
+
+-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous êtes poli.
+
+-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la poésie... l'amour... enfin, tout à fait votre type.
+
+-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.
+
+-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis bête... Je suis sûre qu'il n'y a pas de costume du tout.
+
+-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est très convenable, on en met autant qu'on veut.
+
+-- Bien sûr, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite à M. Valbelle, si j'avais le type.
+
+A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."
+
+Dora, après réflexion, objecta:
+
+-- Maman ne voudra jamais.
+
+-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner à l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.
+
+C'était la dame de compagnie de Dora, célèbre dans un certain monde de fêteurs parisiens pour sa docilité et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussitôt et ne bougeait que lorsqu'on venait la réveiller.
+
+La petite Calvell méditait. Enfin elle proféra cette réponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:
+
+-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.
+
+
+Maxime, qu'Hector avait laissé seul après s'être fait présenter à sa soeur Jeanne, regardait, écoutait; et il se demandait: "Est-ce que je rêve ? Suis-je né dans un monde à part ? est-ce là les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie à voix basse... Ces gestes de frôlement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui résonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirté... Nous avons flirté... C'est un flirt de ma fille..." Voilà les gens qui entourent Maud... Voilà ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"
+
+Maud ne lui avait pas encore adressé la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche à son gré des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son étonnement irrité; elle vint à lui, tout droit:
+
+-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.
+
+Et elle recula vers l'angle du salon, forçant le jeune homme à l'y suivre.
+
+-- Je pense, répondit Maxime très grave, que ma solitude de Vézeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.
+
+Malgré lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait goûtée, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, à ces hommes élégants, brillants, causeurs aisés, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.
+
+-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner à Vézeris ?
+
+-- Oui. J'ai accompagné ma mère à Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers à rien ici: je repartirai pour Vézeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: même quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en être absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons mystérieux, est plus près de mon coeur.
+
+-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupières.
+
+Maxime reprit, s'exaltant peu à peu au son de sa propre voix:
+
+-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, à leur image, voyez-vous. J'ai le même coeur que mes bergers, immobiles d'un crépuscule à l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois éprouvées leur seul ressouvenir suffit à combler ma pensée durant de longs mois... Ici, on éprouve vite et peu; la parole est rapide et brève comme la sensation; moi, je suis lent à parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.
+
+-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte là (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'intéresser autant.
+
+-- Vous êtes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis même pas assez maître de moi pour vous cacher cette émotion ! Tout ce qui me rappelle une chose passée... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma présence ici, après des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...
+
+Maud l'interrompit:
+
+-- Je ne les ai pas oubliés, moi non plus.
+
+Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effrayée de leur flamme.
+
+"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les lèvres de Maxime, elle dit tout haut, de façon à être entendue:
+
+-- Il faut venir à l'Opéra demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? Où est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !
+
+Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se réfugier auprès de son frère. On rit un peu.
+
+-- Comment l'avez-vous apprivoisée ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.
+
+-- Je lui ai parlé de vous, monsieur.
+
+Tout de suite, cette âme neuve avait requis la curiosité d'Hector. Il la devinait si différente des petites âmes, fripées sous leur masque de virginité, qu'il guettait à travers les salons de Paris, non par goût de débauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme spécial de collectionneur. Il l'avait questionnée doucement, paternellement presque, lui parlant de ce frère qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bientôt sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassurés. D'une voix paisible, atténuée, comme ouatée par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse là-bas, sans fêtes, sans compagnes, -- élevée par sa mère, enseignée par Maxime.
+
+-- Oh ! chérie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.
+
+-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que décidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous êtes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?
+
+-- Je dîne avec vos amis, mademoiselle, répondit Maxime, mécontent que Maud eût brisé l'entretien, tout à l'heure.
+
+-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, après dîner, voilà tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?
+
+Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.
+
+Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il était près de sept heures, tout le monde prit congé.
+
+Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:
+
+-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre méchante humeur de tantôt. Vous avez été convenable.
+
+-- C'est _lui_ ? demanda dédaigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.
+
+-- Oui.
+
+-- Il a l'air bien provincial.
+
+Maud dit sèchement:
+
+-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...
+
+-- Que moi ?
+
+Maud répliqua:
+
+-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici après les autres. A demain.
+
+
+
+III
+
+
+Non, déclara Hector Le Tessier (il achevait de dîner avec son frère et Maxime, au restaurant Joseph), le monde où nous nous sommes rencontrés hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire à des plaisanteries louches, répondre sur le même ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-là. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres échantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents à l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au théâtre, à Aix, à Trouville, qui fait de l'hydrothérapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez représentés tous les degrés de l'échelle sociale entre la grisette et l'héritière des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien préfet de l'Ordre moral: intérieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au Vésinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a été fort bien élevée... Non, ce n'est aucunement du monde mêlé, du demi-monde. Ce ne sont pas des déclassées. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui fréquentent ce salon, que la petite Dora, bien née d'ailleurs, et une certaine Cécile Ambre, dont le masque eût fait rêver Baudelaire, mais qu'on reçoit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous connaîtrez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me déplaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.
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+Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues précautions:
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+-- Voilà Hector à cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est inépuisable.
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+Maxime, qui avait peu parlé pendant le repas et qui ne fumait point, répondit:
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+-- Mais je le trouve très intéressant.
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+Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secrètes anxiétés de son coeur ! De cette visite de la veille, il était sorti bouleversé et ensorcelé. Maud si belle, qui avait eu des mots si pénétrants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouvée irréprochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes frôleuses, dont le titre et la vêture de vierges rendaient les discours, les allures plus déconcertants ? Elles étaient les soeurs, elles étaient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur répondait, pensait d'accord avec leur pensée, peut-être !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de colère contre ces gens, contre ce Paris qui peut-être avaient souillé l'âme blanche de la femme élue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aimée depuis avec l'ardeur concentrée des âmes fortes où la solitude, l'absence, loin de les abolir, échauffent les passions... Mais peut-être aussi Maud, parmi ces impuretés, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur à lui, Jeanne, que rien n'avait choquée, la veille... Oh ! le cruel mystère ! Comment, comment être sûr ?... Il écoutait Hector avec une sorte d'attention contractée, le désir d'apprendre et la peur de savoir.
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+Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les généralités, le verbe aisé, alerte, causeur de salon et de dîner, habitué à la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son frère aîné interrompait la conférence par quelque incise d'amicale et paterne ironie.
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+-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est passé à Paris, depuis une quinzaine d'années, des événements -- deux événements graves, deux "kracks", dirait mon frère -- dont vous n'avez même pas senti le contre-coup le plus amorti là-bas, dans votre terre de Vézeris, mon cher, au milieu de vos étalons, de vous chiens et de vos faisans...
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+-- Et c'est ? demanda Maxime.
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+-- Premièrement, le krack de la pudeur. Notre époque est comparable à la décadence latine ou à la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues à la table des Médicis, elles n'ornent pas leur cou d'emblèmes générateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se gêne pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pièces ne les mène-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le théâtre, ce n'est que des paroles... Il y a, à Paris, dans le monde, des professionnels de la défloration, des hommes à l'affût de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La première leçon est donnée aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'été, les promiscuités de la ville d'eaux ou de la plage permettront au déflorateur professionnel de mettre à son oeuvre la dernière main.
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+-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commencé par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.
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+-- Non, reprit Hector. Le déflorateur n'épouse guère, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout à ce qu'il épouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.
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+Le garçon entrait, sonné par Paul qui réclama l'addition. Hector attendit qu'il fût sorti pour continuer:
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+-- Le second krack que je vous dénonçais tout à l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot à sa fille, c'est-à-dire six mille francs de rente, c'est-à-dire rien, pas même de quoi louer un coupé au mois... Donc jamais la jeune fille n'a dépendu de l'homme à ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conquérir, -- l'amour -- les mères les laissent apprendre l'amour le plus tôt possible, par dévouement maternel...
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+Contre ce mot de dévouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:
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+-- Mais si, par dévouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce dévouement. A mon sens, l'altération universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux mères de la génération présente. Jadis la vierge était élevée dans un cloître, généralement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au sérieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'hôte sur l'immoralité des couvents ? Elle sortait de là pour se marier avec un homme qu'elle connaissait à peine, mais que l'accord des parents avait élu: donc les luttes d'intérêt (presque toutes les discordes conjugales) étaient évitées. Le mari était vraiment _l'initiateur_, chance considérable d'être aimé ! D'autre part, issue du cloître le plus aristocratique de Paris, la fiancée trouvait dans le ménage le plus modeste un accroissement de confortable et d'élégance. On était à l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques hystériques de cette heureuse génération, quelques Jane de Simerose trouvèrent brusque et désagréable la surprise de l'alcôve, crièrent à la trahison et au viol. Elles crièrent si fort qu'elles persuadèrent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupirât: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le résultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du cloître, mais elle s'habitue, dès quinze ans, à la large aisance que ses parents mirent quarante ans à conquérir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la théorie de l'amour: elle la fortifie d'expériences préparatoires, pour plus de sûreté. Et c'est le marié, maintenant, à qui l'alcôve nuptiale ménage des surprises.
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+Les trois convives restèrent quelque temps silencieux. Le garçon rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:
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+-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport à corriger et je veux monter à cheval demain matin. Vous allez à l'Opéra, je crois, monsieur de Chantel ?
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+-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre frère m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma mère à la sortie.
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+-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, répliqua Hector... Et même, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la _Chevauchée_.
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+Ils vêtirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le sénateur trouva son coupé. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glacé sur l'emplacement vide de l'ancien Opéra-Comique. Une mince couche de neige dure, cirée par les semelles des passants, vernissait le sol; les clartés du gaz, les feux des globes électriques luisaient fixement, dans l'air condensé. C'était, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.
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+-- Montez-vous dans mon coupé ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai à l'Opéra.
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+-- Non, fit Hector. Deux minutes de _footing_ nous feront du bien. Va-t'en à tes rapports, sénateur.
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+Tandis que le coupé virait, Hector et Maxime gagnèrent le boulevard. Hector avait allumé un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pensée bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.
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+-- Vous rêvez, mon lieutenant ? questionna Hector.
+
+Maxime s'arrêta net, comme un cheval sous un coup de caveçon. Ses traits maigres, tendus plus qu'à l'ordinaire, ses yeux dont l'arrière-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache dénonçaient le trouble de ses nerfs.
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+-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parlé tout à l'heure des jeunes filles qui fréquentent Mlle de Rouvre et même de sa soeur dans des termes qui m'ont affligé. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens à vous le dire...
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+-- Mais, mon cher, réplique Hector, je n'ai pas même prononcé le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?
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+Déjà Maxime condamnait sa brusquerie.
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+-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, très large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant à marcher... Pensez combien je suis désemparé ici, ignorant Paris, mal fait à votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers à l'air des visages pour juger les âmes, comme à l'aspect du ciel pour prévoir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis sûr que vous valez d'être mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?
+
+-- Mais certainement, mon cher Maxime, répliqua Hector, touché.
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+Il pensait: "Voilà des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc à Vézeris ?"
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+-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Opéra par la chaussée d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité l'envie et la calomnie. Vous entendrez médire d'elle, je vous en préviens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup séduit, n'est-ce pas ?... Voilà pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir réfléchi. La première, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, à qui l'on n'ait prêté, sinon des amants, du moins des camarades à de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la médisance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout à l'heure, au balcon des loges, revêtent si peu de corps tout à fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honnêtes pâtissent de la déshonnêteté des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est à peu près impossible de savoir si une jeune fille est honnête, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a défailli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans témoins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de méfiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, réservée ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.
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+Ils avaient atteint la cour de l'Opéra, en segment de cercle, que bordent les rues Glück et Halévy; ils arpentaient lentement ce coin isolé dont le silence désert, demi-obscur, contrastait avec le frémissement lumineux des équipages, les attelages piaffant déjà le long des trottoirs.
+
+"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle eût été contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."
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+Maxime murmura, comme pour lui-même:
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+-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?
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+-- Les demi-vierges ? Elles épouseront des barons en "toc", d'importants industriels guettés par la faillite, des hommes splendides, rongés de maladies mortelles, toutes sortes de maris de façade qui s'écroulent un mois ou un an après la noce, car c'est un étrange châtiment de ces petites trompeuses d'être leurrées presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honnête homme et seront des épouses modèles, doublées (pour leur mari) de maîtresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme à Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.
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+-- Lequel ?
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+-- Une petite oie blanche, née et nourrie dans un coin de province.
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+Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:
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+-- A moins de rencontrer une fille supérieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caractère d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.
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+Hector eut la récompense de cette phrase aussitôt, à voir s'éclairer le visage de Maxime; il surprit l'ébauche d'un geste, aussitôt réprimé, pour lui prendre la main et la serrer.
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+"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce garçon comme un médecin avec un malade ? Si je lui disais la vérité, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la vérité, la sais-je moi-même ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut être heureux avec elle, quoique trompé, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"
+
+La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.
+
+-- Nous entrons ? demanda Hector.
+
+-- Si vous voulez.
+
+Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une sûreté d'habitué à travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clarté sur les marbres, cette foule bruissante et parée, il sentit confusément tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le péril, chez l'adversaire.
+
+"Une femme poursuivie là, prise là, n'est point celle qu'il me faut."
+
+En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgré tout gauchi par sa solitude, contre la société alerte, aisée de la Ville, la rancune de la province, même intelligente, contre Paris.
+
+"Vais-je donc lier ma vie, tout à l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement rêvé ?"
+
+Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgré tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la première fois, avec l'énergie exaltée qui animait toutes ses décisions: "Je la veux..."
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+Quelques minutes après, tous deux pénétraient dans la loge. Aaron, affairé et obséquieux, en sortit au même instant: ils n'y trouvèrent que les deux mères et les trois jeunes filles. Maud quitta aussitôt sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.
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+"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'être des fous !"
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+Vraiment, ce soir, Maud éblouissait: de ses cheveux noirs, touchés de roux, à ses pieds, dont les souliers découvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis près d'elle, sur le canapé rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse à le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumières, lamé d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du même ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'échancrure du col, laissant à peine deviner la naissance des seins: mais l'épaule droite montrait sa rondeur presque nue, l'étroite épaulette attachée par une simple agrafe, une turquoise ancienne taillée en scarabée. Dans la lumière factice des lampes à incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint éclatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, torturé, jaloux... et heureux... et il s'avouait à lui-même: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"
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+Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volonté de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'être là, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il éprouvait, se traîner à ses pieds et crier dans la poussière: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis à vous ! Je crois en vous !"
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+Et il avait douté d'elle, tout à l'heure ! Il avait accueilli un instant le soupçon qu'elle donnât à un autre des droits sur cette intangible beauté !... Il exécrait maintenant ce soupçon comme un sacrilège.
+
+Maud, tout en parlant de choses qui étaient loin de leur pensée, de la pièce, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de désir. Et malgré tout, elle s'enorgueillissait de sa conquête inattendue, soudaine, point pareille aux autres.
+
+Elle avait, de quelques mots, conté sa journée; elle acheva le récit en disant:
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+-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?
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+Il ne lui confessa point qu'il avait, dès le matin, passé sous ses fenêtres, à cheval, avant la promenade au Bois où il essayait de couper sa fièvre, de secouer son inquiétude par une galopade furieuse. Il dit seulement:
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+-- J'ai monté à cheval avant le déjeuner; j'ai déjeuné à l'hôtel des Missionnaires, près de Saint-Sulpice, où je suis descendu avec ma mère et Jeanne... Après, j'ai fait quelques courses, une visite à un ancien camarade de régiment, et...
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+Il s'interrompit:
+
+-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous intéresse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journée, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pensée...
+
+Maud se leva en souriant:
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+-- Voici les musiciens à l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle à Le Tessier qui lui rendait sa place.
+
+Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure où, sous l'éclat atténué des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un décor de féerie, il sentit que sa destinée se nouait mystérieusement, par un sortilège comparable à ceux qui, dans le drame, fixaient la destinée des héros. La salle n'était pas si noyée d'ombre qu'il n'y reconnût les visages rencontrés la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli décolletée jusqu'à la taille, répandant sa poitrine sous les yeux de l'énigmatique Cécile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombrée d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, frôlant de sa barbe pâle la nuque grêle de Madeleine; et surtout, à l'orchestre, se retournant impatiemment, à chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, étrangement élégant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignorée et périlleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volonté comme une bête de sang, puis l'éperonna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les embûches, les précipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en était sûr, _pensaient à lui_, voulaient l'attirer, le garder.
+
+"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."
+
+Auprès de Maud, tandis que Jacqueline échangeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage mystérieux que Londres venait d'envoyer à Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la scène. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magnétisme d'un fluide intérieur. C'étaient l'émotion de cette entrée subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si différents, par leur vêtement, par leurs façons, des hôtes de Vézeris; peut-être le contentement secret d'avoir occupé l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout à l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- à elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parlé. Son coeur ardent et neuf s'étonnait d'une température inaccoutumée; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante mélancolie la pénétrait, une tristesse d'exilée, à se voir entourée de gens étrangers à sa vie morale, à ses goûts de scrupuleuse décence, de recueillement, de piété. Pour se rassurer soi-même, elle était obligée de se répéter: "Puisque je suis là avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y être."
+
+Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'énervement, ces deux êtres simples, Maxime et Jeanne, peut-être étaient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, sûrs de leur pensée et de leur coeur. Les autres, aveulis, usés par cet affreux Paris qui fausse, qui émousse, qui anesthésie, les autres n'étaient que des épaves incertaines, ignorant même leur désir, ne sachant s'ils jouissaient d'être là ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- excédés du jour monotone, apeurés par la nuit insomniaque, détraqués, distraits, "claqués", l'âme sourde et paralytique, le sens fallacieux ou défaillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hantée de fantômes de souvenirs, de coquetteries puériles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenaillés par les envies anormales d'un sensualité qu'ils n'étaient pas bien sûrs de pouvoir satisfaire, ramenés à leur besogne d'énerver les femmes comme à une tâche de monomane, d'où le plaisir est exclu, qui, à la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poupées nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatiguées par les stériles secousses, le coeur désert, l'esprit meublé seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, usée de débauches hors nature, en qui toutes les sensations, même celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crispée à chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de Cécile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours à sa portée, plusieurs fois par soir usitée sous la pénombre des loges, au théâtre... Et lui non plus ne savait pas où le menait sa pensée, ce qu'il souhaitait, ce qu'il éprouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur enténébré, surpris d'y entrevoir la jalousie côte à côte avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du déflorateur... Et auprès d'eux, c'étaient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des mères, des oisifs, combien de même race, menant la même existence désaxée et désorientée, las de vivre et cramponnés à la vie, sensuels et inertes, intelligents et puérils ? et les artistes clairsemés parmi eux, le génie actif de la Ville pourtant, combien aussi tâtonnaient dans la nuit, mal certains de leur idéal, besogneux d'argent, aveuglés par la jalousie du succès des autres, enivrés jusqu'à la démence par leur propre succès ?
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+De toute cette foule, les meilleurs sans doute étaient les résignés, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derrière les épaules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde où ils vivaient, sûrs d'en sortir un jour, sûrs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.
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+La pièce était finie. Les femmes, à la hâte, vêtaient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud posé sur son bras. Les mots qui, tout à l'heure, avaient failli s'échapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serrée maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumière, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de Vézeris, il avait rêvé Maud ainsi, à son bras, en face du monde ! Le rêve s'accomplissait et voilà que c'était presque une souffrance.
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+Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le péristyle. Julien de Suberceaux était derrière eux, drapé dans une longue cape noire à col de velours, la figure si bouleversée, si tragique que Maxime, bien inhabile à déchiffrer de telles âmes complexes, soupçonna le drame. Il s'écarta avec une affectation d'indifférence, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'était approchée de Suberceaux: sous cette voûte de fête, parmi cette cohue parée, mouvante et bruyante, ils croisèrent leurs regards.
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+-- Vous êtes fou, voyons, murmura-t-elle... Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.
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+-- Maud... balbutia-t-il.
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+Elle le magnétisa du regard.
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+-- Demain, fit-elle à voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.
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+Et le laissant maîtrisé, rivé soudain par le sortilège de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.
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+-- Pauvre garçon, dit-elle aussitôt d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est épris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons joué ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sincère...
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+Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassuré. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrotté par l'amour.
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+Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une à une, tournaient prestement, emportant leurs charges élégantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brodées d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coupés de remise magnifiquement attelés, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux à la disposition des riches étrangers, reçut Jeanne et sa mère que les Rouvre ramenaient à l'hôtel des Missionnaires.
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+Maxime, lui, partit seul, à pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, à travers la Ville où roulait le fracas des sorties de théâtre, peu à peu apaisé, raréfié, vers les déserts quartiers de la rive gauche. Même, ayant rejoint l'hôtel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.
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+Tout le passé était balayé par la tempête présente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'hôtel ecclésiastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il prononça tout haut:
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+-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir élevée d'année en année comme une soeur !
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+IV
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+Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement réservée au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare à Paris, d'ouvrir leurs fenêtres sur un jardin, celui de l'hôtel de Ségur, dont les magnifiques pelouses finissent à quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guetté par les entrepreneurs de bâtisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouatés de brouillard, cachent encore de leur ramure enchevêtrée les maisons de la rue La Boétie, éloignent à l'infini le Paris affairé et bruyant du faubourg Saint-Honoré.
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+Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orientés. C'était la moitié de l'entresol d'un hôtel, transformé autrefois en logis de garçon, sans doute pour la commodité de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particulière sur la rue de Baume, -- et depuis, loué toujours à part, l'hôtel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.
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+Quand Julien vint pour la première fois à Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, à titre de secrétaire, M. Asquin, viticulteur considérable des environs de Limoux, élu député avec toute la liste monarchiste. Julien, à vingt et un ans, dernier mâle d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'être pauvre. Résolu d'avance à toutes les compromissions, cuirassé par un orgueil supérieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chimériques héros balzaciens qui disent à la Ville: "Tu seras mienne."
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+Mais le temps a marché depuis les du Tillet et les Rubempré. Paris n'est plus une proie féodale à partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcelé en mille parcelles où chaque appétit démocratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu légion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune élit celui-ci, celui qu'elle dépouille n'était pas plus digne. Puis Julien, réellement beau, réellement séducteur, n'était Rastignac qu'à demi: lui-même aimait trop les femmes. L'irréductible sincérité de son désir paralysa ses projets de conquête. Jusqu'au jour où il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune méridional très élégant et très fêté. Il menait assez large vie, grâce au bonheur du jeu et aux libéralités d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le député, la soixantaine passée, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques électeurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi loué et payé par Asquin au nom de son secrétaire, qui l'habita à la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du député.
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+Julien de Suberceaux fut présenté aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis sénateur, alors député de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme à favoris blancs, à façons correctes, assis à toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontré dans tous les soupers de filles. On le réputait riche, ignorant les brèches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites à la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait à Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'épouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conquête; la vérité, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masqué en aventurier. Elle le domina par sa beauté, certes, par la royauté de sa grâce; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une âme pareille à celle qu"il se souhaitait à lui-même et qui lui manquait: -- une âme ardente et implacable de révoltée, décidée, coûte que coûte, à vaincre la fortune et à piétiner la foule. Maud, à dix-huit ans, se savait ruinée, réduite à l'héritage d'un oncle maternel. Courtisée par les hommes presque depuis l'enfance, experte à les surprendre, elle avait éprouvé déjà la difficulté de les garder à soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si médiocre. Deux fois, elle connut l'affreux déboire des "flirts" affichés dans Paris, aboutissant à la disparition du prétendu, le jour où la vraie fortune était connue. Elle haïssait déjà son père pour l'avoir ruinée, elle étendit sa haine à tous les êtres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beauté, se faire honneur de ses préférences. Le mariage, dès lors, lui fut la terre qu'il faut conquérir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontrèrent, elle et Julien, comme deux adversaires armés.
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+Et le monde, à leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait évident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la même race, d'une aristocratie de forme et d'élégance si manifeste que, là contre, même la jalousie désarmait. On eut l'impression d'une fatalité, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalité, cette loi, eux-mêmes la subirent malgré la révolte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux possédé; mais Maud, enragée contre cette défaite imprévue, dut s'avouer qu'elle aussi était conquise, et que ses résistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme à qui, malgré tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui déclara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui cédait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'à demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses résolutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour où elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'était-ce pas là un piétinement assez crâne des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballottée d'à présent ?
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+Dès l'année qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur résolution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la société dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demandé et obtenu le divorce; quelques mois après le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquidée, il restait à la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille à Maud, autant à Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans écorner leur capital. Mais Maud entendait ne point déchoir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans hésiter à son propre capital, car elle ne voulait pas déposséder sa mère, et Jacqueline était avisée et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante sérénité. Les événements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'éprit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur première entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agrément de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce séjour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tué. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit à ce propos: "Cette femme ne sera aimée que parmi des drames."
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+Presque en même temps, Julien, lui aussi, était atteint dans ses oeuvres vives. Aux élections de 1889, M. Asquin échouait contre son concurrent républicain. Le jeune secrétaire se trouvait seul à Paris, n'ayant plus à sa portée la bourse complaisante du député qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, loué pour plusieurs années. La fortune du jeu se montrait déjà moins fidèle. Suberceaux connut des passes ardues, d'où le tiraient les voyages d'Asquin à Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa maîtresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, où Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour maîtresse, il revivait quelques semaines sa vie de fêteur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle bénéficier, à sa majorité, des vingt mille francs d'une assurance contractée sur sa tête le jour de sa naissance.
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+Ce temps où Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destinée, fut celui où ils s'aimèrent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures entières dans la chambre de Maud qui avait imposé sa présence; il s'accoutuma à la dangereuse saveur de cet amour inachevé, dispensé à leurs élus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son tempérament de grande amoureuse, avec son impudeur résolue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recréa l'âme à l'image de la sienne, lui suggéra ses propres sentiments, galvanisa sa volonté. Près d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'être qu'à demi l'amant de sa maîtresse jusqu'au mariage, demeurer son amant après le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en présence de sa maîtresse, la solitude le laissait retomber à l'indécision. Maud appartiendrait à un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans révolte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destinée pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.
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+Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai péril. Il devina Maud cette fois résolue au mariage, coûte que coûte, malgré lui-même. N'avait-elle pas gardé jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre à Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, à présent) modifié sa vie depuis ces dix mois, surveillé ses mots et ses gestes, de façon que pour le monde, si prompt à changer ses jugements, elle pouvait apparaître irréprochable ? "Je me suis laissé duper, pensait Suberceaux; Maud a manqué de loyauté. Si je suis vraiment son allié, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."
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+Ces pensées le torturaient, par cette fin d'après-midi obscure de février où, fiévreux, agité, il attendait Maud chez lui. C'était la nuit déjà, les becs de gaz allumés dans la rue tapissée de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derrière les vitres, sur les trottoirs et la chaussée, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.
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+Cinq heures sonnèrent à la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui décorait un guéridon.
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+"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jetées dans le vestibule de l'Opéra. Un bref roulement du timbre électrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, défaillant.
+
+La porte refermée, tout de suite il enlaça de ses bras avec une passion de désespéré cette forme noire frémissante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois répété: "Maud... Maud..." répété comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'après, quand il l'eut entraînée dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses lèvres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, résument la grâce, l'esprit, l'odeur et la forme de l'adorée.
+
+"Maud... Maud chérie !..."
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+Elle avait posé ses mains, vite dégantées, sur l'épaule de Julien; à son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle réchauffait à son cou, à ses joues brûlantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette présence la troublaient.
+
+-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et changée qu'il connaissait seul... Je t'aime...
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+Elle lui parlait si près du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une ténuité infinie.
+
+-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez exprès de me torturer.
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+Elle se leva lentement, le forçant à se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.
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+-- Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons à causer sérieusement. C'est pour cela que je suis venue.
+
+-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et lâche.
+
+-- Pour cela _d'abord_. Vrai, c'est grave, ami, écoutez-moi.
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+Il obéit, il s'assit près d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires à la lumière, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magnétisé, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir supérieur.
+
+-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut être le fou que vous êtes pour imaginer que je vous préfère un M. de Chantel. Voilà ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et réfléchir... Seulement (elle plongea plus profondément son regard dans les yeux de Julien), seulement JE VEUX ME MARIER, et je veux épouser M. de Chantel.
+
+Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout à l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.
+
+-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorité de sa voix. Ma vie actuelle est minée tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la débâcle; en tout cas, moi, _je ne veux pas_ de débâcle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annoncé que c'était ma volonté, nous avons toujours été d'accord là-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?
+
+-- C'est vrai.
+
+-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes évadés des conventions misérables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fière, pour ma part. Nous sommes des révoltés et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-là et quittons-nous.
+
+Julien lui saisit les mains:
+
+-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?
+
+-- Je vous jure, déclara Maud en se levant, que si, malgré nos conventions et vos promesses, malgré ma volonté et mon droit, vous cherchiez à empêcher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.
+
+Et aussitôt, prenant dans ses mains la tête de Julien, elle l'approcha de sa bouche:
+
+-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.
+
+Julien, brisé et grisé, murmura:
+
+-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?
+
+-- Tu es fou, répliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de défaillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mariée. Veux-tu, toute ta vie, courir aux expédients ? Veux-tu que je donne des leçons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te désire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des êtres inférieurs à nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle à un cheval... Et restons l'un à l'autre par-dessus e monde que nous méprisons et que nous piétinons. C'était ton rêve quand je t'ai rencontré. Qu'est-ce qui a fléchi en toi, depuis ?
+
+Julien lui baisa les mains:
+
+-- Tu as raison.
+
+Le mirage suscité par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de rêve qu'il fallait conquérir, à tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volonté aussi ardente que celle de Maud: il se délia des morales conventionnelles avec la même mépris du droit des autres.
+
+Maud le vit dompté.
+
+-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.
+
+-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... Là...
+
+Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les lèvres jointes, ils défaillirent ensemble contre cette couche fermée que, deux fois en quatre années, Maud avait frôlée de sa robe: lui si vite anéanti par cette étreinte que, cette fois encore, Maud n'eut point à se refuser.
+
+
+-- Rue de Berne, 22... vite...
+
+Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coupé qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, mêlée maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avançait avec peine, le long du boulevard Hausmann, où les tramways restaient en panne, puis à travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumières réverbérées par la neige. Il fallut près d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.
+
+C'était un de ces maisons à loyers que des sociétés construisent économiquement, défraîchies au bout de six mois, par l'insuffisance des matériaux et la négligence de l'entretien.
+
+Maud ouvrit avec répugnance la porte d'une loge assez malpropre:
+
+-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?
+
+-- Au troisième, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.
+
+Maud monta les trois étages. Les stucs écaillés, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amputés de leur gland, le tapis élimé aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvreté, l'indigence à décor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-même, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'était ce qui l'attendait si elle n'épousait pas Maxime de Chantel.
+
+-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.
+
+Et sa résolution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgré tout.
+
+Le coup de sonnette évoqua un pas léger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, vêtue d'une très simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste à bavette, épinglé sur les seins, noué à la taille.
+
+-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'écria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.
+
+-- Vrai ? répliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester à dîner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couchée.
+
+-- Non, chérie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel dînent dans l'intimité. Mais j'ai une demi-heure à te donner.
+
+Elle suivit Etiennette à travers l'étroite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, étouffé de tentures, crevant de meubles, où se devinaient les épaves d'une autre installation, plus ample.
+
+Etiennette s'en expliqua tout simplement:
+
+-- Tu vois, nous sommes bien mal à l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons déménagé. Je tâcherai de gagner un logement à tout cela avec ma guitare.
+
+-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai à peine entrevue, à l'Opéra. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projeté, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...
+
+-- Le jeune homme à qui tu donnais le bras, hier, à la sortie de l'Opéra ?
+
+-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'épouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une fête, j'aimerais autant qu'il fût là.
+
+-- Bien sûr.
+
+-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour préparer la fête, que je veux donner presque au lendemain de son arrivée, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un étrange garçon: quelques semaines de solitude suffisent à l'ensauvager. Prépare donc ton répertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.
+
+-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.
+
+-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne à plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alliées ? Pauvre chérie, ajouta Maud après une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le lâche égoïsme des hommes, nous vivons toutes les deux où nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la délivrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.
+
+Etiennette répondit en souriant:
+
+-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalité ? Quand en useras-tu ? J'ai préparé ta chambre, veux-tu la voir ?
+
+-- Oui, bien volontiers, répliqua Maud, contente qu'Etiennette parlât la première du véritable objet de sa visite. Car tout à l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise présente, par de plus fréquentes entrevues, elle l'avait enivré par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.
+
+Etiennette, prenant sur un guéridon une minuscule lampe nickelée, précéda Maud.
+
+-- Tu vois, fit-elle, il n'y a même pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle à manger où jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.
+
+C'était une pièce rectangulaire, de dimension médiocre, avec un cabinet de toilette minutieusement installé.
+
+-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.
+
+-- Oh ! non. Ma chambre est à côté de celle de maman.
+
+Et, un peu rose, Etiennette ajouta:
+
+>-- C'était la chambre de Suzanne. L'an passé, elle est revenue demeurer avec nous. Elle était souffrante: elle n'a pas la poitrine très solide. Au bout d'un mois passé en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toquée d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.
+
+-- Où est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la pièce et les meubles.
+
+-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est à Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !
+
+Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'à ses cils.
+
+-- Et ta mère, demanda Maud, où couche-t-elle ?
+
+-- Au delà du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamnée à rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout à fait tranquille.
+
+-- Les domestiques ?
+
+-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne à tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment après de maman... Les jours où tu auras besoin de cette chambre, préviens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras même pas à sonner.
+
+Elle disait tout cela naïvement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualité du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-même de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indifférence ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginités d'autre sorte, comme celle de Maud, de Cécile Ambre, des petites Reversier.
+
+Elles avaient regagné le salon. Maud, déjà, voulait partir.
+
+-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai à peine une heure devant moi. Adieu.
+
+-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.
+
+-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachottière ?
+
+-- Oh ! il vient ici à peu près tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai reçu aujourd'hui, après le déjeuner. Nous avons parlé de toi. Son frère et lui ont le projet de nous réunis tous à Chamblais avant le départ de Maxime de Chantel. C'est ta mère qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?
+
+-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'idée doit venir d'Hector ?
+
+-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.
+
+-- Alors ?... ce mariage ?
+
+-- Mon Dieu... je crois que Paul commence à m'aimer assez pour y songer.
+
+-- Bonne chance !
+
+-- Bonne chance aussi, chérie !
+
+Les deux amies s'embrassèrent. Maud redescendit vivement les trois étages et remonta dans le coupé qui partit assez vite, car la neige avait cessé de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recognée à l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fièvre du succès proche, et, sûre de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pensée aux souvenirs de sa visite chez Julien, au rêve des futures entrevues dans la chambre discrète de Suzanne du Roy.
+
+
+
+
+V
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+Maxime de Chantel, ayant posé sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait à la station de Chamblais ne partait qu'à trois heures cinq, dans cinq minutes.
+
+Maxime se mit à arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de première classe. Il avait espéré voyager avec les dames de Rouvre qui dînaient aussi à Chamblais.
+
+Il ne les vis point; elles étaient parties dans la matinée. Le train, d'ailleurs, était presque vide, bien que la pureté du ciel, la tiédeur printanière qui brusquement succédait à la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.
+
+Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Français; la journée d'hier et celle d'aujourd'hui s'étaient écoulées, pour lui, dans une telle détresse de coeur qu'il ne pouvait plus méconnaître l'impérieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa détresse et ne voulait la confier à personne. Sa mère qu'il adorait, sa soeur qu'il avait élevée jalousement, leur présence lui pesait presque, car il sentait fixés sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pensée qui obsède, qui garrotte, qui bouche les issues de l'âme, pour ainsi dire ! Ce n'était pas un caprice des sens, une fumée de désir que le vent emporte; c'était, depuis le jour où ils s'étaient rencontrés à Saint-Amand, un envoûtement de la tête et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante où jettent les grandes passions.
+
+
+Les agents de la gare fermaient les portières, invitaient les voyageurs à monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occupé par une grosse dame blonde, d'une élégance tapageuse, qui conversait dans un étrange langage mêlé de français et d'italien, avec deux jeunes femmes habillées pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontrées chez les Rouvre, à sa première visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'étonnant ? On ne m'a même pas présenté; puis elles étaient trop occupées, chacune de son côté. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas à tenir conversation."
+
+
+Juliette, penchée à la portière, appela:
+
+-- Monsieur Aaron !
+
+Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment où le train partait.
+
+"Lui non plus ne me reconnaît pas," pensa Maxime.
+
+En effet, le gros homme avait arrêté sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.
+
+-- Et vous allez, vous aussi, chez _notre_ Le Tessier ? demanda l'Italienne.
+
+-- Oui. Paul m'a invité, répliqua Aaron d'une voix lippue, mouillée, coupée de halètements. Nous avons affaire ensemble... Leur propriété est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?
+
+-- _Ma ché !_ J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia était à Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la première fois, n'est ce pas ?
+
+Maxime, malgré lui, écoutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il eût voulu, d'avance, leur défendre de prononcer son nom. Et justement, aussitôt, ce nom fut prononcé.
+
+-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?
+
+-- Elle les fera couchée sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.
+
+-- Oh ! _cara_, c'est Maud, vous savez bien, qui mène tout dans ce petit monde, répliqua Mme Ucelli. La mère ne compte pas, c'est un zéro.
+
+Elle prononçait "_oune zerro_", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullité la pauvre Mme de Rouvre s'évoquait, écrasée, anéantie.
+
+-- Paul Le Tessier, reprit-elle, était ami du père de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.
+
+Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiquée de rouge comme un carreau, et atténuant la voix, mais non sans que Maxime l'entendît:
+
+-- Et le frère, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi très bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'épouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effaré de ce qu'il osait dire.
+
+-- _Altro!_ s'écria l'Italienne... Notre Hector ! Épouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "à la coule" pour épouser... Surtout celle-là !
+
+-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, déclara Juliette.
+
+-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que ça ? Je trouve qu'elle se tient très bien, moi.
+
+Pour cette parole de banale défense, Maxime eût souhaité baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli répliqua:
+
+-- Elle est très forte... comment dites-vous ? très "roublarde..." _mà!_ Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a été tué sans que l'on sût comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... _Dio mio !_ Vous ne le nierez pas, celui-là ?
+
+-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas _flirt_ ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.
+
+-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.
+
+-- Il y a _flirt_ et _flirt_, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, _ma per_ Suberceaux... Enfin... _L'ho visto; so dic he parlo_...
+
+Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-même, au moment où le train s'arrêtait à une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement perçu le nom de Maud mêlé à ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tué sans que l'on sût comment". Certes il eût voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le désir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il haïssait.
+
+
+Le train reparti, Aaron questionna, toujours à demi-voix:
+
+-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?
+
+-- Ah ! s'écria l'Italienne, en menaçant du doigt le banquier, vous êtes jaloux !... _Birbante !_ soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.
+
+Maxime, à ces mots qu'il perçut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retournèrent de son côté... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crispèrent pour frapper dans ce tas de vipères, pour les écraser à coups de poing et de talon... Il se maîtrisa violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, après avoir considéré Maxime à la dérobée. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il prévenait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment où le train stoppa en gare de Chamblais.
+
+Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.
+
+-- Nous sommes venus en tête-à-tête dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.
+
+-- Toi, rougir ? répliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.
+
+-- Malhonnête !
+
+Elles s'embrassèrent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux délicats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau fermé et la petite voiture d'osier, fit les présentations. Aaron tendit la main à Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua légèrement, détournant la tête.
+
+-- Moi, déclara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.
+
+-- Juliette ! fit sévèrement Mme Avrezac.
+
+Et, tout bas, elle lui dit à l'oreille:
+
+-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous dévorer vivantes.
+
+On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attelée d'une jolie ponette harnachée de jaune, la petite voiture ne tarda pas à prendre une forte avance. Un tournant déroba le landau dès qu'on atteignit les bois.
+
+Hector disait à son compagnon:
+
+-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravinés, ses étangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, à vous qui ne demandez pas une campagne d'opérette... Vous connaissez l'histoire du château ?
+
+-- Non, dit Maxime, distrait, obsédé par l'écho des mauvaises paroles.
+
+-- C'est un partisan du dernier siècle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui possédait ces forêts. L'habitation n'était alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Opéra, nommée Héro, dont il était éperdument épris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la comblât de cadeaux. Mlle Héro goûta le site, lui trouvant une ressemblance au décor d'un acte d'_Armide_. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le château !..." Six mois après, le financier, toujours amoureux, ramena à Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas changé, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait bâti le château d'Armide. Cette fois, dit-on, Héro succomba...Mais vous ne m'écoutez point, cher ami... qu'avez-vous ?
+
+Maxime répondit:
+
+-- C'est vrai... Je suis bouleversé... Ces gens avec qui j'ai voyagé, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parlé pendant le voyage...
+
+-- Ils ont parlé de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?
+
+-- Oui.
+
+-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les dédaigner. Ne vous avais-je pas prévenu ?... Ils ont parlé de Suberceaux, de Lestrange ?
+
+-- Oui... et d'un certain comte roumain.
+
+-- Le comte Christeanu a demandé régulièrement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours après, à Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.
+
+-- Ils ont parlé aussi de vous.
+
+-- De moi ? A propos de Maud !...
+
+-- Vous êtes très intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.
+
+La route montait. Hector mit la jument au pas.
+
+-- Ah ça ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud à quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son père et mon frère se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais été que le camarade de Maud de Rouvre ?
+
+-- Vous avez raison, répondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-être l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout à l'heure.
+
+-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?
+
+Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment où, entre les silhouettes éclaircies des arbres, parurent les blanches façades du château d'Armide. "Etrange garçon, pensait Hector... Et moi-même ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voilà que je me mets à défendre passionnément cette fille, comme si j'étais sûr d'elle... Je ne l'épouserais pas, pourtant... Mais qui épouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop lâche d'empêcher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."
+
+Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au délicieux décor de cette maison de fée, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit à Hector:
+
+-- Combien avons-nous de temps encore avant le dîner ?
+
+-- Une heure et demie, à peu près... Votre habit est dans votre valise ?
+
+-- Oui. En vingt minutes je serai prêt. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop bouleversé... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je lâcherais des mots que je regrettais après. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.
+
+-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre où vous pourrez faire votre toilette.
+
+-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette façon, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du dîner. Au revoir.
+
+Le landau apparaissait en haut de la montée: les deux hommes se serrèrent la main. Maxime s'éloigna vite vers les régions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait à gauche, pareille à une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un crépuscule d'été. Et un large croissant de lune, déjà, mêlait à la pâleur rousse de ce crépuscule sa pâleur argentée.
+
+Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, tâchant de se contenir et de revoir clair en lui-même. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres déjà par cette femme, et tu ne lui as pas même dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"
+
+Oui, il était temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la forêt, jusqu'à la station, et là, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, à Paris, se terrer dans les solitudes de Vézeris, jusqu'à ce que l'oubli vînt cautériser sa plaie.
+
+"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitté SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant à peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oublié..."
+
+Ses pas hasardeux l'avaient mené au bord d'un étang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effaçant les limites dans la brume. Attachée au bord de l'étang, une petite yole se balançait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames à large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit à mouvoir et à guider les embarcations légères.
+
+Maxime sauta dans la barque, détacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords mystérieux, aux eaux plombées par le crépuscule, plus seul encore en face de lui-même, la voix se fit plus impérieuse:
+
+"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le mystère et le drame..."
+
+Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du château d'Armide sonna au delà de l'étang, au delà des bois. C'était le premier appel annonçant le dîner. Maxime évoqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux épaules nues. Elle était là, si près de lui ! Il n'avait plus que quelques heures à la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de désir et de tendresse submergea ses hésitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au château. Sept heures étaient passées de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se vêtir à la hâte. Au moment où il descendit au salon, on annonçait le dîner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais à table, il se retrouva près d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il répondit du même ton... L'autre voisin de la jeune fille était le romancier à la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait achevé. Maud écoutait, souriait, répondait peu.
+
+Maxime, lui, contemplait cette tablée de mondains et, sans les pénétrer encore à demi-mot, à demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commençait à comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs réciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de liberté de sexe à sexe, avec l'accident de la débauche complète de temps en temps, -- rarement.
+
+Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualité des convives masquée du nom indifférent, léger, de "flirt". On avait placé Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il pût à loisir exercer son métier d'énerveur; Aaron mâchait des histoires grasses dans les seins épandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre côté, s'aiguisait les yeux à regarder les frisons châtains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait à voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'était généreusement donné Etiennette comme voisine; il ne se gênait guère pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de câlinerie, un peu atristés par moments, au souvenir de sa mère laissée rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en présence des autres leurs petites affaires de sensualité, sous l'oeil indifférent des mères: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux pères, égarés là, sans emploi prévu. Et lui-même, Maxime, ne l'avait-on pas mis à droite de Maud afin qu'il pût, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !
+
+"Heureusement Suberceaux n'est pas invité, pensa-t-il amèrement; on l'aurait mis de l'autre côté, sans doute, à la place du romancier."
+
+Toute cette tablée lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelaté, avec je ne sais quoi en plus de débauche inavouable qui lui venait de la présence des jeunes filles.
+
+"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma mère ne sont pas là !"
+
+Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel était restée à Paris avec sa fille, et c'était Hector également qui engageait Maxime à ramener sa soeur à Vézeris avec lui, au lieu de la laisser à Paris avec Mme de Chantel.
+
+Aaron, en ce moment, achevait le récit d'une aventure mondaine qui défrayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier étranger surprise dans un rez-de-chaussée de la rue La Bruyère, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon Marché. Et le croustillement des détails avait arrêté les conversations particulières. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pensée ailleurs; évidemment elle n'écoutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de colère qui abattit sa main à plat sur la table et fit tomber l'éventail de Maud. Il se baissa aussitôt pour le ramasser, et se releva plus pâle; il avait aperçu la jambe de Marthe de Reversier à cheval sur le genou de Lestrange.
+
+-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inquiète de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui dît qu'il était bien à elle en ce moment, plus ligotté encore par sa jalousie.
+
+-- Je n'ai rien, répliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.
+
+En effet, dans cette salle close, chauffée au commencement du repas, la température devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la pièce voisine où le café était servi: un immense hall moderne habilement accolé à l'aile gauche du château. Par les vitres aux stores relevés, on apercevait le parc baigné de clarté et la lune cornue nageant dans le ciel.
+
+-- Oh ! sortons, s'écria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...
+
+L'idée fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le café vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre à passer le sien: un long fourreau de soie doublé d'hermine, serré à la taille par une ceinture intérieure. Maud lui prit le bras.
+
+-- Sortons, dit-elle à demi-voix, menez-moi loin de ces gens.
+
+Il lui sut gré de traduire aussi fidèlement son propre désir. Ils s'éloignèrent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait découverte tantôt, descendit vers l'étang, et tous deux aussitôt se sentirent comme isolés du reste du monde. L'étang n'avait plus de limites, pareil à ces lacs mystérieux de l'Afrique, au bord desquels s'arrête le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs linéaments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.
+
+-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.
+
+Du bout de son pied aigu, elle frôlait la barque, les yeux sur l'immensité du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beauté de femme victorieuse de la beauté des paysages, grâce de femme éclipsant la poésie de la nuit.
+
+-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.
+
+-- Oh ! oui, s'écria-t-elle... Allons-nous, là-bas...très loin, bien seuls...
+
+Il sauta dans la yole, reçut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arrière aussi aisément qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole démarrée glissa sur l'étang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.
+
+"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne à un autre qu'à moi."
+
+Bientôt ils eurent perdu de vue les futaies noyées de brume pâle. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit à voix basse:
+
+-- Je voudrais que cette heure n'eût point de fin, ou que cet étang nous engloutît tous les deux, mais que jamais personne ne vous vît plus.
+
+Elle répondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magnétique:
+
+-- Pourquoi doutez-vous de moi ?
+
+Et à ces simples paroles, tant elles le bouleversèrent, il fut à ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:
+
+-- Pardon ! pardon !
+
+-- Croyez-vous donc, reprit Maud, que je vive dans le monde où je souhaiterais vivre ? Ah ! dès que je pourrai m'en évader, de cet horrible Paris !...
+
+Les lèvres sur cette main qui maintenant voulait se dérober, Maxime osa répéter:
+
+-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !
+
+Elle retira sa main et dit sans colère, mais la voix émue:
+
+-- Ramenez-moi !
+
+Il reprit doucement la rame. Ils abordèrent sans rien dire, après une traversée silencieuse. Mais comme ils regagnaient le château, Maxime reprit courage sous la voûte des arbres nus.
+
+-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas à demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur léger qui vous entourent... Vous savez que je pars bientôt. Je pensais rester trois semaines à Vézeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?
+
+Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:
+
+-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?
+
+Il répondit:
+
+- J'ai foi en vous.
+
+-- Comme en votre soeur ?
+
+-- Comme en ma soeur.
+
+-- M'aimez-vous ?
+
+-- Plus que ma soeur, plus que ma mère, plus que tout.
+
+-- Eh bien ! répliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez à moi, pensez à l'avenir. Je n'accepte qu'une affection réfléchie. Moi, je vous promets que jusqu'à votre retour, on ne me verra ni au théâtre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.
+
+-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !
+
+Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussitôt de la sentir se dérober, refuser même la plus chaste étreinte de fiançailles. Et dans cette retraite brusque, sincère comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas démêler la révolte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.
+
+
+
+Deuxième partie.
+
+
+I
+
+
+_Vézeris, mars 1893_
+
+Et voici pourtant que j'ose vous écrire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose à peine prononcer le nom quand je pense à vous, c'est-à-dire à toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parlé ! Maintenant que la distance s'est replacée entre nous, il me semble que je dois n'être plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos façons d'être et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise là des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous dévoile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.
+
+"Il y a des moments où je m'en désole: je souhaite alors être pareil à vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous écrire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais à jouer un rôle qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-là, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus séduisants, hélas ! que l'humble solitaire de Vézeris. Moi, je ne mets à vos pieds que ma tendresse passionnée, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une grâce invraisemblable, imméritée; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant préférez-moi !"
+
+"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'étouffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis sûr, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inquiéter d'autre chose que d'être à vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignité, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une âme meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'épouvantaient. Par grâce, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-être, en ce moment, il en est un auprès de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exaspère, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous écrire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...
+
+"Savez-vous le rêve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, près de moi déjà homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins à Vézeris, le coeur brisé de quitter mon régiment... Cette âme enfantine, encore toute gourmée d'ignorance, je l'adorai aussitôt. Je résolus d'y verser seul la connaissance et la réflexion, afin qu'elle fût le meilleur de moi, éclos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre éducateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes féminines auxquelles ma mère l'a façonnée, chacune de ses pensées a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir élevée et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-être, vous seriez sûrement moins éclatante, moins "reine". Mais j'aurais à toute heure la clef de vos rêves, je ne serais pas réduit à rôder ombrageusement autour de votre mystère !
+
+"Pourtant, attardé à ce regret, j'hésite. Ce que j'ai adoré aveuglément en vous, c'est peut-être le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royauté mystérieuse, qui m'effraye, m'a subjugé. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'êtes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exaltées que j'ai vécues près de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir à être servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le présent, et j'ai peur de rêver quand je pense que vous m'avez permis cela.
+
+"Soyez bonne: écrivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce réconfort pour continuer à vivre jusqu'à l'heure où je vous reverrai.
+
+"Moi, je ne pense qu'à vous, je ne vis plus que pour vous. La sécheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'épouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'était le plus cher. L'absence de ma mère m'est indifférente, je ne jouis plus de la présence de Jeanne qui s'en désole, la pauvre chérie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une espèce de fantôme désintéressé, que je regarde agir, que j'écoute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez à travers cette parole infirme..."
+
+
+_Paris, mars 1893._
+
+"Je n'ai jamais tant regretté, mon cher Maxime, de n'être point comme mon frère aîné -- l'illustre Paul -- un législateur et un administrateur de banque; un bonne apparence excuserait au moins le retard de cette lettre... La vôtre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosité et d'inquiétude: elle valait une réponse plus prompte. Hélas ! je serai éternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne méprisez pas trop mon inactivité, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent à l'effort au point de retarder quinze jours une lettre à un ami que j'aime, mais j'ai commencé à ne rien faire par conscience, par honnêteté, du jour où je me suis aperçu que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "à quoi bon ?" m'a condamné à l'éternelle inaction, ou plutôt je me suis résigné à n'être qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.
+
+"N'en faut-il pas pour cette jolie comédie de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'étranger, pour quelques représentations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosité. Vous voulez savoir la suite de la pièce: soyez satisfait, je vais tâcher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.
+
+"D'abord -- par une coïncidence dont vous saurez peut-être débrouiller le mystère -- depuis que vous avez quitté Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre guère plus que vous-même. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoqué ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: dîners, théâtre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-là, un fidèle de la maison. J'y ai rencontré Mme de Chantel, qui me semble en meilleure santé; vous avez lieu, sur ce point, d'être fort rassuré. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indifférente à ses propres sortilèges. Elle nous confiait, l'autre jour, à mon frère Paul et à moi, son horreur présente de Paris, son violent désir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais à sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce hâtif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se résigner à quitter sa grande amie, votre mère.
+
+"Maintenant, les "potins" vous intéressent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontrés autour de nous: je vous les donne pêle-mêle. Sachez donc que nous avons possédé à Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa _cortina_, ce qui nous a valu nombre de dîners, de soirées, de courses en mail où ont brillé la Ucelli et son inséparable Cécile qui devient spectrale à force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la mère, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce célibataire résolu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien sûr.
+
+"Telles sont les nouvelles de nos chères "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant des actions de mine d'argent américaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admirée à Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa mère est fort malade et menace de rendre au ciel son âme de bonne fille rangée sur le tard, je vous aurai conté tout ce que je sais de neuf touchant les événements de mon Paris.
+
+"Hélas ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur néant. Dire que j'ai trente ans bientôt, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse à regarder gigoter tous ces fantoches indifférents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs à cinq, des cercleux, des mères de comédie -- et moi-même ! La pièce es telle vraiment si
+p.141
+drôle que cela ? N'en ai-je pas vu déjà assez de scènes ? N'est-ce pas une reprise à laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhaité planter là tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller résolument être un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main féminine pour changer la vie d'hommes de mon âge. Où la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre à la vôtre ?
+
+"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon épaule. Ils m'attendent, en ce moment, pour dîner avec des demoiselles plus bêtes et plus guindées que des mondaines; après quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Ohé ! ohé ! Vive la vie !
+
+"Plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. Et (ceci est un secret de vous à moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout à fait oublié ses amis de Paris..."
+
+
+
+_Paris, mars 1893_
+
+
+"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'écrire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forcée d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous répondre ? Je le demande à votre loyauté: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier à votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), écrite sur le ton de la dernière que vous m'avez adressée, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut être plus ménagée dans l'expression d'une affection, même sincère et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les mêmes ménagements que notre chère Jeanne. Même dans le monde où je vis et qui ne me convient pas plus qu'à vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.
+
+"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je répondis à ce que, de votre lettre, je consens à avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout près de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconnaît les sites de son pays natal, les qualités que je prise entre toutes, la loyauté et la bonté, avec un peu de cette brusquerie qui va bien à un honnête homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des résignés, des énervés qui sont la société masculine contemporaine; aucun de ceux-là, allez ! ne me prendra jamais une pensée. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des énergiques, des résolus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui échauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous êtes: mais quand vous pensez à votre amie Maud, ne pensez qu'à elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.
+
+"Vous allez bientôt revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en fête, afin de vous réconcilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier Vézeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le théâtre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentrée dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande réception: de la musique jusqu'à minuit; après minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver à temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont à craindre vos caprices de la dernière heure !
+
+"Donc, à bientôt. D'ici là, pensez à moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-à-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donné.
+
+"Maud".
+
+
+
+_Vézeris, mars 1893._
+
+
+"C'est décidé, mère chérie, nous quittons Vézeris pour Paris après-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie déjà, tant j'ai hâte de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une éternité que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse à vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre à volonté. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, mère chérie !
+
+"Les vilaines semaines que j'ai passées ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'étais si triste. Maxime est si changé ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle à peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'écoute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse très fort, à me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection égale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; près d'elle, je me sens toute honteuse d'être la petite bête que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voilà que Maxime commence à m'intimider aussi !
+
+"Il paraît que nous allons, le 3 avril, à un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, mère chérie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, à Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur répondre.
+
+"Ici, rien de nouveau depuis ma dernière lettre. Le temps est resté clair, et tellement chaud qu'on se croirait en été. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a épousé Joseph Lepéroux (le second des Lepéroux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit garçon. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il paraît que c'est une sorte de merveille d'avoir si tôt un petit enfant. On l'a baptisé, mardi, à la chapelle de la Vierge.
+
+"A bientôt, maman aimée. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."
+
+
+
+II
+
+
+L'orchestre, érigé sur une scène au fond du hall fleuri d'arbustes illuminés, attaquait le finale de la symphonie en _si_ mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne résignation des concerts mondains se marquait aux visages congestionnés, aux yeux fripés des femmes parquées côte à côte sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ingénument dans les poses vaincues des habits noirs accoutés aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invités pourtant, des groupes de fumeurs indépendants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'étaient réfugiés dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, où l'on pouvait trouver encore, avec une lumière moins aveuglante, un peu d'air et de fraîcheur.
+
+Sur le canapé du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir à Maud de Rouvre, où elle avait sa bibliothèque personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, à demi couché, la main droite tourmentant fréquemment la pointe de sa barbe pâle, semblait attendre quelqu'un, en éveil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.
+
+-- Enfin, c'est vous ! s'écria-t-il, en voyant paraître Jacqueline de Rouvre... Je désespérais... Vous êtes à manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-sérieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les côtés de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une révérence.
+
+Il s'assura du regard qu'ils étaient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derrière le piano. Debout, un pied sur la pédale d'étouffement, elle caressa le clavier d'un arpège, si adroitement penchée que son corsage, à peine échancré, sembla lui déshabiller la poitrine.
+
+-- Jacqueline ! murmura Lestrange.
+
+-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, répliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, prête à esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.
+
+Et, pour bien établir sans doute que sa robe était une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui découvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les lèvres.
+
+-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.
+
+Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux lèvres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goulûment, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux à demi fermés, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle déroba soudain, quand la moustache fauve toucha la saignée
+
+-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous là, et causons gentiment.
+
+Elle montrait le canapé. Lestrange obéit.
+
+-- Comme votre figure est drôle, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait à ma soeur.
+
+Lestrange affecta de rire, mais sa voix se détimbrait.
+
+-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous à moi, ça peut vous paraître absurde. Pourtant c'est vrai: je me prépare encore une nuit horrible.
+
+-- Bah ! réplique Jacqueline, en jouant avec son éventail, vous devez bien connaître quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite fête, toujours.
+
+-- Des cocottes ?
+
+-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?
+
+-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! répliqua Lestrange sérieusement.
+
+-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait à vous, tout à l'heure, avec une grâce ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demandé une fleur... La voilà à votre boutonnière.
+
+-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !
+
+Il l'arracha, la jeta par terre:
+
+-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, ça ne me tente pas.
+
+Jacqueline ramassa la fleur et la déchiqueta.
+
+-- Voilà ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend goût aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits mûrs.
+
+Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadré de bandeaux, donnant le bras à un très jeune homme chevelu, de taille médiocre; dès qu'ils virent le salon occupé, ils battirent en retraite.
+
+-- Tenez, fit Jacqueline, la voilà, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos dédains.
+
+-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.
+
+Ils se turent. L'orchestre, dans l'éloignement après quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.
+
+-- Au fond, dit Jacqueline, si j'étais homme, j'aurais votre goût. Les mères d'une nombreuse famille, non, décidément ça ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes à la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attifées, et je me figure la tête du séducteur quand il voit apparaître sans voile ces trésors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.
+
+-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.
+
+-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez également toutes les femmes qui passent à votre portée... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'à cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagotée, dont vous regardiez les "salières" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "névrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.
+
+Elle s'amusait, entre ses phrases, à piquer de baisers la fleur à demi dépouillée qu'elle roulait entre ses doigts.
+
+Lestrange murmura:
+
+-- C'est vrai... Mais je vous... _veux_ par-dessus tout !
+
+Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur près de ses lèvres, demanda.
+
+-- C'est sérieux, alors ?
+
+-- Tout à fait sérieux.
+
+-- Eh bien ! si c'est sérieux, répliqua-t-elle tranquillement, épousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez à faire une tête !
+
+-- Mais...
+
+-- Mais si, je vous assure, vous faites une tête ! Qu'est-ce que vous espériez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les garçonnières, comme une honnête épouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premières loges pour savoir ce qu'il en coûte. On passe l'âge de noces, sans avoir même eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de ça ! Je veux qu'on m'épouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien à personne... Ce n'est pas le Pérou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie rareté. Un peu écervelée, peut-être ? Bah ! ça ne compte pas à cause de mon âge et je saurai me tenir une fois mariée. Quant à être intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et même à Orléans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. Même la petite Chantel, malgré ses salières, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.
+
+Elle se leva, refit un arpège sur le piano et ajouta, comme pour elle-même:
+
+-- Et j'ai idée que l'inauguration en vaudra la peine.
+
+Là-bas, la symphonie expirait en de lents accords décroissants. On applaudit: un remous de foule piétina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne répondait pas.
+
+-- Voilà, mon bel ami, conclut-elle. Réfléchissez, décidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.
+
+Et lui jetant à la figure le cadavre de la rose blanche, touchée par ses lèvres, elle s'esquiva lestement.
+
+Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barré par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitré d'un lorgnon sur cette assemblée de détraqués, dont le détraquage le faisait vivre.
+
+A l'entrée du hall, Lestrange se heurta à Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le sénateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable décolletage de la jeune fille. Les deux hommes se serrèrent la main. Lestrange demanda:
+
+-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arrêter enfin ces déluges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?
+
+Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.
+
+-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.
+
+-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succès.
+
+-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'était joint à leur groupe, mon cher sénateur, vous êtes aussi troublé qu'elle. Ce que vous êtes mari de la débutante, ce soir !
+
+Etiennette rougit. Le Tessier, mécontent, ne répliqua pas, mais il offrit son bras à la jeune fille et l'emmena.
+
+-- Vous les avez froissés, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Très sérieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.
+
+-- Voilà ce qui m'agace, répondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se mêle-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle était faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa mère, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honnête, fidèle à son gros bêta de sénateur. Tant pis ! je siffle.
+
+-- Le fait est, dit Lestrange rêveur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches à gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus délicieux...
+
+Ils se prirent à détailler la jeune fille, à la déshabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginité tentante. Ils ne baissaient même pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entrée du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parlèrent d'autre chose, de la fête, de la musique.
+
+-- Dire que voilà ce qu'on peut faire de mieux à peu près en matière de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les échos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai théâtre, de la gracieuse maîtresse de maison... Je trouve que cela ressemble à une soirée du Continental. Et vous ?
+
+-- Bah ! répliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies fêtes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse maîtresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.
+
+Maud, arrêtée au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple inséparable de Mme Ucelli et de Cécile Ambre: Cécile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux noués bas comme une perruque Louis XVI, adolescente indécise et inquiétante; l'Italienne vêtue à l'Empire, une épaule et la moitié du buste à nu. Maxime -- en un habit neuf coupé par Wasse, mais marqué tout de même de sa province à tel défaut de recherche dans le linge ou la chaussure, pâle, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable créature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conquête, maintenant assurée, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux à masquer les sentiments de l'âme. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son âme vigoureuse, parlait, écoutait parler: et, si indifférente aujourd'hui, par l'obsession de ses pensées, à l'effet de sa beauté, elle apparaissait malgré tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la maîtriser, la brider et la chevaucher.
+
+De la pointe du pied posé un peu en avant, jusqu'au sommet du front casqué de cheveux châtain sombre tout moirés de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une grâce envolée, cette gloire de la forme féminine parfaite pour laquelle la vraie élégance des vêtements est de la suivre au plus près. Elle le savait, consciente de sa perfection: le crêpe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sirène, émergeant des flots. Et la nudité absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, était chaste à force d'éclat.
+
+-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.
+
+Il se tut. Il évoquait un des souvenirs les plus poignants de son passé trouble, la minute de folie restée le secret de Maud et le sien, où il avait voulu goûte à ces lèvres, lui aussi, à ces lèvres de Diane irritée. La mémoire mystérieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exaspérée qui lui avait fait lâcher prise.
+
+-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.
+
+Déjà les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaqués par les doigts virils de Cécile Ambre. L'Italienne, debout à côté du piano, face au public, semblait une énorme statue de chair, indécente par sa monstrueuse et molle blancheur.
+
+Elle chanta: un fougueux poème de Holmès, une invocation à Eros, maître du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres lèvres, d'autres gestes; ce fut la prêtresse d'amour, saoule d'encens, brûlée de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses délices ses lèvres sèches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxiété des étreintes. La voix pure et déchirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une âme, une âme de passion et de spasme, et les clameurs étaient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de désir ou d'assouvissement... Ces stances de Holmès, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inquiétant la bête sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, pâmer les femmes, incendiant les yeux des hommes.
+
+Elle lança l'appel suprême: "_Eros, ouvre-moi les cieux !_" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionné, que l'auditoire entier frémit, et que les voix inconscientes répondirent du creux des gorges convulsées... Puis elle tomba brisée elle-même dans les bras de Cécile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.
+
+-- Cette femme, prononça-t-on derrière Lestrange, chante avec son sexe.
+
+C'était Hector Le Tessier.
+
+-- Avez-vous remarqué, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regardé la même personne ?
+
+Lestrange et Le Tessier se tournèrent du côté où, effectivement, les yeux de la chanteuse étaient demeurés comme rivés. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les héros de Balzac, vêtu comme eux, impassible, muet et triste. Assise près de lui, presque à ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'épouse, isolée de sa mère et des autres femmes, s'offrant à lui de ses prunelles attendries, de son mélancolique sourire d'amoureuse, de la nudité délicate de ses épaules et de ses bras.
+
+-- C'est une force d'être beau comme cela, tout de même, murmura Hector. S'il y avait une âme d'homme sous cette beauté, le monde serait à lui.
+
+A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, frôlait le groupe des trois hommes. Non sans jeter à Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe à Hector de s'approcher:
+
+-- Penchez-vous, monsieur. Vous êtes trop haut pour mes confidences.
+
+Et les lèvres à l'oreille du jeune homme:
+
+-- Eros ayant définitivement terrassé Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel défend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est prêt à assommer quiconque n'applaudira pas.
+
+-- Comptez sur moi, répondit Hector.
+
+D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du décolletage de la jeune fille.
+
+-- Très bien, fit-elle en souriant. Très en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... très bien !
+
+-- Malhonnête ! répliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.
+
+-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... émeuve le plus, répliqua l'Américain dans le flegme de sa jeune barbe grise.
+
+-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit à toutes la même chose...
+
+Elle s'éloigna d'un bond de gamine, lâchant Krauss. Le médecin, habitué à de telles façons, demeura où on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise ministérielle qui menaçait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avançait au bras du célèbre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent à entraîner le public; on l'applaudit tout de suite, avant même qu'elle eût chanté, tant elle apparut jolie sous sa robe à volants et à crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage échancré et sa mignonne figure ronde et fine, encadrée par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'émoi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commença à chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, étouffée de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que frôle un archet de cheveux.
+
+Elle chantait des romances qu'accompagnaient à merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances délicieuses et surannées, toute une époque évoquée, le temps d'_Amy Robsart_ et de _Jane Eyre_, le temps des pianos carrés, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des émirs, le temps des _Orientales_ et l'enfant du miracle... Magie des résonances ! A tous ces blasés, à tous ces brûlés de Paris, elle donnait un instant l'âme vive et puérile, enthousiaste et artiste d'un Français de 1830 à 1840. Peu à peu le délire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lancèrent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.
+
+Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.
+
+-- Vous êtes content ?
+
+-- Oh ! ma chérie, vous êtes une grande artiste. Mais, je l'espère, cette grande artiste ne sera pas pour le public.
+
+Ils échangèrent un regard où se scellait l'accord de leur avenir.
+
+-- Vous êtes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'était si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inquiétude de maman que j'ai laissée bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.
+
+Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir à paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient féliciter la jeune fille; Paul s'esquiva.
+
+Rentré dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui était à une de ces minutes où la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:
+
+-- Vous savez le mot de la petite Duroy à son protecteur Le Tessier, en sortant de scène, tout à l'heure ?
+
+-- Non.
+
+-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma mère fût là... Elle qui n'est fière que de ma soeur Suzanne !"
+
+La galerie d'écouteurs rit aux éclats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouillé par l'envie de tomber sur ces niais méchants à coups de pied et à coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'était le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, méprisant l'effort honnête, joyeux des déchéances, hostile aux relèvements. "N'importe, pensa-t-il, je l'épouserai." Et la joie de venger la chère petite, si vaillante, de l'imposer à ces drôles, lui réchauffait la poitrine.
+
+Le buffet, innovation de Maud, était remplacé par des petites tables dispersées dans la salle à manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait décorés en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on hélait les maîtres d'hôtel comme au cabaret.
+
+-- C'est vraiment le dernier mot du goût mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'établer paisiblement en partie double, en partie carrée, jouer à ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des pères et des maris.
+
+Ainsi parlait Hector Le Tessier à Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.
+
+-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il à Lestrange qui passait.
+
+-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?
+
+-- Non... pas Jacqueline, Maud ?
+
+-- Oh ! Maud !Il faut être le gros monsieur calé que vous êtes pour la disputer à ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observés ? Ils sont bien curieux à voir.
+
+-- Oui, fit Hector sérieusement, curieux à voir. Mais j'ai peur du drame.
+
+Le banquier chipotant une marquise se récria:
+
+-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des appétits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des dépits.
+
+-- Cette pensée est de vous, monsieur ? demanda Hector très sérieusement.
+
+-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.
+
+Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.
+
+-- Allons ! _su ! su !_A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de siècle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.
+
+En effet, le piano résonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagnée par Mme Ucelli, la jeune chanteuse débita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront été, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bougeât sur son masque, les lèvres même remuant à peine.
+
+Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'était l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profitèrent pour passer discrètement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se levèrent et les suivirent.
+
+-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss à Mme de Reversier, sa voisine.
+
+-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter à Bruant ou à Félicia Mallet les morceaux corsés de leur répertoire. C'est bien plus convenable.
+
+-- En vérité ! murmura Krauss.
+
+Il souriait en les regardant sortir, les chères petites détraquées, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur théorie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou mûrs, professionnels avoués et tolérés du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.
+
+L'exode fut salué de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de disparaître, Jacqueline cria:
+
+-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est à l'abri.
+
+Guidé par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanqué des quatre ou cinq habits noirs, se réfugia dans le petit salon où, tout à l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'étaient rejoints. Elles étaient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, à part une ou deux disgraciées, assez élégantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'être là, enfermées avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le désir de livrer plus d'elles-mêmes à ces hommes, leurs fidèles, qu'elles étaient fières d'enlever aux femmes mariées.
+
+Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumières, la musique, -- un doigt de champagne aussi, versé par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgré ce qui demeurait de touchante gaucherie à sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:
+
+-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?
+
+Valbelle attrapa la question au vol et répliqua:
+
+-- On va éteindre l'électricité; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, à Paris, mais il faut être mariée, mademoiselle.
+
+-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La vérité est qu'on ne donne plus de soirée musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins gênant pour nous, les jeunes filles, d'être absentes.
+
+-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, mécontente d'être séparée de Julien. Cécile m'a dit le programme: Héloïse et Abélard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.
+
+-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.
+
+Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, déclarèrent avec des éclats de rire:
+
+-- Moi aussi !... Moi aussi !
+
+-- Moi, dit une fillette très jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon frère n'a jamais voulu me chanter Héloïse et Abélard... Ça doit être drôle.
+
+-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.
+
+-- Oui ! Oui !
+
+-- Eh bien ! écoutez.
+
+Elle sauta sur le tabouret du piano et préluda avant que Maud, mécontente, eût pu la retenir. Elle détailla les couplets à double entente avec un imprévu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troublés qu'ils ne voulaient le paraître, l'écume légère du désir soulevée par le contraste de ces grivoiseries et de ces lèvres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.
+
+
+Elles aussi, les demi-vierges, secouées de rires qui sonnaient fêlé, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.
+
+Luc Lestrange, l'oeil fripé et luisant, s'était approché de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le même sourire de complaisance et d'incompréhension fleurissait les lèvres de l'enfant.
+
+-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.
+
+Il apercevait pour la première fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce rôle de déflorateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la santé menacée par le fléau était celle d'une âme qui, mystérieusement, insensiblement, lui était devenue chère.
+
+Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda à Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:
+
+-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?
+
+-- Mais, répliqua Jeanne avec la même naïveté distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante très bien.
+
+
+-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?
+
+Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pensée par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En même temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudité lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la première fois où elle était, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les frôlements à peine dissimulés. La révélation fut subite, foudroyante: le réveil de la vierge chrétienne enivrée de pavots et ranimée dans une maison de Suburre.
+
+Lestrange, mépris sur la nature de cet émoi, continuait de parler, la voix atténuée; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chantée, trop scabreux décidément pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit à tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amitié, les nerfs, la sensibilité physique d'une jeune fille.
+
+-- Voyez, disait-il, cette cruauté des relations du monde à Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez à moi seul, si jolie, si fine; je devine le délicieux être de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-être pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce trésor: ces beaux yeux-là se voileront pour un autre, il aura votre front, vos lèvres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...
+
+-- Monsieur ! murmura Jeanne.
+
+Elle sentait les regards de Lestrange la dévêtir, violer son corsage et sa robe... Elle allait défaillir et il continuait, grisé lui-même, prisonnier de son piège.
+
+-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'empêcher de rêver à vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis sûr de mon rêve qui, seul, va vous faire reparaître auprès de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront à moi alors, et il n'y aura de vous rien de si mystérieux que je n'effleure...
+
+Cette phrase-là, cette phrase frôleuse, à combien de jeunes filles ne l'avait-il pas débitée, sûr de les voir frémir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.
+
+-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ramène auprès de Mme de Chantel ?
+
+-- Oh ! oui, monsieur, s'écria-t-elle, avec un merci dans le regard.
+
+-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.
+
+Hector le regarda en face:
+
+-- Je suis à vous tout à l'heure, mon cher.
+
+Cette scène se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert était fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop émue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils traversèrent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint à eux.
+
+-- Sais-tu où est maman ? demanda la jeune fille.
+
+-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?
+
+-- M. Le Tessier va me conduire.
+
+Dans le corridor, ils se trouvèrent seuls un instant.
+
+-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre liberté... Je vous remercie de tout mon coeur.
+
+Elle lui tendit sa main: doucement, prêt à céder si cette main se dérobait, Hector mit un léger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il était encore là, tout remué, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:
+
+"Que je suis bête ! me voilà ému parce que j'ai garé de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."
+
+Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgré l'ironie des paroles. Puis, songeant à la courte scène de tout à l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile héroïsme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais à peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop _coco_ tout de même... Mais cet animal-là me dégoûte !"
+
+Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face à face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.
+
+-- Je suis à vos ordres, mon cher, dit-il.
+
+-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout à l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela sérieusement. Je ne me trouve offensé en rien et n'ai pas envie d'être ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...
+
+-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-là tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus bégueule que vous, vous les savez, et je cote à son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est très rare, quand on trouve une tout à fait d'aplomb, on ne doit peut-être pas la faire chavirer. Ça vous est égal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initié !... Je me demande même comment ça vous amuse encore.
+
+-- Ça m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien sûr, répliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines prétentieuses et névrosées, je n'y tiens pas plus qu'à une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en état d'amour par mon fait, et puis après elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "névrosette", paraît-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, à l'angoisse... comme les monomanes. Il y en a qui s'en est aperçue; elle me tient, il faudra que je l'épouse.
+
+Il n'y avait pas à douter: cet homme était sincère. Hector fut gagné par cet aveu singulier, imprévu, séduit par le "cas" amusant qu'il dévoilait.
+
+-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.
+
+Ils se serrèrent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indifférent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.
+
+-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la détestable réputation que vous avez (car votre réputation est détestable, n'est-ce pas ?), comment les mères vous permettent-elles de fréquenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre à vous, qui n'épousez guère, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?
+
+-- Les mères seraient humiliées qu'un homme, courtisan avéré de toutes les jeunes filles, dédaignât leurs filles. Quant à nos chères petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas _le Portier des Chartreux_, vous pouvez être sûr qu'elles liront d'abord celui-là. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre relié en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.
+
+L'attaque vivement rythmée d'une valse coupa leur entretien. Bousculés par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentrèrent dans le hall déblayé. Déjà les mères se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isolé où la maîtresse de la maison pouvait, à l'abri du frôlement des jupes et du piétinement des danseurs, recevoir comme à son jour, tout en jouissant du bal.
+
+Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entraîna dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si près de la nuque rousse, qu'on n'eût pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infidèle à Dora Calvell, enlaçait Marthe de Reversier, pâle comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa grâce de lys avait de svelte élan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-à-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, à l'écart, appuyé contre le chambranle de la porte où se réfugiaient les non-danseurs, oubliant déjà l'accès de généreuse indignation de tout à l'heure, observait complaisamment cette envolée de couples, distrait des femmes, curieux surtout des décolletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur grâce de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit naïf et pervers, dont la fraîcheur piquée l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voilà contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frotté leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, répercutées par Jacqueline, et surtout le propos à mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entraînées. Elles sont à point, la gorge sèche, les yeux humides, le poignet fiévreux. La valse arrive à temps pour donner à leurs chers petits sens une satisfaction bien méritée... Soyez contentes, mes mignonnes..."
+
+
+-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.
+
+C'était Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.
+
+-- Êtes-vous bien sûr de m'avoir cherché ? Moi, je vous ai aperçu plusieurs fois: j'aurais eu scrupule à vous déranger.
+
+-- Ah ! mon ami, répliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...
+
+Il l'entraîna. Le besoin de dire sa joie faisait déborder les mots de ses lèvres:
+
+-- Je suis arrivé hier matin à Paris, dit-il, et, comme vous pensez, dès les premières heures de l'après-midi, je me suis rendu avenue Kléber. Sans savoir pourquoi, j'étais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'étais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en étranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu à presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.
+
+-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une pitié un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.
+
+-- J'ai tout de même sonné. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouvé une Maud nouvelle, transformée par la retraite qu'elle s'est imposée pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a reçu et cette chère Mme de Rouvre aussi, et même cette petite espiègle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On était en pleins préparatifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis à l'oeuvre avec les autres, j'ai grimpé sur des échelles, j'ai enfoncé des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'étais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'étant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens _pour moi_, sérieux, doux, plus du tout ironiques.
+
+" La Circé ! pensa Hector. Elle m'a changé mon Chantel ! De ce héros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est égal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie féroce et ses tirades."
+
+Et tout haut:
+
+-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abordées ? Qu'a-t-elle répondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez décidé.
+
+-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est dérobée.
+
+-- Le moment était mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employés de Belloir, grimpé sur une échelle et le marteau en main...
+
+-- Elle l'a pensé, sans doute. Elle a remis notre entretien à aujourd'hui, à maintenant. Mais elle a été telle avec moi depuis le commencement de la soirée que vraiment...
+
+Il s'interrompit. Dans le bruit même de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu à peu se taisait. Hector et son ami regardèrent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosité, l'admiration que requéraient invinciblement ces deux êtres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient élargi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balayé la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.
+
+Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.
+
+"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de même, pensa Le Tessier. Il me plaît ainsi: rageur et jaloux."
+
+La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, était correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout à l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu à l'écart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuyée sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se frôlaient à peine du bout des gants. Pourtant la symétrie, l'harmonie de leurs gestes était si parfaite qu'ils semblaient rivés, rien que par ces légers contacts, comme ces couples ailés qu'on voit, aux fins d'été, voler unis, se touchant à peine, bercés ensemble au remous de l'air. Leurs lèvres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.
+
+-- Êtes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.
+
+-- Oh ! je ne suis contente qu'à demi.
+
+-- J'ai observé la consigne pourtant, je ne vous ai pas dérangés.
+
+-- Vous êtes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?
+
+-- Comment ? Je n'ai pas quitté la petite Avrezac.
+
+-- Elle ne vous a pas quitté, dites plutôt. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en pâmait sur son estrade. Car ce soir, vous êtes très bien.
+
+Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un léger voile de sang sur le masque pâle de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui à un tournant du salon.
+
+-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.
+
+-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! répliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tenté, pense à notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.
+
+A l'évocation -- par cette bouche même qui lui versait l'énervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la maîtrise de soi; son bras avait serré la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussitôt il se contint... La valse expirait.
+
+-- Ramène-moi à ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, à moins que la mère d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici là, songe à mes lèvres.
+
+Ils arrêtèrent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, auprès du salon de feuillages où trônaient les mères. Julien salua sa danseuse qui répondit par une légère révérence. Personne, même Hector si avisé, même Maxime que la morsure de la jalousie tenait en éveil, n'eût soupçonné quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.
+
+Maud demeura à peine quelques instants auprès de Mme de Rouvre; tandis qu'un prélude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.
+
+-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.
+
+Il hésita, mais il obéit et, sans répondre, offrit son bras. Ils s'éloignèrent, fendirent les groupes, gagnèrent le salon des accessoires, petite pièce voisine de la chambre de Jacqueline. Mais là, Maud dit à Maxime qui s'arrêtait:
+
+-- Non. Allons plus loin, j'ai à vous parler.
+
+Elle le précéda, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'à sa propre chambre. C'était une vaste pièce d'angle à trois fenêtres, meublée de rares et admirables meubles laqués vert pâle, quelques grandes fleurs chimériques jetées çà et là sur les lisses surfaces.
+
+Maxime l'y suivit, le coeur étranglé par l'émotion. C'était la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si pénétrant, une odeur d'ambre et de fougère mêlée à une autre essence inconnue, qu'elle tenait secrète, s'y condensait avec l'émanation de ses cheveux et de sa peau. Là elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussitôt d'un étrange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait composée tomba.
+
+Maud dit simplement:
+
+-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous déranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, à livrer l'intimité de mon appartement à des étrangers, -- même un soir de bal.
+
+Ces mots, qui le mettaient si nettement à part dans la pensée de la jeune fille, achevèrent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-même s'assit sur une chaise. Une tablette chargée de mille objets de toilette féminine les séparait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orfèvrerie Renaissance, posée sur un chiffonnier voisin du lit, éclairait un cercle étroit d'une clarté assez vive, laissant noyé de crépuscule le reste de la chambre.
+
+-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en tête-à-tête: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tardé jusqu'à présent, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous intéressent avant que nous nous fussions retrouvés dans le monde.
+
+-- Mais... interrompit Maxime.
+
+-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observé et que j'ai beaucoup pensé à vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...
+
+-- Oh ! Maud !
+
+-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez à votre façon, c'est-à-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez mêlée au monde pour que cette rancune se réveille. Tout à l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez douté de moi une fois de plus.
+
+Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la tête à Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !
+
+-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invités, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'hésite à vous choisir pour maître ?
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+Maxime répondit à voix basse:
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+-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez même pas l'idée. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.
+
+-- Le monde où je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes à Paris, où je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est mêlé et si le mélange est trouble ? Certes, une fois mariée, ma façon de vivre dépendra de l'homme que j'épouserai, comme elle dépend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou déchoir en m'épousant. Que voulez-vous ? C'est peut-être de l'orgueil fou et déplacé: je veux être épousée les yeux fermés; il me semble que je vaux cela.
+
+Elle s'était levée sur ces derniers mots, que la brûlure de son amour-propre, tant de fois corrodé par le doute ironique du monde, faisait sincères. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre chétivité; il s'aperçut que, peut-être, il allait la perdre, et l'effroyable éclair de désespoir qui traversa son coeur à cette pensée lui montra combien elle lui était nécessaire.
+
+Il se leva à son tour, il balbutia:
+
+-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pensé rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.
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+-- Encore un mot, interrompit Maud, sans atténuer la sévérité triste de son regard. Je vous disais tout à l'heure: ma vie de femme dépendra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'obéirai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le goût d'un certain décor d'élégance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe guère hors de Paris. Si l'on m'éloigne de Paris pour toujours, je serai peut-être dépaysée, comme nos oiseaux des colonies qui dépérissent ici. Je ne serai peut-être point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. Réfléchissez bien à tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.
+
+Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionnée qu'elle en sentit frémir les échos dans son coeur:
+
+-- Je suis à vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'être ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est épouvantable.
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+Il avait glissé à ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.
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+-- Je vous en prie ! Je vous en prie !
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+Elle répondit:
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+-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre mère ou en votre soeur.
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+Il répéta, avec les mêmes mots:
+
+-- J'ai foi en vous, comme en ma mère ou en ma soeur.
+
+Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arrêt dans ses yeux.
+
+Elle demanda:
+
+-- Votre mère et votre soeur... leur avez-vous parlé d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?
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+-- Ma mère et Jeanne sont des êtres si simples que vous leur imposez un peu; peut-être elles s'effrayent de voir épris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionné et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.
+
+-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main à ma mère. Moi, je vous la donne.
+
+Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. Dès qu'il l'eut touché de ses lèvres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se dérober, se raidir sous son étreinte, car Maud, d'un effort surhumain, maîtrisait ses nerfs, domptait ses sens, enragée de leur rébellion intime pour ce seul baiser de fiançailles, épouvantée du partage entrevu dans l'avenir, -- mais résolue pourtant.
+
+
+Ils regagnèrent le hall, le vert réduit où s'étaient maintenant réunis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel était assise à côté de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa défaite. "Être le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des années de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: à cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter à ses yeux des larmes aussitôt refoulées. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine passée, lorsque l'amour le reprend à l'improviste. "Gros bêta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternité, le voilà, à son âge, aussi toqué que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "Décidément, il n'y a que moi pour résister," se dit-il, résolu à ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si étrangement écloses en ce milieu de fête.
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+L'heure s'avançait, le bal ralenti faisait trêve: c'était le repos qui précède le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.
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+-- Regardez, dit Hector à Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-là, le cotillon n'est qu'un prétexte à isolement et à flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et défendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de trémoussement et de transpiration. Vite il faut les épouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, tôt ou tard, elles finissent par là !
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+Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots à l'oreille. Quand il eut achevé, Maud lui demanda tout haut:
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+-- Il y a des voitures en bas ?
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+-- Oh ! sûrement, mademoiselle !
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+-- Faites-en avancer une.
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+A son tour, elle courut parler à l'oreille d'Etiennette qui devint toute pâle; elles sortirent aussitôt. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce manège, inaperçu des autres invités, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.
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+-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci à Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?
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+-- Non, madame. Il m'a semblé qu'il était question de la mère de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parlé tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."
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+-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamnée.
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+Maud rentrait, on la questionna.
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+-- Oui, c'est sa mère, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.
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+Oh ! s'écria Jeanne de Chantel... sa mère ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?
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+-- Etiennette n'est pas seule à soigner sa mère, répondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charité et cette voisine, précisément, qui est venue la chercher... Nous ne servirions à rien. Elle n'a même pas voulu de M. Paul Le Tessier.
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+Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans à la boutonnière, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une opérette à la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent à tourbillonner. Comme Julien passait près d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit à demi-voix, mais de façon à être entendue de Maxime:
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+-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.
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+Plus bas, de cette voix inarticulée, lèvres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgré le monde, elle ajouta:
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+-- La mère d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.
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+Des yeux, Julien acquiesça. Maud se rassit près de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifié le plaisir du bal.
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+III
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+La chambre où agonisait Mathilde Duroy eût raconté à un observateur la vie accidentée et ballotée de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifié par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracassée de superstitions, ne se séparait pas volontiers des objets compagnons de son passé et, suivant les diverse fortunes de ses années, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de décoration tristement banale, peluche frangée et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui représentait son idéal de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affinée, tellement d'autre race intellectuelle, avait essayé de la dégoûter. Sur la cheminée rendue de peluche bleue, à garniture de cuivre repoussé, un daguerréotype enchâssé dans un cadre noir ovale, à vitre bombée, montrait l'image miroitante, jaunie, à demi effacée, d'une jolie première communiante, blanche et fraîche, souriante comme une fleur d'aubépine. Mathilde faisait, soir et matin, sa prière devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus récentes, ornaient les angles: celle de la mère de Mathilde, une paysanne à bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait été mariée à un contre-maître parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-maître. Lui était mort jeune, et tout de suite, presque dans le cortège, où il y avait des patrons, de grands industriels à l'hôtel et à mail, la jolie veuve avait trouvé le consolateur. Une bibliothèque genre Boule, en bois de rose marqueté, dénonçait le style de la première installation. Peu à peu des amitiés plus artistiques laissèrent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculptés et doré, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, à la destination spéciale de présents royaux. Quelques ébauches amusantes représentaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait été célèbre pour ses épaules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans nichés dans la bibliothèque Boule, cette dédicace revenait, souscrite de signatures célèbres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, ç'avait été son surnom toute la vie; une bonté vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalité à l'avarice, toujours préoccupée d'amasser une fortune et se décavant subitement de toutes ses économies pour le plus sot caprice, parfois même par toquade de charité. Que serait-elle devenue si, durant vingt années de sa vie, elle n'avait pas gardé l'amitié généreuse et accommodante d'Asquin, à qui suffisait, lorsqu'il venait à Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une maîtresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien élevée au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du député monarchiste de l'Aude, sans testament, réveilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance puérile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette génération-là, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmité cardiaque, jamais soignée, traitée par la fête jusqu'à quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, déjà lancée, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette évita la débâcle. Etiennette était sortie de Picpus à la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son père, ordonné, charitable dans ses incartades, avait versé à son bénéfice, à une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir immédiat était donc assuré, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux années de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa mère qui, décidément, ne guérissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompté tout entier trois ans à l'avance.
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+Élevée à l'écart par la volonté de son père, sortant seulement lorsqu'il était à Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa mère et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez près sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussitôt, et de là vint, sans doute, la résolution d'honnêteté qui la sauvegarda au Conservatoire, où tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visitèrent assidûment pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu montèrent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus guère que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-même se fit rare. Paul resta l'hôte assidu, quotidien; il trouvait auprès d'Etiennette la délicieuse distraction qu'est pour l'homme affairé une amie jeune fille, jolie et point surveillée. Tel est l'égoïsme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.
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+Paul cependant, Etiennette l'avait dit à Maud, n'était égoïste qu'à la surface, ou plutôt son égoïsme avait une fissure: la souffrance d'un être qui l'aimait l'eût ravagé. Il offrit vingt fois à la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvreté, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en échange, et il était sincère: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter à la surface des âmes de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuité de sa présence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disputées de Paris. Elle lui gardait la tendresse spéciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de suprême abandon, mais pour cela même, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul céda au charme de cette tendresse désintéressée. Il s'y enlisa peu à peu: on n'échappe guère, surtout à pareil âge. Peu à peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'épousait ? A la vérité il s'exagérait encore l'opiniâtreté de sa résistance; il ne soupçonnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'être honnête femme, sans trop de foi... Si elle lui eût avoué son voeu secret: réussir comme artiste, gagner sa vie et, dès lors, se donner sans conditions, l'égoïsme de Paul Le Tessier eût sans doute accepté. Elle ne dit rien, point par habileté, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua à l'idée qu'il l'épouserait un jour, plus tard, à une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette échéance... "Pourquoi pas bientôt ? La mère n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voilà à quels raisonnements tient l'héroïsme bourgeois des meilleurs d'entre nous.
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+
+Quand Etiennette rentra chez elle, accompagnée par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il était cinq heures du matin environ, la nuit était noire...
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+-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.
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+-- Est-ce que le docteur est là ? demanda Mme Gravier.
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+-- Oui.
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+Etiennette, son manteau de bal jeté au hasard sur un meuble, courut à la chambre. Elle se heurta au médecin qui en sortait, accompagné de la garde. C'était un homme encore jeune, robuste et sanguin, à cheveux noirs pommadés, à barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille décolletée, blonde et blanche.
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+-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il à la garde, qui fit "oui" de la tête.
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+-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilité, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est sérieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...
+
+-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il désespéré ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.
+
+Il hésita encore, puis prenant son parti:
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+-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous êtes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout à fait inutile ici. Il n'y a plus qu'à asseoir à côté du lit et à attendre... Votre mère, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voilà, mademoiselle.
+
+Etiennette, debout, ne répondit rien. Une grosse émotion indécise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes à ses yeux.
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+-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.
+
+-- Oui, je vous en prie.
+
+-- Mademoiselle... fit le docteur.
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+Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais éclat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.
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+
+Comme l'avait dit le médecin, Mathilde Duroy était assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, éclairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la tête et le bras droit découverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait démesurément les couvertures, à la façon d'un difforme édredon qu'on eût installé sur les jambes. La face encadrée par un joli bonnet de nuit très blanc, d'où sortaient quelques mèches bizarrement nuancées, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une pâleur de vieille cire décolorée: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupières et la bouche, et toute cette face revêtait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticulé, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des lèvres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa mère, et dessus appuya son front. Les bagues, enchâssées dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.
+
+"Maman va mourir !"
+
+Assurément cette pensée n'avait pas encore atteint la frontière mystérieuse où l'idée confine à la sensibilité. Etiennette était horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt posé sur son épaule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier étaient derrière elle. Elle se retourna.
+
+-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, à la chapelle de la rue de Turin. Voilà bientôt six heures, il doit y avoir déjà du monde debout. A tout à l'heure.
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+Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme mûre, sèche et brune, avec de gros membres, dit:
+
+-- Je vais vous aider à vous déshabiller, mademoiselle... bien vite... Si le curé vous voyait comme cela...
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+Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle était en toilette de bal. Elle défit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matinée. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupières fermées et attendit. La garde s'était réinstallée sur la chaise longue; elle avait mâchonné quelque temps une tablette de chocolat, puis s'était endormie. Etiennette fut bien aise d'être seule à penser dans cette chambre d'agonie.
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+Car l'agonie commençait à travers le sommeil, le souffle s'accrochait péniblement aux bronches et à la gorge; crispée sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une débilité, une maladresse enfantines. Et les lèvres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient à un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix perçaient maintenant. Etiennette se prit à écouter. Peu à peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien sûr elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces lèvres tremblantes les répétaient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moitiés de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles mêlés à des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle était partie..." De nouveau la voix charria des résidus de mots méconnaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plutôt nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer à pleurer, elle se replia sur soi-même. "Je vais être toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'égayait point la maison. C'était pourtant la famille, la chair commune, la pensée qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussitôt à cet appel de l'égoïsme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier traversèrent sa pensée: "Je voudrais qu'il fût là. Il allait venir, pourquoi ai-je refusé ?" Elle sentit bien que, sa mère une fois morte,elle se réfugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gardât, pourvu qu'il ne la laissât pas toute seule.
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+
+-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !
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+Cette phrase, jaillie toute claire des lèvres de la mourante, parmi son balbutiement aussitôt recommencé, épouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fantôme avait parlé auprès d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation familière de la pauvre Mathilde devant les déboires de sa vie d'entretenue ! C'était le dégoût du métier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au chômage, à la grève... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant abîmée, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, à la reconnaître, sentait une brûlure à son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette écouta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crispée qui s'agitait, et qu'elle lâcha aussitôt en étouffant un cri, car la main lui avait serré les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'éboulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"
+
+A genoux près du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit à prier... Prier ? Elle avait eu la piété de toutes, la piété facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement déiste est souvent plus près de la foi qu'une congréganiste à médaille. En deux ans, le souffle cruel de la réalité avait tout emporté, même les prières du matin et du soir, même les pratiques les moins gênantes. Le chagrin présent, l'effroi de l'isolement ressuscitèrent les pieuses paroles sur les lèvres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de grâce... Souvenez-vous, ô très miséricordieuse Vierge Marie..." et les gestes de piété se rapprirent d'eux-mêmes aux mains infidèles, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte piété, si précieuse que son plus faible écho console encore un misérable qui l'invoque !
+
+Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un prêtre venait d'entrer, accompagné de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aidée de la garde, préparait les huiles pour les sacrements, ce prêtre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma chère fille, m'entendez-vous ?" Etiennette écouta avec le prêtre: elle perçut l'écho de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"
+
+-- On m'appelle bien tard, dit sévèrement le prêtre à la jeune fille.
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+Il était maigre et petit, avec des cheveux gris tout frisés, une soutane de fantaisie en cachemire fin.
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+-- Écartez-vous, dit-il encore à l'enfant tout en larmes.
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+Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'étaient agenouillées; elle-même s'agenouilla et essaya de prier. Le prêtre murmurait les paroles de l'onction: "_Misereatur tuî omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum...-" Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la même exclamation désespérée, que sa mère éructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"
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+L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne connaîtrait le secret ! Comme cela cautérisait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-là, de l'esclavage abominable aboutissant à cette agonie, jamais, jamais pour elle-même ! L'alanguissement qui, tout à l'heure, s'était emparé de son coeur à songer combien elle serait seule désormais, se dissipa. "Jamais je ne dépendrai d'un homme, dussé-je être ouvrière, femme de chambre ou morte."
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+Ayant fini les onctions, le prêtre dit une courte prière au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton sévère, comme irrité de la trouver si jolie dans ses larmes:
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+-- Votre mère avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?
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+-- Mais... monsieur l'abbé... oui, je crois... Elle faisait ses prières matin et soir.
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+-- Elle ne fréquentait pas les sacrements ?
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+Etiennette hésita:
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+-- Je ne crois pas, dit-elle.
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+-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est très miséricordieux, mais il n'accorde rien à qui ne demande rien.
+
+Après un silence, il ajouta:
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+-- Avez-vous d'autre famille ?
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+Etiennette rougit si vivement que le prêtre comprit et pardonna le mensonge de sa réponse: "Non, monsieur," et il sembla même s'adoucir un peu.
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+-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voilà toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.
+
+En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le prêtre jusqu'à l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se précipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde étaient déjà agenouillées et récitaient le _De profundis_. Etiennette s'affaisa près d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.
+
+Elle resta ainsi jusqu'à ce que la voix de Mme Gravier lui dit à l'oreille:
+
+-- Il faut vous étendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.
+
+Elle obéit machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tiré les rideaux des fenêtres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de santé.
+
+
+Vers huit heures du matin, Etiennette, cédant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de café sur un coin de table, dans la salle à manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annonçant confidentiellement:
+
+-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.
+
+La "demoiselle" était le nom dont Ursule désignait cette élégante et mystérieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez fréquents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un élégant et mystérieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".
+
+Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle était gênée de revoir Maud à présent. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'événement, pourtant si prévu, de la mort de sa mère, il lui demeurait, en même temps qu'une résolution plus robuste de vivre honnête et indépendante, un renouveau de pudeur juvénile vis-à-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici considérées comme inévitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.
+
+-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.
+
+-- Dites que j'y vais.
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+Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrassèrent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.
+
+-- Ma chérie !
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+-- Ma pauvre enfant !
+
+Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par brèves réponses, racontait la nuit.
+
+-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.
+
+Elle eut un geste d'incertitude et de découragement.
+
+-- Écoutez, ma chère enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite après la mort de votre mère. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, répondant à un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune espèce de secours, bien que, vous le savez, je sois à votre disposition, comme pourrait l'être un frère aîné... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer à Chamblais, avec Maud et Jacqueline...
+
+-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.
+
+Etiennette ne répondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et expérimentée lui disait: "Décidément, Paul songe à m'épouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste à Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."
+
+Elle embrassa Maud:
+
+-- J'accepte, ma chérie, et je te remercie.
+
+Et comme Paul à son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si réconfortée par cette étreinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'être aimée ! Cher ami !"
+
+
+
+IV
+
+
+Julien de Suberceaux avait quitté le bal au moment où, le cotillon fini, on commençait à installer les tables du souper. Telle était la volonté de Maud qui lui avait jeté à l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus tôt possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il obéirait.
+
+Il regagna son logis à pied, le long des grandes avenues paisibles à cette heure matinale comme les allées d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, passée si près et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaieté victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aimé, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'émoi toujours tressaillait à cette pensée dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il pût vraiment rêver à autre chose qu'à sa prochaine venue.
+
+Rue de la Baume, dans le petit hôtel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tirés, aux escaliers silencieux veillés par des lampes voilées, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'était la nuit aussi dans son appartement: il dut réveiller son valet de chambre roulé dans une couverture, sur le canapé de l'antichambre.
+
+-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, préparez le tub.
+
+-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?
+
+-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.
+
+Constant, ayant reçu la canne, la pelisse et le chapeau de son maître, le précédait dans le salon éclairé par la braise d'un feu dormant, et se disposait à ouvrir les fenêtres.
+
+-- Qu'est-ce que vous faites ?
+
+-- J'ouvre, monsieur...
+
+-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...
+
+Cette ouate d'ombre recueillie où il trouvait son _home_ l'avait caressé. Il voulait y demeurer jusqu'à la venue de l'Aimée. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'être vu par eux et de les voir qui caractérise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la pâleur ambrée, les mouvements souples, et ce corps, c'était celui qu'en ce moment reflétait, sous la pluie d'un arrosage tiède, le grand panneau de glace occupant tout un côté du cabinet de toilette: c'était le sien.
+
+Il soignait ce corps minutieusement, culte raffiné du soi physique, dont la vue ou le récit exaspère les autres hommes, leur apparaît comme une marque d'infirmité virile, ce qui est loin d'être vrai: le goût de la beauté et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'écaille chiffrés d'or, qui s'étalait sur deux tables; l'appareil compliqué d'hydrothérapie élégante, dont les nickels et les cuivres étincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brodée du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes à ongles; l'innombrable quantité de flacons de cristal taillé, capsulés de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet était le soin d'un corps masculin, eût donné matière à bien des quolibets, et fait dire à bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'était plus exercé à tous les sports que cette femmelette, nul n'était plus brave devant un pistolet ou une épée. Arrogant et provocant avec les hommes, c'était justement les femmes qui le maîtrisaient et le menaient à leur gré.
+
+En chemise de soie sous le complet de laine des Pyrénées, il traversait la chambre à coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des haltères disposées au pied du lit, les manoeuvra avec une régularité de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allumées y éclairaient l'amoncellement des bibelots, des sièges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.
+
+-- Monsieur ?
+
+-- Constant, _madame_ va venir tout à l'heure. Vous préparerez le samovar et des gâteaux dans la salle à manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'à ce que je sonne.
+
+Constant salua et sortit. Resté seul, Julien disposa des coussins en oreillers à la tête du canapé, s'allongea et rêva...
+
+"Elle va venir..." Il essayait de se la représenter, tout à l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'était plus ainsi qu'il la voyait... Trois étages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle à manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrangée par Maud. Entre le départ et le retour de Chantel, il l'avait vue là presque régulièrement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus étroit esclavage, prise elle-même, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa maîtresse ? Non pas. Une sorte de fétichisme de loyauté, comme en nourrissent toutes les âmes un peu hautes en lutte théorique avec l'ordre social, lui faisait réserver jalousement le suprême baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa supériorité, elle pensait: "Il restera encore mon débiteur après !..." Leurs caresses singulières, point rares pourtant dans une société décrépite où les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le procédé de l'amour humain, et vraiment ce pèlerinage était si passionné qu'ils oubliaient sincèrement et ne souhaitaient point l'arrivée. Qu'importait à son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-même, et chaque fois elle le laissait grisé et satisfait de ce qu'il avait reçu. Ainsi les mois février et de mars, il avait vécu dans une sorte d'ébriété amoureuse qui lui ôtait jusqu'au souci du lendemain.
+
+Étendu, les yeux fermés, il continuait maintenant ce rêve, glissé peu à peu au sommeil... Les voluptueuses évocation se mêlaient, s'enchevêtraient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de mélancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plutôt ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matinées... de jours de neige... de soirs illuminés de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine où les désespérés cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, hélas ! était encore pesante à son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touché le fond de l'abîme, il remontait lentement vers la clarté de la vie, son coeur peu à peu s'allégea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'imprégnèrent d'un bien-être grandissant, délicieux... Il entr'ouvrit les yeux, le rêve s'était fait chair: Maud était debout près de lui, ses doigts nus posés sur son front.
+
+Il se redressa:
+
+-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis étendu là et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !
+
+-- J'ai deviné, répondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure était toute contractée... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre rêve où j'ai voulu... à moi !
+
+Elle fit descendre sur ce front la fraîcheur de ses lèvres, puis échappant à l'embrassement qu'il cherchait:
+
+-- Mais pourquoi tout est-il fermé ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures passées ? Ouvrez-moi vite ces fenêtres.
+
+-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...
+
+-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis vêtue pour l'heure qu'il est ?
+
+Son enjouement cachait une gêne réelle à se trouver, dans ce décor de soir, habillée pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cerclée de velours, boléro pareil sur une chemisette de satin, et coiffée d'une toque d'astrakan bleu à voilette blanche.
+
+Julien obéit à regret. Il ouvrit les deux fenêtres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de mystère, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.
+
+-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous près de moi. J'ai un tas de choses à vous raconter. D'abord Mathilde est morte.
+
+-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...
+
+-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait déjà perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arrivés vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul était aussi troublé que si la mort de Mathilde l'eût fait veuf.
+
+Julien, hanté par son unique souci, demanda:
+
+-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?
+
+-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant à baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler sérieusement. Vous ne m'écoutez pas...
+
+Et, après un temps de silence où elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lassé qui ne lui était pas habituel:
+
+-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !
+
+Elle appuya sa tête sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pensée du chagrin qu'elle allait causer à cet ami irrésolu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses lèvres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.
+
+-- Viens ! implora-t-il.
+
+-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autorisé M. de Chantel à venir, cette après-midi, demander ma main.
+
+-- Ah ! fit Julien.
+
+Il s'étonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:
+
+-- Il nous semble, à lui et à moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois décidée, la terminer le plus tôt possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.
+
+Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'était presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne répondit pas. Maud continua:
+
+-- Jusque-là, vous comprenez, je dois me garder des curiosités, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne connaît personne et ne se soucie de voir que moi: aucun péril à ce qu'il demeure à Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois à Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, où Etiennette restera avec nous pendant les premières semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?
+
+Julien s'était levé aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant à pas irréguliers dans la pièce. L'angoisse montait à sa gorge, lui obstruait la respiration à l'étouffer. Il revint s'arrêter devant Maud.
+
+-- Alors... c'est fait ?
+
+-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?
+
+Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redressée qu'elle prenait contre toute entrave à ses décisions.
+
+Mais lui ne résistait pas. Il s'était assis sur le coin de la table, morne, accablé. Elle le guetta quelque temps, parée à la défense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit à voix basse:
+
+-- Sois fort. Je n'aime que toi.
+
+Il ne l'entendit pas, sans doute, abîmé dans ses pensées. Il balbutia:
+
+-- Ce n'est pas possible !...
+
+L'horrible angoisse lui avait poignardé le coeur: et, pour la première fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.
+
+-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.
+
+Il répéta:
+
+-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !
+
+Il passa sa main sur son front, écartant ce voile de cauchemar.
+
+-- Ce n'est pas possible, répéta-t-il une troisième fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la prière: l'expression d'une évidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis sûr que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout à toi... je ne suis qu'à toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.
+
+Maud, presque durement, lui répondit:
+
+-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.
+
+-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner à un autre, c'est tout de même ce qu'il y a de plus précieux... Tu seras sa _femme_, malgré tout... Tu m'as accordé juste de quoi désirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.
+
+Et se rapprochant d'elle, plus pressant:
+
+-- Nous avons été des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imbécile qui ne te comprend pas. Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...
+
+Il s'abîma aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enlaçant les jambes rondes sous l'étoffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'épaule, fermement, de toute la force de ses nerfs contractés. Blessé à son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.
+
+-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de mépris.
+
+-- Ce n'est pas fini, réplique Julien. Ce qui est fini, c'est cette comédie de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jouée de moi. Je ne veux pas de ce rôle, continua-t-il, exaspéré par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir été (il haletait de colère et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir été... qu'un... qu'un... allumeur...
+
+-- Ah ! misérable !...
+
+Elle lui jeta sa main à la volée sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses lèvres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps révolté, agité de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si près du visage qu'elle sentait l'effleurement des lèvres:
+
+-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois à moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es à moi ! Je te veux... Je t'aurai, même de force !
+
+-- Lâche ! lâche ! fit Maud. Laisse-moi...
+
+Il la serra plus fort, elle se sentit portée vers le canapé où les coussins recevraient sa chute... L'idée qu'elle allait être prise malgré soi, possédée par la force, éperonna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle haït Julien... De ses bras arc-boutés, de ses jambes violemment croisées, de ses ongles et de ses dents, elle se défendait, ne sachant même plus ce qu'elle défendait, emballée dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois déjà. Lui, la tête perdue, vraiment frappé de frénésie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux déchirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le désordre de la lutte, avait touché l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau déchirée. Julien, aussitôt dégrisé, lâcha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle était à l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.
+
+-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus brisé qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...
+
+Il n'osait l'approcher, hypnotisé par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bientôt s'étalait sur le dos de la main.
+
+Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fenêtre:
+
+-- Je te jure, dit-elle, la voix coupée par le halètement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par là... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'échapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.
+
+Il fit tout de même un pas vers elle, et aussitôt râla un cri de détresse: elle s'élançait...
+
+-- Maud !
+
+-- Me crois-tu, à présent ? lui dit-elle au bord du vide.
+
+Il recula; il s'effondra sur le canapé, le front dans ses mains. Il était vaincu, décidément; il l'aimait trop. Elle était sa maîtresse effroyablement, il devait obéir... Des larmes, pareilles à celles que verse une femme qui vient d'être sauvée d'un péril, jaillirent abondamment de ses yeux.
+
+Lorsqu'il osa relever la tête, Maud était debout près de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait blessée.
+
+-- Maud... Maud chérie !...
+
+Il n'avait plus de force, plus de volonté, plus même de désir. Il voulait seulement la garder près de soi, garder ce qu'elle consentirait à lui laisser d'elle.
+
+-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.
+
+Agenouillée près de lui, elle le baisa longuement aux lèvres, lui suçant par là le reste de ses forces...
+
+-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons été raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en même temps que la mienne. Je n'aime que toi !
+
+Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...
+
+-- Non, reste là, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas à la maison: je t'écrirai.
+
+Il obéit.
+
+
+Constant, descendant vers midi, inquiet de n'être pas sonné par son maître, osa pénétrer dans le salon sans être appelé. Il trouva Julien dans la même posture de prostration.
+
+-- Monsieur dormait ?
+
+-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai déjeuner, je vous sonnerai.
+
+Il n'avait pas dormi. Maud partie, il était demeuré là, assommé par ses pensées, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se remémorer les paroles anciennes par où la jeune fille avait comme anéanti sa volonté: "Le monde appartient aux forts... Les êtres qui nous sont inférieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des bêtes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement révolté de la jalousie lui répondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud possédée par un autre s'évoquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de théorie qui vaillent... Certes, malgré sa souffrance, il restait incrédule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralité soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.
+
+Mais pourquoi, de sa souffrance même, montait-il en lui un appel violent, désespéré, vers cette loi tant de fois reniée, vers cette loi improuvable ?
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+
+I
+
+
+-- Tu es réveillée ?
+
+-- Oui. Entre, chérie.
+
+Etiennette, la porte refermée derrière elle, courut embrasser Maud encore couchée. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse à fleur de peau, démonstrative, empressée, complimenteuse, que les jolies femmes se témoignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble à Chamblais, leur amitié, puisée aux sources de l'ancienne intimité de couvent, s'était échauffée dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inquiétudes. Toutes deux, Maud si résolue dans sa marche révoltée, Etiennette si rudement enseignée par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les eût entendues converser ensemble, eût, la plupart du temps, admiré l'innocence de leurs propos, leur adorable puérilité.
+
+Les caresses matinales échangées à profusion, leur bavardage quotidien s'amorça en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.
+
+-- Tu devrais toujours t'habiller de crépon noir, comme à présent, disait Maud. Rien ne sied mieux à ton teint et à tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-là...
+
+Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux défaits.
+
+-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer auprès de toi. Tu m'éteins complètement.
+
+-- Veux-tu bien te taire ! répliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre ça, tiens ! et contre ça, contre ça ?...
+
+Elles passa ses doigts dans la souple et douce coulée des boucles brunes qui s'allumèrent aussitôt de reflets roux, elle entr'ouvrit le col à volant, formant écharpe, de la chemise de linon, elle découvrit la naissance de la gorge et y posa ses lèvres.
+
+-- C'est toi, chérie, qui es trop jolie... trop reine. Près de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais ça m'est égal, je t'aime.
+
+Elles s'embrassèrent encore.
+
+-- A propos, dit Maud, je me suis décidée pour le grand peplum tombant droit sur la robe à taille...
+
+-- Celle de chez Laferrière ?
+
+-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en rétrécissant l'empiècement du corsage. Tu vas comprendre.
+
+Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le modèle de Laferrière. Et c'était vraiment un tableau à tenter un pinceau de l'école de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-sérieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du château d'Armide, boisée de riches coquilles, de courbes gracieuses, meublée de vraies pièces de musée.
+
+Elles n'étaient pas tombées d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.
+
+-- Vous avez _ma lettre_ aussi, Betty ? demanda Etiennette.
+
+-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'était pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout porté ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.
+
+-- Tiens ! fit la jeune fille étonnée... Qui est-ce qui peut ?...
+
+Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui écrivait chaque jour, même lorsqu'il venait déjeuner ou dîner à Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui répondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'était pas tout à fait seule au monde.
+
+Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufrée: _Sénat_, était bien là, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la première, elle tenait entre ses doigts hésitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marquée d'un timbre étranger.
+
+-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?
+
+-- C'est de Suzon, répondit Etiennette. Cela vient de Hollande.
+
+-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.
+
+Elle traduisait la pensée d'Etiennette. Maintenant que la mère était morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'était cette folle Suzanne qui avait soupé, fêté, couché avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu même à la mort de Mathilde, commençaient à la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en scène ?
+
+
+"... Je t'écris d'Amsterdam, où je suis arrivée avec la troupe. Mais j'ai quitté le théâtre. Je _suis avec_ un jeune négociant très calé, très chic, que je compte bien amener à Paris. Peut-être déciderons-nous aussi son frère à nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout à fait son type.
+
+"J'espère que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'à m'écrire _Hôtel Mille-Colonnes_. Henri est très gentil et j'ai tout ce que je veux..."
+
+
+Deux pages sur ce ton d'incohérence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'espère que maman va bien... Henri a un frère qui ne fait rien: tu serais son type..." Voilà comment elle comprenait la famille !
+
+-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle à Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.
+
+Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emportée par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accepté cette hypothèse sans chagrin, et peut-être avec soulagement. N'était-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.
+
+Elle dit tout haut:
+
+-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de même d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de santé ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.
+
+Dans cette offre même qui l'avait choquée tout à l'heure, la bonne volonté de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !
+
+Elle consulta Maud:
+
+-- Faut-il dire à Paul que j'ai reçu des nouvelles ?
+
+-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera désagréable. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez tôt. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?
+
+Etiennette embrassa son amie.
+
+-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?
+
+-- Rien, répliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nichées dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'inévitable Aaron qui nous invite à déjeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un hôtel à louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.
+
+-- Et... ?
+
+-- Non, pas un mot.
+
+-- Quel jour lui as-tu écrit, toi ?
+
+-- Mercredi.
+
+-- Près d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.
+
+Maud se renversa en arrière, sur les oreillers, les mains à plat, l'air las:
+
+-- Que veux-tu ? ma chère, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes après-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le délai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai à ce que je lui ai écrit: je ne sortirai plus seule à Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour à l'étranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera casé et tassé; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.
+
+Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:
+
+-- Tu ne m'écoutes pas ?
+
+-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu bête pour tout cela. Tu m'étonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.
+
+-- C'est pourtant assez clair !
+
+-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant câlinement son bras à côté du bras plié de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je désire au monde, c'est d'être auprès de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si égal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu conçois, à ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes à en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais épousé tout simplement... Dirigé par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais été moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas été mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosphère de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillité la plus médiocre.
+
+Tout cela était dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce mélange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait écoutée sérieusement, répondit, la voix un peu altérée:
+
+-- Ce que tu dis là est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me résignerai jamais à être la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas être déclassée, comprends-tu ? Plutôt être une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit à temps) tant d'autres qui ont commencé par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la maîtresse avérée d'Aaron qui me répugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.
+
+-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.
+
+-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-à-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et à qui, en échange, on prépare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-là, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.
+
+-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.
+
+Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:
+
+-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis sûre de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas supérieur comme intelligence, vaniteux, égoïste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement supérieur aux autres hommes, malgré tout cela ! Il est tellement un être plus beau, plus fort, plus délicat, plus élégant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extrêmement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?
+
+Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:
+
+-- Tous les hommes... même ce pauvre Christeanu qui faisait pâmer jeunes et vieilles... ils me répugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre après qu'il a baisé mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le désire, il me semble, comme les hommes nous désirent, même en nous haïssant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-être tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les rêves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'où me vient ce tempérament-là ? Ma mère est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est dévergondée qu'en paroles... De papa, peut-être, qui était très amateur... ou de quelque nègre, à moitié sauvage, un aïeul imprévu du côté de maman... En tout cas, j'en pâtis, moi.
+
+Elle se tut un instant, puis elle ajouta:
+
+-- Te rappelles-tu, un soir, à la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos écritures ? Il a mis sur mon signalement: très sensuelle... Et ce petit imbécile d'Espiens, lisant cela pardessus mon épaule, ricanait: " Ah ! ah ! très sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est drôle !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poupées, ni tous ces claqués, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments où je suis tentée de croire qu'il n'y a que deux amants à Paris: Julien et moi.
+
+Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effrayée par cette vue brusquement ouverte sur l'âme de son amie, songeait: "Comme elle doit être émue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:
+
+-- Que dit le cher sénateur ?
+
+-- Il dit qu'il vient déjeuner ce matin comme c'était convenu. Hector aussi, probablement.
+
+-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel amène Jeanne.
+
+Etiennette, le rire aux lèvres, se leva et embrassa Maud.
+
+-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.
+
+-- Il n'est pas à plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas traîner le flirt trop longtemps.
+
+Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.
+
+-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.
+
+Elle sonna Betty. Dès que l'Anglaise fut là, lui présentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussitôt glisser de ses épaules sur le tapis, où vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on préparait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode où elle choisit elle-même les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, à la glace de la cheminée devant laquelle elle s'amusa à faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux étroits, aux pieds délicats, soignés comme des mains, toute cette blanche forme de Diane était si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacrée des marbres de déesse.
+
+Ensuite, allongée sur le canapé du cabinet de toilette, Betty agenouillée la tamponna légèrement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agréablement à ces frôlements agiles, discrets, de doigts féminins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle rêvait à l'aise, elle préparait sa journée dans le silence... "Maxime... Julien... les deux pôles de ma vie, à présent." Jusqu'à ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens altérés, puis rassasiés, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la réflexion ou de la révolte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'être guettée par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y être retournée, même une seule fois, depuis que Maxime est à Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, inégal, distrait, chaviré dans des silences brusques, à certains mots qui, sans doute, évoquaient le souvenir de paroles prononcées ailleurs. "Il a dû recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enragé contre mon mariage, qui lui ôte ses dernières chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"
+
+Pour la première fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manquée..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manqué, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de médiocrité, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstinée d'Aaron glissait dans son rêve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait osé le lui dire un jour, grâce au tête-à-tête forcé d'un grand dîner, il lui avait coulé dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conquête, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes à voix basse, elle l'entendait encore répétant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir réserve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours réussi à ce que je voulais !" Oh ! le misérable !... Cette déclaration cynique lui avait laissé l'impression d'un contact de bête impure, de bête gluante frôlée par mégarde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'était cela ou la misère... "Nous sommes à la veille de la débâcle," pensa-t-elle, évoquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'efforçât de les écarter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annoncé officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"
+
+Mais bientôt, demi-vêtue devant la haute psyché au cadre gris fileté de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre étaient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pensée, ils ôteraient plutôt d'eux-mêmes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont libérés pourtant et m'ont oubliée..." Elle se rappelait les mariages manqués comme une injure inguérissable... "C'est que je ne m'étais pas donné la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.
+
+Betty fixait les dernières agrafes de la robe en cachemire gris à longs plis indéplissables, et Maud, debout à la fenêtre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le château... Malgré la jeunesse de la saison, l'haleine précoce de l'été flottait, éparse dans l'air, exhalée des profondeurs déjà touffues de parc d'Armide où, parmi la verdure des taillis, se détachaient çà et là, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle âme jeune résiste à l'appel puissant, à l'invocation au bonheur jaillis d'une tiède matinée de printemps ? Maud souriait, tout à fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.
+
+-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est déjà là.
+
+Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient à peine lavées de bleu dans le poudroiement ténu du soleil. Presque aussitôt, Paul Le Tessier parut à son tour, avec Etiennette dont la nuque était d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfonçaient dans le parc, le sénateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.
+
+-- Allez voir, dit Maud à Betty, si les Chantels sont arrivés. Je n'ai plus besoin de vous.
+
+Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc où, sans doute, la danseuse Héro et son financier s'étaient, aux temps jadis, becquetés tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athlète la main de la jeune fille. Il lui contait les démarches faites pour elle, la veille, à Paris.
+
+-- Voilà, chère amie. Tout est réglé pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, à votre majorité, les vingt mille francs que vous prétendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'espère, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont à vous... Les grosses difficultés pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donné signe de vie au décès de votre mère, tout fait supposer qu'elle ne réclamera pas sa part de l'héritage.
+
+Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, dès lors, liée par son silence, l'aveu devint impossible.
+
+-- L'appartement reste à votre nom jusqu'à l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici là, nous serons mariés, je suppose, et vous déciderez ce qu'il vous plaira. De mon côté, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un congé de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moitié d'une année. Nous nous marierons à Londres; nous irons passer ensuite quelque temps à Vézeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons à Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfumés d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.
+
+Il déguisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement mûri. Il voulait épouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms éclatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.
+
+"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"
+
+-- Comme vous êtes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux câlins.
+
+Bouleversé par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inquiète et naïve à la fois, prête à douter de tout et à tout espérer, il lui répondit, d'une voix qui tremblait:
+
+-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?
+
+-- Vous savez bien que je vous aime !
+
+"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle évaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-même, comme un amant ?"
+
+Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs années, le tenaillait plus cruellement à mesure qu'il approchait de la possession. Il eût fait bon marché de la tendresse, de la dilection d'âme à âme. Il ne désirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?
+
+Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'étang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juvénile, ses trente ans.
+
+"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie à cette chose bête qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"
+
+Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait à son frère, il dit à Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:
+
+-- Rentrons, voulez-vous ?
+
+Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.
+
+Jaqueline, quand ils s'assirent à leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commencé:
+
+-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertés de vive lutte.
+
+-- Quelles libertés ?
+
+-- Liberté de sortir et de voyager seule, d'abord. Liberté de rentrer chez nous à l'heure qu'il nous plaît, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Liberté de dépenser de l'argent à notre fantaisie, liberté d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de maîtresses !
+
+-- Elles seront difficiles à marier, vos jeunes filles d'après 89.
+
+-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous êtes affichés pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage à établir, voilà tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-là qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'après, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.
+
+-- Nous verrons peut-être ces moeurs-là, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.
+
+-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.
+
+Hector, souriant, réfléchissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment désirable, et pensait à Lestrange avec le pire sentiment de jalousie mâle: celui qui jalouse la possession, sans désir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.
+
+Il demanda:
+
+-- Alors, c'est décidé, ce mariage avec l'homme blond ?
+
+-- Êtes-vous discret ?
+
+-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.
+
+-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est passé avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit à maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'étais un peu décolletée... et puis j'ai un secret pour que, quand on est près de moi, on ne puis penser qu'à moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au dîner, naturellement, Lestrange s'est allumé, allumé, à ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donné du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extrêmement: je le chavire, ce garçon. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Après dîner, on a été dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous étions vraiment là dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons causé. J'ai un peu activé Luc en lui déclarant que j'en avais tout à fait assez de ma chasteté professionnelle, que je ne demandais qu'à changer d'état; je lui racontai que j'avais des insomnies, des réveils très énervés...
+
+-- Est-ce vrai ? demanda Hector.
+
+-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voilà le plus drôle de l'affaire. Tiens ! il paraît que ça vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte là ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai achevé en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces énervements, c'était à lui, Lestrange, que je pensais.
+
+-- Et c'était encore vrai ?
+
+-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, à bout de résistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis prêt à vous épouser. Seulement, je vous préviens: j'ai peur d'être un assez mauvais mari. J'ai besoin de la société des femmes; même marié avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-être ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la chaîne, l'entrave à la liberté. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? Écoutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai inventé; mais puisqu'on se déclasse quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez déjà le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: épousons-nous, je crois que nous ferons très bon ménage ensemble, outre les petits moments particulièrement agréables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associés pour ces petits moments-là et aussi pour les intérêts sérieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout écervelée que je parais. Hors cela, de part et d'autre, liberté complète. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans pâmer, va devenir subitement chaste, ou même fidèle, après le lunch de noces. Vous continuerez à courir, sans cesser pour cela de penser à moi, car vous êtes de la variété qui cumule, vous. Moi, de mon côté, je ne demande pas mieux que d'être une perle de fidélité, une Barberine. Mais que voulez-vous ? Ma petite expérience m'a démontré que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie réelle. A quoi serviraient des promesses de résistance à une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est dû et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela près, je veux être libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout à l'heure: Serez-vous jaloux ?"
+
+-- Et qu'a-t-il répondu ?
+
+-- Il a réfléchi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous mènera pas au divorce... Vous êtes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouvé qu'il fallait vous épouser..." Là-dessus, afin de sceller nos fiançailles, je lui ai tendu mes lèvres et pour la première fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'était la première fois), j'espère n'avoir pas semblé trop gauche. Voilà... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-là, je vous le garantis !
+
+Sans attendre la réponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'éloigner, d'une grâce perverse et provocante que sa démarche accentuait. En même temps, par le chemin qui débouchait du bois de chênes à peine feuillé, une charrette à quatre places de vis-à-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fixés sur lui qu'elle aimait, il le savait bien à présent, un peu triste de la facilité de cette conquête, pressentant bien qu'elle le mènerait au mariage, et triste à la pensée de cette mort de sa liberté. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont après tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caractères chrétiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilité, la fidélité, la fécondité, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre à la moderne, une façade correcte avec la licence derrière, mieux vaut, comme les Lestrange, se prévenir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."
+
+Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.
+
+"Chère petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de même !"
+
+La charrette vira devant le perron du château d'Armide, déchirant le sable. Hector tendit à Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha à peine, tout de suite rougissante, et sauta à terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture à l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations écervelées de Mme de Rouvre, les stations chez les couturières, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas changée. C'était le même visage aristocratique et vide, la même tournure gauche et souffreteuse sous l'éternel deuil provincial. Plutôt elle avait déteint sur Mme de Rouvre, vouée maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluché, sans doute, égayé de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa façon un peu sérieuse et militaire de se vêtir, corrigé par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transformé Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux avivés par le désir de plaire à quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la différenciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche à volants déchiquetés, le corsage drapé, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle à Paris, son allure de Vendéenne souple et solide, de petite aristocrate guerrière.
+
+-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambrée, de la nuque au dernier volant.
+
+-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.
+
+-- Je vous assure, répliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.
+
+-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous déplût, ajouta-t-elle ingénument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe très bien.
+
+Maxime sourit, la pensée absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver où la table était dressée: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y était pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.
+
+Il profita du moment où s'échangeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector à part:
+
+-- Maud est absente ?
+
+-- Non, je l'ai aperçue tout à l'heure à la fenêtre de sa chambre.
+
+-- J'aurai à lui parler sérieusement avant le déjeuner.
+
+-- Encore jaloux ? Vous êtes incorrigible, gronda doucement Hector.
+
+Que de fois, depuis un mois, il avait reçu les confidences de Maxime, assailli par les délations obscures que Maud pressentait !
+
+-- Au contraire, répliqua Maxime, j'ai gravement offensé Mlle de Rouvre et je veux m'excuser auprès d'elle.
+
+-- Vous êtes décidément un fiancé rempli d'imprévu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-là dans le vestibule... Maud sera forcée de passer devant nous lorsqu'elle descendra.
+
+Ils la rencontrèrent sur le seuil même, attardée à fixer au ruban de sa ceinture un pétunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchidée. Hector, point trop rassuré sur l'issue de l'entretien, s'efforça de plaisanter:
+
+-- Voici monsieur, chère miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir à l'_interview_, n'est-ce pas ?
+
+Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de sérieux, s'effaça pour les laisser passer et s'esquiva.
+
+Maud, inquiète, voulut aussi paraître gaie:
+
+-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose à me dire ?
+
+Elle ramassait sa volonté pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pensé: "Julien !..."
+
+Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:
+
+-- Je vous demande grâce ! fit-il, la voix basse, comme consumée par l'émotion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.
+
+Maud ne comprenait pas:
+
+-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore douté de moi ?
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+-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, à douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous êtes à Chamblais, je reçois des lettres, des lettres tellement précises sur vous... sur vos habitudes... un tel mélange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journée, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel mélange de cela et de calomnies...
+
+-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? répliqua Maud en retirant ses mains.
+
+-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse à vous. Voilà ce que j'ai fait, écoutez. Quatre fois déjà, j'avais reçu une lettre écrite à la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxième porte à droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui était écrite.
+
+-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?
+
+-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai déchiré cette lettre et je ne vous en ai même parlé... Hier... j'ai été fou... je...
+
+-- Vous m'avez fait suivre ?
+
+-- Non. J'ai été rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arrêté devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a semblé... Je me suis élancé... mais la petite porte était déjà refermée... Ah ! Maud, si j'ai péché contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai passée sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...
+
+Maud écoutait, rassurée maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secrète... "Ah ! Julien se console; il reçoit des femmes, à présent..."
+
+-- Continuez, dit-elle. A quelle heure _suis-je sortie ?_
+
+-- Passé sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la tête, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arrêtée par le bras, je l'ai forcée à montrer son visage sous la lanterne de la voiture.
+
+-- Et c'était ? demanda Maud, dont la voix altérée eût donné l'éveil à un observateur plus avisé.
+
+Maxime hésita:
+
+-- Je n'ai pas le droit de la nommer.
+
+-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de démasquer les misérables qui me calomnient.
+
+-- C'est une prétendue jeune fille que j'ai vue à votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.
+
+-- Juliette Avrezac ? dit Maud.
+
+-- Oui.
+
+Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la colère de son front, de ses yeux, de sa bouche crispée.
+
+-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il à genoux, le front dans sa jupe.
+
+Elle revint à elle:
+
+-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si _cela_ a pu vous guérir, tant mieux... Car l'avenir m'inquiète, avec un coeur tel que le vôtre.
+
+Il sollicita son front, ce coin de chair embaumé par les cheveux, le seul qu'elle lui eût jamais donné le droit d'effleurer depuis leurs fiançailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des lèvres qui la brûlaient, avec un obscur désir de vengeance, l'envie de trahir, à son tour. Jamais Maxime n'avait tant reçu d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.
+
+
+
+II
+
+
+Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le départ de Maud pour Chamblais avaient mis fin à leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait guère le club, refusant les invitations mondaines, évitant le théâtre et tous les endroits où des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie était forte en ce moment, grâce à deux riches étrangers, deux frères qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commencée à cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du maître d'hôtel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arrêter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamnés qui font peur au joueur heureux lui-même, lorsqu'il rentre le soir, bourré de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagné près de trois cent mille francs. Cette fièvre unique que donne aux plus solides le mystère sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassemblées pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait à le distraire du désespoir inerte où il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles à tout autre qu'à lui, dont elle déguisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secrète, lui avait signifié la nécessité d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'après le mariage.
+
+Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journée qui suivait le sommeil noir où il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise était neuf heures, quand, le dîner fini, le cigare fumé, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Opéra, ou simplement -- car ces soirs étaient d'une tiédeur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de café-concert, pas de Bois, rien qui lui rappelât une vie mondaine, aucun endroit où l'on rencontrât des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une à une, dans le silence étouffé du club vide où traînait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il auprès d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.
+
+En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons déserts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller à sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secrète sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien représentait à son dilettantisme, et il concédait volontiers à un tel être, comme à Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.
+
+-- Vous allez écrire ? demanda Julien.
+
+-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?
+
+Tout en écrivant son télégramme, il continuait la conversation, coupée de silences:
+
+-- Que faites-vous dans ce désert, à cette heure, vous, l'homme des fêtes ?
+
+-- J'attends la partie.
+
+-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est délicieux.
+
+-- Le Bois m'ennuie.
+
+--Allez entendre Yvette.
+
+-- Yvette m'ennuie.
+
+Hector, mouillant et fermant le télégramme, se retourna à demi:
+
+-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.
+
+-- Oh ! par exemple, celles-là, je les ai en horreur ! Si j'étais sûr de ne pas en rencontrer, peut-être je sortirais.
+
+-- Bah ! s'écria Hector, quel pessimisme !
+
+Il alla jeter son télégramme dans la boîte du cercle, revint s'asseoir à califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:
+
+-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables à travers cette vallée de larmes.
+
+-- Moi, réplique Julien sourdement, les mains appuyées à plat sur la molesquine du canapé, la tête penchée d'un air d'accablement, moi, elles me dégoûtent à vomir...
+
+Son visage se contracta d'une vraie nausée. Sous ce vaste silence des pièces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence élargi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'après-dînée, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille près de lui pour écouter sa rancune:
+
+-- Oui... elles me dégoûtent ! Toutes les paroles des livres de théologie sur elles, sur leur basse animalité, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du passé le temps que je leur ai donné. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au goût de la vie et au désir de l'avenir.
+
+Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit après une pause:
+
+-- Dire qu'on rêve d'elles, de les posséder, d'être désiré par elles, depuis la fin de son enfance, dès qu'on a appris à les voir, dès qu'on devine l'amour ! Au collège, je ne pensais pas à autre chose. Comme j'étais chez des prêtres et que j'étais encore très religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de posséder toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me parût désirable ! Et j'étais chaste, avec cela.
+
+-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous étiez un prédestiné, un amant-né. Moi, au collège, j'avais déjà une maîtresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait guère. Aussi, dans la vie, je n'ai pas été un amant. Il est vrai que je ne suis pas irrésistible.
+
+-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-être davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais à raconter cela à tout le monde; mais plus d'une m'a répondu: "Non... décidément, vous êtes trop beau..." Être beau, c'est un médiocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites bêtes de luxure, toutes... la plus honnête, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chasteté, leur honnêteté, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanité ou de l'habitude... Leur âme est un chiffon qu'on reteint à la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui diffère... Et, franchement, un programme de vie qui consiste à promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... ça finit par apparaître tout à fait écoeurant et niais.
+
+Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux épars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brodé, les gros mollets blancs rôder dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'était pas encore tout à fait vidé, car, dès qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:
+
+-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis guéri... Aucune ne me fera plus envie, à présent: j'ai retrouvé la chasteté au fond de la débauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une débutante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la société contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est restée une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par désoeuvrement, pour tâcher d'oublier mes embêtements. Elle est restée là plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'écoeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. Ça m'énerve et ça vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.
+
+Hector se leva:
+
+-- Je vais passer une heure à l'Opéra, où j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et même je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.
+
+-- Oh ! mon cher, je vous jure...
+
+-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser à bout... je vous ai observé, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, _toutes_, vous soient indifférentes...
+
+Suberceaux se redressa:
+
+-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glacés.
+
+Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.
+
+-- Après tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre à part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus à notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fixée ?
+
+Il tâchait de se dompter, mais sa voix brisée avouait.
+
+-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par conséquent.
+
+-- Ah ! fit Suberceau.
+
+Il ne disait plus rien, figé sur place, les yeux à la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main à Hector:
+
+-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course à faire, une course pressée, ce soir. Adieu.
+
+Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussitôt. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fenêtre, il aperçut Julien s'éloignant à pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes réflexions.
+
+-- Voilà un homme, pensa-t-il, qui est à bout, et qui médite la péripétie du drame. Que faire, moi ?
+
+Le rôle de Providence répugnait à son scepticisme indulgent. "Être Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."
+
+Il lui sembla tout de même, à la réflexion, que le mariage de Maud avec Chantel était encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".
+
+"Et puis j'ai promis à Maud mon alliance." Il se décida, écrivit et jeta à la boîte un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin à Chamblain: "Veillez, chère amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcité, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soirée à l'Opéra, content d'une journée où il avait goûté cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en était de passion.
+
+Julien cependant, de ce pas accablé, vaincu, qu'Hector avait guetté de la fenêtre, tournait l'angle de la rue Saint-Honoré, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint à lui... Rentrer là, retrouver éparse dans l'air, attachée aux tentures, reflétée dans l'au-delà mystérieux des glaces, cette poussière, cette fumée du Soi aboli que laissent traîner les jours échus, oh ! non, plutôt s'échapper même du présent, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin à la hâte, comme s'il eût peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fantômes pareils à lui-même.
+
+Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre côté du boulevard sa longue perspective éclairée par les deux chapelets d'étoiles jaunes, l'attira, propice à une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, étonné du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, étonné de son ombre girante à chaque bec de gaz, étonné de se sentir vivre. Car le problème de la vie, de la personnalité permanente, oublié dans le train-train des jours sans événements, requiert impérieusement l'être humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine désorientée et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, _voyait_ un autre être vivre, penser, pâtir, et cet être était lui-même: et, à constater que c'était bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'émoi d'une chute pesante, inattendue.
+
+"Dans neuf jours ! Mariée dans neuf jours..." Il prononçait ces mots à mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses réelles, comme s'il eût dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du rêve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, après le choc de la pensée: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxié qui cherche l'air désespérément, dans l'atmosphère sans air. Vite comme le rêve, où les années s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa mémoire les faits, les dates, les paroles, le tissu du passé qui devait, lui semblait-il, emmailler le présent, le contraindre à _n'être pas_ la séparation, la fin. La force d'espoir et de conquête qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait à Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se révoltait contre la défaite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."
+
+Sa pensée désorientée ressaisit des bribes de raisonnements, tout le puéril scepticisme opposé naguère aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son éducation. "La possession d'une femme doit être aussi indifférente à l'être moral qu'un verre bu d'une liqueur agréable... La morale, le sentiment surajoutés à cet acte sont des rêvasseries de moine et de poète. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son intérêt."
+
+Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau désemparé. Mais pourquoi, à cette heure de souffrance, victime à son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irrésistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, à celles du passé, de l'enfance chaste et religieuse ?
+
+"Il y a une loi morale imposée à l'amour humain. Cette étreinte fugitive comme le contact du verre plein sur les lèvres, elle atteint par contre-coup les facultés de souffrance de tout l'être humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."
+
+Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'était pas la jalousie théorique, celle que les psychographes ont inscrite et démontrée dans leurs théorèmes, l'échauffement de colère provoqué par l'image d'une autre goûtant la volupté volée. Plus que jamais, au contraire, ce dégoût de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute évocation de lubricité. Sa jalousie, sa rancune, c'était de penser que Maud s'affranchissait de le désirer, lui, l'Amant, qu'il n'était plus nécessaire, tandis que lui-même ne pouvait s'affranchir. Il l'avait éprouvé aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoquée par dépit. Son corps même, ses nerfs refusaient l'émotion. L'Absente, l'infidèle gardait malgré tout son domaine; le désir éperdu de la dernière minute le forçait encore, de loin, à la fidélité.
+
+"Mais elle aussi souffre, sans doute !"
+
+C'était l'espoir de sa jalousie, qu'elle montât son calvaire, elle aussi.
+
+"Elle n'a pas cessé de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'intérêt. Elle souffre... à moins que ?"
+
+Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre lèvres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le désir de chair le ressaisit.
+
+La netteté d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le dégrisa et le rejeta à la réalité. "Où suis-je ?" Autour de lui, c'était la trouée claire du pont de l'Europe. Une corde secrète de la mémoire, frappée par le souvenir des caresses, avait vibré... "Quoi ! cet endroit même ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une bête blessée, à toutes ses remises familières.
+
+Il dut obéir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-Pétersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, déjà, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits débits de vins à lanterne rouge... La soirée était douce, poudreuse, large et gaie.
+
+Devant la maison de Mathilde, il hésita. La porte était fermée, comme chaque soir. "Que dire à la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."
+
+Mais aussitôt il pensa qu'on lui obéissait _toujours_ quand il mettait un certain air de volonté dans sa voix.
+
+Il gagna la loge. La femme y était seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorité qui prévient la réplique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a guère d'autre.
+
+-- J'ai laissé là-haut un nécessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant à rassurer cette âme simple.
+
+La concierge donna la clef. Julien monta les trois étages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il désirait quelque chose ! Dans le désarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonnée de revoir cette chambre complice, même vide, dans l'appartement vide et mort.
+
+
+La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien changé; il le constata dès qu'il eut allumé le bougeoir posé comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'étaient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle à manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabité imprégnait l'air, combattue par cette odeur délicate que laisse longtemps après soi la peau parfumée des femmes, là où elles se sont maintes fois habillées, déshabillées, où elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore épars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, figé en gouttes dans les flacons, empoussiérant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter.
+
+Julien, le coeur opprimé d'émotion, entra, alluma les candélabres de la cheminée, refit ce cher ménage d'amour si souvent, si allègrement faut au temps des entrevues d'hiver. L'étreinte des fantômes qu'il avait fuie tout à l'heure, à la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupté. Mais l'hallucination se dérobait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fenêtre, il fermait les yeux, écoutant le bruit des rares voitures. Malgré l'identité du décor, hier refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut même pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de désespoir sans attendrissement, sans pleurs.
+
+Bientôt il se leva, gémissant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.
+
+"J'ai mal !..."
+
+L'horreur de vivre le pénétra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait même plus l'Absente. Une fureur de détruire, d'anéantir le passé l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurté. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient à un vêtement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de fougère, vivifiée par l'émanation de la chair, y restait enrésillée. Longtemps étouffée, elle monta brusquement aux narines: choc léger, qui fit jaillir l'émotion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait péché...
+
+"Maud, Maud chérie !..."
+
+Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effaré de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il gémissait.
+
+Or, si désespéré, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussière malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il mêla aux divins noms jadis implorés le nom de celle dont il avait profané le corps adorable. Et il fut ainsi, sincèrement, l'être religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les grâces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit garçon, désirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses à la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai _sainement_ avec elle. Mais rendez-la-moi !"
+
+Tragiques, les vagissements désespérés de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces prières proférées, les lèvres dans le linge fait pour vêtir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire à des caresses passionnées !
+
+
+Quand il redescendit, onze heures avaient sonné. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en même temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les décombres, surgissait malgré tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coulé sur son chagrin; c'est qu'il avait touché le fond de sa conscience et y avait retrouvé, avec ce qui y restait de moralité et de foi, l'indéfectible espérance qui dort au creux des âmes désespérées.
+
+"Cela ne se fera pas. Elle n'épousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'événement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le dénouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni même s'il en userait.
+
+Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se réfléchissait à peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'eût vu sortir, passé minuit, en frac sous le léger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honoré à pied, d'un pas de flânerie, gagner le cercle et s'asseoir à la table de jeu, à côté d'un panier de jetons, -- certes n'eût pas imaginé que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un état de fièvre continue, et, depuis six, presque en démence, -- que deux heures plus tôt, il avait agonisé en serrant contre ses lèvres le chiffon de batiste qui, soigneusement plié, à peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait légèrement la poche de son frac.
+
+Au club, la partie était commencée. Il ponta quelques instants, puis, dès qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque soldée par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie naïve, insolente, où les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.
+
+Joueur toujours impassible: mais, ce jour-là, il força l'admiration des plus hostiles. Il avait laissé couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matinée de printemps, les poumons joyeux et larges.
+
+Faut-il le dire ? il éprouvait, de la continuité de sa malechance, une sorte de satisfaction. Âme de féticheur, il s'était fait en lui-même, à son insu, cette "réussite" étrange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus à lui, peut-être, que ses vêtements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas à chercher comment; il était tranquille; il sentait dans le chaos de sa tête germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud épandant son parfum sous ses narines.
+
+C'était bien une âme de joueur à travers la vie, à la fois outrancière et puérile, superstitieuse et téméraire, l'âme des joueurs, l'âme des femmes, l'âme aussi des conquérants, quand il plaît au hasard.
+
+
+
+III
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+Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu méconnaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a gardé sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement comparées par Victor Hugo à des clarinettes monstrueuses, à l'ombre du grand séminaire, où ne furent point changées les dalles du parloir depuis le temps où elles se mouillèrent des pleurs de Manon, toutes les industries laïques qui vivent du prêtre et du fidèle s'y groupent dans la pénombre d'installations discrètes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies étroites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des bréviaires, des _horae diurnae_. Les rues elles-mêmes portent des noms fanés, vieillots, ecclésiastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'hôtels spéciaux, fréquentés par des prêtres en voyage, par des religieuses en obédience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adressées par l'évêque de leur endroit. Dans ces hôtels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds à solives échampis de blanc, les lits à flèche d'où tombent les rideaux de calicot, les sujets de piété ornant la cheminée et les murailles. La propreté y est étriquée et méticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle à manger, un vrai réfectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, étoilé de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit prévenir le matin pour avoir un bifteck à son déjeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de méfiance. Le bureau de l'hôtel est meublé en acajou, décoré de vases remplis de ces brindilles panachées que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve _la Croix_, avec son Christ saignant parmi des rayons, _l'Univers_, la _Revue du Monde catholique_... Et ces hôtels, outre le charme singulier de leur décor usé, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honnêtes, seraient assurément des meilleurs de Paris, s'il n'y régnait cette atmosphère de tristesse et d'acrimonie dégagée par les gens qui touchent au clergé et ne sont pas des prêtres.
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+Tel cet hôtel des Missionnaires où demeurent, à Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en façade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent découpés en bosquets, en massifs, en piécettes d'eau, avec des statues pieuses semées çà et là, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le décor, en arrière-plan, du grand séminaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant à Paris et attendant la rentrée au séminaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit étroit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de piété, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'était ce lit, la petite table de nuit posée auprès, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricotés, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite bibliothèque en planche et en bâtons articulés. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la cheminée, ornée de deux gros coquillages. Une gravure décorait la muraille, d'après la Descente de croix de Rembrandt, extraite du _Magasin pittoresque_.
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+La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un pèlerin à ce point travaillé de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalté de joie, oubliant les heures à regarder un portrait de Maud, à repenser à telles minutes exceptionnelles passées près d'elle, -- ou ramassé sur lui-même dans une horrible et douloureuse rêverie, tenaillé d'envies de départ, de fuite là-bas, vers la solitude de Vézeris. Car le pays natal, à chaque accès de souffrance, s'évoquait ainsi qu'un désirable, inviolable asile.
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+La vraie passion peut se reconnaître à l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'âme. Le viveur, touché par cette force mystérieuse, peut continuer sa vie dissipée: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en était pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exerçant sur une âme de taciturne, seul par goût et par état depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de régiment, avait vécu à Vézeris, entre sa famille, des paysans et un vieux précepteur ecclésiastique. Pendant cette sortie à travers le monde que furent les années militaires, il avait subi la crise de virilité qu'un médecin eût prédite à sa jeunesse chaste et entravée; mais avant même de revenir à Vézeris, une remontée de dégoût contre soi, contre la femme instrument à sensations, payée pour cela, l'avait guéri, soumis à l'abstinence. La gourme était jetée. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental doué d'un tempérament brutal, impérieux. L'obsession de la femme aimée devint tout de suite pour lui aiguë, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa présence, irrité qu'elle ne fût pas là à toute heure, irrité de sa propre gaucherie qui, près d'elle, le paralysait, lui ôtait le courage de mendier une caresse, dans la peur de déplaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volonté, du désordre présent de son énergie. Ce n'était pas ainsi, il en était sûr, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immolé à l'Épouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imaginé son avenir conjugal: l'union d'une volonté et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilité douce et résignée, comme sa soeur Jeanne, façonnée par lui ! Et voilà qu'il se fiançait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aimée était de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'état de coeur où durent être les chefs barbares, maîtres de Rome, que des Romaines daignèrent aimer: esclaves ombrageux, méprisant et adorant leur servitude. Maxime, irrité de la protestation secrète de sa dignité, lui avait résolument imposé silence. "Je veux être ainsi... Je veux obéir..." Comme ces catholiques qui jouissent à immoler leurs goûts, à mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement à la pensée consumatrice de celle qu'il chérissait.
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+Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'était la voix sagace qui avait parlé, le jour où il s'était enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parlé de nouveau, le soir où il entrait à l'Opéra avec Hector Le Tessier, le soir encore du dîner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui répétait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie à toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour où tu l'as aimée, tu as chéri l'erreur, invoqué la catastrophe..." Cette voix obstinée troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une fêlure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, à certains retours de Chamblais, après l'ensorcellement d'une après-midi entière passée aux côtés de Maud... Et même près d'elle, il en était harcelé, quand parfois, inquiète de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destinée hors de ses goûts, hors de ses projets. Il se laissait traîner chez les couturières, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'âme engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave à qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais paré à tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. Même après les mauvaises journées, où l'anxiété l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'à demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement délaissé, si dégoûté des minutes de sa vie où elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un pénitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle fût là toujours, près de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais là... Dans ce désarroi de son coeur, dans cette fièvre de ses sens, les lettres dénonciatrices qui accusaient Maud étaient tombées sur lui, coup sur coup, le mariage une fois résolu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait juré à Maud qu'il avait foi en elle, il _ne voulait pas_ douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement précises, qui semblaient si informées, décrivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses démarches de la journée ? Il souffrit, il combattit avec lui-même, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, à Paris, à qui l'on n'ait prêté des camarades à de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'éclat pour n'avoir pas suscité la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."
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+Malgré tout, malgré ses raisonnements, malgré l'argument rassurant que lui fournissait l'irréprochable tenue de Maud, malgré le mépris que tout honnête homme garde à la dénonciation anonyme, malgré sa volonté et son amour, enfin sans avoir jamais osé se dire à lui-même: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.
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+Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on écrira sur l'inanité et l'ignominie des lettres anonymes n'empêchera pas l'homme le plus sensé d'être bouleversé par une telle lettre lui dénonçant la fraude d'une femme chérie, eût-il pour cette femme le respect le mieux confirmé. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant à ce problème effroyable: "Qu'y a-t-il derrière le front de ma maîtresse ? Que sais-je de sa pensée ?" Ah ! si intime et si abandonnée qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la défiance ce sont la raison même, car une âme est un mystère pou une autre âme: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voilà ce que rappelle à l'amant le plus croyant l'infâme papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'était venu à la confiance que par un acte de volonté comparable à l'effort d'un prêtre pour retenir la foi qui s'échappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'édifice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonné ! Les seuls solides se sont bâtis tout seuls, dans l'irréflexion.
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+Maxime connut l'horrible travail intérieur que la pensée industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgré vous, le travail qui va chercher les souvenirs épi par épi, les réunit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa mémoire travaillait avec persévérance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la première entrevue... "La mère a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... _Elle_ est belle et se tient bien, mais elle n'a pas _l'air d'une jeune fille_..." Et déjà, il s'en souvenait maintenant, dès ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il était tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et très bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la société des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne était si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude où s'achève, dans l'absence, la conquête de tout son être, mais le doute n'est jamais exclu de sa pensée fidèle. Puis c'est le retour à Paris, l'entrée dans le salon de l'avenue Kléber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures déshonnêtes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, étreignant plus étroitement l'amour qui grandit. Il le suit pas à pas, il croît avec lui... Voici le vestibule de l'Opéra: Suberceaux, la face décomposée, force d'un regard Maud à quitter le bras de Maxime, et ils échangent des paroles secrètes. Maud les explique bien à Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est près d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui paraît puérile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant à présent ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas épris de Marthe de Reversier... Encore une étape, c'est le dîner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet étang magique, parmi cette clarté de rêve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une tiédeur délicate, et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se dérobe. Pourquoi ? Par innocence, par pudique révolte ? Il l'a pensé alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces débauchés professionnels, une jeune fille, même sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'était le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexpérimenté qu'il fût à l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilité trop éveillée, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi rétractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit à cette constatation par la logique de ses réflexions, il se réveillait, il se révoltait, il ne voulait plus croire: c'était trop douloureux aussi, trop effroyable à imaginer que celle qu'il adorait eût horreur de lui: c'était plus affreux encore que la pensée d'être trahi. Il se forçait de nouveau à se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche évidemment à ne pas me déplaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renoncé au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant à part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sincérité ?..." Il revivait les jours adorables, ceux où les soucis d'installation et de trousseau faisaient trêve. Alors, il déjeunait à Chamblais, y passait l'après-midi, y dînait, revenant à Paris par un train du soir. Quand le temps était beau et sec (et par ce printemps béni, il l'était presque tous les jours), il allait à pied de la gare au château d'Armide, par un raccourci à travers bois qui réduisait le trajet à moins de deux kilomètres: et, sachant l'heure de son arrivée, Maud avait imaginé d'avancer à sa rencontre jusqu'à la porte lattée qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin aperçue dans l'aurore verte des bois ! ce visage adoré, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au château d'Armide, près d'elle... C'était le meilleur moment de la journée, avec quelques instants de l'après-midi où parfois ils étaient seuls dans la serre. Dès que d'autres se trouvaient avec eux, fût-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrité de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le tête-à-tête avec Maxime ne semblait point lui déplaire et plusieurs fois elle lui avait marqué, pour son esprit et son caractère, une estime certainement non jouée. Après ces journées heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de séminariste, enivré, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journée. Alors il ne doutait plus, il était sûr d'elle et sûr de lui, jusqu'à ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile élaboration de sa pensée, le rejetât au désarroi de la jalousie et du doute.
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+Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral eût-il trouvé dans sa mère, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inférieures à la sienne, et des coeurs aussi passionnés, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient à ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni même en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inné des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et défend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef chéri et respecté, elles souffraient, elles étaient anxieuses par contre-coup. C'était le sujet de leurs constants entretiens, les noires mélancolies de Maxime, les journées où son visage décomposé, la distraction de sa pensée (quoiqu'il s'efforçât de ne rien laisser transparaître et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat intérieur. Mme de Chantel, honnête esprit tout à fait borné à sa vie de solitude et de pureté, était bien incapable de pénétrer le mystère ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement éprouvé, en aimant ellemême de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans mélancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fiancée, il est impatient..." Cela n'étonnait pas son âme honnête qui avait été en même temps extrêmement passionnée, mais pour un seul être humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et chérit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait même pas cette expérience pour expliquer le désarroi moral de son frère. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce frère, son véritable éducateur, et quel éducateur tendre et fervent ! elle n'eût pas été femme si un levain de jalousie n'eût germé dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abnégation de chrétienne, le jugeant malsain,
+coupable...mais sa résolution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son frère, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque spécifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit à la détester. Pourtant elle n'eût, en ce moment, demandé qu'à être heureuse, à regarder, à sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commençait à aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'éducation exceptionnelle pour garder cette innocence à une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingtième année !); elle aimait avec la joie ingénue de découvrir en soi une force, une ardeur ignorées. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les sépare du jour. Elle n'osait le dire encore à sa mère, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette mère avait aimé, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de nécessité qui dit: "Il faut," ou la vie est brisée.
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+Au moins, la mère et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la prière. Que de matinées les virent monter à pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire déjà vénérable qui dresse au faîte de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore échafaudées ! Que d'après-midi elles passèrent dans l'ombre discrète, pailletée de mille cierges allumés, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'aîné, la digne perpétuation de la famille par une fidèle gardienne de son honneur... Et Jeanne osait mêler à cette prière désintéressée une prière plus égoïste, implorant pour elle-même le bonheur d'être aimée. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."
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+Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aiguë, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'échauffement de coeur que n'avaient pas étouffé les cendres de la débauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, élevé religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en était allée de lui, comme tombent les cheveux à quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Impénétrable mystère, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, délaisse les autres, contrarie les éducations et les hérédités par un caprice qui ne se prévoit ni se s'évite. Maxime était incroyant
+avec une telle sincérité que l'idée de la prière ne lui venait même pas: signe indiscutable de l'athéisme vrai.
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+Dépourvu d'appui où fonder sa résistance, il arriva ce qui devait arriver: une dernière lettre eut raison de ses résolutions. La lettre, "typée" à la machine, disait:
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+Vous ne voulez pas voir, décidément et vous allez vous marier avec une créature ! Cette lettre est la dernière que vous écrira la personne qui s'intéresse à vous: prenez-y garde ! Si vous n'êtes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en coûte-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassuré définitivement..."
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+Le correspondant mystérieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: _Prudence_, était certes un psychologue assez avisé. Les deux arguments qui terminaient décidèrent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isolée de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la délivrance: c'était le flacon de morphine montré au néphrétique à qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus après la piqûre..." A cinq heures, il était rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entrée. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut _la certitude_ que Maud était là, dans les bras de Suberceaux... Cinq siècles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du _temps_ à proprement dire: toute catégorie de succession avait disparu: il souffrit à chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, après cette passion, la résurrection de ce damné, quand il constata, de ses yeux, que la femme entrée chez Suberceaux _n'était point Maud_. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout était expliqué: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait être plus complètement rassuré.
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+Et cet incident, d'apparence romanesque, n'était même point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur rareté, avait des doublures à ce premier rôle, des obéissantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'énervement. Dès que Maud implorée par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait télégraphié à Juliette Avrezac, ou plutôt à Mme Duclerc leur intermédiaire complaisante, et la jeune fille était venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le délaissement où, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.
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+Maxime regagna l'hôtel des Missionnaires, ce soir-là, ivre de cette excessive joie dont la fièvre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa mère et sa soeur l'attendaient, pou le dîner qu'ils prenaient à une petite table, dans la salle commune du rez-de-chaussée, parmi les vieilles dames à coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutanés barbus, convives habituels de la maison.
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+Maxime embrassa les deux femmes avec un élan d'allégresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rasséréna, les remplit d'une joie fiévreuse, presque égale à la sienne: c'était le fils, le frère perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames à cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards à barbe et à soutane se scandalisèrent quelque peu, sans doute, de la gaieté qui régnait à cette table de trois convives, si morne d'habitude, et où l'on osa, ce soir là, -- un samedi, jour de demi-pénitence ! -- déboucher une bouteille capsulée d'étain, d'où s'émulsionnait un liquide sucré, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: _Véritable Champagne Saint-Joseph_.
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+Par une miséricorde de la destinée, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussitôt. Elle fut durable. Le doute était mort. Son coeur contenait à la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son péché contre elle: à nul prix il n'eût consenti à garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avoué, et que le premier baiser un peu consenti de Maud eût scellé la rémission, sa fièvre s'apaisa. La journée s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la sérénité des visages, l'espoir d'un bonheur proche où chacun prendrait sa part. Rentré dans sa chambre de séminariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas à s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit traversé par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la béatitude de son coeur enfin comblé. Le crépuscule du matin bleuissait les fenêtres quand il s'endormit.
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+A la même heure, Suberceaux, rentré chez lui, ruiné et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant où seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."
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+IV
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+L'obsession de cette pensée: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clarté qui luisit dans le cerveau de Julien, au réveil: tout le reste était l'incohérence, la nuit. Un tel état mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement étudiés aujourd'hui, qui se lèvent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, mystérieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, où la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les êtres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'émotions factices, violentes et répétées, qui est la vie des capitales modernes, c'est-à-dire des grands marchés d'argent, de gloire et de débauche, -- presque tous ces êtres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir éclater brusquement l'événement: le meurtre commis sur l'amant par le mari réputé le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", après une soirée de thé, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la débâcle dans l'ordure d'un grave personnage après trente ans de tenue.
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+L'idée fixe de Julien le poussa à se hâter à se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, à provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient à la mémoire: "Maxime tous les jours à déjeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le pôle de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne méditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible névralgie de son âme était assourdie, stupéfiée, sinon apaisée. Comme son valet de chambre, étonné d'être sonné à cette heure matinale, lui disait:
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+-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?
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+Il sourit assez gaiement.
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+-- Non, Constant, je vais seulement à la campagne.
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+Et c'était vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.
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+En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures passées de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien tôt..." Le mécanisme de sa mémoire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", à la gare du Nord. "J'arriverai un peu tôt... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait être là, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'était maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout à l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."
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+Il arriva à la gare du Nord quelques minutes avant le départ du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'ébranla, Julien commença à réfléchir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement à cette clarté de l'idée fixe qui d'abord l'avait ébloui. Il entrait dans l'action; il commença à _voir_, avec la netteté et la sûreté de l'instinct, ce qu'il allait faire.
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+Dans moins d'une demi-heure, il serait à la gare de Chamblais. Il se rappela le décor: la petite gare rouge et jaunâtre, dressée, presque isolée, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de forêts... Il se rappela la traverse dont lui avait parlé Hector, le sentier sous bois qui menait à une porte lattée. Par là passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que créent à un homme de longues habitudes de correction raffinée se révolta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre à la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout à coup que peut-être Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut résolu ce qu'il ferait: attendre à la gare l'arrivée du train, se mêler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, immédiatement après l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il espéra secrètement, en ce moment où il essayait de dérober son secret à l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un prétexte quelconque à duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'épée ! L'évocation de sa fièvre avait changé, il voyait maintenant en face de lui un plastron de chemise, un fer croisé... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment haï se ressouviendra de ce brusque élan de férocité, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien désira cela passionnément; il se délecta à ce désir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un réveil après un songe heureux quand l'arrêt le rappela à la réalité. Il était arrivé à Chamblais.
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+L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues à errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la façade du côté du bois, passèrent vite, tant était intense sa préoccupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine où il se retrouverait face à face avec Maxime.
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+Sensation fréquente dans le rêve, dans le délire de la fièvre, ces recommencements consécutifs figé, distrait de tout, absent de la réalité, hypnotisé par ses imaginations. Et il lui apparut là, vraiment, comme le fantôme de sa destinée hostile, dressé sur le seuil du chemin qui le menait à Maud, décidé à le lui barrer. Telle fut la première pensée de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affolée avait dû le reconnaître, se plaindre à son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien étaient singuliers le retard et le lieu de cette démarche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime était confirmé dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux était l'amant de Juliette Avrezac.
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+Il aborde Julien:
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+-- Monsieur, vous m'attendiez ?
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+L'imprévu de cet abord fit hésiter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il méditait. Il se reprit aussitôt, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indifférence ironique dont l'habitude d'être épié par ses adversaires revêt la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.
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+-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, répliqua-t-il. Vous allez sans doute...
+
+-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311
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+moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.
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+Suberceaux dit:
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+-- Comme vous voudrez.
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+Les quelques voyageurs s'étaient dispersés déjà, emportés par les voitures publiques vers le village, situé à l'opposé des bois, dans la vallée de l'Oise.
+
+Maxime et Suberceaux se dirigèrent du côté du bois. Ils ne se parlaient pas, gênés par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les eût guettés. L'homme ne se sent point en sûreté pour exprimer sa pensée confidentielle, sinon dans les espaces étroits et clos. Dès qu'ils eurent franchi la lisière des premiers taillis, dans le chemin qui menait au château d'Armide, ils ralentirent le pas.
+
+-- Monsieur, dit Maxime, je tiens à vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine liberté que je regrette sincèrement ce qui s'est passé. J'ai agi sous l'empire d'une émotion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses à... la personne en question. Voilà.
+
+C'est une caprice ironique de la Destinée, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.
+
+Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas à l'esprit qu'il pût s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac était si loin de sa pensée en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de dérobage. Et, habitué à dominer les autres hommes, à les passer outre, cela ne l'étonna pas.
+
+-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont là vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?
+
+Maxime, cette fois, soupçonna l'erreur.
+
+-- Je crois décidément, répliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la même personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez reçue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, à six heures, il y a quelques jours.
+
+-- Juliette Avrezac ?
+
+-- C'est vous qui la nommez.
+
+-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a à faire ici ?
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+-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est passé ? Ce n'est pas mon rôle de vous l'apprendre. J'ai été induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse auprès de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande à mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...
+
+Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte à relever. Il guettait si évidemment que Maxime s'en aperçut. Maxime frémit de l'envie brutale de lutter entre mâles, dans cette forêt, la même envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est déshonorée..." Cette pensée l'arrêta. Il résolut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut résolu formellement, définitivement, comme tout ce qu'il décidait.
+
+-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire.
+
+-- Mais pas du tout, monsieur, répliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir à une femme un espionnage odieux...
+
+-- Arrêtez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous là-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'épée... Je ne me battrai pas avec vous avant d'être le mari de Mlle de Rouvre; voilà qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Après, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout disposé à vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.
+
+Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas à s'obstiner; il fut obligé de se rendre cette terrible justice, châtiment des caractères qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera déshonoré !"
+
+Et le grand désespoir de la veille, dont l'avait momentanément délivré la résolution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- à présent que le moyen si simple d'un duel lui échappait, de nouveau s'abattit sur lui.
+
+Les deux hommes, sans plus rien dire, marchèrent quelque temps le long de l'allée. Malgré tout, Maxime désirait que Suberceaux parlât encore, effaré devant le réveil des affreuses hésitations assoupies. D'accord, tous deux s'arrêtèrent et se considèrent. Ils comprirent, après ce coup d'oeil échangé, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'âme l'un de l'autre, et que cette explication était nécessaire. Il y eut, à cette éloquente déclaration que se firent leurs yeux, une promesse réciproque de trêve. C'était l'entente passagère de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture infligée par une même femme. Le jouisseur sans moralité qu'était Suberceaux, l'espèce de saint laïque qu'était Maxime de Chantel s'allièrent un instant.
+
+-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque à voix basse, son masque d'ironie mondaine tombé, n'allez pas à Chamblais !
+
+Et il y eut de l'anxiété, pas de colère, dans la réplique de Maxime, ce simple mot:
+
+-- Pourquoi ?
+
+-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez à présent, j'en suis sûr. Retournez à Paris, retournez dans votre pays. Tâchez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.
+
+Maxime, lentement, avançait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste où il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:
+
+-- Vous ne pouvez pas épouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans colère. Croyez-moi. Vous allez à une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.
+
+-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.
+
+Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus à dissimuler.
+
+-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'épouser... ni elle...
+
+Un cri de détresse s'étrangla dans la gorge de Maxime:
+
+-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... misérable !
+
+Suberceaux secoua la tête:
+
+-- A quoi bon nous battre ? _Tout est fini_, maintenant que vous savez. Maud est ma...
+
+Il détourna avec son bras, habitué aux luttes, l'élan de Maxime qui se précipitait sur lui, et l'arrêta court en disant:
+
+-- Chut !... la voici...
+
+Une tache mauve flottait, ensoleillée, au delà du coude de l'avenue, et s'avançait. Ils continuèrent à marcher à sa rencontre. Et soudain, Maud les aperçut.
+
+Elle tressaillit: sans savoir comment s'était machinée cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois présagée, où les deux hommes s'expliqueraient en sa présence, -- que cette heure venait d'échoir.
+
+Elle ramassa son énergie, recueillit son sang-froid de lutteuse, résolue à passer outre, à continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-être Maxime e sait rien... Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand même !" Rester soi, c'était ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arrière, toujours résolue. "Ni celui-ci ni celui-là ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masquée d'impénétrable indifférence, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus troublé, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'abîme où ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."
+
+Maxime, lui, s'était ressaisi.
+
+-- Maud, dit-il, la voix tout de même entrecoupée, j'ai trouvé, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...
+
+Suberceaux, blême d'émotion, essaya de parler, si troublé que sa bouche se tordit sans proférer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.
+
+-- Qu'est-ce qu'_il_ vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux où elle mit de la douceur.
+
+-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez été sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... maîtresse.
+
+Elle marcha à Suberceaux et demanda:
+
+-- Tu as dit cela ?
+
+Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:
+
+-- Maud...
+
+Sans proférer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilité et de mépris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacérant la peau qui saigna.
+
+-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux à terre.
+
+Il tremblait comme un enfant qu'on vient de châtier. La brève douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chère, il chercha la caresse dans cette brutalité. Mais le regard de Maud, arrêté sur lui, lui ôtait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.
+
+-- Va-t'en ! répéta Maud.
+
+Lentement, il remit son chapeau bossué, sali de terre. C'était douloureux, affreux, cet écroulement brusque de la dignité d'un homme sous l'impérieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, à ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit où il était; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'être humilié. Il ne pensait que ceci: "Maud irritée... et la seule chance d'être pardonné, obéir, obéir vite."
+
+-- Va-t'en !
+
+Il ne demanda plus rien; humblement, comme une bête battue, il partit, sans hâte... Maud et Maxime le virent s'éloigner à pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arrière... Oui, c'était navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignité d'homme pour l'homme qui partait ainsi flétri et battu par une femme, dans l'effroyable déchéance où s'effondrent tôt ou tard ceux dont l'amour-débauche a lentement usé la volonté, dissous le sens moral, derrière l'apparence façade d'ironie et d'insolence.
+
+Courbé, chancelant, méconnaissable, Maud et Maxime le virent disparaître au coude de l'allée. Ils étaient seuls. Si Maxime eût jamais senti fléchir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'eût ranimé. Ralliant toutes ses énergies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il prononça:
+
+-- C'est à mon tour de partir, n'est-ce pas ?
+
+Ils se regardèrent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose à se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il dépend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette âme d'aventurière héroïque, point vulgaire, bien que dévoyée, la vue de Suberceaux effondré et fuyant avait eu le même contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la dégoûta subitement.
+
+-- Écoutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas trompé: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais été sa maîtresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aimée, que je l'ai aimé... que je l'aimais peut-être encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas à vous persuader, à vous retenir malgré vous.
+
+Il n'est point d'amant sincère qui n'eût, à ces paroles, entrevu la lueur d'une espérance.
+
+-- Alors, fit Maxime...
+
+Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionné, imploraient une explication complète, rassurante.
+
+Pour la première fois peut-être, Maud comprit le leurre de cette prétendue dignité personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'eût-elle voulu, d'expliquer la vérité à Maxime. Il eût fallu mentir, encore mentir.
+
+-- Ce qui s'est passé entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sincérité, de rachat devant soi-même, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus à moi.
+
+L'horreur de la séparation imminente fit pâlir Maxime. Une fois encore, il voulut espérer. Tous deux, lentement, s'étaient remis en marche vers le château:
+
+-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le passé ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'_il_ a menti, pourquoi me défendre de penser à vous ?
+
+Elle le regarda, reprise d'hésitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tirésias de Sophocle. Maxime reprit:
+
+-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?
+
+Ce mot de pardon rompit brusquement la trêve; Maud fut décidée d'un coup.
+
+-- Je ne veux pas de pardon, répliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" à un moment où, peut-être, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser à moi haineusement. Vous me le promettez ?
+
+Maxime comprit, au sérieux de ces paroles, que vraiment l'adieu était formel, qu'il fallait se quitter.
+
+-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troublée.
+
+-- Adieu !
+
+Et ce fut tout. Il la vit s'éloigner: la tache mauve s'estompa quelque temps à travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effaça. Alors, alors seulement il comprit que son rêve était fini, que Maud était perdue.
+
+Une statue, près de là, dans un enfoncement de l'allée, une Hébé de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'écroula dans l'abîme de cette idée fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"
+
+
+Maud n'existait plus: à sa place, il voyait maintenant, les écailles tombées de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, où elle vivait, et dont il l'avait mise à part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la mémoire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'épouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, à présent, préparé à la soudaine évidence par les longues angoisses des doutes antérieurs. Aimer une telle âme, désirer un corps ainsi pollué, non !... C'était si impossible à cet être simple et sain, qu'il n'eut pas même l'idée de courir à cette maison, toute proche, où elle s'en était retournée, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir à qui il lui plairait: la jalousie ni le désir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle était l'agonie même ! c'est que quelqu'un était perdu irréparablement, était mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait adoré. Elle était morte, la fiancée, l'amante: il la pleurait comme une morte...
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+Et toute sa vie il la pleurerait.
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+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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+Le soir même, Maud de Rouvre était réinstallée à Paris. Sa résolution, comme toujours, avait été prompte et définitive. Après avoir quitté Maxime, elle avait regagné le château d'Armide, s'était enfermée seule dans sa chambre et, là, avait considéré les événements comme un chef d'armée inspecte ce qui lui reste de troupes après une défaite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'était une défaite, la ruine d'espérances précieuses. Reconquérir Maxime, elle n'y songea même pas. Si, près d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu hésiter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'était déjà repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot épouvante tellement notre humanité que la rancune de Maud fut traversée de tristesse.
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+Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'était possible. Seulement les chances de succès étaient largement entamées par l'échec présent. "Vont-ils être contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claqués qui paradaient à la maison !..." Elle eut un instant de lassitude découragée à prévoir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'échec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? Où trouver l'argent pour continuer à dépenser comme hier, où trouver trois cents louis par mois ? Déjà toute sa fortune personnelle était mangée... La rentrée à Paris, c'était la banqueroute avérée, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...
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+"Oh ! cela... jamais !"
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+Alors, que faire ? Elle n'envisagea même pas l'hypothèse d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalté sa fierté pour laisser parler encore la voix du désir: et maintenant c'était de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance était à sa portée, avec la solution immédiate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assuré. "Maîtresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conquête, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, à celui dont les lentes et sûres machinations avaient déjoué, anéanti l'effort des deux autres. "Maîtresse d'Aaron !" Elle prononça tout haut ces mots horribles, imaginant le désespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa déchéance triompha de l'horreur inspirée par l'odieux amant qu'elle acceptait.
+
+Désormais, elle fut résolue. D'abord il fallait partir, rentrer à Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux à l'étranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau à Paris que sûre de l'avenir, la vie restaurée, rebâtie à neuf.
+
+"Il y aura quelques mauvaises années... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est marié, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le passé d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."
+
+Elle sonna Betty:
+
+-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons à Paris.
+
+Et comme, l'instant d'après, Mme de Rouvre affolée, ne comprenant rien à cette révolution imprévue, tombait dans la chambre, pleine d'émoi et de questions, Maud répliqua brièvement:
+
+-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela à Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. _Il le faut !_ Dépêche-toi.
+
+-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent dîner ?...
+
+-- Ils verront bien que nous ne sommes pas là. D'ailleurs, je vais leur télégraphier.
+
+-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?
+
+-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.
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+Cela l'exaspérait, cette série d'interrogations et d'effarements, à mesure que la nouvelle du départ passait, dans la maison, d'une personne à une autre. Etiennette s'en aperçut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:
+
+-- Oh ! moi, ça ne m'étonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire à Paris ? demanda-t-elle à Maud, non sans ironie.
+
+-- Je ferai ce qui me conviendra, répliqua Maud.
+
+-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la légitime épouse de Luc... Après, c'est ton affaire.
+
+
+
+V
+
+
+"Élevée par une mère qui n'a cessé de vous donner l'exemple de la piété la plus sincère, ayant eu le bonheur de grandir près du foyer, sans vous en éloigner jamais, sans autre compagne que votre soeur aînée, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la première fois au bras de votre époux; et certes, jamais le blanc vêtement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'épousée ne furent des symboles plus fidèles de ce coeur d'enfant pure que vous apportez à votre époux. Oh ! s'il est doux à l'ami de vous consacrer épouse, à cause de l'affection que je porte à votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de bénir une union rappelant par la grâce, la jeunesse, l'innocence de l'épousée, les mariages bibliques de Rébecca et de Ruth..."
+
+Ces paroles que le vénérable Mgr Leverdet, évêque de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-être était le seul à en goûter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, élégante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honoré d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mariée, Luc Lestrange, le marié, se tenaient toutefois comme il convient: elle, atténuant par une immobilité voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus pâle que de coutume, mais nullement gêné par ce décor d'église pour songer ardemment, fiévreusement à la possession prochaine du petit être troubleur et vicieux vêtu de tulle et de satin, assis à côté de lui sur des velours rouges crépinés d'or.
+
+Dans l'assistance, où le Paris politique coudoyait le Paris fêteur, la solennité du lieu, le caractère de la cérémonie, l'allocution même de l'évêque célébrant n'empêchaient ni les entretiens à voix basse, ni cette préoccupation de suivre les intrigues à travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour à Paris.
+
+Comme en un bal, on s'était groupé là suivant l'élection des affinités. Le romancier Espiens avait accompagné la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fidèle à ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell à peine entrait dans l'église et s'installait, chaperonnée par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derrière elle. Puis, tout de suite, lui penché sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie tête d'oiseau des îles demi-détournée, le petit livre de messe entre-clos devant ses lèvres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggravé depuis le jour où Valbelle avait commencé le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait traîné là son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attaché à de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux bridés, qui devait quelques succès de femmes à une supériorité extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". Pâle, immobile, ses larges yeux d'hystérie fixés sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait éperdument l'estrade où s'érigeaient les sièges des époux.
+
+Cependant l'évêque disait:
+
+"En maint endroit des Saintes Écritures, Dieu a manifesté qu'il ne condamnait point, -- loin de là, -- qu'il favorisait, qu'il bénissait l'amour réciproque des créatures, à condition qu'il demeurât lui-même le but suprême de cet amour. L'épouse chrétienne doit aimer en son époux, mademoiselle, le représentant immédiat de son Créateur..."
+
+"Voilà un ménage, pensa Hector, où le Créateur sera assez mal représenté."
+
+Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gantés. Il se retourna du côté où il avait surpris le regard de la jeune fille: et là, debout à l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il aperçut Julien de Suberceaux. La même impeccable élégance le revêtait toujours: mais son front blême et ravagé, son masque émacié par la fièvre, épouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derrière les vitres des hôpitaux.
+
+"Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector.
+
+Sans avoir interrogé Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'était passé. Le soir même de la rupture, Maxime lui avait annoncé, sans détails, son départ pour Vézeris avec sa mère et sa soeur. Il avait témoigné son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre à Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'été. Aucune allusion à Maud; son nom même n'avait pas été prononcé.
+
+Ce brusque départ avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait révélé le vide où le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'âme sourde, pour ainsi dire, refusant l'évidence. Puis il s'était gourmandé: "C'est trop absurde, voyons. Je suis _bien sûr_ que cette petite m'est indifférente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours passèrent ainsi, et ne chassèrent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuité. "N'importe, pensait-il, il _faut_ que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, énervé, mécontent de soi, il trouva une lettre d'une écriture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de très mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment où il reçut la lettre, était seul: il se prit à couvrir le papier de baisers, et les caractères timides que la main de Jeanne y avait tracés. Après, il se railla. "Je suis bête comme un collégien. C'est idiot à mon âge et avec l'expérience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pensée unique. Elle n'a jamais aimé, celle-là; elle n'a pas dépensé au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..." Il ressentit pour elle une tendresse extrême. Puis, pardessus tout, la pensée que cette chère petite âme affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la fêlure de l'égoïsme moderne, cette peur un peu féminine de la souffrance d'autrui.
+
+Il écrivit le soir même à Maxime une lettre annonçant un voyage prochain à Vézeris. Il n'osai pas encore la démarche définitive. Mais, au fond il était résolu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voilà pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptisées les "demi-vierges", il était frappé, seul peut-être de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chrétien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur où il avait vécu.
+
+L'évêque à barbe grise, en ce moment, entamait l'éloge de l'époux.
+
+"Vous, monsieur, vous appartenez à cette élite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'État investit d'une partie de leur autorité. Habitué au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur félicité est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la sainteté du mariage..."
+
+Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indifférente, qui seulement commençait à trouver le discours bien long. Les conversations ne se gênaient plus; des rires étouffés partirent du coin où quelques amis s'étaient groupés autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle comédie ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du même ordre que l'innocence de Jacqueline et la sainteté de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce décor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "intégrité physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fidélité entre gens bien résolus à prendre leur plaisir où il se trouvera ? Pourquoi l'appareil vénérable du mariage chrétien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caractères spécifiques qui furent la beauté du mariage chrétien ?... Que vaut une société où les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler côte à côte que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se réforment pas ?"
+
+L'évêque achevait son allocution en parlant de la postérité nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle était bien résolue, la petite rousse vêtue de blanc, il était bien résolu, le déflorateur professionnel, à limiter leur postérité, après l'avoir différée d'abord de quelques années. Ils étaient résolus à cela, comme à s'offrir leur premier caprice de sens, comme à se quitter par la porte commode du divorce dès qu'ils auraient cessé de se plaire. Fécondité, fidélité, indissolubilité, -- tout ce qui faisait naguère si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il à cette union de deux êtres égoïstes, à la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en éveil, à l'époux dressé au mépris de la femme et de la famille ?
+
+Enfin le discours de l'évêque s'achevait dans des voeux de prospérité. Toute la liturgie symbolique évolua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des époux... Et quand ces "oui" furent prononcés, quand l'évêque eut dit le _Ego autem marito vos in Spiritu sancto_, cette foule sceptique ou athée eut tout de même la sensation que maintenant une chose nouvelle, une mystérieuse alliance des âmes était réalisée, que Lestrange et Jacqueline étaient "mariés", -- obscure croyance au sacrement, tissée dans les âmes par vingt siècles de christianisme.
+
+La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des frôlements, recommencèrent avec la messe et durèrent autant qu'elle. La quête fut un prétexte à réflexions et à sourires comme une entrée de premiers sujets sur une scène. Les deux garçons d'honneur étaient des attachés de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur étaient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main traînant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour à Paris, elle n'avait rien dit à personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'étonnante comédienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonnée, ruinée, condamnée aux pires expédients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours à ce point qu'elle forçait l'admiration de ses pires ennemis, si émouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'émotion sur les traits de la quêteuse; mais lui, l'instant d'après, fléchissait, tombait à genoux sur le prie-Dieu.
+
+Une voix dit, derrière Hector:
+
+-- J'ai fait le tour de l'église. Etiennette n'est pas là. L'as-tu aperçue ?
+
+C'était Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait près de son frère.
+
+-- Non, répliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander à Maud.
+
+-- Oui, tout à l'heure, à la sacristie. Ça va finir bientôt, je suppose, cette fête de famille ?
+
+-- Dans cinq minutes... Mais la séance à la sacristie sera longue.
+
+Effectivement, le défilé fut interminable. Un long couloir coudé, fort obscur, conduisait à la petite pièce, vraie sacristie de province, où les nouveaux époux, flanqués de leurs parents, échangèrent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, grâce à l'obscurité du corridor, on prit patience. Les amies s'étaient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations à deux sur ce ton penché et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout à fait, traitant ce vestibule d'église comme une antichambre de bal, s'amusaient à des frôlements dont la presse de la foule était le prétexte. Rothenhaus contait à Marthe de Reversier, en présence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de siècle", auquel il avait assisté la nuit même, et où, entre autres divertissements, une fille nue avait été promenée sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mimé sur la scène la danse du ventre...
+
+-- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les étrangers à Paris. Il paraît que le parquet va s'en mêler... Je suis joliment content d'avoir vu ça... C'était _colossal !_
+
+Près d'eux, Hector se tenait un peu à l'écart, causant à voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses idées sur le mariage.
+
+-- Oh ! moi, répliquait la petite, montrant l'émail merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas pressée. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit !
+
+-- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres systèmes que le lit pour deux. Avez-vous lu _la Physiologie_ de Balzac ?
+
+-- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que ça ?... Je suis sûre que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme ça.
+
+L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait inépuisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de _la Physiologie du mariage_ auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent américain prononcé:
+
+-- C'est un système toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche à la volonté. Vous connaissez pas ? Nous avons en Amérique, beaucoup.
+
+-- Oh ! bien, gardez-les, répliqua Dora. Ça c'est trop quaker, par exemple, trop Armée du Salut. C'est comme ces chemises de nuit...
+
+Elle s'arrêta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regardèrent en souriant.
+
+-- Avançons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches:
+
+-- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez à me faire dire des bêtises devant le monde. A la fin, je me fâcherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis bête ?
+
+-- Voulez-vous que je vous dise ? répliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des bêtises...
+
+-- Vrai ?
+
+Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse.
+
+-- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la voûte noire de la sacristie, il frôla la nuque brune d'un baiser qui fit doucement gémir la petite créole.
+*
+*
+Maud, irritée par le ridicule bourgeois du défilé, avait vite laissé sa soeur, sa mère, Lestrange et les parents, et s'était réfugiée dans une chapelle désaffectée, toute voisine, où Aaron vint aussitôt la rejoindre. Elle le reçut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obséquieux, aplati, essayait des privautés que Maud repoussait dédaigneusement.
+
+Il balbutiait, de sa voix lippue:
+
+-- Bien heureux... de cette cérémonie... qui me permet d'espérer que j'aurai mon tour, bientôt.
+
+Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inquiétude:
+
+-- Vous n'avez pas changé d'avis, au moins ?
+
+Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise.
+
+Maud répliqua:
+
+-- Je vous ai dit que j'acceptais le marché.
+
+Il baissa la tête sous ce mot. Puis, avec volubilité, assourdissant sa voix:
+
+-- Les dernières traites ont été réglées ce matin. Quant à l'hôtel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai signé le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant.
+
+-- Eh bien ! répliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma mère et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant.
+
+Il obéit, et sortit, tout de suite redressé et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter à sa suite cette menace, poussée à ses lèvres par le dégoût et la colère:
+
+"Va, misérable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !"
+
+Elle se maîtrisa aussitôt, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait:
+
+-- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle.
+
+-- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ?
+
+-- Non. Elle a reçu une lettre ce matin, au moment où nous nous disposions à sortir. Elle a dû aller où on la mandait.
+
+-- Une lettre de qui ?
+
+-- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme.
+
+Le Tessier, rassuré, lui baisa la main. Maud ne disait la vérité qu'à demi. Etiennette avait bien reçu ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre était de Suzanne, qui se trouvait à Paris sans que sa soeur s'en doutât.
+
+Peu à peu, la sacristie s'était vidée; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud.
+
+-- Ouf ! fit la mariée... Quelle corvée... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait guère de femmes infidèles.
+
+Hector Le Tessier s'approcha discrètement de Maud:
+
+-- _Il_ veut vous parler, lui dit-il à l'oreille.
+
+Elle devint pâle, d'une pâleur de colère, point de peur:
+
+-- Qui, _il_ ? Julien ?
+
+-- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend à l'entrée du corridor.
+
+-- Bien, j'y vais.
+
+Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur.
+
+-- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant.
+
+Il avait la voix brisée, et ses dents claquaient de misère.
+
+-- Écoute, répliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus à toi, jamais, jamais, parce que tu as manqué à ta parole et que tu as été lâche. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la maîtresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en !
+
+Il supplia:
+
+-- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer.
+
+Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait naguère: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui répondit:
+
+-- Eh bien ! tue-toi !
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+L'heure d'après, on lunchait dans le hall de l'avenue Kléber, paré de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derrière le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne à la recherche d'Etiennette. Mais Hector était là; isolé dans l'encadrement d'une fenêtre, il regardait s'agiter sous la franche lumière que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observés déjà. Et, silencieux, ne se mêlant plus aux groupes, il réfléchissait; des gouttes d'amertume se mêlaient au miel de son espoir.
+
+"Dire que j'ai aimé ce monde, que j'ai goûté l'esprit de ces hommes, que j'ai souhaité ces femmes..."
+
+Vingt ans ! les premiers bals, l'émoi de mystère que lui avait causé la Parisienne, l'admiration stupéfaite et timide devant les beautés classées et les gens célèbres ! Puis l'habitude, le désenchantement venaient avec les années, avec tant de bals, de soirées, de premières, où il s'était imbibé de la même atmosphère. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beauté des femmes, tout cela n'est guère, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil à ces jeunes hommes, il avait cherché le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle même de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora passât ses après-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac courût aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres quêtassent dans la société des hommes des énervements stériles, il ne lui importait guère ! Si la chute d'une vierge, provoquée par la passion, est un drame d'âme vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment était une âme, Maud, notre beau sphinx, renonce à son énigme, et la prostitution la guette, _comme les autres !_" Oui, la prostitution. C'était elle diversement déguisée, qui guettait les demi-vierges à un tournant de la vie. Avant ou après le mariage, pis-aller de la délaissée, revanche de la mal mariée... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait à Hector dans un mécanisme simple, inévitable. "Car si l'abnégation commandée par l'Église, et naturellement enclose dans la tendresse sincère des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira à l'antinomie de l'affection et des intérêts, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la résoudre."
+
+Un amer dégoût lui monta, suscité par ces pensées... L'orchestre avait beau éparpiller la gaieté sautillante des _peteneras_, et les femmes sourire, et les hommes les entraîner dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait à ses yeux la pierre du sépulcre où lentement, insoucieusement, descendait cette société pourrie, condamnée à mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tué le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: _jam foetet_." Et voici que l'envie vint subitement à Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussière aux semelles de ses souliers. Du même coup, il entrevit l'asile, la terre de Chaldée: un coin de province, le plus mystérieux, le plus secret, où, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une âme chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer.
+
+Sans prendre congé de personne, comme on se sauve d'une salle de théâtre menacée par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kléber, bien des fois gravi avec sa gaieté souriante de sceptique féminisant. Il pensait:
+
+"Voilà des marches que je ne remonterai jamais."
+
+
+Lui parti, la fête continua quelque temps encore. Elle s'achevait, réduite aux danses de quelques enragés, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens.
+
+-- Mlle Etiennette demande Mademoiselle.
+
+Maud la rejoignit dans la chambre où elle habitait, près d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie:
+
+-- Oh ! chérie !... chérie !... Comme j'ai du chagrin !
+
+Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'âme, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa santé même, un peu de nostalgie de l'absolue intégrité physique qu'elle avait su garder.
+
+-- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ?
+
+-- Oh ! non... non ! Pis que ça !...
+
+Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque à la fois: le bal-orgie de la veille, la fille grisée, montrée nue, palpée par cinq cents hommes en folie, et la plainte portée le lendemain, et l'arrestation, et le scandale déjà, dans les feuilles du boulevard.
+
+-- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout à la fois... Ma soeur, ma mère... et même mon père.
+
+Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le passé de Suzon, nommait Mathilde Duroy, désignait sous des initiales transparentes feu le député Asquin.
+
+-- Mais toi, murmura Maud sincèrement compatissante, on ne te nomme pas ?
+
+-- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'intéresse personne. Mon cher rêve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul !
+
+Elle était sincère. Son pire chagrin, c'était la souffrance de l'homme qui l'aimait.
+
+Maud chercha l'offrande d'une consolation:
+
+-- Paul t'aime trop pour être influencé par des événements dont tu n'es pas responsable.
+
+-- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de même impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire à Paul ! Oh ! cela, jamais.
+
+Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement:
+
+-- Que vas-tu faire ?
+
+-- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai.
+
+-- Voyons ! fit Maud haussant les épaules, tout cela est très ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en êtes empêchés par des événements où il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra où Paul laissera ses fonctions officielles, le Sénat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-là, aimez-vous !
+Etiennette secouait la tête obstinément:
+
+-- Non. Ce que tu dis est très raisonnable, c'est même tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'épousera lorsqu'il aura résigné ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-là, je ne veux pas, non, je ne veux pas être sa maîtresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'après je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse.
+
+Elles restèrent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience désorientée, dociles simplement à l'impulsion de leur tempérament.
+
+-- Et comment vivras-tu, pauvre aimée ? demanda Maud.
+
+Etiennette sourit, des larmes encore aux paupières:
+
+-- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en février, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois passés, seulement, et que d'événements depuis, que de changements dans nos vies !...
+
+Elles retombèrent dans les bras l'une de l'autre, à ce rappel de leur amitié renouée. Pour la première fois peut-être, dans l'étreinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du passé, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud mêla ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy.
+*
+*
+*
+*
+_28 mai, 4 heures_.
+
+"Maud, je t'obéis. Je vais me tuer. Aussi bien, ma résolution est prise depuis le jour où tu m'as si rudement congédié, à Chamblais. Si j'ai tardé à l'exécuter, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni même que j'aie espéré te fléchir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand même, pour te parler.
+
+"Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment où je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment où je t'ai rencontrée. Vois-tu, juste avant de mourir, j'aperçois clairement la vérité qui se cachait de moi en pleine vie: je n'étais point fait pour les luttes où tu voulais m'entraîner. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient à présent et me ressaisit. J'étais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fidèlement, toujours.
+
+"Tu ne veux plus de moi; je gêne ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement à moi avec amitié, plus tard, pour prix de ma prompte obéissance au dernier ordre que j'ai reçu de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au delà de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta mémoire que tu m'as aimé. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert !
+
+"Moi, le temps où tu m'as aimé fut à ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgré mon agonie présente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud chérie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, à des minutes rares, l'abandon de toi-même, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis à toute heure, et chaque fois cela me paraît si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir.
+
+"Mais quand je pense que demain tu seras à un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussitôt désirable. Voilà pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgré l'horreur de l'inconnu qui est au delà. Car cet au-delà, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes trompés, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons mérité d'être punis. Je demande que la punition me frappe seul !
+
+"Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout à toi... A l'heure où je me tuerai, tout à l'heure, je penserai à tes lèvres, à tes yeux, à l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai à toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime."
+
+"JULIEN."
+
+
+
+VI
+
+
+L'automne commençait, de cette même année 1893, quand Paul Le Tessier se rendit à Vézeris, mandé par son frère pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector était lui-même à Vézeris: c'était, depuis les événements du dernier printemps, le second séjour qu'il y faisait.
+
+Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; à chaque tournant de route on croisait des chariots chargés de "comportes" pleines, traînés par deux boeufs conjugés.
+
+Le domaine de Vézeris étend ses amples dépendances entre le village de ce nom, la rivière de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette rivière, qui traverse le parc du château. Celui-ci est une construction Louis XIII à deux étages, entourant une veste cour, où donne accès une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement débordants, son perron en trapèze, les baies à meneaux de la façade. A droite et à gauche sont les communs et les écuries.
+
+Le sénateur fur reçu par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chaussée. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'ancêtre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la grâce singulière et l'autorité que donne une longue ascendance d'aristocratie. Les deuils faisaient trêve: elle et Jeanne égayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapporté de Paris et, depuis, continué sous les conseils d'Hector les traditions d'un goût plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas altérer ce que son fiancé appelait en souriant "son type de petite Vendéenne". Quant à Maxime, sa figure avait peu changé. Ses cheveux grisonnaient à peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix années: à l'expression des yeux, peut-être, des lèvres, de ces plis du visage qui traduisent malgré nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creusé par le chagrin.
+
+Dès que le déjeuner fut terminé, on partit à pied pour visiter la propriété. Mme de Chantel resta à la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. Vêtue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille étroite, coiffée d'un de ces petits chapeaux de paille à fond de toile cirée qui furent à la mode cette année-là, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit à son frère:
+
+-- Elle a joliment embelli. L'as-tu transformée aussi au moral ?
+
+-- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la chère petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voilà tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ?
+
+Paul secoua tristement la tête:
+
+-- Rien de nouveau... Une enfant butée à sa résistance... Rien ne peut l'en détourner. Insister ? je n'ose même pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais baisé que les joues et le front.
+
+-- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus.
+
+-- Elle est finie !... par l'hôpital où cette malheureuse achève de mourir.
+
+Hector lui prit le bras et le serra affectueusement:
+
+-- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gré à cette chère petite Etiennette de t'avoir résisté pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entiché de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les années de transformation, les sages doivent se réserver un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls déménagent sans avoir arrêté leur nouveau gîte.
+
+Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule boisé, et là, attendaient leurs hôtes. Quand ils furent tout proches, elle dit à Hector:
+
+-- Montrez ceci en détail à M. Paul, afin qu'il aime mon pays.
+
+Et ses yeux, illuminés de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient à Hector: "C'est à votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul maître, je veux que mon pays soit aimé."
+
+Le site qu'ils avaient à leurs pieds, c'était un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, spécial au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'à la longue. Maxime le détaillait à Paul :
+
+-- La rivière qui borde si joliment le coteau, tourne à angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le côté sud de notre propriété après ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravagé par la guerre et les sièges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons.
+
+-- Reste-t-il des débris des vieilles défenses ? demanda Paul.
+
+-- Vous verrez... De grosses pierres méconnaissables. On ne sait plus.
+
+Il parlait avec sérénité, sans joie, sans gaieté, ne riant jamais, rentré dans sa vie avec une telle volonté de silence sur le passé, qu'elle imposait la discrétion à ceux mêmes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ingénument; ni elle ni sa mère n'avaient osé l'interroger, ni même lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin.
+
+-- Nous avons quitté Paris désespérées; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a commandé de rentrer à Vézeris, nous lui avons obéi. Oh ! nous avons passé de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant !
+
+Après un silence, elle demanda:
+
+-- Est-ce qu'_elle_ est mariée ?...
+
+-- Non, répliqua Le Tessier... Peut-être un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la société. Il ne faut plus parler d'elle.
+
+-- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris.
+
+Pourtant, ayant réfléchi quelques instants, elle ajouta:
+
+-- Pauvre femme !
+
+Ils atteignaient le village d'Azay. C'était l'heure du repos méridien des hommes et des femmes qui avaient travaillé à la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux lèvres, en cette griserie particulière où la cueillette du raisin met les paysans.
+
+Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit:
+
+-- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du château. La légende conte que mille hommes furent brûlés avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des légumes autour de ces vestiges. Même la terre y est meilleure, peut-être à cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilisée.
+
+Un paysan passait, très vieux, la taille déviée par le travail du sillon, la face embrasée de soleil. Maxime l'appela:
+
+-- N'est-ce pas, père Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du château ?
+
+-- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu là, aut'fois, _devant la Révolution_.
+
+Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraissée par du sang. La vaste étendue qui avait été le théâtre de ces tueries légendaires s'apaisait, retournée par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes régulières de l'année, aux semailles et aux récoltes, aux blés d'ambre, aux vignes pourprées; -- le petit village, une fois traversé par la guerre, rentrait d'année en année plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom.
+
+Jeanne souriait à cette terre féconde, à ce soleil, à l'avenir, oubliant dans l'égoïsme de son propre bonheur, et les récentes misères de ceux qu'elle aimait et le passé tragique du pays natal.
+
+Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isolé par son rêve, devinèrent ce rêve: un instant, leur coeur fraternel battit à l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'âme humaine dévastée, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ?
+
+_La Roche, 1893-1894_.
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+End of the Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
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+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
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+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
+<meta name="generator" content="NoteTab Pro">
+<title>The Project Gutenberg eBook of Les Demi-Vierges par Marcel Pr&eacute;vost.</title>
+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Demi-Vierges
+
+Author: Marcel Prévost
+
+Release Date: March 28, 2004 [EBook #11747]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
+
+
+
+
+This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
+http://digibooks.ibelgique.com/
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<p>Marcel Pr&eacute;vost</p>
+
+<p>Les Demi-Vierges</p>
+
+<h3>Pr&eacute;face</h3>
+
+<p><i>Pendant que cette &eacute;tude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me pr&eacute;sent&egrave;rent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me touch&egrave;rent vivement. Les voici, aussi nettement formul&eacute;es qu'il m'est possible</i>:</p>
+
+<p><i>1&ordm; Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vi&egrave;rges, une certaine cat&eacute;gorie de jeunes filles, une minorit&eacute;, &eacute;videmment. Le danger d'une observation pratiqu&eacute;e sur une minorit&eacute;, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'&eacute;tende imprudemment &agrave; la majorit&eacute;. Vous avez pu tomber sur un lambeau phyllox&eacute;r&eacute; d'une vigne saine</i>.</p>
+
+<p><i>2&ordm; M&ecirc;me si cette contamination est r&eacute;elle, m&ecirc;me si elle a quelque &eacute;tendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorit&eacute;. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste &agrave; peu pr&egrave;s intact. Pourquoi s'acharner &agrave; le d&eacute;truire, accro&icirc;tre le g&acirc;chis social o&ugrave; nous vivons?</i></p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;***</p>
+
+<p><i>De ces deux objections, la premi&egrave;re surtout a quelque force.</i></p>
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+<p><i>Mais il me semble que c'est aussi y r&eacute;pondre que de pr&eacute;venir le lecteur, de le mettre en garde contre une g&eacute;n&eacute;ralisation t&eacute;m&eacute;raire, -- de circonscrire, de d&eacute;finir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliqu&eacute;e.</i></p>
+
+<p><i>Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parl&eacute;, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus sp&eacute;cialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie &agrave; Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baign&eacute; par les eaux cyth&eacute;r&eacute;ennes, mais touchant aussi, par de longues fronti&egrave;res, sans cesse franchies, &agrave; la bourgeoisie riche, &agrave; l'aristocratie qui s'amuse. Les caract&eacute;ristiques de ce monde? C'est que les id&eacute;es religieuses et morales n'y sont jamais des id&eacute;es</i> directrices. <i>On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe sup&eacute;rieur, infaillible, mais au nom des</i> convenances, <i>de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la soci&eacute;t&eacute; des hommes.</i></p>
+
+<p><i>Tel est, &agrave; mon sens, le monde restreint o&ugrave; le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'&agrave; l'&eacute;tat d'exception. La g&eacute;n&eacute;ralisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait</i>:</p>
+
+<p>"Toutes <i>les jeunes filles du monde &agrave; Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles fran&ccedil;aises."</i></p>
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+<p><i>Pour les jeunes filles fran&ccedil;aises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus r&eacute;pandu &agrave; l'&eacute;tranger qu'en France: je ne serais m&ecirc;me pas surpris qu'elle f&ucirc;t chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la po&eacute;sie qu'on voudra, nous avons la v&eacute;rit&eacute; sur le</i> flirt. <i>Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.</i></p>
+
+<p>***</p>
+
+<p><i>Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, m&ecirc;me dans le monde Parisien, d'une minorit&eacute;, quel besoin de publier cette mis&egrave;re? N'y a-t-il pas plus de danger &agrave; la divulguer d'&agrave; la tenir secr&egrave;te?</i></p>
+
+<p><i>Non; parce que le mal tend &agrave; s'accro&icirc;tre, et s'accro&icirc;t rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait &ecirc;tre autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence &agrave; se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, &eacute;l&eacute;gante, f&ecirc;t&eacute;e: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveaut&eacute;. Pour la fillette d'honn&ecirc;te bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le coll&eacute;gien.</i></p>
+
+<p><i>Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux m&egrave;res: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les &eacute;lever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-&agrave;-dire de recommencer, pour elles,</i> &agrave; vivre de la vie des jeunes filles, <i>de gr&acirc;ce, ne les associez pas &agrave; votre vie mondaine, ne les habituez pas &agrave; vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'&eacute;ducation, la famille s&eacute;rieuse; n&eacute;anmoins un pensionnat bien dirig&eacute; vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte &agrave; tous les livres, &agrave; tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!</i></p>
+
+<p><i>-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la r&eacute;signation. Croyez-vous s&eacute;rieusement qu'une jeune fille soit bien arm&eacute;e contre les &eacute;preuves de la vie parce qu'elle est renseign&eacute;e comme un carabin sur certains myst&egrave;res? Nous sommes renseign&eacute;s, nous autres, et cela ne nous emp&ecirc;che pas de faire parfois de sots mariages."</i></p>
+
+<p><i>Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chr&eacute;tien, qui est le n&ocirc;tre jusqu'&agrave; nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fond&eacute; sur la conception de virginit&eacute;, de l'int&eacute;grit&eacute; absolue de l'&eacute;pous&eacute;e. (Le remariage est hors de cause: la femme chr&eacute;tienne qui se remarie est cens&eacute;e avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chr&eacute;tienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irr&eacute;ductible. Or l'&eacute;ducation moderne des jeunes filles tend de plus en plus &agrave; d&eacute;velopper le type demi-vierge. Il faut donc changer l'&eacute;ducation de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chr&eacute;tien p&eacute;rira. Voil&agrave;, en deux lignes, le r&eacute;sum&eacute; de mon opinion.</i></p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;***</p>
+
+<p><i>Je n'ajoute qu'un mot. Ayant racont&eacute; les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, &eacute;crite ou parl&eacute;e, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralit&eacute;, a dit Balzac, qui n'a jamais failli &agrave; l'&eacute;crivain courageux, est le dernier qui reste &agrave; faire quand on n'a plus rien &agrave; dire &agrave; un po&egrave;te. Si vous &ecirc;tes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral &agrave; la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."</i></p>
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+<p>Marcel Pr&eacute;vost.</p>
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+<h1>LES DEMI-VIERGES</h1>
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+<h2><i>PREMI&Egrave;RE PARTIE</i></h2>
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+<h2>I</h2>
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+<p>Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et &eacute;crivait vivement un t&eacute;l&eacute;gramme bleu, sa m&egrave;re, Mme de Rouvre, &eacute;tendue tout pr&egrave;s d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylos&eacute;e de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit &agrave; lire.</p>
+
+<p>Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- &eacute;tait un de ces meubles en acajou fonc&eacute;, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence &agrave; adopter. De m&ecirc;me, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce go&ucirc;t d'outre-Manche, amusant et un peu faux, o&ugrave; se r&eacute;fugie l'&eacute;l&eacute;gance moderne, blas&eacute;e, pour les avoir trop vus, sur les purs et d&eacute;licieux styles fran&ccedil;ais du si&egrave;cle dernier. C'&eacute;taient des chaises en b&acirc;tons courb&eacute;s, laqu&eacute;es de blanc ou de vert p&acirc;le, des fauteuils larges &agrave; l'exc&egrave;s, en acajou marquet&eacute; de bois des &icirc;les, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les porti&egrave;res laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de cr&ecirc;pe l&eacute;ger &agrave; grandes fleurs orang&eacute;es, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, &eacute;tendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fra&icirc;chement tondu d'un parc britannique.</p>
+
+<p>Et l'appartement, comme sa d&eacute;coration, t&eacute;moignait d'un go&ucirc;t r&eacute;solu de modernit&eacute;, inform&eacute; des commodes d'hier, d&eacute;cid&eacute; &agrave; les utiliser. C'&eacute;tait le second &eacute;tage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a dot&eacute; r&eacute;cemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kl&eacute;ber, tout pr&egrave;s de la place de l'&Eacute;toile: quinze fen&ecirc;tres de fa&ccedil;ade, la superficie d'un vaste h&ocirc;tel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorc&eacute;e, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi ind&eacute;pendant, ouvrant sur la longue galerie parall&egrave;le &agrave; la fa&ccedil;ade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour int&eacute;rieure de la maison, se montait &agrave; l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque &eacute;tage et en doublait l'&eacute;tendue.</p>
+
+<p>Maud de Rouvre ne d&eacute;parait point ce cadre, dont elle avait voulu et combin&eacute; la moderne &eacute;l&eacute;gance. Malgr&eacute; des hanches rondes et un buste &eacute;panoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la gr&acirc;ce tombante des &eacute;paules, la petitesse de la t&ecirc;te p&acirc;le, couronn&eacute;e de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transpara&icirc;tre, sous la patine, le roux lumineux du m&eacute;tal. Ces lourds cheveux bruns, relev&eacute;s &agrave; la japonaise, d&eacute;couvraient un front &eacute;troit, soulign&eacute; par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux m&eacute;diocrement grands, mais d'un &eacute;clat bleu incomparable; et le nez encore &eacute;tait charmant, mince d'en haut, &eacute;largi aux narines, avec ce l&eacute;ger rel&egrave;vement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et d&eacute;cide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meubl&eacute;e de dents merveilleuses, mais plut&ocirc;t arrondie que fendue, avec des l&egrave;vres o&ugrave; un m&eacute;decin curieux de stigmates d&eacute;g&eacute;n&eacute;rescents e&ucirc;t not&eacute; les plis verticaux, &agrave; peine perceptibles. Et il e&ucirc;t sans doute rapproch&eacute; cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient &agrave; la t&ecirc;te presque sans lobe.</p>
+
+<p>Mais qui sait ? Peut-&ecirc;tre ces l&eacute;g&egrave;res inharmonies, rompant la monotonie de la beaut&eacute; f&eacute;minine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'app&acirc;t de myst&egrave;re par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aim&eacute;es. Celle-ci, pench&eacute;e sur le <i>blotter</i>de maroquin, couvrant d'une longue &eacute;criture rapide le carr&eacute; de papier, fixait invinciblement le regard, qui e&ucirc;t gliss&eacute; peut-&ecirc;tre, avec indiff&eacute;rence, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de cr&ecirc;pe gris, &agrave; ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fra&icirc;cheur de cam&eacute;lia de sa peau, et on ne savait quoi d'ind&eacute;cis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingti&egrave;me ann&eacute;e &agrave; peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage m&ucirc;r, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barr&eacute; d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de d&eacute;finitif, d'achev&eacute;, d'un peu d&eacute;sabus&eacute; m&ecirc;me dans l'attitude, dans le regard, eussent fait h&eacute;siter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins o&ugrave;, depuis longtemps, son coup&eacute; la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de cr&eacute;ole.</p>
+
+<p>Rien ne ressemblait moins &agrave; Maud que cette pauvre m&egrave;re val&eacute;tudinaire, en ce moment &eacute;tendue sur la chaise longue, le visage angoiss&eacute;" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tomb&eacute; de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait &eacute;t&eacute; belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en t&eacute;moignaient, au temps o&ugrave; Fran&ccedil;ois de Rouvre, gentilhomme girondin en qu&ecirc;te de fortune, d&eacute;barqu&eacute; &agrave; Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'&eacute;pousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beaut&eacute;, nulle trace ne demeurait &agrave; pr&eacute;sent, dans ce corps r&eacute;duit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement pliss&eacute;, bouffi, ravin&eacute;, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de du&egrave;gne &agrave; laquelle peu d'Espagnoles &eacute;chappent, la quarantaine venue. D&eacute;chue de sa gr&acirc;ce, il lui demeurait, au milieu m&ecirc;me des souffrances, la frivolit&eacute;, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un go&ucirc;t persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres color&eacute;es, et il fallait l'autorit&eacute; despotique de Maud pour l'emp&ecirc;cher de v&ecirc;tir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se n&eacute;gligeait &agrave; l'exc&egrave;s, gardait jusqu'au soir le v&ecirc;tement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce f&ucirc;t mardi, son jour de r&eacute;ception, elle tra&icirc;nait encore, &agrave; deux heures apr&egrave;s midi, roul&eacute;e dans une vieille robe de chambre brune &agrave; rubans havane, point peign&eacute;e, point lav&eacute;e, sous la farine qui lui blanchissait les joues.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Maud achevait son t&eacute;l&eacute;gramme, le signait, le datait, -- 4 f&eacute;vrier 1893; -- puis, mouillant l&eacute;g&egrave;rement son doigt, elle le passait sur la lisi&egrave;re gomm&eacute;e, et tra&ccedil;ait l'adresse.</p>
+
+<p>-- A qui &eacute;cris-tu ? demanda la m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- A Aaron. Il passe toute l'apr&egrave;s-midi &agrave; son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:</p>
+
+<p>-- Et qu'est-ce que tu lui veux, &agrave; ce vilain bonhomme ?</p>
+
+<p>-- Je veux une loge &agrave; l'Op&eacute;ra, demain, pour la premi&egrave;re... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal re&ccedil;u mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet r&eacute;parera tout, et nous le verrons arriver &agrave; cinq heures, faisant des gr&acirc;ces.</p>
+
+<p>Maud garda quelque temps le t&eacute;l&eacute;gramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:</p>
+
+<p>-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre se r&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les cur&eacute;s, les bonnes soeurs, les communaut&eacute;s religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre &eacute;tait pour un usurier francfortais, et mari&eacute;, encore ! Mme de Chantel, pour la premi&egrave;re fois o&ugrave; elle met les pieds ici, y trouvera mieux que &ccedil;a... Nos mardis sont assez suivis !</p>
+
+<p>Maud laissait parler sa m&egrave;re avec un sourire moiti&eacute; triste, moiti&eacute; ironique.</p>
+
+<p>-- Oui, tr&egrave;s suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de minist&egrave;re seulement; trop de monde des r&eacute;ceptions ouvertes. Des attach&eacute;s de cabinet comme Lestrange, des secr&eacute;taires d&eacute;put&eacute;s comme Julien, le r&eacute;sidu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas &ccedil;a qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Et Mme Ucelli ?</p>
+
+<p>-- Oh ! celle-l&agrave; !</p>
+
+<p>-- Comment, celle-l&agrave; ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...</p>
+
+<p>-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.</p>
+
+<p>-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre apr&egrave;s un silence.</p>
+
+<p>-- Paul, ce n'est pas s&ucirc;r; il y a aujourd'hui une discussion importante au S&eacute;nat sur le privil&egrave;ge de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa m&egrave;re rencontrent ici un s&eacute;nateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...</p>
+
+<p>-- Un directeur de grande soci&eacute;t&eacute; financi&egrave;re catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.</p>
+
+<p>-- Et un gentleman accompli, un homme de sport tr&egrave;s en vue, comme Hector...</p>
+
+<p>-- Ils auront lieu d'&ecirc;tre satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...</p>
+
+<p>-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister &agrave; une de leurs r&eacute;ceptions, l&agrave;-bas, en Poitou, &agrave; V&eacute;zeris !</p>
+
+<p>Maud se leva et pressa le bouton &eacute;lectrique voisin de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel re&ccedil;oivent &agrave; V&eacute;zeris ! c'est peut-&ecirc;tre des gens tr&egrave;s nuls et tr&egrave;s ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus cal&eacute; dans la contr&eacute;e.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet &eacute;t&eacute;, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos apr&egrave;s-midi de bezigue... Nos promenades c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, dans les pousse-pousse...</p>
+
+<p>-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez tr&egrave;s bon m&eacute;nage, toutes les deux.</p>
+
+<p>Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si ais&eacute;ment, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau &eacute;cervel&eacute; qu'&eacute;tait sa m&egrave;re avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'&eacute;tait la m&egrave;re de Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exag&eacute;ration; chacune d'elles a la m&ecirc;me maladie avec des accidents diff&eacute;rents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est myst&eacute;rieux. Pourquoi ai-je plu &agrave; Maxime, moi ?"</p>
+
+<p>Debout contre la chemin&eacute;e, elle &eacute;voquait les quatre journ&eacute;es que Maxime de Chantel &eacute;tait venu passer pr&egrave;s de sa m&egrave;re, &agrave; Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter &agrave; elle, malgr&eacute; lui et presque sans qu'elle y aid&acirc;t. Brusquement, il &eacute;tait parti, il s'&eacute;tait enfui dans la solitude de V&eacute;zeris, o&ugrave; il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel &agrave; Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa m&egrave;re qui voulait consulter un m&eacute;decin &agrave; la mode.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>-- ... Mademoiselle d&eacute;sire ?...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la femme de chambre, appel&eacute;e par le coup de sonnette de Maud.</p>
+
+<p>-- Tenez, Betty, faites porter &ccedil;a au t&eacute;l&eacute;graphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorif&egrave;re. On commence &agrave; &eacute;touffer, ici.</p>
+
+<p>-- Bien, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-m&ecirc;me Mlle Jacqueline &agrave; son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider &agrave; servir le th&eacute; au salon.</p>
+
+<p>-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?</p>
+
+<p>-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me pr&eacute;viendrez.</p>
+
+<p>-- M&ecirc;me s'il y a du monde ?</p>
+
+<p>-- M&ecirc;me s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, &agrave; cette heure-l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant p&eacute;niblement sur son s&eacute;ant.</p>
+
+<p>-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?</p>
+
+<p>-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.</p>
+
+<p>-- Et elle s'appelle ?</p>
+
+<p>-- Duroy... Etiennette Duroy.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre r&eacute;fl&eacute;chit un instant:</p>
+
+<p>-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.</p>
+
+<p>-- Tu ne te rappelles jamais rien, r&eacute;pliqua Maud.</p>
+
+<p>Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fen&ecirc;tre; elle regarda, dans l'avenue l&eacute;g&egrave;rement feutr&eacute;e de neige malgr&eacute; un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres lev&eacute;es, les passants emmitoufl&eacute;s qui pressaient le pas.</p>
+
+<p>La femme de chambre, demeur&eacute;e sur le seuil du petit salon, demanda:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pondit Maud.</p>
+
+<p>-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !</p>
+
+<p>-- Maman ?</p>
+
+<p>-- Il n'est pas n&eacute;cessaire que je me presse, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'&agrave; ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai pr&eacute;venir.</p>
+
+<p>-- Bon. Allons, Betty, votre bras.</p>
+
+<p>Elle s'en allait par le grand salon, appuy&eacute;e sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et tra&icirc;nante. Avant de sortir, elle se retourna:</p>
+
+<p>-- Maud !</p>
+
+<p>-- Quoi, m&egrave;re ?</p>
+
+<p>Elle rejoignit Mme de Rouvre, t&acirc;chant de brider son &eacute;nervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrass&eacute;e de ce qu'elle avait &agrave; dire.</p>
+
+<p>-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...</p>
+
+<p>-- Oui... Eh bien ?...</p>
+
+<p>-- Eh bien... J'ai oubli&eacute; de te dire: j'ai &eacute;crit. On l'apportera ce soir.</p>
+
+<p>Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:</p>
+
+<p>-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se ma&icirc;trisant, quel besoin avais-tu ?...</p>
+
+<p>-- Besoin, non, &eacute;videmment, r&eacute;pliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en m&ecirc;me temps. Nous n'en sommes pas &agrave; compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?</p>
+
+<p>Maud ne r&eacute;pliqua pas; tandis que sa m&egrave;re s'&eacute;loignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts &eacute;taient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la chemin&eacute;e. Betty se montra de nouveau:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle ?</p>
+
+<p>-- C'est cette dame, d&eacute;j&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.</p>
+
+<p>Maud frappa de la main le marbre de la chemin&eacute;e:</p>
+
+<p>-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?</p>
+
+<p>-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas o&ugrave; &eacute;tait Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est all&eacute;, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.</p>
+
+<p>Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! pr&eacute;venez-le que je l'attends ici.</p>
+
+<p>Rest&eacute;e seule, elle se regarda dans la glace de la chemin&eacute;e, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la premi&egrave;re fois de la journ&eacute;e, &ecirc;tre vue par un homme, f&ucirc;t-ce un fr&egrave;re ou un vieil ami.</p>
+
+<p>Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans &agrave; peine, v&ecirc;tu avec une extr&ecirc;me recherche, &agrave; la fa&ccedil;on d'un &eacute;l&eacute;gant de 1830. Il &eacute;tait grand, muscl&eacute; et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage &agrave; m&eacute;plats nets, &agrave; menton &eacute;troit, &agrave; l&egrave;vres fines, &agrave; nez rigide, e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dure, presque mena&ccedil;ante, sans la clart&eacute; de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'ind&eacute;cision, des yeux de femme.</p>
+
+<p>Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchant&eacute; d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, &eacute;l&eacute;gant, l'homme qu'elle aime.</p>
+
+<p>Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, c&eacute;r&eacute;monieusement.</p>
+
+<p>-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?</p>
+
+<p>D'un coup d'oeil il inspectait la pi&egrave;ce o&ugrave; ils &eacute;taient et le grand salon voisin...</p>
+
+<p>-- Non... Personne... fit Maud &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>Alors il l'attira, la serra, moul&eacute;e contre lui, lui caressant des l&egrave;vres, sur l'&eacute;toffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon myst&eacute;rieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleur&egrave;rent la bouche.</p>
+
+<p>Ils se s&eacute;par&egrave;rent tout fr&eacute;missants.</p>
+
+<p>Maud, un peu de rose sur sa peau p&acirc;le, revint &agrave; la glace de la chemin&eacute;e, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froiss&eacute;s de son corsage. Suberceaux, tomb&eacute; sur une chaise pr&egrave;s du bureau d'acajou, la regardait.</p>
+
+<p>Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.</p>
+
+<p>-- Maud !... Maud ch&eacute;rie !... murmura le jeune homme.</p>
+
+<p>Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant &agrave; peine les l&egrave;vres, elle dit:</p>
+
+<p>-- Je t'aime.</p>
+
+<p>De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'ind&eacute;cise aur&eacute;ole de virginit&eacute; qui l'enveloppait tout &agrave; l'heure, quand elle &eacute;crivait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa m&egrave;re, s'&eacute;tait effac&eacute;e. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par o&ugrave; se trahissent les vierges qui ont p&acirc;m&eacute; une fois sous les caresses.</p>
+
+<p>Julien r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai pass&eacute; de mauvaises heures depuis notre derni&egrave;re rencontre, chez les Reversier.</p>
+
+<p>Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rass&eacute;r&eacute;n&eacute;s; elle questionna:</p>
+
+<p>-- Le jeu, encore ?...</p>
+
+<p>-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voil&agrave; ma nuit.</p>
+
+<p>Il plongea sa main dans la poche int&eacute;rieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pinc&eacute;e &agrave; la taille comme une robe: il en sortit &agrave; demi, pour les faire voir &agrave; Maud, un tas de billets de banque chiffonn&eacute;s ensemble.</p>
+
+<p>-- Rue Royale ? demanda Maud.</p>
+
+<p>-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.</p>
+
+<p>-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est &eacute;gal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...</p>
+
+<p>Suberceaux fit un geste d'indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus &agrave; plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'emp&ecirc;che de penser.</p>
+
+<p>Elle lui prit la main, souriant:</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?</p>
+
+<p>-- Ah ! vrai, je le voudrais, r&eacute;plique le jeune homme en retirant brusquement sa main.</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t:</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !</p>
+
+<p>Maud l'interrogea des yeux; il reprit:</p>
+
+<p>-- Vous me faites du chagrin... Vous n'&ecirc;tes plus &agrave; moi... Je ne vous sens plus &agrave; moi.</p>
+
+<p>Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit o&ugrave; tout &agrave; l'heure ils s'&eacute;taient enlac&eacute;s comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.</p>
+
+<p>-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.</p>
+
+<p>Suberceaux, peu &agrave; peu dompt&eacute; et calm&eacute;, baissait la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'&ecirc;tes venue !</p>
+
+<p>Il avait dit ces derniers mots tr&egrave;s bas, comme s'il avait peur d'&ecirc;tre entendu de celle m&ecirc;me &agrave; qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front pliss&eacute;, son joli visage alt&eacute;r&eacute; comme lorsque sa m&egrave;re lui avait parl&eacute; de l'aigrette en vieux strass.</p>
+
+<p>Julien &eacute;tait d&eacute;j&agrave; pr&egrave;s d'elle, et l'implorant:</p>
+
+<p>-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, &agrave; moi, ce souvenir-l&agrave;... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et apr&egrave;s on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je b&eacute;niras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !</p>
+
+<p>Elle demeurait accoud&eacute;e &agrave; la table de la chemin&eacute;e, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoup&eacute;e:</p>
+
+<p>-- La derni&egrave;re fois surtout... la derni&egrave;re fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil &agrave; toi... Il &eacute;tait rest&eacute; l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit ferm&eacute;... Je n'ai pas voulu qu'on ouvr&icirc;t ce lit et je ne m'y suis pas couch&eacute;, jusqu'&agrave; ce que cette odeur f&ucirc;t tout partie... Et tu ne veux plus !...</p>
+
+<p>Elle se retourna lentement:</p>
+
+<p>-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te re&ccedil;ois pas ici autant qu'il te pla&icirc;t ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'emp&ecirc;che de rester dans ma chambre ? Ma m&egrave;re a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dress&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir &agrave; moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dress&eacute;s, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'&eacute;p&eacute;e... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta m&egrave;re a les yeux band&eacute;s, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me g&ecirc;ne tout de m&ecirc;me de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?</p>
+
+<p>-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !</p>
+
+<p>-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.</p>
+
+<p>Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.</p>
+
+<p>-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodit&eacute;s des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?</p>
+
+<p>Julien murmura tristement:</p>
+
+<p>-- Je ne t'ai jamais eue.</p>
+
+<p>-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donn&eacute; de moi tout ce que je pouvais te donner...</p>
+
+<p>Il supplia:</p>
+
+<p>-- Dis-moi seulement que tu reviendras.</p>
+
+<p>-- O&ugrave; cela ?</p>
+
+<p>-- Rue de la Baume. Chez moi...</p>
+
+<p>Elle eut un geste d'impatience:</p>
+
+<p>-- Encore !... Je t'ai d&eacute;j&agrave; dit que je suis guett&eacute;e, surveill&eacute;e... cette mis&eacute;rable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'ex&egrave;cre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis s&ucirc;re, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princi&egrave;re. Tu ris ? Je ne suis pas fille &agrave; m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est dout&eacute;e, au moins.</p>
+
+<p>-- Je changerai d'appartement.</p>
+
+<p>-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi &agrave; moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, <i>plus que jamais</i>, il faut que je me surveille.</p>
+
+<p>Julien questionna, surpris:</p>
+
+<p>-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?</p>
+
+<p>-- Peut-&ecirc;tre, fit Maud.</p>
+
+<p>Il devint tr&egrave;s p&acirc;le et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'&ecirc;tre calme:</p>
+
+<p>-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?</p>
+
+<p>-- Oui, r&eacute;pondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez &ecirc;tre... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.</p>
+
+<p>Julien fit signe qu'il &eacute;coutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indiff&eacute;rents l'un &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! dit Maud, voil&agrave;, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il &nbsp;a longtemps), nous avons rencontr&eacute; aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle &eacute;tait avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'ann&eacute;es, assez jolie, mais tout &agrave; fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit:</p>
+
+<p>-- On a sonn&eacute;, il me semble ?</p>
+
+<p>-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, d&eacute;j&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la conna&icirc;tre, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...</p>
+
+<p>-- La fille de Mathilde Duroy ?</p>
+
+<p>-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.</p>
+
+<p>-- Oh ! passion !...</p>
+
+<p>-- Non ? On disait que vous aviez &eacute;t&eacute; l'initiateur.</p>
+
+<p>-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-l&agrave; ! r&eacute;pliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est &eacute;gal, si vous permettez, je pr&eacute;f&egrave;re ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?</p>
+
+<p>-- Elle a &eacute;t&eacute; &agrave; Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa m&egrave;re, tr&egrave;s honn&ecirc;tement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous &eacute;tions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.</p>
+
+<p>La face sournoise de Joseph apparut &agrave; la porte du salon:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.</p>
+
+<p>-- Je vous quitte, fit Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.</p>
+
+<p>Et reconduisant jusqu'&agrave; la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:</p>
+
+<p>-- Venez... <i>Il</i> sera l&agrave;... Je veux que vous veniez.</p>
+
+<p>Plus bas, quand il eut pass&eacute; le seuil, elle lui redit par l'entre-b&acirc;illement de la porte:</p>
+
+<p>-- Je t'aime !</p>
+
+<p><br>
+II</p>
+
+<p>La visiteuse &eacute;tait d&eacute;j&agrave; introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.</p>
+
+<p>En voyant Maud venir &agrave; elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:</p>
+
+<p>-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...</p>
+
+<p>Mais Maud l'embrassa joyeusement.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-l&agrave;, Tiennette, et me parler comme &agrave; la pension !</p>
+
+<p>Etiennette, les joues anim&eacute;es par une r&eacute;action de contentement, rendit les baisers.</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui h&eacute;sitais &agrave; venir... J'avais peur d'&ecirc;tre mal re&ccedil;ue, figure-toi !</p>
+
+<p>-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? r&eacute;pondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit &agrave; bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...</p>
+
+<p>Maud sourit:</p>
+
+<p>-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?</p>
+
+<p>-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui &ccedil;a ?</p>
+
+<p>-- Mais... les Le Tessier... L'a&icirc;n&eacute;, Paul, celui qui est s&eacute;nateur depuis l'an pass&eacute;, &eacute;tait li&eacute; avec ce d&eacute;put&eacute; de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?</p>
+
+<p>-- M. Asquin ? demande Etiennette.</p>
+
+<p>Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:</p>
+
+<p>-- C'&eacute;tait mon p&egrave;re. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.</p>
+
+<p>-- Ah ! c'&eacute;tait ton p&egrave;re ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta m&egrave;re, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.</p>
+
+<p>-- M. de Suberceaux &eacute;tait le secr&eacute;taire de papa... Il...</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta court, ressaisie par sa timidit&eacute; de tout &agrave; l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:</p>
+
+<p>-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.</p>
+
+<p>-- Oh ! je pense bien, r&eacute;pliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affich&eacute;e avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est &eacute;gal, fit-elle apr&egrave;s un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon p&egrave;re l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre fr&egrave;re. Il aurait d&ucirc; laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est m&ecirc;me pas revenu &agrave; la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle &eacute;tait si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.</p>
+
+<p>Mlle de Rouvre r&eacute;pondit s&eacute;rieusement:</p>
+
+<p>-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.</p>
+
+<p>D'un de ces gestes mutins et c&acirc;lins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque &agrave; genoux:</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la premi&egrave;re fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?</p>
+
+<p>-- Je ne t'en veux pas, r&eacute;pliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'esp&egrave;re que c'est pour me demander de te servir.</p>
+
+<p>Etiennette rougit:</p>
+
+<p>-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai d&eacute;j&agrave; subi tant d'avanies &agrave; cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'am&egrave;ne. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez pr&egrave;s pour &ecirc;tre s&ucirc;re d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de d&eacute;pendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu o&ugrave; j'ai v&eacute;cu...</p>
+
+<p>-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?</p>
+
+<p>Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indiff&eacute;rente.</p>
+
+<p>-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le r&eacute;p&eacute;ter, je te dis cela &agrave; toi)... M. Le Tessier.</p>
+
+<p>-- Hector ?</p>
+
+<p>-- Non... son fr&egrave;re... le s&eacute;nateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...</p>
+
+<p>-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'&eacute;pouse !</p>
+
+<p>Etiennette sourit tristement:</p>
+
+<p>-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.</p>
+
+<p>-- A cause de sa fortune ?</p>
+
+<p>-- Non. Je crois que mon d&eacute;faut d'argent ne l'arr&ecirc;terait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas &ecirc;tre le beau-fr&egrave;re de Suzanne du Roy.</p>
+
+<p>"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."</p>
+
+<p>-- Pauvre ch&eacute;rie ! dit-elle tout haut.</p>
+
+<p>-- Il me reste donc, continua Etiennette du m&ecirc;me ton r&eacute;sign&eacute;, &agrave; &ecirc;tre sa ma&icirc;tresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu &eacute;go&iuml;ste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre &agrave; voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une b&ecirc;tise... je ne peux pas me d&eacute;cider &agrave; franchir ce pas-l&agrave;. Suis-je n&eacute;e avec un temp&eacute;rament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donn&eacute; le go&ucirc;t de la r&eacute;gularit&eacute; ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout s&ucirc;re de finir honn&ecirc;te, car ce n'est pas facile, va! partie d'o&ugrave; je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre ind&eacute;pendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien &agrave; moi, de me suffire.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta un instant, qu&ecirc;tant du regard l'approbation de Maud.</p>
+
+<p>-- Continue, fit celle-ci. C'est tout &agrave; fait curieux ce que tu me dis l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Alors, voil&agrave;, poursuivit Etiennette... J'ai pass&eacute; par le Conservatoire, tu sais, apr&egrave;s Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solf&egrave;ge. Donner des le&ccedil;ons de piano, &ccedil;a rapporte trop peu et trop p&eacute;niblement. J'ai donc appris &agrave; jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste &agrave; Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agr&eacute;able. Je me suis fait un r&eacute;pertoire de chansons 1830... on est &agrave; cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.</p>
+
+<p>-- Certainement cela plairait, s'&eacute;cria Maud, s&eacute;duite aussit&ocirc;t par le c&ocirc;t&eacute; artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre &agrave; anglaise, manches &agrave; gigot, crinoline; tu chanterais du Lo&iuml;sa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.</p>
+
+<p>Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si ais&eacute; que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait song&eacute;: une f&ecirc;te champ&ecirc;tre &agrave; Chamblais, leur admirable propri&eacute;t&eacute;, sur la ligne du Nord... Mais, d&eacute;cid&eacute;ment, pr&eacute;sent&eacute;es par des c&eacute;libataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilit&eacute; ! -- Il faut tout au rien, ma ch&egrave;re, en ces mati&egrave;res, il me semble... Et ce n'&eacute;tait pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes &agrave; la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommand&eacute;e. Alors j'ai pens&eacute; &agrave; toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant &agrave; nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui &eacute;tait de bonne noblesse, aurait pu nous faire fr&eacute;quenter le meilleur monde. Il a pr&eacute;f&eacute;r&eacute; perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous tra&icirc;nons le boulet de ce pass&eacute;-l&agrave;, m&ecirc;me apr&egrave;s le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames &eacute;trang&egrave;res, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mari&eacute;e, je t'en r&eacute;ponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irr&eacute;prochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre &agrave; ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaiet&eacute; de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une f&ecirc;te ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y r&eacute;fl&eacute;chir... Tu avais d&eacute;j&agrave; une jolie voix &agrave; Picpus. Elle doit &ecirc;tre tout &agrave; fait pos&eacute;e maintenant. -- Oui, r&eacute;pondit Etiennette... Elle est assez agr&eacute;able... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?</p>
+
+<p>Le piano &eacute;tait tout proche. Elles fouill&egrave;rent ensemble dans les cartons.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une romance de Chaminade, intitul&eacute;e <i>l'Anneau d'argent</i>.</p>
+
+<p>-- Peux-tu m'accompagner ?</p>
+
+<p>-- Oui, fit Maud.</p>
+
+<p>Elle s'assit au piano et pr&eacute;luda, tandis qu'Etiennette, appuy&eacute;e d'une main au piano, pench&eacute;e sur la musique, chantait:</p>
+
+<p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;<i>Le cher anneau d'argent que vous m'avez donn&eacute;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Garde en son cercle &eacute;troit vos promessesse encloses...</i></p>
+
+<p>La voix &eacute;tait d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleur&eacute; par un archet; l'artiste la m&eacute;nageait, la conduisait en musicienne experte.</p>
+
+<p>Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements &eacute;clat&egrave;rent derri&egrave;re les jeunes filles; une voix f&eacute;minine, puissamment timbr&eacute;e, cria, accentuant le mot &nbsp;l'italienne:</p>
+
+<p>-- <i>Brava ! brava !...</i> Tout &agrave; fait bien !</p>
+
+<p>-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.</p>
+
+<p>L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras &agrave; Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'&eacute;tait pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur &eacute;trange, l'accompagnait.</p>
+
+<p>-- Mlle C&eacute;cile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, <i>sciasciona mia</i>, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est &agrave; Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de si&egrave;cle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa <i>cortina.</i></p>
+
+<p>Maud tendit la main:</p>
+
+<p>-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant &agrave; Etiennette qui cachait le bas de sa figure derri&egrave;re son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. <i>E quanto &egrave; carina !</i> N'est-ce pas, C&eacute;cile ? On dirait un <i>angiolo</i> de Sienne.</p>
+
+<p>Mlle Ambre dit simplement:</p>
+
+<p>-- Oui, madame est tr&egrave;s jolie et chante tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Maud pr&eacute;senta:</p>
+
+<p>-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes au th&eacute;&acirc;tre, mademoiselle ?</p>
+
+<p>-- Non, madame... pas encore.</p>
+
+<p>-- Nous la ferons conna&icirc;tre, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.</p>
+
+<p>-- Oh ! <i>cara</i> ! la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?</p>
+
+<p>-- Nous y songions, r&eacute;pliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.</p>
+
+<p>-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moiti&eacute; de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, C&eacute;cile. <i>E come b&egrave;n accommodato !... Gosto inglese...</i></p>
+
+<p>Elles se mirent &agrave; parler italien, Mme Ucelli faisait admirer &agrave; son amie le go&ucirc;t singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, &agrave; mi-voix, disait &agrave; Etiennette:</p>
+
+<p>-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'ex&egrave;cre, &agrave; cause de Julien qui a &eacute;t&eacute; oblig&eacute; un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma ch&eacute;rie. Ah ! c'est un vrai temp&eacute;rament, celle-l&agrave;, une &acirc;me &agrave; deux sexes &eacute;galement imp&eacute;rieux. Elle m'ex&egrave;cre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conf&eacute;rence avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter &agrave; la soir&eacute;e, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.</p>
+
+<p>-- Tu es un amour, r&eacute;pliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !</p>
+
+<p>Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie l&eacute;g&egrave;re des rideaux de vitrage.</p>
+
+<p>-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure fa&ccedil;on de m'&ecirc;tre agr&eacute;able... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppress&eacute;, va ! Et puis, ajouta-t-elle apr&egrave;s un instant de r&eacute;flexion, peut-&ecirc;tre, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta m&egrave;re... mettre une pi&egrave;ce de l'appartement &agrave; ma disposition de temps en temps ?</p>
+
+<p>-- Mais tout l'appartement si tu veux, ch&eacute;rie. D'autant que maman &eacute;tant souffrante et ne bougeant gu&egrave;re de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment ma&icirc;tresse de maison, maintenant, c'est moi qui m&egrave;ne tout.</p>
+
+<p>-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son h&eacute;sitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin &agrave; mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.</p>
+
+<p>-- Julien ?</p>
+
+<p>-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?</p>
+
+<p>-- Oh ! me compromettre, r&eacute;pliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.</p>
+
+<p>-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit trait&eacute; d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.</p>
+
+<p>Elles rejoignirent, les bras enlac&eacute;s, Mme Ucelli et Mlle Ambre.</p>
+
+<p>-- Excusez-moi, ch&egrave;re madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...</p>
+
+<p>-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succ&egrave;s... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimit&eacute;.</p>
+
+<p>Etiennette remercia et salua.</p>
+
+<p>-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain &agrave; la <i>Walkyrie,</i> n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Etiennette r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premi&egrave;res.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous n'iriez point, vous, <i>cara</i>, r&eacute;pliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme &agrave; une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... <i>Che peccato !</i>... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-&ecirc;tre M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.</p>
+
+<p>La porte du grand salon s'ouvrait, pouss&eacute;e par le valet de pied, gant&eacute; de blanc, qui n'annon&ccedil;a pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fan&eacute;e et us&eacute;e, tr&egrave;s correct, s'avan&ccedil;ait en souriant.</p>
+
+<p>-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?</p>
+
+<p>Il baisa les mains. Mme Ucelli s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Ah ! <i>signore Lucca !</i> Voil&agrave; qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fant&ocirc;me.</p>
+
+<p>Etiennette prenait cong&eacute; et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>La chemin&eacute;e &eacute;tait en marbre blanc, de style n&eacute;o-grec, presque nue, d&eacute;cor&eacute;e d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un br&ucirc;le-parfums, et de deux sveltes vases o&ugrave; trempaient deux orchid&eacute;es. Dans l'&acirc;tre une grosse b&ucirc;che br&ucirc;lait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.</p>
+
+<p>Presque aussit&ocirc;t, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage &agrave; une dame &acirc;g&eacute;e, accompagn&eacute;e de deux jeunes filles habill&eacute;es pareil, assez jolies, l'air an&eacute;mique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud pr&eacute;senta:</p>
+
+<p>-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'int&eacute;rieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?</p>
+
+<p>-- Est-ce que M. Lestrange ne conna&icirc;t pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.</p>
+
+<p>-- Non, lui r&eacute;pondit Lestrange &agrave; demi-voix. Je ne vois que certaines sp&eacute;cialit&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Comment va votre ch&egrave;re m&egrave;re ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.</p>
+
+<p>-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons gu&egrave;re avant cinq heures, je crois.</p>
+
+<p>-- Et Jacqueline ?</p>
+
+<p>-- Jacqueline est all&eacute;e &agrave; son cours de litt&eacute;rature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait &ecirc;tre rentr&eacute;e. Vous allez la voir.</p>
+
+<p>Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honor&eacute;, o&ugrave; un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?</p>
+
+<p>-- Aux demoiselles et aux messieurs, ch&egrave;re madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.</p>
+
+<p>-- M&ecirc;l&eacute;s ?</p>
+
+<p>-- M&ecirc;l&eacute;s. Le cours est mixte.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre l&agrave; quelques notions de morale.</p>
+
+<p>-- On ne vous laissera pas entrer, <i>birbante</i>; vous avez une trop mauvaise r&eacute;putation aupr&egrave;s des m&egrave;res de famille; vous compromettez les demoiselles.</p>
+
+<p>-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.</p>
+
+<p>Maud changea la conversation:</p>
+
+<p>-- Qui va &agrave; l'Op&eacute;ra, demain, pour la <i>Walkyrie</i> ?</p>
+
+<p>-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.</p>
+
+<p>Mme de Reversier d&eacute;clara:</p>
+
+<p>-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la <i>Walkyrie</i> soit un spectacle convenable pour mes filles.</p>
+
+<p>On se r&eacute;cria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part &agrave; la discussion, donn&egrave;rent leur avis.</p>
+
+<p>-- Mais, demanda Lestrange &agrave; Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, &agrave; ce que je vois, quel inconv&eacute;nient y a-t-il &agrave; vous mener voir la pi&egrave;ce ?</p>
+
+<p>-- Il y a l'inconv&eacute;nient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les b&ecirc;tises que vous nous dites en particulier, &agrave; ma soeur, &agrave; moi, &agrave; Jacqueline, &agrave; nous toutes ?... Hein, r&eacute;pondez ? Qu'est-ce que vous avez &agrave; me regarder comme cela ?</p>
+
+<p>-- Je regarde vos l&egrave;vres, fit Lestrange, et je penses &agrave; des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.</p>
+
+<p>Madeleine de Reversier sourit:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman &eacute;coute. Elle se m&eacute;fie de vous, vous savez.</p>
+
+<p>-- Oh ! votre maman est tr&egrave;s raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.</p>
+
+<p>-- Non, c'est le th&eacute;.</p>
+
+<p>La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les g&acirc;teaux. Derri&egrave;re lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit f&ecirc;te... Les femmes l'embrass&egrave;rent; elle serra la main de Lestrange. C'&eacute;tait une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa m&egrave;re, en plus fin, plus d&eacute;gag&eacute;, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours &agrave; demi cach&eacute;s par les paupi&egrave;res qui semblaient lourdes d'une langueur de volupt&eacute;, des formes d&eacute;j&agrave; m&ucirc;res, des seins et des hanches d'&eacute;pouse, avec la taille la plus mignonne et une pu&eacute;rilit&eacute; voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient &agrave; chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un &ecirc;tre extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le d&eacute;sir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.</p>
+
+<p>Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:</p>
+
+<p>-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a trait&eacute; le jeune ma&icirc;tre, aujourd'hui ?</p>
+
+<p>Jacqueline baissa les paupi&egrave;res et r&eacute;pondit, sur un ton comique d'innocence:</p>
+
+<p>-- De l'amour dans le mariage, madame.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; un beau sujet; qu'en disait-il ?</p>
+
+<p>-- Oh ! je vous referais son discours mot &agrave; mot.</p>
+
+<p>Elle se leva, sauta derri&egrave;re une chaise avec une gr&acirc;ce de bergeronnette, et commen&ccedil;a, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitu&eacute; par deux &eacute;l&eacute;ments, aussi &eacute;troitement unis en lui que le sont l'oxyg&egrave;ne et l'hydrog&egrave;ne dans l'eau... Ces &eacute;l&eacute;ments sont la tendresse et la (un temps, il m&eacute;nage son effet)... et la sensualit&eacute;. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos m&egrave;res vous ber&ccedil;aient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualit&eacute;..."</p>
+
+<p>-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !</p>
+
+<p>-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualit&eacute;, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malais&eacute;e &agrave; d&eacute;finir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconna&icirc;tre l'appel g&eacute;n&eacute;reux de l'&ecirc;tre humain vers la beaut&eacute;, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune ma&icirc;tre fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit &agrave; l'oreille: 'Ils ont le toucher si d&eacute;velopp&eacute; !"</p>
+
+<p>Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur m&egrave;re, qui semblait avoir oubli&eacute; les s&eacute;v&egrave;res principes &eacute;nonc&eacute;s l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.</p>
+
+<p>-- <i>E un fiore... p&egrave;ro un fiore !</i></p>
+
+<p>Maud reprit son s&eacute;rieux:</p>
+
+<p>-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le th&eacute;. Madeleine et Marthe vont t'aider.</p>
+
+<p>Elles s'y mirent toutes les trois, les deux t&ecirc;tes ch&acirc;taines et la t&ecirc;te rousse pench&eacute;es autour de la table, les souples tailles courb&eacute;es en jolies r&eacute;v&eacute;rences quand elles offraient la tasse. C'&eacute;tait une mode nouvelle de servir, &agrave; Paris, le th&eacute; fait &agrave; m&ecirc;me chaque tasse, dans une coupe surmont&eacute;e d'une petite passoire en porcelaine. On admira.</p>
+
+<p>-- C'est vous, Maud, qui avez d&eacute;couvert cela ?</p>
+
+<p>-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapport&eacute; cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.</p>
+
+<p>-- Vous avez de la chance, fit na&iuml;vement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne <i>nous</i> donnent jamais rien.</p>
+
+<p>-- Ah ! s'&eacute;cria Maud joyeusement, <i>les</i> voil&agrave;... tous les deux... C'est gentil...</p>
+
+<p>Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, &eacute;taient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.</p>
+
+<p>Mme Ucelli, en leur tendant la main, r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>-- Tous les deux ! Un jour de S&eacute;nat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fid&egrave;le... <i>Peccato !</i> il faut cette enchanteresse de Maud !</p>
+
+<p>-- Nous esp&eacute;rions bien, ch&egrave;re madame, r&eacute;pliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre coll&egrave;gue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'&eacute;tait pas pr&ecirc;t pour mon interpellation, on a lev&eacute; la s&eacute;ance.</p>
+
+<p>Il parlait d'une voix forte et &eacute;gale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu &eacute;paisse, sa face fra&icirc;che, sa barbe carr&eacute;e, blonde m&ecirc;l&eacute;e de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de s&eacute;curit&eacute;, de s&eacute;r&eacute;nit&eacute;.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la m&ecirc;me carrure de lutteur, all&eacute;gie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.</p>
+
+<p>-- Quant &agrave; M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fid&egrave;le des mardis de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop b&ecirc;tes.</p>
+
+<p>-- On en trouve m&ecirc;me une qui a trop d'esprit, mademoiselle, r&eacute;plique Hector &agrave; demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.</p>
+
+<p>Lestrange avait isol&eacute; dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.</p>
+
+<p>-- D&eacute;cid&eacute;ment, <i>cara</i>, je renonce &agrave; voir Mme de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Oh !restez, ch&egrave;re madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera d&eacute;sol&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais l'Italienne avait des courses et des visites &agrave; faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arriv&eacute;e des Chantel, n'insista plus.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle prom&egrave;ne? demanda Paul Le Tessier apr&egrave;s la sortie des deux femmes.</p>
+
+<p>-- C'est une Ni&ccedil;oise, r&eacute;pliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.</p>
+
+<p>-- Jolie recommandation !</p>
+
+<p>Le cercle s'&eacute;tait resserr&eacute; autour de la chemin&eacute;e, tous se sentant maintenant en intimit&eacute; plus &eacute;troite. Mais les apart&eacute;s continu&egrave;rent. Mme de Reversier recommandait &agrave; Paul une oeuvre de bienfaisance &agrave; laquelle elle voulait int&eacute;resser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries &agrave; Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, &agrave; demi-voix.</p>
+
+<p>-- Pourquoi cette convocation sp&eacute;ciale aujourd'hui ? demanda-t-il.</p>
+
+<p>-- Nous attendons la premi&egrave;re visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais &agrave; votre pr&eacute;sence pour d&eacute;corer notre salon, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>-- Dieu ! que je suis flatt&eacute; ! Et qui attendons-nous ?</p>
+
+<p>Maud sourit. Hector insinua:</p>
+
+<p>-- Un mari ?</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas &agrave; la question, elle dit seulement, apr&egrave;s un temps:</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous un ami, Hector ?</p>
+
+<p>Le jeune homme fut touch&eacute; par le ton s&eacute;rieux de la question.</p>
+
+<p>-- Certes, dit-il, ma ch&egrave;re enfant... Mon fr&egrave;re a &eacute;t&eacute; plut&ocirc;t l'ami de votre p&egrave;re; mais moi, je vous ai connue toute petite...</p>
+
+<p>Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait &agrave; ce retour sur le pass&eacute;, il se ma&icirc;trisa aussit&ocirc;t et plaisanta:</p>
+
+<p>-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.</p>
+
+<p>-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, r&eacute;pliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher &agrave; me faire tu tort.</p>
+
+<p>Il protesta du geste.</p>
+
+<p>-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-&ecirc;tre besoin de vous...</p>
+
+<p>Les &eacute;clats de rire l'interrompirent. On &eacute;coutait Jacqueline. Elle disait:</p>
+
+<p>-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le m&ecirc;me coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche m&eacute;lancoliquement, par devoir, en d&eacute;tournant la t&ecirc;te: l'eau tombe o&ugrave; elle peut. Avec les jolies femmes un peu m&ucirc;res, il plaisante, il dit des b&ecirc;tises, il s'amuse &agrave; leur arracher des petits cris, &agrave; les chatouiller avec son jet, &agrave; leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de litt&eacute;rature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit:</p>
+
+<p>-- Chut ! Taisons-nous... On a sonn&eacute;... Ce sont les raseurs.</p>
+
+<p>Avant qu'on n'ouvr&icirc;t la porte, d&eacute;j&agrave; elle &eacute;tait assise pr&egrave;s de la table &agrave; th&eacute;, s&eacute;rieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.</p>
+
+<p>Le domestique, cette fois, annon&ccedil;a:</p>
+
+<p>-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>Un peu c&eacute;r&eacute;monieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent &eacute;chang&eacute;es. Jacqueline souffla &agrave; l'oreille de Marthe:</p>
+
+<p>-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son gar&ccedil;on et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !</p>
+
+<p>Certes, l'entr&eacute;e des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes &eacute;l&eacute;gants, ces femmes pimpantes, habill&eacute;es par Doucet, chapeaut&eacute;es par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel &eacute;taient v&ecirc;tus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui ent&eacute;n&egrave;brent chaque ann&eacute;e les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taill&eacute;, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surann&eacute;e de la redingote en drap uni, de l'&eacute;troite cravate noire nou&eacute;e sous le col rabattu.</p>
+
+<p>-- C'est &eacute;gal, r&eacute;pondit Marthe de Reversier &agrave; Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.</p>
+
+<p>Elle aussi avait raison? Accoutr&eacute;s en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et s&egrave;che, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque enti&egrave;rement les cheveux &agrave; peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur impr&eacute;vue, &agrave; la fois innocents et passionn&eacute;s, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les m&ecirc;mes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins &eacute;maci&eacute;e, sa p&acirc;leur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidit&eacute; s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'anc&ecirc;tre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nou&eacute;e en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa m&egrave;re et de sa soeur, &eacute;voquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.</p>
+
+<p>-- Monte pr&eacute;venir maman qu'<i>ils</i> sont arriv&eacute;s, dit Maud &agrave; l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.</p>
+
+<p>-- Bon. Je la sanglerai moi-m&ecirc;me, s'il le faut, r&eacute;pliqua la petite en s'esquivant.</p>
+
+<p>Un silence assez froid s'&eacute;tait r&eacute;pandu dans le salon apr&egrave;s l'arriv&eacute;e des Chantel. Maud avait pr&egrave;s d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de g&ecirc;ne. Jeanne, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de sa m&egrave;re, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort p&acirc;le, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se for&ccedil;ait &agrave; regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient &agrave; Maud, invinciblement &agrave; Maud, qui lui avait distraitement serr&eacute; la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beaut&eacute; renouvel&eacute;e, recr&eacute;&eacute;e dans ce cadre choisi par elle, orn&eacute; par elle, &agrave; ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait os&eacute; l&agrave;-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux foresti&egrave;re, hausser jusqu'&agrave; elle une pens&eacute;e de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, &eacute;panouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avis&eacute;, inform&eacute; des dessous de ce monde aux moeurs commodes o&ugrave; il fr&eacute;quentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette chemin&eacute;e et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer &agrave; la com&eacute;die ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derri&egrave;re la fa&ccedil;ade de luxe... Maud lasse de la soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; elle vit, r&eacute;solue &agrave; se <i>caler</i> dans le monde par un mariage solide... Le provincial emball&eacute; &agrave; fond de train, pr&ecirc;t &agrave; sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... m&ecirc;me leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgr&eacute; leur temp&eacute;rament d'aventuriers... Beau sujet de pi&egrave;ce ! Heureusement, je n'y suis qu'un indiff&eacute;rent spectateur !" Il se r&eacute;jouit de la neutralit&eacute; promise &agrave; Maud tout &agrave; l'heure: "Spectateur indiff&eacute;rent... et j'en suis bien aise."</p>
+
+<p>Maxime, &agrave; pr&eacute;sent, s'oubliait tout &agrave; fait, ne d&eacute;tachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.</p>
+
+<p>-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-l&agrave; ne m'est pas inconnu.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre entrait. Elle &eacute;tait v&ecirc;tue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait, &nbsp;l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'&eacute;chancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass &eacute;tincelait.</p>
+
+<p>-- Pourquoi as-tu laiss&eacute; maman mettre &ccedil;a ? dit &agrave; voix basse Maud &agrave; Jacqueline, qui suivait sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit la petite, j'ai essay&eacute;; mais si tu crois que c'est facile !</p>
+
+<p>A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'&eacute;tait lev&eacute;e; &eacute;clair&eacute;e d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrass&egrave;rent et se mirent &agrave; causer aussit&ocirc;t, l'absence oubli&eacute;e, leur verbiage de malades raccord&eacute; au pass&eacute;, tout naturellement:</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&egrave;re amie... comment allez-vous ? votre genou ?</p>
+
+<p>-- H&eacute;las ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai pass&eacute; ma journ&eacute;e &eacute;tendue. Mais vous ? votre &eacute;paule ?</p>
+
+<p>-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai d&eacute;couvert les pilules du docteur Levert...</p>
+
+<p>Elles s'assirent dans un coin, chacune press&eacute;e de parler, n'&eacute;coutant point l'autre, toute &agrave; la confidence de ses mis&egrave;res.</p>
+
+<p>Hector s'&eacute;tait rapproch&eacute; de Maud:</p>
+
+<p>-- Comment <i>les</i> appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annonc&eacute;.</p>
+
+<p>-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.</p>
+
+<p>-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>Maud demanda vivement:</p>
+
+<p>-- Vrai ? O&ugrave; cela ?</p>
+
+<p>-- Au r&eacute;giment. Il y a huit ans. Il a &eacute;t&eacute; mon sous-lieutenant, &agrave; Ch&acirc;lons, quand j'&eacute;tais volontaire dans les dragons.</p>
+
+<p>-- En effet. Il a pass&eacute; par Saint-Cyr et est rest&eacute; trois ans officier... Il a d&ucirc; donner sa d&eacute;mission &agrave; la mort de son p&egrave;re pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'&eacute;tais pas un dragon tellement &eacute;minent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'&eacute;tat de reconna&icirc;tre qui que ce soit. Dois-je me rappeler &agrave; lui ?</p>
+
+<p>Maud r&eacute;fl&eacute;chit un instant:</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas oubli&eacute; votre promesse ?</p>
+
+<p>-- Non... M&ecirc;me, si je puis vous servir en quelque chose ?</p>
+
+<p>-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui o&ugrave; vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !</p>
+
+<p>-- Pour le moment, r&eacute;pliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison &agrave; son ancien cavalier. Regardez !</p>
+
+<p>En effet, Maxime, le visage ravag&eacute;, les traits crisp&eacute;s, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.</p>
+
+<p>-- Je vais le calmer, fit Hector.</p>
+
+<p>Il profita du remous caus&eacute; par l'entr&eacute;e du peintre Valbelle -- grand gar&ccedil;on athl&eacute;tique, teint color&eacute;, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.</p>
+
+<p>-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, &agrave; Ch&acirc;lons. Monsieur Hector Le Tessier.</p>
+
+<p>L'ironie l&eacute;g&egrave;re dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase &eacute;chappa &agrave; Maxime. Sa figure se d&eacute;tendit, s'&eacute;claircit. Il sera la main d'Hector.</p>
+
+<p>-- Ah ! monsieur, je suis enchant&eacute;... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- 83, rectifia Hector.</p>
+
+<p>-- 83... Vous &ecirc;tes des Deux-S&egrave;vres ?</p>
+
+<p>-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute; de votre m&eacute;moire, l'excellent officier que vous &eacute;tiez.</p>
+
+<p>-- J'aimais beaucoup mon m&eacute;tier, d&eacute;clara Maxime, la voix timbr&eacute;e d'un peu de tristesse.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les r&eacute;unissait &agrave; dix ans de distance.</p>
+
+<p>-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a &eacute;t&eacute; officier pendant trois ans, il a connu &agrave; peu pr&egrave;s deux mille recrues... Il doit en avoir rencontr&eacute; plus d'une dans la vie, depuis.</p>
+
+<p>-- Oh ! le vilain arithm&eacute;ticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent &ecirc;tre amis. Voil&agrave;.</p>
+
+<p>-- J'accepte l'augure, madame, d&eacute;clara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps &agrave; Paris, j'esp&egrave;re qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon fr&egrave;re et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la gr&acirc;ce de d&icirc;ner au cabaret avec nous, demain ?</p>
+
+<p>Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sinc&egrave;re; tous deux, &agrave; parler du pass&eacute;, revivaient un peu cette premi&egrave;re jeunesse irrevivable, d&eacute;j&agrave; regrett&eacute;e, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste &agrave; la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant &agrave; des fa&ccedil;ons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge &agrave; bandeaux; le romancier "f&eacute;ministe" Henri Espiens, m&eacute;ridional chevelu, t&ecirc;tu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scand&eacute; par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laiss&eacute;e dans l'antichambre.</p>
+
+<p>Maud attira Jacqueline &agrave; l'&eacute;cart:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amiti&eacute; entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des alli&eacute;s contre nous.</p>
+
+<p>-- Oh ! je suis s&ucirc;re d'Hector.</p>
+
+<p>-- Et de Paul ?</p>
+
+<p>-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.</p>
+
+<p>Elle fit, du doigt, signe &agrave; Paul de les rejoindre.</p>
+
+<p>-- Beau s&eacute;nateur, lui dit-elle d'un ton enjou&eacute;, vous aurez manqu&eacute; aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.</p>
+
+<p>Paul sourit:</p>
+
+<p>-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoy&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Allons donc ! La petite cachotti&egrave;re ! Elle ne me l'a pas dit.</p>
+
+<p>-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assur&eacute; que vous &eacute;tiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.</p>
+
+<p>-- Et moi, j'ai promis de la faire d&eacute;buter ici et de convoquer tout Paris &agrave; ses d&eacute;buts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous &ecirc;tes un heureux s&eacute;nateur ?</p>
+
+<p>-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'op&eacute;rette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un p&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets &agrave; peine &eacute;bauch&eacute;s, mais dont le succ&egrave;s me tient au coeur.</p>
+
+<p>Paul visa Maxime, du regard.</p>
+
+<p>-- Lui ?</p>
+
+<p>-- Oui. Hector est mon alli&eacute;. Et vous ?</p>
+
+<p>-- Moi aussi, bien s&ucirc;r...D'autant qu'il ne sera pas &agrave; plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...</p>
+
+<p>Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperos&eacute;, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgr&eacute; la coupe anglaise de sa v&ecirc;ture, le gard&eacute;nia rouge de sa boutonni&egrave;re, malgr&eacute; le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On pr&eacute;senta pompeusement:</p>
+
+<p>-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.</p>
+
+<p>Le gros homme saluait &agrave; droite et &agrave; gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Op&eacute;ra...</p>
+
+<p>-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle d&eacute;posa l'enveloppe sur une console.</p>
+
+<p>On s'&eacute;tait dispers&eacute; dans les deux salons, suivant l'&eacute;lection des affinit&eacute;s. Espiens avait attir&eacute; Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire &eacute;touff&eacute;, tout de suite suivi d'un arp&egrave;ge jet&eacute; sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isol&eacute;e pr&egrave;s de Suberceaux, lui parlait &agrave; voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui &eacute;coutait indiff&eacute;rent, les yeux &agrave; une &eacute;bauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accroch&eacute;e au mur. Autour de la table &agrave; th&eacute;, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, &agrave; la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite cr&eacute;ole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la r&eacute;plique aux deux hommes:</p>
+
+<p>-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous &ecirc;tes poli.</p>
+
+<p>-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la po&eacute;sie... l'amour... enfin, tout &agrave; fait votre type.</p>
+
+<p>-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.</p>
+
+<p>-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis b&ecirc;te... Je suis s&ucirc;re qu'il n'y a pas de costume du tout.</p>
+
+<p>-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est tr&egrave;s convenable, on en met autant qu'on veut.</p>
+
+<p>-- Bien s&ucirc;r, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite &agrave; M. Valbelle, si j'avais le type.</p>
+
+<p>A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."</p>
+
+<p>Dora, apr&egrave;s r&eacute;flexion, objecta:</p>
+
+<p>-- Maman ne voudra jamais.</p>
+
+<p>-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner &agrave; l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la dame de compagnie de Dora, c&eacute;l&egrave;bre dans un certain monde de f&ecirc;teurs parisiens pour sa docilit&eacute; et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussit&ocirc;t et ne bougeait que lorsqu'on venait la r&eacute;veiller.</p>
+
+<p>La petite Calvell m&eacute;ditait. Enfin elle prof&eacute;ra cette r&eacute;ponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.</p>
+
+<p>Maxime, qu'Hector avait laiss&eacute; seul apr&egrave;s s'&ecirc;tre fait pr&eacute;senter &agrave; sa soeur Jeanne, regardait, &eacute;coutait; et il se demandait: "Est-ce que je r&ecirc;ve ? Suis-je n&eacute; dans un monde &agrave; part ? est-ce l&agrave; les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie &agrave; voix basse... Ces gestes de fr&ocirc;lement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui r&eacute;sonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirt&eacute;... Nous avons flirt&eacute;... C'est un flirt de ma fille..." Voil&agrave; les gens qui entourent Maud... Voil&agrave; ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"</p>
+
+<p>Maud ne lui avait pas encore adress&eacute; la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche &agrave; son gr&eacute; des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son &eacute;tonnement irrit&eacute;; elle vint &agrave; lui, tout droit:</p>
+
+<p>-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.</p>
+
+<p>Et elle recula vers l'angle du salon, for&ccedil;ant le jeune homme &agrave; l'y suivre.</p>
+
+<p>-- Je pense, r&eacute;pondit Maxime tr&egrave;s grave, que ma solitude de V&eacute;zeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait go&ucirc;t&eacute;e, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, &agrave; ces hommes &eacute;l&eacute;gants, brillants, causeurs ais&eacute;s, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner &agrave; V&eacute;zeris ?</p>
+
+<p>-- Oui. J'ai accompagn&eacute; ma m&egrave;re &agrave; Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers &agrave; rien ici: je repartirai pour V&eacute;zeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: m&ecirc;me quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en &ecirc;tre absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons myst&eacute;rieux, est plus pr&egrave;s de mon coeur.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>Maxime reprit, s'exaltant peu &agrave; peu au son de sa propre voix:</p>
+
+<p>-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, &agrave; leur image, voyez-vous. J'ai le m&ecirc;me coeur que mes bergers, immobiles d'un cr&eacute;puscule &agrave; l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois &eacute;prouv&eacute;es leur seul ressouvenir suffit &agrave; combler ma pens&eacute;e durant de longs mois... Ici, on &eacute;prouve vite et peu; la parole est rapide et br&egrave;ve comme la sensation; moi, je suis lent &agrave; parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.</p>
+
+<p>-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte l&agrave; (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'int&eacute;resser autant.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis m&ecirc;me pas assez ma&icirc;tre de moi pour vous cacher cette &eacute;motion ! Tout ce qui me rappelle une chose pass&eacute;e... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma pr&eacute;sence ici, apr&egrave;s des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...</p>
+
+<p>Maud l'interrompit:</p>
+
+<p>-- Je ne les ai pas oubli&eacute;s, moi non plus.</p>
+
+<p>Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effray&eacute;e de leur flamme.</p>
+
+<p>"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les l&egrave;vres de Maxime, elle dit tout haut, de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendue:</p>
+
+<p>-- Il faut venir &agrave; l'Op&eacute;ra demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? O&ugrave; est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !</p>
+
+<p>Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se r&eacute;fugier aupr&egrave;s de son fr&egrave;re. On rit un peu.</p>
+
+<p>-- Comment l'avez-vous apprivois&eacute;e ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.</p>
+
+<p>-- Je lui ai parl&eacute; de vous, monsieur.</p>
+
+<p>Tout de suite, cette &acirc;me neuve avait requis la curiosit&eacute; d'Hector. Il la devinait si diff&eacute;rente des petites &acirc;mes, frip&eacute;es sous leur masque de virginit&eacute;, qu'il guettait &agrave; travers les salons de Paris, non par go&ucirc;t de d&eacute;bauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme sp&eacute;cial de collectionneur. Il l'avait questionn&eacute;e doucement, paternellement presque, lui parlant de ce fr&egrave;re qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bient&ocirc;t sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassur&eacute;s. D'une voix paisible, att&eacute;nu&eacute;e, comme ouat&eacute;e par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse l&agrave;-bas, sans f&ecirc;tes, sans compagnes, -- &eacute;lev&eacute;e par sa m&egrave;re, enseign&eacute;e par Maxime.</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&eacute;rie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.</p>
+
+<p>-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que d&eacute;cidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous &ecirc;tes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?</p>
+
+<p>-- Je d&icirc;ne avec vos amis, mademoiselle, r&eacute;pondit Maxime, m&eacute;content que Maud e&ucirc;t bris&eacute; l'entretien, tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, apr&egrave;s d&icirc;ner, voil&agrave; tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.</p>
+
+<p>Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il &eacute;tait pr&egrave;s de sept heures, tout le monde prit cong&eacute;.</p>
+
+<p>Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:</p>
+
+<p>-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre m&eacute;chante humeur de tant&ocirc;t. Vous avez &eacute;t&eacute; convenable.</p>
+
+<p>-- C'est <i>lui</i> ? demanda d&eacute;daigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>-- Il a l'air bien provincial.</p>
+
+<p>Maud dit s&egrave;chement:</p>
+
+<p>-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...</p>
+
+<p>-- Que moi ?</p>
+
+<p>Maud r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici apr&egrave;s les autres. A demain.</p>
+
+<br>
+<h2>III</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>Non, d&eacute;clara Hector Le Tessier (il achevait de d&icirc;ner avec son fr&egrave;re et Maxime, au restaurant Joseph), le monde o&ugrave; nous nous sommes rencontr&eacute;s hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire &agrave; des plaisanteries louches, r&eacute;pondre sur le m&ecirc;me ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-l&agrave;. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres &eacute;chantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents &agrave; l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au th&eacute;&acirc;tre, &agrave; Aix, &agrave; Trouville, qui fait de l'hydroth&eacute;rapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez repr&eacute;sent&eacute;s tous les degr&eacute;s de l'&eacute;chelle sociale entre la grisette et l'h&eacute;riti&egrave;re des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien pr&eacute;fet de l'Ordre moral: int&eacute;rieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au V&eacute;sinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a &eacute;t&eacute; fort bien &eacute;lev&eacute;e... Non, ce n'est aucunement du monde m&ecirc;l&eacute;, du demi-monde. Ce ne sont pas des d&eacute;class&eacute;es. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui fr&eacute;quentent ce salon, que la petite Dora, bien n&eacute;e d'ailleurs, et une certaine C&eacute;cile Ambre, dont le masque e&ucirc;t fait r&ecirc;ver Baudelaire, mais qu'on re&ccedil;oit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous conna&icirc;trez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me d&eacute;plaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues pr&eacute;cautions:</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; Hector &agrave; cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est in&eacute;puisable.</p>
+
+<p>Maxime, qui avait peu parl&eacute; pendant le repas et qui ne fumait point, r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Mais je le trouve tr&egrave;s int&eacute;ressant.</p>
+
+<p>Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secr&egrave;tes anxi&eacute;t&eacute;s de son coeur ! De cette visite de la veille, il &eacute;tait sorti boulevers&eacute; et ensorcel&eacute;. Maud si belle, qui avait eu des mots si p&eacute;n&eacute;trants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouv&eacute;e irr&eacute;prochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes fr&ocirc;leuses, dont le titre et la v&ecirc;ture de vierges rendaient les discours, les allures plus d&eacute;concertants ? Elles &eacute;taient les soeurs, elles &eacute;taient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur r&eacute;pondait, pensait d'accord avec leur pens&eacute;e, peut-&ecirc;tre !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de col&egrave;re contre ces gens, contre ce Paris qui peut-&ecirc;tre avaient souill&eacute; l'&acirc;me blanche de la femme &eacute;lue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aim&eacute;e depuis avec l'ardeur concentr&eacute;e des &acirc;mes fortes o&ugrave; la solitude, l'absence, loin de les abolir, &eacute;chauffent les passions... Mais peut-&ecirc;tre aussi Maud, parmi ces impuret&eacute;s, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur &agrave; lui, Jeanne, que rien n'avait choqu&eacute;e, la veille... Oh ! le cruel myst&egrave;re ! Comment, comment &ecirc;tre s&ucirc;r ?... Il &eacute;coutait Hector avec une sorte d'attention contract&eacute;e, le d&eacute;sir d'apprendre et la peur de savoir.</p>
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+<p>Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;s, le verbe ais&eacute;, alerte, causeur de salon et de d&icirc;ner, habitu&eacute; &agrave; la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; interrompait la conf&eacute;rence par quelque incise d'amicale et paterne ironie.</p>
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+<p>-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est pass&eacute; &agrave; Paris, depuis une quinzaine d'ann&eacute;es, des &eacute;v&eacute;nements -- deux &eacute;v&eacute;nements graves, deux "kracks", dirait mon fr&egrave;re -- dont vous n'avez m&ecirc;me pas senti le contre-coup le plus amorti l&agrave;-bas, dans votre terre de V&eacute;zeris, mon cher, au milieu de vos &eacute;talons, de vous chiens et de vos faisans...</p>
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+<p>-- Et c'est ? demanda Maxime.</p>
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+<p>-- Premi&egrave;rement, le krack de la pudeur. Notre &eacute;poque est comparable &agrave; la d&eacute;cadence latine ou &agrave; la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues &agrave; la table des M&eacute;dicis, elles n'ornent pas leur cou d'embl&egrave;mes g&eacute;n&eacute;rateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se g&ecirc;ne pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pi&egrave;ces ne les m&egrave;ne-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le th&eacute;&acirc;tre, ce n'est que des paroles... Il y a, &agrave; Paris, dans le monde, des professionnels de la d&eacute;floration, des hommes &agrave; l'aff&ucirc;t de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La premi&egrave;re le&ccedil;on est donn&eacute;e aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'&eacute;t&eacute;, les promiscuit&eacute;s de la ville d'eaux ou de la plage permettront au d&eacute;florateur professionnel de mettre &agrave; son oeuvre la derni&egrave;re main.</p>
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+<p>-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commenc&eacute; par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.</p>
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+<p>-- Non, reprit Hector. Le d&eacute;florateur n'&eacute;pouse gu&egrave;re, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout &agrave; ce qu'il &eacute;pouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.</p>
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+<p>Le gar&ccedil;on entrait, sonn&eacute; par Paul qui r&eacute;clama l'addition. Hector attendit qu'il f&ucirc;t sorti pour continuer:</p>
+
+<p>-- Le second krack que je vous d&eacute;non&ccedil;ais tout &agrave; l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot &agrave; sa fille, c'est-&agrave;-dire six mille francs de rente, c'est-&agrave;-dire rien, pas m&ecirc;me de quoi louer un coup&eacute; au mois... Donc jamais la jeune fille n'a d&eacute;pendu de l'homme &agrave; ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conqu&eacute;rir, -- l'amour -- les m&egrave;res les laissent apprendre l'amour le plus t&ocirc;t possible, par d&eacute;vouement maternel...</p>
+
+<p>Contre ce mot de d&eacute;vouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:</p>
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+<p>-- Mais si, par d&eacute;vouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce d&eacute;vouement. A mon sens, l'alt&eacute;ration universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux m&egrave;res de la g&eacute;n&eacute;ration pr&eacute;sente. Jadis la vierge &eacute;tait &eacute;lev&eacute;e dans un clo&icirc;tre, g&eacute;n&eacute;ralement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au s&eacute;rieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'h&ocirc;te sur l'immoralit&eacute; des couvents ? Elle sortait de l&agrave; pour se marier avec un homme qu'elle connaissait &agrave; peine, mais que l'accord des parents avait &eacute;lu: donc les luttes d'int&eacute;r&ecirc;t (presque toutes les discordes conjugales) &eacute;taient &eacute;vit&eacute;es. Le mari &eacute;tait vraiment <i>l'initiateur</i>, chance consid&eacute;rable d'&ecirc;tre aim&eacute; ! D'autre part, issue du clo&icirc;tre le plus aristocratique de Paris, la fianc&eacute;e trouvait dans le m&eacute;nage le plus modeste un accroissement de confortable et d'&eacute;l&eacute;gance. On &eacute;tait &agrave; l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques &nbsp;hyst&eacute;riques de cette heureuse g&eacute;n&eacute;ration, quelques Jane de Simerose trouv&egrave;rent brusque et d&eacute;sagr&eacute;able la surprise de l'alc&ocirc;ve, cri&egrave;rent &agrave; la trahison et au viol. Elles cri&egrave;rent si fort qu'elles persuad&egrave;rent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupir&acirc;t: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le r&eacute;sultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du clo&icirc;tre, mais elle s'habitue, d&egrave;s quinze ans, &agrave; la large aisance que ses parents mirent quarante ans &agrave; conqu&eacute;rir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la th&eacute;orie de l'amour: elle la fortifie d'exp&eacute;riences pr&eacute;paratoires, pour plus de s&ucirc;ret&eacute;. Et c'est le mari&eacute;, maintenant, &agrave; qui l'alc&ocirc;ve nuptiale m&eacute;nage des surprises.</p>
+
+<p>Les trois convives rest&egrave;rent quelque temps silencieux. Le gar&ccedil;on rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:</p>
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+<p>-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport &agrave; corriger et je veux monter &agrave; cheval demain matin. Vous allez &agrave; l'Op&eacute;ra, je crois, monsieur de Chantel ?</p>
+
+<p>-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre fr&egrave;re m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma m&egrave;re &agrave; la sortie.</p>
+
+<p>-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, r&eacute;pliqua Hector... Et m&ecirc;me, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la <i>Chevauch&eacute;e</i>.</p>
+
+<p>Ils v&ecirc;tirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le s&eacute;nateur trouva son coup&eacute;. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glac&eacute; sur l'emplacement vide de l'ancien Op&eacute;ra-Comique. Une mince couche de neige dure, cir&eacute;e par les semelles des passants, vernissait le sol; les clart&eacute;s du gaz, les feux des globes &eacute;lectriques luisaient fixement, dans l'air condens&eacute;. C'&eacute;tait, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.</p>
+
+<p>-- Montez-vous dans mon coup&eacute; ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai &agrave; l'Op&eacute;ra.</p>
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+<p>-- Non, fit Hector. Deux minutes de <i>footing</i> nous feront du bien. Va-t'en &agrave; tes rapports, s&eacute;nateur.</p>
+
+<p>Tandis que le coup&eacute; virait, Hector et Maxime gagn&egrave;rent le boulevard. Hector avait allum&eacute; un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pens&eacute;e bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.</p>
+
+<p>-- Vous r&ecirc;vez, mon lieutenant ? questionna Hector.</p>
+
+<p>Maxime s'arr&ecirc;ta net, comme un cheval sous un coup de cave&ccedil;on. Ses traits maigres, tendus plus qu'&agrave; l'ordinaire, ses yeux dont l'arri&egrave;re-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache d&eacute;non&ccedil;aient le trouble de ses nerfs.</p>
+
+<p>-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parl&eacute; tout &agrave; l'heure des jeunes filles qui fr&eacute;quentent Mlle de Rouvre et m&ecirc;me de sa soeur dans des termes qui m'ont afflig&eacute;. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens &agrave; vous le dire...</p>
+
+<p>-- Mais, mon cher, r&eacute;plique Hector, je n'ai pas m&ecirc;me prononc&eacute; le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; Maxime condamnait sa brusquerie.</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, tr&egrave;s large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant &agrave; marcher... Pensez combien je suis d&eacute;sempar&eacute; ici, ignorant Paris, mal fait &agrave; votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers &agrave; l'air des visages pour juger les &acirc;mes, comme &agrave; l'aspect du ciel pour pr&eacute;voir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis s&ucirc;r que vous valez d'&ecirc;tre mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Mais certainement, mon cher Maxime, r&eacute;pliqua Hector, touch&eacute;.</p>
+
+<p>Il pensait: "Voil&agrave; des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc &agrave; V&eacute;zeris ?"</p>
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+<p>-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Op&eacute;ra par la chauss&eacute;e d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'&eacute;clat pour n'avoir pas suscit&eacute; l'envie et la calomnie. Vous entendrez m&eacute;dire d'elle, je vous en pr&eacute;viens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup s&eacute;duit, n'est-ce pas ?... Voil&agrave; pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir r&eacute;fl&eacute;chi. La premi&egrave;re, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, &agrave; qui l'on n'ait pr&ecirc;t&eacute;, sinon des amants, du moins des camarades &agrave; de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la m&eacute;disance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout &agrave; l'heure, au balcon des loges, rev&ecirc;tent si peu de corps tout &agrave; fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honn&ecirc;tes p&acirc;tissent de la d&eacute;shonn&ecirc;tet&eacute; des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est &agrave; peu pr&egrave;s impossible de savoir si une jeune fille est honn&ecirc;te, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a d&eacute;failli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans t&eacute;moins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de m&eacute;fiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, r&eacute;serv&eacute;e ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.</p>
+
+<p>Ils avaient atteint la cour de l'Op&eacute;ra, en segment de cercle, que bordent les rues Gl&uuml;ck et Hal&eacute;vy; ils arpentaient lentement ce coin isol&eacute; dont le silence d&eacute;sert, demi-obscur, contrastait avec le fr&eacute;missement lumineux des &eacute;quipages, les attelages piaffant d&eacute;j&agrave; le long des trottoirs.</p>
+
+<p>"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."</p>
+
+<p>Maxime murmura, comme pour lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?</p>
+
+<p>-- Les demi-vierges ? Elles &eacute;pouseront des barons en "toc", d'importants industriels guett&eacute;s par la faillite, des hommes splendides, rong&eacute;s de maladies mortelles, toutes sortes de maris de fa&ccedil;ade qui s'&eacute;croulent un mois ou un an apr&egrave;s la noce, car c'est un &eacute;trange ch&acirc;timent de ces petites trompeuses d'&ecirc;tre leurr&eacute;es presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honn&ecirc;te homme et seront des &eacute;pouses mod&egrave;les, doubl&eacute;es (pour leur mari) de ma&icirc;tresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme &agrave; Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.</p>
+
+<p>-- Lequel ?</p>
+
+<p>-- Une petite oie blanche, n&eacute;e et nourrie dans un coin de province.</p>
+
+<p>Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:</p>
+
+<p>-- A moins de rencontrer une fille sup&eacute;rieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caract&egrave;re d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.</p>
+
+<p>Hector eut la r&eacute;compense de cette phrase aussit&ocirc;t, &agrave; voir s'&eacute;clairer le visage de Maxime; il surprit l'&eacute;bauche d'un geste, aussit&ocirc;t r&eacute;prim&eacute;, pour lui prendre la main et la serrer.</p>
+
+<p>"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce gar&ccedil;on comme un m&eacute;decin avec un malade ? Si je lui disais la v&eacute;rit&eacute;, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la v&eacute;rit&eacute;, la sais-je moi-m&ecirc;me ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut &ecirc;tre heureux avec elle, quoique tromp&eacute;, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"</p>
+
+<p>La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.</p>
+
+<p>-- Nous entrons ? demanda Hector.</p>
+
+<p>-- Si vous voulez.</p>
+
+<p>Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une s&ucirc;ret&eacute; d'habitu&eacute; &agrave; travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clart&eacute; sur les marbres, cette foule bruissante et par&eacute;e, il sentit confus&eacute;ment tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le p&eacute;ril, chez l'adversaire.</p>
+
+<p>"Une femme poursuivie l&agrave;, prise l&agrave;, n'est point celle qu'il me faut."</p>
+
+<p>En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgr&eacute; tout gauchi par sa solitude, contre la soci&eacute;t&eacute; alerte, ais&eacute;e de la Ville, la rancune de la province, m&ecirc;me intelligente, contre Paris.</p>
+
+<p>"Vais-je donc lier ma vie, tout &agrave; l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement r&ecirc;v&eacute; ?"</p>
+
+<p>Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgr&eacute; tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la premi&egrave;re fois, avec l'&eacute;nergie exalt&eacute;e qui animait toutes ses d&eacute;cisions: "Je la veux..."</p>
+
+<p>Quelques minutes apr&egrave;s, tous deux p&eacute;n&eacute;traient dans la loge. Aaron, affair&eacute; et obs&eacute;quieux, en sortit au m&ecirc;me instant: ils n'y trouv&egrave;rent que les deux m&egrave;res et les trois jeunes filles. Maud quitta aussit&ocirc;t sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.</p>
+
+<p>"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'&ecirc;tre des fous !"</p>
+
+<p>Vraiment, ce soir, Maud &eacute;blouissait: de ses cheveux noirs, touch&eacute;s de roux, &agrave; ses pieds, dont les souliers d&eacute;couvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis pr&egrave;s d'elle, sur le canap&eacute; rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse &agrave; le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumi&egrave;res, lam&eacute; d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du m&ecirc;me ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'&eacute;chancrure du col, laissant &agrave; peine deviner la naissance des seins: mais l'&eacute;paule droite montrait sa rondeur presque nue, l'&eacute;troite &eacute;paulette attach&eacute;e par une simple agrafe, une turquoise ancienne taill&eacute;e en scarab&eacute;e. Dans la lumi&egrave;re factice des lampes &agrave; incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint &eacute;clatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, tortur&eacute;, jaloux... et heureux... et il s'avouait &agrave; lui-m&ecirc;me: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"</p>
+
+<p>Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volont&eacute; de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'&ecirc;tre l&agrave;, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il &eacute;prouvait, se tra&icirc;ner &agrave; ses pieds et crier dans la poussi&egrave;re: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis &agrave; vous ! Je crois en vous !"</p>
+
+<p>Et il avait dout&eacute; d'elle, tout &agrave; l'heure ! Il avait accueilli un instant le soup&ccedil;on qu'elle donn&acirc;t &agrave; un autre des droits sur cette intangible beaut&eacute; !... Il ex&eacute;crait maintenant ce soup&ccedil;on comme un sacril&egrave;ge.</p>
+
+<p>Maud, tout en parlant de choses qui &eacute;taient loin de leur pens&eacute;e, de la pi&egrave;ce, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de d&eacute;sir. Et malgr&eacute; tout, elle s'enorgueillissait de sa conqu&ecirc;te inattendue, soudaine, point pareille aux autres.</p>
+
+<p>Elle avait, de quelques mots, cont&eacute; sa journ&eacute;e; elle acheva le r&eacute;cit en disant:</p>
+
+<p>-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?</p>
+
+<p>Il ne lui confessa point qu'il avait, d&egrave;s le matin, pass&eacute; sous ses fen&ecirc;tres, &agrave; cheval, avant la promenade au Bois o&ugrave; il essayait de couper sa fi&egrave;vre, de secouer son inqui&eacute;tude par une galopade furieuse. Il dit seulement:</p>
+
+<p>-- J'ai mont&eacute; &agrave; cheval avant le d&eacute;jeuner; j'ai d&eacute;jeun&eacute; &agrave; l'h&ocirc;tel des Missionnaires, pr&egrave;s de Saint-Sulpice, o&ugrave; je suis descendu avec ma m&egrave;re et Jeanne... Apr&egrave;s, j'ai fait quelques courses, une visite &agrave; un ancien camarade de r&eacute;giment, et...</p>
+
+<p>Il s'interrompit:</p>
+
+<p>-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous int&eacute;resse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journ&eacute;e, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pens&eacute;e...</p>
+
+<p>Maud se leva en souriant:</p>
+
+<p>-- Voici les musiciens &agrave; l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle &agrave; Le Tessier qui lui rendait sa place.</p>
+
+<p>Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure o&ugrave;, sous l'&eacute;clat att&eacute;nu&eacute; des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un d&eacute;cor de f&eacute;erie, il sentit que sa destin&eacute;e se nouait myst&eacute;rieusement, par un sortil&egrave;ge comparable &agrave; ceux qui, dans le drame, fixaient la destin&eacute;e des h&eacute;ros. La salle n'&eacute;tait pas si noy&eacute;e d'ombre qu'il n'y reconn&ucirc;t les visages rencontr&eacute;s la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli d&eacute;collet&eacute;e jusqu'&agrave; la taille, r&eacute;pandant sa poitrine sous les yeux de l'&eacute;nigmatique C&eacute;cile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombr&eacute;e d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, fr&ocirc;lant de sa barbe p&acirc;le la nuque gr&ecirc;le de Madeleine; et surtout, &agrave; l'orchestre, se retournant impatiemment, &agrave; chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, &eacute;trangement &eacute;l&eacute;gant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignor&eacute;e et p&eacute;rilleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volont&eacute; comme une b&ecirc;te de sang, puis l'&eacute;peronna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les emb&ucirc;ches, les pr&eacute;cipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en &eacute;tait s&ucirc;r, <i>pensaient &agrave; lui</i>, voulaient l'attirer, le garder.</p>
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+<p>"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."</p>
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+<p>Aupr&egrave;s de Maud, tandis que Jacqueline &eacute;changeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage myst&eacute;rieux que Londres venait d'envoyer &agrave; Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la sc&egrave;ne. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magn&eacute;tisme d'un fluide int&eacute;rieur. C'&eacute;taient l'&eacute;motion de cette entr&eacute;e subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si diff&eacute;rents, par leur v&ecirc;tement, par leurs fa&ccedil;ons, des h&ocirc;tes de V&eacute;zeris; peut-&ecirc;tre le contentement secret d'avoir occup&eacute; l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout &agrave; l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- &agrave; elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parl&eacute;. Son coeur ardent et neuf s'&eacute;tonnait d'une temp&eacute;rature inaccoutum&eacute;e; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante m&eacute;lancolie la p&eacute;n&eacute;trait, une tristesse d'exil&eacute;e, &agrave; se voir entour&eacute;e de gens &eacute;trangers &agrave; sa vie morale, &agrave; ses go&ucirc;ts de scrupuleuse d&eacute;cence, de recueillement, de pi&eacute;t&eacute;. Pour se rassurer soi-m&ecirc;me, elle &eacute;tait oblig&eacute;e de se r&eacute;p&eacute;ter: "Puisque je suis l&agrave; avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y &ecirc;tre."</p>
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+<p>Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'&eacute;nervement, ces deux &ecirc;tres simples, Maxime et Jeanne, peut-&ecirc;tre &eacute;taient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, s&ucirc;rs de leur pens&eacute;e et de leur coeur. Les autres, aveulis, us&eacute;s par cet affreux Paris qui fausse, qui &eacute;mousse, qui anesth&eacute;sie, les autres n'&eacute;taient que des &eacute;paves incertaines, ignorant m&ecirc;me leur d&eacute;sir, ne sachant s'ils jouissaient d'&ecirc;tre l&agrave; ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- exc&eacute;d&eacute;s du jour monotone, apeur&eacute;s par la nuit insomniaque, d&eacute;traqu&eacute;s, distraits, "claqu&eacute;s", l'&acirc;me sourde et paralytique, le sens fallacieux ou d&eacute;faillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hant&eacute;e de fant&ocirc;mes de souvenirs, de coquetteries pu&eacute;riles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenaill&eacute;s par les envies anormales d'un sensualit&eacute; qu'ils n'&eacute;taient pas bien s&ucirc;rs de pouvoir satisfaire, ramen&eacute;s &agrave; leur besogne d'&eacute;nerver les femmes comme &agrave; une t&acirc;che de monomane, d'o&ugrave; le plaisir est exclu, qui, &agrave; la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poup&eacute;es nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatigu&eacute;es par les st&eacute;riles secousses, le coeur d&eacute;sert, l'esprit meubl&eacute; seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, us&eacute;e de d&eacute;bauches hors nature, en qui toutes les sensations, m&ecirc;me celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crisp&eacute;e &agrave; chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de C&eacute;cile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours &agrave; sa port&eacute;e, plusieurs fois par soir usit&eacute;e sous la p&eacute;nombre des loges, au th&eacute;&acirc;tre... Et lui non plus ne savait pas o&ugrave; le menait sa pens&eacute;e, ce qu'il souhaitait, ce qu'il &eacute;prouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur ent&eacute;n&eacute;br&eacute;, surpris d'y entrevoir la jalousie c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du d&eacute;florateur... Et aupr&egrave;s d'eux, c'&eacute;taient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des m&egrave;res, des oisifs, combien de m&ecirc;me race, menant la m&ecirc;me existence d&eacute;sax&eacute;e et d&eacute;sorient&eacute;e, las de vivre et cramponn&eacute;s &agrave; la vie, sensuels et inertes, intelligents et pu&eacute;rils ? et les artistes clairsem&eacute;s parmi eux, le g&eacute;nie actif de la Ville pourtant, combien aussi t&acirc;tonnaient dans la nuit, mal certains de leur id&eacute;al, besogneux d'argent, aveugl&eacute;s par la jalousie du succ&egrave;s des autres, enivr&eacute;s jusqu'&agrave; la d&eacute;mence par leur propre succ&egrave;s ?</p>
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+<p>De toute cette foule, les meilleurs sans doute &eacute;taient les r&eacute;sign&eacute;s, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derri&egrave;re les &eacute;paules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde o&ugrave; ils vivaient, s&ucirc;rs d'en sortir un jour, s&ucirc;rs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.</p>
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+<p>La pi&egrave;ce &eacute;tait finie. Les femmes, &agrave; la h&acirc;te, v&ecirc;taient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud pos&eacute; sur son bras. Les mots qui, tout &agrave; l'heure, avaient failli s'&eacute;chapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serr&eacute;e maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumi&egrave;re, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de V&eacute;zeris, il avait r&ecirc;v&eacute; Maud ainsi, &agrave; son bras, en face du monde ! Le r&ecirc;ve s'accomplissait et voil&agrave; que c'&eacute;tait presque une souffrance.</p>
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+<p>Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le p&eacute;ristyle. Julien de Suberceaux &eacute;tait derri&egrave;re eux, drap&eacute; dans une longue cape noire &agrave; col de velours, la figure si boulevers&eacute;e, si tragique que Maxime, bien inhabile &agrave; d&eacute;chiffrer de telles &acirc;mes complexes, soup&ccedil;onna le drame. Il s'&eacute;carta avec une affectation d'indiff&eacute;rence, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'&eacute;tait approch&eacute;e de Suberceaux: sous cette vo&ucirc;te de f&ecirc;te, parmi cette cohue par&eacute;e, mouvante et bruyante, ils crois&egrave;rent leurs regards.</p>
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+<p>-- Vous &ecirc;tes fou, voyons, murmura-t-elle... &nbsp;Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.</p>
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+<p>-- Maud... balbutia-t-il.</p>
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+<p>Elle le magn&eacute;tisa du regard.</p>
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+<p>-- Demain, fit-elle &agrave; voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.</p>
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+<p>Et le laissant ma&icirc;tris&eacute;, riv&eacute; soudain par le sortil&egrave;ge de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.</p>
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+<p>-- Pauvre gar&ccedil;on, dit-elle aussit&ocirc;t d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est &eacute;pris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons jou&eacute; ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sinc&egrave;re...</p>
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+<p>Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassur&eacute;. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrott&eacute; par l'amour.</p>
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+<p>Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une &agrave; une, tournaient prestement, emportant leurs charges &eacute;l&eacute;gantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brod&eacute;es d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coup&eacute;s de remise magnifiquement attel&eacute;s, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux &agrave; la disposition des riches &eacute;trangers, re&ccedil;ut Jeanne et sa m&egrave;re que les Rouvre ramenaient &agrave; l'h&ocirc;tel des Missionnaires.</p>
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+<p>Maxime, lui, partit seul, &agrave; pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, &agrave; travers la Ville o&ugrave; roulait le fracas des sorties de th&eacute;&acirc;tre, peu &agrave; peu apais&eacute;, rar&eacute;fi&eacute;, vers les d&eacute;serts quartiers de la rive gauche. M&ecirc;me, ayant rejoint l'h&ocirc;tel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.</p>
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+<p>Tout le pass&eacute; &eacute;tait balay&eacute; par la temp&ecirc;te pr&eacute;sente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'h&ocirc;tel eccl&eacute;siastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il pronon&ccedil;a tout haut:</p>
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+<p>-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir &eacute;lev&eacute;e d'ann&eacute;e en ann&eacute;e comme une soeur !</p>
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+<h2>IV</h2>
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+<p>Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement r&eacute;serv&eacute;e au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare &agrave; Paris, d'ouvrir leurs fen&ecirc;tres sur un jardin, celui de l'h&ocirc;tel de S&eacute;gur, dont les magnifiques pelouses finissent &agrave; quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guett&eacute; par les entrepreneurs de b&acirc;tisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouat&eacute;s de brouillard, cachent encore de leur ramure enchev&ecirc;tr&eacute;e les maisons de la rue La Bo&eacute;tie, &eacute;loignent &agrave; l'infini le Paris affair&eacute; et bruyant du faubourg Saint-Honor&eacute;.</p>
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+<p>Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orient&eacute;s. C'&eacute;tait la moiti&eacute; de l'entresol d'un h&ocirc;tel, transform&eacute; autrefois en logis de gar&ccedil;on, sans doute pour la commodit&eacute; de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particuli&egrave;re sur la rue de Baume, -- et depuis, lou&eacute; toujours &agrave; part, l'h&ocirc;tel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.</p>
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+<p>Quand Julien vint pour la premi&egrave;re fois &agrave; Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, &agrave; titre de secr&eacute;taire, M. Asquin, viticulteur consid&eacute;rable des environs de Limoux, &eacute;lu d&eacute;put&eacute; avec toute la liste monarchiste. Julien, &agrave; vingt et un ans, dernier m&acirc;le d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'&ecirc;tre pauvre. R&eacute;solu d'avance &agrave; toutes les compromissions, cuirass&eacute; par un orgueil sup&eacute;rieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chim&eacute;riques h&eacute;ros balzaciens qui disent &agrave; la Ville: "Tu seras mienne."</p>
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+<p>Mais le temps a march&eacute; depuis les du Tillet et les Rubempr&eacute;. Paris n'est plus une proie f&eacute;odale &agrave; partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcel&eacute; en mille parcelles o&ugrave; chaque app&eacute;tit d&eacute;mocratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu l&eacute;gion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune &eacute;lit celui-ci, celui qu'elle d&eacute;pouille n'&eacute;tait pas plus digne. Puis Julien, r&eacute;ellement beau, r&eacute;ellement s&eacute;ducteur, n'&eacute;tait Rastignac qu'&agrave; demi: lui-m&ecirc;me aimait trop les femmes. L'irr&eacute;ductible sinc&eacute;rit&eacute; de son d&eacute;sir paralysa ses projets de conqu&ecirc;te. Jusqu'au jour o&ugrave; il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune m&eacute;ridional tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gant et tr&egrave;s f&ecirc;t&eacute;. Il menait assez large vie, gr&acirc;ce au bonheur du jeu et aux lib&eacute;ralit&eacute;s d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le d&eacute;put&eacute;, la soixantaine pass&eacute;e, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques &eacute;lecteurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi lou&eacute; et pay&eacute; par Asquin au nom de son secr&eacute;taire, qui l'habita &agrave; la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du d&eacute;put&eacute;.</p>
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+<p>Julien de Suberceaux fut pr&eacute;sent&eacute; aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis s&eacute;nateur, alors d&eacute;put&eacute; de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme &agrave; favoris blancs, &agrave; fa&ccedil;ons correctes, assis &agrave; toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontr&eacute; dans tous les soupers de filles. On le r&eacute;putait riche, ignorant les br&egrave;ches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites &agrave; la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait &agrave; Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'&eacute;pouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conqu&ecirc;te; la v&eacute;rit&eacute;, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masqu&eacute; en aventurier. Elle le domina par sa beaut&eacute;, certes, par la royaut&eacute; de sa gr&acirc;ce; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une &acirc;me pareille &agrave; celle qu"il se souhaitait &agrave; lui-m&ecirc;me et qui lui manquait: -- une &acirc;me ardente et implacable de r&eacute;volt&eacute;e, d&eacute;cid&eacute;e, co&ucirc;te que co&ucirc;te, &agrave; vaincre la fortune et &agrave; pi&eacute;tiner la foule. Maud, &agrave; dix-huit ans, se savait ruin&eacute;e, r&eacute;duite &agrave; l'h&eacute;ritage d'un oncle maternel. Courtis&eacute;e par les hommes presque depuis l'enfance, experte &agrave; les surprendre, elle avait &eacute;prouv&eacute; d&eacute;j&agrave; la difficult&eacute; de les garder &agrave; soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si m&eacute;diocre. Deux fois, elle connut l'affreux d&eacute;boire des "flirts" affich&eacute;s dans Paris, aboutissant &agrave; la disparition du pr&eacute;tendu, le jour o&ugrave; la vraie fortune &eacute;tait connue. Elle ha&iuml;ssait d&eacute;j&agrave; son p&egrave;re pour l'avoir ruin&eacute;e, elle &eacute;tendit sa haine &agrave; tous les &ecirc;tres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beaut&eacute;, se faire honneur de ses pr&eacute;f&eacute;rences. Le mariage, d&egrave;s lors, lui fut la terre qu'il faut conqu&eacute;rir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontr&egrave;rent, elle et Julien, comme deux adversaires arm&eacute;s.</p>
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+<p>Et le monde, &agrave; leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait &eacute;vident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la m&ecirc;me race, d'une aristocratie de forme et d'&eacute;l&eacute;gance si manifeste que, l&agrave; contre, m&ecirc;me la jalousie d&eacute;sarmait. On eut l'impression d'une fatalit&eacute;, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalit&eacute;, cette loi, eux-m&ecirc;mes la subirent malgr&eacute; la r&eacute;volte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux poss&eacute;d&eacute;; mais Maud, enrag&eacute;e contre cette d&eacute;faite impr&eacute;vue, dut s'avouer qu'elle aussi &eacute;tait conquise, et que ses r&eacute;sistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme &agrave; qui, malgr&eacute; tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui d&eacute;clara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui c&eacute;dait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'&agrave; demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses r&eacute;solutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour o&ugrave; elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'&eacute;tait-ce pas l&agrave; un pi&eacute;tinement assez cr&acirc;ne des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballott&eacute;e d'&agrave; pr&eacute;sent ?</p>
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+<p>D&egrave;s l'ann&eacute;e qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur r&eacute;solution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la soci&eacute;t&eacute; dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demand&eacute; et obtenu le divorce; quelques mois apr&egrave;s le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquid&eacute;e, il restait &agrave; la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille &agrave; Maud, autant &agrave; Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans &eacute;corner leur capital. Mais Maud entendait ne point d&eacute;choir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans h&eacute;siter &agrave; son propre capital, car elle ne voulait &nbsp;pas d&eacute;poss&eacute;der sa m&egrave;re, et Jacqueline &eacute;tait avis&eacute;e et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante s&eacute;r&eacute;nit&eacute;. Les &eacute;v&eacute;nements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'&eacute;prit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur premi&egrave;re entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agr&eacute;ment de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce s&eacute;jour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tu&eacute;. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit &agrave; ce propos: "Cette femme ne sera aim&eacute;e que parmi des drames."</p>
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+<p>Presque en m&ecirc;me temps, Julien, lui aussi, &eacute;tait atteint dans ses oeuvres vives. Aux &eacute;lections de 1889, M. Asquin &eacute;chouait contre son concurrent r&eacute;publicain. Le jeune secr&eacute;taire se trouvait seul &agrave; Paris, n'ayant plus &agrave; sa port&eacute;e la bourse complaisante du d&eacute;put&eacute; qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, lou&eacute; pour plusieurs ann&eacute;es. La fortune du jeu se montrait d&eacute;j&agrave; moins fid&egrave;le. Suberceaux connut des passes ardues, d'o&ugrave; le tiraient les voyages d'Asquin &agrave; Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa ma&icirc;tresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, o&ugrave; Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour ma&icirc;tresse, il revivait quelques semaines sa vie de f&ecirc;teur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle b&eacute;n&eacute;ficier, &agrave; sa majorit&eacute;, des vingt mille francs d'une assurance contract&eacute;e sur sa t&ecirc;te le jour de sa naissance.</p>
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+<p>Ce temps o&ugrave; Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destin&eacute;e, fut celui o&ugrave; ils s'aim&egrave;rent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures enti&egrave;res dans la chambre de Maud qui avait impos&eacute; sa pr&eacute;sence; il s'accoutuma &agrave; la dangereuse saveur de cet amour inachev&eacute;, dispens&eacute; &agrave; leurs &eacute;lus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son temp&eacute;rament de grande amoureuse, avec son impudeur r&eacute;solue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recr&eacute;a l'&acirc;me &agrave; l'image de la sienne, lui sugg&eacute;ra ses propres sentiments, galvanisa sa volont&eacute;. Pr&egrave;s d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'&ecirc;tre qu'&agrave; demi l'amant de sa ma&icirc;tresse jusqu'au mariage, demeurer son amant apr&egrave;s le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en pr&eacute;sence de sa ma&icirc;tresse, la solitude le laissait retomber &agrave; l'ind&eacute;cision. Maud appartiendrait &agrave; un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans r&eacute;volte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destin&eacute;e pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.</p>
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+<p>Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai p&eacute;ril. Il devina Maud cette fois r&eacute;solue au mariage, co&ucirc;te que co&ucirc;te, malgr&eacute; lui-m&ecirc;me. N'avait-elle pas gard&eacute; jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre &agrave; Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, &agrave; pr&eacute;sent) modifi&eacute; sa vie depuis ces dix mois, surveill&eacute; ses mots et ses gestes, de fa&ccedil;on que pour le monde, si prompt &agrave; changer ses jugements, elle pouvait appara&icirc;tre irr&eacute;prochable ? "Je me suis laiss&eacute; duper, pensait Suberceaux; Maud a manqu&eacute; de loyaut&eacute;. Si je suis vraiment son alli&eacute;, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."</p>
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+<p>Ces pens&eacute;es le torturaient, par cette fin d'apr&egrave;s-midi obscure de f&eacute;vrier o&ugrave;, fi&eacute;vreux, agit&eacute;, il attendait Maud chez lui. C'&eacute;tait la nuit d&eacute;j&agrave;, les becs de gaz allum&eacute;s dans la rue tapiss&eacute;e de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derri&egrave;re les vitres, sur les trottoirs et la chauss&eacute;e, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.</p>
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+<p>Cinq heures sonn&egrave;rent &agrave; la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui d&eacute;corait un gu&eacute;ridon.</p>
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+<p>"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jet&eacute;es dans le vestibule de l'Op&eacute;ra. Un bref roulement du timbre &eacute;lectrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, d&eacute;faillant.</p>
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+<p>La porte referm&eacute;e, tout de suite il enla&ccedil;a de ses bras avec une passion de d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; cette forme noire fr&eacute;missante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;: "Maud... Maud..." r&eacute;p&eacute;t&eacute; comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'apr&egrave;s, quand il l'eut entra&icirc;n&eacute;e dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses l&egrave;vres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, r&eacute;sument la gr&acirc;ce, l'esprit, l'odeur et la forme de l'ador&eacute;e.</p>
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+<p>"Maud... Maud ch&eacute;rie !..."</p>
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+<p>Elle avait pos&eacute; ses mains, vite d&eacute;gant&eacute;es, sur l'&eacute;paule de Julien; &agrave; son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle r&eacute;chauffait &agrave; son cou, &agrave; ses joues br&ucirc;lantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette pr&eacute;sence la troublaient.</p>
+
+<p>-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et chang&eacute;e qu'il connaissait seul... Je t'aime...</p>
+
+<p>Elle lui parlait si pr&egrave;s du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une t&eacute;nuit&eacute; infinie.</p>
+
+<p>-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez expr&egrave;s de me torturer.</p>
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+<p>Elle se leva lentement, le for&ccedil;ant &agrave; se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.</p>
+
+<p>-- Asseyez-vous pr&egrave;s de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons &agrave; causer s&eacute;rieusement. C'est pour cela que je suis venue.</p>
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+<p>-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et l&acirc;che.</p>
+
+<p>-- Pour cela <i>d'abord</i>. Vrai, c'est grave, ami, &eacute;coutez-moi.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it, il s'assit pr&egrave;s d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires &agrave; la lumi&egrave;re, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magn&eacute;tis&eacute;, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut &ecirc;tre le fou que vous &ecirc;tes pour imaginer que je vous pr&eacute;f&egrave;re un M. de Chantel. Voil&agrave; ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et r&eacute;fl&eacute;chir... Seulement (elle plongea plus profond&eacute;ment son regard dans les yeux de Julien), seulement &nbsp;JE VEUX ME MARIER, et je veux &eacute;pouser M. de Chantel.</p>
+
+<p>Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout &agrave; l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.</p>
+
+<p>-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorit&eacute; de sa voix. Ma vie actuelle est min&eacute;e tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la d&eacute;b&acirc;cle; en tout cas, moi, <i>je ne veux pas</i> de d&eacute;b&acirc;cle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annonc&eacute; que c'&eacute;tait ma volont&eacute;, nous avons toujours &eacute;t&eacute; d'accord l&agrave;-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?</p>
+
+<p>-- C'est vrai.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes &eacute;vad&eacute;s des conventions mis&eacute;rables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fi&egrave;re, pour ma part. Nous sommes des r&eacute;volt&eacute;s et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-l&agrave; et quittons-nous.</p>
+
+<p>Julien lui saisit les mains:</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?</p>
+
+<p>-- Je vous jure, d&eacute;clara Maud en se levant, que si, malgr&eacute; nos conventions et vos promesses, malgr&eacute; ma volont&eacute; et mon droit, vous cherchiez &agrave; emp&ecirc;cher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.</p>
+
+<p>Et aussit&ocirc;t, prenant dans ses mains la t&ecirc;te de Julien, elle l'approcha de sa bouche:</p>
+
+<p>-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.</p>
+
+<p>Julien, bris&eacute; et gris&eacute;, murmura:</p>
+
+<p>-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?</p>
+
+<p>-- Tu es fou, r&eacute;pliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de d&eacute;faillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mari&eacute;e. Veux-tu, toute ta vie, courir aux exp&eacute;dients ? Veux-tu que je donne des le&ccedil;ons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te d&eacute;sire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des &ecirc;tres inf&eacute;rieurs &agrave; nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir &nbsp;sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle &agrave; un cheval... Et restons l'un &agrave; l'autre par-dessus e monde que nous m&eacute;prisons et que nous pi&eacute;tinons. C'&eacute;tait ton r&ecirc;ve quand je t'ai rencontr&eacute;. Qu'est-ce qui a fl&eacute;chi en toi, depuis ?</p>
+
+<p>Julien lui baisa les mains:</p>
+
+<p>-- Tu as raison.</p>
+
+<p>Le mirage suscit&eacute; par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de r&ecirc;ve qu'il fallait conqu&eacute;rir, &agrave; tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volont&eacute; aussi ardente que celle de Maud: il se d&eacute;lia des morales conventionnelles avec la m&ecirc;me m&eacute;pris du droit des autres.</p>
+
+<p>Maud le vit dompt&eacute;.</p>
+
+<p>-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.</p>
+
+<p>-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... L&agrave;...</p>
+
+<p>Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les l&egrave;vres jointes, ils d&eacute;faillirent ensemble contre cette couche ferm&eacute;e que, deux fois en quatre ann&eacute;es, Maud avait fr&ocirc;l&eacute;e de sa robe: lui si vite an&eacute;anti par cette &eacute;treinte que, cette fois encore, Maud n'eut point &agrave; se refuser.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>-- Rue de Berne, 22... vite...</p>
+
+<p>Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coup&eacute; qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, m&ecirc;l&eacute;e maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avan&ccedil;ait avec peine, le long du boulevard Hausmann, o&ugrave; les tramways restaient en panne, puis &agrave; travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumi&egrave;res r&eacute;verb&eacute;r&eacute;es par la neige. Il fallut pr&egrave;s d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un de ces maisons &agrave; loyers que des soci&eacute;t&eacute;s construisent &eacute;conomiquement, d&eacute;fra&icirc;chies au bout de six mois, par l'insuffisance des mat&eacute;riaux et la n&eacute;gligence de l'entretien.</p>
+
+<p>Maud ouvrit avec r&eacute;pugnance la porte d'une loge assez malpropre:</p>
+
+<p>-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?</p>
+
+<p>-- Au troisi&egrave;me, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.</p>
+
+<p>Maud monta les trois &eacute;tages. Les stucs &eacute;caill&eacute;s, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amput&eacute;s de leur gland, le tapis &eacute;lim&eacute; aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvret&eacute;, l'indigence &agrave; d&eacute;cor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-m&ecirc;me, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'&eacute;tait ce qui l'attendait si elle n'&eacute;pousait pas Maxime de Chantel.</p>
+
+<p>-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.</p>
+
+<p>Et sa r&eacute;solution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgr&eacute; tout.</p>
+
+<p>Le coup de sonnette &eacute;voqua un pas l&eacute;ger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, v&ecirc;tue d'une tr&egrave;s simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste &agrave; bavette, &eacute;pingl&eacute; sur les seins, nou&eacute; &agrave; la taille.</p>
+
+<p>-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'&eacute;cria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.</p>
+
+<p>-- Vrai ? r&eacute;pliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester &agrave; d&icirc;ner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couch&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Non, ch&eacute;rie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel d&icirc;nent dans l'intimit&eacute;. Mais j'ai une demi-heure &agrave; te donner.</p>
+
+<p>Elle suivit Etiennette &agrave; travers l'&eacute;troite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, &eacute;touff&eacute; de tentures, crevant de meubles, o&ugrave; se devinaient les &eacute;paves d'une autre installation, plus ample.</p>
+
+<p>Etiennette s'en expliqua tout simplement:</p>
+
+<p>-- Tu vois, nous sommes bien mal &agrave; l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons d&eacute;m&eacute;nag&eacute;. Je t&acirc;cherai de gagner un logement &agrave; tout cela avec ma guitare.</p>
+
+<p>-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai &agrave; peine entrevue, &agrave; l'Op&eacute;ra. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projet&eacute;, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...</p>
+
+<p>-- Le jeune homme &agrave; qui tu donnais le bras, hier, &agrave; la sortie de l'Op&eacute;ra ?</p>
+
+<p>-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'&eacute;pouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une f&ecirc;te, j'aimerais autant qu'il f&ucirc;t l&agrave;.</p>
+
+<p>-- Bien s&ucirc;r.</p>
+
+<p>-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour pr&eacute;parer la f&ecirc;te, que je veux donner presque au lendemain de son arriv&eacute;e, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un &eacute;trange gar&ccedil;on: quelques semaines de solitude suffisent &agrave; l'ensauvager. Pr&eacute;pare donc ton r&eacute;pertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.</p>
+
+<p>-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.</p>
+
+<p>-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne &agrave; plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alli&eacute;es ? Pauvre ch&eacute;rie, ajouta Maud apr&egrave;s une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le l&acirc;che &eacute;go&iuml;sme des hommes, nous vivons toutes les deux o&ugrave; nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la d&eacute;livrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.</p>
+
+<p>Etiennette r&eacute;pondit en souriant:</p>
+
+<p>-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalit&eacute; ? Quand en useras-tu ? J'ai pr&eacute;par&eacute; ta chambre, veux-tu la voir ?</p>
+
+<p>-- Oui, bien volontiers, r&eacute;pliqua Maud, contente qu'Etiennette parl&acirc;t la premi&egrave;re du v&eacute;ritable objet de sa visite. Car tout &agrave; l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise pr&eacute;sente, par de plus fr&eacute;quentes entrevues, elle l'avait enivr&eacute; par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.</p>
+
+<p>Etiennette, prenant sur un gu&eacute;ridon une minuscule lampe nickel&eacute;e, pr&eacute;c&eacute;da Maud.</p>
+
+<p>-- Tu vois, fit-elle, il n'y a m&ecirc;me pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle &agrave; manger o&ugrave; jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une pi&egrave;ce rectangulaire, de dimension m&eacute;diocre, avec un cabinet de toilette minutieusement install&eacute;.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.</p>
+
+<p>-- Oh ! non. Ma chambre est &agrave; c&ocirc;t&eacute; de celle de maman.</p>
+
+<p>Et, un peu rose, Etiennette ajouta:</p>
+
+<p>&gt;-- C'&eacute;tait la chambre de Suzanne. L'an pass&eacute;, elle est revenue demeurer avec nous. Elle &eacute;tait souffrante: elle n'a pas la poitrine tr&egrave;s solide. Au bout d'un mois pass&eacute; en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toqu&eacute;e d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.</p>
+
+<p>-- O&ugrave; est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la pi&egrave;ce et les meubles.</p>
+
+<p>-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est &agrave; Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !</p>
+
+<p>Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'&agrave; ses cils.</p>
+
+<p>-- Et ta m&egrave;re, demanda Maud, o&ugrave; couche-t-elle ?</p>
+
+<p>-- Au del&agrave; du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamn&eacute;e &agrave; rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout &agrave; fait tranquille.</p>
+
+<p>-- Les domestiques ?</p>
+
+<p>-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne &agrave; tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment apr&egrave;s de maman... Les jours o&ugrave; tu auras besoin de cette chambre, pr&eacute;viens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras m&ecirc;me pas &agrave; sonner.</p>
+
+<p>Elle disait tout cela na&iuml;vement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualit&eacute; du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-m&ecirc;me de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indiff&eacute;rence ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginit&eacute;s d'autre sorte, comme celle de Maud, de C&eacute;cile Ambre, des petites Reversier.</p>
+
+<p>Elles avaient regagn&eacute; le salon. Maud, d&eacute;j&agrave;, voulait partir.</p>
+
+<p>-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai &agrave; peine une heure devant moi. Adieu.</p>
+
+<p>-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.</p>
+
+<p>-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachotti&egrave;re ?</p>
+
+<p>-- Oh ! il vient ici &agrave; peu pr&egrave;s tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai re&ccedil;u aujourd'hui, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. Nous avons parl&eacute; de toi. Son fr&egrave;re et lui ont le projet de nous r&eacute;unis tous &agrave; Chamblais avant le d&eacute;part de Maxime de Chantel. C'est ta m&egrave;re qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?</p>
+
+<p>-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'id&eacute;e doit venir d'Hector ?</p>
+
+<p>-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.</p>
+
+<p>-- Alors ?... ce mariage ?</p>
+
+<p>-- Mon Dieu... je crois que Paul commence &agrave; m'aimer assez pour y songer.</p>
+
+<p>-- Bonne chance !</p>
+
+<p>-- Bonne chance aussi, ch&eacute;rie !</p>
+
+<p>Les deux amies s'embrass&egrave;rent. Maud redescendit vivement les trois &eacute;tages et remonta dans le coup&eacute; qui partit assez vite, car la neige avait cess&eacute; de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recogn&eacute;e &agrave; l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fi&egrave;vre du succ&egrave;s proche, et, s&ucirc;re de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pens&eacute;e aux souvenirs de sa visite chez Julien, au r&ecirc;ve des futures entrevues dans la chambre discr&egrave;te de Suzanne du Roy.</p>
+
+<br>
+<h2>V</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>Maxime de Chantel, ayant pos&eacute; sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait &agrave; la station de Chamblais ne partait qu'&agrave; trois heures cinq, dans cinq minutes.</p>
+
+<p>Maxime se mit &agrave; arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de premi&egrave;re classe. Il avait esp&eacute;r&eacute; voyager avec les dames de Rouvre qui d&icirc;naient aussi &agrave; Chamblais.</p>
+
+<p>Il ne les vis point; elles &eacute;taient parties dans la matin&eacute;e. Le train, d'ailleurs, &eacute;tait presque vide, bien que la puret&eacute; du ciel, la ti&eacute;deur printani&egrave;re qui brusquement succ&eacute;dait &agrave; la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.</p>
+
+<p>Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Fran&ccedil;ais; la journ&eacute;e d'hier et celle d'aujourd'hui s'&eacute;taient &eacute;coul&eacute;es, pour lui, dans une telle d&eacute;tresse de coeur qu'il ne pouvait plus m&eacute;conna&icirc;tre l'imp&eacute;rieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa d&eacute;tresse et ne voulait la confier &agrave; personne. Sa m&egrave;re qu'il adorait, sa soeur qu'il avait &eacute;lev&eacute;e jalousement, leur pr&eacute;sence lui pesait presque, car il sentait fix&eacute;s sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pens&eacute;e qui obs&egrave;de, qui garrotte, qui bouche les issues de l'&acirc;me, pour ainsi dire ! Ce n'&eacute;tait pas un caprice des sens, une fum&eacute;e de d&eacute;sir que le vent emporte; c'&eacute;tait, depuis le jour o&ugrave; ils s'&eacute;taient rencontr&eacute;s &agrave; Saint-Amand, un envo&ucirc;tement de la t&ecirc;te et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante o&ugrave; jettent les grandes passions.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Les agents de la gare fermaient les porti&egrave;res, invitaient les voyageurs &agrave; monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occup&eacute; par une grosse dame blonde, d'une &eacute;l&eacute;gance tapageuse, qui conversait dans un &eacute;trange langage m&ecirc;l&eacute; de fran&ccedil;ais et d'italien, avec deux jeunes femmes habill&eacute;es pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontr&eacute;es chez les Rouvre, &agrave; sa premi&egrave;re visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'&eacute;tonnant ? On ne m'a m&ecirc;me pas pr&eacute;sent&eacute;; puis elles &eacute;taient trop occup&eacute;es, chacune de son c&ocirc;t&eacute;. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas &agrave; tenir conversation."</p>
+
+<br>
+<p>Juliette, pench&eacute;e &agrave; la porti&egrave;re, appela:</p>
+
+<p>-- Monsieur Aaron !</p>
+
+<p>Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment o&ugrave; le train partait.</p>
+
+<p>"Lui non plus ne me reconna&icirc;t pas," pensa Maxime.</p>
+
+<p>En effet, le gros homme avait arr&ecirc;t&eacute; sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.</p>
+
+<p>-- Et vous allez, vous aussi, chez <i>notre</i> Le Tessier ? demanda l'Italienne.</p>
+
+<p>-- Oui. Paul m'a invit&eacute;, r&eacute;pliqua Aaron d'une voix lippue, mouill&eacute;e, coup&eacute;e de hal&egrave;tements. Nous avons affaire ensemble... Leur propri&eacute;t&eacute; est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?</p>
+
+<p>-- <i>Ma ch&eacute; !</i> J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia &eacute;tait &agrave; Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la premi&egrave;re fois, n'est ce pas ?</p>
+
+<p>Maxime, malgr&eacute; lui, &eacute;coutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il e&ucirc;t voulu, d'avance, leur d&eacute;fendre de prononcer son nom. Et justement, aussit&ocirc;t, ce nom fut prononc&eacute;.</p>
+
+<p>-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?</p>
+
+<p>-- Elle les fera couch&eacute;e sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.</p>
+
+<p>-- Oh ! <i>cara</i>, c'est Maud, vous savez bien, qui m&egrave;ne tout dans ce petit monde, r&eacute;pliqua Mme Ucelli. La m&egrave;re ne compte pas, c'est un z&eacute;ro.</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;ait "<i>oune zerro</i>", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullit&eacute; la pauvre Mme de Rouvre s'&eacute;voquait, &eacute;cras&eacute;e, an&eacute;antie.</p>
+
+<p>-- Paul Le Tessier, reprit-elle, &eacute;tait ami du p&egrave;re de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.</p>
+
+<p>Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiqu&eacute;e de rouge comme un carreau, et att&eacute;nuant la voix, mais non sans que Maxime l'entend&icirc;t:</p>
+
+<p>-- Et le fr&egrave;re, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi tr&egrave;s bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'&eacute;pouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effar&eacute; de ce qu'il osait dire.</p>
+
+<p>-- <i>Altro!</i> s'&eacute;cria l'Italienne... Notre Hector ! &Eacute;pouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "&agrave; la coule" pour &eacute;pouser... Surtout celle-l&agrave; !</p>
+
+<p>-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, d&eacute;clara Juliette.</p>
+
+<p>-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que &ccedil;a ? Je trouve qu'elle se tient tr&egrave;s bien, moi.</p>
+
+<p>Pour cette parole de banale d&eacute;fense, Maxime e&ucirc;t souhait&eacute; baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Elle est tr&egrave;s forte... comment dites-vous ? tr&egrave;s "roublarde..." <i>m&agrave;!</i> Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a &eacute;t&eacute; tu&eacute; sans que l'on s&ucirc;t comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... <i>Dio mio !</i> Vous ne le nierez pas, celui-l&agrave; ?</p>
+
+<p>-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas <i>flirt</i> ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.</p>
+
+<p>-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.</p>
+
+<p>-- Il y a <i>flirt</i> et <i>flirt</i>, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, <i>ma per</i> Suberceaux... Enfin... <i>L'ho visto; so dic he parlo</i>...</p>
+
+<p>Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-m&ecirc;me, au moment o&ugrave; le train s'arr&ecirc;tait &agrave; une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement per&ccedil;u le nom de Maud m&ecirc;l&eacute; &agrave; ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tu&eacute; sans que l'on s&ucirc;t comment". Certes il e&ucirc;t voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le d&eacute;sir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il ha&iuml;ssait.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Le train reparti, Aaron questionna, toujours &agrave; demi-voix:</p>
+
+<p>-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?</p>
+
+<p>-- Ah ! s'&eacute;cria l'Italienne, en mena&ccedil;ant du doigt le banquier, vous &ecirc;tes &nbsp;jaloux !... <i>Birbante !</i> soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.</p>
+
+<p>Maxime, &agrave; ces mots qu'il per&ccedil;ut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retourn&egrave;rent de son c&ocirc;t&eacute;... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crisp&egrave;rent pour frapper dans ce tas de vip&egrave;res, pour les &eacute;craser &agrave; coups de poing et de talon... Il se ma&icirc;trisa &nbsp;violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, apr&egrave;s avoir consid&eacute;r&eacute; Maxime &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il pr&eacute;venait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment o&ugrave; le train stoppa en gare de Chamblais.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.</p>
+
+<p>-- Nous sommes venus en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.</p>
+
+<p>-- Toi, rougir ? r&eacute;pliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.</p>
+
+<p>-- Malhonn&ecirc;te !</p>
+
+<p>Elles s'embrass&egrave;rent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux d&eacute;licats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau ferm&eacute; et la petite voiture d'osier, fit les pr&eacute;sentations. Aaron tendit la main &agrave; Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua l&eacute;g&egrave;rement, d&eacute;tournant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>-- Moi, d&eacute;clara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.</p>
+
+<p>-- Juliette ! fit s&eacute;v&egrave;rement Mme Avrezac.</p>
+
+<p>Et, tout bas, elle lui dit &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous d&eacute;vorer vivantes.</p>
+
+<p>On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attel&eacute;e d'une jolie ponette harnach&eacute;e de jaune, la petite voiture ne tarda pas &agrave; prendre une forte avance. Un tournant d&eacute;roba le landau d&egrave;s qu'on atteignit les bois.</p>
+
+<p>Hector disait &agrave; son compagnon:</p>
+
+<p>-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravin&eacute;s, ses &eacute;tangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, &agrave; vous qui ne demandez pas une campagne d'op&eacute;rette... Vous connaissez l'histoire du ch&acirc;teau ?</p>
+
+<p>-- Non, dit Maxime, distrait, obs&eacute;d&eacute; par l'&eacute;cho des mauvaises paroles.</p>
+
+<p>-- C'est un partisan du dernier si&egrave;cle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui poss&eacute;dait ces for&ecirc;ts. L'habitation n'&eacute;tait alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Op&eacute;ra, nomm&eacute;e H&eacute;ro, dont il &eacute;tait &eacute;perdument &eacute;pris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la combl&acirc;t de cadeaux. Mlle H&eacute;ro go&ucirc;ta le site, lui trouvant une ressemblance au d&eacute;cor d'un acte d'<i>Armide</i>. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le ch&acirc;teau !..." Six mois apr&egrave;s, le financier, toujours amoureux, ramena &agrave; Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas chang&eacute;, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait b&acirc;ti le ch&acirc;teau d'Armide. Cette fois, dit-on, H&eacute;ro succomba...Mais vous ne m'&eacute;coutez point, cher ami... qu'avez-vous ?</p>
+
+<p>Maxime r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- C'est vrai... Je suis boulevers&eacute;... Ces gens avec qui j'ai voyag&eacute;, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parl&eacute; pendant le voyage...</p>
+
+<p>-- Ils ont parl&eacute; de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les d&eacute;daigner. Ne vous avais-je pas pr&eacute;venu ?... Ils ont parl&eacute; de Suberceaux, de Lestrange ?</p>
+
+<p>-- Oui... et d'un certain comte roumain.</p>
+
+<p>-- Le comte Christeanu a demand&eacute; r&eacute;guli&egrave;rement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours apr&egrave;s, &agrave; Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.</p>
+
+<p>-- Ils ont parl&eacute; aussi de vous.</p>
+
+<p>-- De moi ? A propos de Maud !...</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes tr&egrave;s intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.</p>
+
+<p>La route montait. Hector mit la jument au pas.</p>
+
+<p>-- Ah &ccedil;a ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud &agrave; quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son p&egrave;re et mon fr&egrave;re se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais &eacute;t&eacute; que le camarade de Maud de Rouvre ?</p>
+
+<p>-- Vous avez raison, r&eacute;pondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-&ecirc;tre l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?</p>
+
+<p>Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment o&ugrave;, entre les silhouettes &eacute;claircies des arbres, parurent les blanches fa&ccedil;ades du ch&acirc;teau d'Armide. "Etrange gar&ccedil;on, pensait Hector... Et moi-m&ecirc;me ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voil&agrave; que je me mets &agrave; d&eacute;fendre passionn&eacute;ment cette fille, comme si j'&eacute;tais s&ucirc;r d'elle... Je ne l'&eacute;pouserais pas, pourtant... Mais qui &eacute;pouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop l&acirc;che d'emp&ecirc;cher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."</p>
+
+<p>Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au d&eacute;licieux d&eacute;cor de cette maison de f&eacute;e, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Combien avons-nous de temps encore avant le d&icirc;ner ?</p>
+
+<p>-- Une heure et demie, &agrave; peu pr&egrave;s... Votre habit est dans votre valise ?</p>
+
+<p>-- Oui. En vingt minutes je serai pr&ecirc;t. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop boulevers&eacute;... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je l&acirc;cherais des mots que je regrettais apr&egrave;s. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre o&ugrave; vous pourrez faire votre toilette.</p>
+
+<p>-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette fa&ccedil;on, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du d&icirc;ner. Au revoir.</p>
+
+<p>Le landau apparaissait en haut de la mont&eacute;e: les deux hommes se serr&egrave;rent la main. Maxime s'&eacute;loigna vite vers les r&eacute;gions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait &agrave; gauche, pareille &agrave; une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un cr&eacute;puscule d'&eacute;t&eacute;. Et un large croissant de lune, d&eacute;j&agrave;, m&ecirc;lait &agrave; la p&acirc;leur rousse de ce cr&eacute;puscule sa p&acirc;leur argent&eacute;e.</p>
+
+<p>Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, t&acirc;chant de se contenir et de revoir clair en lui-m&ecirc;me. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres d&eacute;j&agrave; par cette femme, et tu ne lui as pas m&ecirc;me dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"</p>
+
+<p>Oui, il &eacute;tait temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la for&ecirc;t, jusqu'&agrave; la station, et l&agrave;, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, &agrave; Paris, se terrer dans les solitudes de V&eacute;zeris, jusqu'&agrave; ce que l'oubli v&icirc;nt caut&eacute;riser sa plaie.</p>
+
+<p>"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitt&eacute; SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant &agrave; peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oubli&eacute;..."</p>
+
+<p>Ses pas hasardeux l'avaient men&eacute; au bord d'un &eacute;tang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effa&ccedil;ant les limites dans la brume. Attach&eacute;e au bord de l'&eacute;tang, une petite yole se balan&ccedil;ait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames &agrave; large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit &agrave; mouvoir et &agrave; guider les embarcations l&eacute;g&egrave;res.</p>
+
+<p>Maxime sauta dans la barque, d&eacute;tacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords myst&eacute;rieux, aux eaux plomb&eacute;es par le cr&eacute;puscule, plus seul encore en face de lui-m&ecirc;me, la voix se fit plus imp&eacute;rieuse:</p>
+
+<p>"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le myst&egrave;re et le drame..."</p>
+
+<p>Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du ch&acirc;teau d'Armide sonna au del&agrave; de l'&eacute;tang, au del&agrave; des bois. C'&eacute;tait le premier appel annon&ccedil;ant le d&icirc;ner. Maxime &eacute;voqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux &eacute;paules nues. Elle &eacute;tait l&agrave;, si pr&egrave;s de lui ! Il n'avait plus que quelques heures &agrave; la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de d&eacute;sir et de tendresse submergea ses h&eacute;sitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au ch&acirc;teau. Sept heures &eacute;taient pass&eacute;es de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se v&ecirc;tir &agrave; la h&acirc;te. Au moment o&ugrave; il descendit au salon, on annon&ccedil;ait le d&icirc;ner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais &agrave; table, il se retrouva pr&egrave;s d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il r&eacute;pondit du m&ecirc;me ton... L'autre voisin de la jeune fille &eacute;tait le romancier &agrave; la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait achev&eacute;. Maud &eacute;coutait, souriait, r&eacute;pondait peu.</p>
+
+<p>Maxime, lui, contemplait cette tabl&eacute;e de mondains et, sans les p&eacute;n&eacute;trer encore &agrave; demi-mot, &agrave; demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commen&ccedil;ait &agrave; comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs r&eacute;ciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de libert&eacute; de sexe &agrave; sexe, avec l'accident de la d&eacute;bauche compl&egrave;te de temps en temps, -- rarement.</p>
+
+<p>Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualit&eacute; des convives masqu&eacute;e du nom indiff&eacute;rent, l&eacute;ger, de "flirt". On avait plac&eacute; Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il p&ucirc;t &agrave; loisir exercer son m&eacute;tier d'&eacute;nerveur; Aaron m&acirc;chait des histoires grasses dans les seins &eacute;pandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre c&ocirc;t&eacute;, s'aiguisait les yeux &agrave; regarder les frisons ch&acirc;tains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait &agrave; voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'&eacute;tait g&eacute;n&eacute;reusement donn&eacute; Etiennette comme voisine; il ne se g&ecirc;nait gu&egrave;re pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de c&acirc;linerie, un peu atrist&eacute;s par moments, au souvenir de sa m&egrave;re laiss&eacute;e rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en pr&eacute;sence des autres leurs petites affaires de sensualit&eacute;, sous l'oeil indiff&eacute;rent des m&egrave;res: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux p&egrave;res, &eacute;gar&eacute;s l&agrave;, sans emploi pr&eacute;vu. Et lui-m&ecirc;me, Maxime, ne l'avait-on pas mis &agrave; droite de Maud afin qu'il p&ucirc;t, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !</p>
+
+<p>"Heureusement Suberceaux n'est pas invit&eacute;, pensa-t-il am&egrave;rement; on l'aurait mis de l'autre c&ocirc;t&eacute;, sans doute, &agrave; la place du romancier."</p>
+
+<p>Toute cette tabl&eacute;e lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelat&eacute;, avec je ne sais quoi en plus de d&eacute;bauche inavouable qui lui venait de la pr&eacute;sence des jeunes filles.</p>
+
+<p>"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma m&egrave;re ne sont pas l&agrave; !"</p>
+
+<p>Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel &eacute;tait rest&eacute;e &agrave; Paris avec sa fille, et c'&eacute;tait Hector &eacute;galement qui engageait Maxime &agrave; ramener sa soeur &agrave; V&eacute;zeris avec lui, au lieu de la laisser &agrave; Paris avec Mme de Chantel.</p>
+
+<p>Aaron, en ce moment, achevait le r&eacute;cit d'une aventure mondaine qui d&eacute;frayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier &eacute;tranger surprise dans un rez-de-chauss&eacute;e de la rue La Bruy&egrave;re, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon March&eacute;. Et le croustillement des d&eacute;tails avait arr&ecirc;t&eacute; les conversations particuli&egrave;res. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pens&eacute;e ailleurs; &eacute;videmment elle n'&eacute;coutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de col&egrave;re qui abattit sa main &agrave; plat sur la table et fit tomber l'&eacute;ventail de Maud. Il se baissa aussit&ocirc;t pour le ramasser, et se releva plus p&acirc;le; il avait aper&ccedil;u la jambe de Marthe de Reversier &agrave; cheval sur le genou de Lestrange.</p>
+
+<p>-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inqui&egrave;te de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui d&icirc;t qu'il &eacute;tait bien &agrave; elle en ce moment, plus ligott&eacute; encore par sa jalousie.</p>
+
+<p>-- Je n'ai rien, r&eacute;pliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.</p>
+
+<p>En effet, dans cette salle close, chauff&eacute;e au commencement du repas, la temp&eacute;rature devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la pi&egrave;ce voisine o&ugrave; le caf&eacute; &eacute;tait servi: un immense hall moderne habilement accol&eacute; &agrave; l'aile gauche du ch&acirc;teau. Par les vitres aux stores relev&eacute;s, on apercevait le parc baign&eacute; de clart&eacute; et la lune cornue nageant dans le ciel.</p>
+
+<p>-- Oh ! sortons, s'&eacute;cria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...</p>
+
+<p>L'id&eacute;e fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le caf&eacute; vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre &agrave; passer le sien: un long fourreau de soie doubl&eacute; d'hermine, serr&eacute; &agrave; la taille par une ceinture int&eacute;rieure. Maud lui prit le bras.</p>
+
+<p>-- Sortons, dit-elle &agrave; demi-voix, menez-moi loin de ces gens.</p>
+
+<p>Il lui sut gr&eacute; de traduire aussi fid&egrave;lement son propre d&eacute;sir. Ils s'&eacute;loign&egrave;rent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait d&eacute;couverte tant&ocirc;t, descendit vers l'&eacute;tang, et tous deux aussit&ocirc;t se sentirent comme isol&eacute;s du reste du monde. L'&eacute;tang n'avait plus de limites, pareil &agrave; ces lacs myst&eacute;rieux de l'Afrique, au bord desquels s'arr&ecirc;te le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs lin&eacute;aments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.</p>
+
+<p>-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.</p>
+
+<p>Du bout de son pied aigu, elle fr&ocirc;lait la barque, les yeux sur l'immensit&eacute; du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beaut&eacute; de femme victorieuse de la beaut&eacute; des paysages, gr&acirc;ce de femme &eacute;clipsant la po&eacute;sie de la nuit.</p>
+
+<p>-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.</p>
+
+<p>-- Oh ! oui, s'&eacute;cria-t-elle... Allons-nous, l&agrave;-bas...tr&egrave;s loin, bien seuls...</p>
+
+<p>Il sauta dans la yole, re&ccedil;ut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arri&egrave;re aussi ais&eacute;ment qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole d&eacute;marr&eacute;e glissa sur l'&eacute;tang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.</p>
+
+<p>"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne &agrave; un autre qu'&agrave; moi."</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t ils eurent perdu de vue les futaies noy&eacute;es de brume p&acirc;le. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Je voudrais que cette heure n'e&ucirc;t point de fin, ou que cet &eacute;tang nous englout&icirc;t tous les deux, mais que jamais personne ne vous v&icirc;t plus.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magn&eacute;tique:</p>
+
+<p>-- Pourquoi doutez-vous de moi ?</p>
+
+<p>Et &agrave; ces simples paroles, tant elles le boulevers&egrave;rent, il fut &agrave; ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:</p>
+
+<p>-- Pardon ! pardon !</p>
+
+<p>-- Croyez-vous donc, &nbsp;reprit Maud, que je vive dans le monde o&ugrave; je souhaiterais vivre ? Ah ! d&egrave;s que je pourrai m'en &eacute;vader, de cet horrible Paris !...</p>
+
+<p>Les l&egrave;vres sur cette main qui maintenant voulait se d&eacute;rober, Maxime osa r&eacute;p&eacute;ter:</p>
+
+<p>-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !</p>
+
+<p>Elle retira sa main et dit sans col&egrave;re, mais la voix &eacute;mue:</p>
+
+<p>-- Ramenez-moi !</p>
+
+<p>Il reprit doucement la rame. Ils abord&egrave;rent sans rien dire, apr&egrave;s une travers&eacute;e silencieuse. Mais comme ils regagnaient le ch&acirc;teau, Maxime reprit courage sous la vo&ucirc;te des arbres nus.</p>
+
+<p>-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas &agrave; demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur l&eacute;ger qui vous entourent... Vous savez que je pars bient&ocirc;t. Je pensais rester trois semaines &agrave; V&eacute;zeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?</p>
+
+<p>Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:</p>
+
+<p>-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>- J'ai foi en vous.</p>
+
+<p>-- Comme en votre soeur ?</p>
+
+<p>-- Comme en ma soeur.</p>
+
+<p>-- M'aimez-vous ?</p>
+
+<p>-- Plus que ma soeur, plus que ma m&egrave;re, plus que tout.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! r&eacute;pliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez &agrave; moi, pensez &agrave; l'avenir. Je n'accepte qu'une affection r&eacute;fl&eacute;chie. Moi, je vous promets que jusqu'&agrave; votre retour, on ne me verra ni au th&eacute;&acirc;tre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.</p>
+
+<p>-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !</p>
+
+<p>Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussit&ocirc;t de la sentir se d&eacute;rober, refuser m&ecirc;me la plus chaste &eacute;treinte de fian&ccedil;ailles. Et dans cette retraite brusque, sinc&egrave;re comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas d&eacute;m&ecirc;ler la r&eacute;volte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.</p>
+
+<br>
+<br>
+
+
+<h2><i>DEUXI&Egrave;ME PARTIE.</i></h2>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p><i>V&eacute;zeris, mars 1893</i></p>
+
+<p>Et voici pourtant que j'ose vous &eacute;crire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose &agrave; peine prononcer le nom quand je pense &agrave; vous, c'est-&agrave;-dire &agrave; toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parl&eacute; ! Maintenant que la distance s'est replac&eacute;e entre nous, il me semble que je dois n'&ecirc;tre plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos fa&ccedil;ons d'&ecirc;tre et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise l&agrave; des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous d&eacute;voile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.</p>
+
+<p>"Il y a des moments o&ugrave; je m'en d&eacute;sole: je souhaite alors &ecirc;tre pareil &agrave; vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous &eacute;crire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais &agrave; jouer un r&ocirc;le qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-l&agrave;, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus s&eacute;duisants, h&eacute;las ! que l'humble solitaire de V&eacute;zeris. Moi, je ne mets &agrave; vos pieds que ma tendresse passionn&eacute;e, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une gr&acirc;ce invraisemblable, imm&eacute;rit&eacute;e; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant pr&eacute;f&eacute;rez-moi !"</p>
+
+<p>"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'&eacute;touffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis s&ucirc;r, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inqui&eacute;ter d'autre chose que d'&ecirc;tre &agrave; vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignit&eacute;, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une &acirc;me meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'&eacute;pouvantaient. Par gr&acirc;ce, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-&ecirc;tre, en ce moment, il en est un aupr&egrave;s de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exasp&egrave;re, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous &eacute;crire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...</p>
+
+<p>"Savez-vous le r&ecirc;ve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, pr&egrave;s de moi d&eacute;j&agrave; homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins &agrave; V&eacute;zeris, le coeur bris&eacute; de quitter mon r&eacute;giment... Cette &acirc;me enfantine, encore toute gourm&eacute;e d'ignorance, je l'adorai aussit&ocirc;t. Je r&eacute;solus d'y verser seul la connaissance et la r&eacute;flexion, afin qu'elle f&ucirc;t le meilleur de moi, &eacute;clos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre &eacute;ducateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes f&eacute;minines auxquelles ma m&egrave;re l'a fa&ccedil;onn&eacute;e, chacune de ses pens&eacute;es a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir &eacute;lev&eacute;e et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-&ecirc;tre, vous seriez s&ucirc;rement moins &eacute;clatante, moins "reine". Mais j'aurais &agrave; toute heure la clef de vos r&ecirc;ves, je ne serais pas r&eacute;duit &agrave; r&ocirc;der ombrageusement autour de votre myst&egrave;re !</p>
+
+<p>"Pourtant, attard&eacute; &agrave; ce regret, &nbsp;j'h&eacute;site. Ce que j'ai ador&eacute; aveugl&eacute;ment en vous, c'est peut-&ecirc;tre le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royaut&eacute; myst&eacute;rieuse, qui m'effraye, m'a subjug&eacute;. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'&ecirc;tes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exalt&eacute;es que j'ai v&eacute;cues pr&egrave;s de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir &agrave; &ecirc;tre servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le pr&eacute;sent, et j'ai peur de r&ecirc;ver quand je pense que vous m'avez permis cela.</p>
+
+<p>"Soyez bonne: &eacute;crivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce r&eacute;confort pour continuer &agrave; vivre jusqu'&agrave; l'heure o&ugrave; je vous reverrai.</p>
+
+<p>"Moi, je ne pense qu'&agrave; vous, je ne vis plus que pour vous. La s&eacute;cheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'&eacute;pouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'&eacute;tait le plus cher. L'absence de ma m&egrave;re m'est indiff&eacute;rente, je ne jouis plus de la pr&eacute;sence de Jeanne qui s'en d&eacute;sole, la pauvre ch&eacute;rie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une esp&egrave;ce de fant&ocirc;me d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, que je regarde agir, que j'&eacute;coute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez &agrave; travers cette parole infirme..."</p>
+
+<br>
+<p><i>Paris, mars 1893.</i></p>
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+<p>"Je n'ai jamais tant regrett&eacute;, mon cher Maxime, de n'&ecirc;tre point comme mon fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; -- l'illustre Paul -- un l&eacute;gislateur et un administrateur de banque; un bonne apparence &nbsp;excuserait au moins le retard de cette lettre... La v&ocirc;tre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosit&eacute; et d'inqui&eacute;tude: elle valait une r&eacute;ponse plus prompte. H&eacute;las ! je serai &eacute;ternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne m&eacute;prisez pas trop mon inactivit&eacute;, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent &agrave; l'effort au point de retarder quinze jours une lettre &agrave; un ami que j'aime, mais j'ai commenc&eacute; &agrave; ne &nbsp;rien faire par conscience, par honn&ecirc;tet&eacute;, du jour o&ugrave; je me suis aper&ccedil;u que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "&agrave; quoi bon ?" m'a condamn&eacute; &agrave; l'&eacute;ternelle inaction, ou plut&ocirc;t je me suis r&eacute;sign&eacute; &agrave; n'&ecirc;tre qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.</p>
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+<p>"N'en faut-il pas pour cette jolie com&eacute;die de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'&eacute;tranger, pour quelques repr&eacute;sentations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosit&eacute;. Vous voulez savoir la suite de la pi&egrave;ce: soyez satisfait, je vais t&acirc;cher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.</p>
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+<p>"D'abord -- par une co&iuml;ncidence dont vous saurez peut-&ecirc;tre d&eacute;brouiller le myst&egrave;re -- depuis que vous avez quitt&eacute; Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre gu&egrave;re plus que vous-m&ecirc;me. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoqu&eacute; ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: d&icirc;ners, th&eacute;&acirc;tre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-l&agrave;, un fid&egrave;le de la maison. J'y ai rencontr&eacute; Mme de Chantel, qui me semble en meilleure sant&eacute;; vous avez lieu, sur ce point, d'&ecirc;tre fort rassur&eacute;. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indiff&eacute;rente &agrave; ses propres sortil&egrave;ges. Elle nous confiait, l'autre jour, &agrave; mon fr&egrave;re Paul et &agrave; moi, son horreur pr&eacute;sente de Paris, son violent d&eacute;sir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais &agrave; sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce h&acirc;tif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se r&eacute;signer &agrave; quitter sa grande amie, votre m&egrave;re.</p>
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+<p>"Maintenant, les "potins" vous int&eacute;ressent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontr&eacute;s autour de nous: je vous les donne p&ecirc;le-m&ecirc;le. Sachez donc que nous avons poss&eacute;d&eacute; &agrave; Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa <i>cortina</i>, ce qui nous a valu nombre de d&icirc;ners, de soir&eacute;es, de courses en mail o&ugrave; ont brill&eacute; la Ucelli et son ins&eacute;parable C&eacute;cile qui devient spectrale &agrave; force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la m&egrave;re, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce c&eacute;libataire r&eacute;solu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien s&ucirc;r.</p>
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+<p>"Telles sont les nouvelles de nos ch&egrave;res "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant &nbsp;des actions de mine d'argent am&eacute;ricaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admir&eacute;e &agrave; Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa m&egrave;re est fort malade et menace de rendre au ciel son &acirc;me de bonne fille rang&eacute;e sur le tard, je vous aurai cont&eacute; tout ce que je sais de neuf touchant les &eacute;v&eacute;nements de mon Paris.</p>
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+<p>"H&eacute;las ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur n&eacute;ant. Dire que j'ai trente ans bient&ocirc;t, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse &agrave; regarder gigoter tous ces fantoches indiff&eacute;rents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs &agrave; cinq, des cercleux, des m&egrave;res de com&eacute;die -- et moi-m&ecirc;me ! La pi&egrave;ce es telle vraiment si<br>
+p.141<br>
+dr&ocirc;le que cela ? N'en ai-je pas vu d&eacute;j&agrave; assez de sc&egrave;nes ? N'est-ce pas une reprise &agrave; laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhait&eacute; planter l&agrave; tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller r&eacute;solument &ecirc;tre un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main f&eacute;minine pour changer la vie d'hommes de mon &acirc;ge. O&ugrave; la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre &agrave; la v&ocirc;tre ?</p>
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+<p>"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon &eacute;paule. &nbsp;Ils m'attendent, en ce moment, pour d&icirc;ner avec des demoiselles plus b&ecirc;tes et plus guind&eacute;es que des mondaines; apr&egrave;s quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Oh&eacute; ! oh&eacute; ! Vive la vie !</p>
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+<p>"Plaignez-moi, pensez &agrave; moi, &eacute;crivez-moi. Et (ceci est un secret de vous &agrave; moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout &agrave; fait oubli&eacute; ses amis de Paris..."</p>
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+<br>
+<p><i>Paris, mars 1893</i></p>
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+<p>"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'&eacute;crire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forc&eacute;e d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous r&eacute;pondre ? Je le demande &agrave; votre loyaut&eacute;: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier &agrave; votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), &eacute;crite sur le ton de la derni&egrave;re que vous m'avez adress&eacute;e, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut &ecirc;tre plus m&eacute;nag&eacute;e dans l'expression d'une affection, m&ecirc;me sinc&egrave;re et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les m&ecirc;mes m&eacute;nagements que notre ch&egrave;re Jeanne. M&ecirc;me dans le monde o&ugrave; je vis et qui ne me convient pas plus qu'&agrave; vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.</p>
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+<p>"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je r&eacute;pondis &agrave; ce que, de votre lettre, je consens &agrave; avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout pr&egrave;s de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconna&icirc;t les sites de son pays natal, les qualit&eacute;s que je prise entre toutes, la loyaut&eacute; et la bont&eacute;, avec un peu de cette brusquerie qui va bien &agrave; un honn&ecirc;te homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des r&eacute;sign&eacute;s, des &eacute;nerv&eacute;s qui sont la soci&eacute;t&eacute; masculine contemporaine; aucun de ceux-l&agrave;, allez ! ne me prendra jamais une pens&eacute;e. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des &eacute;nergiques, des r&eacute;solus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui &eacute;chauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous &ecirc;tes: mais quand vous pensez &agrave; votre amie Maud, ne pensez qu'&agrave; elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.</p>
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+<p>"Vous allez bient&ocirc;t revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en f&ecirc;te, afin de vous r&eacute;concilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier V&eacute;zeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le th&eacute;&acirc;tre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentr&eacute;e dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande r&eacute;ception: de la musique jusqu'&agrave; minuit; apr&egrave;s minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver &agrave; temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont &agrave; craindre vos caprices de la derni&egrave;re heure !</p>
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+<p>"Donc, &agrave; bient&ocirc;t. D'ici l&agrave;, pensez &agrave; moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-&agrave;-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donn&eacute;.</p>
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+<p>"Maud".</p>
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+<br>
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+<p><i>V&eacute;zeris, mars 1893.</i></p>
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+<p>"C'est d&eacute;cid&eacute;, m&egrave;re ch&eacute;rie, nous quittons V&eacute;zeris pour Paris apr&egrave;s-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie d&eacute;j&agrave;, tant j'ai h&acirc;te de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une &eacute;ternit&eacute; que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse &agrave; vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre &agrave; volont&eacute;. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, m&egrave;re ch&eacute;rie !</p>
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+<p>"Les vilaines semaines que j'ai pass&eacute;es ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'&eacute;tais si triste. Maxime est si chang&eacute; ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle &agrave; peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'&eacute;coute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse tr&egrave;s fort, &agrave; me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection &eacute;gale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; pr&egrave;s d'elle, je me sens toute honteuse d'&ecirc;tre la petite b&ecirc;te que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voil&agrave; que Maxime commence &agrave; m'intimider aussi !</p>
+
+<p>"Il para&icirc;t que nous allons, le 3 avril, &agrave; un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, m&egrave;re ch&eacute;rie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, &agrave; Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>"Ici, rien de nouveau depuis ma derni&egrave;re lettre. Le temps est rest&eacute; clair, et tellement chaud qu'on se croirait en &eacute;t&eacute;. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a &eacute;pous&eacute; Joseph Lep&eacute;roux (le second des Lep&eacute;roux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit gar&ccedil;on. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il para&icirc;t que c'est une sorte de merveille d'avoir si t&ocirc;t un petit enfant. On l'a baptis&eacute;, mardi, &agrave; la chapelle de la Vierge.</p>
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+<p>"A bient&ocirc;t, maman aim&eacute;e. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."</p>
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+<br>
+<br>
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+
+<h2>II</h2>
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+<p>L'orchestre, &eacute;rig&eacute; sur une sc&egrave;ne au fond du hall fleuri d'arbustes illumin&eacute;s, attaquait le finale de la symphonie en <i>si</i> mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne r&eacute;signation des concerts mondains se marquait aux visages congestionn&eacute;s, aux yeux frip&eacute;s des femmes parqu&eacute;es c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ing&eacute;nument dans les poses vaincues des habits noirs accout&eacute;s aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invit&eacute;s pourtant, des groupes de fumeurs ind&eacute;pendants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'&eacute;taient r&eacute;fugi&eacute;s dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, o&ugrave; l'on pouvait trouver encore, avec une lumi&egrave;re moins aveuglante, un peu d'air et de fra&icirc;cheur.</p>
+
+<p>Sur le canap&eacute; du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir &agrave; Maud de Rouvre, o&ugrave; elle avait sa biblioth&egrave;que personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, &agrave; demi couch&eacute;, la main droite tourmentant fr&eacute;quemment la pointe de sa barbe p&acirc;le, semblait attendre quelqu'un, en &eacute;veil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.</p>
+
+<p>-- Enfin, c'est vous ! s'&eacute;cria-t-il, en voyant para&icirc;tre Jacqueline de Rouvre... Je d&eacute;sesp&eacute;rais... Vous &ecirc;tes &agrave; manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-s&eacute;rieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les c&ocirc;t&eacute;s de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une r&eacute;v&eacute;rence.</p>
+
+<p>Il s'assura du regard qu'ils &eacute;taient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derri&egrave;re le piano. Debout, un pied sur la p&eacute;dale d'&eacute;touffement, elle caressa le clavier d'un arp&egrave;ge, si adroitement pench&eacute;e que son corsage, &agrave; peine &eacute;chancr&eacute;, sembla lui d&eacute;shabiller la poitrine.</p>
+
+<p>-- Jacqueline ! murmura Lestrange.</p>
+
+<p>-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, r&eacute;pliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, pr&ecirc;te &agrave; esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.</p>
+
+<p>Et, pour bien &eacute;tablir sans doute que sa robe &eacute;tait une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui d&eacute;couvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.</p>
+
+<p>Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux l&egrave;vres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goul&ucirc;ment, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux &agrave; demi ferm&eacute;s, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle d&eacute;roba soudain, quand la moustache fauve toucha la saign&eacute;e</p>
+
+<p>-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous l&agrave;, et causons gentiment.</p>
+
+<p>Elle montrait le canap&eacute;. Lestrange ob&eacute;it.</p>
+
+<p>-- Comme votre figure est dr&ocirc;le, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait &agrave; ma soeur.</p>
+
+<p>Lestrange affecta de rire, mais sa voix se d&eacute;timbrait.</p>
+
+<p>-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous &agrave; moi, &ccedil;a peut vous para&icirc;tre absurde. Pourtant c'est vrai: je me pr&eacute;pare encore une nuit horrible.</p>
+
+<p>-- Bah ! r&eacute;plique Jacqueline, en jouant avec son &eacute;ventail, vous devez bien conna&icirc;tre quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite f&ecirc;te, toujours.</p>
+
+<p>-- Des cocottes ?</p>
+
+<p>-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?</p>
+
+<p>-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! r&eacute;pliqua Lestrange s&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait &agrave; vous, tout &agrave; l'heure, avec une gr&acirc;ce ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demand&eacute; une fleur... La voil&agrave; &agrave; votre boutonni&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !</p>
+
+<p>Il l'arracha, la jeta par terre:</p>
+
+<p>-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, &ccedil;a ne me tente pas.</p>
+
+<p>Jacqueline ramassa la fleur et la d&eacute;chiqueta.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend go&ucirc;t aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits m&ucirc;rs.</p>
+
+<p>Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadr&eacute; de bandeaux, donnant le bras &agrave; un tr&egrave;s jeune homme chevelu, de taille m&eacute;diocre; d&egrave;s qu'ils virent le salon occup&eacute;, ils battirent en retraite.</p>
+
+<p>-- Tenez, fit Jacqueline, la voil&agrave;, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos d&eacute;dains.</p>
+
+<p>-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.</p>
+
+<p>Ils se turent. L'orchestre, dans l'&eacute;loignement apr&egrave;s quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.</p>
+
+<p>-- Au fond, dit Jacqueline, si j'&eacute;tais homme, j'aurais votre go&ucirc;t. Les m&egrave;res d'une nombreuse famille, non, d&eacute;cid&eacute;ment &ccedil;a ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes &agrave; la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attif&eacute;es, et je me figure la t&ecirc;te du s&eacute;ducteur quand il voit appara&icirc;tre sans voile ces tr&eacute;sors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.</p>
+
+<p>-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.</p>
+
+<p>-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez &eacute;galement toutes les femmes qui passent &agrave; votre port&eacute;e... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'&agrave; cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagot&eacute;e, dont vous regardiez les "sali&egrave;res" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "n&eacute;vrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.</p>
+
+<p>Elle s'amusait, entre ses phrases, &agrave; piquer de baisers la fleur &agrave; demi d&eacute;pouill&eacute;e qu'elle roulait entre ses doigts.</p>
+
+<p>Lestrange murmura:</p>
+
+<p>-- C'est vrai... Mais je vous... <i>veux</i> par-dessus tout !</p>
+
+<p>Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur pr&egrave;s de ses l&egrave;vres, demanda.</p>
+
+<p>-- C'est s&eacute;rieux, alors ?</p>
+
+<p>-- Tout &agrave; fait s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! si c'est s&eacute;rieux, r&eacute;pliqua-t-elle tranquillement, &eacute;pousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez &agrave; faire une t&ecirc;te !</p>
+
+<p>-- Mais...</p>
+
+<p>-- Mais si, je vous assure, vous faites une t&ecirc;te ! Qu'est-ce que vous esp&eacute;riez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les gar&ccedil;onni&egrave;res, comme une honn&ecirc;te &eacute;pouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premi&egrave;res loges pour savoir ce qu'il en co&ucirc;te. On passe l'&acirc;ge de noces, sans avoir m&ecirc;me eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de &ccedil;a ! Je veux qu'on m'&eacute;pouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien &agrave; personne... Ce n'est pas le P&eacute;rou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie raret&eacute;. Un peu &eacute;cervel&eacute;e, peut-&ecirc;tre ? Bah ! &ccedil;a ne compte pas &agrave; cause de mon &acirc;ge et je saurai me tenir une fois mari&eacute;e. Quant &agrave; &ecirc;tre intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et m&ecirc;me &agrave; Orl&eacute;ans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. M&ecirc;me la petite Chantel, malgr&eacute; ses sali&egrave;res, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.</p>
+
+<p>Elle se leva, refit un arp&egrave;ge sur le piano et ajouta, comme pour elle-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>-- Et j'ai id&eacute;e que l'inauguration en vaudra la peine.</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, la symphonie expirait en de lents accords d&eacute;croissants. On applaudit: un remous de foule pi&eacute;tina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne r&eacute;pondait pas.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave;, mon bel ami, conclut-elle. R&eacute;fl&eacute;chissez, d&eacute;cidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.</p>
+
+<p>Et lui jetant &agrave; la figure le cadavre de la rose blanche, touch&eacute;e par ses l&egrave;vres, elle s'esquiva lestement.</p>
+
+<p>Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barr&eacute; par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitr&eacute; d'un lorgnon sur cette assembl&eacute;e de d&eacute;traqu&eacute;s, dont le d&eacute;traquage le faisait vivre.</p>
+
+<p>A l'entr&eacute;e du hall, Lestrange se heurta &agrave; Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le s&eacute;nateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable d&eacute;colletage de la jeune fille. Les deux hommes se serr&egrave;rent la main. Lestrange demanda:</p>
+
+<p>-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arr&ecirc;ter enfin ces d&eacute;luges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?</p>
+
+<p>Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.</p>
+
+<p>-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.</p>
+
+<p>-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succ&egrave;s.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'&eacute;tait joint &agrave; leur groupe, mon cher s&eacute;nateur, vous &ecirc;tes aussi troubl&eacute; qu'elle. Ce que vous &ecirc;tes mari de la d&eacute;butante, ce soir !</p>
+
+<p>Etiennette rougit. Le Tessier, m&eacute;content, ne r&eacute;pliqua pas, mais il offrit son bras &agrave; la jeune fille et l'emmena.</p>
+
+<p>-- Vous les avez froiss&eacute;s, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Tr&egrave;s s&eacute;rieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; ce qui m'agace, r&eacute;pondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se m&ecirc;le-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle &eacute;tait faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa m&egrave;re, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honn&ecirc;te, fid&egrave;le &agrave; son gros b&ecirc;ta de s&eacute;nateur. Tant pis ! je siffle.</p>
+
+<p>-- Le fait est, dit Lestrange r&ecirc;veur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches &agrave; gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus d&eacute;licieux...</p>
+
+<p>Ils se prirent &agrave; d&eacute;tailler la jeune fille, &agrave; la d&eacute;shabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginit&eacute; tentante. Ils ne baissaient m&ecirc;me pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entr&eacute;e du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parl&egrave;rent d'autre chose, de la f&ecirc;te, de la musique.</p>
+
+<p>-- Dire que voil&agrave; ce qu'on peut faire de mieux &agrave; peu pr&egrave;s en mati&egrave;re de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les &eacute;chos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai th&eacute;&acirc;tre, de la gracieuse ma&icirc;tresse de maison... Je trouve que cela ressemble &agrave; une soir&eacute;e du Continental. Et vous ?</p>
+
+<p>-- Bah ! r&eacute;pliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies f&ecirc;tes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse ma&icirc;tresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.</p>
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+<p>Maud, arr&ecirc;t&eacute;e au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple ins&eacute;parable de Mme Ucelli et de C&eacute;cile Ambre: C&eacute;cile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux nou&eacute;s bas comme une perruque Louis XVI, adolescente ind&eacute;cise et inqui&eacute;tante; l'Italienne v&ecirc;tue &agrave; l'Empire, une &eacute;paule et la moiti&eacute; du buste &agrave; nu. Maxime -- en un habit neuf coup&eacute; par Wasse, mais marqu&eacute; tout de m&ecirc;me de sa province &agrave; tel d&eacute;faut de recherche dans le linge ou la chaussure, p&acirc;le, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable cr&eacute;ature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conqu&ecirc;te, maintenant assur&eacute;e, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux &agrave; masquer les sentiments de l'&acirc;me. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son &acirc;me vigoureuse, parlait, &eacute;coutait parler: et, si indiff&eacute;rente aujourd'hui, par l'obsession de ses pens&eacute;es, &agrave; l'effet de sa beaut&eacute;, elle apparaissait malgr&eacute; tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la ma&icirc;triser, la brider et la chevaucher.</p>
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+<p>De la pointe du pied pos&eacute; un peu en avant, jusqu'au sommet du front casqu&eacute; de cheveux ch&acirc;tain sombre tout moir&eacute;s de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une gr&acirc;ce envol&eacute;e, cette gloire de la forme f&eacute;minine parfaite pour laquelle la vraie &eacute;l&eacute;gance des v&ecirc;tements est de la suivre au plus pr&egrave;s. Elle le savait, consciente de sa perfection: le cr&ecirc;pe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sir&egrave;ne, &eacute;mergeant des flots. Et la nudit&eacute; absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, &eacute;tait chaste &agrave; force d'&eacute;clat.</p>
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+<p>-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.</p>
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+<p>Il se tut. Il &eacute;voquait un des souvenirs les plus poignants de son pass&eacute; trouble, la minute de folie rest&eacute;e le secret de Maud et le sien, o&ugrave; il avait voulu go&ucirc;te &agrave; ces l&egrave;vres, lui aussi, &agrave; ces l&egrave;vres de Diane irrit&eacute;e. La m&eacute;moire myst&eacute;rieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exasp&eacute;r&eacute;e qui lui avait fait l&acirc;cher prise.</p>
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+<p>-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.</p>
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+<p>D&eacute;j&agrave; les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaqu&eacute;s par les doigts virils de C&eacute;cile Ambre. L'Italienne, debout &agrave; c&ocirc;t&eacute; du piano, face au public, semblait une &eacute;norme statue de chair, ind&eacute;cente par sa monstrueuse et molle blancheur.</p>
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+<p>Elle chanta: un fougueux po&egrave;me de Holm&egrave;s, une invocation &agrave; Eros, ma&icirc;tre du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres l&egrave;vres, d'autres gestes; ce fut la pr&ecirc;tresse d'amour, saoule d'encens, br&ucirc;l&eacute;e de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses d&eacute;lices ses l&egrave;vres s&egrave;ches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxi&eacute;t&eacute; des &eacute;treintes. La voix pure et d&eacute;chirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une &acirc;me, une &acirc;me de passion et de spasme, et les clameurs &eacute;taient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de d&eacute;sir ou d'assouvissement... Ces stances de Holm&egrave;s, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inqui&eacute;tant la b&ecirc;te sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, p&acirc;mer les femmes, incendiant les yeux des hommes.</p>
+
+<p>Elle lan&ccedil;a l'appel supr&ecirc;me: "<i>Eros, ouvre-moi les cieux !</i>" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionn&eacute;, que l'auditoire entier fr&eacute;mit, et que les voix inconscientes r&eacute;pondirent du creux des gorges convuls&eacute;es... Puis elle tomba bris&eacute;e elle-m&ecirc;me dans les bras de C&eacute;cile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.</p>
+
+<p>-- Cette femme, pronon&ccedil;a-t-on derri&egrave;re Lestrange, chante avec son sexe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Hector Le Tessier.</p>
+
+<p>-- Avez-vous remarqu&eacute;, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regard&eacute; la m&ecirc;me personne ?</p>
+
+<p>Lestrange et Le Tessier se tourn&egrave;rent du c&ocirc;t&eacute; o&ugrave;, effectivement, les yeux de la chanteuse &eacute;taient demeur&eacute;s comme riv&eacute;s. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les h&eacute;ros de Balzac, v&ecirc;tu comme eux, impassible, muet et triste. Assise pr&egrave;s de lui, presque &agrave; ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'&eacute;pouse, isol&eacute;e de sa m&egrave;re et des autres femmes, s'offrant &agrave; lui de ses prunelles attendries, de son m&eacute;lancolique sourire d'amoureuse, de la nudit&eacute; d&eacute;licate de ses &eacute;paules et de ses bras.</p>
+
+<p>-- C'est une force d'&ecirc;tre beau comme cela, tout de m&ecirc;me, murmura Hector. S'il y avait une &acirc;me d'homme sous cette beaut&eacute;, le monde serait &agrave; lui.</p>
+
+<p>A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, fr&ocirc;lait le groupe des trois hommes. Non sans jeter &agrave; Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe &agrave; Hector de s'approcher:</p>
+
+<p>-- Penchez-vous, monsieur. Vous &ecirc;tes trop haut pour mes confidences.</p>
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+<p>Et les l&egrave;vres &agrave; l'oreille du jeune homme:</p>
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+<p>-- Eros ayant d&eacute;finitivement terrass&eacute; Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel d&eacute;fend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est pr&ecirc;t &agrave; assommer quiconque n'applaudira pas.</p>
+
+<p>-- Comptez sur moi, r&eacute;pondit Hector.</p>
+
+<p>D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du d&eacute;colletage de la jeune fille.</p>
+
+<p>-- Tr&egrave;s bien, fit-elle en souriant. Tr&egrave;s en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... tr&egrave;s bien !</p>
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+<p>-- Malhonn&ecirc;te ! r&eacute;pliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.</p>
+
+<p>-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... &eacute;meuve le plus, r&eacute;pliqua l'Am&eacute;ricain dans le flegme de sa jeune barbe grise.</p>
+
+<p>-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit &agrave; toutes la m&ecirc;me chose...</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;loigna d'un bond de gamine, l&acirc;chant Krauss. Le m&eacute;decin, habitu&eacute; &agrave; de telles fa&ccedil;ons, demeura o&ugrave; on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise minist&eacute;rielle qui mena&ccedil;ait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avan&ccedil;ait au bras du c&eacute;l&egrave;bre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent &agrave; entra&icirc;ner le public; on l'applaudit tout de suite, avant m&ecirc;me qu'elle e&ucirc;t chant&eacute;, tant elle apparut jolie sous sa robe &agrave; volants et &agrave; crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage &eacute;chancr&eacute; et sa mignonne figure ronde et fine, encadr&eacute;e par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'&eacute;moi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commen&ccedil;a &agrave; chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, &eacute;touff&eacute;e de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que fr&ocirc;le un archet de cheveux.</p>
+
+<p>Elle chantait des romances qu'accompagnaient &agrave; merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances d&eacute;licieuses et surann&eacute;es, toute une &eacute;poque &eacute;voqu&eacute;e, le temps d'<i>Amy Robsart</i> et de <i>Jane Eyre</i>, le temps des pianos carr&eacute;s, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des &eacute;mirs, le temps des <i>Orientales</i> et l'enfant du miracle... Magie des r&eacute;sonances ! A tous ces blas&eacute;s, &agrave; tous ces br&ucirc;l&eacute;s de Paris, elle donnait un instant l'&acirc;me vive et pu&eacute;rile, enthousiaste et artiste d'un Fran&ccedil;ais de 1830 &agrave; 1840. Peu &agrave; peu le d&eacute;lire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lanc&egrave;rent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.</p>
+
+<p>Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes content ?</p>
+
+<p>-- Oh ! ma ch&eacute;rie, vous &ecirc;tes une grande artiste. Mais, je l'esp&egrave;re, cette grande artiste ne sera pas pour le public.</p>
+
+<p>Ils &eacute;chang&egrave;rent un regard o&ugrave; se scellait l'accord de leur avenir.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'&eacute;tait si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inqui&eacute;tude de maman que j'ai laiss&eacute;e bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.</p>
+
+<p>Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir &agrave; paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient f&eacute;liciter la jeune fille; Paul s'esquiva.</p>
+
+<p>Rentr&eacute; dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui &eacute;tait &agrave; une de ces minutes o&ugrave; la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:</p>
+
+<p>-- Vous savez le mot de la petite Duroy &agrave; son protecteur Le Tessier, en sortant de sc&egrave;ne, tout &agrave; l'heure ?</p>
+
+<p>-- Non.</p>
+
+<p>-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma m&egrave;re f&ucirc;t l&agrave;... Elle qui n'est fi&egrave;re que de ma soeur Suzanne !"</p>
+
+<p>La galerie d'&eacute;couteurs rit aux &eacute;clats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouill&eacute; par l'envie de tomber sur ces niais m&eacute;chants &agrave; coups de pied et &agrave; coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'&eacute;tait le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, m&eacute;prisant l'effort honn&ecirc;te, joyeux des d&eacute;ch&eacute;ances, hostile aux rel&egrave;vements. "N'importe, pensa-t-il, je l'&eacute;pouserai." Et la joie de venger la ch&egrave;re petite, si vaillante, de l'imposer &agrave; ces dr&ocirc;les, lui r&eacute;chauffait la poitrine.</p>
+
+<p>Le buffet, innovation de Maud, &eacute;tait remplac&eacute; par des petites tables dispers&eacute;es dans la salle &agrave; manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait d&eacute;cor&eacute;s en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on h&eacute;lait les ma&icirc;tres d'h&ocirc;tel comme au cabaret.</p>
+
+<p>-- C'est vraiment le dernier mot du go&ucirc;t mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'&eacute;tabler paisiblement en partie double, en partie carr&eacute;e, jouer &agrave; ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des p&egrave;res et des maris.</p>
+
+<p>Ainsi parlait Hector Le Tessier &agrave; Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il &agrave; Lestrange qui passait.</p>
+
+<p>-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>-- Non... pas Jacqueline, Maud ?</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud !Il faut &ecirc;tre le gros monsieur cal&eacute; que vous &ecirc;tes pour la disputer &agrave; ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observ&eacute;s ? Ils sont bien curieux &agrave; voir.</p>
+
+<p>-- Oui, fit Hector s&eacute;rieusement, curieux &agrave; voir. Mais j'ai peur du drame.</p>
+
+<p>Le banquier chipotant une marquise se r&eacute;cria:</p>
+
+<p>-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des app&eacute;tits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des d&eacute;pits.</p>
+
+<p>-- Cette pens&eacute;e est de vous, monsieur ? demanda Hector tr&egrave;s s&eacute;rieusement.</p>
+
+<p>-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.</p>
+
+<p>Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.</p>
+
+<p>-- Allons ! <i>su ! su !</i>A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de si&egrave;cle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.</p>
+
+<p>En effet, le piano r&eacute;sonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagn&eacute;e par Mme Ucelli, la jeune chanteuse d&eacute;bita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront &eacute;t&eacute;, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bouge&acirc;t sur son masque, les l&egrave;vres m&ecirc;me remuant &agrave; peine.</p>
+
+<p>Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'&eacute;tait l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profit&egrave;rent pour passer discr&egrave;tement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se lev&egrave;rent et les suivirent.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss &agrave; Mme de Reversier, sa voisine.</p>
+
+<p>-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter &agrave; Bruant ou &agrave; F&eacute;licia Mallet les morceaux cors&eacute;s de leur r&eacute;pertoire. C'est bien plus convenable.</p>
+
+<p>-- En v&eacute;rit&eacute; ! murmura Krauss.</p>
+
+<p>Il souriait en les regardant sortir, les ch&egrave;res petites d&eacute;traqu&eacute;es, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur th&eacute;orie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou m&ucirc;rs, professionnels avou&eacute;s et tol&eacute;r&eacute;s du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.</p>
+
+<p>L'exode fut salu&eacute; de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de dispara&icirc;tre, Jacqueline cria:</p>
+
+<p>-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est &agrave; l'abri.</p>
+
+<p>Guid&eacute; par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanqu&eacute; des quatre ou cinq habits noirs, se r&eacute;fugia dans le petit salon o&ugrave;, tout &agrave; l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'&eacute;taient rejoints. Elles &eacute;taient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, &agrave; part une ou deux disgraci&eacute;es, assez &eacute;l&eacute;gantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'&ecirc;tre l&agrave;, enferm&eacute;es avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le d&eacute;sir de livrer plus d'elles-m&ecirc;mes &agrave; ces hommes, leurs fid&egrave;les, qu'elles &eacute;taient fi&egrave;res d'enlever aux femmes mari&eacute;es.</p>
+
+<p>Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumi&egrave;res, la musique, -- un doigt de champagne aussi, vers&eacute; par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgr&eacute; ce qui demeurait de touchante gaucherie &agrave; sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:</p>
+
+<p>-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?</p>
+
+<p>Valbelle attrapa la question au vol et r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- On va &eacute;teindre l'&eacute;lectricit&eacute;; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, &agrave; Paris, mais il faut &ecirc;tre mari&eacute;e, mademoiselle.</p>
+
+<p>-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La v&eacute;rit&eacute; est qu'on ne donne plus de soir&eacute;e musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins g&ecirc;nant pour nous, les jeunes filles, d'&ecirc;tre absentes.</p>
+
+<p>-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, m&eacute;contente d'&ecirc;tre s&eacute;par&eacute;e de Julien. C&eacute;cile m'a dit le programme: H&eacute;lo&iuml;se et Ab&eacute;lard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.</p>
+
+<p>-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.</p>
+
+<p>Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, d&eacute;clar&egrave;rent avec des &eacute;clats de rire:</p>
+
+<p>-- Moi aussi !... Moi aussi !</p>
+
+<p>-- Moi, dit une fillette tr&egrave;s jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon fr&egrave;re n'a jamais voulu me chanter H&eacute;lo&iuml;se et Ab&eacute;lard... &Ccedil;a doit &ecirc;tre dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.</p>
+
+<p>-- Oui ! Oui !</p>
+
+<p>-- Eh bien ! &eacute;coutez.</p>
+
+<p>Elle sauta sur le tabouret du piano et pr&eacute;luda avant que Maud, m&eacute;contente, e&ucirc;t pu la retenir. Elle d&eacute;tailla les couplets &agrave; double entente avec un impr&eacute;vu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troubl&eacute;s qu'ils ne voulaient le para&icirc;tre, l'&eacute;cume l&eacute;g&egrave;re du d&eacute;sir soulev&eacute;e par le contraste de ces grivoiseries et de ces l&egrave;vres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.</p>
+
+<br>
+<p>Elles aussi, les demi-vierges, secou&eacute;es de rires qui sonnaient f&ecirc;l&eacute;, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.</p>
+
+<p>Luc Lestrange, l'oeil frip&eacute; et luisant, s'&eacute;tait approch&eacute; de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le m&ecirc;me sourire de complaisance et d'incompr&eacute;hension fleurissait les l&egrave;vres de l'enfant.</p>
+
+<p>-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.</p>
+
+<p>Il apercevait pour la premi&egrave;re fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce r&ocirc;le de d&eacute;florateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la sant&eacute; menac&eacute;e par le fl&eacute;au &eacute;tait celle d'une &acirc;me qui, myst&eacute;rieusement, insensiblement, lui &eacute;tait devenue ch&egrave;re.</p>
+
+<p>Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda &agrave; Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?</p>
+
+<p>-- Mais, r&eacute;pliqua Jeanne avec la m&ecirc;me na&iuml;vet&eacute; distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?</p>
+
+<p>Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pens&eacute;e par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En m&ecirc;me temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudit&eacute; lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la premi&egrave;re fois o&ugrave; elle &eacute;tait, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les fr&ocirc;lements &agrave; peine dissimul&eacute;s. La r&eacute;v&eacute;lation fut subite, foudroyante: le r&eacute;veil de la vierge chr&eacute;tienne enivr&eacute;e de pavots et ranim&eacute;e dans une maison de Suburre.</p>
+
+<p>Lestrange, m&eacute;pris sur la nature de cet &eacute;moi, continuait de parler, la voix att&eacute;nu&eacute;e; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chant&eacute;e, trop scabreux d&eacute;cid&eacute;ment pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit &agrave; tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amiti&eacute;, les nerfs, la sensibilit&eacute; physique d'une jeune fille.</p>
+
+<p>-- Voyez, disait-il, cette cruaut&eacute; des relations du monde &agrave; Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez &agrave; moi seul, si jolie, si fine; je devine le d&eacute;licieux &ecirc;tre de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-&ecirc;tre pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce tr&eacute;sor: ces beaux yeux-l&agrave; se voileront pour un autre, il aura votre front, vos l&egrave;vres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...</p>
+
+<p>-- Monsieur ! murmura Jeanne.</p>
+
+<p>Elle sentait les regards de Lestrange la d&eacute;v&ecirc;tir, violer son corsage et sa robe... Elle allait d&eacute;faillir et il continuait, gris&eacute; lui-m&ecirc;me, prisonnier de son pi&egrave;ge.</p>
+
+<p>-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'emp&ecirc;cher de r&ecirc;ver &agrave; vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis s&ucirc;r de mon r&ecirc;ve qui, seul, va vous faire repara&icirc;tre aupr&egrave;s de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront &agrave; moi alors, et il n'y aura de vous rien de si myst&eacute;rieux que je n'effleure...</p>
+
+<p>Cette phrase-l&agrave;, cette phrase fr&ocirc;leuse, &agrave; combien de jeunes filles ne l'avait-il pas d&eacute;bit&eacute;e, s&ucirc;r de les voir fr&eacute;mir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ram&egrave;ne aupr&egrave;s de Mme de Chantel ?</p>
+
+<p>-- Oh ! oui, monsieur, s'&eacute;cria-t-elle, avec un merci dans le regard.</p>
+
+<p>-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.</p>
+
+<p>Hector le regarda en face:</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vous tout &agrave; l'heure, mon cher.</p>
+
+<p>Cette sc&egrave;ne se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert &eacute;tait fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop &eacute;mue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils travers&egrave;rent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint &agrave; eux.</p>
+
+<p>-- Sais-tu o&ugrave; est maman ? demanda la jeune fille.</p>
+
+<p>-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?</p>
+
+<p>-- M. Le Tessier va me conduire.</p>
+
+<p>Dans le corridor, ils se trouv&egrave;rent seuls un instant.</p>
+
+<p>-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre libert&eacute;... Je vous remercie de tout mon coeur.</p>
+
+<p>Elle lui tendit sa main: doucement, pr&ecirc;t &agrave; c&eacute;der si cette main se d&eacute;robait, Hector mit un l&eacute;ger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il &eacute;tait encore l&agrave;, tout remu&eacute;, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:</p>
+
+<p>"Que je suis b&ecirc;te ! me voil&agrave; &eacute;mu parce que j'ai gar&eacute; de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."</p>
+
+<p>Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgr&eacute; l'ironie des paroles. Puis, songeant &agrave; la courte sc&egrave;ne de tout &agrave; l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile h&eacute;ro&iuml;sme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais &agrave; peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop <i>coco</i> tout de m&ecirc;me... Mais cet animal-l&agrave; me d&eacute;go&ucirc;te !"</p>
+
+<p>Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face &agrave; face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vos ordres, mon cher, dit-il.</p>
+
+<p>-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout &agrave; l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela s&eacute;rieusement. Je ne me trouve offens&eacute; en rien et n'ai pas envie d'&ecirc;tre ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...</p>
+
+<p>-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-l&agrave; tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus b&eacute;gueule que vous, vous les savez, et je cote &agrave; son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est tr&egrave;s rare, quand on trouve une tout &agrave; fait d'aplomb, on ne doit peut-&ecirc;tre pas la faire chavirer. &Ccedil;a vous est &eacute;gal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initi&eacute; !... Je me demande m&ecirc;me comment &ccedil;a vous amuse encore.</p>
+
+<p>-- &Ccedil;a m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien s&ucirc;r, r&eacute;pliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines pr&eacute;tentieuses et n&eacute;vros&eacute;es, je n'y tiens pas plus qu'&agrave; une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en &eacute;tat d'amour par mon fait, et puis apr&egrave;s elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "n&eacute;vrosette", para&icirc;t-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, &agrave; l'angoisse... comme les monomanes. &nbsp;Il y en a qui s'en est aper&ccedil;ue; elle me tient, il faudra que je l'&eacute;pouse.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas &agrave; douter: cet homme &eacute;tait sinc&egrave;re. Hector fut gagn&eacute; par cet aveu singulier, impr&eacute;vu, s&eacute;duit par le "cas" amusant qu'il d&eacute;voilait.</p>
+
+<p>-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.</p>
+
+<p>Ils se serr&egrave;rent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indiff&eacute;rent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.</p>
+
+<p>-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la d&eacute;testable r&eacute;putation que vous avez (car votre r&eacute;putation est d&eacute;testable, n'est-ce pas ?), comment les m&egrave;res vous permettent-elles de fr&eacute;quenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre &agrave; vous, qui n'&eacute;pousez gu&egrave;re, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?</p>
+
+<p>-- Les m&egrave;res seraient humili&eacute;es qu'un homme, courtisan av&eacute;r&eacute; de toutes les jeunes filles, d&eacute;daign&acirc;t leurs filles. Quant &agrave; nos ch&egrave;res petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas <i>le Portier des Chartreux</i>, vous pouvez &ecirc;tre s&ucirc;r qu'elles liront d'abord celui-l&agrave;. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre reli&eacute; en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.</p>
+
+<p>L'attaque vivement rythm&eacute;e d'une valse coupa leur entretien. Bouscul&eacute;s par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentr&egrave;rent dans le hall d&eacute;blay&eacute;. D&eacute;j&agrave; les m&egrave;res se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isol&eacute; o&ugrave; la ma&icirc;tresse de la maison pouvait, &agrave; l'abri du fr&ocirc;lement des jupes et du pi&eacute;tinement des danseurs, recevoir comme &agrave; son jour, tout en jouissant du bal.</p>
+
+<p>Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entra&icirc;na dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si pr&egrave;s de la nuque rousse, qu'on n'e&ucirc;t pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infid&egrave;le &agrave; Dora Calvell, enla&ccedil;ait Marthe de Reversier, p&acirc;le comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa gr&acirc;ce de lys avait de svelte &eacute;lan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-&agrave;-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, &agrave; l'&eacute;cart, appuy&eacute; contre le chambranle de la porte o&ugrave; se r&eacute;fugiaient les non-danseurs, oubliant d&eacute;j&agrave; l'acc&egrave;s de g&eacute;n&eacute;reuse indignation de tout &agrave; l'heure, observait complaisamment cette envol&eacute;e de couples, distrait des femmes, curieux surtout des d&eacute;colletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur gr&acirc;ce de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit na&iuml;f et pervers, dont la fra&icirc;cheur piqu&eacute;e l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voil&agrave; contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frott&eacute; leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, r&eacute;percut&eacute;es par Jacqueline, et surtout le propos &agrave; mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entra&icirc;n&eacute;es. Elles sont &agrave; point, la gorge s&egrave;che, les yeux humides, le poignet fi&eacute;vreux. La valse arrive &agrave; temps pour donner &agrave; leurs chers petits sens une satisfaction bien m&eacute;rit&eacute;e... Soyez contentes, mes mignonnes..."</p>
+
+<p>-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous bien s&ucirc;r de m'avoir cherch&eacute; ? Moi, je vous ai aper&ccedil;u plusieurs fois: j'aurais eu scrupule &agrave; vous d&eacute;ranger.</p>
+
+<p>-- Ah ! mon ami, r&eacute;pliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...</p>
+
+<p>Il l'entra&icirc;na. Le besoin de dire sa joie faisait d&eacute;border les mots de ses l&egrave;vres:</p>
+
+<p>-- Je suis arriv&eacute; hier matin &agrave; Paris, dit-il, et, comme vous pensez, d&egrave;s les premi&egrave;res heures de l'apr&egrave;s-midi, je me suis rendu avenue Kl&eacute;ber. Sans savoir pourquoi, j'&eacute;tais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'&eacute;tais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en &eacute;tranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu &agrave; presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.</p>
+
+<p>-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une piti&eacute; un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.</p>
+
+<p>-- J'ai tout de m&ecirc;me sonn&eacute;. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouv&eacute; une Maud nouvelle, transform&eacute;e par la retraite qu'elle s'est impos&eacute;e pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a re&ccedil;u et cette ch&egrave;re Mme de Rouvre aussi, et m&ecirc;me cette petite espi&egrave;gle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On &eacute;tait en pleins pr&eacute;paratifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis &agrave; l'oeuvre avec les autres, j'ai grimp&eacute; sur des &eacute;chelles, j'ai enfonc&eacute; des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'&eacute;tais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'&eacute;tant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens <i>pour moi</i>, s&eacute;rieux, doux, plus du tout ironiques.</p>
+
+<p>" La Circ&eacute; ! pensa Hector. Elle m'a chang&eacute; mon Chantel ! De ce h&eacute;ros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est &eacute;gal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie f&eacute;roce et ses tirades."</p>
+
+<p>Et tout haut:</p>
+
+<p>-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abord&eacute;es ? Qu'a-t-elle r&eacute;pondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez d&eacute;cid&eacute;.</p>
+
+<p>-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est d&eacute;rob&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Le moment &eacute;tait mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employ&eacute;s de Belloir, grimp&eacute; sur une &eacute;chelle et le marteau en main...</p>
+
+<p>-- Elle l'a pens&eacute;, sans doute. Elle a remis notre entretien &agrave; aujourd'hui, &agrave; maintenant. Mais elle a &eacute;t&eacute; telle avec moi depuis le commencement de la soir&eacute;e que vraiment...</p>
+
+<p>Il s'interrompit. Dans le bruit m&ecirc;me de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu &agrave; peu se taisait. Hector et son ami regard&egrave;rent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosit&eacute;, l'admiration que requ&eacute;raient invinciblement ces deux &ecirc;tres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient &eacute;largi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balay&eacute; la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.</p>
+
+<p>Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.</p>
+
+<p>"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de m&ecirc;me, pensa Le Tessier. Il me pla&icirc;t ainsi: rageur et jaloux."</p>
+
+<p>La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, &eacute;tait correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout &agrave; l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu &agrave; l'&eacute;cart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuy&eacute;e sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se fr&ocirc;laient &agrave; peine du bout des gants. Pourtant la sym&eacute;trie, l'harmonie de leurs gestes &eacute;tait si parfaite qu'ils semblaient riv&eacute;s, rien que par ces l&eacute;gers contacts, comme ces couples ail&eacute;s qu'on voit, aux fins d'&eacute;t&eacute;, voler unis, se touchant &agrave; peine, berc&eacute;s ensemble au remous de l'air. Leurs l&egrave;vres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.</p>
+
+<p>-- &Ecirc;tes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.</p>
+
+<p>-- Oh ! je ne suis contente qu'&agrave; demi.</p>
+
+<p>-- J'ai observ&eacute; la consigne pourtant, je ne vous ai pas d&eacute;rang&eacute;s.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?</p>
+
+<p>-- Comment ? Je n'ai pas quitt&eacute; la petite Avrezac.</p>
+
+<p>-- Elle ne vous a pas quitt&eacute;, dites plut&ocirc;t. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en p&acirc;mait sur son estrade. Car ce soir, vous &ecirc;tes tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un l&eacute;ger voile de sang sur le masque p&acirc;le de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui &agrave; un tournant du salon.</p>
+
+<p>-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.</p>
+
+<p>-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! r&eacute;pliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tent&eacute;, pense &agrave; notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.</p>
+
+<p>A l'&eacute;vocation -- par cette bouche m&ecirc;me qui lui versait l'&eacute;nervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la ma&icirc;trise de soi; son bras avait serr&eacute; la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussit&ocirc;t il se contint... La valse expirait.</p>
+
+<p>-- Ram&egrave;ne-moi &agrave; ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, &agrave; moins que la m&egrave;re d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici l&agrave;, songe &agrave; mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Ils arr&ecirc;t&egrave;rent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, aupr&egrave;s du salon de feuillages o&ugrave; tr&ocirc;naient les m&egrave;res. Julien salua sa danseuse qui r&eacute;pondit par une l&eacute;g&egrave;re r&eacute;v&eacute;rence. Personne, m&ecirc;me Hector si avis&eacute;, m&ecirc;me Maxime que la morsure de la jalousie tenait en &eacute;veil, n'e&ucirc;t soup&ccedil;onn&eacute; quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.</p>
+
+<p>Maud demeura &agrave; peine quelques instants aupr&egrave;s de Mme de Rouvre; tandis qu'un pr&eacute;lude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.</p>
+
+<p>-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.</p>
+
+<p>Il h&eacute;sita, mais il ob&eacute;it et, sans r&eacute;pondre, offrit son bras. Ils s'&eacute;loign&egrave;rent, fendirent les groupes, gagn&egrave;rent le salon des accessoires, petite pi&egrave;ce voisine de la chambre de Jacqueline. Mais l&agrave;, Maud dit &agrave; Maxime qui s'arr&ecirc;tait:</p>
+
+<p>-- Non. Allons plus loin, j'ai &agrave; vous parler.</p>
+
+<p>Elle le pr&eacute;c&eacute;da, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'&agrave; sa propre chambre. C'&eacute;tait une vaste pi&egrave;ce d'angle &agrave; trois fen&ecirc;tres, meubl&eacute;e de rares et admirables meubles laqu&eacute;s vert p&acirc;le, quelques grandes fleurs chim&eacute;riques jet&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave; sur les lisses surfaces.</p>
+
+<p>Maxime l'y suivit, le coeur &eacute;trangl&eacute; par l'&eacute;motion. C'&eacute;tait la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si p&eacute;n&eacute;trant, une odeur d'ambre et de foug&egrave;re m&ecirc;l&eacute;e &agrave; une autre essence inconnue, qu'elle tenait secr&egrave;te, s'y condensait avec l'&eacute;manation de ses cheveux et de sa peau. L&agrave; elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussit&ocirc;t d'un &eacute;trange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait compos&eacute;e tomba.</p>
+
+<p>Maud dit simplement:</p>
+
+<p>-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous d&eacute;ranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, &agrave; livrer l'intimit&eacute; de mon appartement &agrave; des &eacute;trangers, -- m&ecirc;me un soir de bal.</p>
+
+<p>Ces mots, qui le mettaient si nettement &agrave; part dans la pens&eacute;e de la jeune fille, achev&egrave;rent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-m&ecirc;me s'assit sur une chaise. Une tablette charg&eacute;e de mille objets de toilette f&eacute;minine les s&eacute;parait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orf&egrave;vrerie Renaissance, pos&eacute;e sur un chiffonnier voisin du lit, &eacute;clairait un cercle &eacute;troit d'une clart&eacute; assez vive, laissant noy&eacute; de cr&eacute;puscule le reste de la chambre.</p>
+
+<p>-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tard&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous int&eacute;ressent avant que nous nous fussions retrouv&eacute;s dans le monde.</p>
+
+<p>-- Mais... interrompit Maxime.</p>
+
+<p>-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observ&eacute; et que j'ai beaucoup pens&eacute; &agrave; vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud !</p>
+
+<p>-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez &agrave; votre fa&ccedil;on, c'est-&agrave;-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez m&ecirc;l&eacute;e au monde pour que cette rancune se r&eacute;veille. Tout &agrave; l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez dout&eacute; de moi une fois de plus.</p>
+
+<p>Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la t&ecirc;te &agrave; Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !</p>
+
+<p>-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invit&eacute;s, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'h&eacute;site &agrave; vous choisir pour ma&icirc;tre ?</p>
+
+<p>Maxime r&eacute;pondit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez m&ecirc;me pas l'id&eacute;e. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.</p>
+
+<p>-- Le monde o&ugrave; je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes &agrave; Paris, o&ugrave; je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est m&ecirc;l&eacute; et si le m&eacute;lange est trouble ? Certes, une fois mari&eacute;e, ma fa&ccedil;on de vivre d&eacute;pendra de l'homme que j'&eacute;pouserai, comme elle d&eacute;pend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou d&eacute;choir en m'&eacute;pousant. Que voulez-vous ? C'est peut-&ecirc;tre de l'orgueil fou et d&eacute;plac&eacute;: je veux &ecirc;tre &eacute;pous&eacute;e les yeux ferm&eacute;s; il me semble que je vaux cela.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait lev&eacute;e sur ces derniers mots, que la br&ucirc;lure de son amour-propre, tant de fois corrod&eacute; par le doute ironique du monde, faisait sinc&egrave;res. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre ch&eacute;tivit&eacute;; il s'aper&ccedil;ut que, peut-&ecirc;tre, il allait la perdre, et l'effroyable &eacute;clair de d&eacute;sespoir qui traversa son coeur &agrave; cette pens&eacute;e lui montra combien elle lui &eacute;tait n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Il se leva &agrave; son tour, il balbutia:</p>
+
+<p>-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pens&eacute; rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.</p>
+
+<p>-- Encore un mot, interrompit Maud, sans att&eacute;nuer la s&eacute;v&eacute;rit&eacute; triste de son regard. Je vous disais tout &agrave; l'heure: ma vie de femme d&eacute;pendra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'ob&eacute;irai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le go&ucirc;t d'un certain d&eacute;cor d'&eacute;l&eacute;gance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe gu&egrave;re hors de Paris. Si l'on m'&eacute;loigne de Paris pour toujours, je serai peut-&ecirc;tre d&eacute;pays&eacute;e, comme nos oiseaux des colonies qui d&eacute;p&eacute;rissent ici. Je ne serai peut-&ecirc;tre point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. R&eacute;fl&eacute;chissez bien &agrave; tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.</p>
+
+<p>Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionn&eacute;e qu'elle en sentit fr&eacute;mir les &eacute;chos dans son coeur:</p>
+
+<p>-- Je suis &agrave; vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'&ecirc;tre ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est &eacute;pouvantable.</p>
+
+<p>Il avait gliss&eacute; &agrave; ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.</p>
+
+<p>-- Je vous en prie ! Je vous en prie !</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre m&egrave;re ou en votre soeur.</p>
+
+<p>Il r&eacute;p&eacute;ta, avec les m&ecirc;mes mots:</p>
+
+<p>-- J'ai foi en vous, comme en ma m&egrave;re ou en ma soeur.</p>
+
+<p>Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arr&ecirc;t dans ses yeux.</p>
+
+<p>Elle demanda:</p>
+
+<p>-- Votre m&egrave;re et votre soeur... leur avez-vous parl&eacute; d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?</p>
+
+<p>-- Ma m&egrave;re et Jeanne sont des &ecirc;tres si simples que vous leur imposez un peu; peut-&ecirc;tre elles s'effrayent de voir &eacute;pris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionn&eacute; et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.</p>
+
+<p>-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main &agrave; ma m&egrave;re. Moi, je vous la donne.</p>
+
+<p>Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. D&egrave;s qu'il l'eut touch&eacute; de ses l&egrave;vres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se d&eacute;rober, se raidir sous son &eacute;treinte, car Maud, d'un effort surhumain, ma&icirc;trisait ses nerfs, domptait ses sens, enrag&eacute;e de leur r&eacute;bellion intime pour ce seul baiser de fian&ccedil;ailles, &eacute;pouvant&eacute;e du partage entrevu dans l'avenir, -- mais r&eacute;solue pourtant.</p>
+
+<br>
+<p>Ils regagn&egrave;rent le hall, le vert r&eacute;duit o&ugrave; s'&eacute;taient maintenant r&eacute;unis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel &eacute;tait assise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa d&eacute;faite. "&Ecirc;tre le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des ann&eacute;es de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: &agrave; cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter &agrave; ses yeux des larmes aussit&ocirc;t refoul&eacute;es. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine pass&eacute;e, lorsque l'amour le reprend &agrave; l'improviste. "Gros b&ecirc;ta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternit&eacute;, le voil&agrave;, &agrave; son &acirc;ge, aussi toqu&eacute; que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "D&eacute;cid&eacute;ment, il n'y a que moi pour r&eacute;sister," se dit-il, r&eacute;solu &agrave; ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si &eacute;trangement &eacute;closes en ce milieu de f&ecirc;te.</p>
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+<p>L'heure s'avan&ccedil;ait, le bal ralenti faisait tr&ecirc;ve: c'&eacute;tait le repos qui pr&eacute;c&egrave;de le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.</p>
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+<p>-- Regardez, dit Hector &agrave; Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-l&agrave;, le cotillon n'est qu'un pr&eacute;texte &agrave; isolement et &agrave; flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et d&eacute;fendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de tr&eacute;moussement et de transpiration. Vite il faut les &eacute;pouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, t&ocirc;t ou tard, elles finissent par l&agrave; !</p>
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+<p>Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots &agrave; l'oreille. Quand il eut achev&eacute;, Maud lui demanda tout haut:</p>
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+<p>-- Il y a des voitures en bas ?</p>
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+<p>-- Oh ! s&ucirc;rement, mademoiselle !</p>
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+<p>-- Faites-en avancer une.</p>
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+<p>A son tour, elle courut parler &agrave; l'oreille d'Etiennette qui devint toute p&acirc;le; elles sortirent aussit&ocirc;t. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce man&egrave;ge, inaper&ccedil;u des autres invit&eacute;s, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci &agrave; Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?</p>
+
+<p>-- Non, madame. Il m'a sembl&eacute; qu'il &eacute;tait question de la m&egrave;re de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parl&eacute; tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."</p>
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+<p>-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamn&eacute;e.</p>
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+<p>Maud rentrait, on la questionna.</p>
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+<p>-- Oui, c'est sa m&egrave;re, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.</p>
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+<p>Oh ! s'&eacute;cria Jeanne de Chantel... sa m&egrave;re ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?</p>
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+<p>-- Etiennette n'est pas seule &agrave; soigner sa m&egrave;re, r&eacute;pondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charit&eacute; et cette voisine, pr&eacute;cis&eacute;ment, qui est venue la chercher... Nous ne servirions &agrave; rien. Elle n'a m&ecirc;me pas voulu de M. Paul Le Tessier.</p>
+
+<p>Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans &agrave; la boutonni&egrave;re, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une op&eacute;rette &agrave; la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent &agrave; tourbillonner. Comme Julien passait pr&egrave;s d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit &agrave; demi-voix, mais de fa&ccedil;on &agrave; &ecirc;tre entendue de Maxime:</p>
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+<p>-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.</p>
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+<p>Plus bas, de cette voix inarticul&eacute;e, l&egrave;vres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgr&eacute; le monde, elle ajouta:</p>
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+<p>-- La m&egrave;re d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.</p>
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+<p>Des yeux, Julien acquies&ccedil;a. Maud se rassit pr&egrave;s de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifi&eacute; le plaisir du bal.</p>
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+<br>
+<h2>III</h2>
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+<p>La chambre o&ugrave; agonisait Mathilde Duroy e&ucirc;t racont&eacute; &agrave; un observateur la vie accident&eacute;e et ballot&eacute;e de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifi&eacute; par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracass&eacute;e de superstitions, ne se s&eacute;parait pas volontiers des objets compagnons de son pass&eacute; et, suivant les diverse fortunes de ses ann&eacute;es, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de d&eacute;coration tristement banale, peluche frang&eacute;e et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui repr&eacute;sentait son id&eacute;al de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affin&eacute;e, tellement d'autre race intellectuelle, avait essay&eacute; de la d&eacute;go&ucirc;ter. Sur la chemin&eacute;e rendue de peluche bleue, &agrave; garniture de cuivre repouss&eacute;, un daguerr&eacute;otype ench&acirc;ss&eacute; dans un cadre noir ovale, &agrave; vitre bomb&eacute;e, montrait l'image miroitante, jaunie, &agrave; demi effac&eacute;e, d'une jolie premi&egrave;re communiante, blanche et fra&icirc;che, souriante comme une fleur d'aub&eacute;pine. Mathilde faisait, soir et matin, sa pri&egrave;re devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus r&eacute;centes, ornaient les angles: celle de la m&egrave;re de Mathilde, une paysanne &agrave; bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait &eacute;t&eacute; mari&eacute;e &agrave; un contre-ma&icirc;tre parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-ma&icirc;tre. Lui &eacute;tait mort jeune, et tout de suite, presque dans le cort&egrave;ge, o&ugrave; il y avait des patrons, de grands industriels &agrave; l'h&ocirc;tel et &agrave; mail, la jolie veuve avait trouv&eacute; le consolateur. Une biblioth&egrave;que genre Boule, en bois de rose marquet&eacute;, d&eacute;non&ccedil;ait le style de la premi&egrave;re installation. Peu &agrave; peu des amiti&eacute;s plus artistiques laiss&egrave;rent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculpt&eacute;s et dor&eacute;, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, &agrave; la destination sp&eacute;ciale de pr&eacute;sents royaux. Quelques &eacute;bauches amusantes repr&eacute;sentaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait &eacute;t&eacute; c&eacute;l&egrave;bre pour ses &eacute;paules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans nich&eacute;s dans la biblioth&egrave;que Boule, cette d&eacute;dicace revenait, souscrite de signatures c&eacute;l&egrave;bres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, &ccedil;'avait &eacute;t&eacute; son surnom toute la vie; une bont&eacute; vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalit&eacute; &agrave; l'avarice, toujours pr&eacute;occup&eacute;e d'amasser une fortune et se d&eacute;cavant subitement de toutes ses &eacute;conomies pour le plus sot caprice, parfois m&ecirc;me par toquade de charit&eacute;. Que serait-elle devenue si, durant vingt ann&eacute;es de sa vie, elle n'avait pas gard&eacute; l'amiti&eacute; g&eacute;n&eacute;reuse et accommodante d'Asquin, &agrave; qui suffisait, lorsqu'il venait &agrave; Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une ma&icirc;tresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien &eacute;lev&eacute;e au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du d&eacute;put&eacute; monarchiste de l'Aude, sans testament, r&eacute;veilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance pu&eacute;rile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette g&eacute;n&eacute;ration-l&agrave;, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmit&eacute; cardiaque, jamais soign&eacute;e, trait&eacute;e par la f&ecirc;te jusqu'&agrave; quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, d&eacute;j&agrave; lanc&eacute;e, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette &eacute;vita la d&eacute;b&acirc;cle. Etiennette &eacute;tait sortie de Picpus &agrave; la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son p&egrave;re, ordonn&eacute;, charitable dans ses incartades, avait vers&eacute; &agrave; son b&eacute;n&eacute;fice, &agrave; une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir imm&eacute;diat &eacute;tait donc assur&eacute;, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux ann&eacute;es de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa m&egrave;re qui, d&eacute;cid&eacute;ment, ne gu&eacute;rissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompt&eacute; tout entier trois ans &agrave; l'avance.</p>
+
+<p>&Eacute;lev&eacute;e &agrave; l'&eacute;cart par la volont&eacute; de son p&egrave;re, sortant seulement lorsqu'il &eacute;tait &agrave; Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa m&egrave;re et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez pr&egrave;s sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussit&ocirc;t, et de l&agrave; vint, sans doute, la r&eacute;solution d'honn&ecirc;tet&eacute; qui la sauvegarda au Conservatoire, o&ugrave; tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visit&egrave;rent assid&ucirc;ment pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu mont&egrave;rent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus gu&egrave;re que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-m&ecirc;me se fit rare. Paul resta l'h&ocirc;te assidu, quotidien; il trouvait aupr&egrave;s d'Etiennette la d&eacute;licieuse distraction qu'est pour l'homme affair&eacute; une amie jeune fille, jolie et point surveill&eacute;e. Tel est l'&eacute;go&iuml;sme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.</p>
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+<p>Paul cependant, Etiennette l'avait dit &agrave; Maud, n'&eacute;tait &eacute;go&iuml;ste qu'&agrave; la surface, ou plut&ocirc;t son &eacute;go&iuml;sme avait une fissure: la souffrance d'un &ecirc;tre qui l'aimait l'e&ucirc;t ravag&eacute;. Il offrit vingt fois &agrave; la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvret&eacute;, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en &eacute;change, et il &eacute;tait sinc&egrave;re: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter &agrave; la surface des &acirc;mes de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuit&eacute; de sa pr&eacute;sence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disput&eacute;es de Paris. Elle lui gardait la tendresse sp&eacute;ciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de supr&ecirc;me abandon, mais pour cela m&ecirc;me, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul c&eacute;da au charme de cette tendresse d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e. Il s'y enlisa peu &agrave; peu: on n'&eacute;chappe gu&egrave;re, surtout &agrave; pareil &acirc;ge. Peu &agrave; peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'&eacute;pousait ? A la v&eacute;rit&eacute; il s'exag&eacute;rait encore l'opini&acirc;tret&eacute; de sa r&eacute;sistance; il ne soup&ccedil;onnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'&ecirc;tre honn&ecirc;te femme, sans trop de foi... Si elle lui e&ucirc;t avou&eacute; son voeu secret: r&eacute;ussir comme artiste, gagner sa vie et, d&egrave;s lors, se donner sans conditions, l'&eacute;go&iuml;sme de Paul Le Tessier e&ucirc;t sans doute accept&eacute;. Elle ne dit rien, point par habilet&eacute;, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua &agrave; l'id&eacute;e qu'il l'&eacute;pouserait un jour, plus tard, &agrave; une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette &eacute;ch&eacute;ance... "Pourquoi pas bient&ocirc;t ? La m&egrave;re n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voil&agrave; &agrave; quels raisonnements tient l'h&eacute;ro&iuml;sme bourgeois des meilleurs d'entre nous.</p>
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+<br>
+<p>Quand Etiennette rentra chez elle, accompagn&eacute;e par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il &eacute;tait cinq heures du matin environ, la nuit &eacute;tait noire...</p>
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+<p>-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.</p>
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+<p>-- Est-ce que le docteur est l&agrave; ? demanda Mme Gravier.</p>
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+<p>-- Oui.</p>
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+<p>Etiennette, son manteau de bal jet&eacute; au hasard sur un meuble, courut &agrave; la chambre. Elle se heurta au m&eacute;decin qui en sortait, accompagn&eacute; de la garde. C'&eacute;tait un homme encore jeune, robuste et sanguin, &agrave; cheveux noirs pommad&eacute;s, &agrave; barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille d&eacute;collet&eacute;e, blonde et blanche.</p>
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+<p>-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il &agrave; la garde, qui fit "oui" de la t&ecirc;te.</p>
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+<p>-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilit&eacute;, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est s&eacute;rieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...</p>
+
+<p>-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.</p>
+
+<p>Il h&eacute;sita encore, puis prenant son parti:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous &ecirc;tes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout &agrave; fait inutile ici. Il n'y a plus qu'&agrave; asseoir &agrave; c&ocirc;t&eacute; du lit et &agrave; attendre... Votre m&egrave;re, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voil&agrave;, mademoiselle.</p>
+
+<p>Etiennette, debout, ne r&eacute;pondit rien. Une grosse &eacute;motion ind&eacute;cise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes &agrave; ses yeux.</p>
+
+<p>-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.</p>
+
+<p>-- Oui, je vous en prie.</p>
+
+<p>-- Mademoiselle... fit le docteur.</p>
+
+<p>Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais &eacute;clat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.</p>
+
+<br>
+<p>Comme l'avait dit le m&eacute;decin, Mathilde Duroy &eacute;tait assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, &eacute;clairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la t&ecirc;te et le bras droit d&eacute;couverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait d&eacute;mesur&eacute;ment les couvertures, &agrave; la fa&ccedil;on d'un difforme &eacute;dredon qu'on e&ucirc;t install&eacute; sur les jambes. La face encadr&eacute;e par un joli bonnet de nuit tr&egrave;s blanc, d'o&ugrave; sortaient quelques m&egrave;ches bizarrement nuanc&eacute;es, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une p&acirc;leur de vieille cire d&eacute;color&eacute;e: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupi&egrave;res et la bouche, et toute cette face rev&ecirc;tait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticul&eacute;, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des l&egrave;vres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa m&egrave;re, et dessus appuya son front. Les bagues, ench&acirc;ss&eacute;es dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.</p>
+
+<p>"Maman va mourir !"</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment cette pens&eacute;e n'avait pas encore atteint la fronti&egrave;re myst&eacute;rieuse o&ugrave; l'id&eacute;e confine &agrave; la sensibilit&eacute;. Etiennette &eacute;tait horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt pos&eacute; sur son &eacute;paule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier &eacute;taient derri&egrave;re elle. Elle se retourna.</p>
+
+<p>-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, &agrave; la chapelle de la rue de Turin. Voil&agrave; bient&ocirc;t six heures, il doit y avoir d&eacute;j&agrave; du monde debout. A tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme m&ucirc;re, s&egrave;che et brune, avec de gros membres, dit:</p>
+
+<p>-- Je vais vous aider &agrave; vous d&eacute;shabiller, mademoiselle... bien vite... Si le cur&eacute; vous voyait comme cela...</p>
+
+<p>Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle &eacute;tait en toilette de bal. Elle d&eacute;fit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matin&eacute;e. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupi&egrave;res ferm&eacute;es et attendit. La garde s'&eacute;tait r&eacute;install&eacute;e sur la chaise longue; elle avait m&acirc;chonn&eacute; quelque temps une tablette de chocolat, puis s'&eacute;tait endormie. Etiennette fut bien aise d'&ecirc;tre seule &agrave; penser dans cette chambre d'agonie.</p>
+
+<p>Car l'agonie commen&ccedil;ait &agrave; travers le sommeil, le souffle s'accrochait p&eacute;niblement aux bronches et &agrave; la gorge; crisp&eacute;e sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une d&eacute;bilit&eacute;, une maladresse enfantines. Et les l&egrave;vres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient &agrave; un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix per&ccedil;aient maintenant. Etiennette se prit &agrave; &eacute;couter. Peu &agrave; peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien s&ucirc;r elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces l&egrave;vres tremblantes les r&eacute;p&eacute;taient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moiti&eacute;s de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles m&ecirc;l&eacute;s &agrave; des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle &eacute;tait partie..." De nouveau la voix charria des r&eacute;sidus de mots m&eacute;connaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plut&ocirc;t nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer &agrave; pleurer, elle se replia sur soi-m&ecirc;me. "Je vais &ecirc;tre toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'&eacute;gayait point la maison. C'&eacute;tait pourtant la famille, la chair commune, la pens&eacute;e qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussit&ocirc;t &agrave; cet appel de l'&eacute;go&iuml;sme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier travers&egrave;rent sa pens&eacute;e: "Je voudrais qu'il f&ucirc;t l&agrave;. Il allait venir, pourquoi ai-je refus&eacute; ?" Elle sentit bien que, sa m&egrave;re une fois morte,elle se r&eacute;fugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gard&acirc;t, pourvu qu'il ne la laiss&acirc;t pas toute seule.</p>
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+<br>
+<p>-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !</p>
+
+<p>Cette phrase, jaillie toute claire des l&egrave;vres de la mourante, parmi son balbutiement aussit&ocirc;t recommenc&eacute;, &eacute;pouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fant&ocirc;me avait parl&eacute; aupr&egrave;s d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation famili&egrave;re de la pauvre Mathilde devant les d&eacute;boires de sa vie d'entretenue ! C'&eacute;tait le d&eacute;go&ucirc;t du m&eacute;tier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au ch&ocirc;mage, &agrave; la gr&egrave;ve... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant ab&icirc;m&eacute;e, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, &agrave; la reconna&icirc;tre, sentait une br&ucirc;lure &agrave; son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette &eacute;couta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crisp&eacute;e qui s'agitait, et qu'elle l&acirc;cha aussit&ocirc;t en &eacute;touffant un cri, car la main lui avait serr&eacute; les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'&eacute;boulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"</p>
+
+<p>A genoux pr&egrave;s du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit &agrave; prier... Prier ? Elle avait eu la pi&eacute;t&eacute; de toutes, la pi&eacute;t&eacute; facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement d&eacute;iste est souvent plus pr&egrave;s de la foi qu'une congr&eacute;ganiste &agrave; m&eacute;daille. En deux ans, le souffle cruel de la r&eacute;alit&eacute; avait tout emport&eacute;, m&ecirc;me les pri&egrave;res du matin et du soir, m&ecirc;me les pratiques les moins g&ecirc;nantes. Le chagrin pr&eacute;sent, l'effroi de l'isolement ressuscit&egrave;rent les pieuses paroles sur les l&egrave;vres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de gr&acirc;ce... Souvenez-vous, &ocirc; tr&egrave;s mis&eacute;ricordieuse Vierge Marie..." et les gestes de pi&eacute;t&eacute; se rapprirent d'eux-m&ecirc;mes aux mains infid&egrave;les, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte pi&eacute;t&eacute;, si pr&eacute;cieuse que son plus faible &eacute;cho console encore un mis&eacute;rable qui l'invoque !</p>
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+<p>Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un pr&ecirc;tre venait d'entrer, accompagn&eacute; de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aid&eacute;e de la garde, pr&eacute;parait les huiles pour les sacrements, ce pr&ecirc;tre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma ch&egrave;re fille, m'entendez-vous ?" Etiennette &eacute;couta avec le pr&ecirc;tre: elle per&ccedil;ut l'&eacute;cho de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"</p>
+
+<p>-- On m'appelle bien tard, dit s&eacute;v&egrave;rement le pr&ecirc;tre &agrave; la jeune fille.</p>
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+<p>Il &eacute;tait maigre et petit, avec des cheveux gris tout fris&eacute;s, une soutane de fantaisie en cachemire fin.</p>
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+<p>-- &Eacute;cartez-vous, dit-il encore &agrave; l'enfant tout en larmes.</p>
+
+<p>Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'&eacute;taient agenouill&eacute;es; elle-m&ecirc;me s'agenouilla et essaya de prier. Le pr&ecirc;tre murmurait les paroles de l'onction: "<i>Misereatur tu&icirc; omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum...</i>" Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la m&ecirc;me exclamation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, que sa m&egrave;re &eacute;ructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"</p>
+
+<p>L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne conna&icirc;trait le secret ! Comme cela caut&eacute;risait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-l&agrave;, de l'esclavage abominable aboutissant &agrave; cette agonie, jamais, jamais pour elle-m&ecirc;me ! L'alanguissement qui, tout &agrave; l'heure, s'&eacute;tait empar&eacute; de son coeur &agrave; songer combien elle serait seule d&eacute;sormais, se dissipa. "Jamais je ne d&eacute;pendrai d'un homme, duss&eacute;-je &ecirc;tre ouvri&egrave;re, femme de chambre ou morte."</p>
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+<p>Ayant fini les onctions, le pr&ecirc;tre dit une courte pri&egrave;re au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton s&eacute;v&egrave;re, comme irrit&eacute; de la trouver si jolie dans ses larmes:</p>
+
+<p>-- Votre m&egrave;re avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?</p>
+
+<p>-- Mais... monsieur l'abb&eacute;... oui, je crois... Elle faisait ses pri&egrave;res matin et soir.</p>
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+<p>-- Elle ne fr&eacute;quentait pas les sacrements ?</p>
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+<p>Etiennette h&eacute;sita:</p>
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+<p>-- Je ne crois pas, dit-elle.</p>
+
+<p>-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est tr&egrave;s mis&eacute;ricordieux, mais il n'accorde rien &agrave; qui ne demande rien.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, il ajouta:</p>
+
+<p>-- Avez-vous d'autre famille ?</p>
+
+<p>Etiennette rougit si vivement que le pr&ecirc;tre comprit et pardonna le mensonge de sa r&eacute;ponse: "Non, monsieur," et il sembla m&ecirc;me s'adoucir un peu.</p>
+
+<p>-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voil&agrave; toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.</p>
+
+<p>En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le pr&ecirc;tre jusqu'&agrave; l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se pr&eacute;cipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde &eacute;taient d&eacute;j&agrave; agenouill&eacute;es et r&eacute;citaient le <i>De profundis</i>. Etiennette s'affaisa pr&egrave;s d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.</p>
+
+<p>Elle resta ainsi jusqu'&agrave; ce que la voix de Mme Gravier lui dit &agrave; l'oreille:</p>
+
+<p>-- Il faut vous &eacute;tendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.</p>
+
+<p>Elle ob&eacute;it machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tir&eacute; les rideaux des fen&ecirc;tres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de sant&eacute;.</p>
+
+<br>
+
+
+<p>Vers huit heures du matin, Etiennette, c&eacute;dant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de caf&eacute; sur un coin de table, dans la salle &agrave; manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annon&ccedil;ant confidentiellement:</p>
+
+<p>-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.</p>
+
+<p>La "demoiselle" &eacute;tait le nom dont Ursule d&eacute;signait cette &eacute;l&eacute;gante et myst&eacute;rieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez fr&eacute;quents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un &eacute;l&eacute;gant et myst&eacute;rieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".</p>
+
+<p>Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle &eacute;tait g&ecirc;n&eacute;e de revoir Maud &agrave; pr&eacute;sent. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'&eacute;v&eacute;nement, pourtant si pr&eacute;vu, de la mort de sa m&egrave;re, il lui demeurait, en m&ecirc;me temps qu'une r&eacute;solution plus robuste de vivre honn&ecirc;te et ind&eacute;pendante, un renouveau de pudeur juv&eacute;nile vis-&agrave;-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici consid&eacute;r&eacute;es comme in&eacute;vitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.</p>
+
+<p>-- Dites que j'y vais.</p>
+
+<p>Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrass&egrave;rent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.</p>
+
+<p>-- Ma ch&eacute;rie !</p>
+
+<p>-- Ma pauvre enfant !</p>
+
+<p>Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par br&egrave;ves r&eacute;ponses, racontait la nuit.</p>
+
+<p>-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Elle eut un geste d'incertitude et de d&eacute;couragement.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coutez, ma ch&egrave;re enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite apr&egrave;s la mort de votre m&egrave;re. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, r&eacute;pondant &agrave; un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune esp&egrave;ce de secours, bien que, vous le savez, je sois &agrave; votre disposition, comme pourrait l'&ecirc;tre un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer &agrave; Chamblais, avec Maud et Jacqueline...</p>
+
+<p>-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.</p>
+
+<p>Etiennette ne r&eacute;pondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et exp&eacute;riment&eacute;e lui disait: "D&eacute;cid&eacute;ment, Paul songe &agrave; m'&eacute;pouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste &agrave; Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."</p>
+
+<p>Elle embrassa Maud:</p>
+
+<p>-- J'accepte, ma ch&eacute;rie, et je te remercie.</p>
+
+<p>Et comme Paul &agrave; son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si r&eacute;confort&eacute;e par cette &eacute;treinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'&ecirc;tre aim&eacute;e ! Cher ami !"</p>
+
+<br>
+
+
+<h2>IV</h2>
+
+<p>Julien de Suberceaux avait quitt&eacute; le bal au moment o&ugrave;, le cotillon fini, on commen&ccedil;ait &agrave; installer les tables du souper. Telle &eacute;tait la volont&eacute; de Maud qui lui avait jet&eacute; &agrave; l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus t&ocirc;t possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il ob&eacute;irait.</p>
+
+<p>Il regagna son logis &agrave; pied, le long des grandes avenues paisibles &agrave; cette heure matinale comme les all&eacute;es d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, pass&eacute;e si pr&egrave;s et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaiet&eacute; victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aim&eacute;, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'&eacute;moi toujours tressaillait &agrave; cette pens&eacute;e dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il p&ucirc;t vraiment r&ecirc;ver &agrave; autre chose qu'&agrave; sa prochaine venue.</p>
+
+<p>Rue de la Baume, dans le petit h&ocirc;tel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tir&eacute;s, aux escaliers silencieux veill&eacute;s par des lampes voil&eacute;es, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'&eacute;tait la nuit aussi dans son appartement: il dut r&eacute;veiller son valet de chambre roul&eacute; dans une couverture, sur le canap&eacute; de l'antichambre.</p>
+
+<p>-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, pr&eacute;parez le tub.</p>
+
+<p>-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?</p>
+
+<p>-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.</p>
+
+<p>Constant, ayant re&ccedil;u la canne, la pelisse et le chapeau de son ma&icirc;tre, le pr&eacute;c&eacute;dait dans le salon &eacute;clair&eacute; par la braise d'un feu dormant, et se disposait &agrave; ouvrir les fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que vous faites ?</p>
+
+<p>-- J'ouvre, monsieur...</p>
+
+<p>-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...</p>
+
+<p>Cette ouate d'ombre recueillie o&ugrave; il trouvait son <i>home</i> l'avait caress&eacute;. Il voulait y demeurer jusqu'&agrave; la venue de l'Aim&eacute;e. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'&ecirc;tre vu par eux et de les voir qui caract&eacute;rise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la p&acirc;leur ambr&eacute;e, les mouvements souples, et ce corps, c'&eacute;tait celui qu'en ce moment refl&eacute;tait, sous la pluie d'un arrosage ti&egrave;de, le grand panneau de glace occupant tout un c&ocirc;t&eacute; du cabinet de toilette: c'&eacute;tait le sien.</p>
+
+<p>Il soignait ce corps minutieusement, culte raffin&eacute; du soi physique, dont la vue ou le r&eacute;cit exasp&egrave;re les autres hommes, leur appara&icirc;t comme une marque d'infirmit&eacute; virile, ce qui est loin d'&ecirc;tre vrai: le go&ucirc;t de la beaut&eacute; et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'&eacute;caille chiffr&eacute;s d'or, qui s'&eacute;talait sur deux tables; l'appareil compliqu&eacute; d'hydroth&eacute;rapie &eacute;l&eacute;gante, dont les nickels et les cuivres &eacute;tincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brod&eacute;e du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes &agrave; ongles; l'innombrable quantit&eacute; de flacons de cristal taill&eacute;, capsul&eacute;s de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet &eacute;tait le soin d'un corps masculin, e&ucirc;t donn&eacute; mati&egrave;re &agrave; bien des quolibets, et fait dire &agrave; bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'&eacute;tait plus exerc&eacute; &agrave; tous les sports que cette femmelette, nul n'&eacute;tait plus brave devant un pistolet ou une &eacute;p&eacute;e. Arrogant et provocant avec les hommes, c'&eacute;tait justement les femmes qui le ma&icirc;trisaient et le menaient &agrave; leur gr&eacute;.</p>
+
+<p>En chemise de soie sous le complet de laine des Pyr&eacute;n&eacute;es, il traversait la chambre &agrave; coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des halt&egrave;res dispos&eacute;es au pied du lit, les manoeuvra avec une r&eacute;gularit&eacute; de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allum&eacute;es y &eacute;clairaient l'amoncellement des bibelots, des si&egrave;ges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.</p>
+
+<p>-- Monsieur ?</p>
+
+<p>-- Constant, <i>madame</i> va venir tout &agrave; l'heure. Vous pr&eacute;parerez le samovar et des g&acirc;teaux dans la salle &agrave; manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'&agrave; ce que je sonne.</p>
+
+<p>Constant salua et sortit. Rest&eacute; seul, Julien disposa des coussins en oreillers &agrave; la t&ecirc;te du canap&eacute;, s'allongea et r&ecirc;va...</p>
+
+<p>"Elle va venir..." Il essayait de se la repr&eacute;senter, tout &agrave; l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'&eacute;tait plus ainsi qu'il la voyait... Trois &eacute;tages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle &agrave; manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrang&eacute;e par Maud. Entre le d&eacute;part et le retour de Chantel, il l'avait vue l&agrave; presque r&eacute;guli&egrave;rement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus &eacute;troit esclavage, prise elle-m&ecirc;me, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa ma&icirc;tresse ? Non pas. Une sorte de f&eacute;tichisme de loyaut&eacute;, comme en nourrissent toutes les &acirc;mes un peu hautes en lutte th&eacute;orique avec l'ordre social, lui faisait r&eacute;server jalousement le supr&ecirc;me baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa sup&eacute;riorit&eacute;, elle pensait: "Il restera encore mon d&eacute;biteur apr&egrave;s !..." Leurs caresses singuli&egrave;res, point rares pourtant dans une soci&eacute;t&eacute; d&eacute;cr&eacute;pite o&ugrave; les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le proc&eacute;d&eacute; de l'amour humain, et vraiment ce p&egrave;lerinage &eacute;tait si passionn&eacute; qu'ils oubliaient sinc&egrave;rement et ne souhaitaient point l'arriv&eacute;e. Qu'importait &agrave; son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-m&ecirc;me, et chaque fois elle le laissait gris&eacute; et satisfait de ce qu'il avait re&ccedil;u. Ainsi les mois f&eacute;vrier et de mars, il avait v&eacute;cu dans une sorte d'&eacute;bri&eacute;t&eacute; amoureuse qui lui &ocirc;tait jusqu'au souci du lendemain.</p>
+
+<p>&Eacute;tendu, les yeux ferm&eacute;s, il continuait maintenant ce r&ecirc;ve, gliss&eacute; peu &agrave; peu au sommeil... Les voluptueuses &eacute;vocation se m&ecirc;laient, s'enchev&ecirc;traient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de m&eacute;lancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plut&ocirc;t ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matin&eacute;es... de jours de neige... de soirs illumin&eacute;s de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine o&ugrave; les d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, h&eacute;las ! &eacute;tait encore pesante &agrave; son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touch&eacute; le fond de l'ab&icirc;me, il remontait lentement vers la clart&eacute; de la vie, son coeur peu &agrave; peu s'all&eacute;gea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'impr&eacute;gn&egrave;rent d'un bien-&ecirc;tre grandissant, d&eacute;licieux... Il entr'ouvrit les yeux, le r&ecirc;ve s'&eacute;tait fait chair: Maud &eacute;tait debout pr&egrave;s de lui, ses doigts nus pos&eacute;s sur son front.</p>
+
+<p>Il se redressa:</p>
+
+<p>-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis &eacute;tendu l&agrave; et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !</p>
+
+<p>-- J'ai devin&eacute;, r&eacute;pondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure &eacute;tait toute contract&eacute;e... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre r&ecirc;ve o&ugrave; j'ai voulu... &agrave; moi !</p>
+
+<p>Elle fit descendre sur ce front la fra&icirc;cheur de ses l&egrave;vres, puis &eacute;chappant &agrave; l'embrassement qu'il cherchait:</p>
+
+<p>-- Mais pourquoi tout est-il ferm&eacute; ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures pass&eacute;es ? Ouvrez-moi vite ces fen&ecirc;tres.</p>
+
+<p>-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...</p>
+
+<p>-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis v&ecirc;tue pour l'heure qu'il est ?</p>
+
+<p>Son enjouement cachait une g&ecirc;ne r&eacute;elle &agrave; se trouver, dans ce d&eacute;cor de soir, habill&eacute;e pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cercl&eacute;e de velours, bol&eacute;ro pareil sur une chemisette de satin, et coiff&eacute;e d'une toque d'astrakan bleu &agrave; voilette blanche.</p>
+
+<p>Julien ob&eacute;it &agrave; regret. Il ouvrit les deux fen&ecirc;tres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de myst&egrave;re, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.</p>
+
+<p>-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous pr&egrave;s de moi. J'ai un tas de choses &agrave; vous raconter. D'abord Mathilde est morte.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...</p>
+
+<p>-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait d&eacute;j&agrave; perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arriv&eacute;s vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul &eacute;tait aussi troubl&eacute; que si la mort de Mathilde l'e&ucirc;t fait veuf.</p>
+
+<p>Julien, hant&eacute; par son unique souci, demanda:</p>
+
+<p>-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?</p>
+
+<p>-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant &agrave; baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler s&eacute;rieusement. Vous ne m'&eacute;coutez pas...</p>
+
+<p>Et, apr&egrave;s un temps de silence o&ugrave; elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lass&eacute; qui ne lui &eacute;tait pas habituel:</p>
+
+<p>-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !</p>
+
+<p>Elle appuya sa t&ecirc;te sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pens&eacute;e du chagrin qu'elle allait causer &agrave; cet ami irr&eacute;solu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses l&egrave;vres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.</p>
+
+<p>-- Viens ! implora-t-il.</p>
+
+<p>-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autoris&eacute; M. de Chantel &agrave; venir, cette apr&egrave;s-midi, demander ma main.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Julien.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:</p>
+
+<p>-- Il nous semble, &agrave; lui et &agrave; moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois d&eacute;cid&eacute;e, la terminer le plus t&ocirc;t possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.</p>
+
+<p>Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'&eacute;tait presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne r&eacute;pondit pas. Maud continua:</p>
+
+<p>-- Jusque-l&agrave;, vous comprenez, je dois me garder des curiosit&eacute;s, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne conna&icirc;t personne et ne se soucie de voir que moi: aucun p&eacute;ril &agrave; ce qu'il demeure &agrave; Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois &agrave; Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, o&ugrave; Etiennette restera avec nous pendant les premi&egrave;res semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?</p>
+
+<p>Julien s'&eacute;tait lev&eacute; aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant &agrave; pas irr&eacute;guliers dans la pi&egrave;ce. L'angoisse montait &agrave; sa gorge, lui obstruait la respiration &agrave; l'&eacute;touffer. Il revint s'arr&ecirc;ter devant Maud.</p>
+
+<p>-- Alors... c'est fait ?</p>
+
+<p>-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?</p>
+
+<p>Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redress&eacute;e qu'elle prenait contre toute entrave &agrave; ses d&eacute;cisions.</p>
+
+<p>Mais lui ne r&eacute;sistait pas. Il s'&eacute;tait assis sur le coin de la table, morne, accabl&eacute;. Elle le guetta quelque temps, par&eacute;e &agrave; la d&eacute;fense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit &agrave; voix basse:</p>
+
+<p>-- Sois fort. Je n'aime que toi.</p>
+
+<p>Il ne l'entendit pas, sans doute, ab&icirc;m&eacute; dans ses pens&eacute;es. Il balbutia:</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible !...</p>
+
+<p>L'horrible angoisse lui avait poignard&eacute; le coeur: et, pour la premi&egrave;re fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Il r&eacute;p&eacute;ta:</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !</p>
+
+<p>Il passa sa main sur son front, &eacute;cartant ce voile de cauchemar.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas possible, r&eacute;p&eacute;ta-t-il une troisi&egrave;me fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la pri&egrave;re: l'expression d'une &eacute;vidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis s&ucirc;r que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout &agrave; toi... je ne suis qu'&agrave; toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.</p>
+
+<p>Maud, presque durement, lui r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.</p>
+
+<p>-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner &agrave; un autre, c'est tout de m&ecirc;me ce qu'il y a de plus pr&eacute;cieux... Tu seras sa <i>femme</i>, malgr&eacute; tout... Tu m'as accord&eacute; juste de quoi d&eacute;sirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.</p>
+
+<p>Et se rapprochant d'elle, plus pressant:</p>
+
+<p>-- Nous avons &eacute;t&eacute; des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imb&eacute;cile qui ne te comprend pas. &nbsp;Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...</p>
+
+<p>Il s'ab&icirc;ma aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enla&ccedil;ant les jambes rondes sous l'&eacute;toffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'&eacute;paule, fermement, de toute la force de ses nerfs contract&eacute;s. Bless&eacute; &agrave; son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.</p>
+
+<p>-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de m&eacute;pris.</p>
+
+<p>-- Ce n'est pas fini, r&eacute;plique Julien. Ce qui est fini, c'est cette com&eacute;die de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jou&eacute;e de moi. Je ne veux pas de ce r&ocirc;le, continua-t-il, exasp&eacute;r&eacute; par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir &eacute;t&eacute; (il haletait de col&egrave;re et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir &eacute;t&eacute;... qu'un... qu'un... allumeur...</p>
+
+<p>-- Ah ! mis&eacute;rable !...</p>
+
+<p>Elle lui jeta sa main &agrave; la vol&eacute;e sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses l&egrave;vres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps r&eacute;volt&eacute;, agit&eacute; de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si pr&egrave;s du visage qu'elle sentait l'effleurement des l&egrave;vres:</p>
+
+<p>-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois &agrave; moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es &agrave; moi ! Je te veux... Je t'aurai, m&ecirc;me de force !</p>
+
+<p>-- L&acirc;che ! l&acirc;che ! fit Maud. Laisse-moi...</p>
+
+<p>Il la serra plus fort, elle se sentit port&eacute;e vers le canap&eacute; o&ugrave; les coussins recevraient sa chute... L'id&eacute;e qu'elle allait &ecirc;tre prise malgr&eacute; soi, poss&eacute;d&eacute;e par la force, &eacute;peronna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle ha&iuml;t Julien... De ses bras arc-bout&eacute;s, de ses jambes violemment crois&eacute;es, de ses ongles et de ses dents, elle se d&eacute;fendait, ne sachant m&ecirc;me plus ce qu'elle d&eacute;fendait, emball&eacute;e dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois d&eacute;j&agrave;. Lui, la t&ecirc;te perdue, vraiment frapp&eacute; de fr&eacute;n&eacute;sie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux d&eacute;chirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le d&eacute;sordre de la lutte, avait touch&eacute; l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau d&eacute;chir&eacute;e. Julien, aussit&ocirc;t d&eacute;gris&eacute;, l&acirc;cha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle &eacute;tait &agrave; l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.</p>
+
+<p>-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus bris&eacute; qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...</p>
+
+<p>Il n'osait l'approcher, hypnotis&eacute; par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bient&ocirc;t s'&eacute;talait sur le dos de la main.</p>
+
+<p>Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fen&ecirc;tre:</p>
+
+<p>-- Je te jure, dit-elle, la voix coup&eacute;e par le hal&egrave;tement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par l&agrave;... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'&eacute;chapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.</p>
+
+<p>Il fit tout de m&ecirc;me un pas vers elle, et aussit&ocirc;t r&acirc;la un cri de d&eacute;tresse: elle s'&eacute;lan&ccedil;ait...</p>
+
+<p>-- Maud !</p>
+
+<p>-- Me crois-tu, &agrave; pr&eacute;sent ? lui dit-elle au bord du vide.</p>
+
+<p>Il recula; il s'effondra sur le canap&eacute;, le front dans ses mains. Il &eacute;tait vaincu, d&eacute;cid&eacute;ment; il l'aimait trop. Elle &eacute;tait sa ma&icirc;tresse effroyablement, il devait ob&eacute;ir... Des larmes, pareilles &agrave; celles que verse une femme qui vient d'&ecirc;tre sauv&eacute;e d'un p&eacute;ril, jaillirent abondamment de ses yeux.</p>
+
+<p>Lorsqu'il osa relever la t&ecirc;te, Maud &eacute;tait debout pr&egrave;s de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait bless&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Maud... Maud ch&eacute;rie !...</p>
+
+<p>Il n'avait plus de force, plus de volont&eacute;, plus m&ecirc;me de d&eacute;sir. Il voulait seulement la garder pr&egrave;s de soi, garder ce qu'elle consentirait &agrave; lui laisser d'elle.</p>
+
+<p>-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.</p>
+
+<p>Agenouill&eacute;e pr&egrave;s de lui, elle le baisa longuement aux l&egrave;vres, lui su&ccedil;ant par l&agrave; le reste de ses forces...</p>
+
+<p>-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons &eacute;t&eacute; raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en m&ecirc;me temps que la mienne. Je n'aime que toi !</p>
+
+<p>Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...</p>
+
+<p>-- Non, reste l&agrave;, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas &agrave; la maison: je t'&eacute;crirai.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it.</p>
+
+<br>
+<p>Constant, descendant vers midi, inquiet de n'&ecirc;tre pas sonn&eacute; par son ma&icirc;tre, osa p&eacute;n&eacute;trer dans le salon sans &ecirc;tre appel&eacute;. Il trouva Julien dans la m&ecirc;me posture de prostration.</p>
+
+<p>-- Monsieur dormait ?</p>
+
+<p>-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai d&eacute;jeuner, je vous sonnerai.</p>
+
+<p>Il n'avait pas dormi. Maud partie, il &eacute;tait demeur&eacute; l&agrave;, assomm&eacute; par ses pens&eacute;es, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se rem&eacute;morer les paroles anciennes par o&ugrave; la jeune fille avait comme an&eacute;anti sa volont&eacute;: "Le monde appartient aux forts... Les &ecirc;tres qui nous sont inf&eacute;rieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des b&ecirc;tes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement r&eacute;volt&eacute; de la jalousie lui r&eacute;pondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud poss&eacute;d&eacute;e par un autre s'&eacute;voquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de th&eacute;orie qui vaillent... Certes, malgr&eacute; sa souffrance, il restait incr&eacute;dule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralit&eacute; soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.</p>
+
+<p>Mais pourquoi, de sa souffrance m&ecirc;me, montait-il en lui un appel violent, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, vers cette loi tant de fois reni&eacute;e, vers cette loi improuvable ?</p>
+
+<br>
+<br>
+
+
+<h2>TROISI&Egrave;ME PARTIE</h2>
+
+<br>
+<h3>I</h3>
+
+<p>-- Tu es r&eacute;veill&eacute;e ?</p>
+
+<p>-- Oui. Entre, ch&eacute;rie.</p>
+
+<p>Etiennette, la porte referm&eacute;e derri&egrave;re elle, courut embrasser Maud encore couch&eacute;e. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse &agrave; fleur de peau, d&eacute;monstrative, empress&eacute;e, complimenteuse, que les jolies femmes se t&eacute;moignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble &agrave; Chamblais, leur amiti&eacute;, puis&eacute;e aux sources de l'ancienne intimit&eacute; de couvent, s'&eacute;tait &eacute;chauff&eacute;e dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inqui&eacute;tudes. Toutes deux, Maud si r&eacute;solue dans sa marche r&eacute;volt&eacute;e, Etiennette si rudement enseign&eacute;e par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les e&ucirc;t entendues converser ensemble, e&ucirc;t, la plupart du temps, admir&eacute; l'innocence de leurs propos, leur adorable pu&eacute;rilit&eacute;.</p>
+
+<p>Les caresses matinales &eacute;chang&eacute;es &agrave; profusion, leur bavardage quotidien s'amor&ccedil;a en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.</p>
+
+<p>-- Tu devrais toujours t'habiller de cr&eacute;pon noir, comme &agrave; pr&eacute;sent, disait Maud. Rien ne sied mieux &agrave; ton teint et &agrave; tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-l&agrave;...</p>
+
+<p>Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux d&eacute;faits.</p>
+
+<p>-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer aupr&egrave;s de toi. Tu m'&eacute;teins compl&egrave;tement.</p>
+
+<p>-- Veux-tu bien te taire ! r&eacute;pliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre &ccedil;a, tiens ! et contre &ccedil;a, contre &ccedil;a ?...</p>
+
+<p>Elles passa ses doigts dans la souple et douce coul&eacute;e des boucles brunes qui s'allum&egrave;rent aussit&ocirc;t de reflets roux, elle entr'ouvrit le col &agrave; volant, formant &eacute;charpe, de la chemise de linon, elle d&eacute;couvrit la naissance de la gorge et y posa ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>-- C'est toi, ch&eacute;rie, qui es trop jolie... trop reine. Pr&egrave;s de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais &ccedil;a m'est &eacute;gal, je t'aime.</p>
+
+<p>Elles s'embrass&egrave;rent encore.</p>
+
+<p>-- A propos, dit Maud, je me suis d&eacute;cid&eacute;e pour le grand peplum tombant droit sur la robe &agrave; taille...</p>
+
+<p>-- Celle de chez Laferri&egrave;re ?</p>
+
+<p>-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en r&eacute;tr&eacute;cissant l'empi&egrave;cement du corsage. Tu vas comprendre.</p>
+
+<p>Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le mod&egrave;le de Laferri&egrave;re. Et c'&eacute;tait vraiment un tableau &agrave; tenter un pinceau de l'&eacute;cole de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-s&eacute;rieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du ch&acirc;teau d'Armide, bois&eacute;e de riches coquilles, de courbes gracieuses, meubl&eacute;e de vraies pi&egrave;ces de mus&eacute;e.</p>
+
+<p>Elles n'&eacute;taient pas tomb&eacute;es d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.</p>
+
+<p>-- Vous avez <i>ma lettre</i> aussi, Betty ? demanda Etiennette.</p>
+
+<p>-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'&eacute;tait pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout port&eacute; ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.</p>
+
+<p>-- Tiens ! fit la jeune fille &eacute;tonn&eacute;e... Qui est-ce qui peut ?...</p>
+
+<p>Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui &eacute;crivait chaque jour, m&ecirc;me lorsqu'il venait d&eacute;jeuner ou d&icirc;ner &agrave; Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui r&eacute;pondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait seule au monde.</p>
+
+<p>Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufr&eacute;e: <i>S&eacute;nat</i>, &eacute;tait bien l&agrave;, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la premi&egrave;re, elle tenait entre ses doigts h&eacute;sitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marqu&eacute;e d'un timbre &eacute;tranger.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?</p>
+
+<p>-- C'est de Suzon, r&eacute;pondit Etiennette. Cela vient de Hollande.</p>
+
+<p>-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.</p>
+
+<p>Elle traduisait la pens&eacute;e d'Etiennette. Maintenant que la m&egrave;re &eacute;tait morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'&eacute;tait cette folle Suzanne qui avait soup&eacute;, f&ecirc;t&eacute;, couch&eacute; avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu m&ecirc;me &agrave; la mort de Mathilde, commen&ccedil;aient &agrave; la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en sc&egrave;ne ?</p>
+
+<br>
+
+
+<p>"... Je t'&eacute;cris d'Amsterdam, o&ugrave; je suis arriv&eacute;e avec la troupe. Mais j'ai quitt&eacute; le th&eacute;&acirc;tre. Je <i>suis avec</i> un jeune n&eacute;gociant tr&egrave;s cal&eacute;, tr&egrave;s chic, que je compte bien amener &agrave; Paris. Peut-&ecirc;tre d&eacute;ciderons-nous aussi son fr&egrave;re &agrave; nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout &agrave; fait son type.</p>
+
+<p>"J'esp&egrave;re que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'&agrave; m'&eacute;crire <i>H&ocirc;tel Mille-Colonnes</i>. Henri est tr&egrave;s gentil et j'ai tout ce que je veux..."</p>
+
+<br>
+<p>Deux pages sur ce ton d'incoh&eacute;rence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'esp&egrave;re que maman va bien... Henri a un fr&egrave;re qui ne fait rien: tu serais son type..." Voil&agrave; comment elle comprenait la famille !</p>
+
+<p>-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle &agrave; Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.</p>
+
+<p>Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emport&eacute;e par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accept&eacute; cette hypoth&egrave;se sans chagrin, et peut-&ecirc;tre avec soulagement. N'&eacute;tait-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.</p>
+
+<p>Elle dit tout haut:</p>
+
+<p>-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de m&ecirc;me d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de sant&eacute; ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.</p>
+
+<p>Dans cette offre m&ecirc;me qui l'avait choqu&eacute;e tout &agrave; l'heure, la bonne volont&eacute; de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !</p>
+
+<p>Elle consulta Maud:</p>
+
+<p>-- Faut-il dire &agrave; Paul que j'ai re&ccedil;u des nouvelles ?</p>
+
+<p>-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera d&eacute;sagr&eacute;able. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez t&ocirc;t. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?</p>
+
+<p>Etiennette embrassa son amie.</p>
+
+<p>-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?</p>
+
+<p>-- Rien, r&eacute;pliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nich&eacute;es dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'in&eacute;vitable Aaron qui nous invite &agrave; d&eacute;jeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un h&ocirc;tel &agrave; louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.</p>
+
+<p>-- Et... ?</p>
+
+<p>-- Non, pas un mot.</p>
+
+<p>-- Quel jour lui as-tu &eacute;crit, toi ?</p>
+
+<p>-- Mercredi.</p>
+
+<p>-- Pr&egrave;s d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.</p>
+
+<p>Maud se renversa en arri&egrave;re, sur les oreillers, les mains &agrave; plat, l'air las:</p>
+
+<p>-- Que veux-tu ? ma ch&egrave;re, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes apr&egrave;s-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le d&eacute;lai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai &agrave; ce que je lui ai &eacute;crit: je ne sortirai plus seule &agrave; Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour &agrave; l'&eacute;tranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera cas&eacute; et tass&eacute;; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.</p>
+
+<p>Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:</p>
+
+<p>-- Tu ne m'&eacute;coutes pas ?</p>
+
+<p>-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu b&ecirc;te pour tout cela. Tu m'&eacute;tonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.</p>
+
+<p>-- C'est pourtant assez clair !</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant c&acirc;linement son bras &agrave; c&ocirc;t&eacute; du bras pli&eacute; de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je d&eacute;sire au monde, c'est d'&ecirc;tre aupr&egrave;s de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si &eacute;gal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu con&ccedil;ois, &agrave; ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes &agrave; en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais &eacute;pous&eacute; tout simplement... Dirig&eacute; par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais &eacute;t&eacute; moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas &eacute;t&eacute; mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosph&egrave;re de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillit&eacute; la plus m&eacute;diocre.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce m&eacute;lange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait &eacute;cout&eacute;e s&eacute;rieusement, r&eacute;pondit, la voix un peu alt&eacute;r&eacute;e:</p>
+
+<p>-- Ce que tu dis l&agrave; est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me r&eacute;signerai jamais &agrave; &ecirc;tre la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas &ecirc;tre d&eacute;class&eacute;e, comprends-tu ? Plut&ocirc;t &ecirc;tre une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit &agrave; temps) tant d'autres qui ont commenc&eacute; par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la ma&icirc;tresse av&eacute;r&eacute;e d'Aaron qui me r&eacute;pugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.</p>
+
+<p>-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.</p>
+
+<p>-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-&agrave;-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et &agrave; qui, en &eacute;change, on pr&eacute;pare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-l&agrave;, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.</p>
+
+<p>-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.</p>
+
+<p>Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:</p>
+
+<p>-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis s&ucirc;re de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas sup&eacute;rieur comme intelligence, vaniteux, &eacute;go&iuml;ste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement sup&eacute;rieur aux autres hommes, malgr&eacute; tout cela ! Il est tellement un &ecirc;tre plus beau, plus fort, plus d&eacute;licat, plus &eacute;l&eacute;gant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extr&ecirc;mement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?</p>
+
+<p>Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:</p>
+
+<p>-- Tous les hommes... m&ecirc;me ce pauvre Christeanu qui faisait p&acirc;mer jeunes et vieilles... ils me r&eacute;pugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre apr&egrave;s qu'il a bais&eacute; mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le d&eacute;sire, il me semble, comme les hommes nous d&eacute;sirent, m&ecirc;me en nous ha&iuml;ssant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-&ecirc;tre tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les r&ecirc;ves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'o&ugrave; me vient ce temp&eacute;rament-l&agrave; ? Ma m&egrave;re est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est d&eacute;vergond&eacute;e qu'en paroles... De papa, peut-&ecirc;tre, qui &eacute;tait tr&egrave;s amateur... ou de quelque n&egrave;gre, &agrave; moiti&eacute; sauvage, un a&iuml;eul impr&eacute;vu du c&ocirc;t&eacute; de maman... En tout cas, j'en p&acirc;tis, moi.</p>
+
+<p>Elle se tut un instant, puis elle ajouta:</p>
+
+<p>-- Te rappelles-tu, un soir, &agrave; la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos &eacute;critures ? Il a mis sur mon signalement: tr&egrave;s sensuelle... Et ce petit imb&eacute;cile d'Espiens, lisant cela pardessus mon &eacute;paule, ricanait: " Ah ! ah ! tr&egrave;s sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'emp&ecirc;cher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est dr&ocirc;le !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poup&eacute;es, ni tous ces claqu&eacute;s, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments o&ugrave; je suis tent&eacute;e de croire qu'il n'y a que deux amants &agrave; Paris: Julien et moi.</p>
+
+<p>Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effray&eacute;e par cette vue brusquement ouverte sur l'&acirc;me de son amie, songeait: "Comme elle doit &ecirc;tre &eacute;mue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:</p>
+
+<p>-- Que dit le cher s&eacute;nateur ?</p>
+
+<p>-- Il dit qu'il vient d&eacute;jeuner ce matin comme c'&eacute;tait convenu. Hector aussi, probablement.</p>
+
+<p>-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel am&egrave;ne Jeanne.</p>
+
+<p>Etiennette, le rire aux l&egrave;vres, se leva et embrassa Maud.</p>
+
+<p>-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.</p>
+
+<p>-- Il n'est pas &agrave; plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas tra&icirc;ner le flirt trop longtemps.</p>
+
+<p>Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.</p>
+
+<p>-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.</p>
+
+<p>Elle sonna Betty. D&egrave;s que l'Anglaise fut l&agrave;, lui pr&eacute;sentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussit&ocirc;t glisser de ses &eacute;paules sur le tapis, o&ugrave; vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on pr&eacute;parait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode o&ugrave; elle choisit elle-m&ecirc;me les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, &agrave; la glace de la chemin&eacute;e devant laquelle elle s'amusa &agrave; faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux &eacute;troits, aux pieds d&eacute;licats, soign&eacute;s comme des mains, toute cette blanche forme de Diane &eacute;tait si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacr&eacute;e des marbres de d&eacute;esse.</p>
+
+<p>Ensuite, allong&eacute;e sur le canap&eacute; du cabinet de toilette, Betty agenouill&eacute;e la tamponna l&eacute;g&egrave;rement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agr&eacute;ablement &agrave; ces fr&ocirc;lements agiles, discrets, de doigts f&eacute;minins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle r&ecirc;vait &agrave; l'aise, elle pr&eacute;parait sa journ&eacute;e dans le silence... "Maxime... Julien... les deux p&ocirc;les de ma vie, &agrave; pr&eacute;sent." Jusqu'&agrave; ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens alt&eacute;r&eacute;s, puis rassasi&eacute;s, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la r&eacute;flexion ou de la r&eacute;volte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'&ecirc;tre guett&eacute;e par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y &ecirc;tre retourn&eacute;e, m&ecirc;me une seule fois, depuis que Maxime est &agrave; Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, in&eacute;gal, distrait, chavir&eacute; dans des silences brusques, &agrave; certains mots qui, sans doute, &eacute;voquaient le souvenir de paroles prononc&eacute;es ailleurs. "Il a d&ucirc; recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enrag&eacute; contre mon mariage, qui lui &ocirc;te ses derni&egrave;res chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manqu&eacute;e..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manqu&eacute;, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de m&eacute;diocrit&eacute;, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstin&eacute;e d'Aaron glissait dans son r&ecirc;ve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait os&eacute; le lui dire un jour, gr&acirc;ce au t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te forc&eacute; d'un grand d&icirc;ner, il lui avait coul&eacute; dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conqu&ecirc;te, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes &agrave; voix basse, elle l'entendait encore r&eacute;p&eacute;tant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir r&eacute;serve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours r&eacute;ussi &agrave; ce que je voulais !" Oh ! le mis&eacute;rable !... Cette d&eacute;claration cynique lui avait laiss&eacute; l'impression d'un contact de b&ecirc;te impure, de b&ecirc;te gluante fr&ocirc;l&eacute;e par m&eacute;garde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'&eacute;tait cela ou la mis&egrave;re... "Nous sommes &agrave; la veille de la d&eacute;b&acirc;cle," pensa-t-elle, &eacute;voquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'effor&ccedil;&acirc;t de les &eacute;carter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annonc&eacute; officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"</p>
+
+<p>Mais bient&ocirc;t, demi-v&ecirc;tue devant la haute psych&eacute; au cadre gris filet&eacute; de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre &eacute;taient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pens&eacute;e, ils &ocirc;teraient plut&ocirc;t d'eux-m&ecirc;mes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont lib&eacute;r&eacute;s pourtant et m'ont oubli&eacute;e..." Elle se rappelait les mariages manqu&eacute;s comme une injure ingu&eacute;rissable... "C'est que je ne m'&eacute;tais pas donn&eacute; la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.</p>
+
+<p>Betty fixait les derni&egrave;res agrafes de la robe en cachemire gris &agrave; longs plis ind&eacute;plissables, et Maud, debout &agrave; la fen&ecirc;tre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le ch&acirc;teau... Malgr&eacute; la jeunesse de la saison, l'haleine pr&eacute;coce de l'&eacute;t&eacute; flottait, &eacute;parse dans l'air, exhal&eacute;e des profondeurs d&eacute;j&agrave; touffues de parc d'Armide o&ugrave;, parmi la verdure des taillis, se d&eacute;tachaient &ccedil;&agrave; et l&agrave;, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle &acirc;me jeune r&eacute;siste &agrave; l'appel puissant, &agrave; l'invocation au bonheur jaillis d'une ti&egrave;de matin&eacute;e de printemps ? Maud souriait, tout &agrave; fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.</p>
+
+<p>-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est d&eacute;j&agrave; l&agrave;.</p>
+
+<p>Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient &agrave; peine lav&eacute;es de bleu dans le poudroiement t&eacute;nu du soleil. Presque aussit&ocirc;t, Paul Le Tessier parut &agrave; son tour, avec Etiennette dont la nuque &eacute;tait d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfon&ccedil;aient dans le parc, le s&eacute;nateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.</p>
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+<p>-- Allez voir, dit Maud &agrave; Betty, si les Chantels sont arriv&eacute;s. Je n'ai plus besoin de vous.</p>
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+<p>Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc o&ugrave;, sans doute, la danseuse H&eacute;ro et son financier s'&eacute;taient, aux temps jadis, becquet&eacute;s tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athl&egrave;te la main de la jeune fille. Il lui contait les d&eacute;marches faites pour elle, la veille, &agrave; Paris.</p>
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+<p>-- Voil&agrave;, ch&egrave;re amie. Tout est r&eacute;gl&eacute; pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, &agrave; votre majorit&eacute;, les vingt mille francs que vous pr&eacute;tendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'esp&egrave;re, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont &agrave; vous... Les grosses difficult&eacute;s pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donn&eacute; signe de vie au d&eacute;c&egrave;s de votre m&egrave;re, tout fait supposer qu'elle ne r&eacute;clamera pas sa part de l'h&eacute;ritage.</p>
+
+<p>Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, d&egrave;s lors, li&eacute;e par son silence, l'aveu devint impossible.</p>
+
+<p>-- L'appartement reste &agrave; votre nom jusqu'&agrave; l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici l&agrave;, nous serons mari&eacute;s, je suppose, et vous d&eacute;ciderez ce qu'il vous plaira. De mon c&ocirc;t&eacute;, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un cong&eacute; de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moiti&eacute; d'une ann&eacute;e. Nous nous marierons &agrave; Londres; nous irons passer ensuite quelque temps &agrave; V&eacute;zeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons &agrave; Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfum&eacute;s d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.</p>
+
+<p>Il d&eacute;guisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement m&ucirc;ri. Il voulait &eacute;pouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms &eacute;clatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.</p>
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+<p>"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"</p>
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+<p>-- Comme vous &ecirc;tes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux c&acirc;lins.</p>
+
+<p>Boulevers&eacute; par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inqui&egrave;te et na&iuml;ve &agrave; la fois, pr&ecirc;te &agrave; douter de tout et &agrave; tout esp&eacute;rer, il lui r&eacute;pondit, d'une voix qui tremblait:</p>
+
+<p>-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?</p>
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+<p>-- Vous savez bien que je vous aime !</p>
+
+<p>"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle &eacute;vaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-m&ecirc;me, comme un amant ?"</p>
+
+<p>Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs ann&eacute;es, le tenaillait plus cruellement &agrave; mesure qu'il approchait de la possession. Il e&ucirc;t fait bon march&eacute; de la tendresse, de la dilection d'&acirc;me &agrave; &acirc;me. Il ne d&eacute;sirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?</p>
+
+<p>Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'&eacute;tang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juv&eacute;nile, ses trente ans.</p>
+
+<p>"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie &agrave; cette chose b&ecirc;te qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"</p>
+
+<p>Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait &agrave; son fr&egrave;re, il dit &agrave; Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:</p>
+
+<p>-- Rentrons, voulez-vous ?</p>
+
+<p>Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.</p>
+
+<p>Jaqueline, quand ils s'assirent &agrave; leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commenc&eacute;:</p>
+
+<p>-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libert&eacute;s de vive lutte.</p>
+
+<p>-- Quelles libert&eacute;s ?</p>
+
+<p>-- Libert&eacute; de sortir et de voyager seule, d'abord. Libert&eacute; de rentrer chez nous &agrave; l'heure qu'il nous pla&icirc;t, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Libert&eacute; de d&eacute;penser de l'argent &agrave; notre fantaisie, libert&eacute; d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de ma&icirc;tresses !</p>
+
+<p>-- Elles seront difficiles &agrave; marier, vos jeunes filles d'apr&egrave;s 89.</p>
+
+<p>-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous &ecirc;tes affich&eacute;s pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage &agrave; &eacute;tablir, voil&agrave; tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-l&agrave; qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'apr&egrave;s, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.</p>
+
+<p>-- Nous verrons peut-&ecirc;tre ces moeurs-l&agrave;, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.</p>
+
+<p>Hector, souriant, r&eacute;fl&eacute;chissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment d&eacute;sirable, et pensait &agrave; Lestrange avec le pire sentiment de jalousie m&acirc;le: celui qui jalouse la possession, sans d&eacute;sir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>-- Alors, c'est d&eacute;cid&eacute;, ce mariage avec l'homme blond ?</p>
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+<p>-- &Ecirc;tes-vous discret ?</p>
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+<p>-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est pass&eacute; avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit &agrave; maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'&eacute;tais un peu d&eacute;collet&eacute;e... et puis j'ai un secret pour que, quand on est pr&egrave;s de moi, on ne puis penser qu'&agrave; moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au d&icirc;ner, naturellement, Lestrange s'est allum&eacute;, allum&eacute;, &agrave; ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donn&eacute; du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extr&ecirc;mement: je le chavire, ce gar&ccedil;on. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Apr&egrave;s d&icirc;ner, on a &eacute;t&eacute; dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous &eacute;tions vraiment l&agrave; dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons caus&eacute;. J'ai un peu activ&eacute; Luc en lui d&eacute;clarant que j'en avais tout &agrave; fait assez de ma chastet&eacute; professionnelle, que je ne demandais qu'&agrave; changer d'&eacute;tat; je lui racontai que j'avais des insomnies, des r&eacute;veils tr&egrave;s &eacute;nerv&eacute;s...</p>
+
+<p>-- Est-ce vrai ? demanda Hector.</p>
+
+<p>-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voil&agrave; le plus dr&ocirc;le de l'affaire. Tiens ! il para&icirc;t que &ccedil;a vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte l&agrave; ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai achev&eacute; en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces &eacute;nervements, c'&eacute;tait &agrave; lui, Lestrange, que je pensais.</p>
+
+<p>-- Et c'&eacute;tait encore vrai ?</p>
+
+<p>-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, &agrave; bout de r&eacute;sistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis pr&ecirc;t &agrave; vous &eacute;pouser. Seulement, je vous pr&eacute;viens: j'ai peur d'&ecirc;tre un assez mauvais mari. J'ai besoin de la soci&eacute;t&eacute; des femmes; m&ecirc;me mari&eacute; avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-&ecirc;tre ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la cha&icirc;ne, l'entrave &agrave; la libert&eacute;. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? &Eacute;coutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai invent&eacute;; mais puisqu'on se d&eacute;classe quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez d&eacute;j&agrave; le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: &eacute;pousons-nous, je crois que nous ferons tr&egrave;s bon m&eacute;nage ensemble, outre les petits moments particuli&egrave;rement agr&eacute;ables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associ&eacute;s pour ces petits moments-l&agrave; et aussi pour les int&eacute;r&ecirc;ts s&eacute;rieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout &eacute;cervel&eacute;e que je parais. Hors cela, de part et d'autre, libert&eacute; compl&egrave;te. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans p&acirc;mer, va devenir subitement chaste, ou m&ecirc;me fid&egrave;le, apr&egrave;s le lunch de noces. Vous continuerez &agrave; courir, sans cesser pour cela de penser &agrave; moi, car vous &ecirc;tes de la vari&eacute;t&eacute; qui cumule, vous. Moi, de mon c&ocirc;t&eacute;, je ne demande pas mieux que d'&ecirc;tre une perle de fid&eacute;lit&eacute;, une Barberine. &nbsp;Mais que voulez-vous ? Ma petite exp&eacute;rience m'a d&eacute;montr&eacute; que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie r&eacute;elle. A quoi serviraient des promesses de r&eacute;sistance &agrave; une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est d&ucirc; et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela pr&egrave;s, je veux &ecirc;tre libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout &agrave; l'heure: Serez-vous jaloux ?"</p>
+
+<p>-- Et qu'a-t-il r&eacute;pondu ?</p>
+
+<p>-- Il a r&eacute;fl&eacute;chi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous m&egrave;nera pas au divorce... Vous &ecirc;tes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouv&eacute; qu'il fallait vous &eacute;pouser..." L&agrave;-dessus, afin de sceller nos fian&ccedil;ailles, je lui ai tendu mes l&egrave;vres et pour la premi&egrave;re fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'&eacute;tait la premi&egrave;re fois), j'esp&egrave;re n'avoir pas sembl&eacute; trop gauche. Voil&agrave;... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-l&agrave;, je vous le garantis !</p>
+
+<p>Sans attendre la r&eacute;ponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'&eacute;loigner, d'une gr&acirc;ce perverse et provocante que sa d&eacute;marche accentuait. En m&ecirc;me temps, par le chemin qui d&eacute;bouchait du bois de ch&ecirc;nes &agrave; peine feuill&eacute;, une charrette &agrave; quatre places de vis-&agrave;-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fix&eacute;s sur lui qu'elle aimait, il le savait bien &agrave; pr&eacute;sent, un peu triste de la facilit&eacute; de cette conqu&ecirc;te, pressentant bien qu'elle le m&egrave;nerait au mariage, et triste &agrave; la pens&eacute;e de cette mort de sa libert&eacute;. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont apr&egrave;s tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caract&egrave;res chr&eacute;tiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilit&eacute;, la fid&eacute;lit&eacute;, la f&eacute;condit&eacute;, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre &agrave; la moderne, une fa&ccedil;ade correcte avec la licence derri&egrave;re, mieux vaut, comme les Lestrange, se pr&eacute;venir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."</p>
+
+<p>Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.</p>
+
+<p>"Ch&egrave;re petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de m&ecirc;me !"</p>
+
+<p>La charrette vira devant le perron du ch&acirc;teau d'Armide, d&eacute;chirant le sable. Hector tendit &agrave; Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha &agrave; peine, tout de suite rougissante, et sauta &agrave; terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture &agrave; l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations &eacute;cervel&eacute;es de Mme de Rouvre, les stations chez les couturi&egrave;res, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas chang&eacute;e. C'&eacute;tait le m&ecirc;me visage aristocratique et vide, la m&ecirc;me tournure gauche et souffreteuse sous l'&eacute;ternel deuil provincial. Plut&ocirc;t elle avait d&eacute;teint sur Mme de Rouvre, vou&eacute;e maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluch&eacute;, sans doute, &eacute;gay&eacute; de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa fa&ccedil;on un peu s&eacute;rieuse et militaire de se v&ecirc;tir, corrig&eacute; par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transform&eacute; Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux aviv&eacute;s par le d&eacute;sir de plaire &agrave; quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la diff&eacute;renciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche &agrave; volants d&eacute;chiquet&eacute;s, le corsage drap&eacute;, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle &agrave; Paris, son allure de Vend&eacute;enne souple et solide, de petite aristocrate guerri&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambr&eacute;e, de la nuque au dernier volant.</p>
+
+<p>-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.</p>
+
+<p>-- Je vous assure, r&eacute;pliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.</p>
+
+<p>-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous d&eacute;pl&ucirc;t, ajouta-t-elle ing&eacute;nument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe tr&egrave;s bien.</p>
+
+<p>Maxime sourit, la pens&eacute;e absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver o&ugrave; la table &eacute;tait dress&eacute;e: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y &eacute;tait pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.</p>
+
+<p>Il profita du moment o&ugrave; s'&eacute;changeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector &agrave; part:</p>
+
+<p>-- Maud est absente ?</p>
+
+<p>-- Non, je l'ai aper&ccedil;ue tout &agrave; l'heure &agrave; la fen&ecirc;tre de sa chambre.</p>
+
+<p>-- J'aurai &agrave; lui parler s&eacute;rieusement avant le d&eacute;jeuner.</p>
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+<p>-- Encore jaloux ? Vous &ecirc;tes incorrigible, gronda doucement Hector.</p>
+
+<p>Que de fois, depuis un mois, il avait re&ccedil;u les confidences de Maxime, assailli par les d&eacute;lations obscures que Maud pressentait !</p>
+
+<p>-- Au contraire, r&eacute;pliqua Maxime, j'ai gravement offens&eacute; Mlle de Rouvre et je veux m'excuser aupr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>-- Vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute;ment un fianc&eacute; rempli d'impr&eacute;vu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-l&agrave; dans le vestibule... Maud sera forc&eacute;e de passer devant nous lorsqu'elle descendra.</p>
+
+<p>Ils la rencontr&egrave;rent sur le seuil m&ecirc;me, attard&eacute;e &agrave; fixer au ruban de sa ceinture un p&eacute;tunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchid&eacute;e. Hector, point trop rassur&eacute; sur l'issue de l'entretien, s'effor&ccedil;a de plaisanter:</p>
+
+<p>-- Voici monsieur, ch&egrave;re miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir &agrave; l'<i>interview</i>, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de s&eacute;rieux, s'effa&ccedil;a pour les laisser passer et s'esquiva.</p>
+
+<p>Maud, inqui&egrave;te, voulut aussi para&icirc;tre gaie:</p>
+
+<p>-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose &agrave; me dire ?</p>
+
+<p>Elle ramassait sa volont&eacute; pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pens&eacute;: "Julien !..."</p>
+
+<p>Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:</p>
+
+<p>-- Je vous demande gr&acirc;ce ! fit-il, la voix basse, comme consum&eacute;e par l'&eacute;motion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.</p>
+
+<p>Maud ne comprenait pas:</p>
+
+<p>-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore dout&eacute; de moi ?</p>
+
+<p>-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, &agrave; douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous &ecirc;tes &agrave; Chamblais, je re&ccedil;ois des lettres, des lettres tellement pr&eacute;cises sur vous... sur vos habitudes... un tel m&eacute;lange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journ&eacute;e, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel m&eacute;lange de cela et de calomnies...</p>
+
+<p>-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? r&eacute;pliqua Maud en retirant ses mains.</p>
+
+<p>-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse &agrave; vous. Voil&agrave; ce que j'ai fait, &eacute;coutez. Quatre fois d&eacute;j&agrave;, j'avais re&ccedil;u une lettre &eacute;crite &agrave; la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxi&egrave;me porte &agrave; droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui &eacute;tait &eacute;crite.</p>
+
+<p>-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?</p>
+
+<p>-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai d&eacute;chir&eacute; cette lettre et je ne vous en ai m&ecirc;me parl&eacute;... Hier... j'ai &eacute;t&eacute; fou... je...</p>
+
+<p>-- Vous m'avez fait suivre ?</p>
+
+<p>-- Non. J'ai &eacute;t&eacute; rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arr&ecirc;t&eacute; devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a sembl&eacute;... Je me suis &eacute;lanc&eacute;... mais la petite porte &eacute;tait d&eacute;j&agrave; referm&eacute;e... Ah ! Maud, si j'ai p&eacute;ch&eacute; contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai pass&eacute;e sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...</p>
+
+<p>Maud &eacute;coutait, rassur&eacute;e maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secr&egrave;te... "Ah ! Julien se console; il re&ccedil;oit des femmes, &agrave; pr&eacute;sent..."</p>
+
+<p>-- Continuez, dit-elle. A quelle heure <i>suis-je sortie ?</i></p>
+
+<p>-- Pass&eacute; sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la t&ecirc;te, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arr&ecirc;t&eacute;e par le bras, je l'ai forc&eacute;e &agrave; montrer son visage sous la lanterne de la voiture.</p>
+
+<p>-- Et c'&eacute;tait ? demanda Maud, dont la voix alt&eacute;r&eacute;e e&ucirc;t donn&eacute; l'&eacute;veil &agrave; un observateur plus avis&eacute;.</p>
+
+<p>Maxime h&eacute;sita:</p>
+
+<p>-- Je n'ai pas le droit de la nommer.</p>
+
+<p>-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de d&eacute;masquer les mis&eacute;rables qui me calomnient.</p>
+
+<p>-- C'est une pr&eacute;tendue jeune fille que j'ai vue &agrave; votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.</p>
+
+<p>-- Juliette Avrezac ? dit Maud.</p>
+
+<p>-- Oui.</p>
+
+<p>Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la col&egrave;re de son front, de ses yeux, de sa bouche crisp&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il &agrave; genoux, le front dans sa jupe.</p>
+
+<p>Elle revint &agrave; elle:</p>
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+<p>-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si <i>cela</i> a pu vous gu&eacute;rir, tant mieux... Car l'avenir m'inqui&egrave;te, avec un coeur tel que le v&ocirc;tre.</p>
+
+<p>Il sollicita son front, ce coin de chair embaum&eacute; par les cheveux, le seul qu'elle lui e&ucirc;t jamais donn&eacute; le droit d'effleurer depuis leurs fian&ccedil;ailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des l&egrave;vres qui la br&ucirc;laient, avec un obscur d&eacute;sir de vengeance, l'envie de trahir, &agrave; son tour. Jamais Maxime n'avait tant re&ccedil;u d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.</p>
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+<br>
+<h2>II</h2>
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+<br>
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+<p>Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le d&eacute;part de Maud pour Chamblais avaient mis fin &agrave; leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait gu&egrave;re le club, refusant les invitations mondaines, &eacute;vitant le th&eacute;&acirc;tre et tous les endroits o&ugrave; des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie &eacute;tait forte en ce moment, gr&acirc;ce &agrave; deux riches &eacute;trangers, deux fr&egrave;res qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commenc&eacute;e &agrave; cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arr&ecirc;ter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamn&eacute;s qui font peur au joueur heureux lui-m&ecirc;me, lorsqu'il rentre le soir, bourr&eacute; de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagn&eacute; pr&egrave;s de trois cent mille francs. Cette fi&egrave;vre unique que donne aux plus solides le myst&egrave;re sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassembl&eacute;es pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait &agrave; le distraire du d&eacute;sespoir inerte o&ugrave; il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles &agrave; tout autre qu'&agrave; lui, dont elle d&eacute;guisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secr&egrave;te, lui avait signifi&eacute; la n&eacute;cessit&eacute; d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'apr&egrave;s le mariage.</p>
+
+<p>Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journ&eacute;e qui suivait le sommeil noir o&ugrave; il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise &eacute;tait neuf heures, quand, le d&icirc;ner fini, le cigare fum&eacute;, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Op&eacute;ra, ou simplement -- car ces soirs &eacute;taient d'une ti&eacute;deur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de caf&eacute;-concert, pas de Bois, rien qui lui rappel&acirc;t une vie mondaine, aucun endroit o&ugrave; l'on rencontr&acirc;t des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une &agrave; une, dans le silence &eacute;touff&eacute; du club vide o&ugrave; tra&icirc;nait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il aupr&egrave;s d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.</p>
+
+<p>En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons d&eacute;serts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller &agrave; sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secr&egrave;te sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien repr&eacute;sentait &agrave; son dilettantisme, et il conc&eacute;dait volontiers &agrave; un tel &ecirc;tre, comme &agrave; Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.</p>
+
+<p>-- Vous allez &eacute;crire ? demanda Julien.</p>
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+<p>-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?</p>
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+<p>Tout en &eacute;crivant son t&eacute;l&eacute;gramme, il continuait la conversation, coup&eacute;e de silences:</p>
+
+<p>-- Que faites-vous dans ce d&eacute;sert, &agrave; cette heure, vous, l'homme des f&ecirc;tes ?</p>
+
+<p>-- J'attends la partie.</p>
+
+<p>-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est d&eacute;licieux.</p>
+
+<p>-- Le Bois m'ennuie.</p>
+
+<p>--Allez entendre Yvette.</p>
+
+<p>-- Yvette m'ennuie.</p>
+
+<p>Hector, mouillant et fermant le t&eacute;l&eacute;gramme, se retourna &agrave; demi:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.</p>
+
+<p>-- Oh ! par exemple, celles-l&agrave;, je les ai en horreur ! Si j'&eacute;tais s&ucirc;r de ne pas en rencontrer, peut-&ecirc;tre je sortirais.</p>
+
+<p>-- Bah ! s'&eacute;cria Hector, quel pessimisme !</p>
+
+<p>Il alla jeter son t&eacute;l&eacute;gramme dans la bo&icirc;te du cercle, revint s'asseoir &agrave; califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:</p>
+
+<p>-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables &agrave; travers cette vall&eacute;e de larmes.</p>
+
+<p>-- Moi, r&eacute;plique Julien sourdement, les mains appuy&eacute;es &agrave; plat sur la molesquine du canap&eacute;, la t&ecirc;te pench&eacute;e d'un air d'accablement, moi, elles me d&eacute;go&ucirc;tent &agrave; vomir...</p>
+
+<p>Son visage se contracta d'une vraie naus&eacute;e. Sous ce vaste silence des pi&egrave;ces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence &eacute;largi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'apr&egrave;s-d&icirc;n&eacute;e, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille pr&egrave;s de lui pour &eacute;couter sa rancune:</p>
+
+<p>-- Oui... elles me d&eacute;go&ucirc;tent ! Toutes les paroles des livres de th&eacute;ologie sur elles, sur leur basse animalit&eacute;, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du pass&eacute; le temps que je leur ai donn&eacute;. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au go&ucirc;t de la vie et au d&eacute;sir de l'avenir.</p>
+
+<p>Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit apr&egrave;s une pause:</p>
+
+<p>-- Dire qu'on r&ecirc;ve d'elles, de les poss&eacute;der, d'&ecirc;tre d&eacute;sir&eacute; par elles, depuis la fin de son enfance, d&egrave;s qu'on a appris &agrave; les voir, d&egrave;s qu'on devine l'amour ! Au coll&egrave;ge, je ne pensais pas &agrave; autre chose. Comme j'&eacute;tais chez des pr&ecirc;tres et que j'&eacute;tais encore tr&egrave;s religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de poss&eacute;der toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me par&ucirc;t d&eacute;sirable ! Et j'&eacute;tais chaste, avec cela.</p>
+
+<p>-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous &eacute;tiez un pr&eacute;destin&eacute;, un amant-n&eacute;. Moi, au coll&egrave;ge, j'avais d&eacute;j&agrave; une ma&icirc;tresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait gu&egrave;re. Aussi, dans la vie, je n'ai pas &eacute;t&eacute; un amant. Il est vrai que je ne suis pas irr&eacute;sistible.</p>
+
+<p>-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-&ecirc;tre davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais &agrave; raconter cela &agrave; tout le monde; mais plus d'une m'a r&eacute;pondu: "Non... d&eacute;cid&eacute;ment, vous &ecirc;tes trop beau..." &Ecirc;tre beau, c'est un m&eacute;diocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites b&ecirc;tes de luxure, toutes... la plus honn&ecirc;te, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chastet&eacute;, leur honn&ecirc;tet&eacute;, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanit&eacute; ou de l'habitude... Leur &acirc;me est un chiffon qu'on reteint &agrave; la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui diff&egrave;re... Et, franchement, un programme de vie qui consiste &agrave; promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... &ccedil;a finit par appara&icirc;tre tout &agrave; fait &eacute;coeurant et niais.</p>
+
+<p>Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux &eacute;pars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brod&eacute;, les gros mollets blancs r&ocirc;der dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'&eacute;tait pas encore tout &agrave; fait vid&eacute;, car, d&egrave;s qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:</p>
+
+<p>-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis gu&eacute;ri... Aucune ne me fera plus envie, &agrave; pr&eacute;sent: j'ai retrouv&eacute; la chastet&eacute; au fond de la d&eacute;bauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une d&eacute;butante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la soci&eacute;t&eacute; contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est rest&eacute;e une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par d&eacute;soeuvrement, pour t&acirc;cher d'oublier mes emb&ecirc;tements. Elle est rest&eacute;e l&agrave; plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'&eacute;coeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. &Ccedil;a m'&eacute;nerve et &ccedil;a vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.</p>
+
+<p>Hector se leva:</p>
+
+<p>-- Je vais passer une heure &agrave; l'Op&eacute;ra, o&ugrave; j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et m&ecirc;me je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.</p>
+
+<p>-- Oh ! mon cher, je vous jure...</p>
+
+<p>-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser &agrave; bout... je vous ai observ&eacute;, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, <i>toutes</i>, vous soient indiff&eacute;rentes...</p>
+
+<p>Suberceaux se redressa:</p>
+
+<p>-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glac&eacute;s.</p>
+
+<p>Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.</p>
+
+<p>-- Apr&egrave;s tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre &agrave; part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus &agrave; notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fix&eacute;e ?</p>
+
+<p>Il t&acirc;chait de se dompter, mais sa voix bris&eacute;e avouait.</p>
+
+<p>-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par cons&eacute;quent.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Suberceau.</p>
+
+<p>Il ne disait plus rien, fig&eacute; sur place, les yeux &agrave; la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course &agrave; faire, une course press&eacute;e, ce soir. Adieu.</p>
+
+<p>Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussit&ocirc;t. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fen&ecirc;tre, il aper&ccedil;ut Julien s'&eacute;loignant &agrave; pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes r&eacute;flexions.</p>
+
+<p>-- Voil&agrave; un homme, pensa-t-il, qui est &agrave; bout, et qui m&eacute;dite la p&eacute;rip&eacute;tie du drame. Que faire, moi ?</p>
+
+<p>Le r&ocirc;le de Providence r&eacute;pugnait &agrave; son scepticisme indulgent. "&Ecirc;tre Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."</p>
+
+<p>Il lui sembla tout de m&ecirc;me, &agrave; la r&eacute;flexion, que le mariage de Maud avec Chantel &eacute;tait encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".</p>
+
+<p>"Et puis j'ai promis &agrave; Maud mon alliance." Il se d&eacute;cida, &eacute;crivit et jeta &agrave; la bo&icirc;te un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin &agrave; Chamblain: "Veillez, ch&egrave;re amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcit&eacute;, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soir&eacute;e &agrave; l'Op&eacute;ra, content d'une journ&eacute;e o&ugrave; il avait go&ucirc;t&eacute; cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en &eacute;tait de passion.</p>
+
+<p>Julien cependant, de ce pas accabl&eacute;, vaincu, qu'Hector avait guett&eacute; de la fen&ecirc;tre, tournait l'angle de la rue Saint-Honor&eacute;, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint &agrave; lui... Rentrer l&agrave;, retrouver &eacute;parse dans l'air, attach&eacute;e aux tentures, refl&eacute;t&eacute;e dans l'au-del&agrave; myst&eacute;rieux des glaces, cette poussi&egrave;re, cette fum&eacute;e du Soi aboli que laissent tra&icirc;ner les jours &eacute;chus, oh ! non, plut&ocirc;t s'&eacute;chapper m&ecirc;me du pr&eacute;sent, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin &agrave; la h&acirc;te, comme s'il e&ucirc;t peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fant&ocirc;mes pareils &agrave; lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre c&ocirc;t&eacute; du boulevard sa longue perspective &eacute;clair&eacute;e par les deux chapelets d'&eacute;toiles jaunes, l'attira, propice &agrave; une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, &eacute;tonn&eacute; du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, &eacute;tonn&eacute; de son ombre girante &agrave; chaque bec de gaz, &eacute;tonn&eacute; de se sentir vivre. Car le probl&egrave;me de la vie, de la personnalit&eacute; permanente, oubli&eacute; dans le train-train des jours sans &eacute;v&eacute;nements, requiert imp&eacute;rieusement l'&ecirc;tre humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine d&eacute;sorient&eacute;e et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, <i>voyait</i> un autre &ecirc;tre vivre, penser, p&acirc;tir, et cet &ecirc;tre &eacute;tait lui-m&ecirc;me: et, &agrave; constater que c'&eacute;tait bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'&eacute;moi d'une chute pesante, inattendue.</p>
+
+<p>"Dans neuf jours ! Mari&eacute;e dans neuf jours..." Il pronon&ccedil;ait ces mots &agrave; mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses r&eacute;elles, comme s'il e&ucirc;t dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du r&ecirc;ve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, apr&egrave;s le choc de la pens&eacute;e: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxi&eacute; qui cherche l'air d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment, dans l'atmosph&egrave;re sans air. Vite comme le r&ecirc;ve, o&ugrave; les ann&eacute;es s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa m&eacute;moire les faits, les dates, les paroles, le tissu du pass&eacute; qui devait, lui semblait-il, emmailler le pr&eacute;sent, le contraindre &agrave; <i>n'&ecirc;tre pas</i> la s&eacute;paration, la fin. La force d'espoir et de conqu&ecirc;te qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait &agrave; Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se r&eacute;voltait contre la d&eacute;faite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."</p>
+
+<p>Sa pens&eacute;e d&eacute;sorient&eacute;e ressaisit des bribes de raisonnements, tout le pu&eacute;ril scepticisme oppos&eacute; nagu&egrave;re aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son &eacute;ducation. "La possession d'une femme doit &ecirc;tre aussi indiff&eacute;rente &agrave; l'&ecirc;tre moral qu'un verre bu d'une liqueur agr&eacute;able... La morale, le sentiment surajout&eacute;s &agrave; cet acte sont des r&ecirc;vasseries de moine et de po&egrave;te. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son int&eacute;r&ecirc;t."</p>
+
+<p>Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau d&eacute;sempar&eacute;. Mais pourquoi, &agrave; cette heure de souffrance, victime &agrave; son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irr&eacute;sistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, &agrave; celles du pass&eacute;, de l'enfance chaste et religieuse ?</p>
+
+<p>"Il y a une loi morale impos&eacute;e &agrave; l'amour humain. Cette &eacute;treinte fugitive comme le contact du verre plein sur les l&egrave;vres, elle atteint par contre-coup les facult&eacute;s de souffrance de tout l'&ecirc;tre humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."</p>
+
+<p>Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'&eacute;tait pas la jalousie th&eacute;orique, celle que les psychographes ont inscrite et d&eacute;montr&eacute;e dans leurs th&eacute;or&egrave;mes, l'&eacute;chauffement de col&egrave;re provoqu&eacute; par l'image d'une autre go&ucirc;tant la volupt&eacute; vol&eacute;e. Plus que jamais, au contraire, ce d&eacute;go&ucirc;t de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute &eacute;vocation de lubricit&eacute;. Sa jalousie, sa rancune, c'&eacute;tait de penser que Maud s'affranchissait de le d&eacute;sirer, lui, l'Amant, qu'il n'&eacute;tait plus n&eacute;cessaire, tandis que lui-m&ecirc;me ne pouvait s'affranchir. Il l'avait &eacute;prouv&eacute; aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoqu&eacute;e par d&eacute;pit. Son corps m&ecirc;me, ses nerfs refusaient l'&eacute;motion. L'Absente, l'infid&egrave;le gardait malgr&eacute; tout son domaine; le d&eacute;sir &eacute;perdu de la derni&egrave;re minute le for&ccedil;ait encore, de loin, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute;.</p>
+
+<p>"Mais elle aussi souffre, sans doute !"</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'espoir de sa jalousie, qu'elle mont&acirc;t son calvaire, elle aussi.</p>
+
+<p>"Elle n'a pas cess&eacute; de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'int&eacute;r&ecirc;t. Elle souffre... &agrave; moins que ?"</p>
+
+<p>Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre l&egrave;vres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le d&eacute;sir de chair le ressaisit.</p>
+
+<p>La nettet&eacute; d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le d&eacute;grisa et le rejeta &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. "O&ugrave; suis-je ?" Autour de lui, c'&eacute;tait la trou&eacute;e claire du pont de l'Europe. Une corde secr&egrave;te de la m&eacute;moire, frapp&eacute;e par le souvenir des caresses, avait vibr&eacute;... "Quoi ! cet endroit m&ecirc;me ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une b&ecirc;te bless&eacute;e, &agrave; toutes ses remises famili&egrave;res.</p>
+
+<p>Il dut ob&eacute;ir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-P&eacute;tersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, d&eacute;j&agrave;, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits d&eacute;bits de vins &agrave; lanterne rouge... La soir&eacute;e &eacute;tait douce, poudreuse, large et gaie.</p>
+
+<p>Devant la maison de Mathilde, il h&eacute;sita. La porte &eacute;tait ferm&eacute;e, comme chaque soir. "Que dire &agrave; la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."</p>
+
+<p>Mais aussit&ocirc;t il pensa qu'on lui ob&eacute;issait <i>toujours</i> quand il mettait un certain air de volont&eacute; dans sa voix.</p>
+
+<p>Il gagna la loge. La femme y &eacute;tait seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorit&eacute; qui pr&eacute;vient la r&eacute;plique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a gu&egrave;re d'autre.</p>
+
+<p>-- J'ai laiss&eacute; l&agrave;-haut un n&eacute;cessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant &agrave; rassurer cette &acirc;me simple.</p>
+
+<p>La concierge donna la clef. Julien monta les trois &eacute;tages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il d&eacute;sirait quelque chose ! Dans le d&eacute;sarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonn&eacute;e de revoir cette chambre complice, m&ecirc;me vide, dans l'appartement vide et mort.</p>
+
+<br>
+ La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien chang&eacute;; il le constata d&egrave;s qu'il eut allum&eacute; le bougeoir pos&eacute; comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'&eacute;taient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle &agrave; manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabit&eacute; impr&eacute;gnait l'air, combattue par cette odeur d&eacute;licate que laisse longtemps apr&egrave;s soi la peau parfum&eacute;e des femmes, l&agrave; o&ugrave; elles se sont maintes fois habill&eacute;es, d&eacute;shabill&eacute;es, o&ugrave; elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore &eacute;pars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, fig&eacute; en gouttes dans les flacons, empoussi&eacute;rant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter.<br>
+<br>
+
+
+<p>Julien, le coeur opprim&eacute; d'&eacute;motion, entra, alluma les cand&eacute;labres de la chemin&eacute;e, refit ce cher m&eacute;nage d'amour si souvent, si all&egrave;grement faut au temps des entrevues d'hiver. L'&eacute;treinte des fant&ocirc;mes qu'il avait fuie tout &agrave; l'heure, &agrave; la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupt&eacute;. Mais l'hallucination se d&eacute;robait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fen&ecirc;tre, il fermait les yeux, &eacute;coutant le bruit des rares voitures. Malgr&eacute; l'identit&eacute; du d&eacute;cor, hier &nbsp;refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut m&ecirc;me pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de d&eacute;sespoir sans attendrissement, sans pleurs.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t il se leva, g&eacute;missant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.</p>
+
+<p>"J'ai mal !..."</p>
+
+<p>L'horreur de vivre le p&eacute;n&eacute;tra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait m&ecirc;me plus l'Absente. Une fureur de d&eacute;truire, d'an&eacute;antir le pass&eacute; l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurt&eacute;. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient &agrave; un v&ecirc;tement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de foug&egrave;re, vivifi&eacute;e par l'&eacute;manation de la chair, y restait enr&eacute;sill&eacute;e. Longtemps &eacute;touff&eacute;e, elle monta brusquement aux narines: choc l&eacute;ger, qui fit jaillir l'&eacute;motion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait p&eacute;ch&eacute;...</p>
+
+<p>"Maud, Maud ch&eacute;rie !..."</p>
+
+<p>Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effar&eacute; de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il g&eacute;missait.</p>
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+<p>Or, si d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussi&egrave;re malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il m&ecirc;la aux divins noms jadis implor&eacute;s le nom de celle dont il avait profan&eacute; le corps adorable. Et il fut ainsi, sinc&egrave;rement, l'&ecirc;tre religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les gr&acirc;ces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit gar&ccedil;on, d&eacute;sirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses &agrave; la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai <i>sainement</i> avec elle. Mais rendez-la-moi !"</p>
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+<p>Tragiques, les vagissements d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces pri&egrave;res prof&eacute;r&eacute;es, les l&egrave;vres dans le linge fait pour v&ecirc;tir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire &agrave; des caresses passionn&eacute;es !</p>
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+<p>Quand il redescendit, onze heures avaient sonn&eacute;. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en m&ecirc;me temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les d&eacute;combres, surgissait malgr&eacute; tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coul&eacute; sur son chagrin; c'est qu'il avait touch&eacute; le fond de sa conscience et y avait retrouv&eacute;, avec ce qui y restait de moralit&eacute; et de foi, l'ind&eacute;fectible esp&eacute;rance qui dort au creux des &acirc;mes d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es.</p>
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+<p>"Cela ne se fera pas. Elle n'&eacute;pousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'&eacute;v&eacute;nement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le d&eacute;nouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni m&ecirc;me s'il en userait.</p>
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+<p>Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se r&eacute;fl&eacute;chissait &agrave; peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'e&ucirc;t vu sortir, pass&eacute; minuit, en frac sous le l&eacute;ger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honor&eacute; &agrave; pied, d'un pas de fl&acirc;nerie, gagner le cercle et s'asseoir &agrave; la table de jeu, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un panier de jetons, -- certes n'e&ucirc;t pas imagin&eacute; que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un &eacute;tat de fi&egrave;vre continue, et, depuis six, presque en d&eacute;mence, -- que deux heures plus t&ocirc;t, il avait agonis&eacute; en serrant contre ses l&egrave;vres le chiffon de batiste qui, soigneusement pli&eacute;, &agrave; peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait l&eacute;g&egrave;rement la poche de son frac.</p>
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+<p>Au club, la partie &eacute;tait commenc&eacute;e. Il ponta quelques instants, puis, d&egrave;s qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque sold&eacute;e par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie na&iuml;ve, insolente, o&ugrave; les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.</p>
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+<p>Joueur toujours impassible: mais, ce jour-l&agrave;, il for&ccedil;a l'admiration des plus hostiles. Il avait laiss&eacute; couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matin&eacute;e de printemps, les poumons joyeux et larges.</p>
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+<p>Faut-il le dire ? il &eacute;prouvait, de la continuit&eacute; de sa malechance, une sorte de satisfaction. &Acirc;me de f&eacute;ticheur, il s'&eacute;tait fait en lui-m&ecirc;me, &agrave; son insu, cette "r&eacute;ussite" &eacute;trange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus &agrave; lui, peut-&ecirc;tre, que ses v&ecirc;tements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas &agrave; chercher comment; il &eacute;tait tranquille; il sentait dans le chaos de sa t&ecirc;te germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud &eacute;pandant son parfum sous ses narines.</p>
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+<p>C'&eacute;tait bien une &acirc;me de joueur &agrave; travers la vie, &agrave; la fois outranci&egrave;re et pu&eacute;rile, superstitieuse et t&eacute;m&eacute;raire, l'&acirc;me des joueurs, l'&acirc;me des femmes, l'&acirc;me aussi des conqu&eacute;rants, quand il pla&icirc;t au hasard.</p>
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+<h2>III</h2>
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+<p>Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu m&eacute;connaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a gard&eacute; sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement compar&eacute;es par Victor Hugo &agrave; des clarinettes monstrueuses, &agrave; l'ombre du grand s&eacute;minaire, o&ugrave; ne furent point chang&eacute;es les dalles du parloir depuis le temps o&ugrave; elles se mouill&egrave;rent des pleurs de Manon, toutes les industries la&iuml;ques qui vivent du pr&ecirc;tre et du fid&egrave;le s'y groupent dans la p&eacute;nombre d'installations discr&egrave;tes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies &eacute;troites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des br&eacute;viaires, des <i>horae diurnae</i>. Les rues elles-m&ecirc;mes portent des noms fan&eacute;s, vieillots, eccl&eacute;siastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'h&ocirc;tels sp&eacute;ciaux, fr&eacute;quent&eacute;s par des pr&ecirc;tres en voyage, par des religieuses en ob&eacute;dience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adress&eacute;es par l'&eacute;v&ecirc;que de leur endroit. Dans ces h&ocirc;tels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds &agrave; solives &eacute;champis de blanc, les lits &agrave; fl&egrave;che d'o&ugrave; tombent les rideaux de calicot, les sujets de pi&eacute;t&eacute; ornant la chemin&eacute;e et les murailles. La propret&eacute; y est &eacute;triqu&eacute;e et m&eacute;ticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle &agrave; manger, un vrai r&eacute;fectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, &eacute;toil&eacute; de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit pr&eacute;venir le matin pour avoir un bifteck &agrave; son d&eacute;jeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de m&eacute;fiance. Le bureau de l'h&ocirc;tel est meubl&eacute; en acajou, d&eacute;cor&eacute; de vases remplis de ces brindilles panach&eacute;es que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve <i>la Croix</i>, avec son Christ saignant parmi des rayons, <i>l'Univers</i>, la <i>Revue du Monde catholique</i>... Et ces h&ocirc;tels, outre le charme singulier de leur d&eacute;cor us&eacute;, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honn&ecirc;tes, seraient assur&eacute;ment des meilleurs de Paris, s'il n'y r&eacute;gnait cette atmosph&egrave;re de tristesse et d'acrimonie d&eacute;gag&eacute;e par les gens qui touchent au clerg&eacute; et ne sont pas des pr&ecirc;tres.</p>
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+<p>Tel cet h&ocirc;tel des Missionnaires o&ugrave; demeurent, &agrave; Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en fa&ccedil;ade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent d&eacute;coup&eacute;s en bosquets, en massifs, en pi&eacute;cettes d'eau, avec des statues pieuses sem&eacute;es &ccedil;&agrave; et l&agrave;, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, &nbsp;qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le d&eacute;cor, en arri&egrave;re-plan, du grand s&eacute;minaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant &agrave; Paris et attendant la rentr&eacute;e au s&eacute;minaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit &eacute;troit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de pi&eacute;t&eacute;, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'&eacute;tait ce lit, la petite table de nuit pos&eacute;e aupr&egrave;s, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricot&eacute;s, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite biblioth&egrave;que en planche et en b&acirc;tons articul&eacute;s. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la chemin&eacute;e, orn&eacute;e de deux gros coquillages. Une gravure d&eacute;corait la muraille, d'apr&egrave;s la Descente de croix de Rembrandt, extraite du <i>Magasin pittoresque</i>.</p>
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+<p>La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un p&egrave;lerin &agrave; ce point travaill&eacute; de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalt&eacute; de joie, oubliant les heures &agrave; regarder un portrait de Maud, &agrave; repenser &agrave; telles minutes exceptionnelles pass&eacute;es pr&egrave;s d'elle, -- ou ramass&eacute; sur lui-m&ecirc;me dans une horrible et douloureuse r&ecirc;verie, tenaill&eacute; d'envies de d&eacute;part, de fuite l&agrave;-bas, vers la solitude de V&eacute;zeris. Car le pays natal, &agrave; chaque acc&egrave;s de souffrance, s'&eacute;voquait ainsi qu'un d&eacute;sirable, inviolable asile.</p>
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+<p>La vraie passion peut se reconna&icirc;tre &agrave; l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'&acirc;me. Le viveur, touch&eacute; par cette force myst&eacute;rieuse, peut continuer sa vie dissip&eacute;e: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en &eacute;tait pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exer&ccedil;ant sur une &acirc;me de taciturne, seul par go&ucirc;t et par &eacute;tat depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de r&eacute;giment, avait v&eacute;cu &agrave; V&eacute;zeris, entre sa famille, des paysans et un vieux pr&eacute;cepteur eccl&eacute;siastique. Pendant cette sortie &agrave; travers le monde que furent les ann&eacute;es militaires, il avait subi la crise de virilit&eacute; qu'un m&eacute;decin e&ucirc;t pr&eacute;dite &agrave; sa jeunesse chaste et entrav&eacute;e; mais avant m&ecirc;me de revenir &agrave; V&eacute;zeris, une remont&eacute;e de d&eacute;go&ucirc;t contre soi, contre la femme instrument &agrave; sensations, pay&eacute;e pour cela, l'avait gu&eacute;ri, soumis &agrave; l'abstinence. La gourme &eacute;tait jet&eacute;e. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental dou&eacute; d'un temp&eacute;rament brutal, imp&eacute;rieux. L'obsession de la femme aim&eacute;e devint tout de suite pour lui aigu&euml;, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa pr&eacute;sence, irrit&eacute; qu'elle ne f&ucirc;t pas l&agrave; &agrave; toute heure, irrit&eacute; de sa propre gaucherie qui, pr&egrave;s d'elle, le paralysait, lui &ocirc;tait le courage de mendier une caresse, dans la peur de d&eacute;plaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volont&eacute;, du d&eacute;sordre pr&eacute;sent de son &eacute;nergie. Ce n'&eacute;tait pas ainsi, il en &eacute;tait s&ucirc;r, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immol&eacute; &agrave; l'&Eacute;pouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imagin&eacute; son avenir conjugal: l'union d'une volont&eacute; et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilit&eacute; douce et r&eacute;sign&eacute;e, comme sa soeur Jeanne, fa&ccedil;onn&eacute;e par lui ! Et voil&agrave; qu'il se fian&ccedil;ait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aim&eacute;e &eacute;tait de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'&eacute;tat de coeur o&ugrave; durent &ecirc;tre les chefs barbares, ma&icirc;tres de Rome, que des Romaines daign&egrave;rent aimer: esclaves ombrageux, m&eacute;prisant et adorant leur servitude. Maxime, irrit&eacute; de la protestation secr&egrave;te de sa dignit&eacute;, lui avait r&eacute;solument impos&eacute; silence. "Je veux &ecirc;tre ainsi... Je veux ob&eacute;ir..." Comme ces catholiques qui jouissent &agrave; immoler leurs go&ucirc;ts, &agrave; mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement &agrave; la pens&eacute;e consumatrice de celle qu'il ch&eacute;rissait.</p>
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+<p>Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'&eacute;tait la voix sagace qui avait parl&eacute;, le jour o&ugrave; il s'&eacute;tait enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parl&eacute; de nouveau, le soir o&ugrave; il entrait &agrave; l'Op&eacute;ra avec Hector Le Tessier, le soir encore du d&icirc;ner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui r&eacute;p&eacute;tait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie &agrave; toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour o&ugrave; tu l'as aim&eacute;e, tu as ch&eacute;ri l'erreur, invoqu&eacute; la catastrophe..." Cette voix obstin&eacute;e troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une f&ecirc;lure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, &agrave; certains retours &nbsp;de Chamblais, apr&egrave;s l'ensorcellement d'une apr&egrave;s-midi enti&egrave;re pass&eacute;e aux c&ocirc;t&eacute;s de Maud... Et m&ecirc;me pr&egrave;s d'elle, il en &eacute;tait harcel&eacute;, quand parfois, inqui&egrave;te de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destin&eacute;e hors de ses go&ucirc;ts, hors de ses projets. Il se laissait tra&icirc;ner chez les couturi&egrave;res, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'&acirc;me engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave &agrave; qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais par&eacute; &agrave; tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. M&ecirc;me apr&egrave;s les mauvaises journ&eacute;es, o&ugrave; l'anxi&eacute;t&eacute; l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'&agrave; demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement d&eacute;laiss&eacute;, si d&eacute;go&ucirc;t&eacute; des minutes de sa vie o&ugrave; elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un p&eacute;nitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle f&ucirc;t l&agrave; toujours, pr&egrave;s de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais l&agrave;... Dans ce d&eacute;sarroi de son coeur, dans cette fi&egrave;vre de ses sens, les lettres d&eacute;nonciatrices qui accusaient Maud &eacute;taient tomb&eacute;es sur lui, coup sur coup, le mariage une fois r&eacute;solu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait jur&eacute; &agrave; Maud qu'il avait foi en elle, il <i>ne voulait pas</i> douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement pr&eacute;cises, qui semblaient si inform&eacute;es, d&eacute;crivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses d&eacute;marches de la journ&eacute;e ? Il souffrit, il combattit avec lui-m&ecirc;me, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, &agrave; Paris, &agrave; qui l'on n'ait pr&ecirc;t&eacute; des camarades &agrave; de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'&eacute;clat pour n'avoir pas suscit&eacute; la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."</p>
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+<p>Malgr&eacute; tout, malgr&eacute; ses raisonnements, malgr&eacute; l'argument rassurant que lui fournissait l'irr&eacute;prochable tenue de Maud, malgr&eacute; le m&eacute;pris que tout honn&ecirc;te homme garde &agrave; la d&eacute;nonciation anonyme, malgr&eacute; sa volont&eacute; et son amour, enfin sans avoir jamais os&eacute; se dire &agrave; lui-m&ecirc;me: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.</p>
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+<p>Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on &eacute;crira sur l'inanit&eacute; et l'ignominie des lettres anonymes n'emp&ecirc;chera pas l'homme le plus sens&eacute; d'&ecirc;tre boulevers&eacute; par une telle lettre lui d&eacute;non&ccedil;ant la fraude d'une femme ch&eacute;rie, e&ucirc;t-il pour cette femme le respect le mieux confirm&eacute;. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant &agrave; ce probl&egrave;me effroyable: "Qu'y a-t-il derri&egrave;re le front de ma ma&icirc;tresse ? Que sais-je de sa pens&eacute;e ?" Ah ! si intime et si abandonn&eacute;e qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la d&eacute;fiance ce sont la raison m&ecirc;me, car une &acirc;me est un myst&egrave;re pou une autre &acirc;me: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voil&agrave; ce que rappelle &agrave; l'amant le plus croyant l'inf&acirc;me papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'&eacute;tait venu &agrave; la confiance que par un acte de volont&eacute; comparable &agrave; l'effort d'un pr&ecirc;tre pour retenir la foi qui s'&eacute;chappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'&eacute;difice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonn&eacute; ! Les seuls solides se sont b&acirc;tis tout seuls, dans l'irr&eacute;flexion.</p>
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+<p>Maxime connut l'horrible travail int&eacute;rieur que la pens&eacute;e industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgr&eacute; vous, le travail qui va chercher les souvenirs &eacute;pi par &eacute;pi, les r&eacute;unit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa m&eacute;moire travaillait avec pers&eacute;v&eacute;rance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la premi&egrave;re entrevue... "La m&egrave;re a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... <i>Elle</i> est belle et se tient bien, mais elle n'a pas <i>l'air d'une jeune fille</i>..." Et d&eacute;j&agrave;, il s'en souvenait maintenant, d&egrave;s ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il &eacute;tait tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et tr&egrave;s bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la soci&eacute;t&eacute; des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne &eacute;tait si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude o&ugrave; s'ach&egrave;ve, dans l'absence, la conqu&ecirc;te de tout son &ecirc;tre, mais le doute n'est jamais exclu de sa pens&eacute;e fid&egrave;le. Puis c'est le retour &agrave; Paris, l'entr&eacute;e dans le salon de l'avenue Kl&eacute;ber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures d&eacute;shonn&ecirc;tes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? &nbsp;Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, &eacute;treignant plus &eacute;troitement l'amour qui grandit. Il le suit pas &agrave; pas, il cro&icirc;t avec lui... Voici le vestibule de l'Op&eacute;ra: Suberceaux, la face d&eacute;compos&eacute;e, force d'un regard Maud &agrave; quitter le bras de Maxime, et ils &eacute;changent des paroles secr&egrave;tes. Maud les explique bien &agrave; Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est pr&egrave;s d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui para&icirc;t pu&eacute;rile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant &agrave; pr&eacute;sent ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas &eacute;pris de Marthe de Reversier... Encore une &eacute;tape, c'est le d&icirc;ner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet &eacute;tang magique, parmi cette clart&eacute; de r&ecirc;ve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une ti&eacute;deur d&eacute;licate, &nbsp;et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se d&eacute;robe. Pourquoi ? &nbsp;Par innocence, par pudique r&eacute;volte ? Il l'a pens&eacute; alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces d&eacute;bauch&eacute;s professionnels, une jeune fille, m&ecirc;me sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'&eacute;tait le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexp&eacute;riment&eacute; qu'il f&ucirc;t &agrave; l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilit&eacute; trop &eacute;veill&eacute;e, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi r&eacute;tractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit &agrave; cette constatation par la logique de ses r&eacute;flexions, il se r&eacute;veillait, il se r&eacute;voltait, il ne voulait plus croire: c'&eacute;tait trop douloureux aussi, trop effroyable &agrave; imaginer que celle qu'il adorait e&ucirc;t horreur de lui: c'&eacute;tait plus affreux encore que la pens&eacute;e d'&ecirc;tre trahi. Il se for&ccedil;ait de nouveau &agrave; se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche &eacute;videmment &agrave; ne pas me d&eacute;plaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renonc&eacute; au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant &agrave; part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sinc&eacute;rit&eacute; ?..." Il revivait les jours adorables, ceux o&ugrave; les soucis d'installation et de trousseau faisaient tr&ecirc;ve. Alors, il d&eacute;jeunait &agrave; Chamblais, y passait l'apr&egrave;s-midi, y d&icirc;nait, revenant &agrave; Paris par un train du soir. Quand le temps &eacute;tait beau et sec (et par ce printemps b&eacute;ni, il l'&eacute;tait presque tous les jours), il allait &agrave; pied de la gare au ch&acirc;teau d'Armide, par un raccourci &agrave; travers bois qui r&eacute;duisait le trajet &agrave; moins de deux kilom&egrave;tres: et, sachant l'heure de son arriv&eacute;e, Maud avait imagin&eacute; d'avancer &agrave; sa rencontre jusqu'&agrave; la porte latt&eacute;e qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin aper&ccedil;ue dans l'aurore verte des bois ! ce visage ador&eacute;, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au ch&acirc;teau d'Armide, pr&egrave;s d'elle... C'&eacute;tait le meilleur moment de la journ&eacute;e, avec quelques instants de l'apr&egrave;s-midi o&ugrave; parfois ils &eacute;taient seuls dans la serre. D&egrave;s que d'autres se trouvaient avec eux, f&ucirc;t-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrit&eacute; de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec Maxime ne semblait point lui d&eacute;plaire et plusieurs fois elle lui avait marqu&eacute;, pour son esprit et son caract&egrave;re, une estime certainement non jou&eacute;e. Apr&egrave;s ces journ&eacute;es heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de s&eacute;minariste, enivr&eacute;, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journ&eacute;e. Alors il ne doutait plus, il &eacute;tait s&ucirc;r d'elle et s&ucirc;r de lui, jusqu'&agrave; ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile &eacute;laboration de sa pens&eacute;e, le rejet&acirc;t au d&eacute;sarroi de la jalousie et du doute.</p>
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+<p>Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral e&ucirc;t-il trouv&eacute; dans sa m&egrave;re, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inf&eacute;rieures &agrave; la sienne, et des coeurs aussi passionn&eacute;s, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient &agrave; ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni m&ecirc;me en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inn&eacute; des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et d&eacute;fend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef ch&eacute;ri et respect&eacute;, elles souffraient, elles &eacute;taient anxieuses par contre-coup. C'&eacute;tait le sujet de leurs constants entretiens, les noires m&eacute;lancolies de Maxime, les journ&eacute;es o&ugrave; son visage d&eacute;compos&eacute;, la distraction de sa pens&eacute;e (quoiqu'il s'effor&ccedil;&acirc;t de ne rien laisser transpara&icirc;tre et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat int&eacute;rieur. Mme de Chantel, honn&ecirc;te esprit tout &agrave; fait born&eacute; &agrave; sa vie de solitude et de puret&eacute;, &eacute;tait bien incapable de p&eacute;n&eacute;trer le myst&egrave;re ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement &eacute;prouv&eacute;, en aimant ellem&ecirc;me de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans m&eacute;lancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fianc&eacute;e, il est impatient..." Cela n'&eacute;tonnait pas son &acirc;me honn&ecirc;te qui avait &eacute;t&eacute; en m&ecirc;me temps extr&ecirc;mement passionn&eacute;e, mais pour un seul &ecirc;tre humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et ch&eacute;rit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait &nbsp;depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait m&ecirc;me pas cette exp&eacute;rience pour expliquer le d&eacute;sarroi moral de son fr&egrave;re. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce fr&egrave;re, son v&eacute;ritable &eacute;ducateur, et quel &eacute;ducateur tendre et fervent ! elle n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; femme si un levain de jalousie n'e&ucirc;t germ&eacute; dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abn&eacute;gation de chr&eacute;tienne, le jugeant malsain, coupable...mais sa r&eacute;solution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son fr&egrave;re, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque sp&eacute;cifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit &agrave; la d&eacute;tester. Pourtant elle n'e&ucirc;t, en ce moment, demand&eacute; qu'&agrave; &ecirc;tre heureuse, &agrave; regarder, &agrave; sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commen&ccedil;ait &agrave; aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'&eacute;ducation exceptionnelle pour garder cette innocence &agrave; une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingti&egrave;me ann&eacute;e !); elle aimait avec la joie ing&eacute;nue de d&eacute;couvrir en soi une force, une ardeur ignor&eacute;es. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les s&eacute;pare du jour. Elle n'osait le dire encore &agrave; sa m&egrave;re, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette m&egrave;re avait aim&eacute;, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de n&eacute;cessit&eacute; qui dit: "Il faut," ou la vie est bris&eacute;e.</p>
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+<p>Au moins, la m&egrave;re et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la pri&egrave;re. Que de matin&eacute;es les virent monter &agrave; pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire d&eacute;j&agrave; v&eacute;n&eacute;rable qui dresse au fa&icirc;te de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore &eacute;chafaud&eacute;es ! Que d'apr&egrave;s-midi elles pass&egrave;rent dans l'ombre discr&egrave;te, paillet&eacute;e de mille cierges allum&eacute;s, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'a&icirc;n&eacute;, la digne perp&eacute;tuation de la famille par une fid&egrave;le gardienne de son honneur... Et Jeanne osait m&ecirc;ler &agrave; cette pri&egrave;re d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e une pri&egrave;re plus &eacute;go&iuml;ste, implorant pour elle-m&ecirc;me le bonheur d'&ecirc;tre aim&eacute;e. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."</p>
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+<p>Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aigu&euml;, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'&eacute;chauffement de coeur que n'avaient pas &eacute;touff&eacute; les cendres de la d&eacute;bauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, &eacute;lev&eacute; religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en &eacute;tait all&eacute;e de lui, comme tombent les cheveux &agrave; quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Imp&eacute;n&eacute;trable myst&egrave;re, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, d&eacute;laisse les autres, contrarie les &eacute;ducations et les h&eacute;r&eacute;dit&eacute;s par un caprice qui ne se pr&eacute;voit ni se s'&eacute;vite. Maxime &eacute;tait incroyant<br>
+avec une telle sinc&eacute;rit&eacute; que l'id&eacute;e de la pri&egrave;re ne lui venait m&ecirc;me pas: signe indiscutable de l'ath&eacute;isme vrai.</p>
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+<p>D&eacute;pourvu d'appui o&ugrave; fonder sa r&eacute;sistance, il arriva ce qui devait arriver: une derni&egrave;re lettre eut raison de ses r&eacute;solutions. La lettre, "typ&eacute;e" &agrave; la machine, disait:</p>
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+<p>Vous ne voulez pas voir, d&eacute;cid&eacute;ment et vous allez vous marier avec une cr&eacute;ature ! Cette lettre est la derni&egrave;re que vous &eacute;crira la personne qui s'int&eacute;resse &agrave; vous: prenez-y garde ! Si vous n'&ecirc;tes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en co&ucirc;te-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassur&eacute; d&eacute;finitivement..."</p>
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+<p>Le correspondant myst&eacute;rieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: <i>Prudence</i>, &eacute;tait certes un psychologue assez avis&eacute;. Les deux arguments qui terminaient d&eacute;cid&egrave;rent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isol&eacute;e de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la d&eacute;livrance: c'&eacute;tait le flacon de morphine montr&eacute; au n&eacute;phr&eacute;tique &agrave; qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus apr&egrave;s la piq&ucirc;re..." A cinq heures, il &eacute;tait rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entr&eacute;e. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut <i>la certitude</i> que Maud &eacute;tait l&agrave;, dans les bras de Suberceaux... Cinq si&egrave;cles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du <i>temps</i> &agrave; proprement dire: toute cat&eacute;gorie de succession avait disparu: il souffrit &agrave; chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, apr&egrave;s cette passion, la r&eacute;surrection de ce damn&eacute;, quand il constata, de ses yeux, que la femme entr&eacute;e chez Suberceaux <i>n'&eacute;tait point Maud</i>. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout &eacute;tait expliqu&eacute;: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait &ecirc;tre plus compl&egrave;tement rassur&eacute;.</p>
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+<p>Et cet incident, d'apparence romanesque, n'&eacute;tait m&ecirc;me point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur raret&eacute;, avait des doublures &agrave; ce premier r&ocirc;le, &nbsp;des ob&eacute;issantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'&eacute;nervement. D&egrave;s que Maud implor&eacute;e par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait t&eacute;l&eacute;graphi&eacute; &agrave; Juliette Avrezac, ou plut&ocirc;t &agrave; Mme Duclerc leur interm&eacute;diaire complaisante, et la jeune fille &eacute;tait venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le d&eacute;laissement o&ugrave;, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.</p>
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+<p>Maxime regagna l'h&ocirc;tel des Missionnaires, ce soir-l&agrave;, ivre de cette excessive joie dont la fi&egrave;vre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa m&egrave;re et sa soeur l'attendaient, pou le d&icirc;ner qu'ils prenaient &agrave; une petite table, dans la salle commune du rez-de-chauss&eacute;e, parmi les vieilles dames &agrave; coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutan&eacute;s barbus, convives habituels de la maison.</p>
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+<p>Maxime embrassa les deux femmes avec un &eacute;lan d'all&eacute;gresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rass&eacute;r&eacute;na, les remplit d'une joie fi&eacute;vreuse, presque &eacute;gale &agrave; la sienne: c'&eacute;tait le fils, le fr&egrave;re perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames &agrave; cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards &agrave; barbe et &agrave; soutane se scandalis&egrave;rent quelque peu, sans doute, de la gaiet&eacute; qui r&eacute;gnait &agrave; cette table de trois convives, si morne d'habitude, et o&ugrave; l'on osa, ce soir l&agrave;, -- un samedi, jour de demi-p&eacute;nitence ! -- d&eacute;boucher une bouteille capsul&eacute;e d'&eacute;tain, d'o&ugrave; s'&eacute;mulsionnait un liquide sucr&eacute;, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: <i>V&eacute;ritable Champagne Saint-Joseph</i>.</p>
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+<p>Par une mis&eacute;ricorde de la destin&eacute;e, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussit&ocirc;t. Elle fut durable. Le doute &eacute;tait mort. Son coeur contenait &agrave; la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son p&eacute;ch&eacute; contre elle: &agrave; nul prix il n'e&ucirc;t consenti &agrave; garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avou&eacute;, et que le premier baiser un peu consenti de Maud e&ucirc;t scell&eacute; la r&eacute;mission, sa fi&egrave;vre s'apaisa. La journ&eacute;e s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; des visages, l'espoir d'un bonheur proche o&ugrave; chacun prendrait sa part. Rentr&eacute; dans sa chambre de s&eacute;minariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas &agrave; s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit travers&eacute; par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la b&eacute;atitude de son coeur enfin combl&eacute;. Le cr&eacute;puscule du matin bleuissait les fen&ecirc;tres quand il s'endormit.</p>
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+<p>A la m&ecirc;me heure, Suberceaux, rentr&eacute; chez lui, ruin&eacute; et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant o&ugrave; seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."</p>
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+<h2>IV</h2>
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+<p>L'obsession de cette pens&eacute;e: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clart&eacute; qui luisit dans le cerveau de Julien, au r&eacute;veil: tout le reste &eacute;tait l'incoh&eacute;rence, la nuit. Un tel &eacute;tat mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement &eacute;tudi&eacute;s aujourd'hui, qui se l&egrave;vent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, myst&eacute;rieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, o&ugrave; la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les &ecirc;tres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'&eacute;motions factices, violentes et r&eacute;p&eacute;t&eacute;es, qui est la vie des capitales modernes, c'est-&agrave;-dire des grands march&eacute;s d'argent, de gloire et de d&eacute;bauche, -- presque tous ces &ecirc;tres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir &eacute;clater brusquement l'&eacute;v&eacute;nement: le meurtre commis sur l'amant par le mari r&eacute;put&eacute; le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", apr&egrave;s une soir&eacute;e de th&eacute;, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la d&eacute;b&acirc;cle dans l'ordure d'un grave personnage apr&egrave;s trente ans de tenue.</p>
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+<p>L'id&eacute;e fixe de Julien le poussa &agrave; se h&acirc;ter &agrave; se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, &agrave; provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient &agrave; la m&eacute;moire: "Maxime tous les jours &agrave; d&eacute;jeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le p&ocirc;le de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne m&eacute;ditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible n&eacute;vralgie de son &acirc;me &eacute;tait assourdie, stup&eacute;fi&eacute;e, sinon apais&eacute;e. Comme son valet de chambre, &eacute;tonn&eacute; d'&ecirc;tre sonn&eacute; &agrave; cette heure matinale, lui disait:</p>
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+<p>-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?</p>
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+<p>Il sourit assez gaiement.</p>
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+<p>-- Non, Constant, je vais seulement &agrave; la campagne.</p>
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+<p>Et c'&eacute;tait vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.</p>
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+<p>En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures pass&eacute;es de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien t&ocirc;t..." Le m&eacute;canisme de sa m&eacute;moire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", &agrave; la gare du Nord. "J'arriverai un peu t&ocirc;t... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait &ecirc;tre l&agrave;, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'&eacute;tait maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout &agrave; l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."</p>
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+<p>Il arriva &agrave; la gare du Nord quelques minutes avant le d&eacute;part du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'&eacute;branla, Julien commen&ccedil;a &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement &agrave; cette clart&eacute; de l'id&eacute;e fixe qui d'abord l'avait &eacute;bloui. Il entrait dans l'action; il commen&ccedil;a &agrave; <i>voir</i>, avec la nettet&eacute; et la s&ucirc;ret&eacute; de l'instinct, ce qu'il allait faire.</p>
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+<p>Dans moins d'une demi-heure, il serait &agrave; la gare de Chamblais. Il se rappela le d&eacute;cor: la petite gare rouge et jaun&acirc;tre, dress&eacute;e, presque isol&eacute;e, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de for&ecirc;ts... Il se rappela la traverse dont lui avait parl&eacute; Hector, le sentier sous bois qui menait &agrave; une porte latt&eacute;e. Par l&agrave; passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que cr&eacute;ent &agrave; un homme de longues habitudes de correction raffin&eacute;e se r&eacute;volta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre &agrave; la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout &agrave; coup que peut-&ecirc;tre Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut r&eacute;solu ce qu'il ferait: attendre &agrave; la gare l'arriv&eacute;e du train, se m&ecirc;ler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, imm&eacute;diatement apr&egrave;s l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il esp&eacute;ra secr&egrave;tement, en ce moment o&ugrave; il essayait de d&eacute;rober son secret &agrave; l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un pr&eacute;texte quelconque &agrave; duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'&eacute;p&eacute;e ! L'&eacute;vocation de sa fi&egrave;vre avait chang&eacute;, il voyait maintenant en face &nbsp;de lui un plastron de chemise, un fer crois&eacute;... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment ha&iuml; se ressouviendra de ce brusque &eacute;lan de f&eacute;rocit&eacute;, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien d&eacute;sira cela passionn&eacute;ment; il se d&eacute;lecta &agrave; ce d&eacute;sir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un r&eacute;veil apr&egrave;s un songe heureux quand l'arr&ecirc;t le rappela &agrave; la r&eacute;alit&eacute;. Il &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; Chamblais.</p>
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+<p>L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues &agrave; errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la fa&ccedil;ade du c&ocirc;t&eacute; du bois, pass&egrave;rent vite, tant &eacute;tait intense sa pr&eacute;occupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine o&ugrave; il se retrouverait face &agrave; face avec Maxime.</p>
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+<p>Sensation fr&eacute;quente dans le r&ecirc;ve, dans le d&eacute;lire de la fi&egrave;vre, ces recommencements cons&eacute;cutifs fig&eacute;, distrait de tout, absent de la r&eacute;alit&eacute;, hypnotis&eacute; par ses imaginations. Et il lui apparut l&agrave;, vraiment, comme le fant&ocirc;me de sa destin&eacute;e hostile, dress&eacute; sur le seuil du chemin qui le menait &agrave; Maud, d&eacute;cid&eacute; &agrave; le lui barrer. Telle fut la premi&egrave;re pens&eacute;e de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affol&eacute;e avait d&ucirc; le reconna&icirc;tre, se plaindre &agrave; son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien &eacute;taient singuliers le retard et le lieu de cette d&eacute;marche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime &eacute;tait confirm&eacute; dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux &eacute;tait l'amant de Juliette Avrezac.</p>
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+<p>Il aborde Julien:</p>
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+<p>-- Monsieur, vous m'attendiez ?</p>
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+<p>L'impr&eacute;vu de cet abord fit h&eacute;siter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il m&eacute;ditait. Il se reprit aussit&ocirc;t, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indiff&eacute;rence ironique dont l'habitude d'&ecirc;tre &eacute;pi&eacute; par ses adversaires rev&ecirc;t la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.</p>
+
+<p>-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, r&eacute;pliqua-t-il. Vous allez sans doute...</p>
+
+<p>-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311</p>
+
+<p>moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.</p>
+
+<p>Suberceaux dit:</p>
+
+<p>-- Comme vous voudrez.</p>
+
+<p>Les quelques voyageurs s'&eacute;taient dispers&eacute;s d&eacute;j&agrave;, emport&eacute;s par les voitures publiques vers le village, situ&eacute; &agrave; l'oppos&eacute; des bois, dans la vall&eacute;e de l'Oise.</p>
+
+<p>Maxime et Suberceaux se dirig&egrave;rent du c&ocirc;t&eacute; du bois. Ils ne se parlaient pas, g&ecirc;n&eacute;s par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les e&ucirc;t guett&eacute;s. L'homme ne se sent point en s&ucirc;ret&eacute; pour exprimer sa pens&eacute;e confidentielle, sinon dans les espaces &eacute;troits et clos. D&egrave;s qu'ils eurent franchi la lisi&egrave;re des premiers taillis, dans le chemin qui menait au ch&acirc;teau d'Armide, ils ralentirent le pas.</p>
+
+<p>-- Monsieur, dit Maxime, je tiens &agrave; vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine libert&eacute; que je regrette sinc&egrave;rement ce qui s'est pass&eacute;. J'ai agi sous l'empire d'une &eacute;motion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses &agrave;... la personne en question. Voil&agrave;.</p>
+
+<p>C'est une caprice ironique de la Destin&eacute;e, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.</p>
+
+<p>Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas &agrave; l'esprit qu'il p&ucirc;t s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac &eacute;tait si loin de sa pens&eacute;e en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de d&eacute;robage. Et, habitu&eacute; &agrave; dominer les autres hommes, &agrave; les passer outre, cela ne l'&eacute;tonna pas.</p>
+
+<p>-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont l&agrave; vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?</p>
+
+<p>Maxime, cette fois, soup&ccedil;onna l'erreur.</p>
+
+<p>-- Je crois d&eacute;cid&eacute;ment, r&eacute;pliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la m&ecirc;me personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez re&ccedil;ue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, &agrave; six heures, il y a quelques jours.</p>
+
+<p>-- Juliette Avrezac ?</p>
+
+<p>-- C'est vous qui la nommez.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a &agrave; faire ici ?</p>
+
+<p>-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est pass&eacute; ? Ce n'est pas mon r&ocirc;le de vous l'apprendre. J'ai &eacute;t&eacute; induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse aupr&egrave;s de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voil&agrave; tout ce que j'avais &agrave; vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande &agrave; mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...</p>
+
+<p>Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte &agrave; relever. Il guettait si &eacute;videmment que Maxime s'en aper&ccedil;ut. Maxime fr&eacute;mit de l'envie brutale de lutter entre m&acirc;les, dans cette for&ecirc;t, la m&ecirc;me envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est d&eacute;shonor&eacute;e..." Cette pens&eacute;e l'arr&ecirc;ta. Il r&eacute;solut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut r&eacute;solu formellement, d&eacute;finitivement, comme tout ce qu'il d&eacute;cidait.</p>
+
+<p>-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais &agrave; vous dire.</p>
+
+<p>-- Mais pas du tout, monsieur, r&eacute;pliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir &agrave; une femme un espionnage odieux...</p>
+
+<p>-- Arr&ecirc;tez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous l&agrave;-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'&eacute;p&eacute;e... Je ne me battrai pas avec vous avant d'&ecirc;tre le mari de Mlle de Rouvre; voil&agrave; qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Apr&egrave;s, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout dispos&eacute; &agrave; vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.</p>
+
+<p>Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas &agrave; s'obstiner; il fut oblig&eacute; de se rendre cette terrible justice, ch&acirc;timent des caract&egrave;res qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera d&eacute;shonor&eacute; !"</p>
+
+<p>Et le grand d&eacute;sespoir de la veille, dont l'avait momentan&eacute;ment d&eacute;livr&eacute; la r&eacute;solution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- &agrave; pr&eacute;sent que le moyen si simple d'un duel lui &eacute;chappait, de nouveau s'abattit sur lui.</p>
+
+<p>Les deux hommes, sans plus rien dire, march&egrave;rent quelque temps le long de l'all&eacute;e. Malgr&eacute; tout, Maxime d&eacute;sirait que Suberceaux parl&acirc;t encore, effar&eacute; devant le r&eacute;veil des affreuses h&eacute;sitations assoupies. &nbsp;D'accord, tous deux s'arr&ecirc;t&egrave;rent et se consid&egrave;rent. Ils comprirent, apr&egrave;s ce coup d'oeil &eacute;chang&eacute;, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'&acirc;me l'un de l'autre, et que cette explication &eacute;tait n&eacute;cessaire. Il y eut, &agrave; cette &eacute;loquente d&eacute;claration que se firent leurs yeux, une promesse r&eacute;ciproque de tr&ecirc;ve. C'&eacute;tait l'entente passag&egrave;re de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture inflig&eacute;e par une m&ecirc;me femme. Le jouisseur sans moralit&eacute; qu'&eacute;tait Suberceaux, l'esp&egrave;ce de saint la&iuml;que qu'&eacute;tait Maxime de Chantel s'alli&egrave;rent un instant.</p>
+
+<p>-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque &agrave; voix basse, son masque d'ironie mondaine tomb&eacute;, n'allez pas &agrave; Chamblais !</p>
+
+<p>Et il y eut de l'anxi&eacute;t&eacute;, pas de col&egrave;re, dans la r&eacute;plique de Maxime, ce simple mot:</p>
+
+<p>-- Pourquoi ?</p>
+
+<p>-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez &agrave; pr&eacute;sent, j'en suis s&ucirc;r. Retournez &agrave; Paris, retournez dans votre pays. T&acirc;chez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.</p>
+
+<p>Maxime, lentement, avan&ccedil;ait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste o&ugrave; il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:</p>
+
+<p>-- Vous ne pouvez pas &eacute;pouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans col&egrave;re. Croyez-moi. Vous allez &agrave; une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.</p>
+
+<p>-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.</p>
+
+<p>Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus &agrave; dissimuler.</p>
+
+<p>-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'&eacute;pouser... ni elle...</p>
+
+<p>Un cri de d&eacute;tresse s'&eacute;trangla dans la gorge de Maxime:</p>
+
+<p>-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... mis&eacute;rable !</p>
+
+<p>Suberceaux secoua la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>-- A quoi bon nous battre ? <i>Tout est fini</i>, maintenant que vous savez. Maud est ma...</p>
+
+<p>Il d&eacute;tourna avec son bras, habitu&eacute; aux luttes, l'&eacute;lan de Maxime qui se pr&eacute;cipitait sur lui, et l'arr&ecirc;ta court en disant:</p>
+
+<p>-- Chut !... la voici...</p>
+
+<p>Une tache mauve flottait, ensoleill&eacute;e, au del&agrave; du coude de l'avenue, et s'avan&ccedil;ait. Ils continu&egrave;rent &agrave; marcher &agrave; sa rencontre. Et soudain, Maud les aper&ccedil;ut.</p>
+
+<p>Elle tressaillit: sans savoir comment s'&eacute;tait machin&eacute;e cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois pr&eacute;sag&eacute;e, o&ugrave; les deux hommes s'expliqueraient en sa pr&eacute;sence, -- que cette heure venait d'&eacute;choir.</p>
+
+<p>Elle ramassa son &eacute;nergie, recueillit son sang-froid de lutteuse, r&eacute;solue &agrave; passer outre, &agrave; continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-&ecirc;tre Maxime e sait rien... &nbsp;Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand m&ecirc;me !" Rester soi, c'&eacute;tait ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arri&egrave;re, toujours r&eacute;solue. "Ni celui-ci ni celui-l&agrave; ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masqu&eacute;e d'imp&eacute;n&eacute;trable indiff&eacute;rence, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus troubl&eacute;, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'ab&icirc;me o&ugrave; ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."</p>
+
+<p>Maxime, lui, s'&eacute;tait ressaisi.</p>
+
+<p>-- Maud, dit-il, la voix tout de m&ecirc;me entrecoup&eacute;e, j'ai trouv&eacute;, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...</p>
+
+<p>Suberceaux, bl&ecirc;me d'&eacute;motion, essaya de parler, si troubl&eacute; que sa bouche se tordit sans prof&eacute;rer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'<i>il</i> vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux o&ugrave; elle mit de la douceur.</p>
+
+<p>-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez &eacute;t&eacute; sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>Elle marcha &agrave; Suberceaux et demanda:</p>
+
+<p>-- Tu as dit cela ?</p>
+
+<p>Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:</p>
+
+<p>-- Maud...</p>
+
+<p>Sans prof&eacute;rer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilit&eacute; et de m&eacute;pris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lac&eacute;rant la peau qui saigna.</p>
+
+<p>-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux &agrave; terre.</p>
+
+<p>Il tremblait comme un enfant qu'on vient de ch&acirc;tier. La br&egrave;ve douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut ch&egrave;re, il chercha la caresse dans cette brutalit&eacute;. Mais le regard de Maud, arr&ecirc;t&eacute; sur lui, lui &ocirc;tait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.</p>
+
+<p>-- Va-t'en ! r&eacute;p&eacute;ta Maud.</p>
+
+<p>Lentement, il remit son chapeau bossu&eacute;, sali de terre. C'&eacute;tait douloureux, affreux, cet &eacute;croulement brusque de la dignit&eacute; d'un homme sous l'imp&eacute;rieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, &agrave; ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit o&ugrave; il &eacute;tait; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'&ecirc;tre humili&eacute;. Il ne pensait que ceci: "Maud irrit&eacute;e... et la seule chance d'&ecirc;tre pardonn&eacute;, ob&eacute;ir, ob&eacute;ir vite."</p>
+
+<p>-- Va-t'en !</p>
+
+<p>Il ne demanda plus rien; humblement, comme une b&ecirc;te battue, il partit, sans h&acirc;te... Maud et Maxime le virent s'&eacute;loigner &agrave; pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arri&egrave;re... Oui, c'&eacute;tait navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignit&eacute; d'homme pour l'homme qui partait ainsi fl&eacute;tri et battu par une femme, dans l'effroyable d&eacute;ch&eacute;ance o&ugrave; s'effondrent t&ocirc;t ou tard ceux dont l'amour-d&eacute;bauche a lentement us&eacute; la volont&eacute;, dissous le sens moral, derri&egrave;re l'apparence fa&ccedil;ade d'ironie et d'insolence.</p>
+
+<p>Courb&eacute;, chancelant, m&eacute;connaissable, Maud et Maxime le virent dispara&icirc;tre au coude de l'all&eacute;e. Ils &eacute;taient seuls. Si Maxime e&ucirc;t jamais senti fl&eacute;chir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'e&ucirc;t ranim&eacute;. Ralliant toutes ses &eacute;nergies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il pronon&ccedil;a:</p>
+
+<p>-- C'est &agrave; mon tour de partir, n'est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ils se regard&egrave;rent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose &agrave; se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il d&eacute;pend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette &acirc;me d'aventuri&egrave;re h&eacute;ro&iuml;que, point vulgaire, bien que d&eacute;voy&eacute;e, la vue de Suberceaux effondr&eacute; et fuyant avait eu le m&ecirc;me contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la d&eacute;go&ucirc;ta subitement.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas tromp&eacute;: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais &eacute;t&eacute; sa ma&icirc;tresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aim&eacute;e, que je l'ai aim&eacute;... que je l'aimais peut-&ecirc;tre encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas &agrave; vous persuader, &agrave; vous retenir malgr&eacute; vous.</p>
+
+<p>Il n'est point d'amant sinc&egrave;re qui n'e&ucirc;t, &agrave; ces paroles, entrevu la lueur d'une esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>-- Alors, fit Maxime...</p>
+
+<p>Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionn&eacute;, imploraient une explication compl&egrave;te, rassurante.</p>
+
+<p>Pour la premi&egrave;re fois peut-&ecirc;tre, Maud comprit le leurre de cette pr&eacute;tendue dignit&eacute; personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'e&ucirc;t-elle voulu, d'expliquer la v&eacute;rit&eacute; &agrave; Maxime. Il e&ucirc;t fallu mentir, encore mentir.</p>
+
+<p>-- Ce qui s'est pass&eacute; entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sinc&eacute;rit&eacute;, de rachat devant soi-m&ecirc;me, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus &agrave; moi.</p>
+
+<p>L'horreur de la s&eacute;paration imminente fit p&acirc;lir Maxime. Une fois encore, il voulut esp&eacute;rer. Tous deux, lentement, s'&eacute;taient remis en marche vers le ch&acirc;teau:</p>
+
+<p>-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le pass&eacute; ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'<i>il</i> a menti, pourquoi me d&eacute;fendre de penser &agrave; vous ?</p>
+
+<p>Elle le regarda, reprise d'h&eacute;sitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tir&eacute;sias de Sophocle. Maxime reprit:</p>
+
+<p>-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?</p>
+
+<p>Ce mot de pardon rompit brusquement la tr&ecirc;ve; Maud fut d&eacute;cid&eacute;e d'un coup.</p>
+
+<p>-- Je ne veux pas de pardon, r&eacute;pliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" &agrave; un moment o&ugrave;, peut-&ecirc;tre, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser &agrave; moi haineusement. Vous me le promettez ?</p>
+
+<p>Maxime comprit, au s&eacute;rieux de ces paroles, que vraiment l'adieu &eacute;tait formel, qu'il fallait se quitter.</p>
+
+<p>-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troubl&eacute;e.</p>
+
+<p>-- Adieu !</p>
+
+<p>Et ce fut tout. Il la vit s'&eacute;loigner: la tache mauve s'estompa quelque temps &agrave; travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effa&ccedil;a. Alors, alors seulement il comprit que son r&ecirc;ve &eacute;tait fini, que Maud &eacute;tait perdue.</p>
+
+<p>Une statue, pr&egrave;s de l&agrave;, dans un enfoncement de l'all&eacute;e, une H&eacute;b&eacute; de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'&eacute;croula dans l'ab&icirc;me de cette id&eacute;e fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"</p>
+
+<br>
+<p>Maud n'existait plus: &agrave; sa place, il voyait maintenant, les &eacute;cailles tomb&eacute;es de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, o&ugrave; elle vivait, et dont il l'avait mise &agrave; part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la m&eacute;moire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'&eacute;pouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, &agrave; pr&eacute;sent, pr&eacute;par&eacute; &agrave; la soudaine &eacute;vidence par les longues angoisses des doutes ant&eacute;rieurs. Aimer une telle &acirc;me, d&eacute;sirer un corps ainsi pollu&eacute;, non !... C'&eacute;tait si impossible &agrave; cet &ecirc;tre simple et sain, qu'il n'eut pas m&ecirc;me l'id&eacute;e de courir &agrave; cette maison, toute proche, o&ugrave; elle s'en &eacute;tait retourn&eacute;e, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir &agrave; qui il lui plairait: la jalousie ni le d&eacute;sir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle &eacute;tait l'agonie m&ecirc;me ! c'est que quelqu'un &eacute;tait perdu irr&eacute;parablement, &eacute;tait mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait ador&eacute;. Elle &eacute;tait morte, la fianc&eacute;e, l'amante: il la pleurait comme une morte...</p>
+
+<p>Et toute sa vie il la pleurerait.</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>Le soir m&ecirc;me, Maud de Rouvre &eacute;tait r&eacute;install&eacute;e &agrave; Paris. Sa r&eacute;solution, comme toujours, avait &eacute;t&eacute; prompte et d&eacute;finitive. Apr&egrave;s avoir quitt&eacute; Maxime, elle avait regagn&eacute; le ch&acirc;teau d'Armide, s'&eacute;tait enferm&eacute;e seule dans sa chambre et, l&agrave;, avait consid&eacute;r&eacute; les &eacute;v&eacute;nements comme un chef d'arm&eacute;e inspecte ce qui lui reste de troupes apr&egrave;s une d&eacute;faite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'&eacute;tait une d&eacute;faite, la ruine d'esp&eacute;rances pr&eacute;cieuses. Reconqu&eacute;rir Maxime, elle n'y songea m&ecirc;me pas. Si, pr&egrave;s d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu h&eacute;siter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot &eacute;pouvante tellement notre humanit&eacute; que la rancune de Maud fut travers&eacute;e de tristesse.</p>
+
+<p>Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'&eacute;tait possible. Seulement les chances de succ&egrave;s &eacute;taient largement entam&eacute;es par l'&eacute;chec pr&eacute;sent. "Vont-ils &ecirc;tre contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claqu&eacute;s qui paradaient &agrave; la maison !..." Elle eut un instant de lassitude d&eacute;courag&eacute;e &agrave; pr&eacute;voir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'&eacute;chec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? O&ugrave; trouver l'argent pour continuer &agrave; d&eacute;penser comme hier, o&ugrave; trouver trois cents louis par mois ? D&eacute;j&agrave; toute sa fortune personnelle &eacute;tait mang&eacute;e... La rentr&eacute;e &agrave; Paris, c'&eacute;tait la banqueroute av&eacute;r&eacute;e, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...</p>
+
+<p>"Oh ! cela... jamais !"</p>
+
+<p>Alors, que faire ? Elle n'envisagea m&ecirc;me pas l'hypoth&egrave;se d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalt&eacute; sa fiert&eacute; pour laisser parler encore la voix du d&eacute;sir: et maintenant c'&eacute;tait de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance &eacute;tait &agrave; sa port&eacute;e, avec la solution imm&eacute;diate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assur&eacute;. "Ma&icirc;tresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conqu&ecirc;te, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, &agrave; celui dont les lentes et s&ucirc;res machinations avaient d&eacute;jou&eacute;, an&eacute;anti l'effort des deux autres. "Ma&icirc;tresse d'Aaron !" Elle pronon&ccedil;a tout haut ces mots horribles, imaginant le d&eacute;sespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa d&eacute;ch&eacute;ance triompha de l'horreur inspir&eacute;e par l'odieux amant qu'elle acceptait.</p>
+
+<p>D&eacute;sormais, elle fut r&eacute;solue. D'abord il fallait partir, rentrer &agrave; Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux &agrave; l'&eacute;tranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau &agrave; Paris que s&ucirc;re de l'avenir, la vie restaur&eacute;e, reb&acirc;tie &agrave; neuf.</p>
+
+<p>"Il y aura quelques mauvaises ann&eacute;es... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est mari&eacute;, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le pass&eacute; d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."</p>
+
+<p>Elle sonna Betty:</p>
+
+<p>-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Et comme, l'instant d'apr&egrave;s, Mme de Rouvre affol&eacute;e, ne comprenant rien &agrave; cette r&eacute;volution impr&eacute;vue, tombait dans la chambre, pleine d'&eacute;moi et de questions, Maud r&eacute;pliqua bri&egrave;vement:</p>
+
+<p>-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela &agrave; Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. <i>Il le faut !</i> D&eacute;p&ecirc;che-toi.</p>
+
+<p>-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent d&icirc;ner ?...</p>
+
+<p>-- Ils verront bien que nous ne sommes pas l&agrave;. D'ailleurs, je vais leur t&eacute;l&eacute;graphier.</p>
+
+<p>-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?</p>
+
+<p>-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.</p>
+
+<p>Cela l'exasp&eacute;rait, cette s&eacute;rie d'interrogations et d'effarements, &agrave; mesure que la nouvelle du d&eacute;part passait, dans la maison, d'une personne &agrave; une autre. Etiennette s'en aper&ccedil;ut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:</p>
+
+<p>-- Oh ! moi, &ccedil;a ne m'&eacute;tonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire &agrave; Paris ? demanda-t-elle &agrave; Maud, non sans ironie.</p>
+
+<p>-- Je ferai ce qui me conviendra, r&eacute;pliqua Maud.</p>
+
+<p>-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la l&eacute;gitime &eacute;pouse de Luc... Apr&egrave;s, c'est ton affaire.</p>
+
+<br>
+<h2>V</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>"&Eacute;lev&eacute;e par une m&egrave;re qui n'a cess&eacute; de vous donner l'exemple de la pi&eacute;t&eacute; la plus sinc&egrave;re, ayant eu le bonheur de grandir pr&egrave;s du foyer, sans vous en &eacute;loigner jamais, sans autre compagne que votre soeur a&icirc;n&eacute;e, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la premi&egrave;re fois au bras de votre &eacute;poux; et certes, jamais le blanc v&ecirc;tement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'&eacute;pous&eacute;e ne furent des symboles plus fid&egrave;les de ce coeur d'enfant pure que vous apportez &agrave; votre &eacute;poux. Oh ! s'il est doux &agrave; l'ami de vous consacrer &eacute;pouse, &agrave; cause de l'affection que je porte &agrave; votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de b&eacute;nir une union rappelant par la gr&acirc;ce, la jeunesse, l'innocence de l'&eacute;pous&eacute;e, les mariages bibliques de R&eacute;becca et de Ruth..."</p>
+
+<p>Ces paroles que le v&eacute;n&eacute;rable Mgr Leverdet, &eacute;v&ecirc;que de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-&ecirc;tre &eacute;tait le seul &agrave; en go&ucirc;ter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, &eacute;l&eacute;gante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honor&eacute; d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mari&eacute;e, Luc Lestrange, le mari&eacute;, se tenaient toutefois comme il convient: elle, att&eacute;nuant par une immobilit&eacute; voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus p&acirc;le que de coutume, mais nullement g&ecirc;n&eacute; par ce d&eacute;cor d'&eacute;glise pour songer ardemment, fi&eacute;vreusement &agrave; la possession prochaine du petit &ecirc;tre troubleur et vicieux v&ecirc;tu de tulle et de satin, assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui sur des velours rouges cr&eacute;pin&eacute;s d'or.</p>
+
+<p>Dans l'assistance, o&ugrave; le Paris politique coudoyait le Paris f&ecirc;teur, la solennit&eacute; du lieu, le caract&egrave;re de la c&eacute;r&eacute;monie, l'allocution m&ecirc;me de l'&eacute;v&ecirc;que c&eacute;l&eacute;brant n'emp&ecirc;chaient ni les entretiens &agrave; voix basse, ni cette pr&eacute;occupation de suivre les intrigues &agrave; travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Comme en un bal, on s'&eacute;tait group&eacute; l&agrave; suivant l'&eacute;lection des affinit&eacute;s. Le romancier Espiens avait accompagn&eacute; la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fid&egrave;le &agrave; ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell &agrave; peine entrait dans l'&eacute;glise et s'installait, chaperonn&eacute;e par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derri&egrave;re elle. Puis, tout de suite, lui pench&eacute; sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie t&ecirc;te d'oiseau des &icirc;les demi-d&eacute;tourn&eacute;e, le petit livre de messe entre-clos devant ses l&egrave;vres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggrav&eacute; depuis le jour o&ugrave; Valbelle avait commenc&eacute; le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait tra&icirc;n&eacute; l&agrave; son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attach&eacute; &agrave; de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux brid&eacute;s, qui devait quelques succ&egrave;s de femmes &agrave; une sup&eacute;riorit&eacute; extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". P&acirc;le, immobile, ses larges yeux d'hyst&eacute;rie fix&eacute;s sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait &eacute;perdument l'estrade o&ugrave; s'&eacute;rigeaient les si&egrave;ges des &eacute;poux.</p>
+
+<p>Cependant l'&eacute;v&ecirc;que disait:</p>
+
+<p>"En maint endroit des Saintes &Eacute;critures, Dieu a manifest&eacute; qu'il ne condamnait point, -- loin de l&agrave;, -- qu'il favorisait, qu'il b&eacute;nissait l'amour r&eacute;ciproque des cr&eacute;atures, &agrave; condition qu'il demeur&acirc;t lui-m&ecirc;me le but supr&ecirc;me de cet amour. L'&eacute;pouse chr&eacute;tienne doit aimer en son &eacute;poux, mademoiselle, le repr&eacute;sentant imm&eacute;diat de son Cr&eacute;ateur..."</p>
+
+<p>"Voil&agrave; un m&eacute;nage, pensa Hector, o&ugrave; le Cr&eacute;ateur sera assez mal repr&eacute;sent&eacute;."</p>
+
+<p>Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gant&eacute;s. Il se retourna du c&ocirc;t&eacute; o&ugrave; il avait surpris le regard de la jeune fille: et l&agrave;, debout &agrave; l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il aper&ccedil;ut Julien de Suberceaux. La m&ecirc;me impeccable &eacute;l&eacute;gance le rev&ecirc;tait toujours: mais son front bl&ecirc;me et ravag&eacute;, son masque &eacute;maci&eacute; par la fi&egrave;vre, &eacute;pouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derri&egrave;re les vitres des h&ocirc;pitaux.</p>
+
+<p>"Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector.</p>
+
+<p>Sans avoir interrog&eacute; Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'&eacute;tait pass&eacute;. Le soir m&ecirc;me de la rupture, Maxime lui avait annonc&eacute;, sans d&eacute;tails, son d&eacute;part pour V&eacute;zeris avec sa m&egrave;re et sa soeur. Il avait t&eacute;moign&eacute; son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre &agrave; Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'&eacute;t&eacute;. Aucune allusion &agrave; Maud; son nom m&ecirc;me n'avait pas &eacute;t&eacute; prononc&eacute;.</p>
+
+<p>Ce brusque d&eacute;part avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait r&eacute;v&eacute;l&eacute; le vide o&ugrave; le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'&acirc;me sourde, pour ainsi dire, refusant l'&eacute;vidence. Puis il s'&eacute;tait gourmand&eacute;: "C'est trop absurde, voyons. Je suis <i>bien s&ucirc;r</i> que cette petite m'est indiff&eacute;rente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours pass&egrave;rent ainsi, et ne chass&egrave;rent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuit&eacute;. "N'importe, pensait-il, il <i>faut</i> que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, &eacute;nerv&eacute;, m&eacute;content de soi, il trouva une lettre d'une &eacute;criture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de tr&egrave;s mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment o&ugrave; il re&ccedil;ut la lettre, &eacute;tait seul: il se prit &agrave; couvrir le papier de baisers, et les caract&egrave;res timides que la main de Jeanne y avait trac&eacute;s. Apr&egrave;s, il se railla. "Je suis b&ecirc;te comme un coll&eacute;gien. C'est idiot &agrave; mon &acirc;ge et avec l'exp&eacute;rience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pens&eacute;e unique. Elle n'a jamais aim&eacute;, celle-l&agrave;; elle n'a pas d&eacute;pens&eacute; au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..." &nbsp;Il ressentit pour elle une tendresse extr&ecirc;me. Puis, pardessus tout, la pens&eacute;e que cette ch&egrave;re petite &acirc;me affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la f&ecirc;lure de l'&eacute;go&iuml;sme moderne, cette peur un peu f&eacute;minine de la souffrance d'autrui.</p>
+
+<p>Il &eacute;crivit le soir m&ecirc;me &agrave; Maxime une lettre annon&ccedil;ant un voyage prochain &agrave; V&eacute;zeris. Il n'osai pas encore la d&eacute;marche d&eacute;finitive. Mais, au fond il &eacute;tait r&eacute;solu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voil&agrave; pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptis&eacute;es les "demi-vierges", il &eacute;tait frapp&eacute;, seul peut-&ecirc;tre de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chr&eacute;tien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur o&ugrave; il avait v&eacute;cu.</p>
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+<p>L'&eacute;v&ecirc;que &agrave; barbe grise, en ce moment, entamait l'&eacute;loge de l'&eacute;poux.</p>
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+<p>"Vous, monsieur, vous appartenez &agrave; cette &eacute;lite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'&Eacute;tat investit d'une partie de leur autorit&eacute;. Habitu&eacute; au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur f&eacute;licit&eacute; est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la saintet&eacute; du mariage..."</p>
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+<p>Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indiff&eacute;rente, qui seulement commen&ccedil;ait &agrave; trouver le discours bien long. Les conversations ne se g&ecirc;naient plus; des rires &eacute;touff&eacute;s partirent du coin o&ugrave; quelques amis s'&eacute;taient group&eacute;s autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle com&eacute;die ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du m&ecirc;me ordre que l'innocence de Jacqueline et la saintet&eacute; de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce d&eacute;cor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "int&eacute;grit&eacute; physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fid&eacute;lit&eacute; entre gens bien r&eacute;solus &agrave; prendre leur plaisir o&ugrave; il se trouvera ? Pourquoi l'appareil v&eacute;n&eacute;rable du mariage chr&eacute;tien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caract&egrave;res sp&eacute;cifiques qui furent la beaut&eacute; du mariage chr&eacute;tien ?... Que vaut une soci&eacute;t&eacute; o&ugrave; les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se r&eacute;forment pas ?"</p>
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+<p>L'&eacute;v&ecirc;que achevait son allocution en parlant de la post&eacute;rit&eacute; nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle &eacute;tait bien r&eacute;solue, la petite rousse v&ecirc;tue de blanc, il &eacute;tait bien r&eacute;solu, le d&eacute;florateur professionnel, &agrave; limiter leur post&eacute;rit&eacute;, apr&egrave;s l'avoir diff&eacute;r&eacute;e d'abord de quelques ann&eacute;es. Ils &eacute;taient r&eacute;solus &agrave; cela, comme &agrave; s'offrir leur premier caprice de sens, comme &agrave; se quitter par la porte commode du divorce d&egrave;s qu'ils auraient cess&eacute; de se plaire. F&eacute;condit&eacute;, fid&eacute;lit&eacute;, indissolubilit&eacute;, -- tout ce qui faisait nagu&egrave;re si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il &agrave; cette union de deux &ecirc;tres &eacute;go&iuml;stes, &agrave; la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en &eacute;veil, &agrave; l'&eacute;poux dress&eacute; au m&eacute;pris de la femme et de la famille ?</p>
+
+<p>Enfin le discours de l'&eacute;v&ecirc;que s'achevait dans des voeux de prosp&eacute;rit&eacute;. Toute la liturgie symbolique &eacute;volua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des &eacute;poux... Et quand ces "oui" furent prononc&eacute;s, quand l'&eacute;v&ecirc;que eut dit le <i>Ego autem marito vos in Spiritu sancto</i>, cette foule sceptique ou ath&eacute;e eut tout de m&ecirc;me la sensation que maintenant une chose nouvelle, une myst&eacute;rieuse alliance des &acirc;mes &eacute;tait r&eacute;alis&eacute;e, que Lestrange et Jacqueline &eacute;taient "mari&eacute;s", -- obscure croyance au sacrement, tiss&eacute;e dans les &acirc;mes par vingt si&egrave;cles de christianisme.</p>
+
+<p>La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des fr&ocirc;lements, recommenc&egrave;rent avec la messe et dur&egrave;rent autant qu'elle. La qu&ecirc;te fut un pr&eacute;texte &agrave; r&eacute;flexions et &agrave; sourires comme une entr&eacute;e de premiers sujets sur une sc&egrave;ne. Les deux gar&ccedil;ons d'honneur &eacute;taient des attach&eacute;s de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur &eacute;taient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main tra&icirc;nant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour &agrave; Paris, elle n'avait rien dit &agrave; personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'&eacute;tonnante com&eacute;dienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonn&eacute;e, ruin&eacute;e, condamn&eacute;e aux pires exp&eacute;dients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours &agrave; ce point qu'elle for&ccedil;ait l'admiration de ses pires ennemis, si &eacute;mouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'&eacute;motion sur les traits de la qu&ecirc;teuse; mais lui, l'instant d'apr&egrave;s, fl&eacute;chissait, tombait &agrave; genoux sur le prie-Dieu.</p>
+
+<p>Une voix dit, derri&egrave;re Hector:</p>
+
+<p>-- J'ai fait le tour de l'&eacute;glise. Etiennette n'est pas l&agrave;. L'as-tu aper&ccedil;ue ?</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait pr&egrave;s de son fr&egrave;re.</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander &agrave; Maud.</p>
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+<p>-- Oui, tout &agrave; l'heure, &agrave; la sacristie. &Ccedil;a va finir bient&ocirc;t, je suppose, cette f&ecirc;te de famille ?</p>
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+<p>-- Dans cinq minutes... Mais la s&eacute;ance &agrave; la sacristie sera longue.</p>
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+<p>Effectivement, le d&eacute;fil&eacute; fut interminable. Un long couloir coud&eacute;, fort obscur, conduisait &agrave; la petite pi&egrave;ce, vraie sacristie de province, o&ugrave; les nouveaux &eacute;poux, flanqu&eacute;s de leurs parents, &eacute;chang&egrave;rent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, gr&acirc;ce &agrave; l'obscurit&eacute; du corridor, on prit patience. Les amies s'&eacute;taient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations &agrave; deux sur ce ton pench&eacute; et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout &agrave; fait, traitant ce vestibule d'&eacute;glise comme une antichambre de bal, s'amusaient &agrave; des fr&ocirc;lements dont la presse de la foule &eacute;tait le pr&eacute;texte. Rothenhaus contait &agrave; Marthe de Reversier, en pr&eacute;sence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de si&egrave;cle", auquel il avait assist&eacute; la nuit m&ecirc;me, et o&ugrave;, entre autres divertissements, une fille nue avait &eacute;t&eacute; promen&eacute;e sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mim&eacute; sur la sc&egrave;ne la danse du ventre...</p>
+
+<p>-- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les &eacute;trangers &agrave; Paris. Il para&icirc;t que le parquet va s'en m&ecirc;ler... Je suis joliment content d'avoir vu &ccedil;a... C'&eacute;tait <i>colossal !</i></p>
+
+<p>Pr&egrave;s d'eux, Hector se tenait un peu &agrave; l'&eacute;cart, causant &agrave; voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses id&eacute;es sur le mariage.</p>
+
+<p>-- Oh ! moi, r&eacute;pliquait la petite, montrant l'&eacute;mail merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas press&eacute;e. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit !</p>
+
+<p>-- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres syst&egrave;mes que le lit pour deux. Avez-vous lu <i>la Physiologie</i> de Balzac ?</p>
+
+<p>-- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a ?... Je suis s&ucirc;re que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme &ccedil;a.</p>
+
+<p>L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait in&eacute;puisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de <i>la Physiologie du mariage</i> auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent am&eacute;ricain prononc&eacute;:</p>
+
+<p>-- C'est un syst&egrave;me toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche &agrave; la volont&eacute;. Vous connaissez pas ? Nous avons en Am&eacute;rique, beaucoup.</p>
+
+<p>-- Oh ! bien, gardez-les, r&eacute;pliqua Dora. &Ccedil;a c'est trop quaker, par exemple, trop Arm&eacute;e du Salut. C'est comme ces chemises de nuit...</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regard&egrave;rent en souriant.</p>
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+<p>-- Avan&ccedil;ons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches:</p>
+
+<p>-- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez &agrave; me faire dire des b&ecirc;tises devant le monde. A la fin, je me f&acirc;cherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis b&ecirc;te ?</p>
+
+<p>-- Voulez-vous que je vous dise ? r&eacute;pliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des b&ecirc;tises...</p>
+
+<p>-- Vrai ?</p>
+
+<p>Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse.</p>
+
+<p>-- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la vo&ucirc;te noire de la sacristie, il fr&ocirc;la la nuque brune d'un baiser qui fit doucement g&eacute;mir la petite cr&eacute;ole.</p>
+
+<br>
+<p>Maud, irrit&eacute;e par le ridicule bourgeois du d&eacute;fil&eacute;, avait vite laiss&eacute; sa soeur, sa m&egrave;re, Lestrange et les parents, et s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute;e dans une chapelle d&eacute;saffect&eacute;e, toute voisine, o&ugrave; Aaron vint aussit&ocirc;t la rejoindre. Elle le re&ccedil;ut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obs&eacute;quieux, aplati, essayait des privaut&eacute;s que Maud repoussait d&eacute;daigneusement.</p>
+
+<p>Il balbutiait, de sa voix lippue:</p>
+
+<p>-- Bien heureux... de cette c&eacute;r&eacute;monie... qui me permet d'esp&eacute;rer que j'aurai mon tour, bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inqui&eacute;tude:</p>
+
+<p>-- Vous n'avez pas chang&eacute; d'avis, au moins ?</p>
+
+<p>Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise.</p>
+
+<p>Maud r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>-- Je vous ai dit que j'acceptais le march&eacute;.</p>
+
+<p>Il baissa la t&ecirc;te sous ce mot. Puis, avec volubilit&eacute;, assourdissant sa voix:</p>
+
+<p>-- Les derni&egrave;res traites ont &eacute;t&eacute; r&eacute;gl&eacute;es ce matin. Quant &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai sign&eacute; le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant.</p>
+
+<p>-- Eh bien ! r&eacute;pliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma m&egrave;re et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant.</p>
+
+<p>Il ob&eacute;it, et sortit, tout de suite redress&eacute; et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter &agrave; sa suite cette menace, pouss&eacute;e &agrave; ses l&egrave;vres par le d&eacute;go&ucirc;t et la col&egrave;re:</p>
+
+<p>"Va, mis&eacute;rable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !"</p>
+
+<p>Elle se ma&icirc;trisa aussit&ocirc;t, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait:</p>
+
+<p>-- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle.</p>
+
+<p>-- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ?</p>
+
+<p>-- Non. Elle a re&ccedil;u une lettre ce matin, au moment o&ugrave; nous nous disposions &agrave; sortir. Elle a d&ucirc; aller o&ugrave; on la mandait.</p>
+
+<p>-- Une lettre de qui ?</p>
+
+<p>-- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme.</p>
+
+<p>Le Tessier, rassur&eacute;, lui baisa la main. Maud ne disait la v&eacute;rit&eacute; qu'&agrave; demi. Etiennette avait bien re&ccedil;u ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre &eacute;tait de Suzanne, qui se trouvait &agrave; Paris sans que sa soeur s'en dout&acirc;t.</p>
+
+<p>Peu &agrave; peu, la sacristie s'&eacute;tait vid&eacute;e; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud.</p>
+
+<p>-- Ouf ! fit la mari&eacute;e... Quelle corv&eacute;e... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait gu&egrave;re de femmes infid&egrave;les.</p>
+
+<p>Hector Le Tessier s'approcha discr&egrave;tement de Maud:</p>
+
+<p>-- <i>Il</i> veut vous parler, lui dit-il &agrave; l'oreille.</p>
+
+<p>Elle devint p&acirc;le, d'une p&acirc;leur de col&egrave;re, point de peur:</p>
+
+<p>-- Qui, <i>il</i> ? Julien ?</p>
+
+<p>-- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend &agrave; l'entr&eacute;e du corridor.</p>
+
+<p>-- Bien, j'y vais.</p>
+
+<p>Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur.</p>
+
+<p>-- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant.</p>
+
+<p>Il avait la voix bris&eacute;e, et ses dents claquaient de mis&egrave;re.</p>
+
+<p>-- &Eacute;coute, r&eacute;pliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus &agrave; toi, jamais, jamais, parce que tu as manqu&eacute; &agrave; ta parole et que tu as &eacute;t&eacute; l&acirc;che. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la ma&icirc;tresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en !</p>
+
+<p>Il supplia:</p>
+
+<p>-- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer.</p>
+
+<p>Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait nagu&egrave;re: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>-- Eh bien ! tue-toi !</p>
+
+<p>. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p>L'heure d'apr&egrave;s, on lunchait dans le hall de l'avenue Kl&eacute;ber, par&eacute; de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derri&egrave;re le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne &agrave; la recherche d'Etiennette. Mais Hector &eacute;tait l&agrave;; isol&eacute; dans l'encadrement d'une fen&ecirc;tre, il regardait s'agiter sous la franche lumi&egrave;re que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observ&eacute;s d&eacute;j&agrave;. Et, silencieux, ne se m&ecirc;lant plus aux groupes, il r&eacute;fl&eacute;chissait; des gouttes d'amertume se m&ecirc;laient au miel de son espoir.</p>
+
+<p>"Dire que j'ai aim&eacute; ce monde, que j'ai go&ucirc;t&eacute; l'esprit de ces hommes, que j'ai souhait&eacute; ces femmes..."</p>
+
+<p>Vingt ans ! les premiers bals, l'&eacute;moi de myst&egrave;re que lui avait caus&eacute; la Parisienne, l'admiration stup&eacute;faite et timide devant les beaut&eacute;s class&eacute;es et les gens c&eacute;l&egrave;bres ! Puis l'habitude, le d&eacute;senchantement venaient avec les ann&eacute;es, avec tant de bals, de soir&eacute;es, de premi&egrave;res, o&ugrave; il s'&eacute;tait imbib&eacute; de la m&ecirc;me atmosph&egrave;re. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beaut&eacute; des femmes, tout cela n'est gu&egrave;re, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil &agrave; ces jeunes hommes, il avait cherch&eacute; le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle m&ecirc;me de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora pass&acirc;t ses apr&egrave;s-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac cour&ucirc;t aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres qu&ecirc;tassent dans la soci&eacute;t&eacute; des hommes des &eacute;nervements st&eacute;riles, il ne lui importait gu&egrave;re ! Si la chute d'une vierge, provoqu&eacute;e par la passion, est un drame d'&acirc;me vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment &eacute;tait une &acirc;me, Maud, notre beau sphinx, renonce &agrave; son &eacute;nigme, et la prostitution la guette, <i>comme les autres !</i>" Oui, la prostitution. C'&eacute;tait elle diversement d&eacute;guis&eacute;e, qui guettait les demi-vierges &agrave; un tournant de la vie. Avant ou apr&egrave;s le mariage, pis-aller de la d&eacute;laiss&eacute;e, revanche de la mal mari&eacute;e... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait &agrave; Hector dans un m&eacute;canisme simple, in&eacute;vitable. "Car si l'abn&eacute;gation command&eacute;e par l'&Eacute;glise, et naturellement enclose dans la tendresse sinc&egrave;re des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira &agrave; l'antinomie de l'affection et des int&eacute;r&ecirc;ts, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la r&eacute;soudre."</p>
+
+<p>Un amer d&eacute;go&ucirc;t lui monta, suscit&eacute; par ces pens&eacute;es... L'orchestre avait beau &eacute;parpiller la gaiet&eacute; sautillante des <i>peteneras</i>, et les femmes sourire, et les hommes les entra&icirc;ner dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait &agrave; ses yeux la pierre du s&eacute;pulcre o&ugrave; lentement, insoucieusement, descendait cette soci&eacute;t&eacute; pourrie, condamn&eacute;e &agrave; mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tu&eacute; le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: <i>jam foetet</i>." Et voici que l'envie vint subitement &agrave; Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussi&egrave;re aux semelles de ses souliers. Du m&ecirc;me coup, il entrevit l'asile, la terre de Chald&eacute;e: un coin de province, le plus myst&eacute;rieux, le plus secret, o&ugrave;, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une &acirc;me chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer.</p>
+
+<p>Sans prendre cong&eacute; de personne, comme on se sauve d'une salle de th&eacute;&acirc;tre menac&eacute;e par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kl&eacute;ber, bien des fois gravi avec sa gaiet&eacute; souriante de sceptique f&eacute;minisant. Il pensait:</p>
+
+<p>"Voil&agrave; des marches que je ne remonterai jamais."</p>
+
+<br>
+<p>Lui parti, la f&ecirc;te continua quelque temps encore. Elle s'achevait, r&eacute;duite aux danses de quelques enrag&eacute;s, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens.</p>
+
+<p>-- Mlle Etiennette demande Mademoiselle.</p>
+
+<p>Maud la rejoignit dans la chambre o&ugrave; elle habitait, pr&egrave;s d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie:</p>
+
+<p>-- Oh ! ch&eacute;rie !... ch&eacute;rie !... Comme j'ai du chagrin !</p>
+
+<p>Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'&acirc;me, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa sant&eacute; m&ecirc;me, un peu de nostalgie de l'absolue int&eacute;grit&eacute; physique qu'elle avait su garder.</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ?</p>
+
+<p>-- Oh ! non... non ! Pis que &ccedil;a !...</p>
+
+<p>Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque &agrave; la fois: le bal-orgie de la veille, la fille gris&eacute;e, montr&eacute;e nue, palp&eacute;e par cinq cents hommes en folie, et la plainte port&eacute;e le lendemain, et l'arrestation, et le scandale d&eacute;j&agrave;, dans les feuilles du boulevard.</p>
+
+<p>-- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout &agrave; la fois... Ma soeur, ma m&egrave;re... et m&ecirc;me mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le pass&eacute; de Suzon, nommait Mathilde Duroy, d&eacute;signait sous des initiales transparentes feu le d&eacute;put&eacute; Asquin.</p>
+
+<p>-- Mais toi, murmura Maud sinc&egrave;rement compatissante, on ne te nomme pas ?</p>
+
+<p>-- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'int&eacute;resse personne. Mon cher r&ecirc;ve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul !</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait sinc&egrave;re. Son pire chagrin, c'&eacute;tait la souffrance de l'homme qui l'aimait.</p>
+
+<p>Maud chercha l'offrande d'une consolation:</p>
+
+<p>-- Paul t'aime trop pour &ecirc;tre influenc&eacute; par des &eacute;v&eacute;nements dont tu n'es pas responsable.</p>
+
+<p>-- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de m&ecirc;me impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire &agrave; Paul ! Oh ! cela, jamais.</p>
+
+<p>Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement:</p>
+
+<p>-- Que vas-tu faire ?</p>
+
+<p>-- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai.</p>
+
+<p>-- Voyons ! fit Maud haussant les &eacute;paules, tout cela est tr&egrave;s ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en &ecirc;tes emp&ecirc;ch&eacute;s par des &eacute;v&eacute;nements o&ugrave; il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra o&ugrave; Paul laissera ses fonctions officielles, le S&eacute;nat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-l&agrave;, aimez-vous !</p>
+
+<p>Etiennette secouait la t&ecirc;te obstin&eacute;ment:</p>
+
+<p>-- Non. Ce que tu dis est tr&egrave;s raisonnable, c'est m&ecirc;me tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'&eacute;pousera lorsqu'il aura r&eacute;sign&eacute; ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-l&agrave;, je ne veux pas, non, je ne veux pas &ecirc;tre sa ma&icirc;tresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'apr&egrave;s je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse.</p>
+
+<p>Elles rest&egrave;rent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience d&eacute;sorient&eacute;e, dociles simplement &agrave; l'impulsion de leur temp&eacute;rament.</p>
+
+<p>-- Et comment vivras-tu, pauvre aim&eacute;e ? demanda Maud.</p>
+
+<p>Etiennette sourit, des larmes encore aux paupi&egrave;res:</p>
+
+<p>-- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en f&eacute;vrier, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois pass&eacute;s, seulement, et que d'&eacute;v&eacute;nements depuis, que de changements dans nos vies !...</p>
+
+<p>Elles retomb&egrave;rent dans les bras l'une de l'autre, &agrave; ce rappel de leur amiti&eacute; renou&eacute;e. Pour la premi&egrave;re fois peut-&ecirc;tre, dans l'&eacute;treinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du pass&eacute;, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud m&ecirc;la ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy.<br>
+<br>
+<br>
+<br>
+<br>
+<i>28 mai, 4 heures</i>.</p>
+
+<p>"Maud, je t'ob&eacute;is. Je vais me tuer. Aussi bien, ma r&eacute;solution est prise depuis le jour o&ugrave; tu m'as si rudement cong&eacute;di&eacute;, &agrave; Chamblais. Si j'ai tard&eacute; &agrave; l'ex&eacute;cuter, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni m&ecirc;me que j'aie esp&eacute;r&eacute; te fl&eacute;chir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand m&ecirc;me, pour te parler.</p>
+
+<p>"Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment o&ugrave; je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment o&ugrave; je t'ai rencontr&eacute;e. Vois-tu, juste avant de mourir, j'aper&ccedil;ois clairement la v&eacute;rit&eacute; qui se cachait de moi en pleine vie: je n'&eacute;tais point fait pour les luttes o&ugrave; tu voulais m'entra&icirc;ner. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient &agrave; pr&eacute;sent et me ressaisit. J'&eacute;tais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fid&egrave;lement, toujours.</p>
+
+<p>"Tu ne veux plus de moi; je g&ecirc;ne ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement &agrave; moi avec amiti&eacute;, plus tard, pour prix de ma prompte ob&eacute;issance au dernier ordre que j'ai re&ccedil;u de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au del&agrave; de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta m&eacute;moire que tu m'as aim&eacute;. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert !</p>
+
+<p>"Moi, le temps o&ugrave; tu m'as aim&eacute; fut &agrave; ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgr&eacute; mon agonie pr&eacute;sente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud ch&eacute;rie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, &agrave; des minutes rares, l'abandon de toi-m&ecirc;me, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis &agrave; toute heure, et chaque fois cela me para&icirc;t si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir.</p>
+
+<p>"Mais quand je pense que demain tu seras &agrave; un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussit&ocirc;t d&eacute;sirable. Voil&agrave; pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgr&eacute; l'horreur de l'inconnu qui est au del&agrave;. Car cet au-del&agrave;, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes tromp&eacute;s, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons m&eacute;rit&eacute; d'&ecirc;tre punis. Je demande que la punition me frappe seul !</p>
+
+<p>"Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout &agrave; toi... A l'heure o&ugrave; je me tuerai, tout &agrave; l'heure, je penserai &agrave; tes l&egrave;vres, &agrave; tes yeux, &agrave; l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai &agrave; toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime."</p>
+
+<p>"JULIEN."</p>
+
+<br>
+<h2>VI</h2>
+
+<br>
+
+
+<p>L'automne commen&ccedil;ait, de cette m&ecirc;me ann&eacute;e 1893, quand Paul Le Tessier se rendit &agrave; V&eacute;zeris, mand&eacute; par son fr&egrave;re pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector &eacute;tait lui-m&ecirc;me &agrave; V&eacute;zeris: c'&eacute;tait, depuis les &eacute;v&eacute;nements du dernier printemps, le second s&eacute;jour qu'il y faisait.</p>
+
+<p>Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; &agrave; chaque tournant de route on croisait des chariots charg&eacute;s de "comportes" pleines, tra&icirc;n&eacute;s par deux boeufs conjug&eacute;s.</p>
+
+<p>Le domaine de V&eacute;zeris &eacute;tend ses amples d&eacute;pendances entre le village de ce nom, la rivi&egrave;re de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette rivi&egrave;re, qui traverse le parc du ch&acirc;teau. Celui-ci est une construction Louis XIII &agrave; deux &eacute;tages, entourant une veste cour, o&ugrave; donne acc&egrave;s une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement d&eacute;bordants, son perron en trap&egrave;ze, les baies &agrave; meneaux de la fa&ccedil;ade. A droite et &agrave; gauche sont les communs et les &eacute;curies.</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur fur re&ccedil;u par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chauss&eacute;e. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'anc&ecirc;tre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la gr&acirc;ce singuli&egrave;re et l'autorit&eacute; que donne une longue ascendance d'aristocratie. &nbsp;Les deuils faisaient tr&ecirc;ve: elle et Jeanne &eacute;gayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapport&eacute; de Paris et, depuis, continu&eacute; sous les conseils d'Hector les traditions d'un go&ucirc;t plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas alt&eacute;rer ce que son fianc&eacute; appelait en souriant "son type de petite Vend&eacute;enne". Quant &agrave; Maxime, sa figure avait peu chang&eacute;. Ses cheveux grisonnaient &agrave; peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix ann&eacute;es: &agrave; l'expression des yeux, peut-&ecirc;tre, des l&egrave;vres, de ces plis du visage qui &nbsp;traduisent malgr&eacute; nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creus&eacute; par le chagrin.</p>
+
+<p>D&egrave;s que le d&eacute;jeuner fut termin&eacute;, on partit &agrave; pied pour visiter la propri&eacute;t&eacute;. Mme de Chantel resta &agrave; la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. V&ecirc;tue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille &eacute;troite, coiff&eacute;e d'un de ces petits chapeaux de paille &agrave; fond de toile cir&eacute;e qui furent &agrave; la mode cette ann&eacute;e-l&agrave;, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit &agrave; son fr&egrave;re:</p>
+
+<p>-- Elle a joliment embelli. L'as-tu transform&eacute;e aussi au moral ?</p>
+
+<p>-- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la ch&egrave;re petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voil&agrave; tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ?</p>
+
+<p>Paul secoua tristement la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>-- Rien de nouveau... Une enfant but&eacute;e &agrave; sa r&eacute;sistance... Rien ne peut l'en d&eacute;tourner. Insister ? je n'ose m&ecirc;me pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais bais&eacute; que les joues et le front.</p>
+
+<p>-- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus.</p>
+
+<p>-- Elle est finie !... par l'h&ocirc;pital o&ugrave; cette malheureuse ach&egrave;ve de mourir.</p>
+
+<p>Hector lui prit le bras et le serra affectueusement:</p>
+
+<p>-- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gr&eacute; &agrave; cette ch&egrave;re petite Etiennette de t'avoir r&eacute;sist&eacute; pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entich&eacute; de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les ann&eacute;es de transformation, les sages doivent se r&eacute;server un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls d&eacute;m&eacute;nagent sans avoir arr&ecirc;t&eacute; leur nouveau g&icirc;te.</p>
+
+<p>Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule bois&eacute;, et l&agrave;, attendaient leurs h&ocirc;tes. Quand ils furent tout proches, elle dit &agrave; Hector:</p>
+
+<p>-- Montrez ceci en d&eacute;tail &agrave; M. Paul, afin qu'il aime mon pays.</p>
+
+<p>Et ses yeux, illumin&eacute;s de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient &agrave; Hector: "C'est &agrave; votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul ma&icirc;tre, je veux que mon pays soit aim&eacute;."</p>
+
+<p>Le site qu'ils avaient &agrave; leurs pieds, c'&eacute;tait un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, sp&eacute;cial au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'&agrave; la longue. Maxime le d&eacute;taillait &agrave; Paul :</p>
+
+<p>-- La rivi&egrave;re qui borde si joliment le coteau, tourne &agrave; angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le c&ocirc;t&eacute; sud de notre propri&eacute;t&eacute; apr&egrave;s ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravag&eacute; par la guerre et les si&egrave;ges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons.</p>
+
+<p>-- Reste-t-il des d&eacute;bris des vieilles d&eacute;fenses ? demanda Paul.</p>
+
+<p>-- Vous verrez... De grosses pierres m&eacute;connaissables. On ne sait plus.</p>
+
+<p>Il parlait avec s&eacute;r&eacute;nit&eacute;, sans joie, sans gaiet&eacute;, ne riant jamais, rentr&eacute; dans sa vie avec une telle volont&eacute; de silence sur le pass&eacute;, qu'elle imposait la discr&eacute;tion &agrave; ceux m&ecirc;mes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ing&eacute;nument; ni elle ni sa m&egrave;re n'avaient os&eacute; l'interroger, ni m&ecirc;me lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin.</p>
+
+<p>-- Nous avons quitt&eacute; Paris d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a command&eacute; de rentrer &agrave; V&eacute;zeris, nous lui avons ob&eacute;i. Oh ! nous avons pass&eacute; de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant !</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un silence, elle demanda:</p>
+
+<p>-- Est-ce qu'<i>elle</i> est mari&eacute;e ?...</p>
+
+<p>-- Non, r&eacute;pliqua Le Tessier... Peut-&ecirc;tre un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la soci&eacute;t&eacute;. Il ne faut plus parler d'elle.</p>
+
+<p>-- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris.</p>
+
+<p>Pourtant, ayant r&eacute;fl&eacute;chi quelques instants, elle ajouta:</p>
+
+<p>-- Pauvre femme !</p>
+
+<p>Ils atteignaient le village d'Azay. C'&eacute;tait l'heure du repos m&eacute;ridien des hommes et des femmes qui avaient travaill&eacute; &agrave; la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux l&egrave;vres, en cette griserie particuli&egrave;re o&ugrave; la cueillette du raisin met les paysans.</p>
+
+<p>Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit:</p>
+
+<p>-- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du ch&acirc;teau. La l&eacute;gende conte que mille hommes furent br&ucirc;l&eacute;s avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des l&eacute;gumes autour de ces vestiges. M&ecirc;me la terre y est meilleure, peut-&ecirc;tre &agrave; cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilis&eacute;e.</p>
+
+<p>Un paysan passait, tr&egrave;s vieux, la taille d&eacute;vi&eacute;e par le travail du sillon, la face embras&eacute;e de soleil. Maxime l'appela:</p>
+
+<p>-- N'est-ce pas, p&egrave;re Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du ch&acirc;teau ?</p>
+
+<p>-- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu l&agrave;, aut'fois, <i>devant la R&eacute;volution</i>.</p>
+
+<p>Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraiss&eacute;e par du sang. La vaste &eacute;tendue qui avait &eacute;t&eacute; le th&eacute;&acirc;tre de ces tueries l&eacute;gendaires s'apaisait, retourn&eacute;e par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes r&eacute;guli&egrave;res de l'ann&eacute;e, aux semailles et aux r&eacute;coltes, aux bl&eacute;s d'ambre, aux vignes pourpr&eacute;es; -- le petit village, une fois travers&eacute; par la guerre, rentrait d'ann&eacute;e en ann&eacute;e plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom.</p>
+
+<p>Jeanne souriait &agrave; cette terre f&eacute;conde, &agrave; ce soleil, &agrave; l'avenir, oubliant dans l'&eacute;go&iuml;sme de son propre bonheur, et les r&eacute;centes mis&egrave;res de ceux qu'elle aimait et le pass&eacute; tragique du pays natal.</p>
+
+<p>Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isol&eacute; par son r&ecirc;ve, devin&egrave;rent ce r&ecirc;ve: un instant, leur coeur fraternel battit &agrave; l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'&acirc;me humaine d&eacute;vast&eacute;e, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ?</p>
+
+<p><i>La Roche, 1893-1894</i>.</p>
+
+<p><br>
+
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+
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+
+<pre>
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+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prévost
+
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+The Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prevost
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+
+Title: Les Demi-Vierges
+
+Author: Marcel Prevost
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+Release Date: March 28, 2004 [EBook #11747]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ASCII
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
+
+
+
+
+This Etext was prepared by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer,
+http://digibooks.ibelgique.com/
+
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+
+Marcel Prevost
+
+Les Demi-Vierges
+
+
+Preface
+
+
+_Pendant que cette etude paraissait dans un magazine parisien, quelques-unes des personnes qui voulaient bien en suivre la lecture me presenterent deux objections "sur le fond", comme on dit au Palais, qui me toucherent vivement. Les voici, aussi nettement formulees qu'il m'est possible:_
+
+_1 deg. Vous peignez, sous ce nom de Demi-Vierges, une certaine categorie de jeunes filles, une minorite, evidemment. Le danger d'une observation pratiquee sur une minorite, c'est que la distraction ou la misanthropie du lecteur l'etende imprudemment a la majorite. Vous avez pu tomber sur un lambeau phylloxere d'une vigne saine._
+
+_2 deg. Meme si cette contamination est reelle, meme si elle a quelque etendue, doit-on la publier ? Elle n'atteint, dites-vous, qu'une minorite. Le respect de la jeune fille, parmi tant de respects abolis, nous reste a peu pres intact. Pourquoi s'acharner a le detruire, accroitre le gachis social ou nous vivons?_
+
+
+
+_De ces deux objections, la premiere surtout a quelque force._
+
+_Mais il me semble que c'est aussi y repondre que de prevenir le lecteur, de le mettre en garde contre une generalisation temeraire, -- de circonscrire, de definir aussi exactement qu'il se peut le coin de monde auquel l'observation s'est appliquee._
+
+_Ce n'est pas, en effet, du monde tout court que j'ai parle, mais seulement du monde oisif et jouisseur, plus specialement Parisien, ou du moins ayant une part importance de sa vie a Paris: monde aux vagues limites, contigu par quelques points au pays de Cosmopolis, ailleurs baigne par les eaux cythereennes, mais touchant aussi, par de longues frontieres, sans cesse franchies, a la bourgeoisie riche, a l'aristocratie qui s'amuse. Les caracteristiques de ce monde? C'est que les idees religieuses et morales n'y sont jamais des idees_ directrices._ On n'y approuve, on n'y condamne point au nom d'un principe superieur, infaillible, mais au nom des_ convenances_, de l'opinion des contemporains. Autre signe: il y est admis qu'une jeune fille se divertisse dans la societe des hommes._
+
+_Tel est, a mon sens, le monde restreint ou le type de la demi-vierge se rencontre autrement qu'a l'etat d'exception. La generalisation serait donc vraiment par trop simpliste qui dirait:_
+
+"Toutes _les jeunes filles du monde a Paris sont des demi-vierges..." puis: "Toutes les jeunes filles Parisiennes;" puis enfin: "Toutes les jeunes filles francaises."_
+
+_Pour les jeunes filles francaises, l'injustice serait d'autant plus forte que la demi-vierge est un type bien plus repandu a l'etranger qu'en France: je ne serais meme pas surpris qu'elle fut chez nous une importation. Le flirt est "Anglo-Saxon", et l'on aura beau enguirlander le mot de toute l'innocence et de toute la poesie qu'on voudra, nous avons la verite sur le_ flirt._ Nulle part moins qu'en France il n'y a de demi-vierges.
+
+
+
+_Reste la seconde objection. Puisque, somme toute, il s'agit, meme dans le monde Parisien, d'une minorite, quel besoin de publier cette misere? N'y a-t-il pas plus de danger a la divulguer d'a la tenir secrete?_
+
+_Non; parce que le mal tend a s'accroitre, et s'accroit rapidement. Cela est hors de doute et il n'en saurait etre autrement, car les moeurs du monde oisif et jouisseur deviennent de plus en plus les moeurs de tout le monde, et la plus simple bourgeoisie commence a se modeler sur lui. Or, rien n'est plus contagieux que le "genre" demi-vierge. La demi-vierge traverse la vie pimpante, elegante, fetee: elle concourt avec la jeune femme et lui dispute ses courtisans avec l'avantage insolent de sa verdeur et de sa nouveaute. Pour la fillette d'honnete bourgeoisie, la demi-vierge exerce la fascination du viveur sur le collegien._
+
+_Et c'est pour cela qu'il importe de dire aux meres: "Si vous n'avez pas le courage, vous dont les filles grandissent, de vivre exclusivement pour les elever et les conduire, intactes de coeur et de corps, au mariage, c'est-a-dire de recommencer, pour elles,_ a vivre de la vie des jeunes filles, _de grace, ne les associez pas a votre vie mondaine, ne les habituez pas a vivre comme des femmes. Mariez-les jeunes, mais excluez-les du monde jusqu'au mariage. Rien ne vaut, certes, comme milieu d'education, la famille serieuse; neanmoins un pensionnat bien dirige vaut toujours mieux que la famille oisive, ouverte a tous les livres, a tous les passants... -- Mais il faut leur apprendre la vie!_
+
+_-- Non, madame. Il faut leur apprendre le devoir, l'honneur, la resignation. Croyez-vous serieusement qu'une jeune fille soit bien armee contre les epreuves de la vie parce qu'elle est renseignee comme un carabin sur certains mysteres? Nous sommes renseignes, nous autres, et cela ne nous empeche pas de faire parfois de sots mariages."_
+
+_Et puis, ceci est la grande et profonde raison, le mariage chretien, qui est le notre jusqu'a nouvel ordre, n'est-ce pas ? est fonde sur la conception de virginite, de l'integrite absolue de l'epousee. (Le remariage est hors de cause: la femme chretienne qui se remarie est censee avoir fait l'apprentissage de ses devoirs.) Entre la conception chretienne du mariage et le type de la demi-vierge, il y a donc antinomie irreductible. Or l'education moderne des jeunes filles tend de plus en plus a developper le type demi-vierge. Il faut donc changer l'education de la jeune fille, -- cela presse ! -- ou bien le mariage chretien perira. Voila, en deux lignes, le resume de mon opinion._
+
+
+
+_Je n'ajoute qu'un mot. Ayant raconte les moeurs d'un milieu perverti, j'affirme que j'ai fait tous mes efforts pour ne dire que ce qui me paraissait indispensable. Je m'alarmerais peu de la pudeur, ecrite ou parlee, assez inintelligente pour me quereller. "Le reproche d'immoralite, a dit Balzac, qui n'a jamais failli a l'ecrivain courageux, est le dernier qui reste a faire quand on n'a plus rien a dire a un poete. Si vous etes vrai dans vos peintures, on vous jette le mot immoral a la face. Cette manoeuvre est la honte de ceux qui l'emploient."_
+
+Marcel Prevost.
+
+
+
+LES DEMI-VIERGES
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+
+I
+
+
+Tandis que Maud s'asseyait devant le bureau du petit salon et ecrivait vivement un telegramme bleu, sa mere, Mme de Rouvre, etendue tout pres d'elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosee de rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit a lire.
+
+Le bureau -- trop bas pour la longue taille de Maud -- etait un de ces meubles en acajou fonce, bizarres et commodes, que Londres fabrique et que Paris commence a adopter. De meme, l'ameublement du petit salon et de l'autre, beaucoup plus vaste, qu'on apercevait par l'ouverture d'une grande baie, sans rideaux, portait l'empreinte de ce gout d'outre-Manche, amusant et un peu faux, ou se refugie l'elegance moderne, blasee, pour les avoir trop vus, sur les purs et delicieux styles francais du siecle dernier. C'etaient des chaises en batons courbes, laquees de blanc ou de vert pale, des fauteuils larges a l'exces, en acajou marquete de bois des iles, pourvus, au lieu des moelleux oreillers de plume et de soie, de simples coussins plats en maroquin. Les tentures, les portieres laissaient tomber des frises leurs plis droits de corah monochrome, de crepe leger a grandes fleurs orangees, mauves ou glauques. Un feutre ras, d'un ton mousse tirant sur le jaune, etendait par terre une sorte de pelouse unie, -- le gazon fraichement tondu d'un parc britannique.
+
+Et l'appartement, comme sa decoration, temoignait d'un gout resolu de modernite, informe des commodes d'hier, decide a les utiliser. C'etait le second etage d'une de ces colossales maisons dont un architecte parisien a dote recemment plusieurs avenues voisines de l'Arc de Triomphe. Celui-ci donnait avenue Kleber, tout pres de la place de l'Etoile: quinze fenetres de facade, la superficie d'un vaste hotel, en plain-pied. Chacune des trois habitantes (Mme de Rouvre divorcee, puis veuve, vivait avec ses deux filles, Maud et Jacqueline) y avait son chez-soi independant, ouvrant sur la longue galerie parallele a la facade. Les jours de bal, un immense hall mobile, occupant toute la cour interieure de la maison, se montait a l'aide d'ascenseurs au niveau de chaque etage et en doublait l'etendue.
+
+Maud de Rouvre ne deparait point ce cadre, dont elle avait voulu et combine la moderne elegance. Malgre des hanches rondes et un buste epanoui, elle paraissait mince par la longueur flexible de sa taille, la grace tombante des epaules, la petitesse de la tete pale, couronnee de cheveux bruns, mais d'un brun rare, point nommable, comme un tissu d'or qu'on aurait bruni et qui laisserait transparaitre, sous la patine, le roux lumineux du metal. Ces lourds cheveux bruns, releves a la japonaise, decouvraient un front etroit, souligne par les sourcils nets comme un trait de pinceau, par les yeux mediocrement grands, mais d'un eclat bleu incomparable; et le nez encore etait charmant, mince d'en haut, elargi aux narines, avec ce leger relevement de la pointe qui donne au visage un air de mutinerie hautaine, et decide, au Conservatoire, la vocation des grandes coquettes. Seule, la bouche rompait un peu l'harmonie des traits: petite, meublee de dents merveilleuses, mais plutot arrondie que fendue, avec des levres ou un medecin curieux de stigmates degenerescents eut note les plis verticaux, a peine perceptibles. Et il eut sans doute rapproche cet indice de la forme des mignonnes oreilles qui, par en bas, s'attachaient a la tete presque sans lobe.
+
+Mais qui sait ? Peut-etre ces legeres inharmonies, rompant la monotonie de la beaute feminine convenue, sont-elles l'attirance suggestive, l'appat de mystere par quoi de telles femmes deviennent les plus dangereusement aimees. Celle-ci, penchee sur le _blotter_ de maroquin, couvrant d'une longue ecriture rapide le carre de papier, fixait invinciblement le regard, qui eut glisse peut-etre, avec indifference, sur des formes et des traits plus classiques. Sa simple robe de crepe gris, a ceinture de faille, sans un volant, sans un bijou; ses mains longues, nues de bagues; la fraicheur de camelia de sa peau, et on ne savait quoi d'indecis dans le dessin des bras et l'attache du cou, la montraient jeune fille encore, -- non plus fillette, mais la vingtieme annee a peine franchie... Et les hanches larges, et le corsage mur, et les yeux aux prunelles fixes qu'elle levait maintenant du papier, mordillant les barbes de sa plume, le front barre d'une ride par la recherche d'un mot rebelle, -- encore on ne savait quoi de definitif, d'acheve, d'un peu desabuse meme dans l'attitude, dans le regard, eussent fait hesiter et demander: "Est-elle femme ?" De vrai, suivant les jours, suivant ses toilettes, elle s'entendait appeler "Mademoiselle" ou "Madame" dans les magasins ou, depuis longtemps, son coupe la menait presque toujours seule, Mme de Rouvre aggravant de rhumatismes chroniques son indolence naturelle de creole.
+
+Rien ne ressemblait moins a Maud que cette pauvre mere valetudinaire, en ce moment etendue sur la chaise longue, le visage angoisse" par les coups de lance intermittents de son mal, -- et ne lisant plus son Tauchnitz tombe de ses mains sur le tapis. Elvira Hernandez avait ete belle pourtant, des miniatures de sa jeunesse en temoignaient, au temps ou Francois de Rouvre, gentilhomme girondin en quete de fortune, debarque a Cuba, vers 1868, s'en faisait aimer et l'epousait, trouvant ainsi, du premier coup, la riche aventure qu'il venait chercher. De cette beaute, nulle trace ne demeurait a present, dans ce corps reduit par l'arthritisme, ni dans ce visage incroyablement plisse, bouffi, ravine, comme bouilli, qu'elle poudrait outrageusement, ce qui achevait l'apparence de duegne a laquelle peu d'Espagnoles echappent, la quarantaine venue. Dechue de sa grace, il lui demeurait, au milieu meme des souffrances, la frivolite, l'insoucieux optimisme de la jeunesse, avec un gout persistant de la parure, des chiffons voyants, des gros bijoux d'or et des pierres colorees, et il fallait l'autorite despotique de Maud pour l'empecher de vetir encore, les jours de promenade, les toilettes de perruche qu'elle se commandait en cachette. Au contraire, quand les rhumatismes la tenaient, elle se negligeait a l'exces, gardait jusqu'au soir le vetement mis au sortir du lit. Aujourd'hui, par exemple, bien que ce fut mardi, son jour de reception, elle trainait encore, a deux heures apres midi, roulee dans une vieille robe de chambre brune a rubans havane, point peignee, point lavee, sous la farine qui lui blanchissait les joues.
+
+
+Maud achevait son telegramme, le signait, le datait, -- 4 fevrier 1893; -- puis, mouillant legerement son doigt, elle le passait sur la lisiere gommee, et tracait l'adresse.
+
+-- A qui ecris-tu ? demanda la mere.
+
+-- A Aaron. Il passe toute l'apres-midi a son bureau; j'envoie le "bleu" au Comptoir catholique.
+
+Mme de Rouvre se tourna sur sa chaise en geignant:
+
+-- Et qu'est-ce que tu lui veux, a ce vilain bonhomme ?
+
+-- Je veux une loge a l'Opera, demain, pour la premiere... Je lui dis de l'apporter ce soir. Je l'ai si mal recu mardi dernier qu'il n'ose plus se montrer. Mon petit billet reparera tout, et nous le verrons arriver a cinq heures, faisant des graces.
+
+Maud garda quelque temps le telegramme dans ses doigts, jouant avec. Elle reprit:
+
+-- Directeur du Comptoir catholique, cela sonnera bien pour les Chantel.
+
+Mme de Rouvre se recria:
+
+-- Pour les Chantel ! je pense que nous n'avons pas besoin de leur montrer ce personnage, faux Alsacien, faux catholique, qui exploite les cures, les bonnes soeurs, les communautes religieuses, et se permet de dire partout qu'il est amoureux de toi, comme si une demoiselle de Rouvre etait pour un usurier francfortais, et marie, encore ! Mme de Chantel, pour la premiere fois ou elle met les pieds ici, y trouvera mieux que ca... Nos mardis sont assez suivis !
+
+Maud laissait parler sa mere avec un sourire moitie triste, moitie ironique.
+
+-- Oui, tres suivis, murmura-t-elle. Un peu trop de gens de ministere seulement; trop de monde des receptions ouvertes. Des attaches de cabinet comme Lestrange, des secretaires deputes comme Julien, le residu des relations de cercle de papa, et nos connaissances de villes d'eaux; ce n'est pas ca qui impressionnera des gens de vieille roche comme Maxime et sa mere.
+
+-- Et Mme Ucelli ?
+
+-- Oh ! celle-la !
+
+-- Comment, celle-la ? l'amie de la duchesse de la Spezzia ?...
+
+-- Justement, interrompit la jeune fille. Cela se dit un peu trop. Si elle rencontre ici les Chantel, il ne faudra pas parler de la duchesse de la Spezzia.
+
+-- Penses-tu que nous aurons les deux Le Tessier? demanda Mme de Rouvre apres un silence.
+
+-- Paul, ce n'est pas sur; il y a aujourd'hui une discussion importante au Senat sur le privilege de la Banque de France; il doit parler. Mais Hector viendra certainement, comme tout les mardis.
+
+-- Eh bien ! je suppose que si Maxime et sa mere rencontrent ici un senateur, futur ministre, comme Paul, une sorte de princesse, comme Mme Ucelli...
+
+-- Un directeur de grande societe financiere catholique, comme Aaron, interrompit Maud ironiquement.
+
+-- Et un gentleman accompli, un homme de sport tres en vue, comme Hector...
+
+-- Ils auront lieu d'etre satisfaits, conclut la jeune fille. Dieu le veuille !...
+
+-- Crois-tu donc qu'ils en voient tous les jours autant ? Je voudrais assister a une de leurs receptions, la-bas, en Poitou, a Vezeris !
+
+Maud se leva et pressa le bouton electrique voisin de la cheminee.
+
+-- Oh! fit-elle, je ne sais pas qui les Chantel recoivent a Vezeris ! c'est peut-etre des gens tres nuls et tres ridicules, mais je suis convaincue que c'est tout ce qu'il y a de plus noble, tout ce qu'il y a de plus respectable et tout ce qu'il y a de plus cale dans la contree.
+
+Mme de Rouvre repondit:
+
+-- Bah !... Personne n'est si simple que Mme de Chantel. Rappelle-toi cet ete, aux boues de Saint-Amand, comme nous nous entendions bien ensemble ! Nos apres-midi de bezigue... Nos promenades cote a cote, dans les pousse-pousse...
+
+-- C'est vrai, fit Maud pensive, vous faisiez tres bon menage, toutes les deux.
+
+Elle cherchait, sans se l'expliquer, quels fils invisibles avaient pu lier si aisement, dans la solitude d'une petite station du Nord, le vieil oiseau ecervele qu'etait sa mere avec la rigide provinciale, sorte de puritaine catholique et noble, qu'etait la mere de Maxime de Chantel.
+
+"Toutes les deux sont pieuses, pensa-t-elle, pieuses avec un peu d'exageration; chacune d'elles a la meme maladie avec des accidents differents, et croit l'autre plus malade que soi. Et puis tout cela est mysterieux. Pourquoi ai-je plu a Maxime, moi ?"
+
+Debout contre la cheminee, elle evoquait les quatre journees que Maxime de Chantel etait venu passer pres de sa mere, a Saint-Amand, et durant lesquelles elle l'avait senti se prendre, se ligoter a elle, malgre lui et presque sans qu'elle y aidat. Brusquement, il etait parti, il s'etait enfui dans la solitude de Vezeris, ou il dirigeait une vaste entreprise agricole. Durant des mois, on n'avait eu de ses nouvelles que par les lettres de Mme de Chantel a Mme de Rouvre. Maud pensait: "N'importe... Il m'aime. On ne m'oublie pas." Et voici qu'il venait, en effet, accompagnant sa mere qui voulait consulter un medecin a la mode.
+
+
+-- ... Mademoiselle desire ?...
+
+C'etait la femme de chambre, appelee par le coup de sonnette de Maud.
+
+-- Tenez, Betty, faites porter ca au telegraphe. Vous pouvez allumer le feu dans le grand salon, mais avant, fermez le calorifere. On commence a etouffer, ici.
+
+-- Bien, mademoiselle.
+
+-- A quatre heures et demie, vous irez chercher vous-meme Mlle Jacqueline a son cours. Vous la prierez de s'habiller tout de suite et de venir m'aider a servir le the au salon.
+
+-- Oui, mademoiselle. C'est tout ?
+
+-- Oui... Ah! attendez. Vers trois heures, il viendra une personne... une jeune fille... qui me demandera. Vous la ferez entrer ici, directement, sans passer par le grand salon, et vous me previendrez.
+
+-- Meme s'il y a du monde ?
+
+-- Meme s'il y a du monde. Mais il n'y aura personne, a cette heure-la.
+
+-- Qui vas-tu donc recevoir ? demanda Mme de Rouvre, se dressant peniblement sur son seant.
+
+-- Tu ne connais pas... C'est une amie de couvent que je n'ai pas revue depuis ma sortie de Picpus.
+
+-- Qu'est-ce qu'elle te veut ?
+
+-- Mais je n'en sais rien, fit Maud avec un peu d'impatience. Je sais seulement qu'elle a besoin de me voir.
+
+-- Et elle s'appelle ?
+
+-- Duroy... Etiennette Duroy.
+
+Mme de Rouvre reflechit un instant:
+
+-- Etiennette Duroy... Non... Je ne me rappelle pas.
+
+-- Tu ne te rappelles jamais rien, repliqua Maud.
+
+Rompant la conversation, elle alla soulever le rideau de la fenetre; elle regarda, dans l'avenue legerement feutree de neige malgre un clair soleil d'hiver, circuler les voitures aux vitres levees, les passants emmitoufles qui pressaient le pas.
+
+La femme de chambre, demeuree sur le seuil du petit salon, demanda:
+
+-- Mademoiselle n'a plus besoin de moi ?
+
+-- Non, repondit Maud.
+
+-- Moi, ma fille, dit Mme de Rouvre en achevant de se mettre sur pied, vous allez me conduire chez moi... Dis donc, Maud !
+
+-- Maman ?
+
+-- Il n'est pas necessaire que je me presse, n'est-ce pas ?
+
+-- Non. Reste dans ta chambre jusqu'a ce que Mme de Chantel arrive, je te ferai prevenir.
+
+-- Bon. Allons, Betty, votre bras.
+
+Elle s'en allait par le grand salon, appuyee sur la femme de chambre, la jambe gauche lourde et trainante. Avant de sortir, elle se retourna:
+
+-- Maud !
+
+-- Quoi, mere ?
+
+Elle rejoignit Mme de Rouvre, tachant de brider son enervement... La malade cherchait ses mots, comme embarrassee de ce qu'elle avait a dire.
+
+-- Cette aigrette, fit-elle, tu sais ?... en strass ancien, que nous avons vue l'autre jour au "Vieux Japon"...
+
+-- Oui... Eh bien ?...
+
+-- Eh bien... J'ai oublie de te dire: j'ai ecrit. On l'apportera ce soir.
+
+Maud devint rose, subitement; le pli de son front se creusa, et ses yeux bleus noircirent:
+
+-- Mais c'est absurde !... Voyons, ajouta-t-elle en se maitrisant, quel besoin avais-tu ?...
+
+-- Besoin, non, evidemment, repliqua Mme de Rouvre... Cela me faisait plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en meme temps. Nous n'en sommes pas a compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?
+
+Maud ne repliqua pas; tandis que sa mere s'eloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts etaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminee. Betty se montra de nouveau:
+
+-- Mademoiselle ?
+
+-- C'est cette dame, deja ?
+
+-- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.
+
+Maud frappa de la main le marbre de la cheminee:
+
+-- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?
+
+-- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas ou etait Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est alle, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.
+
+Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.
+
+-- Eh bien ! prevenez-le que je l'attends ici.
+
+Restee seule, elle se regarda dans la glace de la cheminee, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la premiere fois de la journee, etre vue par un homme, fut-ce un frere ou un vieil ami.
+
+Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans a peine, vetu avec une extreme recherche, a la facon d'un elegant de 1830. Il etait grand, muscle et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage a meplats nets, a menton etroit, a levres fines, a nez rigide, eut ete dure, presque menacante, sans la clarte de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indecision, des yeux de femme.
+
+Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchante d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, elegant, l'homme qu'elle aime.
+
+Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, ceremonieusement.
+
+-- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?
+
+D'un coup d'oeil il inspectait la piece ou ils etaient et le grand salon voisin...
+
+-- Non... Personne... fit Maud a demi-voix.
+
+Alors il l'attira, la serra, moulee contre lui, lui caressant des levres, sur l'etoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mysterieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurerent la bouche.
+
+Ils se separerent tout fremissants.
+
+Maud, un peu de rose sur sa peau pale, revint a la glace de la cheminee, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froisses de son corsage. Suberceaux, tombe sur une chaise pres du bureau d'acajou, la regardait.
+
+Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.
+
+-- Maud !... Maud cherie !... murmura le jeune homme.
+
+Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant a peine les levres, elle dit:
+
+-- Je t'aime.
+
+De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indecise aureole de virginite qui l'enveloppait tout a l'heure, quand elle ecrivait a cote de sa mere, s'etait effacee. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par ou se trahissent les vierges qui ont pame une fois sous les caresses.
+
+Julien repondit:
+
+-- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passe de mauvaises heures depuis notre derniere rencontre, chez les Reversier.
+
+Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rasserenes; elle questionna:
+
+-- Le jeu, encore ?...
+
+-- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voila ma nuit.
+
+Il plongea sa main dans la poche interieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincee a la taille comme une robe: il en sortit a demi, pour les faire voir a Maud, un tas de billets de banque chiffonnes ensemble.
+
+-- Rue Royale ? demanda Maud.
+
+-- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.
+
+-- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est egal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...
+
+Suberceaux fit un geste d'indifference.
+
+-- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus a plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empeche de penser.
+
+Elle lui prit la main, souriant:
+
+-- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?
+
+-- Ah ! vrai, je le voudrais, replique le jeune homme en retirant brusquement sa main.
+
+Mais aussitot:
+
+-- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !
+
+Maud l'interrogea des yeux; il reprit:
+
+-- Vous me faites du chagrin... Vous n'etes plus a moi... Je ne vous sens plus a moi.
+
+Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit ou tout a l'heure ils s'etaient enlaces comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.
+
+-- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.
+
+Suberceaux, peu a peu dompte et calme, baissait la tete.
+
+-- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'etes venue !
+
+Il avait dit ces derniers mots tres bas, comme s'il avait peur d'etre entendu de celle meme a qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plisse, son joli visage altere comme lorsque sa mere lui avait parle de l'aigrette en vieux strass.
+
+Julien etait deja pres d'elle, et l'implorant:
+
+-- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, a moi, ce souvenir-la... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et apres on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je beniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !
+
+Elle demeurait accoudee a la table de la cheminee, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupee:
+
+-- La derniere fois surtout... la derniere fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil a toi... Il etait reste l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit ferme... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrit ce lit et je ne m'y suis pas couche, jusqu'a ce que cette odeur fut tout partie... Et tu ne veux plus !...
+
+Elle se retourna lentement:
+
+-- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te recois pas ici autant qu'il te plait ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empeche de rester dans ma chambre ? Ma mere a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dresses.
+
+-- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir a moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dresses, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'epee... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mere a les yeux bandes, elle ne verra jamais rien: soit ! cela me gene tout de meme de lui dire bonjour; j'entre plus librement quand je sais qu'elle n'est pas ici. Et Jacqueline ?
+
+-- Oh ! Jacqueline... Une enfant !
+
+-- Une enfant qui voit tout... et qui sait nous faire comprendre qu'elle y voit.
+
+Maud s'approcha du visage de Julien, et lui tendit sa bouche, qu'il effleura.
+
+-- Je t'aime. Cela doit te suffire... Veux-tu les commodites des amours de bourgeois, quand tu aimes une jeune fille ? Regarde-moi; ne peux-tu pas souffrir un peu, pour m'avoir ?
+
+Julien murmura tristement:
+
+-- Je ne t'ai jamais eue.
+
+-- Ne dis pas cela. C'est de l'ingratitude et du mauvais amour. Je t'ai donne de moi tout ce que je pouvais te donner...
+
+Il supplia:
+
+-- Dis-moi seulement que tu reviendras.
+
+-- Ou cela ?
+
+-- Rue de la Baume. Chez moi...
+
+Elle eut un geste d'impatience:
+
+-- Encore !... Je t'ai deja dit que je suis guettee, surveillee... cette miserable Ucelli qui t'a fait la cour et dont tu n'as pas voulu... elle m'execre parce qu'elle sait que tu m'aimes... Elle me fait filer, j'en suis sure, avec sa police d'Italienne, d'entremetteuse princiere. Tu ris ? Je ne suis pas fille a m'effrayer pour rien, tu sais bien. Les deux fois que je suis venue rue de la Baume, elle l'a su... elle s'en est doutee, au moins.
+
+-- Je changerai d'appartement.
+
+-- Non, crois-moi, ne demande pas l'impossible; fie-toi a moi pour nous voir le plus souvent et le mieux... Mais ne me tourmente pas. En ce moment, _plus que jamais_, il faut que je me surveille.
+
+Julien questionna, surpris:
+
+-- Plus que jamais ? Pourquoi ?... Quelque chose en train ?
+
+-- Peut-etre, fit Maud.
+
+Il devint tres pale et, un instant, garda le silence. Puis, affectant d'etre calme:
+
+-- Est-ce que... vous pouvez me dire... de quoi il s'agit ?
+
+-- Oui, repondit Maud, lentement, les yeux dans ses yeux. Je vais tout vous raconter si vous voulez etre... ce que j'ai le droit d'exiger que vous soyez.
+
+Julien fit signe qu'il ecoutait. Tous deux, comme sans effort, avaient repris le ton, l'attitude de mondains indifferents l'un a l'autre.
+
+-- Eh bien ! dit Maud, voila, en deux mots. Au mois de juillet dernier (vous voyez qu'il a longtemps), nous avons rencontre aux boues de Saint-Amand une dame de province, Mme de Chantel, qui suivait le traitement. Elle etait avec sa fille Jeanne, une enfant d'une quinzaine d'annees, assez jolie, mais tout a fait nulle. Son fils Maxime est venu passer les derniers jours de la cure avec elle...
+
+Elle s'interrompit:
+
+-- On a sonne, il me semble ?
+
+-- Oui, dit Suberceaux; j'ai entendu le roulement du timbre. Tenez, on ouvre la porte. Des visites, deja ?
+
+-- Non, c'est une petite... Mais, au fait, vous devez la connaitre, c'est la petite Duroy...Etiennette Duroy...
+
+-- La fille de Mathilde Duroy ?
+
+-- Et la soeur de Suzanne du Roy, votre ancienne passion.
+
+-- Oh ! passion !...
+
+-- Non ? On disait que vous aviez ete l'initiateur.
+
+-- Est-ce qu'on sait, avec ces filles-la ! repliqua Suberceaux. On n'est jamais le premier, je crois... C'est egal, si vous permettez, je prefere ne pas me rencontrer avec la soeur. Pourquoi diable la recevez-vous ?
+
+-- Elle a ete a Picpus avec moi, et on dit qu'elle vit avec sa mere, tres honnetement. D'ailleurs, j'ignore ce qu'elle veut. Mais nous etions bonnes camarades et cela me fera plaisir de la revoir.
+
+La face sournoise de Joseph apparut a la porte du salon:
+
+-- Mademoiselle... C'est cette demoiselle.
+
+-- Je vous quitte, fit Suberceaux.
+
+-- Passez par le grand salon... A ce soir, n'est-ce pas ? Vers cinq heures et demie, revenez. Maman descendra... Faites entrer directement Mlle Duroy ici, par la galerie, Joseph.
+
+Et reconduisant jusqu'a la porte du grand salon Suberceaux pensif, Maud lui dit:
+
+-- Venez... _Il_ sera la... Je veux que vous veniez.
+
+Plus bas, quand il eut passe le seuil, elle lui redit par l'entre-baillement de la porte:
+
+-- Je t'aime !
+
+
+
+II
+
+
+La visiteuse etait deja introduite dans le petit salon: une mignonne blonde, un peu grasse, aux yeux gris, aux traits ronds et fins, aux cheveux de balle d'avoine, blottie comme une caille dans les plumes de sa palatine, de son manchon, de son chapeau.
+
+En voyant Maud venir a elle, si grande, si brillante, si "dame", elle balbutia un timide:
+
+-- Bonjour, mademoiselle... Je vous...
+
+Mais Maud l'embrassa joyeusement.
+
+-- Mademoiselle !... Vous !... Veux-tu bien rentrer ces vilains mots-la, Tiennette, et me parler comme a la pension !
+
+Etiennette, les joues animees par une reaction de contentement, rendit les baisers.
+
+-- Oh ! c'est gentil, fit-elle, de te rappeler... Moi qui hesitais a venir... J'avais peur d'etre mal recue, figure-toi !
+
+-- Et pourquoi cela, grand Dieu ? repondit Maud, faisant asseoir son ancienne amie et s'asseyant elle-meme.
+
+-- Parce que... Mon Dieu !... Le couvent, c'est un vieux souvenir... Plus de quatre ans ! cela suffit a bien des gens pour oublier. Et puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, je supposais que, connaissant maintenant ma situation...
+
+Maud sourit:
+
+-- Crois-tu que je ne la connaissais pas au couvent, "ta situation", comme tu dis ?
+
+-- Comment, tu savais ?... On t'avait dit ?... Qui ca ?
+
+-- Mais... les Le Tessier... L'aine, Paul, celui qui est senateur depuis l'an passe, etait lie avec ce depute de l'Aude, avec monsieur... comment donc ?
+
+-- M. Asquin ? demande Etiennette.
+
+Et, sur un signe affirmatif de Maud, elle ajouta, en rougissant un peu, mais sans affecter l'embarras:
+
+-- C'etait mon pere. Nous l'avons perdu, il y a deux ans.
+
+-- Ah ! c'etait ton pere ? Cela, je l'ignorais. Je savais seulement qu'il... allait chez ta mere, avec les deux Le Tessier et M. de Suberceaux.
+
+-- M. de Suberceaux etait le secretaire de papa... Il...
+
+Elle s'arreta court, ressaisie par sa timidite de tout a l'heure. Maud de Rouvre lui prit la main:
+
+-- Voyons, Tiennette, aie donc confiance. Je te dis que je suis au courant de tout... oui, de tout... Je sais aussi l'histoire de Julien avec ta soeur Suzanne.
+
+-- Oh ! je pense bien, repliqua Etiennette en s'essuyant les yeux, cela, tout Paris l'a su... Ma soeur est une telle folle ! Elle s'est affichee avec Suberceaux, comme elle s'affiche avec tant d'autres depuis... C'est egal, fit-elle apres un temps, Julien n'a pas bien agi avec nous. Mon pere l'aimait beaucoup, maman le recevait comme notre frere. Il aurait du laisser Suzon tranquille. Et depuis sa rupture avec elle, croirais-tu qu'il n'est meme pas revenu a la maison ? Il sait pourtant que maman est malade, et elle etait si bonne pour lui ! Enfin, moi, je ne l'aime pas.
+
+Mlle de Rouvre repondit serieusement:
+
+-- N'en dis pas de mal, Tiennette. Julien est de nos amis.
+
+D'un de ces gestes mutins et calins qui la faisaient si captivante, Etiennette jeta ses bras autour du cou de son amie, et, presque a genoux:
+
+-- Oh ! pardonne-moi, fit-elle, je ne savais pas... C'est ton ami ? Vois ! je te fais de la peine la premiere fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?
+
+-- Je ne t'en veux pas, repliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espere que c'est pour me demander de te servir.
+
+Etiennette rougit:
+
+-- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai deja subi tant d'avanies a cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amene. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez pres pour etre sure d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dependre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu ou j'ai vecu...
+
+-- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?
+
+Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifferente.
+
+-- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le repeter, je te dis cela a toi)... M. Le Tessier.
+
+-- Hector ?
+
+-- Non... son frere... le senateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...
+
+-- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'epouse !
+
+Etiennette sourit tristement:
+
+-- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.
+
+-- A cause de sa fortune ?
+
+-- Non. Je crois que mon defaut d'argent ne l'arreterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas etre le beau-frere de Suzanne du Roy.
+
+"Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."
+
+-- Pauvre cherie ! dit-elle tout haut.
+
+-- Il me reste donc, continua Etiennette du meme ton resigne, a etre sa maitresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu egoiste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre a voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une betise... je ne peux pas me decider a franchir ce pas-la. Suis-je nee avec un temperament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donne le gout de la regularite ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sure de finir honnete, car ce n'est pas facile, va! partie d'ou je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre independante, d'avoir ma chambre et mon lit bien a moi, de me suffire.
+
+Elle s'arreta un instant, quetant du regard l'approbation de Maud.
+
+-- Continue, fit celle-ci. C'est tout a fait curieux ce que tu me dis la.
+
+-- Alors, voila, poursuivit Etiennette... J'ai passe par le Conservatoire, tu sais, apres Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfege. Donner des lecons de piano, ca rapporte trop peu et trop peniblement. J'ai donc appris a jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste a Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agreable. Je me suis fait un repertoire de chansons 1830... on est a cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.
+
+-- Certainement cela plairait, s'ecria Maud, seduite aussitot par le cote artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre a anglaise, manches a gigot, crinoline; tu chanterais du Loisa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.
+
+Etiennette rit d'un rire clair:
+
+-- Oh ! ce n'est pas si aise que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songe: une fete champetre a Chamblais, leur admirable propriete, sur la ligne du Nord... Mais, decidement, presentees par des celibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"...
+
+-- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilite !
+
+-- Il faut tout au rien, ma chere, en ces matieres, il me semble... Et ce n'etait pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes a la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandee. Alors j'ai pense a toi... Tu es riche, tu as de belles relations...
+
+Maud l'interrompit:
+
+-- D'abord je ne suis pas riche... Quant a nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui etait de bonne noblesse, aurait pu nous faire frequenter le meilleur monde. Il a prefere perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous trainons le boulet de ce passe-la, meme apres le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames etrangeres, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariee, je t'en reponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irreprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre a ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles.
+
+Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaiete de pensionnaire.
+
+-- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne !
+
+-- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fete ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y reflechir... Tu avais deja une jolie voix a Picpus. Elle doit etre tout a fait posee maintenant.
+
+-- Oui, repondit Etiennette... Elle est assez agreable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?
+
+Le piano etait tout proche. Elles fouillerent ensemble dans les cartons.
+
+-- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.
+
+C'etait une romance de Chaminade, intitulee _l'Anneau d'argent_.
+
+-- Peux-tu m'accompagner ?
+
+-- Oui, fit Maud.
+
+Elle s'assit au piano et preluda, tandis qu'Etiennette, appuyee d'une main au piano, penchee sur la musique, chantait:
+
+ _Le cher anneau d'argent que vous m'avez donne
+ Garde en son cercle etroit vos promessesse encloses..._
+
+La voix etait d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleure par un archet; l'artiste la menageait, la conduisait en musicienne experte.
+
+Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements eclaterent derriere les jeunes filles; une voix feminine, puissamment timbree, cria, accentuant le mot l'italienne:
+
+-- _Brava ! brava !..._ Tout a fait bien !
+
+-- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.
+
+L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras a Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'etait pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur etrange, l'accompagnait.
+
+-- Mlle Cecile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, _sciasciona mia_, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est a Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siecle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa _cortina_.
+
+Maud tendit la main:
+
+-- Soyez la bienvenue, mademoiselle.
+
+-- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant a Etiennette qui cachait le bas de sa figure derriere son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. _E quanto e carina !_ N'est-ce pas, Cecile ? On dirait un _angiolo_ de Sienne.
+
+Mlle Ambre dit simplement:
+
+-- Oui, madame est tres jolie et chante tres bien.
+
+Maud presenta:
+
+-- Mlle Etienne Duroy, un de mes amies de pension.
+
+-- Vous etes au theatre, mademoiselle ?
+
+-- Non, madame... pas encore.
+
+-- Nous la ferons connaitre, n'est-ce pas, madame ? reprit Maud. Elle s'accompagne admirablement avec la guitare.
+
+-- Oh ! _cara !_ la guitare ! je l'aime tant... Mais tout de suite il faut faire cela, un concert, un grand concert... Je chanterai... et vous aussi, Cecilia, n'est-ce pas ? Quand le donnons-nous, Maud ?
+
+-- Nous y songions, repliqua Maud en souriant. Ce sera pour le mois de mars ou le mois d'avril prochain. Nous inaugurerons le grand hall, vous savez ? le hall mobile.
+
+-- Je crois bien... Un hall admirable, Cecilia, la moitie de la Scala... Cela se monte avec un ascenseur. C'est un appartement... prodigieux, merveilleux, regardez, Cecile. _E come ben accommodato !... Gosto inglese..._
+
+Elles se mirent a parler italien, Mme Ucelli faisait admirer a son amie le gout singulier, bien moderne, des tentures et du mobilier. Maud, a mi-voix, disait a Etiennette:
+
+-- Je l'ai en horreur, et au fond, elle m'execre, a cause de Julien qui a ete oblige un jour de la mettre de force hors de chez lui... Oui, ma cherie. Ah ! c'est un vrai temperament, celle-la, une ame a deux sexes egalement imperieux. Elle m'execre; elle corrompt mes gens pour m'espionner: plus d'une fois je l'ai surprise ici en conference avec Betty ou Joseph. N'importe, si elle peut vraiment chanter a la soiree, cela attirera du monde. Tu lui as plu, parce que tu es jolie... Ne la vois pas trop: vous vous brouilleriez vite.
+
+-- Tu es un amour, repliqua Etiennette. Merci. Je m'en vais tout heureuse... Merci, du fond de mon coeur. Quel dommage que je ne puisse te servir en rien !
+
+Les deux visiteuses, dans le grand salon, palpaient la soie legere des rideaux de vitrage.
+
+-- Reviens me voir souvent, fit Maud, ce sera la meilleure facon de m'etre agreable... Je n'ai point de confidents, et j'ai parfois le coeur oppresse, va ! Et puis, ajouta-t-elle apres un instant de reflexion, peut-etre, moi aussi, te demanderai-je quelque chose. Pourrais-tu me recevoir chez toi... chez ta mere... mettre une piece de l'appartement a ma disposition de temps en temps ?
+
+-- Mais tout l'appartement si tu veux, cherie. D'autant que maman etant souffrante et ne bougeant guere de sa chaise longue, -- des rhumatismes au coeur, tu sais, -- je suis vraiment maitresse de maison, maintenant, c'est moi qui mene tout.
+
+-- C'est que, poursuivit Maud en domptant son hesitation et en affermissant sa voix, j'aurais besoin a mon tour d'y recevoir quelqu'un... quelqu'un que tu connais.
+
+-- Julien ?
+
+-- Cela t'ennuie ? Cela te compromet ?
+
+-- Oh ! me compromettre, repliqua tristement Etiennette. Est-ce qu'on me compromet, moi ? Fais ce qui te plaira. La maison t'appartient.
+
+-- Merci. Compte donc sur moi. C'est un petit traite d'alliance que nous signons, n'est-ce pas ? Tu verras que je ne suis pas une mauvaise amie.
+
+Elles rejoignirent, les bras enlaces, Mme Ucelli et Mlle Ambre.
+
+-- Excusez-moi, chere madame, fit Maud. Mlle Duroy, qui nous quitte, me donnait une commission...
+
+-- Vous partez, mademoiselle ? dit Mme Ucelli. Tous nos compliments... Vous aurez le plus grand succes... Venez me voir, rue de Lisbonne, 21, les jeudis soirs... Nous faisons de bonne musique, dans l'intimite.
+
+Etiennette remercia et salua.
+
+-- A propos, reprit l'Italienne, on vous verra demain a la _Walkyrie_, n'est-ce pas ?
+
+Etiennette repondit:
+
+-- Mon Dieu, madame, je n'ai point de places pour les premieres.
+
+-- Oh ! vous n'iriez point, vous, _cara_, repliqua l'Italienne en lui saisissant les mains comme a une ancienne amie... Une telle artiste... Et si jolie... _Che peccato !_... Venez dans ma loge... Baignoire 15... Il y aura Mlle Ambre, le comte Rustoli... Qui encore ? Peut-etre M. Luc Lestrange, un ami de ces dames de Rouvre.
+
+La porte du grand salon s'ouvrait, poussee par le valet de pied, gante de blanc, qui n'annonca pas. Un homme d'environ trente-cinq ans, blond, d'une jolie figure un peu fanee et usee, tres correct, s'avancait en souriant.
+
+-- J'ai entendu mon nom... Que disait-on de moi ?
+
+Il baisa les mains. Mme Ucelli s'ecria:
+
+-- Ah ! _signore Lucca !_ Voila qui est bien plaisant: nous parlions justement de vous... Et vous apparaissez comme un fantome.
+
+Etiennette prenait conge et sortait, reconduite par Maud. Quand celle-ci revint, on s'assit autour de la cheminee.
+
+La cheminee etait en marbre blanc, de style neo-grec, presque nue, decoree d'une seule statuette de Tanagra, une vestale tenant un brule-parfums, et de deux sveltes vases ou trempaient deux orchidees. Dans l'atre une grosse buche brulait sans flammes, toute noire avec un coeur de braise.
+
+Presque aussitot, de nouveau la porte s'ouvrit, livrant passage a une dame agee, accompagnee de deux jeunes filles habillees pareil, assez jolies, l'air anemique. Elles s'appelaient Marthe et Madeleine. Madeleine plus alerte, plus gaie; Marthe plus silencieuse, souvent distraite, les yeux fuyants, la rougeur prompte. Et pourtant, elles se ressemblaient. Maud presenta:
+
+-- M. Luc Lestrange, chef de cabinet du ministre de l'interieur; Mme de Reversie, Mlles de Reversier... Mais, au fait, vous vous connaissez, je crois ?
+
+-- Est-ce que M. Lestrange ne connait pas toutes les jeunes filles de Paris ? dit en riant Mme Ucelli.
+
+-- Non, lui repondit Lestrange a demi-voix. Je ne vois que certaines specialites.
+
+-- Comment va votre chere mere ? demanda Mme de Reversier en s'asseyant.
+
+-- Elle est un peu souffrante... Nous ne la verrons guere avant cinq heures, je crois.
+
+-- Et Jacqueline ?
+
+-- Jacqueline est allee a son cours de litterature. Mais il est quatre heures et demie. Elle devrait etre rentree. Vous allez la voir.
+
+Mme Ucelli, qui causait avec Lestrange, interrompit:
+
+-- Qu'est-ce donc que ce cours, Maud ? Celui de la rue Saint-Honore, ou un jeune homme de trente ans enseigne la morale aux demoiselles ?
+
+-- Aux demoiselles et aux messieurs, chere madame, rectifia Maud, il y en a pour les deux sexes.
+
+-- Meles ?
+
+-- Meles. Le cours est mixte.
+
+-- Tiens ! fit Lestrange, il faudra que j'aille prendre la quelques notions de morale.
+
+-- On ne vous laissera pas entrer, _birbante_; vous avez une trop mauvaise reputation aupres des meres de famille; vous compromettez les demoiselles.
+
+-- Mais non. C'est elles qui me compromettent, je vous assure.
+
+Maud changea la conversation:
+
+-- Qui va a l'Opera, demain, pour la _Walkyrie_ ?
+
+-- J'ai un fauteuil, fit Lestrange.
+
+Mme de Reversier declara:
+
+-- On nous a offert des places. Je ne trouve pas que la _Walkyrie_ soit un spectacle convenable pour mes filles.
+
+On se recria... Mme de Reversier jugeait le second acte horriblement inconvenant. Mme Ucelli protestait bruyamment au nom de l'art. Madeleine et Marthe de Reversier prirent part a la discussion, donnerent leur avis.
+
+-- Mais, demanda Lestrange a Madeleine, puisque vous connaissez parfaitement le livret, a ce que je vois, quel inconvenient y a-t-il a vous mener voir la piece ?
+
+-- Il y a l'inconvenient que c'est en public, mon cher, et que d'autres "voient que nous entendons". Oseriez-vous dire tout haut les betises que vous nous dites en particulier, a ma soeur, a moi, a Jacqueline, a nous toutes ?... Hein, repondez ? Qu'est-ce que vous avez a me regarder comme cela ?
+
+-- Je regarde vos levres, fit Lestrange, et je penses a des folies pires que toutes celles que je vous ai jamais dites.
+
+Madeleine de Reversier sourit:
+
+-- Eh bien ! attendez encore un instant avant de me les dire. Il n'y a pas assez de monde... Maman ecoute. Elle se mefie de vous, vous savez.
+
+-- Oh ! votre maman est tres raisonnable, dit Lestrange. D'ailleurs, voici du monde.
+
+-- Non, c'est le the.
+
+La valet de chambre entrait, portant la table avec le samovar, les tasses, les gateaux. Derriere lui, Jacqueline de Rouvre parut: on lui fit fete... Les femmes l'embrasserent; elle serra la main de Lestrange. C'etait une toute petite personne, rousse et grasse, le contraire de Maud et le portrait de sa mere, en plus fin, plus degage, plus Parisien, -- une peau de soie, des yeux glauques, toujours a demi caches par les paupieres qui semblaient lourdes d'une langueur de volupte, des formes deja mures, des seins et des hanches d'epouse, avec la taille la plus mignonne et une puerilite voulue de geste, de parole et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontaient a chaque instant, laissant voir des mollets ronds et rebondis; enfin un etre extraordinaire et troubleur, fait pour enflammer le desir des hommes et leur injecter de la folie dans les yeux et dans le sang.
+
+Quand elle fut assise entre Luc Lestrange et Mme de Reversier, celle-ci lui dit en souriant:
+
+-- On parlait de votre cours de morale, Jacqueline. Quel sujet a traite le jeune maitre, aujourd'hui ?
+
+Jacqueline baissa les paupieres et repondit, sur un ton comique d'innocence:
+
+-- De l'amour dans le mariage, madame.
+
+-- Voila un beau sujet; qu'en disait-il ?
+
+-- Oh ! je vous referais son discours mot a mot.
+
+Elle se leva, sauta derriere une chaise avec une grace de bergeronnette, et commenca, composant son visage, virilisant sa voix: "L'amour conjugal, Mesdemoiselles et Messieurs, est constitue par deux elements, aussi etroitement unis en lui que le sont l'oxygene et l'hydrogene dans l'eau... Ces elements sont la tendresse et la (un temps, il menage son effet)... et la sensualite. Vous savez tous ce qu'est la tendresse. Le foyer paternel, quand vos meres vous bercaient sur leurs genoux... (etc..., grande tirade, je passe). Reste la sensualite..."
+
+-- Jacqueline, interrompit Maud, tu vas dire des inconvenances !
+
+-- Pas du tout. On m'envoie au cours, j'en profite. Je reprends: "La sensualite, Mesdemoiselles et Messieurs, est plus malaisee a definir, surtout devant un pareil auditoire. Contentons-nous d'y reconnaitre l'appel genereux de l'etre humain vers la beaute, l'attrait des yeux pour la forme." A ce moment quelqu'un interrompit: "Et les aveugles ?" Le jeune maitre fait semblant de ne pas entendre. Juliette Avrezac, qui est ma voisine, me dit a l'oreille: 'Ils ont le toucher si developpe !"
+
+Tout le monde riait, y compris les petites Reversier et leur mere, qui semblait avoir oublie les severes principes enonces l'instant d'avant. Mme Ucelli ne put se tenir d'aller embrasser Jacqueline.
+
+-- _E un fiore... pero un fiore !_
+
+Maud reprit son serieux:
+
+-- Allons, Jacqueline, assez de folies. Tu ferais bien mieux de servir le the. Madeleine et Marthe vont t'aider.
+
+Elles s'y mirent toutes les trois, les deux tetes chataines et la tete rousse penchees autour de la table, les souples tailles courbees en jolies reverences quand elles offraient la tasse. C'etait une mode nouvelle de servir, a Paris, le the fait a meme chaque tasse, dans une coupe surmontee d'une petite passoire en porcelaine. On admira.
+
+-- C'est vous, Maud, qui avez decouvert cela ?
+
+-- Bon... C'est notre ami Aaron qui m'a rapporte cela de Londres. Il nous comble de cadeaux.
+
+-- Vous avez de la chance, fit naivement Mme de Reversier. Les "flirts" de mes filles ne _nous_ donnent jamais rien.
+
+-- Ah ! s'ecria Maud joyeusement, _les_ voila... tous les deux... C'est gentil...
+
+Les visiteurs qui entraient, si bien accueillis, etaient deux hommes, l'un jeune, l'autre grisonnant.
+
+Mme Ucelli, en leur tendant la main, repeta:
+
+-- Tous les deux ! Un jour de Senat !... Ah ! monsieur Paul Le Tessier, ce n'est pas chez moi qu'on vous verrait si fidele... _Peccato !_ il faut cette enchanteresse de Maud !
+
+-- Nous esperions bien, chere madame, repliqua Paul Le Tessier, vous trouver ici. Moi, du reste, c'est un peu par hasard que je suis libre. Notre collegue Briard est mort cette nuit; comme d'ailleurs le gouvernement n'etait pas pret pour mon interpellation, on a leve la seance.
+
+Il parlait d'une voix forte et egale, attachant un regard paisible sur son interlocutrice. Toute sa personne robuste, un peu epaisse, sa face fraiche, sa barbe carree, blonde melee de fils gris, ses yeux brun clair qu'il remuait peu, lui donnaient un air de securite, de serenite.
+
+Son frere lui ressemblait, quoique sans barbe, les cheveux drus, plus mince et plus vif, mais avec la meme carrure de lutteur, allegie par les sports et la vie active... Et les yeux, bruns aussi, avaient au fond je ne sais quelle lueur plus rieuse, plus ironique, plus sceptique.
+
+-- Quant a M. Hector, dit Mme de Reversier, c'est un fidele des mardis de Rouvre.
+
+-- Oui, interrompit Jacqueline. Il aime les jeunes filles et il sait qu'on en trouve ici de pas trop betes.
+
+-- On en trouve meme une qui a trop d'esprit, mademoiselle, replique Hector a demi-voix, en s'approchant de Jacqueline.
+
+Lestrange avait isole dans un coin les petites Reversier, et elles riaient, d'un rire un peu nerveux, aux choses qu'il leur disait en sourdine. Mme Ucelli se leva.
+
+-- Decidement, _cara_, je renonce a voir Mme de Rouvre.
+
+-- Oh !restez, chere madame, fit Maud... Maman va descendre, elle sera desolee.
+
+Mais l'Italienne avait des courses et des visites a faire. Maud, assez contente de la voir partir avant l'arrivee des Chantel, n'insista plus.
+
+-- Qu'est-ce que c'est que cette belle taciturne qu'elle promene? demanda Paul Le Tessier apres la sortie des deux femmes.
+
+-- C'est une Nicoise, repliqua Maud, une dame d'honneur de la duchesse de la Spezzia.
+
+-- Jolie recommandation !
+
+Le cercle s'etait resserre autour de la cheminee, tous se sentant maintenant en intimite plus etroite. Mais les apartes continuerent. Mme de Reversier recommandait a Paul une oeuvre de bienfaisance a laquelle elle voulait interesser le gouvernement; Jacqueline faisait des coquetteries a Lestrange pour l'enlever aux petites Reversier. Hector causait avec Maud, a demi-voix.
+
+-- Pourquoi cette convocation speciale aujourd'hui ? demanda-t-il.
+
+-- Nous attendons la premiere visite de gens avec qui je veux faire des relations. Je tenais a votre presence pour decorer notre salon, voila tout.
+
+-- Dieu ! que je suis flatte ! Et qui attendons-nous ?
+
+Maud sourit. Hector insinua:
+
+-- Un mari ?
+
+Elle ne repondit pas a la question, elle dit seulement, apres un temps:
+
+-- Etes-vous un ami, Hector ?
+
+Le jeune homme fut touche par le ton serieux de la question.
+
+-- Certes, dit-il, ma chere enfant... Mon frere a ete plutot l'ami de votre pere; mais moi, je vous ai connue toute petite...
+
+Et, s'apercevant qu'il s'attendrissait a ce retour sur le passe, il se maitrisa aussitot et plaisanta:
+
+-- Vous savez bien que j'ai eu un faible pour vous, vers quinze ans.
+
+-- Ne blaguez pas, cher, je vous prie, repliqua Maud. Vous n'avez jamais eu de faible pour moi, je le sais; je ne vous en veux pas... Mais je vous crois incapable de chercher a me faire tu tort.
+
+Il protesta du geste.
+
+-- Bon. Je le sais. Rappelez-vous que j'aurai peut-etre besoin de vous...
+
+Les eclats de rire l'interrompirent. On ecoutait Jacqueline. Elle disait:
+
+-- ... Non, je vous assure, il n'a pas le meme coup de lance avec toutes ses clientes... Avec les vieilles dames qui l'appellent "M. de docteur Krauss", il douche melancoliquement, par devoir, en detournant la tete: l'eau tombe ou elle peut. Avec les jolies femmes un peu mures, il plaisante, il dit des betises, il s'amuse a leur arracher des petits cris, a les chatouiller avec son jet, a leur faire peur. Mais pour les jeunes filles, il a la douche virginale, caressante, pudique. A peine s'il vous effleure, jamais un mot leste, jamais une brusquerie. Et il vous parle de musique, de litterature, de bals... tandis qu'on est toute nue en face de lui; rien n'est plus comique...
+
+Elle s'interrompit:
+
+-- Chut ! Taisons-nous... On a sonne... Ce sont les raseurs.
+
+Avant qu'on n'ouvrit la porte, deja elle etait assise pres de la table a the, serieuse et correcte comme une pensionnaire sous l'oeil de la surveillante.
+
+Le domestique, cette fois, annonca:
+
+-- Mme la vicomtesse de Chantel... Mlle de Chantel... M. Maxime de Chantel.
+
+Un peu ceremonieusement, silencieusement presque, les politesses de bienvenue furent echangees. Jacqueline souffla a l'oreille de Marthe:
+
+-- Hein, sont-ils assez de leur province ? Madame, son garcon et sa demoiselle... Non, mais regarde-les !
+
+Certes, l'entree des Chantel dans ce salon ultra-moderne, parmi ces hommes elegants, ces femmes pimpantes, habillees par Doucet, chapeautees par Reboux, contrastait assez plaisamment. Les trois Chantel etaient vetus de noir, d'un de ces innombrables deuils de cousins qui entenebrent chaque annee les grandes maisons de province; et ce deuil, maladroitement taille, gauchissait encore, diminuait les deux femmes, vieillissait Maxime par la coupe surannee de la redingote en drap uni, de l'etroite cravate noire nouee sous le col rabattu.
+
+-- C'est egal, repondit Marthe de Reversier a Jacqueline, ils "ont de la branche", tous les trois.
+
+Elle aussi avait raison? Accoutres en provinciaux, ils gardaient l'air de nobles de province, mais de vraie race, d'une aristocratie terrienne sans macule de sang roturier. Mme de Chantel, maigre, petite et seche, montrait un visage de religieuse, blanc comme une hostie; la forme du chapeau couvrait presque entierement les cheveux a peine grisonnants; mais ses yeux noirs souriaient, d'une douceur imprevue, a la fois innocents et passionnes, tout pareils aux yeux de sa fille Jeanne qui, d'ailleurs, lui ressemblait. Jeanne avait les memes cheveux abondants, noirs et miroitants comme le jais de son corsage; plus grande que Mme de Chantel, moins emaciee, sa paleur tout de suite rougissait au moindre mot, sa timidite s'effarait... Et Maxime, avec sa redingote provinciale, son pantalon d'ancetre, sa chemise dont le col recouvrait la mince cravate nouee en forme d'X, Maxime maigre et solide, les traits pensifs, les yeux ardents comme ceux de sa mere et de sa soeur, evoquait l'officier de province, mais l'officier noble, en bourgeois.
+
+-- Monte prevenir maman qu'_ils_ sont arrives, dit Maud a l'oreille de Jacqueline. Qu'elle passe sa robe de grenadine noire. Pas de jaune, pas de vert. Et qu'elle mette un corset.
+
+-- Bon. Je la sanglerai moi-meme, s'il le faut, repliqua la petite en s'esquivant.
+
+Un silence assez froid s'etait repandu dans le salon apres l'arrivee des Chantel. Maud avait pres d'elle Mme de Chantel: elles se complimentaient avec un peu de gene. Jeanne, a cote de sa mere, ne bougeait pas, ne levait pas les yeux de terre. Assis en face de Maud, entre Mme de Reversier et Hector Le Tessier, Maxime, fort pale, mordait par un tic familier le bout gauche de sa courte moustache. Il se forcait a regarder les meubles, les tentures, l'installation de la maison, mais ses yeux revenaient a Maud, invinciblement a Maud, qui lui avait distraitement serre la main, qui ne le regardait plus, et qu'il voyait si jolie, d'une beaute renouvelee, recreee dans ce cadre choisi par elle, orne par elle, a ce point qu'il ne la reconnaissait plus, qu'il se demandait comment il avait ose la-bas, parmi la solitude d'une petite ville d'eaux forestiere, hausser jusqu'a elle une pensee de son coeur, et depuis enfouir en soi la semence du souvenir, la laisser germer, grandir, epanouir les plus dangereuses fleurs de l'amour.
+
+Hector Le Tessier observait le nouveau venu et le sondait du regard. Parisien avise, informe des dessous de ce monde aux moeurs commodes ou il frequentait sans s'y fixer, il devina l'intrigue qui se nouait ici, dans ce salon, autour de cette cheminee et de ce samovar, et supputa en dilettante les chances qu'elle avait de virer a la comedie ou au drame... "Les Rouvre sans le sou, derriere la facade de luxe... Maud lasse de la societe ou elle vit, resolue a se _caler_ dans le monde par un mariage solide... Le provincial emballe a fond de train, pret a sauter le pas... Oui... Mais Suberceaux ?... Il est amoureux, elle est amoureuse... meme leur mode un peu animal de s'aimer les rend sympathiques, malgre leur temperament d'aventuriers... Beau sujet de piece ! Heureusement, je n'y suis qu'un indifferent spectateur !" Il se rejouit de la neutralite promise a Maud tout a l'heure: "Spectateur indifferent... et j'en suis bien aise."
+
+Maxime, a present, s'oubliait tout a fait, ne detachait plus ses yeux de Maud qui ne le regardait point.
+
+-- C'est bizarre, pensa Hector. Ce visage-la ne m'est pas inconnu.
+
+Mme de Rouvre entrait. Elle etait vetue de grenadine noire, et ce noir la rajeunissait, l'embellissait. Mais, entre les seins, dans l'echancrure pointue du corsage, l'aigrette de vieux strass etincelait.
+
+-- Pourquoi as-tu laisse maman mettre ca ? dit a voix basse Maud a Jacqueline, qui suivait sa mere.
+
+-- Ah ! fit la petite, j'ai essaye; mais si tu crois que c'est facile !
+
+A la vue de Mme de Rouvre, Mme de Chantel s'etait levee; eclairee d'une vraie joie, elle allait vers elle; elles s'embrasserent et se mirent a causer aussitot, l'absence oubliee, leur verbiage de malades raccorde au passe, tout naturellement:
+
+-- Oh ! chere amie... comment allez-vous ? votre genou ?
+
+-- Helas ! je suis bien reprise, ma bonne amie. J'ai passe ma journee etendue. Mais vous ? votre epaule ?
+
+-- Beaucoup, beaucoup mieux. Imaginez que j'ai decouvert les pilules du docteur Levert...
+
+Elles s'assirent dans un coin, chacune pressee de parler, n'ecoutant point l'autre, toute a la confidence de ses miseres.
+
+Hector s'etait rapproche de Maud:
+
+-- Comment _les_ appelez-vous exactement ? demanda-t-il. J'ai mal entendu leur nom, quand on a annonce.
+
+-- Chantel. Vicomtesse de Chantel.
+
+-- Alors c'est bien cela. J'ai connu Maxime de Chantel.
+
+Maud demanda vivement:
+
+-- Vrai ? Ou cela ?
+
+-- Au regiment. Il y a huit ans. Il a ete mon sous-lieutenant, a Chalons, quand j'etais volontaire dans les dragons.
+
+-- En effet. Il a passe par Saint-Cyr et est reste trois ans officier... Il a du donner sa demission a la mort de son pere pour s'occuper de ses terres du Poitou qui sont immenses. Il ne vous a pas reconnu ?
+
+-- Oh ! c'est trop naturel. Je n'etais pas un dragon tellement eminent ! Et puis, en ce moment, il me parait hors d'etat de reconnaitre qui que ce soit. Dois-je me rappeler a lui ?
+
+Maud reflechit un instant:
+
+-- Vous n'avez pas oublie votre promesse ?
+
+-- Non... Meme, si je puis vous servir en quelque chose ?
+
+-- Oui, vous le pouvez. Rappelez-lui ou vous l'avez-vu. Apprivoisez-le. C'est un sauvage, vous savez !
+
+-- Pour le moment, repliqua Hector, je crois qu'il flanquerait volontiers quinze jours de prison a son ancien cavalier. Regardez !
+
+En effet, Maxime, le visage ravage, les traits crispes, guettait l'entretien d'Hector et de Maud, leur allure de confidents.
+
+-- Je vais le calmer, fit Hector.
+
+Il profita du remous cause par l'entree du peintre Valbelle -- grand garcon athletique, teint colore, poil grisonnant -- pour joindre Maxime.
+
+-- Monsieur, voulez-vous me permettre d'invoquer de vieux souvenirs ? J'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, a Chalons. Monsieur Hector Le Tessier.
+
+L'ironie legere dont Hector saupoudra le respect apparent de sa phrase echappa a Maxime. Sa figure se detendit, s'eclaircit. Il sera la main d'Hector.
+
+-- Ah ! monsieur, je suis enchante... Je me rappelle fort bien... Le Tessier... Vers 84, n'est-ce pas ?
+
+-- 83, rectifia Hector.
+
+-- 83... Vous etes des Deux-Sevres ?
+
+-- Oui, monsieur: de Parthenay. Je reconnais, a la fidelite de votre memoire, l'excellent officier que vous etiez.
+
+-- J'aimais beaucoup mon metier, declara Maxime, la voix timbree d'un peu de tristesse.
+
+Paul Le Tessier s'approchait, puis Mme de Chantel et Mme de Rouvre, surprises de voir les deux hommes en si promptes relations. On admira le hasard qui les reunissait a dix ans de distance.
+
+-- Pas bien romanesque, le hasard, observa Paul Le Tessier. M. de Chantel a ete officier pendant trois ans, il a connu a peu pres deux mille recrues... Il doit en avoir rencontre plus d'une dans la vie, depuis.
+
+-- Oh ! le vilain arithmeticien, dit Mme de Rouvre. Toujours des chiffres, toujours des preuves que ce qui arrive devait arriver ! Moi, je dis que c'est une rencontre extraordinaire, et qui prouve que ces messieurs doivent etre amis. Voila.
+
+-- J'accepte l'augure, madame, declara Hector. Et si M. de Chantel reste quelque temps a Paris, j'espere qu'il se servira des deux vieux Parisiens que nous sommes, mon frere et moi, quoique natifs de Parthenay... Vous nous ferez bien, d'abord, la grace de diner au cabaret avec nous, demain ?
+
+Maxime accepta; leur entretien se poursuivit, d'un ton de camaraderie sincere; tous deux, a parler du passe, revivaient un peu cette premiere jeunesse irrevivable, deja regrettee, la trentaine proche. D'autres visiteurs entraient, cependant: une Mme Duclerc, femme d'un pastelliste a la mode qu'on ne voyait jamais avec elle, jouant a des facons de grisette rendues piquantes par son visage de vierge a bandeaux; le romancier "feministe" Henri Espiens, meridional chevelu, tetu et bavard; Mme Avrezac et sa fille Juliette, deux brunes, minces et jolies, qui semblaient deux soeurs; enfin une cousine de Maud, Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant scande par des regards d'incendie. Elle venait seule, sa dame de compagnie laissee dans l'antichambre.
+
+Maud attira Jacqueline a l'ecart:
+
+-- Eh bien ! cela ne va pas mal, n'est-ce pas ?
+
+-- Oui, mais il ne faudrait pas trop d'amitie entre Chantel et les Le Tessier... Tu sais, les hommes entre eux, c'est des allies contre nous.
+
+-- Oh ! je suis sure d'Hector.
+
+-- Et de Paul ?
+
+-- Tu as raison. Mais Paul, je le tiens.
+
+Elle fit, du doigt, signe a Paul de les rejoindre.
+
+-- Beau senateur, lui dit-elle d'un ton enjoue, vous aurez manque aujourd'hui ma plus jolie visiteuse.
+
+Paul sourit:
+
+-- Je sais. C'est moi qui vous l'ai envoyee.
+
+-- Allons donc ! La petite cachottiere ! Elle ne me l'a pas dit.
+
+-- Elle n'osait pas venir. Je lui ai assure que vous etiez un bon et loyal camarade... pour ceux qui ne barrent pas votre chemin, ajouta-t-il avec un sourire.
+
+-- Et moi, j'ai promis de la faire debuter ici et de convoquer tout Paris a ses debuts. Savez-vous qu'elle est adorable et que vous etes un heureux senateur ?
+
+-- Oh !fit Paul Le Tessier: comme disent les rois d'operette, je ne suis pour cette jeune fille qu'un pere.
+
+-- Qui voudrait de l'avancement, fit Jacqueline entre ses dents. Enfin ma soeur est gentille pour votre fille, n'est-ce pas ?
+
+-- En revanche, poursuivit Maud en baissant la voix, je vous demande votre alliance pour des projets a peine ebauches, mais dont le succes me tient au coeur.
+
+Paul visa Maxime, du regard.
+
+-- Lui ?
+
+-- Oui. Hector est mon allie. Et vous ?
+
+-- Moi aussi, bien sur...D'autant qu'il ne sera pas a plaindre, ce soldat-laboureur. Tiens !... Aaron avec Julien !...
+
+Suberceaux, correct et impassible, entrait, suivi d'un petit homme rond et couperose, ventru et suant, l'air usurier de Francfort, malgre la coupe anglaise de sa veture, le gardenia rouge de sa boutonniere, malgre le lustre vif de son chapeau et de ses bottines. On presenta pompeusement:
+
+-- Le baron Aaron, directeur du Comptoir catholique.
+
+Le gros homme saluait a droite et a gauche, serrait des mains, semblait rouler sur le tapis du salon comme une boule qu'on se renvoie.
+
+-- Mademoiselle, balbutia-t-il en s'approchant de Maud et en tirant une enveloppe de sa poche, voici la loge, pour demain... pour l'Opera...
+
+-- Ah ! merci, fit simplement Maud. Et elle deposa l'enveloppe sur une console.
+
+On s'etait disperse dans les deux salons, suivant l'election des affinites. Espiens avait attire Mme Avrezac dans le boudoir de Maud; on ne les voyait plus; seulement, de temps en temps, on entendait un rire etouffe, tout de suite suivi d'un arpege jete sur les touches du piano. Juliette Avrezac, isolee pres de Suberceaux, lui parlait a voix basse, avec des gestes brusques de nerveuse, qui semblaient souligner des reproches; et lui ecoutait indifferent, les yeux a une ebauche de Turner, cadeau d'Aaron, nouvellement accrochee au mur. Autour de la table a the, Valbelle et Lestrange plaisantaient Dora Calvell, a la vive joie de Jacqueline, de Marthe et de Madeleine: et la petite creole, le sang brunissant ses joues de citron, roucoulait comme un ramier, donnant, parmi ses rires, joyeusement la replique aux deux hommes:
+
+-- Une sauvage ! monsieur Valbelle ! ... Vous voulez me faire poser une petite sauvage... Ah ! non, je vous remercie... Vous etes poli.
+
+-- Mais non, comprenez donc, disait Valbelle: ce n'est pas une sauvage comme les autres, c'est Rarahu.. la poesie... l'amour... enfin, tout a fait votre type.
+
+-- Et le costume vous ira divinement, observa Lestrange.
+
+-- Comment est-il, ce costume ?... Oh ! vous vous moquez de moi, parce que vous savez que je suis bete... Je suis sure qu'il n'y a pas de costume du tout.
+
+-- Mais si... il y a des feuilles... beaucoup de feuilles de palmier... C'est tres convenable, on en met autant qu'on veut.
+
+-- Bien sur, dit Jacqueline; moi, je poserais cela tout de suite a M. Valbelle, si j'avais le type.
+
+A l'oreille de Marthe elle ajouta: "Tu vas voir, Dora va dire oui. Elle est adorable."
+
+Dora, apres reflexion, objecta:
+
+-- Maman ne voudra jamais.
+
+-- Oh ! fit Lestrange, il n'y a pas besoin de lui dire... Vous vous ferez accompagner a l'atelier par cette bonne Mlle Sophie.
+
+C'etait la dame de compagnie de Dora, celebre dans un certain monde de feteurs parisiens pour sa docilite et son mutisme. On l'asseyait sur une chaise, dans l'antichambre, elle s'endormait aussitot et ne bougeait que lorsqu'on venait la reveiller.
+
+La petite Calvell meditait. Enfin elle profera cette reponse qui fit tomber ses amies dans des convulsions de fou rire:
+
+-- Eh bien ! je veux bien... Mais promettez-moi qu'on ne verra pas ma figure.
+
+
+Maxime, qu'Hector avait laisse seul apres s'etre fait presenter a sa soeur Jeanne, regardait, ecoutait; et il se demandait: "Est-ce que je reve ? Suis-je ne dans un monde a part ? est-ce la les moeurs et le langage du monde moderne ? Ces propos de brasserie, qui valent encore mieux, il me semble, que telle causerie a voix basse... Ces gestes de frolement qu'on ne se donne pas la peine de dissimuler... Et ce mot odieux qui resonne sans cesse comme un appel de libertinage: "Mon flirt... Elle a flirte... Nous avons flirte... C'est un flirt de ma fille..." Voila les gens qui entourent Maud... Voila ce qu'elle voit... ce qu'elle entend... Alors ?"
+
+Maud ne lui avait pas encore adresse la parole. A ce moment, elle le regarda, trop proche a son gre des caillettes libertines qui entouraient Lestrange et Valbelle; elle devina son etonnement irrite; elle vint a lui, tout droit:
+
+-- A quoi pensez-vous, monsieur de Chantel ? dit-elle en rivant sur lui son regard.
+
+Et elle recula vers l'angle du salon, forcant le jeune homme a l'y suivre.
+
+-- Je pense, repondit Maxime tres grave, que ma solitude de Vezeris est l'asile qu'on ne devrait jamais quitter, lorsqu'on est, comme moi, un provincial et un paysan.
+
+Malgre lui, il avait mis dans ses paroles toute l'amertume qu'il avait goutee, en se comparant, sous les yeux de la femme qu'il aimait, a ces hommes elegants, brillants, causeurs aises, comme Lestrange, Le Tessier, Suberceaux.
+
+-- Alors, demanda Maud lentement, vous allez retourner a Vezeris ?
+
+-- Oui. J'ai accompagne ma mere a Paris, parce qu'elle ne sait pas voyager seule. Elle va y rester plus ou moins longtemps, suivant les prescriptions du docteur Levert. Moi je ne sers a rien ici: je repartirai pour Vezeris et ne reviendrai plus que pour la chercher. Paris est trop grand pour moi: meme quand j'y suis, comme aujourd'hui, j'ai l'impression d'en etre absent. Mon pays natal, avec ses faibles coteaux, ses plaines aux horizons mysterieux, est plus pres de mon coeur.
+
+-- Ah ! fit Maud, baissant lentement les paupieres.
+
+Maxime reprit, s'exaltant peu a peu au son de sa propre voix:
+
+-- Ces solitudes m'ont fait tel que je suis, a leur image, voyez-vous. J'ai le meme coeur que mes bergers, immobiles d'un crepuscule a l'autre en face de l'horizon: mes sensations sont lentes et profondes, si profondes qu'une fois eprouvees leur seul ressouvenir suffit a combler ma pensee durant de longs mois... Ici, on eprouve vite et peu; la parole est rapide et breve comme la sensation; moi, je suis lent a parler, parce qu'on ne saurait exprimer vite de si lointaines sensations... Pardonnez-moi, je ne sais pourquoi je vous dis ces choses.
+
+-- Parlez-moi, au contraire, fit Maud. Rien de ce qu'on raconte la (elle montra les groupes de Suberceaux, de Jacqueline, de le Tessier) ne saurait m'interesser autant.
+
+-- Vous etes bonne de me le dire, au moins... Voyez, je ne suis meme pas assez maitre de moi pour vous cacher cette emotion ! Tout ce qui me rappelle une chose passee... une chose heureuse, me bouleverse ainsi. Et ma presence ici, apres des mois, me rappelle si vivement nos quatre jours de Saint-Amand...
+
+Maud l'interrompit:
+
+-- Je ne les ai pas oublies, moi non plus.
+
+Ils se turent. En relevant les yeux sur M. de Chantel, la jeune fille fut effrayee de leur flamme.
+
+"Assez de roman pour aujourd'hui," pensa-t-elle. Et, coupant court d'avance aux mots de passion qu'elle devinait pressants sur les levres de Maxime, elle dit tout haut, de facon a etre entendue:
+
+-- Il faut venir a l'Opera demain, dans notre loge: c'est convenu ? Jeanne viendra aussi, n'est-ce pas ? Ou est-elle, notre Jeannette ? Comment ! elle parle, elle s'apprivoise !
+
+Jeanne de Chantel causait d'un air timide avec Hector Le Tessier. La phrase de Maud suspendit net la conversation, et l'enfant, toute rougissante, vint se refugier aupres de son frere. On rit un peu.
+
+-- Comment l'avez-vous apprivoisee ? demanda Maxime en promenant ses doigts dans les boucles brunes de sa soeur.
+
+-- Je lui ai parle de vous, monsieur.
+
+Tout de suite, cette ame neuve avait requis la curiosite d'Hector. Il la devinait si differente des petites ames, fripees sous leur masque de virginite, qu'il guettait a travers les salons de Paris, non par gout de debauche, comme Lestrange ou Suberceaux, mais par dilettantisme special de collectionneur. Il l'avait questionnee doucement, paternellement presque, lui parlant de ce frere qu'il avait connu, de ce Poitou, leur pays commun; et l'enfant livrait bientot sa confiance, avec l'abandon des timides, une fois rassures. D'une voix paisible, attenuee, comme ouatee par l'habitude du silence, elle contait son enfance, sa jeunesse la-bas, sans fetes, sans compagnes, -- elevee par sa mere, enseignee par Maxime.
+
+-- Oh ! cherie ! dit Maxime, embrassant la jeune fille sur le front.
+
+-- Voyons, fit Maud, un peu impatiente, que decidons-nous pour demain soir ? M. Aaron et M. de Suberceaux ont leurs places, ainsi que vous, messieurs, ajouta-t-elle en s'adressant aux Le Tessier; vous etes du Tout-Paris. Mme de Chantel et Jeanne partagent notre loge. M. de Chantel voudra bien conduire ces dames ?
+
+-- Je dine avec vos amis, mademoiselle, repondit Maxime, mecontent que Maud eut brise l'entretien, tout a l'heure.
+
+-- Eh bien ! vous nous rejoindrez avec eux, apres diner, voila tout. C'est entendu, n'est-ce pas ?
+
+Elle fixait sur lui un regard adouci: il s'inclina. Suberceaux affectait de ne pas les voir et semblait causer fort attentivement avec Paul Le Tessier.
+
+Mme de Chantel se leva. Aaron baisa la main de Mlle de Rouvre. Il etait pres de sept heures, tout le monde prit conge.
+
+Suberceaux s'approcha de Maud. Elle lui dit:
+
+-- Bien. Un bon point. Vous vous faites pardonner votre mechante humeur de tantot. Vous avez ete convenable.
+
+-- C'est _lui_ ? demanda dedaigneusement le jeune homme, en montrant du regard le dos de Maxime de Chantel.
+
+-- Oui.
+
+-- Il a l'air bien provincial.
+
+Maud dit sechement:
+
+-- C'est un fort galant homme, mon cher, et il vaut mieux...
+
+-- Que moi ?
+
+Maud repliqua:
+
+-- Que nous... Maintenant, ajouta-t-elle, sauvez-vous; n'ayez pas l'air de rester ici apres les autres. A demain.
+
+
+
+III
+
+
+Non, declara Hector Le Tessier (il achevait de diner avec son frere et Maxime, au restaurant Joseph), le monde ou nous nous sommes rencontres hier, mon cher Chantel, n'est pas absolument un monde d'exception; ces jeunes filles que vous avez vues faire la roue devant les hommes, que vous avez entendues rire a des plaisanteries louches, repondre sur le meme ton, -- et encore elles se tenaient devant vous ! -- ne sont pas des jeunes filles tellement exceptionnelles... C'est le monde oisif contemporain, et c'est la jeune fille contemporaine de ce monde-la. -- Si Dora Calvell est sans contredit un peu... coloniale, les autres echantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris jouisseur, celle qui a des parents a l'aise et sans morgue qui va au Bois, au bal, au theatre, a Aix, a Trouville, qui fait de l'hydrotherapie, du tennis, des parties de rallies; vous y verrez representes tous les degres de l'echelle sociale entre la grisette et l'heritiere des hautes familles historiques. Mme de Reversier est la femme d'un brave Berrichon un peu noble, ancien prefet de l'Ordre moral: interieur correct, jolie fortune. M. Avrezac, de son vivant, fabriquait des produits chimiques, en grand, au Vesinet; sa veuve est riche... Vous connaissez sans doute les excellentes origines de la famille de Rouvre: Jacqueline a ete fort bien elevee... Non, ce n'est aucunement du monde mele, du demi-monde. Ce ne sont pas des declassees. Je ne vois de douteuses, parmi les jeunes filles qui frequentent ce salon, que la petite Dora, bien nee d'ailleurs, et une certaine Cecile Ambre, dont le masque eut fait rever Baudelaire, mais qu'on recoit partout comme dame d'honneur d'une princesse italienne... Toutes, et telles autres que vous connaitrez, sont aussi naturellement le produit du Paris libertin et jouisseur que cette fine champagne est le produit des vins blancs de Charente... Ni l'une ni l'autre ne me deplaisent, ajouta-t-il en avalant ce qui restait dans son petit verre.
+
+Paul Le Tessier choisissait un cigare, avec de longues precautions:
+
+-- Voila Hector a cheval sur son dada, dit-il. Au chapitre des jeunes filles, il est inepuisable.
+
+Maxime, qui avait peu parle pendant le repas et qui ne fumait point, repondit:
+
+-- Mais je le trouve tres interessant.
+
+Les paroles d'Hector Le Tessier visaient si juste les secretes anxietes de son coeur ! De cette visite de la veille, il etait sorti bouleverse et ensorcele. Maud si belle, qui avait eu des mots si penetrants pour lui rappeler la communion de leurs souvenirs, certes, celle-ci, il l'avait trouvee irreprochable, telle qu'il la souhaitait. Mais les autres ? Ces chattes froleuses, dont le titre et la veture de vierges rendaient les discours, les allures plus deconcertants ? Elles etaient les soeurs, elles etaient les compagnes de Maud, un peu plus jeunes qu'elle, seulement... Maud les entendait, leur repondait, pensait d'accord avec leur pensee, peut-etre !... A imaginer cela, l'ancien dragon sentait germer un ferment de colere contre ces gens, contre ce Paris qui peut-etre avaient souille l'ame blanche de la femme elue par lui presque au lendemain de l'avoir vue, aimee depuis avec l'ardeur concentree des ames fortes ou la solitude, l'absence, loin de les abolir, echauffent les passions... Mais peut-etre aussi Maud, parmi ces impuretes, demeurait-elle pure, ignorante du mal, traversant le monde sans le comprendre, comme sa propre soeur a lui, Jeanne, que rien n'avait choquee, la veille... Oh ! le cruel mystere ! Comment, comment etre sur ?... Il ecoutait Hector avec une sorte d'attention contractee, le desir d'apprendre et la peur de savoir.
+
+Mais Hector se gardait de parler de Maud. Il dissertait sur les generalites, le verbe aise, alerte, causeur de salon et de diner, habitue a la faveur de ceux qui l'entourent. De temps en temps son frere aine interrompait la conference par quelque incise d'amicale et paterne ironie.
+
+-- C'est que, voyez-vous, poursuivait Hector, il s'est passe a Paris, depuis une quinzaine d'annees, des evenements -- deux evenements graves, deux "kracks", dirait mon frere -- dont vous n'avez meme pas senti le contre-coup le plus amorti la-bas, dans votre terre de Vezeris, mon cher, au milieu de vos etalons, de vous chiens et de vos faisans...
+
+-- Et c'est ? demanda Maxime.
+
+-- Premierement, le krack de la pudeur. Notre epoque est comparable a la decadence latine ou a la Renaissance, au point de vue de l'amour. Nos jeunes filles (j'entends, toujours, celles du monde oisif et jouisseur) ne servent plus toutes nues a la table des Medicis, elles n'ornent pas leur cou d'emblemes generateurs; mais elles sont aussi savantes des choses de l'amour que ces Florentines et ces Romaines. Qui se gene pour parler devant elles du scandale d'hier ? A quelles pieces ne les mene-t-on pas ? Quels romans n'ont-elles pas lus ? Et encore la conversation, le livre, le theatre, ce n'est que des paroles... Il y a, a Paris, dans le monde, des professionnels de la defloration, des hommes a l'affut de l'innocence: tel ce Lestrange que vous avez entrevu hier... La premiere lecon est donnee aux jeunes filles le soir du premier bal; le cours se poursuit pendant la saison; vienne l'ete, les promiscuites de la ville d'eaux ou de la plage permettront au deflorateur professionnel de mettre a son oeuvre la derniere main.
+
+-- La droite, observa Paul, car je suppose qu'il a commence par la gauche. Alors tout est bien qui finit bien.
+
+-- Non, reprit Hector. Le deflorateur n'epouse guere, et ce qui est vraiment admirable, c'est que les jeunes filles le savent: bien mieux, elles ne tiennent pas du tout a ce qu'il epouse, car d'ordinaire c'est un aventurier sans grande fortune, comme Lestrange ou Suberceaux: et la jeune fille moderne veut l'argent par le mariage.
+
+Le garcon entrait, sonne par Paul qui reclama l'addition. Hector attendit qu'il fut sorti pour continuer:
+
+-- Le second krack que je vous denoncais tout a l'heure, c'est le krack de la dot, aussi pernicieux pour la vierge moderne que celui de la pudeur. Il n'y a plus de jeune fille innocente, mais il n'y a pas davantage de jeune fille riche. Le millionnaire donne deux cent mille francs de dot a sa fille, c'est-a-dire six mille francs de rente, c'est-a-dire rien, pas meme de quoi louer un coupe au mois... Donc jamais la jeune fille n'a dependu de l'homme a ce point, et comme elle n'a qu'une arme pour le conquerir, -- l'amour -- les meres les laissent apprendre l'amour le plus tot possible, par devouement maternel...
+
+Contre ce mot de devouement, Maxime eut un geste de protestation. Hector insista:
+
+-- Mais si, par devouement maternel... Et ce n'est pas le seul effet de ce devouement. A mon sens, l'alteration universelle du type "jeune fille" d'autrefois est imputable, avant tout, aux meres de la generation presente. Jadis la vierge etait elevee dans un cloitre, generalement en parfaite innocence, car vous ne prenez pas au serieux, je pense, ce que racontent les philosophes de table d'hote sur l'immoralite des couvents ? Elle sortait de la pour se marier avec un homme qu'elle connaissait a peine, mais que l'accord des parents avait elu: donc les luttes d'interet (presque toutes les discordes conjugales) etaient evitees. Le mari etait vraiment _l'initiateur_, chance considerable d'etre aime ! D'autre part, issue du cloitre le plus aristocratique de Paris, la fiancee trouvait dans le menage le plus modeste un accroissement de confortable et d'elegance. On etait a l'abri des deux fameux kracks. Qu'arriva-t-il ? Quelques hysteriques de cette heureuse generation, quelques Jane de Simerose trouverent brusque et desagreable la surprise de l'alcove, crierent a la trahison et au viol. Elles crierent si fort qu'elles persuaderent les autres. Il ne fut si placide bourgeoise qui ne soupirat: "Elever une enfant hors de la famille ! Marier une vierge ignorante ! Quels crimes !" Et elles se promirent de ne pas commettre ces crimes sur la personne de leurs filles... Vous voyez le resultat. La jeune fille ne souffre plus de l'isolement, de l'inconfortable du cloitre, mais elle s'habitue, des quinze ans, a la large aisance que ses parents mirent quarante ans a conquerir. Elle ne se mariera plus ignorante, oh ! non... mais elle ne se contente pas, d'ordinaire, d'apprendre la theorie de l'amour: elle la fortifie d'experiences preparatoires, pour plus de surete. Et c'est le marie, maintenant, a qui l'alcove nuptiale menage des surprises.
+
+Les trois convives resterent quelque temps silencieux. Le garcon rentrait avec la note. Paul Le Tessier la paya et dit:
+
+-- Nous sortons ? Il est dix heures et demie, j'ai un rapport a corriger et je veux monter a cheval demain matin. Vous allez a l'Opera, je crois, monsieur de Chantel ?
+
+-- J'irai, dit Maxime de Chantel, si votre frere m'y accompagne. Sinon, j'attendrai simplement ma mere a la sortie.
+
+-- Mais je vous accompagne, c'est convenu, repliqua Hector... Et meme, si vous voulez, nous allons partir... Il est temps. Nous arriverons pour la _Chevauchee_.
+
+Ils vetirent leurs pardessus et descendirent. A la porte du restaurant, le senateur trouva son coupe. La nuit ouvrait un pan de ciel pur et glace sur l'emplacement vide de l'ancien Opera-Comique. Une mince couche de neige dure, ciree par les semelles des passants, vernissait le sol; les clartes du gaz, les feux des globes electriques luisaient fixement, dans l'air condense. C'etait, sur la Ville, une belle nuit d'hiver, claire, sereine, sonore.
+
+-- Montez-vous dans mon coupe ? demanda Paul Le Tessier. Si vous voulez, je vous jetterai a l'Opera.
+
+-- Non, fit Hector. Deux minutes de _footing_ nous feront du bien. Va-t'en a tes rapports, senateur.
+
+Tandis que le coupe virait, Hector et Maxime gagnerent le boulevard. Hector avait allume un cigare. Maxime marchait d'un pas distrait, la pensee bien loin du spectacle, pourtant brillant, pourtant rare pour lui, que voyaient ses yeux.
+
+-- Vous revez, mon lieutenant ? questionna Hector.
+
+Maxime s'arreta net, comme un cheval sous un coup de cavecon. Ses traits maigres, tendus plus qu'a l'ordinaire, ses yeux dont l'arriere-flamme s'avivait, le mordillement de sa courte moustache denoncaient le trouble de ses nerfs.
+
+-- Ecoutez, Te Tessier, fit-il... Vous avez parle tout a l'heure des jeunes filles qui frequentent Mlle de Rouvre et meme de sa soeur dans des termes qui m'ont afflige. J'ai pour elle, quoique je la connaisse depuis peu de temps, une estime absolue, je tiens a vous le dire...
+
+-- Mais, mon cher, replique Hector, je n'ai pas meme prononce le nom de Mlle de Rouvre, je crois ?
+
+Deja Maxime condamnait sa brusquerie.
+
+-- Pardonnez-moi... j'ai tort de vous parler sur ce ton. J'ai confiance en vous, tres large confiance, ajouta-t-il en lui posant la main sur le bras et en se remettant a marcher... Pensez combien je suis desempare ici, ignorant Paris, mal fait a votre vie. Je suis un paysan, mais un paysan qui pense et se fie volontiers a l'air des visages pour juger les ames, comme a l'aspect du ciel pour prevoir le temps. Je vous sais tout le contraire de moi, et cependant je suis sur que vous valez d'etre mon ami. Vous le serez, n'est-ce pas ?
+
+-- Mais certainement, mon cher Maxime, repliqua Hector, touche.
+
+Il pensait: "Voila des paroles qu'on n'entend pas souvent entre la rue Favart et le Vaudeville. Quel Danube passe donc a Vezeris ?"
+
+-- Mlle Maud de Rouvre, reprit-il lentement, tandis qu'ils montaient vers l'Opera par la chaussee d'Antin et la rue Meyerbeer, Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'eclat pour n'avoir pas suscite l'envie et la calomnie. Vous entendrez medire d'elle, je vous en previens; lestez-vous de patience et cuirassez votre coeur. Vous n'avez pas besoin, certes, que je vous donne des raisons de confiance en une femme qui vous a... beaucoup seduit, n'est-ce pas ?... Voila pourtant deux grosses observations que je vous soumets: ne les jugez pas niaises avant d'y avoir reflechi. La premiere, c'est qu'il n'est aucune jeune fille jolie et mondaine, dans le monde oisif de Paris, a qui l'on n'ait prete, sinon des amants, du moins des camarades a de vilains jeux. Que voulez-vous ? La chose est vraie si souvent qu'il faut excuser la medisance. Les robes de tulle blanc, bleu, rose ou mauve tendre que vous allez voir tout a l'heure, au balcon des loges, revetent si peu de corps tout a fait intacts ! Il y a tant de demi-vierges parmi ces vierges ! Les honnetes patissent de la deshonnetete des autres. Ma seconde observation, c'est que, si dans le Paris mondain il est a peu pres impossible de savoir si une jeune fille est honnete, -- il ne l'est pas moins de savoir si elle a defailli gravement. L'aventure, d'ordinaire, a lieu sans temoins, surtout quand il s'agit d'une jeune fille. Celle-ci ne la raconte pas, n'est-il pas vrai ? C'est donc le partenaire qui trahit, l'amant ou le... demi-amant, et combien il est digne de mefiance ! En somme, l'on ne sait rien: innocente ou perverse, reservee ou provocante, la jeune fille, surtout pour qui l'aime, est un sphinx.
+
+Ils avaient atteint la cour de l'Opera, en segment de cercle, que bordent les rues Glueck et Halevy; ils arpentaient lentement ce coin isole dont le silence desert, demi-obscur, contrastait avec le fremissement lumineux des equipages, les attelages piaffant deja le long des trottoirs.
+
+"Si Maud m'avait entendu, pensait Hector, je suppose qu'elle eut ete contente de moi. Je n'ai d'ailleurs rien dit contre ma conscience."
+
+Maxime murmura, comme pour lui-meme:
+
+-- Mais quels maris trouveront-elles, celles que vous appelez des demi-vierges ?
+
+-- Les demi-vierges ? Elles epouseront des barons en "toc", d'importants industriels guettes par la faillite, des hommes splendides, ronges de maladies mortelles, toutes sortes de maris de facade qui s'ecroulent un mois ou un an apres la noce, car c'est un etrange chatiment de ces petites trompeuses d'etre leurrees presque infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser. Et puis, comme la Providence est une fantaisiste de plus gaies, quelques-unes aussi se marieront avec un honnete homme et seront des epouses modeles, doublees (pour leur mari) de maitresses expertes. N'importe ! Le risque est trop grand, je ne prendrai jamais femme a Paris. C'est folie d'y vouloir chercher la merlette blanche: trop de merlettes noires se teignent en blanc... Je me contenterai d'un volatile moins rare, dont la couleur est plus solide.
+
+-- Lequel ?
+
+-- Une petite oie blanche, nee et nourrie dans un coin de province.
+
+Et s'apercevant que le visage de Maxime se contractait de nouveau, il ajouta:
+
+-- A moins de rencontrer une fille superieure, comme Mlle Maud de Rouvre, un caractere d'une trempe rare, au-dessus de toutes les calomnies.
+
+Hector eut la recompense de cette phrase aussitot, a voir s'eclairer le visage de Maxime; il surprit l'ebauche d'un geste, aussitot reprime, pour lui prendre la main et la serrer.
+
+"Suis-je coupable, pensa-t-il, d'agir avec ce garcon comme un medecin avec un malade ? Si je lui disais la verite, il se tuerait ou tuerait quelqu'un. Et la verite, la sais-je moi-meme ? On ne sait jamais rien. D'ailleurs, il peut etre heureux avec elle, quoique trompe, et, comme dit Werther, est-ce une duperie que le bonheur ?"
+
+La cour s'emplissait de l'agitation de l'entr'acte.
+
+-- Nous entrons ? demanda Hector.
+
+-- Si vous voulez.
+
+Maxime suivit son compagnon, qui se dirigeait avec une surete d'habitue a travers les escaliers et les corridors. Ce cadre monumental, cette moire de clarte sur les marbres, cette foule bruissante et paree, il sentit confusement tout cela hostile, il sentit qu'il entrait dans le peril, chez l'adversaire.
+
+"Une femme poursuivie la, prise la, n'est point celle qu'il me faut."
+
+En lui fermentait aussi la rancune du solitaire, malgre tout gauchi par sa solitude, contre la societe alerte, aisee de la Ville, la rancune de la province, meme intelligente, contre Paris.
+
+"Vais-je donc lier ma vie, tout a l'heure, dans ce milieu de griserie factice, si loin du recueillement reve ?"
+
+Mais le besoin de revoir Maud, de lui parler, de confirmer la foi qu'il voulait lui garder, le poussait malgre tout, contre tout. Et, l'apercevant de l'orchestre, au bord d'une loge de face, entre Jacqueline et Jeanne, il se dit, pour la premiere fois, avec l'energie exaltee qui animait toutes ses decisions: "Je la veux..."
+
+Quelques minutes apres, tous deux penetraient dans la loge. Aaron, affaire et obsequieux, en sortit au meme instant: ils n'y trouverent que les deux meres et les trois jeunes filles. Maud quitta aussitot sa place que prit Hector, entre Jeanne et Jacqueline; elle rejoignit Maxime de Chantel, dans le salon voisin.
+
+"Toute folie est excusable pour une pareille femme, pensa Hector, qui la suivait des yeux. Heureux ceux qui ont le courage d'etre des fous !"
+
+Vraiment, ce soir, Maud eblouissait: de ses cheveux noirs, touches de roux, a ses pieds, dont les souliers decouvraient la cambrure de race, elle apparaissait reine, fait pour respirer d'en haut les hommages anonymes et unanimes des foules. Assis pres d'elle, sur le canape rouge, Maxime la contemplait, d'une admiration jalouse a le faire trembler. Elle portait un corsage rose, presque mauve aux lumieres, lame d'entre-deux en dentelle d'or; la robe en mousseline du meme ton, tout unie. Rien de plus chaste que l'echancrure du col, laissant a peine deviner la naissance des seins: mais l'epaule droite montrait sa rondeur presque nue, l'etroite epaulette attachee par une simple agrafe, une turquoise ancienne taillee en scarabee. Dans la lumiere factice des lampes a incandescence, les cheveux rougissaient, le bleu sombre des yeux s'ambrait, le teint eclatait de blancheur plus mate. Maxime la contemplait, torture, jaloux... et heureux... et il s'avouait a lui-meme: "On ne peut pas ne pas aimer cette femme !"
+
+Elle lui parlait, cette reine inaccessible. Elle lui parlait avec une volonte de bienveillance, la marque d'un choix. Elle le remerciait d'etre la, lui qui l'adorait pour lui avoir permis de l'y rejoindre. Ah ! lui dire ce qu'il eprouvait, se trainer a ses pieds et crier dans la poussiere: "Je vous aime ! Je vous aime ! Je suis a vous ! Je crois en vous !"
+
+Et il avait doute d'elle, tout a l'heure ! Il avait accueilli un instant le soupcon qu'elle donnat a un autre des droits sur cette intangible beaute !... Il execrait maintenant ce soupcon comme un sacrilege.
+
+Maud, tout en parlant de choses qui etaient loin de leur pensee, de la piece, des spectateurs, des rigueurs de l'hiver, sentait toute proche la chaleur de ce puissant foyer d'admiration et de desir. Et malgre tout, elle s'enorgueillissait de sa conquete inattendue, soudaine, point pareille aux autres.
+
+Elle avait, de quelques mots, conte sa journee; elle acheva le recit en disant:
+
+-- Et vous, qu'avez-vous fait dans ce grand Paris ?
+
+Il ne lui confessa point qu'il avait, des le matin, passe sous ses fenetres, a cheval, avant la promenade au Bois ou il essayait de couper sa fievre, de secouer son inquietude par une galopade furieuse. Il dit seulement:
+
+-- J'ai monte a cheval avant le dejeuner; j'ai dejeune a l'hotel des Missionnaires, pres de Saint-Sulpice, ou je suis descendu avec ma mere et Jeanne... Apres, j'ai fait quelques courses, une visite a un ancien camarade de regiment, et...
+
+Il s'interrompit:
+
+-- Mais pourquoi vous conter tout cela ? Ma vie n'a rien qui vous interesse. Laissez-moi vous dire seulement que toute cette journee, toute la nuit d'avant je n'ai eu qu'une pensee...
+
+Maud se leva en souriant:
+
+-- Voici les musiciens a l'orchestre. Restez avec nous; nous causerons en sortant. Restez aussi, Hector, dit-elle a Le Tessier qui lui rendait sa place.
+
+Toute sa vie, Maxime de Chantel devait se rappeler l'heure ou, sous l'eclat attenue des lustres, aux sons de la plus extra-humaine des musiques, dans le prestige d'un decor de feerie, il sentit que sa destinee se nouait mysterieusement, par un sortilege comparable a ceux qui, dans le drame, fixaient la destinee des heros. La salle n'etait pas si noyee d'ombre qu'il n'y reconnut les visages rencontres la veille chez Mme de Rouvre: la blonde Ucelli decolletee jusqu'a la taille, repandant sa poitrine sous les yeux de l'enigmatique Cecile Ambre; Mme de Reversier et ses deux filles, dans une loge voisine tout encombree d'habits noirs, Luc Lestrange, tout au fond, frolant de sa barbe pale la nuque grele de Madeleine; et surtout, a l'orchestre, se retournant impatiemment, a chaque instant, vers la loge des Rouvre, -- Julien de Suberceaux, beau, etrangement elegant, point de mire de vingt lorgnettes de femmes... Maxime, une fois de plus, se rendit compte qu'il s'engageait dans une route ignoree et perilleuse; mais encore cette fois, il ramassa sa volonte comme une bete de sang, puis l'eperonna en lui rendant la main dans le vide... Que lui importaient les embuches, les precipices, s'il marchait vers Maud ?... Maud dont les yeux, en ce moment, il en etait sur, _pensaient a lui_, voulaient l'attirer, le garder.
+
+"Elle sera ma femme ou ma vie se brisera."
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+Aupres de Maud, tandis que Jacqueline echangeait avec un des plastrons de la loge Reversier les signaux presque imperceptibles d'un langage mysterieux que Londres venait d'envoyer a Paris, Jeanne de Chantel, immobile, l'air ailleurs, regardait la scene. Des flots pourpres, de temps en temps, inondaient son jeune visage, sans cause apparente, mus par le magnetisme d'un fluide interieur. C'etaient l'emotion de cette entree subite dans un monde nouveau, le voisinage d'hommes si differents, par leur vetement, par leurs facons, des hotes de Vezeris; peut-etre le contentement secret d'avoir occupe l'un d'eux, hier et aujourd'hui, car tout a l'heure, pendant que Maxime et Maud s'isolaient dans le salon de la loge, -- a elle d'abord, avant Jacqueline, Hector Le Tessier avait parle. Son coeur ardent et neuf s'etonnait d'une temperature inaccoutumee; mais comme Maxime, plus que Maxime, une pesante melancolie la penetrait, une tristesse d'exilee, a se voir entouree de gens etrangers a sa vie morale, a ses gouts de scrupuleuse decence, de recueillement, de piete. Pour se rassurer soi-meme, elle etait obligee de se repeter: "Puisque je suis la avec maman et Maxime, c'est qu'il n'est pas mal d'y etre."
+
+Et de toute cette foule dont les clameurs des Walkyries fouaillaient l'enervement, ces deux etres simples, Maxime et Jeanne, peut-etre etaient seuls qui pensaient, qui ressentaient vraiment, consciemment, surs de leur pensee et de leur coeur. Les autres, aveulis, uses par cet affreux Paris qui fausse, qui emousse, qui anesthesie, les autres n'etaient que des epaves incertaines, ignorant meme leur desir, ne sachant s'ils jouissaient d'etre la ou s'il leur plairait que toute cette musique fit silence, -- excedes du jour monotone, apeures par la nuit insomniaque, detraques, distraits, "claques", l'ame sourde et paralytique, le sens fallacieux ou defaillants... Pensait-elle, cette pauvre cervelle vide de Mme de Rouvre, hantee de fantomes de souvenirs, de coquetteries pueriles, d'effroi de souffrir ? Pensaient-ils, ces hommes au regard trouble et louche, comme Lestrange, tenailles par les envies anormales d'un sensualite qu'ils n'etaient pas bien surs de pouvoir satisfaire, ramenes a leur besogne d'enerver les femmes comme a une tache de monomane, d'ou le plaisir est exclu, qui, a la longue, se fait presque angoisse ? Pensaient-elles, ces poupees nerveuses, Jacqueline, Marthe ou Madeleine de Reversier, Juliette Avrezac, Dora Calvell, fatiguees par les steriles secousses, le coeur desert, l'esprit meuble seulement des propos d'hommes en amour ? Cette Ucelli, usee de debauches hors nature, en qui toutes les sensations, meme celles de l'art, se traduisaient par l'excitation des sens, pensait-elle, la main crispee a chaque appel des Walkyries, sur le bras maigre de Cecile Ambre, qui, de l'autre main, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz, toujours a sa portee, plusieurs fois par soir usitee sous la penombre des loges, au theatre... Et lui non plus ne savait pas ou le menait sa pensee, ce qu'il souhaitait, ce qu'il eprouvait, ce Julien de Suberceaux, sondant son coeur entenebre, surpris d'y entrevoir la jalousie cote a cote avec la rancune de l'aventurier, le scepticisme du deflorateur... Et aupres d'eux, c'etaient d'autres groupes de mondains, des jeunes filles, des meres, des oisifs, combien de meme race, menant la meme existence desaxee et desorientee, las de vivre et cramponnes a la vie, sensuels et inertes, intelligents et puerils ? et les artistes clairsemes parmi eux, le genie actif de la Ville pourtant, combien aussi tatonnaient dans la nuit, mal certains de leur ideal, besogneux d'argent, aveugles par la jalousie du succes des autres, enivres jusqu'a la demence par leur propre succes ?
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+De toute cette foule, les meilleurs sans doute etaient les resignes, ceux qui, comme Etiennette Duroy, dont le joli visage souriait paisiblement derriere les epaules de Mme Ucelli, comme Hector Le Tessier, dilettante curieux des passions d'autrui, jugeaient et condamnaient le monde ou ils vivaient, surs d'en sortir un jour, surs que leur voie, dans l'avenir, les conduirait ailleurs.
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+La piece etait finie. Les femmes, a la hate, vetaient leurs amples manteaux, les hommes soldaient le pourboire des ouvreuses, toute la salle se vidait par cent fuites soudaines. Maxime descendit les marches lucides du grand escalier, le bras nu de Maud pose sur son bras. Les mots qui, tout a l'heure, avaient failli s'echapper de sa gorge: "Je vous aime ! Je vous veux !" sa gorge serree maintenant ne leur donnait plus d'issue, sous l'irradiante lumiere, parmi les remous de la foule. Tant de fois pourtant, dans la solitude de Vezeris, il avait reve Maud ainsi, a son bras, en face du monde ! Le reve s'accomplissait et voila que c'etait presque une souffrance.
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+Mlle de Rouvre quitta subitement le bras de Maxime sous le peristyle. Julien de Suberceaux etait derriere eux, drape dans une longue cape noire a col de velours, la figure si bouleversee, si tragique que Maxime, bien inhabile a dechiffrer de telles ames complexes, soupconna le drame. Il s'ecarta avec une affectation d'indifference, mordu pourtant par la jalousie. Maud s'etait approchee de Suberceaux: sous cette voute de fete, parmi cette cohue paree, mouvante et bruyante, ils croiserent leurs regards.
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+-- Vous etes fou, voyons, murmura-t-elle... Tenez vous, si vous ne voulez pas me perdre.
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+-- Maud... balbutia-t-il.
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+Elle le magnetisa du regard.
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+-- Demain, fit-elle a voix basse... A quatre heures, chez vous, rue de la Baume... Attendez-moi.
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+Et le laissant maitrise, rive soudain par le sortilege de ces mots brefs, elle reprit le bras de Maxime.
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+-- Pauvre garcon, dit-elle aussitot d'un ton naturel, sans attendre les questions, il est epris de Madeleine de Reversier qui ne l'aime pas, et d'avoir vu Lestrange tout le temps "flirter" avec elle, il est comme fou... Je lui ai dit deux mots pour le calmer. C'est un vieil ami d'enfance... Nous avons joue ensemble aux Tuileries. Vous voyez que, dans ce Paris sceptique et frivole, il y a place encore pour la passion sincere...
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+Maxime crut ce que disait Maud: il fut rassure. Et cette foi, comme lui l'aurait eue tout coeur garrotte par l'amour.
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+Au pied des marches, sur la droite du monument, les voitures, une a une, tournaient prestement, emportant leurs charges elegantes de macferlanes, de pelisses, de mantes brodees d'hermine. La voiture de Mme de Rouvre, un de ces coupes de remise magnifiquement atteles, comme les grands loueurs parisiens en tiennent un ou deux a la disposition des riches etrangers, recut Jeanne et sa mere que les Rouvre ramenaient a l'hotel des Missionnaires.
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+Maxime, lui, partit seul, a pied... Il avait perdu Hector dans la foule et ne se souciait plus de rejoindre. Il voulait cuver son enivrement en pleine solitude. Il marcha au hasard, a travers la Ville ou roulait le fracas des sorties de theatre, peu a peu apaise, rarefie, vers les deserts quartiers de la rive gauche. Meme, ayant rejoint l'hotel fort tard, il n'alla point, comme d'habitude, baiser le front de Jeanne endormie.
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+Tout le passe etait balaye par la tempete presente. -- Dans sa chambre froide et conventuelle d'hotel ecclesiastique, en s'abattant sur un fauteuil, il traduisit son coeur par ces mots qu'il prononca tout haut:
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+-- Ah ! quand on aime une femme comme j'aime celle-ci, il faudrait l'avoir connue enfant, tout enfant, et l'avoir elevee d'annee en annee comme une soeur !
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+
+IV
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+Presque toutes les maisons qui bordent le boulevard Haussmann entre l'avenue Percier et la rue de Courcelles ont une seconde issue, ordinairement reservee au service, sur la paisible rue de la Baume. Les appartements qui regardent cette rue ont l'avantage, si rare a Paris, d'ouvrir leurs fenetres sur un jardin, celui de l'hotel de Segur, dont les magnifiques pelouses finissent a quelques pas de la rue de Courcelles. Jardin princier, guette par les entrepreneurs de batisses modernes, les rossignols le peuplent au printemps, comme un parc rustique; l'hiver, ses grands arbres, souvent ouates de brouillard, cachent encore de leur ramure enchevetree les maisons de la rue La Boetie, eloignent a l'infini le Paris affaire et bruyant du faubourg Saint-Honore.
+
+Julien de Suberceaux occupait depuis quatre ans un de ces appartements si heureusement orientes. C'etait la moitie de l'entresol d'un hotel, transforme autrefois en logis de garcon, sans doute pour la commodite de quelque fils de famille, avec son escalier, sa sortie particuliere sur la rue de Baume, -- et depuis, loue toujours a part, l'hotel restant assez vaste pour se passer de cette annexe.
+
+Quand Julien vint pour la premiere fois a Paris, en 1885, du fond de sa province natale, -- un village de l'Aude, -- il accompagnait, a titre de secretaire, M. Asquin, viticulteur considerable des environs de Limoux, elu depute avec toute la liste monarchiste. Julien, a vingt et un ans, dernier male d'une de plus anciennes familles du pays, se savait beau, se sentait intelligent et souffrait d'etre pauvre. Resolu d'avance a toutes les compromissions, cuirasse par un orgueil superieur au jugement d'autrui, il posa le pied sur le sol de Paris comme ces admirables et chimeriques heros balzaciens qui disent a la Ville: "Tu seras mienne."
+
+Mais le temps a marche depuis les du Tillet et les Rubempre. Paris n'est plus une proie feodale a partager entre quelques aventuriers hardis: c'est un champ morcele en mille parcelles ou chaque appetit democratique assouvit sa fringale. Rastignac est devenu legion: les scrupules n'encombrent personne, et quand la fortune elit celui-ci, celui qu'elle depouille n'etait pas plus digne. Puis Julien, reellement beau, reellement seducteur, n'etait Rastignac qu'a demi: lui-meme aimait trop les femmes. L'irreductible sincerite de son desir paralysa ses projets de conquete. Jusqu'au jour ou il rencontra Maud de Rouvre, il fut seulement un jeune meridional tres elegant et tres fete. Il menait assez large vie, grace au bonheur du jeu et aux liberalites d'Asquin qu'il payait en complaisances; car le depute, la soixantaine passee, restait coureur et, naturellement, dissimulait ses fantaisies eux catholiques electeurs de l'Aude. L'appartement de la rue de la Baume fut ainsi loue et paye par Asquin au nom de son secretaire, qui l'habita a la condition de le livre de temps en temps aux rendez-vous du depute.
+
+Julien de Suberceaux fut presente aux Rouvre par Paul Le Tessier, depuis senateur, alors depute de Niort. Il connaissait M. de Rouvre pour avoir vu ce haut gentilhomme a favoris blancs, a facons correctes, assis a toutes les tables de baccarat de Paris, et pour l'avoir rencontre dans tous les soupers de filles. On le reputait riche, ignorant les breches effroyables que le jeu et les femmes avaient faites a la dot d'Elvira Hernandez, depuis que la famille vivait a Paris. Lorsque Julien se dit alors: "J'epouserai Maud," il pouvait se persuader encore qu'il suivait son programme de fortune et de conquete; la verite, c'est que Maud, du premier coup, subjugua ce coeur infirme, masque en aventurier. Elle le domina par sa beaute, certes, par la royaute de sa grace; mais elle l'asservit surtout parce qu'il reconnut en elle une ame pareille a celle qu"il se souhaitait a lui-meme et qui lui manquait: -- une ame ardente et implacable de revoltee, decidee, coute que coute, a vaincre la fortune et a pietiner la foule. Maud, a dix-huit ans, se savait ruinee, reduite a l'heritage d'un oncle maternel. Courtisee par les hommes presque depuis l'enfance, experte a les surprendre, elle avait eprouve deja la difficulte de les garder a soi, de les conduire jusqu'au mariage, avec une dot si mediocre. Deux fois, elle connut l'affreux deboire des "flirts" affiches dans Paris, aboutissant a la disparition du pretendu, le jour ou la vraie fortune etait connue. Elle haissait deja son pere pour l'avoir ruinee, elle etendit sa haine a tous les etres vaniteux et sceptiques qui voulaient seulement se divertir d'elle, jouir de sa beaute, se faire honneur de ses preferences. Le mariage, des lors, lui fut la terre qu'il faut conquerir de violence ou de ruse: c'est ainsi qu'ils se rencontrerent, elle et Julien, comme deux adversaires armes.
+
+Et le monde, a leur rencontre, se rangea pour ainsi dire en cercle autour d'eux, curieux de les voir aux prises, tant il semblait evident qu'ils devaient s'aimer, eux, le plus beau couple de Paris, eux de la meme race, d'une aristocratie de forme et d'elegance si manifeste que, la contre, meme la jalousie desarmait. On eut l'impression d'une fatalite, d'une loi hors les vouloirs humains, et cette fatalite, cette loi, eux-memes la subirent malgre la revolte de leur arbitre. Julien fut le plus aveugle et le mieux possede; mais Maud, enragee contre cette defaite imprevue, dut s'avouer qu'elle aussi etait conquise, et que ses resistances ne tenaient pas contre un baiser de l'homme a qui, malgre tout, elle ne voulait pas se donner. Elle lui fit payer cruellement sa faiblesse: elle lui declara qu'elle se marierait quand il lui plairait; qu'elle lui cedait, en quelque sorte, le provisoire de sa vie; elle ne s'accorda qu'a demi. Julien se soumit; il aimait; puis l'influence de Maud affermissait ses resolutions hier flottantes... Soit ! Il serait l'amant incomplet de cette admirable fille jusqu'au jour ou elle se marierait; il serait son amant le lendemain du mariage. N'etait-ce pas la un pietinement assez crane des lois convenues, une belle revanche de sa vie ballottee d'a present ?
+
+Des l'annee qui suivit leur rencontre, les circonstances adverses les aigrirent encore, et leur resolution s'en fortifia de marcher unis et complices contre la societe dont ils souffraient. Sur les conseils de Maud, Mme de Rouvre avait demande et obtenu le divorce; quelques mois apres le jugement, M. de Rouvre mourut. Sa succession liquidee, il restait a la veuve une soixantaine de mille francs, deux cent mille a Maud, autant a Jacqueline. Vivant ensemble, les trois femmes pouvaient faire figure mondaine sans ecorner leur capital. Mais Maud entendait ne point dechoir de son luxe d'hier. Il fallut un vaste appartement, trois domestiques, un attelage de deux mille francs par mois. Ce qui manquait au revenus, Maud l'empruntait sans hesiter a son propre capital, car elle ne voulait pas deposseder sa mere, et Jacqueline etait avisee et avare pour son bien. N'importe ! Maud avait foi dans l'avenir; elle se ruinait avec une confiante serenite. Les evenements faillirent lui donner raison. Un jeune gentilhomme roumain, prodigieusement riche, le comte Christeanu, s'eprit d'elle au point de demander sa main dans la semaine qui suivit leur premiere entrevue. Bien accueilli, il retourna dans son pays pour obtenir l'agrement de sa famille. Pour quel motif se prit-il de querelle, pendant ce sejour, avec un camarade de cercle ? On ne le sut jamais: il se battit au sabre et fut tue. Maud porta le deuil. Hector Le Tessier dit a ce propos: "Cette femme ne sera aimee que parmi des drames."
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+Presque en meme temps, Julien, lui aussi, etait atteint dans ses oeuvres vives. Aux elections de 1889, M. Asquin echouait contre son concurrent republicain. Le jeune secretaire se trouvait seul a Paris, n'ayant plus a sa portee la bourse complaisante du depute qui, du moins, lui laissa l'appartement de la rue de la Baume, loue pour plusieurs annees. La fortune du jeu se montrait deja moins fidele. Suberceaux connut des passes ardues, d'ou le tiraient les voyages d'Asquin a Paris, tous les deux mois environ: le vieux provincial venait voir sa maitresse Mathilde Duroy, sa fille Etiennette, et dans ce milieu facile, ou Suberceaux avait pris Suzanne du Roy pour maitresse, il revivait quelques semaines sa vie de feteur parisien. A la fin de 1890, il mourut subitement. Suberceaux comptait sur un legs; mais pour lui comme pour Etiennette, le testament fut muet. Encore Etiennette devait-elle beneficier, a sa majorite, des vingt mille francs d'une assurance contractee sur sa tete le jour de sa naissance.
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+Ce temps ou Maud et Julien sentirent s'appesantir sur eux les serres de la destinee, fut celui ou ils s'aimerent le plus fougueusement. Julien venait chaque jour chez les Rouvre, il passait des heures entieres dans la chambre de Maud qui avait impose sa presence; il s'accoutuma a la dangereuse saveur de cet amour inacheve, dispense a leurs elus par des vierges savantes, plus poignant cent fois que les faciles et complets bonheurs des amours ordinaires. Avec son temperament de grande amoureuse, avec son impudeur resolue, elle fit de Julien son serf, sa chose; elle fit plus: elle lui recrea l'ame a l'image de la sienne, lui suggera ses propres sentiments, galvanisa sa volonte. Pres d'elle, Julien regarda la vie avec ses yeux: une lutte sans merci pour la fortune et la domination; il accepta ce plan effroyable: n'etre qu'a demi l'amant de sa maitresse jusqu'au mariage, demeurer son amant apres le mariage... Il ne l'accepta pas sans luttes intimes. Sceptique et hardi en presence de sa maitresse, la solitude le laissait retomber a l'indecision. Maud appartiendrait a un autre, serait femme par un autre ! Pouvait-il souffrir cela sans revolte ? Comme tous les coeurs faibles, il comptait sur la destinee pour arranger l'avenir: le coup de sabre providentiel du Roumain.
+
+Les projets de Maud sur Maxime de Chantel tout de suite lui firent peur, lui firent pressentir un vrai peril. Il devina Maud cette fois resolue au mariage, coute que coute, malgre lui-meme. N'avait-elle pas garde jusqu'au dernier moment, pendant plus de six mois, le secret de la rencontre a Saint-Amand ? N'avait-elle pas (il le comprenait, a present) modifie sa vie depuis ces dix mois, surveille ses mots et ses gestes, de facon que pour le monde, si prompt a changer ses jugements, elle pouvait apparaitre irreprochable ? "Je me suis laisse duper, pensait Suberceaux; Maud a manque de loyaute. Si je suis vraiment son allie, elle devait au moins me tenir au courant de ses projets... L'aimerait-elle, par hasard ?..."
+
+
+Ces pensees le torturaient, par cette fin d'apres-midi obscure de fevrier ou, fievreux, agite, il attendait Maud chez lui. C'etait la nuit deja, les becs de gaz allumes dans la rue tapissee de neige, et la neige encore descendait en lourds et rares flocons derriere les vitres, sur les trottoirs et la chaussee, sur le grand parc vide aux ramures noires et blanches.
+
+Cinq heures sonnerent a la petite pendule Empire, en forme d'amphore, qui decorait un gueridon.
+
+"Elle ne viendra pas," pensa-t-il. Et sa rage de la veille le ressaisissait, assoupie tout le jour par les paroles qu'hier Maud lui avait jetees dans le vestibule de l'Opera. Un bref roulement du timbre electrique le redressa. Il courut ouvrir, reconquis, vaincu, defaillant.
+
+La porte refermee, tout de suite il enlaca de ses bras avec une passion de desespere cette forme noire fremissante. Il ne trouvait point de mots, que le nom cent fois repete: "Maud... Maud..." repete comme une caresse, comme un baiser dans son oreille, dans ses cheveux, dans sa gorge, -- puis, l'instant d'apres, quand il l'eut entrainee dans la chambre, assise sur un fauteuil, il le soupirait encore dans le creux de sa robe, sur le fin cou-de-pied qu'il touchait de ses levres, ce nom, ces syllabes vivantes qui, pour l'amant, resument la grace, l'esprit, l'odeur et la forme de l'adoree.
+
+"Maud... Maud cherie !..."
+
+Elle avait pose ses mains, vite degantees, sur l'epaule de Julien; a son tour, elle baissait sa bouche pour lui toucher le front et les yeux, tandis qu'elle rechauffait a son cou, a ses joues brulantes, le froid de ses doigts. Elle aussi, cette heure, ce lieu, cette presence la troublaient.
+
+-- Je t'aime... Je t'aime... lui dit-elle de cette voix basse et changee qu'il connaissait seul... Je t'aime...
+
+Elle lui parlait si pres du visage que l'haleine et le bruit des mots le caressaient comme des baisers d'une tenuite infinie.
+
+-- Oh ! murmura Julien, comme j'ai souffert, hier soir !... Vous faisiez expres de me torturer.
+
+Elle se leva lentement, le forcant a se lever aussi; elle l'amena dans le salon voisin de la chambre.
+
+-- Asseyez-vous pres de moi, lui dit-elle, et soyez sage. Nous avons a causer serieusement. C'est pour cela que je suis venue.
+
+-- Pour cela seulement ? murmura-t-il, humble et lache.
+
+-- Pour cela _d'abord_. Vrai, c'est grave, ami, ecoutez-moi.
+
+Il obeit, il s'assit pres d'elle. En lui parlant, elle fixait sur lui ses prunelles bleu sombre qui semblaient noires a la lumiere, elle y concentrait la suggestion. Et lui, magnetise, se laissait infiltrer l'essence de ce vouloir superieur.
+
+-- Ecoutez-moi... Vous savez que je n'aime que vous, que je n'aimerai jamais que vous. Il faut etre le fou que vous etes pour imaginer que je vous prefere un M. de Chantel. Voila ce qui est certain, ce que vous verrez clair comme le jour, si vous voulez regarder et reflechir... Seulement (elle plongea plus profondement son regard dans les yeux de Julien), seulement JE VEUX ME MARIER, et je veux epouser M. de Chantel.
+
+Elle fit une courte pause. Julien ne dit rien. Les mots de tout a l'heure: "Je n'aime que vous, je n'aimerai jamais que vous", avaient, pour un temps, comme assoupi son coeur.
+
+-- Je veux me marier, poursuivit Maud, affermissant l'autorite de sa voix. Ma vie actuelle est minee tout autour de moi; si je vous disais combien de temps elle peut durer encore !... ce n'est pas long. Je pense que vous m'aimez assez pour ne pas souhaiter me voir dans la debacle; en tout cas, moi, _je ne veux pas_ de debacle, entendez-vous ? Donc, il faut que je me marie: c'est mon droit, je vous ai toujours annonce que c'etait ma volonte, nous avons toujours ete d'accord la-dessus: libres l'un en face de l'autre, avant tout. Est-ce vrai ?
+
+-- C'est vrai.
+
+-- Eh bien ! tenons-nous parole, ami. Nous nous sommes evades des conventions miserables fait pour d'autres que pour nous: j'en suis fiere, pour ma part. Nous sommes des revoltes et des aventuriers, soit ! Mais l'un pour l'autre, gardons notre parole, n'est-ce pas ? -- ou brisons-la et quittons-nous.
+
+Julien lui saisit les mains:
+
+-- Oh ! Maud... Nous quitter ! Ne dites pas ce mot... Vous pourriez me quitter, vous ?
+
+-- Je vous jure, declara Maud en se levant, que si, malgre nos conventions et vos promesses, malgre ma volonte et mon droit, vous cherchiez a empecher mon mariage, je vous jure que de ma vie je ne vous reverrais.
+
+Et aussitot, prenant dans ses mains la tete de Julien, elle l'approcha de sa bouche:
+
+-- Mais je t'aime, fit-elle... Et je te garderai.
+
+Julien, brise et grise, murmura:
+
+-- Et si vous aimez votre mari. Qui sait ?
+
+-- Tu es fou, repliqua-t-elle. Je te jure de n'aimer que toi, de t'appartenir pour la vie. Je ne veux que toi... Allons, sois digne de m'aimer ! Pas de defaillance... Mon mariage t'affranchit, car tu ne tenteras rien, je le sais, tant que je ne serai point mariee. Veux-tu, toute ta vie, courir aux expedients ? Veux-tu que je donne des lecons de piano ? C'est parce que je t'aime que je te desire riche et libre: tu dois me vouloir reine, si tu m'aimes. Taillons-nous de vive force notre part de fortune sur des etres inferieurs a nous, de race moindre que nous, dont nous devons nous servir sans scrupule, comme on met sans scrupule un mors et une selle a un cheval... Et restons l'un a l'autre par-dessus e monde que nous meprisons et que nous pietinons. C'etait ton reve quand je t'ai rencontre. Qu'est-ce qui a flechi en toi, depuis ?
+
+Julien lui baisa les mains:
+
+-- Tu as raison.
+
+Le mirage suscite par les paroles de Maud surgissait de l'avenir, citadelle de reve qu'il fallait conquerir, a tout prix. En cette minute, vraiment il sentit bouillonner en soi une volonte aussi ardente que celle de Maud: il se delia des morales conventionnelles avec la meme mepris du droit des autres.
+
+Maud le vit dompte.
+
+-- Il est tard, fit-elle. Il faut que je parte.
+
+-- Oh ! supplia Julien, reste... rien qu'un instant... La...
+
+Il montrait, du regard, la chambre voisine, pleine d'ombre. Dans les yeux de la jeune fille il lut le consentement. Il l'emporta comme une proie. Les levres jointes, ils defaillirent ensemble contre cette couche fermee que, deux fois en quatre annees, Maud avait frolee de sa robe: lui si vite aneanti par cette etreinte que, cette fois encore, Maud n'eut point a se refuser.
+
+
+-- Rue de Berne, 22... vite...
+
+Maud jeta cette adresse, en remontant dans le coupe qui l'attendait rue de la Baume. La neige tombait toujours, melee maintenant d'un peu de pluie, et le cheval avancait avec peine, le long du boulevard Hausmann, ou les tramways restaient en panne, puis a travers la place de l'Europe lumineuse comme en plein jour, ses mille lumieres reverberees par la neige. Il fallut pres d'une demi-heure pour arriver chez Etiennette.
+
+C'etait un de ces maisons a loyers que des societes construisent economiquement, defraichies au bout de six mois, par l'insuffisance des materiaux et la negligence de l'entretien.
+
+Maud ouvrit avec repugnance la porte d'une loge assez malpropre:
+
+-- Mademoiselle Etiennette Duroy ?
+
+-- Au troisieme, la porte en face, dit sans se tourner une grosse femme qui cuisinait dans une sorte de placard.
+
+Maud monta les trois etages. Les stucs ecailles, les plafonds fendus, la rampe noircie, les cordons de sonnette amputes de leur gland, le tapis elime aux angles des marches, tout signifiait la demi-pauvrete, l'indigence a decor, la pire de toutes. Maud entrevit pour elle-meme, dans l'avenir, une pareille maison, une pareille vie... C'etait ce qui l'attendait si elle n'epousait pas Maxime de Chantel.
+
+-- Oh ! cela, jamais ! pensa-t-elle.
+
+Et sa resolution se fortifia, d'asseoir l'avenir sur des fondations solides, malgre tout.
+
+Le coup de sonnette evoqua un pas leger; la porte, s'ouvrant, laissa voir Etiennette, vetue d'une tres simple robe de drap bleu, avec un tablier de batiste a bavette, epingle sur les seins, noue a la taille.
+
+-- Dieu ! que tu es mignonne comme cela ! s'ecria Maud en l'embrassant. Je viens te rendre ta visite.
+
+-- Vrai ? repliqua gaiement la jeune fille. C'est gentil. Tu vas rester a diner. Oh ! si toute seule avec moi... Maman est souffrante, ajouta-t-elle, elle a ses douleurs de coeur. Elle est couchee.
+
+-- Non, cherie, ce n'est pas possible. On m'attend chez moi, ce soir: les Chantel dinent dans l'intimite. Mais j'ai une demi-heure a te donner.
+
+Elle suivit Etiennette a travers l'etroite antichambre, jusqu'au salon, bas de plafond, etouffe de tentures, crevant de meubles, ou se devinaient les epaves d'une autre installation, plus ample.
+
+Etiennette s'en expliqua tout simplement:
+
+-- Tu vois, nous sommes bien mal a l'aise, mais je n'ai pas voulu vendre au hasard ce qui avait un peu de valeur, quand nous avons demenage. Je tacherai de gagner un logement a tout cela avec ma guitare.
+
+-- Justement, dit Maud en s'asseyant, je viens te parler de ta guitare et de tes chansons. Hier, je t'ai a peine entrevue, a l'Opera. Je n'ai pas eu le temps. Voici ce que j'ai projete, vois si cela te convient. Maxime de Chantel va quitter Paris dans quelques jours...
+
+-- Le jeune homme a qui tu donnais le bras, hier, a la sortie de l'Opera ?
+
+-- Oui. Il est amoureux de moi, il me convient: je veux l'epouser... ceci entre nous. M. de Chantel, te disais-je, quitte Paris dans quelques jours pour ses terres du Poitou. Tu comprends que si nous donnons une fete, j'aimerais autant qu'il fut la.
+
+-- Bien sur.
+
+-- Il reviendra vers le milieu de mars. Un mois nous reste pour preparer la fete, que je veux donner presque au lendemain de son arrivee, afin de le ressaisir tout de suite, car c'est un etrange garcon: quelques semaines de solitude suffisent a l'ensauvager. Prepare donc ton repertoire et tes toilettes. Tu as tout juste le temps.
+
+-- Comme tu es bonne ! dit Etiennette, baisant son amie de nouveau.
+
+-- Mais non, je ne suis pas bonne. C'est toi qui es mignonne a plaisir et qu'on est en joie d'obliger. Et puis ne sommes-nous pas alliees ? Pauvre cherie, ajouta Maud apres une courte pause, nos situations sont plus semblables que tu ne penses, va ! Toutes les deux nous avons souffert par le lache egoisme des hommes, nous vivons toutes les deux ou nous souhaiterions ne pas vivre... Nous attendons la delivrance de l'avenir. Aidons-nous l'une l'autre, c'est tout simple.
+
+Etiennette repondit en souriant:
+
+-- Moi, je suis ta servante, dispose de moi. Tu n'as pas encore eu besoin de notre hospitalite ? Quand en useras-tu ? J'ai prepare ta chambre, veux-tu la voir ?
+
+-- Oui, bien volontiers, repliqua Maud, contente qu'Etiennette parlat la premiere du veritable objet de sa visite. Car tout a l'heure, en quittant Julien, sentant le besoin de le tenir en haleine, dans la crise presente, par de plus frequentes entrevues, elle l'avait enivre par la promesse inattendue des rendez-vous chez Mathilde Duroy.
+
+Etiennette, prenant sur un gueridon une minuscule lampe nickelee, preceda Maud.
+
+-- Tu vois, fit-elle, il n'y a meme pas besoin de traverser le salon. De l'antichambre, tu entres dans la salle a manger ou jamais tu ne rencontreras personne. Voici la chambre.
+
+C'etait une piece rectangulaire, de dimension mediocre, avec un cabinet de toilette minutieusement installe.
+
+-- Ce n'est pas ta chambre, au moins ? questionna Maud.
+
+-- Oh ! non. Ma chambre est a cote de celle de maman.
+
+Et, un peu rose, Etiennette ajouta:
+
+>-- C'etait la chambre de Suzanne. L'an passe, elle est revenue demeurer avec nous. Elle etait souffrante: elle n'a pas la poitrine tres solide. Au bout d'un mois passe en famille, elle allait mieux. Malheureusement, elle s'est toquee d'un acteur du Gymnase. Il n'y a plus eu moyen de la garder.
+
+-- Ou est-elle, maintenant ?demanda Maud distraitement, inspectant la piece et les meubles.
+
+-- Nous ne savons pas... Nous croyons qu'elle est a Londres, avec cet acteur. Pauvre Suzon !
+
+Etiennette essuya quelques larmes qui glissaient jusqu'a ses cils.
+
+-- Et ta mere, demanda Maud, ou couche-t-elle ?
+
+-- Au dela du salon et de ma chambre... Et comme elle est condamnee a rester tout le jour au lit ou sur une chaise longue, tu vois qu'on est ici tout a fait tranquille.
+
+-- Les domestiques ?
+
+-- Les domestiques, dit Etiennette en souriant, sont tout simplement une petite bonne a tout faire que j'aide beaucoup, et qui, d'ailleurs, reste presque constamment apres de maman... Les jours ou tu auras besoin de cette chambre, previens-moi par un "bleu". Je te donnerai une clef de l'appartement, tu n'auras meme pas a sonner.
+
+Elle disait tout cela naivement et simplement, heureuse de servir son amie, sans discuter la qualite du service. Si chaste de moeurs, si pure elle-meme de telles intrigues, les spectacles de sa jeunesse l'avaient pourvue pour le libertinage d'autrui d'indifference ou d'indulgence: triste et touchant produit de ce Paris qui produisait ailleurs des demi-virginites d'autre sorte, comme celle de Maud, de Cecile Ambre, des petites Reversier.
+
+Elles avaient regagne le salon. Maud, deja, voulait partir.
+
+-- Sept heures moins un quart, pense ! Avec cette neige, il me faut vingt-cinq minutes pour arriver chez moi. Et ma toilette ! J'ai a peine une heure devant moi. Adieu.
+
+-- Adieu, puisque tu le veux... As-tu vu Paul depuis hier soir ? demanda Etiennette sur le seuil de l'antichambre.
+
+-- Non. Tu l'as vu, toi, petite cachottiere ?
+
+-- Oh ! il vient ici a peu pres tous les jours, mais si tu savais comme c'est convenable, nos entrevues ! Donc je l'ai recu aujourd'hui, apres le dejeuner. Nous avons parle de toi. Son frere et lui ont le projet de nous reunis tous a Chamblais avant le depart de Maxime de Chantel. C'est ta mere qui recevriat et qui me chaperonnerait. Tu savais cela ?
+
+-- Non, mais c'est gentil de la part d'Hector... car l'idee doit venir d'Hector ?
+
+-- D'Hector et de Paul, je crois. Paul, tu comprends, souhaite le plus possible se montrer avec moi dans des milieux convenables.
+
+-- Alors ?... ce mariage ?
+
+-- Mon Dieu... je crois que Paul commence a m'aimer assez pour y songer.
+
+-- Bonne chance !
+
+-- Bonne chance aussi, cherie !
+
+Les deux amies s'embrasserent. Maud redescendit vivement les trois etages et remonta dans le coupe qui partit assez vite, car la neige avait cesse de tomber et fondait rapidement en boue dans l'air adouci. Recognee a l'angle de la voiture, les mains dans son manchon, les pieds sur la boule chaude, Maud sentait effervescente en soi la douce fievre du succes proche, et, sure de l'avenir maintenant, elle laissait glisser sa pensee aux souvenirs de sa visite chez Julien, au reve des futures entrevues dans la chambre discrete de Suzanne du Roy.
+
+
+
+
+V
+
+
+Maxime de Chantel, ayant pose sa canne dans le coin d'un compartiment pour y marquer sa place, redescendit sur le quai de la gare du Nord. Le train qui le menait a la station de Chamblais ne partait qu'a trois heures cinq, dans cinq minutes.
+
+Maxime se mit a arpenter le quai de son pas militaire, tout en inspectant les wagons de premiere classe. Il avait espere voyager avec les dames de Rouvre qui dinaient aussi a Chamblais.
+
+Il ne les vis point; elles etaient parties dans la matinee. Le train, d'ailleurs, etait presque vide, bien que la purete du ciel, la tiedeur printaniere qui brusquement succedait a la fonte des neiges, engageassent les Parisiens aux excursions de banlieue.
+
+Maxime n'avait point vu Maud depuis l'avant-veille, au mardi des Francais; la journee d'hier et celle d'aujourd'hui s'etaient ecoulees, pour lui, dans une telle detresse de coeur qu'il ne pouvait plus meconnaitre l'imperieux besoin de cette femme. Il souffrait de sa detresse et ne voulait la confier a personne. Sa mere qu'il adorait, sa soeur qu'il avait elevee jalousement, leur presence lui pesait presque, car il sentait fixes sur lui des yeux tendres et inquiets qui n'osaient pourtant questionner. Oh ! la pensee qui obsede, qui garrotte, qui bouche les issues de l'ame, pour ainsi dire ! Ce n'etait pas un caprice des sens, une fumee de desir que le vent emporte; c'etait, depuis le jour ou ils s'etaient rencontres a Saint-Amand, un envoutement de la tete et du coeur, ce terrible exil de la vie ambiante ou jettent les grandes passions.
+
+
+Les agents de la gare fermaient les portieres, invitaient les voyageurs a monter. Maxime, regagnant son compartiment, le trouva en partie occupe par une grosse dame blonde, d'une elegance tapageuse, qui conversait dans un etrange langage mele de francais et d'italien, avec deux jeunes femmes habillees pareil: celles-ci, Mme Avrezac et sa fille Juliette, Maxime les reconnut pour les avoir rencontrees chez les Rouvre, a sa premiere visite mais il vit bien qu'elles ne le reconnaissent pas. "Quoi d'etonnant ? On ne m'a meme pas presente; puis elles etaient trop occupees, chacune de son cote. Tant mieux, d'ailleurs; je n'aurai pas a tenir conversation."
+
+
+Juliette, penchee a la portiere, appela:
+
+-- Monsieur Aaron !
+
+Le banquier suant, haletant, accourait. Il grimpa dans le compartiment au moment ou le train partait.
+
+"Lui non plus ne me reconnait pas," pensa Maxime.
+
+En effet, le gros homme avait arrete sur lui ses yeux ronds de myope, sans le saluer.
+
+-- Et vous allez, vous aussi, chez _notre_ Le Tessier ? demanda l'Italienne.
+
+-- Oui. Paul m'a invite, repliqua Aaron d'une voix lippue, mouillee, coupee de haletements. Nous avons affaire ensemble... Leur propriete est magnifique. Vous la connaissez, n'est-ce pas, madame Ucelli ?
+
+-- _Ma che !_ J'y ai fait bien des parties en mail pendant que la duchesse de la Spezzia etait a Paris. Mais Mme Avrezac et Juliette y viennent pour la premiere fois, n'est ce pas ?
+
+Maxime, malgre lui, ecoutait. Un pressentiment douloureux lui disait que ces gens allaient parler de la femme qu'il aimait. Il eut voulu, d'avance, leur defendre de prononcer son nom. Et justement, aussitot, ce nom fut prononce.
+
+-- Vous savez, disait Mme Avrezac, que c'est Mme de Rouvre qui fait les honneurs de Chamblais ?
+
+-- Elle les fera couchee sur sa chaise longue, alors ? observa Juliette.
+
+-- Oh ! _cara_, c'est Maud, vous savez bien, qui mene tout dans ce petit monde, repliqua Mme Ucelli. La mere ne compte pas, c'est un zero.
+
+Elle prononcait "_oune zerro_", roulant l'r en tonnerre, et sous cette formidable nullite la pauvre Mme de Rouvre s'evoquait, ecrasee, aneantie.
+
+-- Paul Le Tessier, reprit-elle, etait ami du pere de Rouvre qui est mort... camarade de jeunesse. Il a connu Maud toute petite, il l'aime beaucoup.
+
+Aaron rapprocha des trois femmes sa basse figure qui semblait encaustiquee de rouge comme un carreau, et attenuant la voix, mais non sans que Maxime l'entendit:
+
+-- Et le frere, dit-il, Hector le Tessier, celui qui ne fait rien, est-ce qu'il n'est pas aussi tres bien avec Mlle de Rouvre ? Pour l'epouser, bien entendu ! ajouta-t-il tout de suite, effare de ce qu'il osait dire.
+
+-- _Altro!_ s'ecria l'Italienne... Notre Hector ! Epouser Maud ! Il est bien trop Parisien... comment dites-vous ? bien trop "a la coule" pour epouser... Surtout celle-la !
+
+-- M. Hector n'aime pas les jeunes filles qui flirtent avec d'autres qu'avec lui, declara Juliette.
+
+-- Mais, fit Mme Avrezac, Maud flirte-t-elle tant que ca ? Je trouve qu'elle se tient tres bien, moi.
+
+Pour cette parole de banale defense, Maxime eut souhaite baiser les mains de cette femme. Mme Ucelli repliqua:
+
+-- Elle est tres forte... comment dites-vous ? tres "roublarde..." _ma!_ Et le jeune Lestrange ?... Et le comte roumain, qui a ete tue sans que l'on sut comment ? Et maintenant, le beau Julien de Suberceaux... _Dio mio !_ Vous ne le nierez pas, celui-la ?
+
+-- Bah ! fit Mme Avrezac avec indulgence, toutes les jeunes filles flirtent aujourd'hui. C'est la nouvelle mode. Juliette me dit que les jeunes filles qui ne sont pas _flirt_ ne se marient pas. Moi, je trouve que celles qui flirtent ne se marient pas non plus.
+
+-- Tu as raison, maman, fit Juliette. On ne veut plus de nous; mais, au moins, si nous ne nous marions pas nous nous amusons un peu. C'est autant de pris.
+
+-- Il y a _flirt_ et _flirt_, dit Mme Ucelli. Des autres, je ne dis rien, _ma per_ Suberceaux... Enfin... _L'ho visto; so dic he parlo_...
+
+Elle acheva sa phrase en italien, pour elle-meme, au moment ou le train s'arretait a une station... Maxime l'entendit mal. Il avait seulement percu le nom de Maud mele a ceux de Suberceaux, de Lestrange, d'Hector, au souvenir du "comte roumain tue sans que l'on sut comment". Certes il eut voulu refouler dans les gorges les mots qui souillaient son idole... Mais, plus fort que tout, le desir d'apprendre, de savoir, le tenait immobile, anxieux des paroles qu'il haissait.
+
+
+Le train reparti, Aaron questionna, toujours a demi-voix:
+
+-- Alors Suberceaux... vraiment... croyez-vous que... ?
+
+-- Ah ! s'ecria l'Italienne, en menacant du doigt le banquier, vous etes jaloux !... _Birbante !_ soyez patient... C'est encore pour vous que je parierais -- de tous les amoureux.
+
+Maxime, a ces mots qu'il percut, eut un sursaut si brusque que Mme Avrezac et sa fille, Aaron et Mme Ucelli se retournerent de son cote... Vraiment, une minute, le voile rouge se tendit devant ses yeux, ses muscles se crisperent pour frapper dans ce tas de viperes, pour les ecraser a coups de poing et de talon... Il se maitrisa violemment, comprenant que Maud serait mal servie par un scandale. Les autres cependant se taisaient; Aaron se pencha vers les femmes, apres avoir considere Maxime a la derobee. Sans doute, reconnaissant cette fois l'ancien officier, il prevenait ses compagnes. On fit silence jusqu'au moment ou le train stoppa en gare de Chamblais.
+
+Hector Le Tessier et Jacqueline de Rouvre attendaient les voyageurs.
+
+-- Nous sommes venus en tete-a-tete dans le dog-cart, fit Jacqueline, comme deux amoureux. Il m'a fait tellement la cour que j'en rougis encore.
+
+-- Toi, rougir ? repliqua Juliette, non... C'est le grand air, va.
+
+-- Malhonnete !
+
+Elles s'embrasserent, frottant l'un contre l'autre leurs museaux delicats, avec d'amusantes mines de chattes rivales. Hector, quand on fut sorti de la gare devant laquelle stationnaient un landau ferme et la petite voiture d'osier, fit les presentations. Aaron tendit la main a Maxime qui sembla ne pas apercevoir le geste et salua legerement, detournant la tete.
+
+-- Moi, declara Juliette Avrezac, je monte dans le dog-cart avec Le Tessier. J'ai envie de rougir comme Jacqueline.
+
+-- Juliette ! fit severement Mme Avrezac.
+
+Et, tout bas, elle lui dit a l'oreille:
+
+-- Tu ne vas pas laisser ce monsieur avec nous dans le landau, n'est-ce pas ? Il a l'air de vouloir nous devorer vivantes.
+
+On s'accorda vite. Aaron montait en landau avec les dames; Maxime accompagnait Hector dans le dog-cart... Bien attelee d'une jolie ponette harnachee de jaune, la petite voiture ne tarda pas a prendre une forte avance. Un tournant deroba le landau des qu'on atteignit les bois.
+
+Hector disait a son compagnon:
+
+-- Vous verrez notre ermitage sans sa robe de printemps qui le pare si bien; mais tel qu'il est, avec ses arbres nus, ses bois ravines, ses etangs encore jaunis par la fonte des neiges, il vous plaira, a vous qui ne demandez pas une campagne d'operette... Vous connaissez l'histoire du chateau ?
+
+-- Non, dit Maxime, distrait, obsede par l'echo des mauvaises paroles.
+
+-- C'est un partisan du dernier siecle, reprit Hector, M. de Beauregard, qui possedait ces forets. L'habitation n'etait alors qu'un petit rendez-vous de chasse... M. de Beauregard y mena, un jour, une danseuse de l'Opera, nommee Hero, dont il etait eperdument epris, et qui se refusait par caprice, bien qu'il la comblat de cadeaux. Mlle Hero gouta le site, lui trouvant une ressemblance au decor d'un acte d'_Armide_. "Quel malheur, ajouta-t-elle, qu'il y manque le chateau !..." Six mois apres, le financier, toujours amoureux, ramena a Chamblais son amie toujours cruelle: le site n'avait pas change, mais, sur l'emplacement du rendez-vous, une baguette magique avait bati le chateau d'Armide. Cette fois, dit-on, Hero succomba...Mais vous ne m'ecoutez point, cher ami... qu'avez-vous ?
+
+Maxime repondit:
+
+-- C'est vrai... Je suis bouleverse... Ces gens avec qui j'ai voyage, l'Italienne qui ne me connaissait pas, les Avrezac et Aaron qui ne m'ont pas reconnu, ont parle pendant le voyage...
+
+-- Ils ont parle de Mlle de Rouvre et vous les avez entendus ?
+
+-- Oui.
+
+-- Je ne vous demande pas ce qu'ils ont dit, je le sais d'avance. La Ucelli est la pire langue de Paris, et cet ignoble Aaron qui poursuit Maud de ses plates courtisaneries ne lui pardonne pas de les dedaigner. Ne vous avais-je pas prevenu ?... Ils ont parle de Suberceaux, de Lestrange ?
+
+-- Oui... et d'un certain comte roumain.
+
+-- Le comte Christeanu a demande regulierement Maud en mariage; il s'est fait tuer quinze jours apres, a Bucharest, pour une querelle de cercle. Je ne vois pas en quoi Maud y fut compromise.
+
+-- Ils ont parle aussi de vous.
+
+-- De moi ? A propos de Maud !...
+
+-- Vous etes tres intime avec elle, interrompit vivement Maxime, vous l'appelez "Maud" tout court.
+
+La route montait. Hector mit la jument au pas.
+
+-- Ah ca ! mon cher laboureur, devenez-vous fou, voyons ? J'ai connu Maud a quatorze ans, vous dis-je, en jupes courtes; son pere et mon frere se tutoyaient... Savez-vous que c'est bien mal aimer une femme que de la suspecter ainsi ? Vous faut-il ma parole d'honneur que je n'ai jamais ete que le camarade de Maud de Rouvre ?
+
+-- Vous avez raison, repondit Maxime, baissant le front. Je veux croire en elle... Et pourtant... si vous me donniez votre parole d'honneur... cela effacerait peut-etre l'horrible impression de ce que j'ai entendu tout a l'heure.
+
+-- Eh bien ! je vous la donne, homme de peu de foi. Etes-vous content ?
+
+Maxime le remercia d'un regard. Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment ou, entre les silhouettes eclaircies des arbres, parurent les blanches facades du chateau d'Armide. "Etrange garcon, pensait Hector... Et moi-meme ne suis-je pas plus bizarre que lui ? Voila que je me mets a defendre passionnement cette fille, comme si j'etais sur d'elle... Je ne l'epouserais pas, pourtant... Mais qui epouserais-je ? Et puis, vraiment, c'est trop lache d'empecher une fille de se marier en racontant sur son compte de sales histoires..."
+
+Descendu devant le perron, Maxime, sans s'attarder au delicieux decor de cette maison de fee, un Trianon plus vaste en plus somptueux, dit a Hector:
+
+-- Combien avons-nous de temps encore avant le diner ?
+
+-- Une heure et demie, a peu pres... Votre habit est dans votre valise ?
+
+-- Oui. En vingt minutes je serai pret. Permettez-moi de ne pas me montrer encore... Je suis trop bouleverse... Si je rencontrais le banquier ou l'Italienne, je lacherais des mots que je regrettais apres. Laissez-moi me promener un instant, seul, dans le parc... Tout seul, je me calmerai.
+
+-- Eh bien ! allez. Quand vous rentrerez, faites le tour de la maison, vous ne serez pas vu. Un valet de pied vous indiquera la chambre ou vous pourrez faire votre toilette.
+
+-- Oui, dit Maxime, j'aime mieux cela. De cette facon, je ne verrai Mlle de Rouvre qu'au moment du diner. Au revoir.
+
+Le landau apparaissait en haut de la montee: les deux hommes se serrerent la main. Maxime s'eloigna vite vers les regions les plus touffues du parc, une longue charmille qui s'ouvrait a gauche, pareille a une nef. D'un ciel merveilleusement pur, le soir tombait, lent comme un crepuscule d'ete. Et un large croissant de lune, deja, melait a la paleur rousse de ce crepuscule sa paleur argentee.
+
+Maxime marchait devant soi, sans voir, le coeur houleux, tachant de se contenir et de revoir clair en lui-meme. Une voix parlait en lui et lui disait: "Prends garde ! vois comme tu souffres deja par cette femme, et tu ne lui as pas meme dit que tu l'aimais ! Prends garde ! Elle n'est pas faite pour toi, ni toi faite pour elle... Il est temps encore de partir !"
+
+Oui, il etait temps, et une minute il y songea. Fuir ! courir, par la foret, jusqu'a la station, et la, se jeter dans le premier train, se sauver comme un voleur, a Paris, se terrer dans les solitudes de Vezeris, jusqu'a ce que l'oubli vint cauteriser sa plaie.
+
+"L'oubli ! Mais je n'oublierai point... Quand j'ai quitte SaintAmand, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer, l'ayant a peine entrevue. Et pourtant je n'ai pas oublie..."
+
+Ses pas hasardeux l'avaient mene au bord d'un etang immense, que l'incertitude du soir grandissait encore, effacant les limites dans la brume. Attachee au bord de l'etang, une petite yole se balancait doucement. Elle ne contenait point d'aviron, mais seulement une de ces rames a large palette que les canotiers appellent une pale et qui suffit a mouvoir et a guider les embarcations legeres.
+
+Maxime sauta dans la barque, detacha l'amarre et nagea violemment pour user ses nerfs. Mais sur le lac aux bords mysterieux, aux eaux plombees par le crepuscule, plus seul encore en face de lui-meme, la voix se fit plus imperieuse:
+
+"Prends garde ! cette femme c'est l'inconnu: elle apporte dans le pan de sa robe le mystere et le drame..."
+
+Il ne ramait plus, il laissait la barque glisser d'un mouvement qui, lentement, se mourait. Soudain la cloche du chateau d'Armide sonna au dela de l'etang, au dela des bois. C'etait le premier appel annoncant le diner. Maxime evoqua l'image de Maud, la Maud des soirs, aux cheveux nus, aux epaules nues. Elle etait la, si pres de lui ! Il n'avait plus que quelques heures a la voir, et il la fuyait ! Un violent reflux de desir et de tendresse submergea ses hesitations. Il regagna vivement le bord, rattacha la yole, courut au chateau. Sept heures etaient passees de quelques minutes. Il n'eut que le temps de se vetir a la hate. Au moment ou il descendit au salon, on annoncait le diner. Il entrevit seulement Mlle de Rouvre, dans la tache sombre d'une robe de velours vert; elle quittait le salon au bras d'Hector; mais a table, il se retrouva pres d'elle. Elle le questionna distraitement sur la cause de son retard: il repondit du meme ton... L'autre voisin de la jeune fille etait le romancier a la mode, Henri Espiens: elle s'entretint avec lui presque tout le temps; il faisait des phrases molles et rondes de causeur pour salons sur l'amour, sur les femmes, avec des rires satisfaits quand il avait acheve. Maud ecoutait, souriait, repondait peu.
+
+Maxime, lui, contemplait cette tablee de mondains et, sans les penetrer encore a demi-mot, a demi-vue, comme un Le Tessier ou un Suberceaux, il commencait a comprendre tous ces oisifs, ni meilleurs, ni pires que le reste de Paris, mon Dieu ! mais soucieux de leurs plaisirs, indulgents aux vices les uns des autres, sortes d'entre-metteurs reciproques, incapables de jalousie et de passion, curieux d'intrigues, de liberte de sexe a sexe, avec l'accident de la debauche complete de temps en temps, -- rarement.
+
+Etabli par Mme de Rouvre et Paul Le Tessier, l'arrangement des places favorisait, avant toute chose, la sensualite des convives masquee du nom indifferent, leger, de "flirt". On avait place Lestrange entre Jacqueline et Marthe de Reversier, pour qu'il put a loisir exercer son metier d'enerveur; Aaron machait des histoires grasses dans les seins epandus de Mme Ucelli, qui, de l'autre cote, s'aiguisait les yeux a regarder les frisons chatains de Juliette Avrezac. Hector, le sage Hector, causait a voix basse avec Madeleine de Reversie qui, de temps en temps, affectait de lui frapper sur les doigts pour le faire taire. Paul Le Tessier s'etait genereusement donne Etiennette comme voisine; il ne se genait guere pour la regarder tendrement, ni elle pour lever sur lui ses yeux de calinerie, un peu atristes par moments, au souvenir de sa mere laissee rue de Berne, dont le mal s'aggravait chaque jour. Tous ces gens faisaient les uns en presence des autres leurs petites affaires de sensualite, sous l'oeil indifferent des meres: Mme de Rouvre, Mme de Reversier, Mme Avrezac, et d'un ou deux peres, egares la, sans emploi prevu. Et lui-meme, Maxime, ne l'avait-on pas mis a droite de Maud afin qu'il put, comme les autres, pousser son aventure, gagner quelque complaisance sur sa voisine !
+
+"Heureusement Suberceaux n'est pas invite, pensa-t-il amerement; on l'aurait mis de l'autre cote, sans doute, a la place du romancier."
+
+Toute cette tablee lui faisait l'effet d'une sorte de cabinet de restaurant, mais plus pervers, plus frelate, avec je ne sais quoi en plus de debauche inavouable qui lui venait de la presence des jeunes filles.
+
+"Heureusement aussi, pensa Maxime, Jeanne et ma mere ne sont pas la !"
+
+Sur le conseil discret d'Hector, Mme de Chantel etait restee a Paris avec sa fille, et c'etait Hector egalement qui engageait Maxime a ramener sa soeur a Vezeris avec lui, au lieu de la laisser a Paris avec Mme de Chantel.
+
+Aaron, en ce moment, achevait le recit d'une aventure mondaine qui defrayait les entretiens de la semaine: la femme d'un officier etranger surprise dans un rez-de-chaussee de la rue La Bruyere, au milieu d'une bande de petites vendeuses du Bon Marche. Et le croustillement des details avait arrete les conversations particulieres. Maxime regarda Maud: elle semblait absente, la pensee ailleurs; evidemment elle n'ecoutait pas. Mais les autres jeunes filles tendaient l'oreille. Maxime eut un geste nerveux de colere qui abattit sa main a plat sur la table et fit tomber l'eventail de Maud. Il se baissa aussitot pour le ramasser, et se releva plus pale; il avait apercu la jambe de Marthe de Reversier a cheval sur le genou de Lestrange.
+
+-- Qu'avez-vous ? demanda Maud, inquiete de son silence et de son agitation, bien qu'un instinct infaillible de femme lui dit qu'il etait bien a elle en ce moment, plus ligotte encore par sa jalousie.
+
+-- Je n'ai rien, repliqua Maxime. Seulement il fait ici une chaleur horrible.
+
+En effet, dans cette salle close, chauffee au commencement du repas, la temperature devenait insupportable. Tout le monde soupira de soulagement en passant dans la piece voisine ou le cafe etait servi: un immense hall moderne habilement accole a l'aile gauche du chateau. Par les vitres aux stores releves, on apercevait le parc baigne de clarte et la lune cornue nageant dans le ciel.
+
+-- Oh ! sortons, s'ecria Etiennette, allons dans le parc ! Il fait si beau. Il nous reste une heure encore avant le train...
+
+L'idee fut applaudie par toute la jeunesse; on prit le cafe vivement, tandis que les domestiques apportaient les manteaux. Maxime aida Mlle de Rouvre a passer le sien: un long fourreau de soie double d'hermine, serre a la taille par une ceinture interieure. Maud lui prit le bras.
+
+-- Sortons, dit-elle a demi-voix, menez-moi loin de ces gens.
+
+Il lui sut gre de traduire aussi fidelement son propre desir. Ils s'eloignerent vers le bois. D'autres couples suivaient; mais Maxime reprit la traverse qu'il avait decouverte tantot, descendit vers l'etang, et tous deux aussitot se sentirent comme isoles du reste du monde. L'etang n'avait plus de limites, pareil a ces lacs mysterieux de l'Afrique, au bord desquels s'arrete le voyageur, se demandant: "Est-ce la mer ?" Les arbres nus brodaient le rivage de leurs lineaments noirs et rigides, et la lune criblait l'eau doucement mouvante, la pailletait d'argent en fusion.
+
+-- Que c'est beau ! murmura la jeune fille.
+
+Du bout de son pied aigu, elle frolait la barque, les yeux sur l'immensite du lac, plus radieuse que ce lac, que ce ciel, que ces astres, -- beaute de femme victorieuse de la beaute des paysages, grace de femme eclipsant la poesie de la nuit.
+
+-- Si vous voulez ?... fit Maxime, montrant le bateau.
+
+-- Oh ! oui, s'ecria-t-elle... Allons-nous, la-bas...tres loin, bien seuls...
+
+Il sauta dans la yole, recut Maud dans ses bras solides, la posa sur le banc de l'arriere aussi aisement qu'une enfant. Il s'assit en face d'elle, et la yole demarree glissa sur l'etang, mue par cette pale qui ne faisait aucun bruit.
+
+"Je l'adore, je l'adore, pensait Maxime, de nouveau conquis. Je ne veux pas qu'elle appartienne a un autre qu'a moi."
+
+Bientot ils eurent perdu de vue les futaies noyees de brume pale. Maxime jeta la rame au fond du bateau; ils eussent pu se croire vraiment au plein milieu de la mer. Il dit a voix basse:
+
+-- Je voudrais que cette heure n'eut point de fin, ou que cet etang nous engloutit tous les deux, mais que jamais personne ne vous vit plus.
+
+Elle repondit, en fixant sur lui ses yeux dont elle savait le pouvoir magnetique:
+
+-- Pourquoi doutez-vous de moi ?
+
+Et a ces simples paroles, tant elles le bouleverserent, il fut a ses pieds, baisant sa main qu'elle lui laissait prendre, balbutiant:
+
+-- Pardon ! pardon !
+
+-- Croyez-vous donc, reprit Maud, que je vive dans le monde ou je souhaiterais vivre ? Ah ! des que je pourrai m'en evader, de cet horrible Paris !...
+
+Les levres sur cette main qui maintenant voulait se derober, Maxime osa repeter:
+
+-- Pardonnez-moi ! Je vous aime tant !
+
+Elle retira sa main et dit sans colere, mais la voix emue:
+
+-- Ramenez-moi !
+
+Il reprit doucement la rame. Ils aborderent sans rien dire, apres une traversee silencieuse. Mais comme ils regagnaient le chateau, Maxime reprit courage sous la voute des arbres nus.
+
+-- Maud, dit-il, vous savez que je vous appartiens. Je ne me donne pas a demi: je suis votre esclave, pour toujours, si vous voulez. Mais, je vous en supplie, si vous devez me repousser, ne jouez pas avec moi comme avec un de ces hommes au coeur leger qui vous entourent... Vous savez que je pars bientot. Je pensais rester trois semaines a Vezeris, puis revenir ? Dois-je revenir ?
+
+Elle serra de sa main droite le bras du jeune homme:
+
+-- Avez-vous foi en moi, maintenant ?
+
+Il repondit:
+
+- J'ai foi en vous.
+
+-- Comme en votre soeur ?
+
+-- Comme en ma soeur.
+
+-- M'aimez-vous ?
+
+-- Plus que ma soeur, plus que ma mere, plus que tout.
+
+-- Eh bien ! repliqua Maud, revenez. Durant ces trois semaines, pensez a moi, pensez a l'avenir. Je n'accepte qu'une affection reflechie. Moi, je vous promets que jusqu'a votre retour, on ne me verra ni au theatre, ni dans le monde; je ne sortirai pas.
+
+-- Oh ! pardon ! pardon encore ! s'exclama Maxime. Je suis indigne de vous !
+
+Il voulait l'attirer contre lui, -- heureux aussitot de la sentir se derober, refuser meme la plus chaste etreinte de fiancailles. Et dans cette retraite brusque, sincere comme celle d'une pudeur farouche, il ne sut pas demeler la revolte instinctive de la femme amoureuse, coeur et corps, d'un autre homme, et neuve encore au partage.
+
+
+
+Deuxieme partie.
+
+
+I
+
+
+_Vezeris, mars 1893_
+
+Et voici pourtant que j'ose vous ecrire, sans savoir comment vous nommer, vous dont j'ose a peine prononcer le nom quand je pense a vous, c'est-a-dire a toute heure. Je vous ai si peu vue ! Je vous ai si peu parle ! Maintenant que la distance s'est replacee entre nous, il me semble que je dois n'etre plus rien dans votre souvenir. Oh ! comme je me sens loin de vous, pas seulement par des lieues et des lieues, mais par la distance autrement grande de nos facons d'etre et de vivre. Je vous en supplie, ne croyez pas que je dise la des mots au hasard, que j'essaie de modeler ma gaucherie sur l'adresse complimenteuse de vos courtisans. C'est l'intime de mon coeur que je vous devoile; vrai, je me sens aussi loin de vous que je sens loin de moi le plus simple, le plus sauvage de mes bergers.
+
+"Il y a des moments ou je m'en desole: je souhaite alors etre pareil a vos amis parisiens; les mots qu'il faut vous dire ou vous ecrire me viendraient naturellement, je parlerais votre langue, vous me comprendriez mieux... Mais a jouer un role qui n'est pas fait pour moi, je serais si maladroit, si ridicule ! Sur ce terrain-la, je suis vaincu d'avance; vous avez autour de vous vingt admirateurs, plus seduisants, helas ! que l'humble solitaire de Vezeris. Moi, je ne mets a vos pieds que ma tendresse passionnee, et cela ne luit pas, je le sais, et cela n'attire pas. Que faire ? Je vous supplie de vous laisser aimer. Je vous demande une grace invraisemblable, immeritee; je vous dis: "Je suis le moindre de tous; cependant preferez-moi !"
+
+"Je vous aime tant ! Laissez-moi vous crier ce mot qui m'etouffe, maintenant que je suis loin. On ne vous adorera pas ainsi. Personne au monde, cela, j'en suis sur, personne ne vous donnera tout soi, comme je vous le donne, sans s'inquieter d'autre chose que d'etre a vous et de vous faire heureuse. Et si je connais mon indignite, il est pourtant une chose dont je m'enorgueillis: c'est que je vous donne une ame meilleure, plus haute, plus digne de vous que ceux de Paris, dont le vide ou le vice m'epouvantaient. Par grace, n'aimez pas un de ces hommes ! Quand je songe que peut-etre, en ce moment, il en est un aupres de vous, qui vous parle, qui va vous plaire, tout ce qui fermente de violence en moi s'exaspere, et je voudrais rentrer de force les fausses paroles dans les bouches menteuses, vous isoler de force de tout ce qui n'est pas digne de vous, qui ne doit pas approcher de vous. Pardonnez-moi de vous ecrire ainsi, cela me torture il faut que je vous le dise !...
+
+"Savez-vous le reve que je fais, que je refais mille fois dans mon isolement ? Je vous imagine toute petite, pres de moi deja homme; telle je trouvai ici, il y a dix ans, ma soeur Jeanne, quand je revins a Vezeris, le coeur brise de quitter mon regiment... Cette ame enfantine, encore toute gourmee d'ignorance, je l'adorai aussitot. Je resolus d'y verser seul la connaissance et la reflexion, afin qu'elle fut le meilleur de moi, eclos en elle; et je me suis tenu parole. Jeanne n'a pas eu d'autre educateur ni d'autre ami; hors des besognes toutes feminines auxquelles ma mere l'a faconnee, chacune de ses pensees a sa source en moi. Oh ! vous avoir connue enfant, Maud, vous avoir elevee et fait grandir ainsi ! Vous seriez peut-etre, vous seriez surement moins eclatante, moins "reine". Mais j'aurais a toute heure la clef de vos reves, je ne serais pas reduit a roder ombrageusement autour de votre mystere !
+
+"Pourtant, attarde a ce regret, j'hesite. Ce que j'ai adore aveuglement en vous, c'est peut-etre le contraire de ce que j'aime en Jeanne. Votre royaute mysterieuse, qui m'effraye, m'a subjuge. Pardonnez-moi: je me trompais, je me mentais. Je ne vous veux pas autre que vous n'etes. Les derniers mots que vous m'avez dits me rassurent: notre heure de solitude, ces minutes exaltees que j'ai vecues pres de vous, juste avant de vous dire adieu, leur souvenir me rend le courage. Pour indigne que je sois de vous, vous voulez bien consentir a etre servie par moi. C'est tout ce que je vous demande dans le present, et j'ai peur de rever quand je pense que vous m'avez permis cela.
+
+"Soyez bonne: ecrivez-moi. Je ne sollicite rien de plus que ce qui est, mais je vous supplie de me dire: "Cela est toujours." Il me faut ce reconfort pour continuer a vivre jusqu'a l'heure ou je vous reverrai.
+
+"Moi, je ne pense qu'a vous, je ne vis plus que pour vous. La secheresse de mon coeur pour tout ce qui n'est pas vous m'epouvante. Il me semble que je n'aime plus ce qui m'etait le plus cher. L'absence de ma mere m'est indifferente, je ne jouis plus de la presence de Jeanne qui s'en desole, la pauvre cherie ! Je me sens dans la vie effroyablement seul. Ce n'est plus moi qui marche, qui parle, qui travaille ici: c'est une espece de fantome desinteresse, que je regarde agir, que j'ecoute parler. Il faudrait, pour vous peindre cela, d'autres mots que les mots qui me viennent, mais vous savez tout comprendre, vous, et vous me comprendrez a travers cette parole infirme..."
+
+
+_Paris, mars 1893._
+
+"Je n'ai jamais tant regrette, mon cher Maxime, de n'etre point comme mon frere aine -- l'illustre Paul -- un legislateur et un administrateur de banque; un bonne apparence excuserait au moins le retard de cette lettre... La votre, sous son allure contenue, marquait un peu de nervosite et d'inquietude: elle valait une reponse plus prompte. Helas ! je serai eternellement, comme je l'entends dire depuis dix ans dans notre petit coin de monde, "celui des Le Tessier qui ne fait rien". Ne meprisez pas trop mon inactivite, vous le laborieux. Je ne fais rien, c'est vrai, je suis lent a l'effort au point de retarder quinze jours une lettre a un ami que j'aime, mais j'ai commence a ne rien faire par conscience, par honnetete, du jour ou je me suis apercu que je ne faisais rien mieux que n'importe qui. Un terrible "a quoi bon ?" m'a condamne a l'eternelle inaction, ou plutot je me suis resigne a n'etre qu'un spectateur des gestes d'autrui, autant que possible attentif et intelligent.
+
+"N'en faut-il pas pour cette jolie comedie de la vie, si captivante ? Voyez comme elle vous a pris, vous, l'etranger, pour quelques representations que vous en avez eues... Votre lettre, mon cher lieutenant, palpite de curiosite. Vous voulez savoir la suite de la piece: soyez satisfait, je vais tacher de vous renseigner, principalement sur ce qui vous tient le plus au coeur.
+
+"D'abord -- par une coincidence dont vous saurez peut-etre debrouiller le mystere -- depuis que vous avez quitte Paris, nous n'avons vu nos amis de Rouvre guere plus que vous-meme. Mme de Rouvre est toujours souffrante, ses filles ont invoque ce motif pour refuser toutes les invitations de la saison: diners, theatre, tout. J'ai cependant vu miss Maud chaque mardi, car je suis, ce jour-la, un fidele de la maison. J'y ai rencontre Mme de Chantel, qui me semble en meilleure sante; vous avez lieu, sur ce point, d'etre fort rassure. Miss Maud, elle, est toujours la royale magicienne que vous savez; un peu distraite en ce moment, un peu indifferente a ses propres sortileges. Elle nous confiait, l'autre jour, a mon frere Paul et a moi, son horreur presente de Paris, son violent desir d'absence. Et nous de remettre bien vite Chamblais a sa disposition, Chamblais que nous n'habitons pas, qui est merveilleux par ce hatif printemps ! Mme de Rouvre accepterait, je crois, si elle pouvait se resigner a quitter sa grande amie, votre mere.
+
+"Maintenant, les "potins" vous interessent-ils ? Je n'en sais rien. Vous me demandez des renseignements sur les gens que vous avez rencontres autour de nous: je vous les donne pele-mele. Sachez donc que nous avons possede a Paris, pendant quelques jours, la duchesse de la Spezzia et toute sa _cortina_, ce qui nous a valu nombre de diners, de soirees, de courses en mail ou ont brille la Ucelli et son inseparable Cecile qui devient spectrale a force de morphine. Sachez que le beau Suberceaux compromet en ce moment la petite Juliette Avrezac, sous le patronage de la mere, une charmante femme qui sait parfaitement l'homme qu'est Julien et ne voudrait pour rien au monde lui donner sa fille. Autre bruit plus surprenant: il est question d'un mariage entre Jacqueline de Rouvre et Luc Lestrange. L'adroite petite soeur de la magicienne fixerait ce celibataire resolu. Marthe de Reversier s'en fondra les yeux, bien sur.
+
+"Telles sont les nouvelles de nos cheres "demi-vierges". Si j'ajoute que le directeur du Comptoir catholique vient de gagner quelques millions, en vendant des actions de mine d'argent americaines avant la baisse, et que Mlle Suzanne du Roy, la soeur de la jolie Etiennette que vous avez admiree a Chamblais, est toujours absente en un pays inconnu, que sa mere est fort malade et menace de rendre au ciel son ame de bonne fille rangee sur le tard, je vous aurai conte tout ce que je sais de neuf touchant les evenements de mon Paris.
+
+"Helas ! en vous les contant, j'ai envie de pleurer sur leur niaiserie, sur leur neant. Dire que j'ai trente ans bientot, que je m'en vais achever ce qui me reste de jeunesse a regarder gigoter tous ces fantoches indifferents: les Suberceaux, des filles de rue et des filles de salon, des tireurs a cinq, des cercleux, des meres de comedie -- et moi-meme ! La piece es telle vraiment si
+p.141
+drole que cela ? N'en ai-je pas vu deja assez de scenes ? N'est-ce pas une reprise a laquelle j'assiste sans le savoir, et avec des doublures encore ? Ah ! mon ami, ne me jugez pas sur mon inertie ni sur mes divertissements, je vous en prie. Si vous saviez combien de fois j'ai souhaite planter la tous ces faux amis, tous ces faux vivants, et m'en aller resolument etre un autre homme, ailleurs. Mais cet autre "soi", on ne le devient pas seul; il faut une main feminine pour changer la vie d'hommes de mon age. Ou la trouver, la petite main forte et franche ? Et si on la trouve, prendra-t-elle la peine de se tendre a la votre ?
+
+"...J'ai des amis ici qui riraient bien s'ils lisaient par-dessus mon epaule. Ils m'attendent, en ce moment, pour diner avec des demoiselles plus betes et plus guindees que des mondaines; apres quoi on ira un instant au spectacle, puis on remangera dans un cabinet en clinquant, puis on se couchera. Ohe ! ohe ! Vive la vie !
+
+"Plaignez-moi, pensez a moi, ecrivez-moi. Et (ceci est un secret de vous a moi) dites-moi si la douce petite compagne de votre solitude a tout a fait oublie ses amis de Paris..."
+
+
+
+_Paris, mars 1893_
+
+
+"...Pourquoi, cher monsieur et ami, m'ecrire des lettres qui me mettent dans l'embarras, que je suis forcee d'oublier presque, d'avoir l'air de n'avoir point lues, pour garder le droit de vous repondre ? Je le demande a votre loyaute: si vous surpreniez une lettre d'Hector Le Tessier a votre soeur Jeanne (je ne choisis point ces noms au hasard), ecrite sur le ton de la derniere que vous m'avez adressee, seriez-vous bien satisfait ? Ne jugeriez-vous pas qu'une jeune fille veut etre plus menagee dans l'expression d'une affection, meme sincere et respectable ?... Eh bien ! j'ai le droit d'exiger les memes menagements que notre chere Jeanne. Meme dans le monde ou je vis et qui ne me convient pas plus qu'a vous, personne ne me les refuse. Ne pas les recevoir de vous me causerait un chagrin particulier.
+
+"Maintenant, ma petite gronderie est finie, je repondis a ce que, de votre lettre, je consens a avoir lu. Vous vous sentez, dites-vous, aussi loin de moi que l'est de vous le plus rustique de vos bergers. Eh bien ! moi, j'avoue me sentir tout pres de vous, cher monsieur et ami. J'ai tout de suite reconnu en vous, comme on reconnait les sites de son pays natal, les qualites que je prise entre toutes, la loyaute et la bonte, avec un peu de cette brusquerie qui va bien a un honnete homme. Plus que vous, je suis lasse des sceptiques indulgents, des resignes, des enerves qui sont la societe masculine contemporaine; aucun de ceux-la, allez ! ne me prendra jamais une pensee. C'est eux que je sens loin de moi: je suis proche des energiques, des resolus, j'allais dire des violents. Et ce que j'aime le mieux de vous, c'est justement cette ardeur un peu ombrageuse qui echauffe vos affections. Restez donc pour moi ce que vous etes: mais quand vous pensez a votre amie Maud, ne pensez qu'a elle. Oubliez ce qui l'entoure et qui, pour elle, ne compte pas.
+
+"Vous allez bientot revenir avec cette mignonne petite sauvage de Jeanne: nous vous recevrons en fete, afin de vous reconcilier avec Paris et de vous faire provisoirement oublier Vezeris. Je ne suis point sortie le soir, ni pour le bal, ni pour le theatre, depuis votre absence. Je ferai ma "rentree dans le monde" sous vos yeux, chez nous. Nous avons, le 3 avril, une grande reception: de la musique jusqu'a minuit; apres minuit, on dansera et on soupera. Ne manquez pas d'arriver a temps ! Je ne vous pardonnerais pas une absence, et cependant je devine combien sont a craindre vos caprices de la derniere heure !
+
+"Donc, a bientot. D'ici la, pensez a moi comme je veux que vous y pensiez, c'est-a-dire avec respect et avec foi. J'embrasse de tout mon coeur la jolie Jeannette, en qui j'aime, avec tant de joie, ce que j'admire en vous, ce que vous lui avez donne.
+
+"Maud".
+
+
+
+_Vezeris, mars 1893._
+
+
+"C'est decide, mere cherie, nous quittons Vezeris pour Paris apres-demain matin; Maxime a tout mis en ordre: ma malle est finie deja, tant j'ai hate de partir et de vous embrasser. Il me semble qu'il y a une eternite que je ne vous ai vue. Figurez- vous que, moi qui pense sans cesse a vous, je ne vois plus bien votre visage, ou du moins, c'est une image qui s'efface tout de suite, que je ne peux pas faire revivre a volonte. Cela me cause bien du chagrin et me fait bien pleurer, allez, mere cherie !
+
+"Les vilaines semaines que j'ai passees ici, loin de vous ! Je ne vous le disais pas pour ne pas vous tourmenter, mais j'etais si triste. Maxime est si change ! Il a l'air de m'aimer si peu ! Il me parle a peine; quand je lui parle, je vois qu'il ne m'ecoute pas. De temps en temps, il me prend encore sur ses genoux et m'embrasse tres fort, a me faire mal, mais ce n'est plus sa bonne affection egale d'autrefois. Il ne m'aime plus par-dessus tout. Il aime mieux la belle Maud de Rouvre. Alors pourquoi ne nous le dit-il pas ? Je ne demande pas mieux que de l'aimer aussi, cette demoiselle, si elle l'aime et le rend heureux. Et pourtant, voyez-vous, maman, elle me fait un peu peur: elle est trop belle, elle parle trop bien; pres d'elle, je me sens toute honteuse d'etre la petite bete que je suis. Du reste, je n'ose vraiment parler qu'avec Maxime et avec vous. Et voila que Maxime commence a m'intimider aussi !
+
+"Il parait que nous allons, le 3 avril, a un grand bal chez les de Rouvre. Comme je vais m'ennuyer ! J'aime bien danser, vous le savez, mere cherie ! mais il faut aussi causer avec les danseurs, a Paris, et ces jeunes gens que je ne connais pas, quand ils me parlent, je ne sais que leur repondre.
+
+"Ici, rien de nouveau depuis ma derniere lettre. Le temps est reste clair, et tellement chaud qu'on se croirait en ete. Ah ! si, une nouvelle. Mathilde Sorbier, la servante du Croisset, qui a epouse Joseph Leperoux (le second des Leperoux), il y a quatre mois, vient d'avoir un joli petit garcon. Elle est bien contente qu'il soit venu si vite, il parait que c'est une sorte de merveille d'avoir si tot un petit enfant. On l'a baptise, mardi, a la chapelle de la Vierge.
+
+"A bientot, maman aimee. Votre petite Jeanne vous embrasse respectueusement et tendrement, et elle est bien heureuse de vous revoir."
+
+
+
+II
+
+
+L'orchestre, erige sur une scene au fond du hall fleuri d'arbustes illumines, attaquait le finale de la symphonie en _si_ mineur de Borodine; bien avant minuit, la morne resignation des concerts mondains se marquait aux visages congestionnes, aux yeux fripes des femmes parquees cote a cote sur les premiers rangs de chaises, avec des attitudes d'attention et d'admiration contraintes; elle s'avouait ingenument dans les poses vaincues des habits noirs accoutes aux chambranles des portes, ou errant silencieusement de corridor en corridor. Quelques invites pourtant, des groupes de fumeurs independants, des couples de flirt insoucieux des critiques, s'etaient refugies dans les salons, dans les chambres toutes grandes ouvertes, ou l'on pouvait trouver encore, avec une lumiere moins aveuglante, un peu d'air et de fraicheur.
+
+Sur le canape du petit salon qui, d'ordinaire, servait de boudoir a Maud de Rouvre, ou elle avait sa bibliotheque personnelle, son piano et son bureau d'acajou anglais, Luc Lestrange, seul, a demi couche, la main droite tourmentant frequemment la pointe de sa barbe pale, semblait attendre quelqu'un, en eveil au moindre bruit de pas qui s'approchaient de la baie ouverte sur le grand salon.
+
+-- Enfin, c'est vous ! s'ecria-t-il, en voyant paraitre Jacqueline de Rouvre... Je desesperais... Vous etes a manger de baisers, ce soir, ajouta-t-il en parcourant du regard la jeune fille, qui, mi-serieuse, mi-rieuse, levait du bout des doigts les cotes de sa robe de tulle blanc, comme une danseuse de menuet, et lui faisait une reverence.
+
+Il s'assura du regard qu'ils etaient bien seuls; jetant son bras autour de la taille de Jacqueline, il tenta d'effleurer la nuque sous les boucles rousses, mais, plus vite encore, elle glissa de ses bras, et, preste comme une bergeronnette, s'esquiva derriere le piano. Debout, un pied sur la pedale d'etouffement, elle caressa le clavier d'un arpege, si adroitement penchee que son corsage, a peine echancre, sembla lui deshabiller la poitrine.
+
+-- Jacqueline ! murmura Lestrange.
+
+-- Il n'y a pas de "Jacqueline" qui tienne, cher monsieur, repliqua-t-elle en s'asseyant sur le tabouret du piano, prete a esquiver une autre attaque. On ne m'embrasse plus ni le cou, ni la joue, ni les bras, ni rien. C'est mon premier soir en robe longue... Je suis une dame.
+
+Et, pour bien etablir sans doute que sa robe etait une robe longue, elle croisa les jambes d'un geste vif qui decouvrit tout son mollet droit. Lestrange, debout devant elle, se mordait les levres.
+
+-- Si, pourtant, fit-elle... on m'embrasse la main.
+
+Elle arracha le gant gauche d'un seul coup; le bras apparut subitement nu, tendu aux levres de Lestrange. Il les posa sur la pointe des doigts d'abord, puis, lentement et goulument, il piqua de baisers le poignet, l'avant-bras, gagnant vers le coude... Jacqueline, les yeux a demi fermes, la bouche entr'ouverte, ne bougeait pas ce bras tendu qu'elle deroba soudain, quand la moustache fauve toucha la saignee
+
+-- Assez pour aujourd'hui fit-elle. Asseyez-vous la, et causons gentiment.
+
+Elle montrait le canape. Lestrange obeit.
+
+-- Comme votre figure est drole, ce soir ! Qu'est-ce que vous avez ? Vous me faites les yeux que Chantel fait a ma soeur.
+
+Lestrange affecta de rire, mais sa voix se detimbrait.
+
+-- J'ai... que vous vous moquez de moi, comme de tout le monde, du reste. Et je vous assure que j'en souffre. De vous a moi, ca peut vous paraitre absurde. Pourtant c'est vrai: je me prepare encore une nuit horrible.
+
+-- Bah ! replique Jacqueline, en jouant avec son eventail, vous devez bien connaitre quelques gentilles amies chez qui vous pourrez passer une nuit d'insomnie... amusante, plus amusante que notre petite fete, toujours.
+
+-- Des cocottes ?
+
+-- Des cocottes, des actrices, des dames pour messieurs seuls, enfin... Est-ce que je sais, moi ? Vous ne voudriez pas que je vous donne des adresses, pourtant ?
+
+-- S'il n'y a que des actrices ou des filles pour me distraire de vous ! repliqua Lestrange serieusement.
+
+-- Eh bien ! mais... les femmes du monde alors. La petite Mme Duclerc, justement, se frottait a vous, tout a l'heure, avec une grace ! J'ai vu cela, moi... Je vois tout. Vous lui avez demande une fleur... La voila a votre boutonniere.
+
+-- Sa fleur ? Ce que je m'en moque !
+
+Il l'arracha, la jeta par terre:
+
+-- Une femme qui a eu trois enfants, merci, ca ne me tente pas.
+
+Jacqueline ramassa la fleur et la dechiqueta.
+
+-- Voila ce que c'est que les mauvaises habitudes, dit-elle. On prend gout aux jeunes filles, aux fruits un peu verts; on ne peut plus s'accommoder des jolis fruits murs.
+
+Un couple apparaissait sur le seuil: une femme au visage virginal encadre de bandeaux, donnant le bras a un tres jeune homme chevelu, de taille mediocre; des qu'ils virent le salon occupe, ils battirent en retraite.
+
+-- Tenez, fit Jacqueline, la voila, cette pauvre petite Duclerc; Henri Espiens la console de vos dedains.
+
+-- Le romancier ? C'est un joli raseur. Il peut la garder, si elle le supporte.
+
+Ils se turent. L'orchestre, dans l'eloignement apres quelques instants de silence, attaquait le finale de la symphonie.
+
+-- Au fond, dit Jacqueline, si j'etais homme, j'aurais votre gout. Les meres d'une nombreuse famille, non, decidement ca ne me comblerait pas de joie. -- J'en vois quelques-unes a la douche, chez le docteur Krauss, de celles qui sont ici ce soir, si pimpantes, si bien attifees, et je me figure la tete du seducteur quand il voit apparaitre sans voile ces tresors ! Brr ! Ce n'est pas la dame qui doit recevoir la douche, alors !... Tandis qu'une jeune personne de dix-sept ans, toute neuve, comme... Madeleine de Reversier, par exemple.
+
+-- Ne me parlez donc pas des autres, interrompit Lestrange. C'est vous seule que je veux, vous le savez bien.
+
+-- Je crois que vous "me voulez", en effet. Mais vous voulez egalement toutes les femmes qui passent a votre portee... mettons toutes les jeunes filles. Jusqu'a cette pauvre Jeanne de Chantel, si plate, si fagotee, dont vous regardiez les "salieres" avec des yeux brillants. Ne dites pas non ! C'est une petite maladie, une "nevrosette", comme dit mon cher docteur Krauss. Je ne vous la reproche pas et je ne suis pas jalouse, allez.
+
+Elle s'amusait, entre ses phrases, a piquer de baisers la fleur a demi depouillee qu'elle roulait entre ses doigts.
+
+Lestrange murmura:
+
+-- C'est vrai... Mais je vous... _veux_ par-dessus tout !
+
+Sous le regard ironique de Jacqueline, il n'osa pas, cette fois encore, dire: "Je vous aime". Elle, toujours tenant la fleur pres de ses levres, demanda.
+
+-- C'est serieux, alors ?
+
+-- Tout a fait serieux.
+
+-- Eh bien ! si c'est serieux, repliqua-t-elle tranquillement, epousez-moi. Ah ! vous voyez, vous commencez a faire une tete !
+
+-- Mais...
+
+-- Mais si, je vous assure, vous faites une tete ! Qu'est-ce que vous esperiez donc, mon pauvre Luc, voyons ? Que j'allais jouer les Madeleine de Reversier, les Juliette Avrezac, ou d'autres encore que vous savez ? Payer le silence des femmes de chambre, courir les garconnieres, comme une honnete epouse ? Non, non, mon cher. Je suis aux premieres loges pour savoir ce qu'il en coute. On passe l'age de noces, sans avoir meme eu pour se distraire une vraie aventure, et on risque un tas d'ennuis. Pas de ca ! Je veux qu'on m'epouse. Suis-je donc un si mauvais parti ? Je suis de bonne naissance, j'ai deux cent mille francs de dot qui ne doivent rien a personne... Ce n'est pas le Perou, mais par le temps qui court, c'est encore un bibelot d'une jolie rarete. Un peu ecervelee, peut-etre ? Bah ! ca ne compte pas a cause de mon age et je saurai me tenir une fois mariee. Quant a etre intacte, mon cher, vous pourrez en chercher une dans tout Paris, et meme a Orleans... Vous n'en trouverez pas de plus... Jeanne d'Arc que votre servante. Meme la petite Chantel, malgre ses salieres, je lui rendrais des points. Dame ! je sais bien qu'on ne fabrique pas les enfants en ramant des choux, je ne suis pas une petite oie blanche, comme dit l'ami Hector. Mais mon mari n'en aura pas moins la satisfaction d'inaugurer... toute la ligne.
+
+Elle se leva, refit un arpege sur le piano et ajouta, comme pour elle-meme:
+
+-- Et j'ai idee que l'inauguration en vaudra la peine.
+
+La-bas, la symphonie expirait en de lents accords decroissants. On applaudit: un remous de foule pietina vers les salons. Luc Lestrange regardait Jacqueline et ne repondait pas.
+
+-- Voila, mon bel ami, conclut-elle. Reflechissez, decidez-vous. Le mariage, ou bien vous n'aurez jamais de moi autre chose que... ceci.
+
+Et lui jetant a la figure le cadavre de la rose blanche, touchee par ses levres, elle s'esquiva lestement.
+
+Lestrange, qui voulut la suivre, eut son chemin barre par les couples qui refluaient du hall. Il la vit, de loin, s'accrocher au bras du docteur Krauss: un chauve de quarante ans, au visage de tsar, promenant son tranquille regard vitre d'un lorgnon sur cette assemblee de detraques, dont le detraquage le faisait vivre.
+
+A l'entree du hall, Lestrange se heurta a Paul Le Tessier qui causait avec Etiennette Duroy, debout l'un et l'autre, le senateur couvrant d'un regard plus que paternel l'adorable decolletage de la jeune fille. Les deux hommes se serrerent la main. Lestrange demanda:
+
+-- Est-ce votre tour, mademoiselle ? N'allez-vous pas arreter enfin ces deluges d'harmonie savante, en nous chantant quelque chose de simple ?
+
+Tout tremblant encore de son entretien avec Jacqueline, il s'aiguisait le regard aux prunelles bleues d'Etiennette.
+
+-- Non, fit-elle en souriant. Ce n'est pas encore mon tour. Mme Ucelli va chanter, et j'en suis bien aise.
+
+-- Elle a un "trac" affreux, dit Paul. Et elle a tort, car elle aura beaucoup de succes.
+
+-- Oh ! vous, observa le peintre Valbelle qui s'etait joint a leur groupe, mon cher senateur, vous etes aussi trouble qu'elle. Ce que vous etes mari de la debutante, ce soir !
+
+Etiennette rougit. Le Tessier, mecontent, ne repliqua pas, mais il offrit son bras a la jeune fille et l'emmena.
+
+-- Vous les avez froisses, dit Lestrange au peintre. Pourquoi avez-vous dit cela ? Tres serieux, vous savez, elle et lui. On parle d'un mariage.
+
+-- Voila ce qui m'agace, repondit Valbelle. De quel droit ce gros homme politique se mele-t-il de confisquer cette jolie fille ? Elle etait faite pour nous, pour les soupers et pour le couchage, comme la bonne Mathilde, sa mere, et la jolie Suzon, sa soeur. On en veut faire une bourgeoise honnete, fidele a son gros beta de senateur. Tant pis ! je siffle.
+
+-- Le fait est, dit Lestrange reveur, qu'elle est ravissante ce soir, dans sa robe Indiana, avec ses manches a gigot, son chignon pointu et ses anglaises... Elle doit avoir le corps le plus delicieux...
+
+Ils se prirent a detailler la jeune fille, a la deshabiller avec des mots de jockey, des pronostics sur l'inconnu de cette virginite tentante. Ils ne baissaient meme pas la voix, et les gens qui passaient, repassaient par l'entree du hall, cueillaient au vol les bribes de leur entretien. Puis ils parlerent d'autre chose, de la fete, de la musique.
+
+-- Dire que voila ce qu'on peut faire de mieux a peu pres en matiere de divertissement mondain ! Depuis quinze jours les echos des journaux nous parlent du fameux hall, du vrai theatre, de la gracieuse maitresse de maison... Je trouve que cela ressemble a une soiree du Continental. Et vous ?
+
+-- Bah ! repliqua Lestrange. Il n'y a plus de jolies fetes. Nous sommes trop laids et tout est trop vu. La gracieuse maitresse de la maison, en tout cas, n'est pas surfaite. Regardez-la.
+
+Maud, arretee au bras de Maxime de Chantel, conversait avec le couple inseparable de Mme Ucelli et de Cecile Ambre: Cecile en robe plate, en corsage presque montant, les cheveux noues bas comme une perruque Louis XVI, adolescente indecise et inquietante; l'Italienne vetue a l'Empire, une epaule et la moitie du buste a nu. Maxime -- en un habit neuf coupe par Wasse, mais marque tout de meme de sa province a tel defaut de recherche dans le linge ou la chaussure, pale, aminci encore par la consomption de sa solitude -- ne voyait, n'entendait que l'adorable creature dont la main pesait sur son bras, et la joie de la conquete, maintenant assuree, transparaissait sur ce visage inhabile, insoucieux a masquer les sentiments de l'ame. Maud, l'air ailleurs, distrait de tout, ses yeux bleus noircis comme les faisait tout grave tourment de son ame vigoureuse, parlait, ecoutait parler: et, si indifferente aujourd'hui, par l'obsession de ses pensees, a l'effet de sa beaute, elle apparaissait malgre tout la reine de cette foule, d'une autre race, plus haute, plus noble, faite pour la maitriser, la brider et la chevaucher.
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+De la pointe du pied pose un peu en avant, jusqu'au sommet du front casque de cheveux chatain sombre tout moires de roux, la ligne de sa silhouette s'esquissait avec une grace envolee, cette gloire de la forme feminine parfaite pour laquelle la vraie elegance des vetements est de la suivre au plus pres. Elle le savait, consciente de sa perfection: le crepe glauque de sa robe s'enroulait autour de son corps comme une algue amoureuse autour d'une blanche sirene, emergeant des flots. Et la nudite absolue du col et des bras, sans un fil, sans un bijou, etait chaste a force d'eclat.
+
+-- Oui, murmura Lestrange, elle est bien belle.
+
+Il se tut. Il evoquait un des souvenirs les plus poignants de son passe trouble, la minute de folie restee le secret de Maud et le sien, ou il avait voulu goute a ces levres, lui aussi, a ces levres de Diane irritee. La memoire mysterieuse des sens le fit tressaillir comme si son poignet saignait encore sous la morsure exasperee qui lui avait fait lacher prise.
+
+-- La Ucelli va chanter, dit le peintre. Approchons-nous, cela en vaut la peine.
+
+Deja les femmes reprenaient leurs places aux premiers accords plaques par les doigts virils de Cecile Ambre. L'Italienne, debout a cote du piano, face au public, semblait une enorme statue de chair, indecente par sa monstrueuse et molle blancheur.
+
+Elle chanta: un fougueux poeme de Holmes, une invocation a Eros, maitre du monde: et soudain cette masse de chair s'anima, la flamme de l'art la transfigura. Ce furent d'autres yeux, d'autres levres, d'autres gestes; ce fut la pretresse d'amour, saoule d'encens, brulee de parfums, tendant vers le dieu des douloureuses delices ses levres seches de la soif des baisers, ses bras tordus par l'anxiete des etreintes. La voix pure et dechirante comme elle de certains violons antiques, la voix avait une ame, une ame de passion et de spasme, et les clameurs etaient aussi des baisers, des caresses, des soupirs de desir ou d'assouvissement... Ces stances de Holmes, tous les spectateurs les avaient maintes fois entendues: et voici qu'elles frappaient les oreilles comme une musique nouvelle, inquietant la bete sensuelle accroupie au fond des coeurs, faisant rougir les jeunes filles, pamer les femmes, incendiant les yeux des hommes.
+
+Elle lanca l'appel supreme: "_Eros, ouvre-moi les cieux !_" dans un cri si poignant, si haletant, si effroyablement passionne, que l'auditoire entier fremit, et que les voix inconscientes repondirent du creux des gorges convulsees... Puis elle tomba brisee elle-meme dans les bras de Cecile Ambre et des musiciens accourus pour la soutenir.
+
+-- Cette femme, prononca-t-on derriere Lestrange, chante avec son sexe.
+
+C'etait Hector Le Tessier.
+
+-- Avez-vous remarque, observa Valbelle, que tout le temps qu'elle chantait elle a regarde la meme personne ?
+
+Lestrange et Le Tessier se tournerent du cote ou, effectivement, les yeux de la chanteuse etaient demeures comme rives. Ils virent au fond du hall, debout contre la muraille, Julien de Suberceaux, beau comme les heros de Balzac, vetu comme eux, impassible, muet et triste. Assise pres de lui, presque a ses pieds, la jolie Juliette Avrezac levait sur lui des regards d'epouse, isolee de sa mere et des autres femmes, s'offrant a lui de ses prunelles attendries, de son melancolique sourire d'amoureuse, de la nudite delicate de ses epaules et de ses bras.
+
+-- C'est une force d'etre beau comme cela, tout de meme, murmura Hector. S'il y avait une ame d'homme sous cette beaute, le monde serait a lui.
+
+A ce moment Jacqueline de Rouvre, au bras du docteur Krauss, frolait le groupe des trois hommes. Non sans jeter a Lestrange un regard d'ironie, elle fit signe a Hector de s'approcher:
+
+-- Penchez-vous, monsieur. Vous etes trop haut pour mes confidences.
+
+Et les levres a l'oreille du jeune homme:
+
+-- Eros ayant definitivement terrasse Mme Ucelli, c'est votre petite belle-soeur qui va chante... Elle a une peur terrible. Ne quittez pas ce coin afin d'y chauffer l'enthousiasme, hein ! Maxime de Chantel defend l'aile gauche, sous les ordres de Maud: il est pret a assommer quiconque n'applaudira pas.
+
+-- Comptez sur moi, repondit Hector.
+
+D'un de ces gestes en silhouette que les peintres enseignent aux mondains, il dessina en l'air le contour du decolletage de la jeune fille.
+
+-- Tres bien, fit-elle en souriant. Tres en forme... Jamais je n'aurais cru aussi... Enfin... tres bien !
+
+-- Malhonnete ! repliqua Jacqueline. Et encore c'est ce que j'ai de plus maigre, mon cher. Demandez au docteur.
+
+-- Mlle Jacqueline de Rouvre est la cliente des miennes... qui me... emeuve le plus, repliqua l'Americain dans le flegme de sa jeune barbe grise.
+
+-- Hein ! voyez-vous ? L'amour de docteur !... Et dire qu'il nous dit a toutes la meme chose...
+
+Elle s'eloigna d'un bond de gamine, lachant Krauss. Le medecin, habitue a de telles facons, demeura ou on le laissait, et, serrant la main d'Hector, lui demanda sans transition des renseignements touchant une crise ministerielle qui menacait. Mais, sur l'estrade, Etiennette Duroy s'avancait au bras du celebre pianiste Spitze... Ni Hector ni Maxime n'eurent a entrainer le public; on l'applaudit tout de suite, avant meme qu'elle eut chante, tant elle apparut jolie sous sa robe a volants et a crinoline, avec les manches bouffantes de son corsage echancre et sa mignonne figure ronde et fine, encadree par le chignon pain de sucre et les papillotes. Toute rose d'emoi, elle accorda sa guitare aux accords de Spitzer; puis, parmi le silence amical de l'assistance, elle commenca a chante. Sa voix d'abord un peu incertaine, etouffee de peur, s'assura vite, mince et solide, la voix du cristal que frole un archet de cheveux.
+
+Elle chantait des romances qu'accompagnaient a merveille les sons chevrotants de la guitare et les notes du piano habilement assourdies par les doigts de Spitzer, romances delicieuses et surannees, toute une epoque evoquee, le temps d'_Amy Robsart_ et de _Jane Eyre_, le temps des pianos carres, des jeunes hommes en bottes suivis de leur "tigre", des chaises de poste, des emirs, le temps des _Orientales_ et l'enfant du miracle... Magie des resonances ! A tous ces blases, a tous ces brules de Paris, elle donnait un instant l'ame vive et puerile, enthousiaste et artiste d'un Francais de 1830 a 1840. Peu a peu le delire gagna toute la salle, on acclama Etiennette, les femmes lui lancerent des fleurs, et quand elle descendit de l'estrade, on se la disputa pour l'embrasser.
+
+Paul Le Tessier l'attendait dans la chambre de Jacqueline, qui servait de loge aux femmes: elle se jeta gentiment dans les bras qu'il lui tendait; il la baisa sur les deux joues.
+
+-- Vous etes content ?
+
+-- Oh ! ma cherie, vous etes une grande artiste. Mais, je l'espere, cette grande artiste ne sera pas pour le public.
+
+Ils echangerent un regard ou se scellait l'accord de leur avenir.
+
+-- Vous etes bon, dit la jeune fille. Vous m'aimez gentiment, comme il faut m'aimer. Je me sens si seule... et c'etait si effrayant de chanter ici, devant tout ce monde, avec l'inquietude de maman que j'ai laissee bien souffrante. Maintenant, allez-vous en. Vous me compromettez. On vient.
+
+Mme de Rouvre, presque jolie dans une robe de velours noir a paillettes clair de lune, Maud, Mme Ucelli, les Reversier, accouraient feliciter la jeune fille; Paul s'esquiva.
+
+Rentre dans le hall, il y rencontra Julien de Suberceaux qui s'y promenait presque seul. Lui etait a une de ces minutes ou la joie personnelle surabondante fait aimer la vie et tous les hommes. Il serra avec une sorte d'effusion la main de Julien, tout de suite refoidi par le regard sec du jeune homme. Puis, comme il gagnait le buffet, il surprit ce bout de dialogue entre le romancier Espiens et Valbelle qu'entouraient des gens du monde administratif:
+
+-- Vous savez le mot de la petite Duroy a son protecteur Le Tessier, en sortant de scene, tout a l'heure ?
+
+-- Non.
+
+-- "Oh ! mon ami, je voudrais que ma mere fut la... Elle qui n'est fiere que de ma soeur Suzanne !"
+
+La galerie d'ecouteurs rit aux eclats. "Cette bonne Mathilde !... Cette bonne Suzon !" Paul passa, chatouille par l'envie de tomber sur ces niais mechants a coups de pied et a coups de poing. Mais il passa. A qui s'en prendre ? C'etait le faux esprit de Paris, calomniateur, sans indulgence, meprisant l'effort honnete, joyeux des decheances, hostile aux relevements. "N'importe, pensa-t-il, je l'epouserai." Et la joie de venger la chere petite, si vaillante, de l'imposer a ces droles, lui rechauffait la poitrine.
+
+Le buffet, innovation de Maud, etait remplace par des petites tables dispersees dans la salle a manger et dans le fumoir voisin, qu'on avait decores en auberge normande. On s'asseyait ainsi en groupe sympathique, on helait les maitres d'hotel comme au cabaret.
+
+-- C'est vraiment le dernier mot du gout mondain moderne: les jeunes femmes, les jeunes filles pouvant s'etabler paisiblement en partie double, en partie carree, jouer a ce jeu de cocottes dont elles raffolent, sous l'oeil indulgent des peres et des maris.
+
+Ainsi parlait Hector Le Tessier a Aaron, qui, de son oeil rond de myope, cherchait Maud dans la foule bruyante des consommateurs sans l'apercevoir.
+
+-- Vous n'avez pas vu Mlle de Rouvre ? demanda-t-il a Lestrange qui passait.
+
+-- Je la cherche. Jacqueline, n'est-ce pas ?
+
+-- Non... pas Jacqueline, Maud ?
+
+-- Oh ! Maud !Il faut etre le gros monsieur cale que vous etes pour la disputer a ses deux gardes du corps actuels. Les avez- vous observes ? Ils sont bien curieux a voir.
+
+-- Oui, fit Hector serieusement, curieux a voir. Mais j'ai peur du drame.
+
+Le banquier chipotant une marquise se recria:
+
+-- Du drame ? Est-ce qu'on en voit dans le monde, aujourd'hui ? Il n'y a plus de passions, il n'y a que des appetits. Il n'y a plus de jalousies, il n'y a que des depits.
+
+-- Cette pensee est de vous, monsieur ? demanda Hector tres serieusement.
+
+-- Mais... oui, fit le banquier qui flaira l'ironie.
+
+Parmi les groupes, Mme Ucelli passait, secouant la paresse des buveurs.
+
+-- Allons ! _su ! su !_A la salle, vite, vite... Mlle Ambre va chanter des chansons fin de siecle, celles qu'elle chantait chez la duchesse... Vite !... C'est admirable ! Elle commence. Venez vite.
+
+En effet, le piano resonnait de nouveau dans le hall. Chacun regagna sa place. Accompagnee par Mme Ucelli, la jeune chanteuse debita quelques-unes de ces fantaisies au comique pince-sansrire qui auront ete, pendant cinq ans, le divertissement musical de Paris et qui, sans doute, surprendront nos successeurs par leur laborieuse ineptie. L'amie de la duchesse chantait, suivant la formule, droite et raide, sans un geste, sans qu'un muscle bougeat sur son masque, les levres meme remuant a peine.
+
+Comme il convenait, on applaudit. Mme Ucelli donna le signal. Mlle Ambre ne salua pas, s'assit tranquillement, tandis que l'Italienne criblait le clavier de variations brillantes. C'etait l'entr'acte convenu. Maud et Jacqueline en profiterent pour passer discretement dans les rangs des chaises, appelant les jeunes filles qui se leverent et les suivirent.
+
+-- Qu'est-ce que ceci ? demanda le docteur Krauss a Mme de Reversier, sa voisine.
+
+-- On fait sortir les demoiselles. Cela se fait couramment maintenant, dans le monde, quand on fait chanter a Bruant ou a Felicia Mallet les morceaux corses de leur repertoire. C'est bien plus convenable.
+
+-- En verite ! murmura Krauss.
+
+Il souriait en les regardant sortir, les cheres petites detraquees, presque toutes ses clientes et ses confidentes. Leur theorie multicolore s'exilait sous la conduite des deux filles de la maison; quelques hommes, jeunes ou murs, professionnels avoues et toleres du flirt virginal, les accompagnaient: Lestrange, Hector Le Tessier, le peintre Valbelle qui glissait des impertinences dans les frisons noirs de Dora Calvell.
+
+L'exode fut salue de rires et d'applaudissements. Du seuil, avant de disparaitre, Jacqueline cria:
+
+-- Et maintenant, racontez vos petites horreurs entre vous. Notre innocence est a l'abri.
+
+Guide par Maud, le troupeau rieur des robes de mousseline claire, flanque des quatre ou cinq habits noirs, se refugia dans le petit salon ou, tout a l'heure, pendant la symphonie de Borodine, Lestrange et Jacqueline s'etaient rejoints. Elles etaient une quinzaine, dont dix jolies; les autres, a part une ou deux disgraciees, assez elegantes, assez provocantes pour gagner des courtisans. Et d'etre la, enfermees avec des hommes qui, tant de soirs, leur avaient tenu des propos lestes, au bruit affaibli d'une musique libertine qu'elles connaissaient bien, cela surchauffait leur petit cerveau, cela leur donnait le desir de livrer plus d'elles-memes a ces hommes, leurs fideles, qu'elles etaient fieres d'enlever aux femmes mariees.
+
+Maud avait pris le bras de Jeanne de Chantel que les lumieres, la musique, -- un doigt de champagne aussi, verse par Luc Lestrange, -- grisaient un peu, et qui, malgre ce qui demeurait de touchante gaucherie a sa toilette provinciale, se faisait remarquer par sa jolie taille, le fardeau de ses cheveux bruns, sa peau blanche et ses grands yeux de sainte. Jeanne demanda simplement:
+
+-- Pourquoi ne veut-on pas que nous restions au salon ? Qu'est-ce qu'on va faire ?
+
+Valbelle attrapa la question au vol et repliqua:
+
+-- On va eteindre l'electricite; les messieurs prendront les dames sur les genoux et les embrasseront comme il leur plaira. Cela se fait partout dans le monde, a Paris, mais il faut etre mariee, mademoiselle.
+
+-- Il plaisante, mignonne, dit Maud en baisant le front subitement rouge de l'enfant. La verite est qu'on ne donne plus de soiree musicale sans chansons en argot... et vraiment il est moins genant pour nous, les jeunes filles, d'etre absentes.
+
+-- Mais ce n'est pas de l'argot du tout qu'on va chanter, observa Juliette Avrezac, mecontente d'etre separee de Julien. Cecile m'a dit le programme: Heloise et Abelard, le Fiacre, les stances de Ronsard... Je connais tout cela par coeur.
+
+-- Moi aussi, avoua Marthe de Reversier.
+
+Et les autres, Dora Calvell, Madeleine de Reversier, Jacqueline, declarerent avec des eclats de rire:
+
+-- Moi aussi !... Moi aussi !
+
+-- Moi, dit une fillette tres jeune, soeur de Mme Duclerc, je connais le Fiacre et les stances de Ronsard, mais mon frere n'a jamais voulu me chanter Heloise et Abelard... Ca doit etre drole.
+
+-- Voulez-vous que je vous le chante, moi ? demanda Jacqueline.
+
+-- Oui ! Oui !
+
+-- Eh bien ! ecoutez.
+
+Elle sauta sur le tabouret du piano et preluda avant que Maud, mecontente, eut pu la retenir. Elle detailla les couplets a double entente avec un imprevu talent de diseuse. Les hommes l'applaudissaient, plus troubles qu'ils ne voulaient le paraitre, l'ecume legere du desir soulevee par le contraste de ces grivoiseries et de ces levres intactes qui les disaient, et de ces oreilles de jeunes filles qui les recueillaient.
+
+
+Elles aussi, les demi-vierges, secouees de rires qui sonnaient fele, se grisaient de cette mousse d'impudeur et s'appuyaient avec plus de langueur contre leurs cavaliers.
+
+Luc Lestrange, l'oeil fripe et luisant, s'etait approche de Jeanne de Chantel. Il guettait l'effet de chaque allusion sur ce visage chaste et pensif. Mais le meme sourire de complaisance et d'incomprehension fleurissait les levres de l'enfant.
+
+-- Le sale bonhomme ! pensa Hector qui les observait.
+
+Il apercevait pour la premiere fois, lui, sceptique indulgent aux vices de son temps et de son monde, l'odieux de ce role de deflorateur professionnel; il l'apercevait aujourd'hui, parce que la sante menacee par le fleau etait celle d'une ame qui, mysterieusement, insensiblement, lui etait devenue chere.
+
+Jacqueline achevant le dernier refrain dans les acclamations, Lestrange demanda a Mlle de Chantel en lui caressant les yeux de son regard:
+
+-- Eh bien ! mademoiselle, que pensez-vous de cette romance ?
+
+-- Mais, repliqua Jeanne avec la meme naivete distraite, c'est charmant... Jacqueline la chante tres bien.
+
+
+-- N'est-ce pas qu'on ne peut pas dire plus spirituellement des choses plus... inconvenantes ?
+
+Jeanne redevint toute rose: sans bien entendre ce qu'on lui voulait, elle devina le mauvais dessein, l'intention de mener sa pensee par des chemins interdits. Et cela lui donna le sentiment que la vraie jeune fille aura toujours devant les propos d'amour dont la tendresse est exclue: la peur. En meme temps elle eut honte de ses bras, de ce coin de gorge que les yeux de cet homme voyaient nus: cette pudique nudite lui fit mal. D'instinct, elle chercha l'appui, le refuge; mais en regardant autour d'elle, elle vit pour la premiere fois ou elle etait, qui l'entourait. Ces groupes de toilettes virginales et d'habits noirs, elle comprit ce qui s'y disait, elle surprit les frolements a peine dissimules. La revelation fut subite, foudroyante: le reveil de la vierge chretienne enivree de pavots et ranimee dans une maison de Suburre.
+
+Lestrange, mepris sur la nature de cet emoi, continuait de parler, la voix attenuee; il abandonnait le sujet de la grivoiserie chantee, trop scabreux decidement pour l'ignorance de Jeanne; avec quelques compliments de transition, il servait une fois de plus le morceau qu'il savait par coeur, l'ayant dit a tant d'autres ! et qu'il jugeait excellent, infaillible pour attaquer, sous des dehors d'admiration et d'amitie, les nerfs, la sensibilite physique d'une jeune fille.
+
+-- Voyez, disait-il, cette cruaute des relations du monde a Paris. Nous nous rencontrons ce soir: le hasard fait que nous causons amicalement, je puis m'imaginer un instant que vous appartenez a moi seul, si jolie, si fine; je devine le delicieux etre de tendresse que vous serez un jour... et nous nous quittons, peut-etre pour ne plus nous revoir... Et c'est un autre qui aura ce tresor: ces beaux yeux-la se voileront pour un autre, il aura votre front, vos levres et tout ce que je devine de vous par ce que je vois...
+
+-- Monsieur ! murmura Jeanne.
+
+Elle sentait les regards de Lestrange la devetir, violer son corsage et sa robe... Elle allait defaillir et il continuait, grise lui-meme, prisonnier de son piege.
+
+-- Cet homme ne sera pas moi... mais rien ne peut m'empecher de rever a vous. Je vous regarde et je vous garde, et suis sur de mon reve qui, seul, va vous faire reparaitre aupres de moi, quand je voudrai. Toutes ces choses exquises de vous, absente, seront a moi alors, et il n'y aura de vous rien de si mysterieux que je n'effleure...
+
+Cette phrase-la, cette phrase froleuse, a combien de jeunes filles ne l'avait-il pas debitee, sur de les voir fremir comme d'une caresse ? Mais cette fois il n'eut pas le temps de l'achever. Hector Le Tessier, passant brusquement entre lui et Mlle de Chantel, coupa net la phrase.
+
+-- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous ramene aupres de Mme de Chantel ?
+
+-- Oh ! oui, monsieur, s'ecria-t-elle, avec un merci dans le regard.
+
+-- Mais, mon cher Le Tessier... observa Lestrange.
+
+Hector le regarda en face:
+
+-- Je suis a vous tout a l'heure, mon cher.
+
+Cette scene se perdit dans le frou-frou de la sortie joyeuse et bruyante des jeunes filles. Le concert etait fini, on rangeait les chaises le long des murailles pour le bal, la foule refluait au buffet. Jeanne, trop emue pour parler, prit le bras d'Hector Le Tessier: ils traverserent les deux salons, atteignirent le hall. Maxime vint a eux.
+
+-- Sais-tu ou est maman ? demanda la jeune fille.
+
+-- Elle est dans la chambre de Mme de Rouvre. Elle se repose un peu. Veux-tu que je t'y conduise ?
+
+-- M. Le Tessier va me conduire.
+
+Dans le corridor, ils se trouverent seuls un instant.
+
+-- Je vous remercie, monsieur, dit Jeanne, levant ses larges yeux sur son compagnon. Je vous rends votre liberte... Je vous remercie de tout mon coeur.
+
+Elle lui tendit sa main: doucement, pret a ceder si cette main se derobait, Hector mit un leger baiser sur le bout du gant gris. La jeune fille avait disparu qu'il etait encore la, tout remue, des picotements au coin des yeux. Il se gourmandait:
+
+"Que je suis bete ! me voila emu parce que j'ai gare de ce sale Lestrange une petite fille niaise et innocente... Car, pour blanche, cette petite oie est blanche."
+
+Et quelque chose riait doucement et chantait en lui, malgre l'ironie des paroles. Puis, songeant a la courte scene de tout a l'heure, avec Lestrange, il suspecta le comique de ce facile heroisme de salon. "Une affaire pour cette petite que je connais a peine et dont je me fiche radicalement, c'est trop _coco_ tout de meme... Mais cet animal-la me degoute !"
+
+Comme il rentrait dans le "cabaret normand", il se trouva face a face avec Lestrange. Il lut la blague railleuse sur ce visage intelligent et sensuel.
+
+-- Je suis a vos ordres, mon cher, dit-il.
+
+-- A mes ordres ? ricana Lestrange... Un duel ? pour votre sortie de tout a l'heure ? Je pense que vous ne dites pas cela serieusement. Je ne me trouve offense en rien et n'ai pas envie d'etre ridicule. J'ignorais absolument que Mlle de Chantel vous...
+
+-- Mlle de Chantel ne m'est rien, interrompit Le Tessier. Laissons-la tranquille. Du reste vous avez raison. Je n'ai aucun motif de vous en vouloir personnellement; je ne suis pas plus begueule que vous, vous les savez, et je cote a son prix l'innocence de mes jeunes contemporaines... Cependant, justement parce que c'est tres rare, quand on trouve une tout a fait d'aplomb, on ne doit peut-etre pas la faire chavirer. Ca vous est egal, je suppose, une de plus ou de moins ? Vous en avez tant initie !... Je me demande meme comment ca vous amuse encore.
+
+-- Ca m'amuse ! Pas tant que vous croyez, bien sur, repliqua Lestrange, brusquement assombri. Toutes ces gamines pretentieuses et nevrosees, je n'y tiens pas plus qu'a une cigarette... Mais ce qu'il me faut, c'est les avoir eues, vous m'entendez; les avoir vues en etat d'amour par mon fait, et puis apres elles peuvent se livrer au premier venu, se marier, se faire nonnes ou filles, je m'en fiche ! Krauss appelle mon cas une "nevrosette", parait-il. Le diminutif est de trop. Je vous assure que j'en souffre, a l'angoisse... comme les monomanes. Il y en a qui s'en est apercue; elle me tient, il faudra que je l'epouse.
+
+Il n'y avait pas a douter: cet homme etait sincere. Hector fut gagne par cet aveu singulier, imprevu, seduit par le "cas" amusant qu'il devoilait.
+
+-- Allons, fit-il, je ne vous en veux pas, mon cher.
+
+Ils se serrerent la main avec le pardon facile, le "bon camaradisme" indifferent que les Parisiens professent pour les vices les uns des autres.
+
+-- Un mot encore cependant, objecta Le Tessier. Avec la detestable reputation que vous avez (car votre reputation est detestable, n'est-ce pas ?), comment les meres vous permettent-elles de frequenter leurs filles ? Et comment les filles se laissent-elles prendre a vous, qui n'epousez guere, qui n'aimez pas, -- et elles le savent ?
+
+-- Les meres seraient humiliees qu'un homme, courtisan avere de toutes les jeunes filles, dedaignat leurs filles. Quant a nos cheres petites demi-vierges (le mot est de vous, n'est-ce pas ?), voici leur secret qui est fort simple: donnez-leur vingt romans innocents et glissez dans le tas _le Portier des Chartreux_, vous pouvez etre sur qu'elles liront d'abord celui-la. Eh bien ! moi, je suis un mauvais livre relie en drap et en batiste par Wasse et Charvet. Toutes veulent m'avoir lu.
+
+L'attaque vivement rythmee d'une valse coupa leur entretien. Bouscules par un groupe joyeux qui laissait le cabaret pour le bal, ils rentrerent dans le hall deblaye. Deja les meres se rangeaient le long des murailles; Mme de Rouvre et Mme de Chantel s'asseyaient tout au fond de l'immense salle, sous une tente faite de draperies et de plantes, sorte de salon isole ou la maitresse de la maison pouvait, a l'abri du frolement des jupes et du pietinement des danseurs, recevoir comme a son jour, tout en jouissant du bal.
+
+Lestrange courut saisir la taille de Jacqueline, l'entraina dans le tourbillon: on le voyait, tout en valsant, pencher ses moustaches rousses si pres de la nuque rousse, qu'on n'eut pu dire si le geste cachait ne parole ou un baiser. Et l'on entendait au passage la fillette rire de la gorge, comme une pigeonne. Valbelle, infidele a Dora Calvell, enlacait Marthe de Reversier, pale comme une vierge de cire, la longue robe blanche semblait seule effleurer le parquet, tant sa grace de lys avait de svelte elan. La petite Mme Duclerc s'encastrait dans un corps-a-corps assez peu psychologique avec Henri Espiens. Hector, a l'ecart, appuye contre le chambranle de la porte ou se refugiaient les non-danseurs, oubliant deja l'acces de genereuse indignation de tout a l'heure, observait complaisamment cette envolee de couples, distrait des femmes, curieux surtout des decolletages pudiques, des robes aux couleurs tendres. Il les regardait se mouvoir dans leur grace de vingt ans, ses petites camarades du monde, dont l'esprit naif et pervers, dont la fraicheur piquee l'amusaient, piment le plus actif de son plaisir de mondain. "Les voila contentes, pensait-il. Pendant deux heures la musique a frotte leurs nerfs; les clameurs amoureuses de la Ucelli, les romances sentimentales d'Etiennette, les grivoiseries de l'autre, repercutees par Jacqueline, et surtout le propos a mi-voix, les regards lascifs des hommes les ont bien entrainees. Elles sont a point, la gorge seche, les yeux humides, le poignet fievreux. La valse arrive a temps pour donner a leurs chers petits sens une satisfaction bien meritee... Soyez contentes, mes mignonnes..."
+
+
+-- Comment allez-vous, mon cher ami ? Je vous cherche dans cette foule depuis deux heures, sans pouvoir vous joindre.
+
+C'etait Maxime de Chantel. Hector lui serra a main en souriant.
+
+-- Etes-vous bien sur de m'avoir cherche ? Moi, je vous ai apercu plusieurs fois: j'aurais eu scrupule a vous deranger.
+
+-- Ah ! mon ami, repliqua Maxime sans se justifier, comme je suis heureux ! Venez...
+
+Il l'entraina. Le besoin de dire sa joie faisait deborder les mots de ses levres:
+
+-- Je suis arrive hier matin a Paris, dit-il, et, comme vous pensez, des les premieres heures de l'apres-midi, je me suis rendu avenue Kleber. Sans savoir pourquoi, j'etais horriblement inquiet, triste. Il me semblait que je n'etais plus rien pour elle, qu'elle allait me recevoir en etranger, ou ne pas me recevoir du tout. Je vous assure qu'il a tenu a presque rien que je n'entre pas, que je rebrousse chemin.
+
+-- ... "Entrasse" et "rebroussasse", pensa Hector qui observait Maxime avec une pitie un peu jalouse. Mais la passion excuse tout.
+
+-- J'ai tout de meme sonne. On m'a introduit. Mon cher, j'ai trouve une Maud nouvelle, transformee par la retraite qu'elle s'est imposee pendant mon absence, si simple ! si bonne ! Elle m'a recu et cette chere Mme de Rouvre aussi, et meme cette petite espiegle de Jacqueline, comme un enfant de la maison. On etait en pleins preparatifs du bal, tout sens dessus dessous, chacun s'y occupait; on m'a mis a l'oeuvre avec les autres, j'ai grimpe sur des echelles, j'ai enfonce des clous, j'ai fait le tapissier. Ah ! que j'etais heureux !... Nous ne pouvions nous parler beaucoup, n'etant jamais seuls, mais chaque fois que je cherchais ses yeux je les rencontrais, tels que je les aime, des yeux que je sens _pour moi_, serieux, doux, plus du tout ironiques.
+
+" La Circe ! pensa Hector. Elle m'a change mon Chantel ! De ce heros de roman elle a fait un tapissier galant. C'est egal, je l'aimais mieux avant, avec sa jalousie feroce et ses tirades."
+
+Et tout haut:
+
+-- Mais, fit-il, les graves questions, vous les avez abordees ? Qu'a-t-elle repondu ? Car, pour ce qui vous concerne, vous me paraissez decide.
+
+-- Ma vie lui appartient. Elle en fera ce qu'elle voudra, jamais je n'aimerai qu'elle au monde. Hier elles s'est derobee.
+
+-- Le moment etait mal choisi, fit Hector en souriant, au milieu des employes de Belloir, grimpe sur une echelle et le marteau en main...
+
+-- Elle l'a pense, sans doute. Elle a remis notre entretien a aujourd'hui, a maintenant. Mais elle a ete telle avec moi depuis le commencement de la soiree que vraiment...
+
+Il s'interrompit. Dans le bruit meme de l'orchestre, une sorte de vide silencieux se faisait, le froissement du parquet peu a peu se taisait. Hector et son ami regarderent. Maud de Rouvre et Julien de Suberceaux venaient d'entrer dans le bal au milieu d'une valse, et, en quelques instants, la curiosite, l'admiration que requeraient invinciblement ces deux etres, surtout lorsqu'on les voyait ensemble, avaient elargi l'espace autour d'eux: ils avaient comme balaye la foule, et maintenant, presque seuls dans le coin du hall voisin de l'orchestre, on les regardait valser.
+
+Hector observa Maxime: celui-ci ne disait rien, mais ses joues devenaient subitement grises.
+
+"Le vrai Chantel n'est pas mort tout de meme, pensa Le Tessier. Il me plait ainsi: rageur et jaloux."
+
+La jalousie de Maxime n'avait pas besoin de commentaire: les deux valseurs semblaient tellement faits l'un pour l'autre ! On sentait qu'ils devaient s'aimer. Leur valse, pourtant, etait correcte: rien des embrassements suspects, des valses-caresses auxquelles s'abandonnaient, tout a l'heure, Jacqueline, Dora, Juliette Avrezac, les petites Reversier. Suberceaux et Maud dansaient un peu a l'ecart l'un de l'autre: elle ne le touchait que par sa taille demi-appuyee sur le bras, par sa main effleurant la manche de l'habit, et les deux autres mains se frolaient a peine du bout des gants. Pourtant la symetrie, l'harmonie de leurs gestes etait si parfaite qu'ils semblaient rives, rien que par ces legers contacts, comme ces couples ailes qu'on voit, aux fins d'ete, voler unis, se touchant a peine, berces ensemble au remous de l'air. Leurs levres paraissaient ne point bouger; et cependant ils se parlaient.
+
+-- Etes-vous contente de moi ? demandait Suberceaux avec un calme ironique.
+
+-- Oh ! je ne suis contente qu'a demi.
+
+-- J'ai observe la consigne pourtant, je ne vous ai pas deranges.
+
+-- Vous etes un enfant boudeur, vous affectez de vous isoler: croyez-vous qu'on ne le remarque pas ?
+
+-- Comment ? Je n'ai pas quitte la petite Avrezac.
+
+-- Elle ne vous a pas quitte, dites plutot. Elle vous mangeait des yeux, pauvre petite !... elle et les autres femmes aussi, du reste. La Ucelli en pamait sur son estrade. Car ce soir, vous etes tres bien.
+
+Elle le caressa d'un regard d'amoureuse qui mit un leger voile de sang sur le masque pale de Julien. Il la serra imperceptiblement contre lui a un tournant du salon.
+
+-- Je vous adore, murmura-t-il. Vous avez ma vie, faites-en ce qu'il vous en plaira.
+
+-- Et moi, je t'aime ! je te veux ! repliqua-t-elle. Laisse-moi faire, ne sois pas jaloux. Chaque fois que tu seras tente, pense a notre chambre de la rue de Berne. Mais prends garde ! On nous voit.
+
+A l'evocation -- par cette bouche meme qui lui versait l'enervement et l'oubli -- de leurs plus poignantes caresses, il avait perdu une seconde la maitrise de soi; son bras avait serre la taille de Maud en amant. Ce fut une seconde, aussitot il se contint... La valse expirait.
+
+-- Ramene-moi a ma place, fit Maud. Nous nous verrons demain, a moins que la mere d'Etiennette soit plus gravement malade. D'ici la, songe a mes levres.
+
+Ils arreterent court leur tournoiement, pourtant sans brusquerie, aupres du salon de feuillages ou tronaient les meres. Julien salua sa danseuse qui repondit par une legere reverence. Personne, meme Hector si avise, meme Maxime que la morsure de la jalousie tenait en eveil, n'eut soupconne quel lendemain ce froid personnage et cette mondaine correcte venaient de se promettre.
+
+Maud demeura a peine quelques instants aupres de Mme de Rouvre; tandis qu'un prelude de quadrille convoquait les couples, elle traversa, toute seule, le hall en diagonale et arriva devant M. de Chantel.
+
+-- Voulez-vous me donner votre bras, monsieur, lui dit-elle, et me mener jusqu'au salon des accessoires ? J'ai besoin de vous.
+
+Il hesita, mais il obeit et, sans repondre, offrit son bras. Ils s'eloignerent, fendirent les groupes, gagnerent le salon des accessoires, petite piece voisine de la chambre de Jacqueline. Mais la, Maud dit a Maxime qui s'arretait:
+
+-- Non. Allons plus loin, j'ai a vous parler.
+
+Elle le preceda, traversant un court corridor, puis une lingerie, jusqu'a sa propre chambre. C'etait une vaste piece d'angle a trois fenetres, meublee de rares et admirables meubles laques vert pale, quelques grandes fleurs chimeriques jetees ca et la sur les lisses surfaces.
+
+Maxime l'y suivit, le coeur etrangle par l'emotion. C'etait la chapelle de l'idole, ce coin de maison; le parfum personnel de Maud, si penetrant, une odeur d'ambre et de fougere melee a une autre essence inconnue, qu'elle tenait secrete, s'y condensait avec l'emanation de ses cheveux et de sa peau. La elle s'habillait, elle se couchait, elle dormait. Il souffrit aussitot d'un etrange vertige, comme un buveur plein de vins capiteux que le grand air frappe au visage. L'attitude que sa jalousie de l'instant d'avant lui avait composee tomba.
+
+Maud dit simplement:
+
+-- Nous serons tranquilles ici, personne ne viendra nous deranger. Je ne consentirais jamais, comme maman et Jacqueline, a livrer l'intimite de mon appartement a des etrangers, -- meme un soir de bal.
+
+Ces mots, qui le mettaient si nettement a part dans la pensee de la jeune fille, acheverent de panser le coeur de Maxime. Il s'assit, comme elle l'y invitait, sur une chaise longue couverte de coussins; elle-meme s'assit sur une chaise. Une tablette chargee de mille objets de toilette feminine les separait; la lampe d'argent, avec un abat-jour d'argent, sans fanfreluches, mais d'un exquis travail d'orfevrerie Renaissance, posee sur un chiffonnier voisin du lit, eclairait un cercle etroit d'une clarte assez vive, laissant noye de crepuscule le reste de la chambre.
+
+-- Vous voyez que je vous tiens parole, dit Maud; je vous avais promis un moment de causerie en tete-a-tete: nous sommes tranquilles ici, et si j'ai tarde jusqu'a present, ne croyez pas que ce soit par caprice. Je ne voulais pas vous parler des choses graves qui nous interessent avant que nous nous fussions retrouves dans le monde.
+
+-- Mais... interrompit Maxime.
+
+-- Laissez-moi m'expliquer. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais comme je vous ai bien observe et que j'ai beaucoup pense a vous, il me semble que je vous connais bien. Vous croyez m'aimer...
+
+-- Oh ! Maud !
+
+-- Ma phrase ne vous convient pas ? Je la change: vous m'aimez a votre facon, c'est-a-dire avec un fonds de rancune contre moi et contre le penchant qui vous porte vers moi. Ne dites pas non: vous enragez d'aimer une Parisienne, une mondaine, il suffit que vous m'aperceviez melee au monde pour que cette rancune se reveille. Tout a l'heure, parce que je dansais avec un ami d'enfance, vous avez doute de moi une fois de plus.
+
+Elle pausa un instant sur ce reproche qui fit baisser la tete a Maxime. Il s'apparut comme un coupable indigne de pardon, et combien la contrition lui fut douce !
+
+-- Vous doutez de moi parce que je valse avec un de nos invites, le soir d'un bal chez moi. Et vous n'avez encore aucun droit sur moi ! Si je vous en donne, comment en userez-vous ! Comprenez-vous pourquoi j'hesite a vous choisir pour maitre ?
+
+Maxime repondit a voix basse:
+
+-- Je vous aime... si fort que vous n'en avez meme pas l'idee. Mais j'ai horreur du monde que je vois autour de vous.
+
+-- Le monde ou je vis ? Vous savez bien que je le prise ce qu'il vaut. Mais nous ne sommes pas ici dans une terre seigneuriale du Poitou, nous sommes a Paris, ou je ne puis voir que le monde de Paris. Est-ce ma faute, je vous le demande, si ce monde est mele et si le melange est trouble ? Certes, une fois mariee, ma facon de vivre dependra de l'homme que j'epouserai, comme elle depend aujourd'hui de ma famille. Mais je ne veux pas que cet homme pense se risquer ou dechoir en m'epousant. Que voulez-vous ? C'est peut-etre de l'orgueil fou et deplace: je veux etre epousee les yeux fermes; il me semble que je vaux cela.
+
+Elle s'etait levee sur ces derniers mots, que la brulure de son amour-propre, tant de fois corrode par le doute ironique du monde, faisait sinceres. Maxime la vit si hautaine qu'il sentit sa propre chetivite; il s'apercut que, peut-etre, il allait la perdre, et l'effroyable eclair de desespoir qui traversa son coeur a cette pensee lui montra combien elle lui etait necessaire.
+
+Il se leva a son tour, il balbutia:
+
+-- Mais je n'ai jamais dit, jamais pense rien de pareil. Je vous respecte et je crois en vous. Je vous supplie humblement de ne pas me repousser.
+
+-- Encore un mot, interrompit Maud, sans attenuer la severite triste de son regard. Je vous disais tout a l'heure: ma vie de femme dependra de mon mari. Donc si mon mari m'impose de vivre loin du monde, j'obeirai, seulement je ne sais pas si, loin du monde, je serai heureuse: j'ai le gout d'un certain decor d'elegance, d'un certain milieu d'art et d'esprit... Il me semble que cela n'existe guere hors de Paris. Si l'on m'eloigne de Paris pour toujours, je serai peut-etre depaysee, comme nos oiseaux des colonies qui deperissent ici. Je ne serai peut-etre point heureuse, et, vous le savez, si l'un souffre, l'autre souffre aussi. Reflechissez bien a tout cela, mon ami, ajouta-t-elle, en adoucissant lentement sa voix.
+
+Et elle laissa prendre ses mains par Maxime qui se pencha dessus, n'osant la regarder. D'une voix si passionnee qu'elle en sentit fremir les echos dans son coeur:
+
+-- Je suis a vous, murmura-t-il, sans conditions et comme vous voudrez. Je suis votre esclave, votre chose. Si vous refusez d'etre ma femme, oh ! dites-le-moi maintenant: je n'ai plus de force pour l'incertitude. Si vous me repoussez, je crois que je mourrai, mais je mourrai sur le coup. Cette mort lente de l'incertitude est epouvantable.
+
+Il avait glisse a ses pieds, un genou sur le tapis; elle lui laissait ses mains qu'il appuyait contre son visage, mais elle ne le relevait pas.
+
+-- Je vous en prie ! Je vous en prie !
+
+Elle repondit:
+
+-- Je vous demande une foi absolue en moi, telle que vous l'avez en votre mere ou en votre soeur.
+
+Il repeta, avec les memes mots:
+
+-- J'ai foi en vous, comme en ma mere ou en ma soeur.
+
+Alors Maud le releva lentement. Il n'osait la regarder, lire l'arret dans ses yeux.
+
+Elle demanda:
+
+-- Votre mere et votre soeur... leur avez-vous parle d'un mariage possible avec moi ? Qu'en pensent-elles ?
+
+-- Ma mere et Jeanne sont des etres si simples que vous leur imposez un peu; peut-etre elles s'effrayent de voir epris de vous un campagnard tel que moi: je le suppose, car elles ne m'ont pas questionne et je ne leur ai pas dit mes projets. Mais toutes deux, je vous le jure, vous respectent comme elles le doivent, et elles aimeront la femme que je me choisis.
+
+-- Alors, dit Maud simplement, que Mme de Chantel vienne demain demander pour vous ma main a ma mere. Moi, je vous la donne.
+
+Comme Maxime restait muet et immobile devant elle, sous le choc de ce brusque bonheur, elle tendit lentement, gravement son front. Des qu'il l'eut touche de ses levres, il retrouva la force de serrer la jeune fille contre soi, en lui balbutiant des mots de tendresse... Cette fois il ne la sentit point se derober, se raidir sous son etreinte, car Maud, d'un effort surhumain, maitrisait ses nerfs, domptait ses sens, enragee de leur rebellion intime pour ce seul baiser de fiancailles, epouvantee du partage entrevu dans l'avenir, -- mais resolue pourtant.
+
+
+Ils regagnerent le hall, le vert reduit ou s'etaient maintenant reunis tous es intimes de la maison. Mme de Chantel etait assise a cote de Mme de Rouvre; les deux Le Tessier causaient avec Etiennette. Hector, aux visages de Maud et de Maxime, comprit ce qui venait de se passer. Il aima Maud pour le triomphe qu'elle venait de remporter; il envia Maxime pour sa defaite. "Etre le mari de cette femme unique, pensa-t-il, cela ne vaut-il pas des annees de jalousie, des mois d'angoisse et le coup de pistolet final ? Heureux les aveugles et les fous !..." Maxime s'approcha de Jeanne, la baisa sur la joue: a cette effusion, elle aussi comprit tout. Hector vit monter a ses yeux des larmes aussitot refoulees. Paul, lui, ne vit rien: il regardait Etiennette; il jouissait longuement de cette sorte de printemps que l'homme sent refleurir en lui, non sans surprise, la quarantaine passee, lorsque l'amour le reprend a l'improviste. "Gros beta, pensa Hector avec l'affectueuse ironie de leur fraternite, le voila, a son age, aussi toque que ce soldat-laboureur." Au fond, il l'enviait aussi. "Decidement, il n'y a que moi pour resister," se dit-il, resolu a ne pas sentir la vapeur d'attendrissement, d'alanguissement sentimental qui montait en lui au spectacle de ces tendresses, si etrangement ecloses en ce milieu de fete.
+
+L'heure s'avancait, le bal ralenti faisait treve: c'etait le repos qui precede le cotillon. Jacqueline et Suberceaux, qui devaient le conduire, surveillaient l'arrangement des chaises.
+
+-- Regardez, dit Hector a Maxime: excellente occasion pour mesurer l'innocence des jeunes filles. Quelques-unes vont s'asseoir dans des coins inaccessibles avec leur danseur: Dora Calvell, la soeur de Mme Duclerc, les petites Reversier. Pour celles-la, le cotillon n'est qu'un pretexte a isolement et a flirt... Celles qui, bravement, au contraire, se campent au premier rang et defendent leur place, sont de bonnes petites filles, avides de tremoussement et de transpiration. Vite il faut les epouser, avant qu'elles ne cherchent les petits coins, car, tot ou tard, elles finissent par la !
+
+Chantel souriait, l'esprit absent. A ce moment Joseph, le valet de chambre, traversa le hall et, s'approchant de Maud, lui murmura quelques mots a l'oreille. Quand il eut acheve, Maud lui demanda tout haut:
+
+-- Il y a des voitures en bas ?
+
+-- Oh ! surement, mademoiselle !
+
+-- Faites-en avancer une.
+
+A son tour, elle courut parler a l'oreille d'Etiennette qui devint toute pale; elles sortirent aussitot. Paul Le Tessier suivit les deux jeunes filles. Ce manege, inapercu des autres invites, avait suspendu les conversations autour de Mme de Rouvre.
+
+-- Qu'est-ce que c'est ? demanda celle-ci a Jeanne de Chantel. Vous avez entendu ?
+
+-- Non, madame. Il m'a semble qu'il etait question de la mere de cette jeune fille. Quand Mlle Maud lui a parle tout bas, elle a dit: "Ah ! mon Dieu, maman..."
+
+-- Ce sont de mauvaises nouvelles, dit Hector. La pauvre femme est condamnee.
+
+Maud rentrait, on la questionna.
+
+-- Oui, c'est sa mere, elle est au plus mal; une voisine est venue chercher Etiennette.
+
+Oh ! s'ecria Jeanne de Chantel... sa mere ! Mais c'est horrible, au milieu d'un bal !... Et cette pauvre jeune fille s'en va toute seule... Si nous allions avec elle ?
+
+-- Etiennette n'est pas seule a soigner sa mere, repondit Maud. Il y a une domestique, une soeur de charite et cette voisine, precisement, qui est venue la chercher... Nous ne servirions a rien. Elle n'a meme pas voulu de M. Paul Le Tessier.
+
+Julien de Suberceaux reparaissait avec Jacqueline, un flot de rubans a la boutonniere, frappant la peau, fouettant les grelots du tambourin. L'orchestre attaqua la valse d'une operette a la mode. A la suit de Julien et de Jacqueline, les premiers couples choisis se mirent a tourbillonner. Comme Julien passait pres d'elle, Maud se leva, le retint. Elle dit a demi-voix, mais de facon a etre entendue de Maxime:
+
+-- Ne nous donnez pas d'accessoires; nous ne voulons pas danser, M. de Chantel et moi.
+
+Plus bas, de cette voix inarticulee, levres immobiles, dont ils usaient pour se parler devant le monde, malgre le monde, elle ajouta:
+
+-- La mere d'Etiennette se meurt. Impossible chez elle. J'irai rue de la Baume demain matin: il faut que je te voie.
+
+Des yeux, Julien acquiesca. Maud se rassit pres de Maxime qui lui jeta un regard de remerciement pour lui avoir sacrifie le plaisir du bal.
+
+
+
+III
+
+
+La chambre ou agonisait Mathilde Duroy eut raconte a un observateur la vie accidentee et ballotee de la mourante, rien que par son ameublement composite, stratifie par couches successives, pour ainsi dire; car Mathilde, tracassee de superstitions, ne se separait pas volontiers des objets compagnons de son passe et, suivant les diverse fortunes de ses annees, les acquisitions, les cadeaux, les souvenirs s'accumulaient sur un fonds de decoration tristement banale, peluche frangee et fausse turquerie, qu'elle aimait, qui representait son ideal de confort, et dont en vain Etiennette, tellement plus affinee, tellement d'autre race intellectuelle, avait essaye de la degouter. Sur la cheminee rendue de peluche bleue, a garniture de cuivre repousse, un daguerreotype enchasse dans un cadre noir ovale, a vitre bombee, montrait l'image miroitante, jaunie, a demi effacee, d'une jolie premiere communiante, blanche et fraiche, souriante comme une fleur d'aubepine. Mathilde faisait, soir et matin, sa priere devant ce cadre, sa propre image de petite campagnarde innocente. Deux autres photographies, plus recentes, ornaient les angles: celle de la mere de Mathilde, une paysanne a bonnet breton; celle du mari de Mathilde, car Mathilde avait ete mariee a un contre-maitre parisien. Du temps de son mariage il ne demeurait que ce portrait, et la folle Suzanne, que Mathilde avait eue du contre-maitre. Lui etait mort jeune, et tout de suite, presque dans le cortege, ou il y avait des patrons, de grands industriels a l'hotel et a mail, la jolie veuve avait trouve le consolateur. Une bibliotheque genre Boule, en bois de rose marquete, denoncait le style de la premiere installation. Peu a peu des amities plus artistiques laisserent comme reliques trois admirables fauteuils Louis XIV, en bois sculptes et dore, recouverts de gobelins pure soie, meubles qui se fabriquaient dans les manufactures royales, a la destination speciale de presents royaux. Quelques ebauches amusantes representaient une jeune femme, le haut du buste nu, en corset ou en chemise (Mathilde Duroy avait ete celebre pour ses epaules et ses bras). Et plus d'une fois, au coin des pochades, comme sur la garde de tels romans niches dans la bibliotheque Boule, cette dedicace revenait, souscrite de signatures celebres: "A la bonne Mathilde... son ami". La bonne Mathilde ! Bonne, c'avait ete son surnom toute la vie; une bonte vide et vaine, un peu niaise, passant de la prodigalite a l'avarice, toujours preoccupee d'amasser une fortune et se decavant subitement de toutes ses economies pour le plus sot caprice, parfois meme par toquade de charite. Que serait-elle devenue si, durant vingt annees de sa vie, elle n'avait pas garde l'amitie genereuse et accommodante d'Asquin, a qui suffisait, lorsqu'il venait a Paris, le plaisir de retrouver une sorte de famille entre une maitresse encore jolie et la jolie Etiennette, bien elevee au couvent de Picpus, qui l'appelait papa ? La mort subite du depute monarchiste de l'Aude, sans testament, reveilla rudement la pauvre femme de joie, endormie dans cette confiance puerile qu'elles ont presque toutes, qu'avait du moins cette generation-la, car la contemporaine est plus pratique. Du coup s'aggrava une infirmite cardiaque, jamais soignee, traitee par la fete jusqu'a quarante ans: Mathilde tomba malade. Suzanne, deja lancee, jeta un peu d'argent dans la maison; mais la sagesse d'Etiennette evita la debacle. Etiennette etait sortie de Picpus a la mort d'Asquin: elle avait dix-sept ans. Le jour de sa naissance, son pere, ordonne, charitable dans ses incartades, avait verse a son benefice, a une compagnie d'assurances sur la vie, une somme d'environ sept mille francs qui, vingt ans plus tard, constituaient une dot de vingt mille francs. L'avenir immediat etait donc assure, aux conditions d'une vie modeste. Tout en accomplissant ses deux annees de Conservatoire, Etiennette liquida la situation de sa mere qui, decidement, ne guerissait pas, installa le petit appartement de la rue de Berne avec le produit de la vente de quelques bijoux de valeur, aussi en empruntant sur son contrat qui fut ainsi escompte tout entier trois ans a l'avance.
+
+Elevee a l'ecart par la volonte de son pere, sortant seulement lorsqu'il etait a Paris, la jeune fille n'avait souffert que de loin de la situation de sa mere et de sa soeur. La maladie de Mathilde, la fuite de Suzon suivirent d'assez pres sa sortie du couvent. Pourtant, en ces quelques mois, elle ne vit que trop les dessous de ces deux vies; son coeur vieillit aussitot, et de la vint, sans doute, la resolution d'honnetete qui la sauvegarda au Conservatoire, ou tant d'autres prennent leurs premiers grades de filles galantes. Les amis de "cette bonne Mathilde" la visiterent assidument pendant les premiers temps de maladie; mais une femme de plaisir, malade, n'a plus de raison d'exister. Bien peu monterent encore l'escalier de la rue de Berne; les derniers sept mois, quand Mathilde hydropique cessa de se lever, elle ne vit plus guere que les deux Le Tessier. Puis Hector lui-meme se fit rare. Paul resta l'hote assidu, quotidien; il trouvait aupres d'Etiennette la delicieuse distraction qu'est pour l'homme affaire une amie jeune fille, jolie et point surveillee. Tel est l'egoisme de Paris devant la maladie de ceux qui, comme les courtisanes et les artistes malades, ne servant plus son plaisir.
+
+Paul cependant, Etiennette l'avait dit a Maud, n'etait egoiste qu'a la surface, ou plutot son egoisme avait une fissure: la souffrance d'un etre qui l'aimait l'eut ravage. Il offrit vingt fois a la jeune fille, la voyant si courageuse dans sa lutte contre la pauvrete, de la tirer d'embarras, protestant qu'il ne demanderait rien en echange, et il etait sincere: son coeur contenait cette lie d'attendrissement que la quarantaine fait remonter a la surface des ames de viveurs. Etiennette refusa: elle ne voulait rien recevoir de lui, justement parce qu'elle l'aimait un peu. Certes, ses sens tranquilles n'appelaient point d'amour: Paul l'avait conquise par la continuite de sa presence, trouvant chaque jour quelques heures pour elle dans une des vies les plus disputees de Paris. Elle lui gardait la tendresse speciale des femmes chastes qui veulent donner leur corps en preuve de supreme abandon, mais pour cela meme, sachant combien il souille l'amour, elle repoussait l'argent de l'homme qu'elle aimait. Paul ceda au charme de cette tendresse desinteressee. Il s'y enlisa peu a peu: on n'echappe guere, surtout a pareil age. Peu a peu il n'imagina plus Etiennette hors de sa vie; mais comment y demeurait-elle s'il ne l'epousait ? A la verite il s'exagerait encore l'opiniatrete de sa resistance; il ne soupconnait pas que la jeune fille, instruite par toutes les compromissions qu'elle avait connues, souhaitait d'etre honnete femme, sans trop de foi... Si elle lui eut avoue son voeu secret: reussir comme artiste, gagner sa vie et, des lors, se donner sans conditions, l'egoisme de Paul Le Tessier eut sans doute accepte. Elle ne dit rien, point par habilete, par vraie pudeur. Et Paul s'habitua a l'idee qu'il l'epouserait un jour, plus tard, a une sorte de retraite de la vie officielle et mondaine. Insensiblement, il rapprocha cette echeance... "Pourquoi pas bientot ? La mere n'en a pas pour un an... la soeur a disparu..." Voila a quels raisonnements tient l'heroisme bourgeois des meilleurs d'entre nous.
+
+
+Quand Etiennette rentra chez elle, accompagnee par sa voisine, une certaine Mme Gravier, il etait cinq heures du matin environ, la nuit etait noire...
+
+-- Madame va un peu mieux, dit la petite bonne en ouvrant la porte, elle a l'air de dormir.
+
+-- Est-ce que le docteur est la ? demanda Mme Gravier.
+
+-- Oui.
+
+Etiennette, son manteau de bal jete au hasard sur un meuble, courut a la chambre. Elle se heurta au medecin qui en sortait, accompagne de la garde. C'etait un homme encore jeune, robuste et sanguin, a cheveux noirs pommades, a barbe noire. Il caressa du regard, en amateur, cette jolie fille decolletee, blonde et blanche.
+
+-- Madame est la fille de... ? demanda-t-il a la garde, qui fit "oui" de la tete.
+
+-- Mon Dieu ! madame... mademoiselle, du moins, reprit-il avec un sourire d'amabilite, j'ai vu la malade... Elle est assoupie en ce moment... Vous savez, n'est-ce pas, que le cas est serieux... Le coeur est bien pris... Enfin, je ne puis pas vous dire exactement...
+
+-- Enfin, docteur, interrompit la jeune fille avec un peu d'impatience, tout est-il desespere ? Dites-le-moi clairement. Je veux savoir.
+
+Il hesita encore, puis prenant son parti:
+
+-- Eh bien ! mademoiselle, puisque vous etes courageuse, oui... c'est la fin. Je suis tout a fait inutile ici. Il n'y a plus qu'a asseoir a cote du lit et a attendre... Votre mere, heureusement, ne souffrira pas trop, tout se passera sans secousses. Voila, mademoiselle.
+
+Etiennette, debout, ne repondit rien. Une grosse emotion indecise lui gonflait le coeur, sans faire monter encore les larmes a ses yeux.
+
+-- Dois-je aller... pour les sacrements ? demanda Mme Gravier.
+
+-- Oui, je vous en prie.
+
+-- Mademoiselle... fit le docteur.
+
+Il la salua, se frottant de nouveau le regard au frais eclat de la gorge nue. Etiennette rentra dans la chambre.
+
+
+Comme l'avait dit le medecin, Mathilde Duroy etait assoupie. Etiennette s'approcha du lit qu'une lampe, sur la table de nuit, eclairait vivement. Mathilde reposait sur le dos, la tete et le bras droit decouverts. Son corps, d'une ampleur normale jusqu'aux environs de la ceinture, bombait demesurement les couvertures, a la facon d'un difforme edredon qu'on eut installe sur les jambes. La face encadree par un joli bonnet de nuit tres blanc, d'ou sortaient quelques meches bizarrement nuancees, grises sous le blond artificiel des teintures, semblait au contraire presque maigre, d'une paleur de vieille cire decoloree: un tremblement intermittent agitait les traits, surtout les paupieres et la bouche, et toute cette face revetait une expression lasse et hostile, si navrante ! Un vagissement inarticule, qui semblait pourtant voiler des paroles, sortait des levres entr'ouvertes... La jeune fille prit dans ses mains la main courte et grasse de sa mere, et dessus appuya son front. Les bagues, enchassees dans la graisse des doigts, lui meurtrissaient le front.
+
+"Maman va mourir !"
+
+Assurement cette pensee n'avait pas encore atteint la frontiere mysterieuse ou l'idee confine a la sensibilite. Etiennette etait horriblement triste, mais les larmes ne venaient toujours pas. Un doigt pose sur son epaule nue la fit retourner. La garde et Mme Gravier etaient derriere elle. Elle se retourna.
+
+-- Je m'en vais, dit Mme Gravier, a la chapelle de la rue de Turin. Voila bientot six heures, il doit y avoir deja du monde debout. A tout a l'heure.
+
+Elle embrassa Etiennette qui se laissa faire et quitta la chambre. La garde, une femme mure, seche et brune, avec de gros membres, dit:
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+-- Je vais vous aider a vous deshabiller, mademoiselle... bien vite... Si le cure vous voyait comme cela...
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+Alors seulement Etiennette se rappela qu'elle etait en toilette de bal. Elle defit vivement son corsage et sa robe et, restant en jupon, passa une matinee. Elle vint s'asseoir au pied du lit; elle attacha ses yeux aux paupieres fermees et attendit. La garde s'etait reinstallee sur la chaise longue; elle avait machonne quelque temps une tablette de chocolat, puis s'etait endormie. Etiennette fut bien aise d'etre seule a penser dans cette chambre d'agonie.
+
+Car l'agonie commencait a travers le sommeil, le souffle s'accrochait peniblement aux bronches et a la gorge; crispee sur le drap, la main droite tentait de le ramener avec une debilite, une maladresse enfantines. Et les levres s'agitaient de plus en plus, s'essayaient a un discours indistinct et volubile. Que disaient-elles ? Des articulations de voix percaient maintenant. Etiennette se prit a ecouter. Peu a peu il lui sembla qu'elle comprenait; oui, bien sur elle distinguait des mots... "argent... mort..." Ces levres tremblantes les repetaient parmi un bafouillage confus. Puis ce furent des moities de noms: "Etienne... Suz...", les noms de ses filles meles a des noms d'amants de jadis, "Maurice... Asq... Berly..." Puis une phrase vide de sens: "Elle n'a pas voulu... voulu dire pourquoi elle etait partie..." De nouveau la voix charria des residus de mots meconnaissables, longtemps, longtemps, combien de temps ? Etiennette souffrait de se sentir plutot nerveuse qu'attendrie: "Je ne pleure pas, pourquoi ?... Cependant j'ai du chagrin..." Pour se forcer a pleurer, elle se replia sur soi-meme. "Je vais etre toute seule..." Certes, la pauvre Mathilde, depuis de mois, n'egayait point la maison. C'etait pourtant la famille, la chair commune, la pensee qui vous a connue toute petite... "Seule... Je n'ai personne au monde..." Les larmes vinrent aussitot a cet appel de l'egoisme humain. "Qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'ai personne au monde..." La figure, la voix de Paul Le Tessier traverserent sa pensee: "Je voudrais qu'il fut la. Il allait venir, pourquoi ai-je refuse ?" Elle sentit bien que, sa mere une fois morte,elle se refugierait dans les bras de cet ami, qu'il ferait d'elle ce qu'il lui plairait, pourvu qu'il la gardat, pourvu qu'il ne la laissat pas toute seule.
+
+
+-- ... Oh ! les hommes, j'en ai assez !
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+Cette phrase, jaillie toute claire des levres de la mourante, parmi son balbutiement aussitot recommence, epouvanta Etiennette, comme si un mort ou un fantome avait parle aupres d'elle. Elle la connaissait bien, pourtant, l'exclamation familiere de la pauvre Mathilde devant les deboires de sa vie d'entretenue ! C'etait le degout du metier, l'horreur de la domestication du sexe, l'appel au chomage, a la greve... "Oh !les hommes, j'en ai assez !" A travers le vagissement indistinct de l'agonie, la phrase revenait maintenant abimee, boiteuse, informe, mais reconnaissable pour Etiennette qui la guettait et, chaque fois, a la reconnaitre, sentait une brulure a son coeur: "Pourvu que la garde n'entende pas !" Etiennette ecouta: la garde ronflait doucement. Alors la jeune fille se leva, elle murmura: "Maman..." en essayant de prendre cette main crispee qui s'agitait, et qu'elle lacha aussitot en etouffant un cri, car la main lui avait serre les doigts, entrant les ongles dans la peau. Et l'horrible phrase revenait toujours dans l'eboulis des syllabes: "Oh !... les hommes... j'en ai assez !"
+
+A genoux pres du lit, bouchant ses oreilles pour ne plus entendre, Etiennette se mit a prier... Prier ? Elle avait eu la piete de toutes, la piete facile et coquette des couvents, si vaine, si affleurante que l'homme le plus vaguement deiste est souvent plus pres de la foi qu'une congreganiste a medaille. En deux ans, le souffle cruel de la realite avait tout emporte, meme les prieres du matin et du soir, meme les pratiques les moins genantes. Le chagrin present, l'effroi de l'isolement ressusciterent les pieuses paroles sur les levres de la jeune fille: "Je vous salue, Marie, pleine de grace... Souvenez-vous, o tres misericordieuse Vierge Marie..." et les gestes de piete se rapprirent d'eux-memes aux mains infideles, le frappement de la poitrine, le baiser sur la croix du pouce et de l'index. Sainte piete, si precieuse que son plus faible echo console encore un miserable qui l'invoque !
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+Du bruit dans la chambre... Etiennette se redressa: un pretre venait d'entrer, accompagne de Mme Gravier, et tandis que celle-ci, aidee de la garde, preparait les huiles pour les sacrements, ce pretre s'approchait du lit, prenait la main, disait: "Ma chere fille, m'entendez-vous ?" Etiennette ecouta avec le pretre: elle percut l'echo de l'horrible phrase reconnaissable pour elle seule: "Oh ! les hommes, j'en ai assez !"
+
+-- On m'appelle bien tard, dit severement le pretre a la jeune fille.
+
+Il etait maigre et petit, avec des cheveux gris tout frises, une soutane de fantaisie en cachemire fin.
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+-- Ecartez-vous, dit-il encore a l'enfant tout en larmes.
+
+Etiennette alla rejoindre au bout de la chambre la garde et Mme Verdier qui s'etaient agenouillees; elle-meme s'agenouilla et essaya de prier. Le pretre murmurait les paroles de l'onction: "_Misereatur tui omnipotens Deus... Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum...-" Son oraison latine, sifflante et chantante, s'unissait maintenant au vagissement de l'agonisante de plus en plus rauque et indistinct, et pourtant Etiennette y distinguait toujours la meme exclamation desesperee, que sa mere eructait maintenant coup sur coup, sans intervalle: "Oh ! les hommes... j'en ai assez !"
+
+L'horrible mot, dont nul autre qu'elle ne connaitrait le secret ! Comme cela cauterisait le coeur, et pour toujours ! Ah ! de cette vie-la, de l'esclavage abominable aboutissant a cette agonie, jamais, jamais pour elle-meme ! L'alanguissement qui, tout a l'heure, s'etait empare de son coeur a songer combien elle serait seule desormais, se dissipa. "Jamais je ne dependrai d'un homme, dusse-je etre ouvriere, femme de chambre ou morte."
+
+Ayant fini les onctions, le pretre dit une courte priere au chevet de la mourante, puis il appela Etiennette et l'emmena dans le salon. Il lui parlait d'un ton severe, comme irrite de la trouver si jolie dans ses larmes:
+
+-- Votre mere avait-elle des habitudes religieuses, mon enfant ?
+
+-- Mais... monsieur l'abbe... oui, je crois... Elle faisait ses prieres matin et soir.
+
+-- Elle ne frequentait pas les sacrements ?
+
+Etiennette hesita:
+
+-- Je ne crois pas, dit-elle.
+
+-- Il faut prier pour elle, mon enfant. Dieu est tres misericordieux, mais il n'accorde rien a qui ne demande rien.
+
+Apres un silence, il ajouta:
+
+-- Avez-vous d'autre famille ?
+
+Etiennette rougit si vivement que le pretre comprit et pardonna le mensonge de sa reponse: "Non, monsieur," et il sembla meme s'adoucir un peu.
+
+-- Ma pauvre enfant ! murmura-t-il, que le bon Dieu vous ait en sa garde ! Vous voila toute seule dans la vie... Si vous vous sentez le coeur trop gros ces jours-ci, venez rue de Turin; vous demanderez le P. de Rigny.
+
+En balbutiant des remerciements, la jeune fille reconduisit le pretre jusqu'a l'antichambre. Elle traversait de nouveau le salon quand elle entendit un grand cri; elle se precipita dans la chambre... Mme de Gravier et la garde etaient deja agenouillees et recitaient le _De profundis_. Etiennette s'affaisa pres d'elles et pleura, cette fois, du fond du coeur.
+
+Elle resta ainsi jusqu'a ce que la voix de Mme Gravier lui dit a l'oreille:
+
+-- Il faut vous etendre un peu, ma petite, ou vous prendriez mal, vous aussi.
+
+Elle obeit machinalement. Quand elle fut debout, elle vit avec surprise qu'on avait tire les rideaux des fenetres. Il faisait dans la chambre un petit jour rose et gai de printemps. Mathilde, les yeux clos, avait repris dans la mort sa figure amicale des jours de sante.
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+Vers huit heures du matin, Etiennette, cedant aux instances de son obligeante voisine, buvait distraitement un peu de cafe sur un coin de table, dans la salle a manger, quand la petite bonne, Ursule, entra en annoncant confidentiellement:
+
+-- C'est la "demoiselle". Elle est avec M. Paul.
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+La "demoiselle" etait le nom dont Ursule designait cette elegante et mysterieuse visiteuse qui, depuis deux mois, avait des rendez-vous assez frequents dans l'ancienne chambre de Suzanne avec un elegant et mysterieux visiteur qu'Ursule nommait, aussi vaguement, le "monsieur".
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+Etiennette rougit au rappel de cette complaisance... Elle etait genee de revoir Maud a present. Non, elle n'aurait plus permis cela. De l'evenement, pourtant si prevu, de la mort de sa mere, il lui demeurait, en meme temps qu'une resolution plus robuste de vivre honnete et independante, un renouveau de pudeur juvenile vis-a-vis des choses qu'elle avait jusqu'ici considerees comme inevitables, avec quoi son deuil la faisait rompre.
+
+-- Qu'est-ce qu'il faut dire, mademoiselle ? demanda la petite bonne.
+
+-- Dites que j'y vais.
+
+Elle rejoignit Maud et Le Tessier. Tous deux l'embrasserent tendrement sur ses larmes qui jaillissaient de nouveau.
+
+-- Ma cherie !
+
+-- Ma pauvre enfant !
+
+Ils s'assirent, la tenant entre eux. Etiennette, par breves reponses, racontait la nuit.
+
+-- Et que vas-tu faire maintenant ? demanda Maud.
+
+Elle eut un geste d'incertitude et de decouragement.
+
+-- Ecoutez, ma chere enfant, dit Paul Le Tessier. Maud et moi, nous sommes d'avis que vous ne pouvez pas demeurer ici, dans cette maison vide, tout de suite apres la mort de votre mere. Voici donc ce que je vous propose,d'accord avec elle et avec Mme de Rouvre... Oh ! soyez tranquille, reprit-il, repondant a un geste de refus qu'il devinait. Je ne vous offre aucune espece de secours, bien que, vous le savez, je sois a votre disposition, comme pourrait l'etre un frere aine... Mme de Rouvre va venir pendant un mois s'installer a Chamblais, avec Maud et Jacqueline...
+
+-- Oui, interrompit Maud. Tu devines pourquoi, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'autre moyen, je crois, de calmer la jalousie de qui tu sais. Et puis, du reste, j'ai horreur de Paris... Veux-tu venir avec nous ? C'est maman et moi qui t'invitons; aucune raison de refuser.
+
+Etiennette ne repondit pas tout de suite. Sa logique de fille raisonnable et experimentee lui disait: "Decidement, Paul songe a m'epouser... Et Maud a peur de Suberceaux si elle reste a Paris. Cette combinaison arrange tout le monde. N'importe, c'est bien de m'avoir fait une part dans leurs projets."
+
+Elle embrassa Maud:
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+-- J'accepte, ma cherie, et je te remercie.
+
+Et comme Paul a son tour l'embrassait, elle se sentit soudainement si reconfortee par cette etreinte qu'elle pensa, plus tendrement que jamais: "Il m'aime bien... C'est bon d'etre aimee ! Cher ami !"
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+
+
+IV
+
+
+Julien de Suberceaux avait quitte le bal au moment ou, le cotillon fini, on commencait a installer les tables du souper. Telle etait la volonte de Maud qui lui avait jete a l'oreille cet ordre bref: "Rentrez chez vous le plus tot possible. Je ne tarderai pas..." Elle savait bien qu'avec une telle promesse, il obeirait.
+
+Il regagna son logis a pied, le long des grandes avenues paisibles a cette heure matinale comme les allees d'un parc. Sur le fond de noire amertume dont la nuit, passee si pres et si loin de Maud, avait empli son coeur, la radieuse aurore faisait jouer sa gaiete victorieuse. Quel homme jeune, aimant une femme et s'en sachant aime, peut rester triste en face d'un beau matin de printemps ? Puis il pensait: "Elle va venir..." et trop d'emoi toujours tressaillait a cette pensee dans son coeur, dans sa chair, pour qu'il put vraiment rever a autre chose qu'a sa prochaine venue.
+
+Rue de la Baume, dans le petit hotel recueilli, aux jalousies closes, aux rideaux tires, aux escaliers silencieux veilles par des lampes voilees, il retrouva la nuit, alourdie par le sommeil matinal des riches. C'etait la nuit aussi dans son appartement: il dut reveiller son valet de chambre roule dans une couverture, sur le canape de l'antichambre.
+
+-- Allumez le gaz dans mon cabinet de toilette, Constant; mettez de l'eau chaude, preparez le tub.
+
+-- Est-ce que Monsieur va se coucher ?
+
+-- Non... Je ne sais pas... Enfin, faites ce que je vous dis.
+
+Constant, ayant recu la canne, la pelisse et le chapeau de son maitre, le precedait dans le salon eclaire par la braise d'un feu dormant, et se disposait a ouvrir les fenetres.
+
+-- Qu'est-ce que vous faites ?
+
+-- J'ouvre, monsieur...
+
+-- Non. N'ouvrez nulle part... Allumez les lampes ici aussi...
+
+Cette ouate d'ombre recueillie ou il trouvait son _home_ l'avait caresse. Il voulait y demeurer jusqu'a la venue de l'Aimee. Quelques minutes plus tard, il fut seul dans son cabinet de toilette. Jamais il ne se faisait aider par Constant: il avait cette horreur instinctive du contact des hommes sur la peau nue, cette bizarre pudeur d'etre vu par eux et de les voir qui caracterise ceux pour qui la Femme est le tout de la vie. D'un seul corps masculin il aimait contempler les lignes harmonieuses, la paleur ambree, les mouvements souples, et ce corps, c'etait celui qu'en ce moment refletait, sous la pluie d'un arrosage tiede, le grand panneau de glace occupant tout un cote du cabinet de toilette: c'etait le sien.
+
+Il soignait ce corps minutieusement, culte raffine du soi physique, dont la vue ou le recit exaspere les autres hommes, leur apparait comme une marque d'infirmite virile, ce qui est loin d'etre vrai: le gout de la beaute et le souci de la force s'unissent le plus souvent. Tel Julien. L'attirail quasi chirurgical de limes, de pinces, de ciseaux, de brosses en crin, en peau, en velours, de peignes d'ecaille chiffres d'or, qui s'etalait sur deux tables; l'appareil complique d'hydrotherapie elegante, dont les nickels et les cuivres etincelaient sous le feu nu du gaz, la finesse brodee du linge multicolore, depuis le peignoir jusqu'aux serviettes a ongles; l'innombrable quantite de flacons de cristal taille, capsules de vieil argent, tout cet arsenal dont l'objet etait le soin d'un corps masculin, eut donne matiere a bien des quolibets, et fait dire a bien des hommes: "Quelle femmelette !" Au vrai, nul n'etait plus exerce a tous les sports que cette femmelette, nul n'etait plus brave devant un pistolet ou une epee. Arrogant et provocant avec les hommes, c'etait justement les femmes qui le maitrisaient et le menaient a leur gre.
+
+En chemise de soie sous le complet de laine des Pyrenees, il traversait la chambre a coucher, regagnant le salon; il se baissa pour saisir une des halteres disposees au pied du lit, les manoeuvra avec une regularite de professionnel et, satisfai du jeu souple des muscles, rentra dans le salon. Les lampes allumees y eclairaient l'amoncellement des bibelots, des sieges, des tentures. Julien regarda sa montre: huit heures cinq. Il sonna Constant.
+
+-- Monsieur ?
+
+-- Constant, _madame_ va venir tout a l'heure. Vous preparerez le samovar et des gateaux dans la salle a manger. Puis vous remonterez dans votre chambre, vous y resterez jusqu'a ce que je sonne.
+
+Constant salua et sortit. Reste seul, Julien disposa des coussins en oreillers a la tete du canape, s'allongea et reva...
+
+"Elle va venir..." Il essayait de se la representer, tout a l'heure, soulevant la grande verdure qui drapait la porte... Mais non, ce n'etait plus ainsi qu'il la voyait... Trois etages d'une maison douteuse, rue de Berne, l'antichambre de la salle a manger de l'appartement d'Etiennette, puis leur nid, l'ancienne chambre de Suzon si personnellement arrangee par Maud. Entre le depart et le retour de Chantel, il l'avait vue la presque regulierement un jour sur deux, parfois deux jours de suite, Maud ayant compris qu'elle le tenait ainsi dans le plus etroit esclavage, prise elle-meme, du reste, insensiblement au besoin des caresses. Sa maitresse ? Non pas. Une sorte de fetichisme de loyaute, comme en nourrissent toutes les ames un peu hautes en lutte theorique avec l'ordre social, lui faisait reserver jalousement le supreme baiser pour l'homme qui allait lui donner son nom et sa fortune. Dans l'orgueil de sa superiorite, elle pensait: "Il restera encore mon debiteur apres !..." Leurs caresses singulieres, point rares pourtant dans une societe decrepite ou les moeurs et les doctrines se contredisent tout en proclamant l'accord, avaient pour ainsi dire pris au rebours le procede de l'amour humain, et vraiment ce pelerinage etait si passionne qu'ils oubliaient sincerement et ne souhaitaient point l'arrivee. Qu'importait a son amant ? Il pensait chaque fois obtenir d'elle le don complet d'elle-meme, et chaque fois elle le laissait grise et satisfait de ce qu'il avait recu. Ainsi les mois fevrier et de mars, il avait vecu dans une sorte d'ebriete amoureuse qui lui otait jusqu'au souci du lendemain.
+
+Etendu, les yeux fermes, il continuait maintenant ce reve, glisse peu a peu au sommeil... Les voluptueuses evocation se melaient, s'enchevetraient dans les mauvais ressouvenirs, des morsures de jalousie le tenaillaient, un poids lui opprimait le coeur, un poids de rancune, de melancolie. Vivre sans elle ? non !... plus, plus jamais... Plutot ne plus vivre... plus voir le soleil... de claires matinees... de jours de neige... de soirs illumines de Paris... Tout se brouillait, se confondait... Il plongeait dans la grande nuit incertaine ou les desesperes cherchent l'oubli de l'insupportable, et cette nuit vide, helas ! etait encore pesante a son coeur endolori... Puis, comme si, ayant touche le fond de l'abime, il remontait lentement vers la clarte de la vie, son coeur peu a peu s'allegea, une vapeur d'alanguissement l'enveloppa, son cerveau, tout son corps s'impregnerent d'un bien-etre grandissant, delicieux... Il entr'ouvrit les yeux, le reve s'etait fait chair: Maud etait debout pres de lui, ses doigts nus poses sur son front.
+
+Il se redressa:
+
+-- Oh ! c'est vous... Pardonnez-moi !... Je me suis etendu la et je crois que j'ai dormi. Mais je vous pressentais dans mon sommeil et cela me faisait tant de bien !
+
+-- J'ai devine, repondit-elle. Vous aviez de mauvais songes, car votre figure etait toute contractee... J'ai mis mon doigt sur votre front et j'ai conduit votre reve ou j'ai voulu... a moi !
+
+Elle fit descendre sur ce front la fraicheur de ses levres, puis echappant a l'embrassement qu'il cherchait:
+
+-- Mais pourquoi tout est-il ferme ici ?... Savez-vous qu'il est neuf heures passees ? Ouvrez-moi vite ces fenetres.
+
+-- Oh ! Maud ! pria l'amant... J'aime tant cette nuit...
+
+-- Non ! non ! ouvrez... Ne voyez-vous pas, ajouta-t-elle en souriant, que je suis vetue pour l'heure qu'il est ?
+
+Son enjouement cachait une gene reelle a se trouver, dans ce decor de soir, habillee pour la sortie du matin: jupe droite en grosse cheviotte bleue, cerclee de velours, bolero pareil sur une chemisette de satin, et coiffee d'une toque d'astrakan bleu a voilette blanche.
+
+Julien obeit a regret. Il ouvrit les deux fenetres, poussa les persiennes, tandis que Maud tournait la clef des lampes. Le jour entra, clair et bleu, chassant la vapeur de mystere, l'air d'apparition qui flottait autour des globes.
+
+-- Bon, fit Maud. Maintenant asseyez-vous pres de moi. J'ai un tas de choses a vous raconter. D'abord Mathilde est morte.
+
+-- Ah ! fit Suberceaux, c'est ennuyeux. Nous ne pourrons plus...
+
+-- Elle est morte ce matin, vers sept heures; elle avait deja perdu connaissance quand on est venu chercher Etiennette. Nous sommes arrives vers huit heures, Paul Le Tessier et moi; le brave Paul etait aussi trouble que si la mort de Mathilde l'eut fait veuf.
+
+Julien, hante par son unique souci, demanda:
+
+-- Alors... nous nous verrons ici ? ou bien faut-il que je cherche un autre endroit ?
+
+-- Quel enfant ! interrompit Maud en lui tendant a baiser son poignet nu. On ne peut pas vous parler serieusement. Vous ne m'ecoutez pas...
+
+Et, apres un temps de silence ou elle ne regarda pas les yeux de son amant, elle ajouta, d'un ton lasse qui ne lui etait pas habituel:
+
+-- Soyez bon pour moi ! Si vous saviez comme je suis nerveuse aujourd'hui !
+
+Elle appuya sa tete sur la poitrine de Julien et, rendue plus femme, plus caressante par la pensee du chagrin qu'elle allait causer a cet ami irresolu, elle entr'ouvrit la soie de la chemise et posa ses levres sur la place du coeur. Ils s'alanguissaient tous les deux.
+
+-- Viens ! implora-t-il.
+
+-- Non. Ce matin, je suis ici pour parler de choses graves. Vous devinez ce que c'est ? J'ai autorise M. de Chantel a venir, cette apres-midi, demander ma main.
+
+-- Ah ! fit Julien.
+
+Il s'etonna de ne pas souffrir, et Maud aussi fut surprise de le voir si calme. Elle poursuivit:
+
+-- Il nous semble, a lui et a moi, qu'il vaut mieux, la chose une fois decidee, la terminer le plus tot possible. Nous nous marierons certainement avant la fin d'avril.
+
+Lentement, Julien sentait sourdre une angoisse: cela n'etait presque rien encore, mais cela grandissait, grandissait. Il ne repondit pas. Maud continua:
+
+-- Jusque-la, vous comprenez, je dois me garder des curiosites, des malveillances d'amies: ce mariage enrage trop d'envieuses ! Maxime ne connait personne et ne se soucie de voir que moi: aucun peril a ce qu'il demeure a Paris. Mais moi, avec maman et Jacqueline, j'irai passer ce mois a Chamblais... Oh ! je viendrai presque tous les jours, tu comprends, poursuivit-elle en prenant les mains de Julien... le trousseau... les toilettes... l'installation. Seulement, j'habiterai officiellement Chamblais, ou Etiennette restera avec nous pendant les premieres semaines de son deuil. Nous y serons chez nous, les Le Tessier n'y viendront qu'en visiteurs. Je trouve cette combinaison excellente... Mais qu'est-ce que tu as ?
+
+Julien s'etait leve aux derniers mots, et, toujours silencieux, se promenait maintenant a pas irreguliers dans la piece. L'angoisse montait a sa gorge, lui obstruait la respiration a l'etouffer. Il revint s'arreter devant Maud.
+
+-- Alors... c'est fait ?
+
+-- Oui, en principe, c'est fait. Je ne pense pas que cela te surprenne ?
+
+Elle lui dit cela hardiment, les yeux dans les yeux, en cette attitude redressee qu'elle prenait contre toute entrave a ses decisions.
+
+Mais lui ne resistait pas. Il s'etait assis sur le coin de la table, morne, accable. Elle le guetta quelque temps, paree a la defense. Puis, comme il ne disait rien, ne bougeait pas, elle voulut, comme tant de fois, ressusciter son courage. S'approchant de lui, elle lui dit a voix basse:
+
+-- Sois fort. Je n'aime que toi.
+
+Il ne l'entendit pas, sans doute, abime dans ses pensees. Il balbutia:
+
+-- Ce n'est pas possible !...
+
+L'horrible angoisse lui avait poignarde le coeur: et, pour la premiere fois, le mariage de cette femme, chair de sa chair, avec un autre homme, et consenti par lui, lui apparut chose hors nature, monstrueuse, pas vraie.
+
+-- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Maud.
+
+Il repeta:
+
+-- Ce n'est pas possible... Nous ne ferons pas cela !
+
+Il passa sa main sur son front, ecartant ce voile de cauchemar.
+
+-- Ce n'est pas possible, repeta-t-il une troisieme fois d'une voix sans accent qui ne signifiait ni l'ordre ni la priere: l'expression d'une evidence seulement. Voyons, Maud, je t'aime... Je n'ai que toi au monde... et tu m'aimes... Je suis sur que tu m'aimes... Et moi, je suis ta chose, je suis tout a toi... je ne suis qu'a toi... je ne peux vivre hors de toi... Nous sommes des fous... nous nous trompons.
+
+Maud, presque durement, lui repondit:
+
+-- Je ne suis pas folle, moi. C'est toi qui divagues.
+
+-- Mais comprends donc, reprit Julien, que ce que tu vas donner a un autre, c'est tout de meme ce qu'il y a de plus precieux... Tu seras sa _femme_, malgre tout... Tu m'as accorde juste de quoi desirer ce que tu lui donnes. Et puisque tu m'aimes, il faut m'appartenir. Je vois cela clair, clair... comme le jour qu'il fait.
+
+Et se rapprochant d'elle, plus pressant:
+
+-- Nous avons ete des fous, oui, des fous, toi et moi... Je ne veux pas, je ne veux pas qu'un autre t'aie, toi que je n'ai jamais eue. Cela ne sera pas. Laisse-moi te garder; je changerai ma vie, je travaillerai, je te ferai reine aussi, mieux que cet imbecile qui ne te comprend pas. Tu ris de ce que je dis ? Ah ! je saurai travailler, va, pour te garder... Je ferai n'importe quoi, mais je te garderai. Je volerai, je tuerai, mais je te garderai... Ah ! reste !... reste-moi !... Je ne peux pas !... Je ne peux pas !...
+
+Il s'abima aux pieds de la jeune fille, baisant ses pieds, roulant son front dans sa robe, enlacant les jambes rondes sous l'etoffe. Il ne pleurait pas, mais des sanglots sans larmes le secouaient. Il sentit la main de Maud qui le repoussait par l'epaule, fermement, de toute la force de ses nerfs contractes. Blesse a son tour dans son orgueil, devinant qu'il se perdait en suppliant, il se releva.
+
+-- Est-ce fini ? demanda Maud d'un ton de mepris.
+
+-- Ce n'est pas fini, replique Julien. Ce qui est fini, c'est cette comedie de mariage; cela ne sera pas, tu entends ? On ne se joue pas d'un homme comme tu t'es jouee de moi. Je ne veux pas de ce role, continua-t-il, exaspere par l'ironique silence de Maud... Je ne veux pas n'avoir ete (il haletait de colere et les mots se faussaient dans sa gorge), n'avoir ete... qu'un... qu'un... allumeur...
+
+-- Ah ! miserable !...
+
+Elle lui jeta sa main a la volee sur la bouche, comme pour y aplatir et y rentrer l'insulte. Mais Julien saisit cette main, la serra contre ses levres; de l'autre bras, il encerclait la taille de la jeune fille, et maintenait ainsi ce corps revolte, agite de soubresauts, tandis qu'il lui disait, si pres du visage qu'elle sentait l'effleurement des levres:
+
+-- Non... ce ne sera pas. Il faut que tu sois a moi. Tu as cru vraiment que je te laisserais aller ? Jamais... Tu es a moi ! Je te veux... Je t'aurai, meme de force !
+
+-- Lache ! lache ! fit Maud. Laisse-moi...
+
+Il la serra plus fort, elle se sentit portee vers le canape ou les coussins recevraient sa chute... L'idee qu'elle allait etre prise malgre soi, possedee par la force, eperonna si rudement son orgueil qu'en cette minute elle hait Julien... De ses bras arc-boutes, de ses jambes violemment croisees, de ses ongles et de ses dents, elle se defendait, ne sachant meme plus ce qu'elle defendait, emballee dans la lutte instinctive de la vierge contre cet homme, presque son amant tant de fois deja. Lui, la tete perdue, vraiment frappe de frenesie, donnait toute sa force, insensible aux morsures et aux dechirures. Soudain, Maud poussa un cri. Sa main, que Julien appuyait contre sa gorge dans le desordre de la lutte, avait touche l'ardillon de la broche: le sang coula de la peau dechiree. Julien, aussitot degrise, lacha prise... Ce ne fut qu'une seconde, mais quand il voulut la reprendre, elle etait a l'autre bout du salon, renversant entre elle et lui les meubles en barricade.
+
+-- Maud !... voyons, dit Suberceaux, plus brise qu'elle par cette lutte... c'est de la folie... pourquoi ?... pourquoi pas ?...
+
+Il n'osait l'approcher, hypnotise par ce filet sanglant qui filtrait sur la peau blanche, et bientot s'etalait sur le dos de la main.
+
+Maud, sans le quitter des yeux, ouvrit la fenetre:
+
+-- Je te jure, dit-elle, la voix coupee par le haletement de sa respirations... que si... tu m'approches, je saute par la... Si je me tue... tant pis... Mais je ne me tuerai pas, ce n'est pas haut... je t'echapperai, je ne te reverrai plus... jamais... jamais... je te le jure.
+
+Il fit tout de meme un pas vers elle, et aussitot rala un cri de detresse: elle s'elancait...
+
+-- Maud !
+
+-- Me crois-tu, a present ? lui dit-elle au bord du vide.
+
+Il recula; il s'effondra sur le canape, le front dans ses mains. Il etait vaincu, decidement; il l'aimait trop. Elle etait sa maitresse effroyablement, il devait obeir... Des larmes, pareilles a celles que verse une femme qui vient d'etre sauvee d'un peril, jaillirent abondamment de ses yeux.
+
+Lorsqu'il osa relever la tete, Maud etait debout pres de lui, calme. Cette fois encore, elle lui posa sa main sur le front, pour lui rendre la paix, la main adorable qu'il avait blessee.
+
+-- Maud... Maud cherie !...
+
+Il n'avait plus de force, plus de volonte, plus meme de desir. Il voulait seulement la garder pres de soi, garder ce qu'elle consentirait a lui laisser d'elle.
+
+-- Sage ?... murmura-t-elle. C'est bien; je te pardonne.
+
+Agenouillee pres de lui, elle le baisa longuement aux levres, lui sucant par la le reste de ses forces...
+
+-- Crois-moi, lui dit-elle... Nous avons ete raisonnables. Laisse-moi faire ta vie en meme temps que la mienne. Je n'aime que toi !
+
+Elle se relevait, elle se gantait. Il voulut la suivre...
+
+-- Non, reste la, commanda-t-elle... Adieu ! Ne viens pas a la maison: je t'ecrirai.
+
+Il obeit.
+
+
+Constant, descendant vers midi, inquiet de n'etre pas sonne par son maitre, osa penetrer dans le salon sans etre appele. Il trouva Julien dans la meme posture de prostration.
+
+-- Monsieur dormait ?
+
+-- Oui... Constant... Laissez-moi. Quand je voudrai dejeuner, je vous sonnerai.
+
+Il n'avait pas dormi. Maud partie, il etait demeure la, assomme par ses pensees, l'esprit vague et actif... Il souffrait. En vain il essayait de reprendre pied dans la vie, de se rememorer les paroles anciennes par ou la jeune fille avait comme aneanti sa volonte: "Le monde appartient aux forts... Les etres qui nous sont inferieurs, il faut les brider et les chevaucher comme des betes..." En vain il se disait: "J'ai tenu Maud entre mes bras avant cet homme... J'ai en d'elle des caresses qu'il n'aura jamais." Le tressaillement revolte de la jalousie lui repondait: "Oui... mais elle sera SA FEMME..." et l'horrible image de Maud possedee par un autre s'evoquait... "Oh ! je souffre !... je souffre !..." Il souffrait: contre cela, il n'est pas d'argument ni de theorie qui vaillent... Certes, malgre sa souffrance, il restait incredule aux lois convenues; rien ne lui prouvait, toujours, qu'une moralite soit enclose dans les caresses, qu'il existe un bien et un mal dans l'amour humain.
+
+Mais pourquoi, de sa souffrance meme, montait-il en lui un appel violent, desespere, vers cette loi tant de fois reniee, vers cette loi improuvable ?
+
+
+
+TROISIEME PARTIE
+
+
+
+I
+
+
+-- Tu es reveillee ?
+
+-- Oui. Entre, cherie.
+
+Etiennette, la porte refermee derriere elle, courut embrasser Maud encore couchee. Leurs bouches et leurs mains se caressaient, avec cette tendresse a fleur de peau, demonstrative, empressee, complimenteuse, que les jolies femmes se temoignent volontiers, quand l'absence des hommes supprime entre elles la concurrence... Du reste, depuis qu'elles vivaient ensemble a Chamblais, leur amitie, puisee aux sources de l'ancienne intimite de couvent, s'etait echauffee dans les confidences, l'aveu des espoirs prochains, la communion des inquietudes. Toutes deux, Maud si resolue dans sa marche revoltee, Etiennette si rudement enseignee par la vie, restaient l'une pour l'autre de simples jeunes filles amies. Qui les eut entendues converser ensemble, eut, la plupart du temps, admire l'innocence de leurs propos, leur adorable puerilite.
+
+Les caresses matinales echangees a profusion, leur bavardage quotidien s'amorca en compliments sur leur visage, en discussions de chiffons ou de toilettes.
+
+-- Tu devrais toujours t'habiller de crepon noir, comme a present, disait Maud. Rien ne sied mieux a ton teint et a tes cheveux. Oh ! les amours de cheveux ! C'est de l'or neuf, ces nattes-la...
+
+Elle en prenait une, la posait sur l'oreiller, au milieu de la soie plus obscure de ses propres cheveux defaits.
+
+-- Tiens ! regarde... les miens paraissent presque bruns... Jamais je ne devrais me montrer aupres de toi. Tu m'eteins completement.
+
+-- Veux-tu bien te taire ! repliquait Etiennette. Est-ce qu'on lutte contre ca, tiens ! et contre ca, contre ca ?...
+
+Elles passa ses doigts dans la souple et douce coulee des boucles brunes qui s'allumerent aussitot de reflets roux, elle entr'ouvrit le col a volant, formant echarpe, de la chemise de linon, elle decouvrit la naissance de la gorge et y posa ses levres.
+
+-- C'est toi, cherie, qui es trop jolie... trop reine. Pres de toi, j'ai l'air de ta petite femme de chambre. Mais ca m'est egal, je t'aime.
+
+Elles s'embrasserent encore.
+
+-- A propos, dit Maud, je me suis decidee pour le grand peplum tombant droit sur la robe a taille...
+
+-- Celle de chez Laferriere ?
+
+-- Oui. Seulement je la modifie un peu, en retrecissant l'empiecement du corsage. Tu vas comprendre.
+
+Elle s'expliqua, interrompue par Etiennette qui, elle aussi, avait eu son inspiration pendant la nuit, pour modifier le modele de Laferriere. Et c'etait vraiment un tableau a tenter un pinceau de l'ecole de Valenciennes, ces deux jolie filles mi-serieuses, mi-rieuses, discutant, prenant des poses, dans la vaste chambre du chateau d'Armide, boisee de riches coquilles, de courbes gracieuses, meublee de vraies pieces de musee.
+
+Elles n'etaient pas tombees d'accord quand la porte de la chambre s'ouvrit. Betty apportait le courrier du matin.
+
+-- Vous avez _ma lettre_ aussi, Betty ? demanda Etiennette.
+
+-- Oui, mademoiselle. J'ai vu que Mademoiselle n'etait pas dans sa chambre... Alors, j'ai tout porte ici. Il y a deux lettres pour mademoiselle Etiennette.
+
+-- Tiens ! fit la jeune fille etonnee... Qui est-ce qui peut ?...
+
+Elle n'attendait une lettre que de Paul Le Tessier. Il lui ecrivait chaque jour, meme lorsqu'il venait dejeuner ou diner a Chamblais. Chaque jour aussi, elle lui repondait, heureuse de se prouver ainsi quotidiennement qu'elle n'etait pas tout a fait seule au monde.
+
+Aujourd'hui l'enveloppe blanche, avec l'estampille gaufree: _Senat_, etait bien la, comme chaque jour. Elle ne l'ouvrit pas la premiere, elle tenait entre ses doigts hesitants l'autre enveloppe, longue, rouge brique, marquee d'un timbre etranger.
+
+-- Qu'est-ce que tu as ? demanda Maud, quand Betty fut sortie. De qui est cette lettre ?
+
+-- C'est de Suzon, repondit Etiennette. Cela vient de Hollande.
+
+-- Ah ! c'est bien ennuyeux. Elle aurait pu attendre encore un peu avant de donner de ses nouvelles, Suzon.
+
+Elle traduisait la pensee d'Etiennette. Maintenant que la mere etait morte, l'obstacle au mariage avec Paul, c'etait cette folle Suzanne qui avait soupe, fete, couche avec tout Paris. Sa longue absence, le long silence, point rompu meme a la mort de Mathilde, commencaient a la faire oublier de Paris qui oublie vite. Allait-elle rentrer en scene ?
+
+
+"... Je t'ecris d'Amsterdam, ou je suis arrivee avec la troupe. Mais j'ai quitte le theatre. Je _suis avec_ un jeune negociant tres cale, tres chic, que je compte bien amener a Paris. Peut-etre deciderons-nous aussi son frere a nous accompagner: il est riche aussi, il ne fait rien et tu serais tout a fait son type.
+
+"J'espere que maman va bien. Si elle a besoin de quelque chose, elle n'a qu'a m'ecrire _Hotel Mille-Colonnes_. Henri est tres gentil et j'ai tout ce que je veux..."
+
+
+Deux pages sur ce ton d'incoherence et d'inconscience, un verbiage de lorette qui navrait Etiennette et l'humiliait. "J'espere que maman va bien... Henri a un frere qui ne fait rien: tu serais son type..." Voila comment elle comprenait la famille !
+
+-- Je n'ose pas te lire cela, dit-elle a Maud. Je voudrais ne l'avoir pas lu.
+
+Pourtant, elle songea qu'elle l'avait crue morte, elle aussi, emportee par cette phtisie qui la minait. Alors elle eut honte d'avoir accepte cette hypothese sans chagrin, et peut-etre avec soulagement. N'etait-ce pas tout ce qui lui restait de l'autrefois, cette folle Suzon avec qui elle jouait, gamine, ne sachant encore ni l'une ni l'autre rien de la vie vraie.
+
+Elle dit tout haut:
+
+-- Pauvre petite ! Je suis bien contente tout de meme d'avoir de ses nouvelles. Elle a si peu de sante ! Si on pouvait la rendre raisonnable ! Son coeur est excellent.
+
+Dans cette offre meme qui l'avait choquee tout a l'heure, la bonne volonte de la pauvre fille s'affirmait. On est bienfaisant comme on peut, suivant sa situation et ses moeurs... Pauvre Suzon !
+
+Elle consulta Maud:
+
+-- Faut-il dire a Paul que j'ai recu des nouvelles ?
+
+-- Moi, je ne le dirais pas. Cela lui sera desagreable. Si Suzon revient, il l'apprendra toujours assez tot. Et puis, qui sait ? reviendra-t-elle ?
+
+Etiennette embrassa son amie.
+
+-- C'est vrai, tu as raison. Comme tu vois juste toujours !... Mais je t'ennuie avec mes affaires. As-tu des nouvelles, toi ?
+
+-- Rien, repliqua Maud, vannant du bout des doigts les lettres, les enveloppes ouvertes, nichees dans le creux du lit, entre ses genoux... Des fournisseurs, l'inevitable Aaron qui nous invite a dejeuner pour le jour du vernissage, John Arthur qui offre un hotel a louer, rue Lincoln... C'est tout... plus Maxime, naturellement.
+
+-- Et... ?
+
+-- Non, pas un mot.
+
+-- Quel jour lui as-tu ecrit, toi ?
+
+-- Mercredi.
+
+-- Pres d'une semaine. Ce n'est pas naturel. Il boude.
+
+Maud se renversa en arriere, sur les oreillers, les mains a plat, l'air las:
+
+-- Que veux-tu ? ma chere, il boudera. Je ne peux pourtant pas, moins de quinze jours avant de me marier, passer mes apres-midi dans un entresol de la rue de la Baume. Je ne veux pas de tyrannie. Le delai que je lui impose n'est pas tellement long: il peut vraiment patienter. D'ailleurs, qu'il le veuille ou non, je m'en tiendrai a ce que je lui ai ecrit: je ne sortirai plus seule a Paris. Est-ce que le conseil que je lui donnais n'est pas le plus sage, voyons ? Qu'il parte, qu'il aille faire un tour a l'etranger... un tour d'un mois ou deux... il est en fonds, justement: il gagne tout ce qu'il veut au cercle, en ce moment-ci. Quand il reviendra, tout sera case et tasse; je serai vicomtesse de Chantel... et je me charge de l'avenir de Julien.
+
+Elle attendit quelque temps l'approbation d'Etiennette; puis, comme celle-ci ne parlait pas, regardant distraitement la lettre de Le Tessier qu'elle venait de parcourir, elle se redressa, s'appuya du coude au traversin:
+
+-- Tu ne m'ecoutes pas ?
+
+-- Si, fit la jeune fille. Mais, tu sais, moi, je suis un peu bete pour tout cela. Tu m'etonnes toujours. Je ne te comprendrai jamais bien.
+
+-- C'est pourtant assez clair !
+
+-- Oh ! pardonne-moi ! reprit Etiennette en glissant calinement son bras a cote du bras plie de Maud. D'avance, je te dis: C'est toi qui as raison, c'est moi qui suis une petite niaise... Moi, tout ce que je desire au monde, c'est d'etre aupres de quelqu'un qui m'aime bien, que j'aime bien... Le reste m'est si egal ! Tu ne peux pas te le figurer ! Je suis une bourgeoise: je vivrais avec trois mille francs par an, en province. Alors, tu concois, a ta place, aimant Julien comme tu l'aimes (ne dis pas non, tu l'aimes a en avoir fait des imprudences, ce qui est extraordinaire de ta part !), je l'aurais epouse tout simplement... Dirige par toi, Julien, qui est paresseux, mais qui n'est pas sot, aurait fait son chemin... Tu aurais ete moins riche que ne le sera la vicomtesse de Chantel, mais tu n'aurais pas ete mise dans cette alternative: ne plus voir un homme que tu aimes, ou passer ta vie dans une atmosphere de drame... car ils ne sont commodes ni l'un ni l'autre, tes deux amoureux. Vivre dans le drame, moi, c'est au-dessus de ma nature. J'aime mieux la tranquillite la plus mediocre.
+
+Tout cela etait dit d'un ton paisible, insinuant, presque caressant, avec ce melange d'assurance et de modestie, charme singulier de la fille de Mathilde Duroy. Maud, qui l'avait ecoutee serieusement, repondit, la voix un peu alteree:
+
+-- Ce que tu dis la est vrai pour toi et pour bien d'autres; ce n'est pas vrai pour moi... Oh ! je ne me mets pas au-dessus de toi, comprends-moi, ni de personne. Mais, je le sens, je ne me resignerai jamais a etre la femme d'un homme comme Julien, parce que je ne veux pas etre declassee, comprends-tu ? Plutot etre une simple cocotte, comme... (elle allait dire: "comme ta soeur," elle se reprit a temps) tant d'autres qui ont commence par le couvent et fini par la galanterie... J'aimerais mieux devenir la maitresse averee d'Aaron qui me repugne... Au moins, comme cela, la coupure est franche; on n'est plus du monde, on n'y songe plus, et puis on a le grand luxe et la "rosserie" pour se rattraper.
+
+-- Et l'amour ? dit en souriant Etiennette.
+
+-- L'amour ? Ce que tu entends par l'amour c'est-a-dire le coin du feu, le monsieur assagi, comme Paul, qui vous prend sur ses genoux et vous dorlote, en vous disant des tendresses, et a qui, en echange, on prepare des grogs et des pantoufles ! J'en ai horreur de cet amour-la, entends-tu ? horreur ! horreur !... Je ne suis pas tendre, on ne se refait pas; les tendresses me portent sur les nerfs.
+
+-- Mais Julien, cependant ? questionna Etiennette un peu surprise.
+
+Maud s'appuya des deux coudes au bord du lit et, la voix sourde et ardente:
+
+-- Julien !... Ah ! ce n'est pas de la tendresse en pantoufles qu'il y a entre nous deux, va ! Tu disais que je l'aime... Eh bien ! non, je suis sure de ne pas l'aimer. Je le vois tel qu'il est, pas superieur comme intelligence, vaniteux, egoiste, paresseux... Oh ! je le connais bien... Mais il y a en lui quelque chose de tellement superieur aux autres hommes, malgre tout cela ! Il est tellement un etre plus beau, plus fort, plus delicat, plus elegant, plus... comment dire ? je ne sais pas; il n'y a pas de mots pour exprimer cela... il n'est qu'une chose, mais il l'est extremement... il est l'Amant. Me comprends-tu ?
+
+Elle s'abattit de nouveau, le dos sur son lit, fermant les yeux, et d'une voix plus lente:
+
+-- Tous les hommes... meme ce pauvre Christeanu qui faisait pamer jeunes et vieilles... ils me repugnent un peu. Maxime n'est pas laid, n'est-ce pas ? J'ai envie de le mordre apres qu'il a baise mon front que je lui tends... Il n'y a que Julien. J'aime ses mains, sa bouche, ses yeux. Je le desire, il me semble, comme les hommes nous desirent, meme en nous haissant... Tu ne comprends pas cela non plus, toi. Peut-etre tu ne le comprendras jamais, comme je ne comprends pas les reves en pantoufles. Moi, je ne suis amoureuse que d'un homme unique, mais je le suis terriblement. D'ou me vient ce temperament-la ? Ma mere est calme comme une marmotte, Jacqueline n'est devergondee qu'en paroles... De papa, peut-etre, qui etait tres amateur... ou de quelque negre, a moitie sauvage, un aieul imprevu du cote de maman... En tout cas, j'en patis, moi.
+
+Elle se tut un instant, puis elle ajouta:
+
+-- Te rappelles-tu, un soir, a la maison, ce graphologue belge qui a lu dans nos ecritures ? Il a mis sur mon signalement: tres sensuelle... Et ce petit imbecile d'Espiens, lisant cela pardessus mon epaule, ricanait: " Ah ! ah ! tres sensuelle..." Je l'ai fait taire d'un coup d'oeil et je n'ai pas pu m'empecher de lui dire: "Il n'y a pas de quoi rire... Si vous croyez que c'est drole !..." Ils ne savent pas, vois-tu, ni toutes ces poupees, ni tous ces claques, ce que c'est que d'avoir des sens... Il y a des moments ou je suis tentee de croire qu'il n'y a que deux amants a Paris: Julien et moi.
+
+Elle se tut assez longtemps. Etiennette, un peu effrayee par cette vue brusquement ouverte sur l'ame de son amie, songeait: "Comme elle doit etre emue pour parler ainsi, elle qui se surveille si bien !" Mais Maud se retournant vers elle, la voix et l'attitude remises:
+
+-- Que dit le cher senateur ?
+
+-- Il dit qu'il vient dejeuner ce matin comme c'etait convenu. Hector aussi, probablement.
+
+-- Certainement, fit Maud en souriant, puisque Mme de Chantel amene Jeanne.
+
+Etiennette, le rire aux levres, se leva et embrassa Maud.
+
+-- Allons, dit-elle, je vais me faire belle pour recevoir mon amoureux.
+
+-- Il n'est pas a plaindre, ton amoureux. Seulement, veux-tu un conseil ? Ne laisse pas trainer le flirt trop longtemps.
+
+Le jeune fille , de la porte, envoya un signe d'assentiment.
+
+-- Et crois-moi, conclut Maud, pas un mot de Suzon.
+
+Elle sonna Betty. Des que l'Anglaise fut la, lui presentant les mules, Maud sauta en bas du lit, laissant aussitot glisser de ses epaules sur le tapis, ou vite l'Anglaise le ramassa, le souple tissu de linon. Tandis qu'on preparait le tub dans le cabinet de toilette, la jeune fille erra, tranquillement nue, de la commode ou elle choisit elle-meme les bas, la chemise, le pantalon qu'elle allait mettre, a la glace de la cheminee devant laquelle elle s'amusa a faire jouer dans ses boucles les reflets roussis du jour. Et cette blanche forme, de la nuque brune aux seins menus, aux hanches larges et pourtant tombantes, aux genoux etroits, aux pieds delicats, soignes comme des mains, toute cette blanche forme de Diane etait si parfaite qu'elle restait chaste, de l'impudeur sacree des marbres de deesse.
+
+Ensuite, allongee sur le canape du cabinet de toilette, Betty agenouillee la tamponna legerement avec des serviettes floconneuses, lima minutieusement les ongles des orteils, massa les jointures polies. Maud s'attardait agreablement a ces frolements agiles, discrets, de doigts feminins: "Encore, Betty... un peu plus fort..." Durant cette demi-heure de massage, elle revait a l'aise, elle preparait sa journee dans le silence... "Maxime... Julien... les deux poles de ma vie, a present." Jusqu'a ce jour, elle avait tenu Julien par le servage des sens alteres, puis rassasies, ne lui laissant jamais entre deux rendez-vous le temps de la reflexion ou de la revolte. Il fallait aujourd'hui changer de tactique. Quand elle se rendait chez Suberceaux, elle avait le pressentiment d'etre guettee par des yeux hostiles... "C'est fou vraiment d'y etre retournee, meme une seule fois, depuis que Maxime est a Paris... Si quelqu'un lui disait !..." Elle le trouvait embruni parfois, inegal, distrait, chavire dans des silences brusques, a certains mots qui, sans doute, evoquaient le souvenir de paroles prononcees ailleurs. "Il a du recevoir des lettres anonymes... J'ai tant d'ennemies ! Je n'ai que des ennemies... Cette abominable Ucelli, Aaron enrage contre mon mariage, qui lui ote ses dernieres chances, me poursuivent d'espionnages. Ils sont capables d'acheter mes domestiques, et Betty sait tout !"
+
+Pour la premiere fois, elle frissonnait devant l'avenir, devant la chance de la catastrophe. "Si cela casse, cette fois, c'est fini... la vie est manquee..." Une suggestion puissante le lui certifiait. Ce mariage manque, que devenait sa vie ? la chute dans le hasard, dans l'inconnu... l'horrible avenir de mediocrite, Oh ! non... cela, jamais, jamais !" La face humble et obstinee d'Aaron glissait dans son reve. Elle savait ce qu'il voulait, lui: il avait ose le lui dire un jour, grace au tete-a-tete force d'un grand diner, il lui avait coule dans l'oreille, alors qu'elle ne pouvait ni le faire taire, ni refuser de l'entendre, ses projets louches de conquete, et, tandis qu'elle le cinglait d'insultes a voix basse, elle l'entendait encore repetant: "Votre ami, toujours... on ne sait pas ce que l'avenir reserve... vous me trouverez toujours... toujours... et, vous savez, j'ai toujours reussi a ce que je voulais !" Oh ! le miserable !... Cette declaration cynique lui avait laisse l'impression d'un contact de bete impure, de bete gluante frolee par megarde... Pourtant, l'avenir, si le mariage manquait, c'etait cela ou la misere... "Nous sommes a la veille de la debacle," pensa-t-elle, evoquant d'autres soucis, des soucis d'argent qui la travaillaient trop souvent, bien qu'elle s'efforcat de les ecarter. "On nous laisse encore tranquilles, parce que mon mariage est annonce officiellement. Si tout manquait, quel assaut !"
+
+Mais bientot, demi-vetue devant la haute psyche au cadre gris filete de bleu, elle se rassurait. Julien, Maxime, l'un et l'autre etaient trop esclaves pour s'affranchir: elle tenait trop bien leur pensee, ils oteraient plutot d'eux-memes le pigment de leurs prunelles, la couleur de leurs cheveux. "D'autres se sont liberes pourtant et m'ont oubliee..." Elle se rappelait les mariages manques comme une injure inguerissable... "C'est que je ne m'etais pas donne la peine de me faire aimer," pensa-t-elle.
+
+Betty fixait les dernieres agrafes de la robe en cachemire gris a longs plis indeplissables, et Maud, debout a la fenetre entr'ouverte, regardait les massifs fleurissants qui s'arrondissaient devant le chateau... Malgre la jeunesse de la saison, l'haleine precoce de l'ete flottait, eparse dans l'air, exhalee des profondeurs deja touffues de parc d'Armide ou, parmi la verdure des taillis, se detachaient ca et la, en reflets de marbre, les blanches statues. Quelle ame jeune resiste a l'appel puissant, a l'invocation au bonheur jaillis d'une tiede matinee de printemps ? Maud souriait, tout a fait calme, confiante en soi, confiante en l'avenir.
+
+-- Tiens ! murmura-t-elle... Hector est deja la.
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+Il descenda les marches du perron; Jacqueline le suivait, l'ombrelle ouverte. Leurs ombres, sur les marches blanches, paraissaient a peine lavees de bleu dans le poudroiement tenu du soleil. Presque aussitot, Paul Le Tessier parut a son tour, avec Etiennette dont la nuque etait d'or sous l'or du jour. Les deux couples se suivirent quelques pas... Puis, tandis que Jacqueline et Hector s'enfoncaient dans le parc, le senateur s'assit avec Etiennette sur un des bancs de pierre circulaires qui garnissaient, de place en place, les alentours du bassin.
+
+-- Allez voir, dit Maud a Betty, si les Chantels sont arrives. Je n'ai plus besoin de vous.
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+Etiennette et Paul Le Tessier, sur le banc ou, sans doute, la danseuse Hero et son financier s'etaient, aux temps jadis, becquetes tendrement, causaient en bons amis affectueux, Paul gardant dans ses mains d'athlete la main de la jeune fille. Il lui contait les demarches faites pour elle, la veille, a Paris.
+
+-- Voila, chere amie. Tout est regle pour l'assurance... Il est convenu que c'est moi qui toucherai, a votre majorite, les vingt mille francs que vous pretendez me devoir pour rembourser mes avances: vous me permettrez bien, je l'espere, de les mettre dans la corbeille, puisqu'ils sont a vous... Les grosses difficultes pour la succession sont aplanies: votre soeur n'ayant pas donne signe de vie au deces de votre mere, tout fait supposer qu'elle ne reclamera pas sa part de l'heritage.
+
+Etiennette eut envie de l'interrompre, d'avouer la lettre de Suzanne. Elle n'osa pas et, des lors, liee par son silence, l'aveu devint impossible.
+
+-- L'appartement reste a votre nom jusqu'a l'expiration du bail, dans dix-huit mois. D'ici la, nous serons maries, je suppose, et vous deciderez ce qu'il vous plaira. De mon cote, toutes mes affaires sont en ordre: j'ai vu Krauss qui me signera un certificat de maladie me permettant d'avoir un conge de trois mois. Avec les mois de vacances, cela nous fera la moitie d'une annee. Nous nous marierons a Londres; nous irons passer ensuite quelque temps a Vezeris, chez le jeune couple Chantel, et nous rentrerons a Paris, ajouta-t-il en souriant, tout parfumes d'aristocratie par le frottement de la haute noblesse poitevine.
+
+Il deguisait sous un ton de plaisanterie un plan longuement, sagement muri. Il voulait epouser Etiennette sous le patronage des Chantel et des Rouvre, dont les noms eclatants faisaient rentrer dans l'ombre les origines et les alliances de Mlle Duroy.
+
+"Il y a tant de Duroy par le monde... Et puis qu'importe le nom d'une femme le lendemain de son mariage ?"
+
+-- Comme vous etes bon ! murmura la jeune fille, le caressant de ses yeux calins.
+
+Bouleverse par ces vagues de puissante tendresse qui battent les coeurs de quarante ans, tendresse inquiete et naive a la fois, prete a douter de tout et a tout esperer, il lui repondit, d'une voix qui tremblait:
+
+-- Je vous aime tant. M'aimerez-vous un peu, au moins ?
+
+-- Vous savez bien que je vous aime !
+
+"Oui, elle m'aime, pensait-il en buvant la douceur de ces yeux bleu clair, en respirant cette odeur de jeune printemps qu'elle evaporait. Elle m'aime, mais comment m'aime-t-elle ? surtout comment m'aimera-t-elle ? Une sorte de tendresse filiale lui suffit aujourd'hui. Mais quand je serai son mari ? Oh ! m'aimera-t-elle avec tout elle-meme, comme un amant ?"
+
+Le voeu tenace, rongeur des coeurs trop jeunes pour leurs annees, le tenaillait plus cruellement a mesure qu'il approchait de la possession. Il eut fait bon marche de la tendresse, de la dilection d'ame a ame. Il ne desirait que la palpitation de ce jeune corps dans les caresses, l'amour de la chair pour la chair. N'est-ce pas le voeu de tous les amants ?
+
+Hector revenait, avec Jacqueline, des bords de l'etang. Paul, l'apercevant, envia sa silhouette plus mince et plus alerte, ses cheveux drus et bruns, sa figure juvenile, ses trente ans.
+
+"L'animal, se dit-il avec un peu d'humeur, il a la jeunesse et l'emploie a cette chose bete qu'ils appellent le flirt, au lieu d'aimer !"
+
+Et, si triste de ses quarante-cinq ans qu'il en oublia un instant la profonde affection qui l'unissait a son frere, il dit a Etiennette silencieuse, anxieuse un peu:
+
+-- Rentrons, voulez-vous ?
+
+Hector et Jacqueline, retour du bois, devisaient d'amour sur un tout autre ton.
+
+Jaqueline, quand ils s'assirent a leur tour, sur l'un des bancs de marbre, concluait l'entretien commence:
+
+-- Si toutes les jeunes filles pensaient comme moi, mon cher, nous ferions notre petit 89, et nous gagnerions nos libertes de vive lutte.
+
+-- Quelles libertes ?
+
+-- Liberte de sortir et de voyager seule, d'abord. Liberte de rentrer chez nous a l'heure qu'il nous plait, de ne rentrer que le matin, par exemple. Vous n'imaginez pas ce que cela m'amuserait de noctambuler. Liberte de depenser de l'argent a notre fantaisie, liberte d'avoir des amants... Oui, des amants... Vous avez bien de maitresses !
+
+-- Elles seront difficiles a marier, vos jeunes filles d'apres 89.
+
+-- Pourquoi ? Vous vous mariez bien, vous, quand vous vous etes affiches pendant dix ans avec cocottes ? Ce serait un usage a etablir, voila tout. On dirait: "Mademoiselle Une-telle a eu une jeunesse orageuse, mais ce sont les jeunes filles comme celle-la qui font les meilleures femmes. Mieux vaut courir avant le mariage qu'apres, etc." Tout ce qu'on dit pour vous.
+
+-- Nous verrons peut-etre ces moeurs-la, fit Hector. Moi, je ne m'en plaindrai pas.
+
+-- Oh ! vous serez trop vieux pour en profiter, mon cher. Vous serez comme les gens du Tiers qui sont morts vers 1790, juste avant d'avoir eu le plaisir de voir guillotiner des nobles. Moi aussi, d'ailleurs. C'est pour cela que je suis une jeune fille parfaitement sage, qui ne laissera pas toucher le moindre petit acompte avant le mariage.
+
+Hector, souriant, reflechissait. Il regardait Jacqueline, la trouvait infiniment desirable, et pensait a Lestrange avec le pire sentiment de jalousie male: celui qui jalouse la possession, sans desir personnel, pour le plaisir que l'autre en aura.
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+Il demanda:
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+-- Alors, c'est decide, ce mariage avec l'homme blond ?
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+-- Etes-vous discret ?
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+-- Trop pour le divertissement de mes contemporains.
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+-- Eh bien ! oui, c'est fait, en principe. Je vous le raconte parce que je sais que cela amusera votre dilettantisme. Cela s'est passe avant-hier soir. J'avais fait inviter tout seul l'homme blond, comme vous dites. "Il faut bien que j'aie mon amoureux de temps en temps, moi aussi, avais-je dit a maman, tout le monde a le sien dans la maison." Je m'etais un peu decolletee... et puis j'ai un secret pour que, quand on est pres de moi, on ne puis penser qu'a moi, on ne respire que moi. Devinez !... Au diner, naturellement, Lestrange s'est allume, allume, a ce point qu'il ne pouvait plus manger et qu'il n'entendait plus ce qu'on disait. Savez-vous une des raisons qui m'ont donne du penchant pour lui, qui n'est pas beau ? C'est que je l'excite extremement: je le chavire, ce garcon. Toutes les femmes, me direz-vous ? Non. Moi, davantage. Apres diner, on a ete dans la serre. Prodigieux endroit de flirt, mon cher, votre serre, sous les palmiers du fond. Ma soeur jouait du Berlioz; maman faisait des patiences. Nous etions vraiment la dedans, Luc et moi, comme en cabinet particulier. Nous avons cause. J'ai un peu active Luc en lui declarant que j'en avais tout a fait assez de ma chastete professionnelle, que je ne demandais qu'a changer d'etat; je lui racontai que j'avais des insomnies, des reveils tres enerves...
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+-- Est-ce vrai ? demanda Hector.
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+-- Mais oui, mon cher, c'est vrai. Voila le plus drole de l'affaire. Tiens ! il parait que ca vous agite un peu, vous aussi, sage ami, ce que je vous raconte la ? Lestrange ne se tenait plus. Il me prenait les mains, balbutiant: "Jacqueline ! Jacqueline !" comme un amoureux de quinze ans... Je l'ai acheve en lui avouant que dans ces insomnies, dans ces enervements, c'etait a lui, Lestrange, que je pensais.
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+-- Et c'etait encore vrai ?
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+-- Encore. Ceci pour vous calmer, vous. Alors, mon amoureux, a bout de resistance, a pris brusquement son parti: "Jacqueline, je vous veux ! Vous savez que j'ai horreur du mariage: pourtant je suis pret a vous epouser. Seulement, je vous previens: j'ai peur d'etre un assez mauvais mari. J'ai besoin de la societe des femmes; meme marie avec une femme qui me passionne, comme vous, peut-etre ce besoin persistera-t-il. J'abhorre la chaine, l'entrave a la liberte. Serez-vous jalouse ?" Je lui ai ri au nez. "Jalouse, moi ? Ecoutez Luc, confiance pour confiance. Je ne suis pas folle du mariage, moi non plus; ce n'est pas moi qui l'ai invente; mais puisqu'on se declasse quand on ne se marie pas, je me marie. Vous concevez deja le respect que je professe pour l'institution. Vous me plaisez, je vous plais: epousons-nous, je crois que nous ferons tres bon menage ensemble, outre les petits moments particulierement agreables, qui n'ont qu'un temps, je le sais. Nous serons associes pour ces petits moments-la et aussi pour les interets serieux de la vie: vous vous y entendez, avec vos airs de libertin, et moi aussi, tout ecervelee que je parais. Hors cela, de part et d'autre, liberte complete. Je ne suis pas assez niaise pour imaginer qu'un viveur comme vous, qui ne peut pas voir une robe sans pamer, va devenir subitement chaste, ou meme fidele, apres le lunch de noces. Vous continuerez a courir, sans cesser pour cela de penser a moi, car vous etes de la variete qui cumule, vous. Moi, de mon cote, je ne demande pas mieux que d'etre une perle de fidelite, une Barberine. Mais que voulez-vous ? Ma petite experience m'a demontre que les Barberine ne se prodiguent plus dans la vie reelle. A quoi serviraient des promesses de resistance a une tentation que j'ignore ? Ce que je vous promets formellement, c'est de vous garder toujours ce qui vous est du et de ne jamais vous rendre ridicule. A cela pres, je veux etre libre. A mon tour de vous adresser votre question de tout a l'heure: Serez-vous jaloux ?"
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+-- Et qu'a-t-il repondu ?
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+-- Il a reflechi un instant, pas longtemps, puis m'a dit: "Vous avez raison. Le mariage tel que vous le comprenez est le seul qui ne nous menera pas au divorce... Vous etes une femme exquise et je vous remercie de m'avoir prouve qu'il fallait vous epouser..." La-dessus, afin de sceller nos fiancailles, je lui ai tendu mes levres et pour la premiere fois qu'un homme les touchait (pourquoi ricanez-vous ? je vous jure que c'etait la premiere fois), j'espere n'avoir pas semble trop gauche. Voila... Moi, je me sauve et je vous laisse. Voici venir les Chantel, je ne veux pas que la jolie Jeanne m'arrache les yeux... car elle est et elle sera jalouse, celle-la, je vous le garantis !
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+Sans attendre la reponse, elle se leva et, lestement, gagna la maison. Lui la regardait s'eloigner, d'une grace perverse et provocante que sa demarche accentuait. En meme temps, par le chemin qui debouchait du bois de chenes a peine feuille, une charrette a quatre places de vis-a-vis montait, amenant les Chantel. En avant, on voyait la silhouette immobile de Jeanne; Hector devinait ses yeux noirs, limpides comme l'onyx, fixes sur lui qu'elle aimait, il le savait bien a present, un peu triste de la facilite de cette conquete, pressentant bien qu'elle le menerait au mariage, et triste a la pensee de cette mort de sa liberte. Il marcha au-devant de la voiture. Il songeait: "Ces deux enfants, Jacqueline et Jeanne, sont apres tout les deux solutions raisonnables du mariage contemporain. Si l'on veut lui garder les caracteres chretiens qui faisaient sa noblesse, l'indissolubilite, la fidelite, la fecondite, il faut chercher la femme exceptionnelle, l'oiseau rare, ou la petite oie blanche, comme Jeanne... Si l'on veut le comprendre a la moderne, une facade correcte avec la licence derriere, mieux vaut, comme les Lestrange, se prevenir d'avance et s'entendre l'un avec l'autre. Les moeurs n'y perdent rien. La franchise y gagne."
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+Mais, en vue de la voiture, le sourire de Jeanne, si innocent, si joyeux, le ravit.
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+"Chere petite, se dit-il... Je crois que je l'aime bien tout de meme !"
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+La charrette vira devant le perron du chateau d'Armide, dechirant le sable. Hector tendit a Jeanne l'appui de sa main, qu'elle toucha a peine, tout de suite rougissante, et sauta a terre. Mme de Chantel, au contraire, courbatue aux jointures, se laissa presque porter de la voiture a l'escalier. Trois mois de Paris, les conversations ecervelees de Mme de Rouvre, les stations chez les couturieres, chez les modistes, chez les joailliers, les promenades au Bois ne l'avaient pas changee. C'etait le meme visage aristocratique et vide, la meme tournure gauche et souffreteuse sous l'eternel deuil provincial. Plutot elle avait deteint sur Mme de Rouvre, vouee maintenant au noir par sympathie pour sa noble amie, noir fanfreluche, sans doute, egaye de dentelles et de rubans... Maxime, sur le conseil d'Hector, gardait sa facon un peu serieuse et militaire de se vetir, corrige par la coupe d'un bon tailleur parisien. Mais Paris avait vraiment transforme Jeanne. Elle aussi avait couru la rue de la Paix, de compagnie avec Maud, et ses yeux avives par le desir de plaire a quelqu'un eurent vite fait de juger ce qui la differenciait d'une Parisienne. Aujourd'hui, sa toilette noire et blanche en taffetas mille raies, la jupe cloche a volants dechiquetes, le corsage drape, le grand chapeau Gainsborough tout noir la transformaient, faisaient valoir sa taille exceptionnelle a Paris, son allure de Vendeenne souple et solide, de petite aristocrate guerriere.
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+-- Charmant, ceci, dit Hector en silhouettant du pouce la ligne cambree, de la nuque au dernier volant.
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+-- Oh ! vous vous moquez de moi, encore ! fit Jeanne d'un ton chagrin. Ce n'est pas bien.
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+-- Je vous assure, repliqua le jeune homme, que votre toilette est du meilleur Paris.
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+-- Vrai ? Oh ! je suis contente. J'avais si peur qu'elle ne vous deplut, ajouta-t-elle ingenument. Tu vois, Maxime, M. Le Tessier trouve ma robe tres bien.
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+Maxime sourit, la pensee absente. Ils entraient dans le jardin d'hiver ou la table etait dressee: Jacqueline, Etiennette et Mme de Rouvre les y attendaient avec Paul Le Tessier. Maud n'y etait pas encore, et c'est elle que cherchaient les yeux de l'ancien officier.
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+Il profita du moment ou s'echangeaient les politesses de bienvenue pour tirer Hector a part:
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+-- Maud est absente ?
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+-- Non, je l'ai apercue tout a l'heure a la fenetre de sa chambre.
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+-- J'aurai a lui parler serieusement avant le dejeuner.
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+-- Encore jaloux ? Vous etes incorrigible, gronda doucement Hector.
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+Que de fois, depuis un mois, il avait recu les confidences de Maxime, assailli par les delations obscures que Maud pressentait !
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+-- Au contraire, repliqua Maxime, j'ai gravement offense Mlle de Rouvre et je veux m'excuser aupres d'elle.
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+-- Vous etes decidement un fiance rempli d'imprevu. Eh bien ! mais, sortons... attendons-la dans le vestibule... Maud sera forcee de passer devant nous lorsqu'elle descendra.
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+Ils la rencontrerent sur le seuil meme, attardee a fixer au ruban de sa ceinture un petunia double, bizarre de forme et de couleur comme une orchidee. Hector, point trop rassure sur l'issue de l'entretien, s'efforca de plaisanter:
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+-- Voici monsieur, chere miss Maud, qui souhaite vous "prendre une conversation", comme disent les gazettes... Le petit salon est vide et peut servir a l'_interview_, n'est-ce pas ?
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+Il le leur ouvrit avec une affectation de politesse et de serieux, s'effaca pour les laisser passer et s'esquiva.
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+Maud, inquiete, voulut aussi paraitre gaie:
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+-- C'est vrai, Maxime, vous avez quelque chose a me dire ?
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+Elle ramassait sa volonte pour ne rien trahir de son angoisse. Tout de suite, elle avait pense: "Julien !..."
+
+Mais Maxime, gravement, lui prit les mains et posant son front dessus:
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+-- Je vous demande grace ! fit-il, la voix basse, comme consumee par l'emotion... Je me suis conduit en mauvais ami. Je ne suis plus digne de vous.
+
+Maud ne comprenait pas:
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+-- Qu'avez-vous donc fait ? Vous avez encore doute de moi ?
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+-- Ah ! si vous saviez ce que j'ai souffert, a douter. Mais pensez que, chaque jour, depuis que vous etes a Chamblais, je recois des lettres, des lettres tellement precises sur vous... sur vos habitudes... un tel melange de faits que je sais, que je vois vrais... comme vos toilettes de la journee, comme telle ou telle course que vous avez faite, et que vous me racontez le lendemain et le soir... un tel melange de cela et de calomnies...
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+-- Que vous avez cru les calomnies, n'est-ce pas ? repliqua Maud en retirant ses mains.
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+-- Maud, supplia Maxime, je pourrais ne rien vous avouer... Ne me condamnez pas parce que je me confesse a vous. Voila ce que j'ai fait, ecoutez. Quatre fois deja, j'avais recu une lettre ecrite a la machine; on me disait: "Ce soir... vers cinq heures et demie, Mlle de R... ira rue de la Baume, deuxieme porte a droite dans la rue, en venant de l'avenue, chez..." Non, jamais je n'oserai vous dire l'infamie qui etait ecrite.
+
+-- "Chez son amant," acheva Maud. Pourquoi ne pas la prononcer, cette infamie, puisque vous l'avez crue ?
+
+-- Je ne l'ai pas crue. Quatre fois j'ai dechire cette lettre et je ne vous en ai meme parle... Hier... j'ai ete fou... je...
+
+-- Vous m'avez fait suivre ?
+
+-- Non. J'ai ete rue de la Baume. Un peu avant six heures, un fiacre s'est arrete devant la porte et il en est descendu une femme de votre taille... du moins il m'a semble... Je me suis elance... mais la petite porte etait deja refermee... Ah ! Maud, si j'ai peche contre vous... l'heure -- plus d'une heure -- que j'ai passee sur ce trottoir, le long de ce mur qui borde un grand jardin, m'a bien fait expier...
+
+Maud ecoutait, rassuree maintenant, mais surprise et mordue par une jalousie secrete... "Ah ! Julien se console; il recoit des femmes, a present..."
+
+-- Continuez, dit-elle. A quelle heure _suis-je sortie ?_
+
+-- Passe sept heures... Quand j'ai vu la porte de fer se rouvrir, j'ai perdu la tete, j'ai bondi au-devant de cette femme... je l'ai arretee par le bras, je l'ai forcee a montrer son visage sous la lanterne de la voiture.
+
+-- Et c'etait ? demanda Maud, dont la voix alteree eut donne l'eveil a un observateur plus avise.
+
+Maxime hesita:
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+-- Je n'ai pas le droit de la nommer.
+
+-- Je vous l'ordonne. J'ai le droit, moi, de demasquer les miserables qui me calomnient.
+
+-- C'est une pretendue jeune fille que j'ai vue a votre bal... qui se faisait remarquer en courtisant ouvertement Julien de Suberceaux.
+
+-- Juliette Avrezac ? dit Maud.
+
+-- Oui.
+
+Elle ne parla plus. Maxime, qui la regardait anxieusement, prit pour lui la colere de son front, de ses yeux, de sa bouche crispee.
+
+-- Oh ! pardonnez-moi... fit-il a genoux, le front dans sa jupe.
+
+Elle revint a elle:
+
+-- Levez-vous, fit-elle presque durement. Je n'aime pas qu'un homme s'agenouille. Soit. J'oublie. Si _cela_ a pu vous guerir, tant mieux... Car l'avenir m'inquiete, avec un coeur tel que le votre.
+
+Il sollicita son front, ce coin de chair embaume par les cheveux, le seul qu'elle lui eut jamais donne le droit d'effleurer depuis leurs fiancailles. Elle lui tendit son cou, qu'elle laissa un instant sous des levres qui la brulaient, avec un obscur desir de vengeance, l'envie de trahir, a son tour. Jamais Maxime n'avait tant recu d'elle; jamais baiser de Maxime ne lui crispa les nerfs si douloureusement.
+
+
+
+II
+
+
+Depuis que la mort de Mathilde Duroy et le depart de Maud pour Chamblais avaient mis fin a leurs entrevues, Julien de Suberceaux ne quittait guere le club, refusant les invitations mondaines, evitant le theatre et tous les endroits ou des gens de connaissance pouvaient lui parler de Maud ou de Maxime. Il jouait beaucoup. La partie etait forte en ce moment, grace a deux riches etrangers, deux freres qui, chaque nuit, risquaient un village de Pologne. Commencee a cinq heures, elle ne s'interrompait qu'au "ces messieurs sont servis" du maitre d'hotel et reprenait avant minuit. Suberceaux arrivait le premier et partait le dernier: il jouait sans s'arreter, avec une effroyable chance, une de ces chances de condamnes qui font peur au joueur heureux lui-meme, lorsqu'il rentre le soir, bourre de billets de banque, stupide et perclus. En six jours, il avait gagne pres de trois cent mille francs. Cette fievre unique que donne aux plus solides le mystere sans cesse renaissant des cartes fatidiquement rassemblees pour la ruine ou pour la fortune, seule parvenait a le distraire du desespoir inerte ou il sombrait, depuis que Maud, en ces termes impersonnels, inintelligibles a tout autre qu'a lui, dont elle deguisait, comme d'un chiffre, sa correspondance secrete, lui avait signifie la necessite d'interrompre leurs rendez-vous jusqu'apres le mariage.
+
+Ainsi, la nuit passait, et le peu de la journee qui suivait le sommeil noir ou il tombait au retour, vers six heures du matin. Mais l'heure mauvaise etait neuf heures, quand, le diner fini, le cigare fume, les camarades s'en allaient au spectacle, au foyer de l'Opera, ou simplement -- car ces soirs etaient d'une tiedeur estivale -- se faisaient voiturer jusqu'au Bois dans une victoria du cercle. Lui ne voulait pas de spectacle, pas de cafe-concert, pas de Bois, rien qui lui rappelat une vie mondaine, aucun endroit ou l'on rencontrat des gens qui pourraient lui parler de Maud et de Chantel. Et les lentes minutes coulaient une a une, dans le silence etouffe du club vide ou trainait l'odeur du tabac refroidi. Il songeait: "Que fait-elle maintenant ? Est-il aupres d'elle ? Que font-ils ?..." Et sa solitude lui pesait cruellement.
+
+En apercevant, un de ces soirs, Hector Le Tessier qui, vers neuf heures et demie, traversait les salons deserts pour gagner le cabinet de correspondance, il ne put se tenir d'aller a sa rencontre. Hector lui serra la main avec plaisir: une secrete sympathie l'attirait vers le superbe animal humain que Julien representait a son dilettantisme, et il concedait volontiers a un tel etre, comme a Maud, toute licence sur le vil troupeau des contemporains.
+
+-- Vous allez ecrire ? demanda Julien.
+
+-- Oui... un bleu. Cinq minutes et je vous appartiens. Voulez-vous m'attendre ?
+
+Tout en ecrivant son telegramme, il continuait la conversation, coupee de silences:
+
+-- Que faites-vous dans ce desert, a cette heure, vous, l'homme des fetes ?
+
+-- J'attends la partie.
+
+-- Vous feriez mieux d'aller au Bois. L'air est delicieux.
+
+-- Le Bois m'ennuie.
+
+--Allez entendre Yvette.
+
+-- Yvette m'ennuie.
+
+Hector, mouillant et fermant le telegramme, se retourna a demi:
+
+-- Eh bien ! mais... les femmes ? fit-il en souriant.
+
+-- Oh ! par exemple, celles-la, je les ai en horreur ! Si j'etais sur de ne pas en rencontrer, peut-etre je sortirais.
+
+-- Bah ! s'ecria Hector, quel pessimisme !
+
+Il alla jeter son telegramme dans la boite du cercle, revint s'asseoir a califourchon sur une fumeuse et, allumant une cigarette:
+
+-- Vaille que vaille, reprit-il, les femmes me paraissent un des divertissements les plus indiscutables a travers cette vallee de larmes.
+
+-- Moi, replique Julien sourdement, les mains appuyees a plat sur la molesquine du canape, la tete penchee d'un air d'accablement, moi, elles me degoutent a vomir...
+
+Son visage se contracta d'une vraie nausee. Sous ce vaste silence des pieces vides, aux hautes baies entr'ouvertes, silence elargi encore par l'apaisement des bruits de Paris, par l'accalmie de l'apres-dinee, il continua, pensant tout haut, mais content d'avoir une oreille pres de lui pour ecouter sa rancune:
+
+-- Oui... elles me degoutent ! Toutes les paroles des livres de theologie sur elles, sur leur basse animalite, sont encore trop adoucies pour exprimer ce que j'en pense. Je voudrais supprimer du passe le temps que je leur ai donne. Il me semble qu'elles ont tout corrompu en moi: l'envie du travail, l'ambition, jusqu'au gout de la vie et au desir de l'avenir.
+
+Hector se gardait bien d'interrompre. Julien poursuivit apres une pause:
+
+-- Dire qu'on reve d'elles, de les posseder, d'etre desire par elles, depuis la fin de son enfance, des qu'on a appris a les voir, des qu'on devine l'amour ! Au college, je ne pensais pas a autre chose. Comme j'etais chez des pretres et que j'etais encore tres religieux, savez-vous ce qui me navrait d'avance ? C'est qu'il ne me serait jamais permis de posseder toutes les femmes... Toutes ! Il me les fallait toutes pour que la vie me parut desirable ! Et j'etais chaste, avec cela.
+
+-- C'est curieux, murmura Hector, ces enfances d'amant... Vous etiez un predestine, un amant-ne. Moi, au college, j'avais deja une maitresse, les jeudis soirs, une bonne fille de Paris, avec laquelle je partageais mes petits revenus. Et cela ne me troublait guere. Aussi, dans la vie, je n'ai pas ete un amant. Il est vrai que je ne suis pas irresistible.
+
+-- Bah ! ne vous moquez pas de moi ! Vous avez eu autant de femmes que moi... peut-etre davantage... car, vrai, je ne pose pas avec vous, vous savez ? certaines femmes ont peur de moi. Je me ridiculiserais a raconter cela a tout le monde; mais plus d'une m'a repondu: "Non... decidement, vous etes trop beau..." Etre beau, c'est un mediocre moyen d'action sur elles... c'est leur propre escrime. Elles y sont toujours plus fortes que nous... Du reste, qu'est-ce que cela fait ?... On a toujours trop de femmes... Elles sont tellement pareilles, tellement des petites betes de luxure, toutes... la plus honnete, je me charge de la transformer en une nuit. Leur chastete, leur honnetete, ce n'est jamais que du respect humain, de la vanite ou de l'habitude... Leur ame est un chiffon qu'on reteint a la couleur de la sienne. Il n'y a que leur corps qui differe... Et, franchement, un programme de vie qui consiste a promener ses caresses sur le plus grand nombre de corps possible... ca finit par apparaitre tout a fait ecoeurant et niais.
+
+Un valet de pied entra, rangea des papiers, glana des journaux epars sur les tables vertes. Tant qu'il vit l'habit brode, les gros mollets blancs roder dans la salle, Julien se tut. Mais son coeur n'etait pas encore tout a fait vide, car, des qu'il se retrouva seul avec Hector, il reprit:
+
+-- Moi, cette fois, c'est fini... Je crois que je suis gueri... Aucune ne me fera plus envie, a present: j'ai retrouve la chastete au fond de la debauche... Tenez... aujourd'hui, il en est venu une chez moi, une debutante... ce qu'il y a de mieux comme aventure dans la societe contemporaine, n'est-ce pas ? une jeune personne qui passe pour jolie, qui se dit neuve. Elle est venue chez moi, elle y est restee une heure, sa gouvernante dans le fiacre, en bas, devant ma porte... Si je sais pourquoi je la recevais, par exemple !... par desoeuvrement, pour tacher d'oublier mes embetements. Elle est restee la plus d'une heure, complaisante comme les filles ne le sont qu'avec les banquiers... et tout le temps, moi, je pensais: "Si tu savais comme tu m'ecoeures... et comme tu m'ennuies !" Allons ! conclut-il en se levant et en se rapprochant d'Hector, ne parlons plus de tout cela. Ca m'enerve et ca vous assomme. Allez-vous quelque part, ce soir ? Si vous voulez, je sortirai avec vous, je vous conduirai... et j'attraperai plus facilement l'heure de la partie.
+
+Hector se leva:
+
+-- Je vais passer une heure a l'Opera, ou j'ai une petite amie en ce moment. Sortons. Excusez-moi si vous me voyez un peu abasourdi par tout ce que je viens d'entendre. Il n'en faudrait pas tant. Et meme je me demande si vous ne m'avez pas fait poser.
+
+-- Oh ! mon cher, je vous jure...
+
+-- Voyons pourtant, beau Julien, reprit Hector, curieux de le pousser a bout... je vous ai observe, je vous connais. Vous ne me ferez pas croire que toutes les femmes, _toutes_, vous soient indifferentes...
+
+Suberceaux se redressa:
+
+-- De qui voulez-vous parler ? dit-il, la voix, le regard subitement glaces.
+
+Hector soutint le choc du regard sans rien dire, et, tout de suite, la franchise de son attitude eut raison de la mauvaise humeur de Julien.
+
+-- Apres tout, fit celui-ci, vous avez raison. Comme tout le monde et, je pense, comme vous, je mets Mlle de Rouvre a part des autres femmes. Mais, ajouta-t-il, avec un effort d'ironie, elle n'appartient plus a notre admiration aujourd'hui. Est-ce que la date du mariage est fixee ?
+
+Il tachait de se dompter, mais sa voix brisee avouait.
+
+-- C'est pour le 18... dans neuf jours, par consequent.
+
+-- Ah ! fit Suberceau.
+
+Il ne disait plus rien, fige sur place, les yeux a la pointe de ses escarpins. Et tout d'un coup il tendit la main a Hector:
+
+-- Je vous quitte, cher ami... j'oubliais que j'ai une course a faire, une course pressee, ce soir. Adieu.
+
+Il ne se donna pas la peine de chercher une autre excuse; il sortit aussitot. Hector entendit les portes massives du vestibule s'ouvrir et se refermer. Puis, par la fenetre, il apercut Julien s'eloignant a pied, d'un pas rapide d'abord, vite ralenti au poids des lourdes reflexions.
+
+-- Voila un homme, pensa-t-il, qui est a bout, et qui medite la peripetie du drame. Que faire, moi ?
+
+Le role de Providence repugnait a son scepticisme indulgent. "Etre Providence, c'est prendre parti pour le bonheur des uns contre le bonheur des autres.. Qui en a le droit ?..."
+
+Il lui sembla tout de meme, a la reflexion, que le mariage de Maud avec Chantel etait encore la meilleure solution, celle du "malheur minimum".
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+"Et puis j'ai promis a Maud mon alliance." Il se decida, ecrivit et jeta a la boite un petit billet que Maud devait recevoir le lendemain matin a Chamblain: "Veillez, chere amie... je viens de rencontrer au cercle, bien surexcite, un de nos amis, le plus beau de nos amis." Puis il sortit et acheva sa soiree a l'Opera, content d'une journee ou il avait goute cette sensation assez rare: entrevoir le fond d'un coeur humain en etait de passion.
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+Julien cependant, de ce pas accable, vaincu, qu'Hector avait guette de la fenetre, tournait l'angle de la rue Saint-Honore, la remontait vers Saint-Philippe du Roule, gagnant inconsciemment sa maison. Mais, devant sa porte, il revint a lui... Rentrer la, retrouver eparse dans l'air, attachee aux tentures, refletee dans l'au-dela mysterieux des glaces, cette poussiere, cette fumee du Soi aboli que laissent trainer les jours echus, oh ! non, plutot s'echapper meme du present, s'oublier, oublier ! Il rebroussa chemin a la hate, comme s'il eut peur de voir, par la petite porte grise subitement ouverte, sortir des fantomes pareils a lui-meme.
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+Droite et vide, une rue, qui ouvrait de l'autre cote du boulevard sa longue perspective eclairee par les deux chapelets d'etoiles jaunes, l'attira, propice a une marche distraite. Il s'y engagea, il sa suivit, etonne du bruit de ses pas sur l'asphalte sec, etonne de son ombre girante a chaque bec de gaz, etonne de se sentir vivre. Car le probleme de la vie, de la personnalite permanente, oublie dans le train-train des jours sans evenements, requiert imperieusement l'etre humain aux heures de crise grave. Celui qui marchait sans but en ce moment, machine desorientee et folle, rien que pour faire jouer ses rouages, _voyait_ un autre etre vivre, penser, patir, et cet etre etait lui-meme: et, a constater que c'etait bien lui, en effet, il avait, de minute en minute, l'emoi d'une chute pesante, inattendue.
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+"Dans neuf jours ! Mariee dans neuf jours..." Il prononcait ces mots a mi-voix et, chaque fois, il lui semblait qu'il disait quelque chose de contradictoire avec sa propre vie, avec l'existence ambiante des choses reelles, comme s'il eut dit: "Je suis mort," ou bien: "C'est du reve, ce sont des images vaines, ces maisons, cette rue, ce bruit de mon pas..." Chaque fois, apres le choc de la pensee: "Maud se marie... c'est fini... c'est fait..." il rappelait la vie d'une aspiration spasmodique, en asphyxie qui cherche l'air desesperement, dans l'atmosphere sans air. Vite comme le reve, ou les annees s'entassent dans quelques secondes, passaient, repassaient devant sa memoire les faits, les dates, les paroles, le tissu du passe qui devait, lui semblait-il, emmailler le present, le contraindre a _n'etre pas_ la separation, la fin. La force d'espoir et de conquete qu'il avait sentie palpiter, quand, six ans auparavant, il arrivait a Paris, glorieux, ambitieux, avide, cette force vivait encore, voulait vivre, se revoltait contre la defaite: "Ce n'est pas possible. Ce ne sera pas. Je ne veux pas..."
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+Sa pensee desorientee ressaisit des bribes de raisonnements, tout le pueril scepticisme oppose naguere aux scrupules traditionnels de sa conscience et de son education. "La possession d'une femme doit etre aussi indifferente a l'etre moral qu'un verre bu d'une liqueur agreable... La morale, le sentiment surajoutes a cet acte sont des revasseries de moine et de poete. L'homme fort, sain de raison, usera des femmes comme d'un autre bien terrestre, pour son plaisir, pour son interet."
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+Oui, les raisonnements vivaient toujours dans le cerveau desempare. Mais pourquoi, a cette heure de souffrance, victime a son tour par une femme, pourquoi une impulsion robuste, irresistible comme une force de la nature, l'inclinait-elle aux convictions contradictoires, a celles du passe, de l'enfance chaste et religieuse ?
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+"Il y a une loi morale imposee a l'amour humain. Cette etreinte fugitive comme le contact du verre plein sur les levres, elle atteint par contre-coup les facultes de souffrance de tout l'etre humain... Et tu vois bien que tu souffres, aujourd'hui, d'autre chose que du plaisir aboli..."
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+Il souffrait d'autre chose. Ce qui le tenaillait, ce n'etait pas la jalousie theorique, celle que les psychographes ont inscrite et demontree dans leurs theoremes, l'echauffement de colere provoque par l'image d'une autre goutant la volupte volee. Plus que jamais, au contraire, ce degout de la chair si violemment ressenti, aux heures de crise sentimentale, par les vrais voluptueux, proscrivait toute evocation de lubricite. Sa jalousie, sa rancune, c'etait de penser que Maud s'affranchissait de le desirer, lui, l'Amant, qu'il n'etait plus necessaire, tandis que lui-meme ne pouvait s'affranchir. Il l'avait eprouve aujourd'hui, quand il serrait dans ses bras une autre femme, convoquee par depit. Son corps meme, ses nerfs refusaient l'emotion. L'Absente, l'infidele gardait malgre tout son domaine; le desir eperdu de la derniere minute le forcait encore, de loin, a la fidelite.
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+"Mais elle aussi souffre, sans doute !"
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+C'etait l'espoir de sa jalousie, qu'elle montat son calvaire, elle aussi.
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+"Elle n'a pas cesse de m'aimer comme cela, brusquement, par une raison d'interet. Elle souffre... a moins que ?"
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+Le doute surgit, et avec lui la jalousie vulgaire, l'horreur des baisers pris par d'autre levres d'homme, l'affolement de haine qui rend meurtrier. Et, avec cette jalousie, le desir de chair le ressaisit.
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+La nettete d'un souvenir -- Maud, les bras nus, rajustant ses cheveux, dans l'ancienne chambre de Suzanne du Roy -- subitement le degrisa et le rejeta a la realite. "Ou suis-je ?" Autour de lui, c'etait la trouee claire du pont de l'Europe. Une corde secrete de la memoire, frappee par le souvenir des caresses, avait vibre... "Quoi ! cet endroit meme ?..." Ainsi l'instinct le ramenait, comme une bete blessee, a toutes ses remises familieres.
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+Il dut obeir, en pleine conscience, maintenant; il s'engagea dans la rue de Saint-Petersbourg, puis dans la rue de Berne. De pauvres filles de joie, deja, y faisaient le guet de l'amour aux alentours des petits debits de vins a lanterne rouge... La soiree etait douce, poudreuse, large et gaie.
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+Devant la maison de Mathilde, il hesita. La porte etait fermee, comme chaque soir. "Que dire a la concierge ? On ne me laissera pas monter dans l'appartement de cette morte..."
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+Mais aussitot il pensa qu'on lui obeissait _toujours_ quand il mettait un certain air de volonte dans sa voix.
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+Il gagna la loge. La femme y etait seule, essuyant des vaisselles. Elle fut un instant interdite quand Julien, d'un ton d'autorite qui previent la replique, demanda la clef de l'appartement. Le peuple de Paris a le respect de la mort, il n'en a guere d'autre.
+
+-- J'ai laisse la-haut un necessaire que je veux reprendre, dit Suberceaux, consentant a rassurer cette ame simple.
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+La concierge donna la clef. Julien monta les trois etages aussi prestement qu'aux jours de rendez-vous. Enfin, il desirait quelque chose ! Dans le desarroi de son coeur, il fut heureux de retrouver l'envie irraisonnee de revoir cette chambre complice, meme vide, dans l'appartement vide et mort.
+
+
+La mort, du reste, en le visitant, n'y avait rien change; il le constata des qu'il eut allume le bougeoir pose comme de coutume sur un buffet bas, dans l'antichambre. Ni un meuble, ni une tenture, ni un cadre n'etaient hors de place, dans cette antichambre, dans la salle a manger qu'il traversa; seulement la fadeur de l'inhabite impregnait l'air, combattue par cette odeur delicate que laisse longtemps apres soi la peau parfumee des femmes, la ou elles se sont maintes fois habillees, deshabillees, ou elles ont dormi maintes nuits. Mais surtout dans leur chambre, dans "la chambre de Suzon", l'hier vivait encore epars dans l'air, blotti dans les plis des rideaux, tissu aux mailles du couvre-pied, sur le lit intact, fige en gouttes dans les flacons, empoussierant d'atomes l'attirail des menues toilettes que Maud n'avait pas eu le temps ou le souci d'emporter.
+
+Julien, le coeur opprime d'emotion, entra, alluma les candelabres de la cheminee, refit ce cher menage d'amour si souvent, si allegrement faut au temps des entrevues d'hiver. L'etreinte des fantomes qu'il avait fuie tout a l'heure, a la porte de son logis, il la cherchait ici; il la voulait pour son atroce volupte. Mais l'hallucination se derobait. Vainement, assis dans le fauteuil voisin de la fenetre, il fermait les yeux, ecoutant le bruit des rares voitures. Malgre l'identite du decor, hier refusait de se confondre avec aujourd'hui. Il n'eut meme pas la seconde d'illusion qu'il implorait. Il souffrit seulement davantage, d'une sorte de desespoir sans attendrissement, sans pleurs.
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+Bientot il se leva, gemissant, cherchant d'instinct l'arme, l'objet, la chose qui peut donner la mort.
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+"J'ai mal !..."
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+L'horreur de vivre le penetra. Il se jeta sur le lit, arracha les couvertures, mordit les draps dont la neuve blancheur ne rappelait meme plus l'Absente. Une fureur de detruire, d'aneantir le passe l'agitait; il saccagea le lit comme un enfant bat un meuble qu'il a heurte. Et soudain, de dessous le traversin, un chiffon de batiste roula, une chemise de Maud, une chemise de jeune fille longue, chaste, point transparente, quoique si fine, comme il convient a un vetement qui n'est pas fait pour l'amour. Son odeur d'ambre et de fougere, vivifiee par l'emanation de la chair, y restait enresillee. Longtemps etouffee, elle monta brusquement aux narines: choc leger, qui fit jaillir l'emotion humaine, les larmes de l'amour vrai, pareil a celui des autres hommes, auquel il avait menti, contre lequel il avait peche...
+
+"Maud, Maud cherie !..."
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+Ce cri sortait de ses sanglots, tandis qu'abattu, effare de sa solitude, la face dans cette chose inerte et vivante, tout ce qui lui restait de Maud ! il gemissait.
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+Or, si desespere, les croyances de l'enfance, en une minute, refleurirent en lui: elles vivaient donc, sous la poussiere malsaine qui les avait si longtemps recouvertes ? Il pria; il mela aux divins noms jadis implores le nom de celle dont il avait profane le corps adorable. Et il fut ainsi, sincerement, l'etre religieux qui foule aux pieds toute raison, demande en un cri de foi les graces qui contredisent la foi et la morale. Comme jadis, quand, petit garcon, desirant une sortie ou un cadeau, il faisait des promesses a la Vierge, aux saints Patrons, -- il engagea l'avenir: "Je me marierai... Je travaillerai... Je vivrai _sainement_ avec elle. Mais rendez-la-moi !"
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+Tragiques, les vagissements desesperes de cet homme, parfaitement beau, parfaitement jeune; ces prieres proferees, les levres dans le linge fait pour vetir la pudeur d'une vierge, et qui avait servi d'accessoire a des caresses passionnees !
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+Quand il redescendit, onze heures avaient sonne. La concierge le guettait sur le seuil de sa loge; il coupa court aux questions en lui glissant un louis dans la main en meme temps que la clef... Dehors, il marcha d'un pas plus solide, comme si, parmi les decombres, surgissait malgre tout l'espoir d'une restitution. C'est que des larmes saines avaient coule sur son chagrin; c'est qu'il avait touche le fond de sa conscience et y avait retrouve, avec ce qui y restait de moralite et de foi, l'indefectible esperance qui dort au creux des ames desesperees.
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+"Cela ne se fera pas. Elle n'epousera pas Chantel." Un sentiment puissant lui disait cela, hors de toute preuve. Comment l'evenement se produirait-il, par lui ou sans lui ? Il l'ignorait. Il concevait seulement son droit d'intervention dans le denouement, sans savoir non plus comment il en userait, ni meme s'il en userait.
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+Il souffrait toujours, mais d'une douleur sourdement engourdie: qui ne se raisonnait pas, qui se reflechissait a peine sur la conscience, -- une douleur qui ne pensait pas. A partir de ce moment, il reprit sa vie ordinaire. Il rentra chez lui, s'habilla avec le soin minutieux habituel. Qui l'eut vu sortir, passe minuit, en frac sous le leger pardessus printanier, une fleur au revers gauche, un cigare aux dents, descendre la rue Saint-Honore a pied, d'un pas de flanerie, gagner le cercle et s'asseoir a la table de jeu, a cote d'un panier de jetons, -- certes n'eut pas imagine que cet homme, depuis plus de quinze jours, vivait dans un etat de fievre continue, et, depuis six, presque en demence, -- que deux heures plus tot, il avait agonise en serrant contre ses levres le chiffon de batiste qui, soigneusement plie, a peine plus volumineux qu'un mouchoir, bombait legerement la poche de son frac.
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+Au club, la partie etait commencee. Il ponta quelques instants, puis, des qu'une suite de banque fut libre, il la prit. Il la tint toute la nuit et perdit constamment, lentement, chaque banque soldee par quelques milliers de louis. On leva la partie vers cinq heures, dans l'effervescence de joie naive, insolente, ou les banques mauvaises mettent les pontes heureux. De fait, tout le monde gagnait autour de Suberceaux, qui perdait trois cent mille francs, son gain de la semaine.
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+Joueur toujours impassible: mais, ce jour-la, il forca l'admiration des plus hostiles. Il avait laisse couler cette fortune entre ses doigts avec une insouciante absolue; et, quand il sortit du club, quand il regagna son logis, il respirait l'air cordial de cette matinee de printemps, les poumons joyeux et larges.
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+Faut-il le dire ? il eprouvait, de la continuite de sa malechance, une sorte de satisfaction. Ame de feticheur, il s'etait fait en lui-meme, a son insu, cette "reussite" etrange: "Si je perds, cette nuit, c'est que le mariage n'aura pas lieu..." Il avait perdu autant qu'il pouvait perdre; il rentrait chez lui n'ayant plus a lui, peut-etre, que ses vetements; aussi rapportait-il cette foi instinctive: le mariage ne se ferait pas. Il ne s'attarda pas a chercher comment; il etait tranquille; il sentait dans le chaos de sa tete germer des projets qui suivraient leurs cours le lendemain, encore aussi indistincts que la fleur dans ces oignons qu'une nuit fait pousser, germer, fleurir. Il se coucha paisiblement et s'endormit calme, la chemise de Maud epandant son parfum sous ses narines.
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+C'etait bien une ame de joueur a travers la vie, a la fois outranciere et puerile, superstitieuse et temeraire, l'ame des joueurs, l'ame des femmes, l'ame aussi des conquerants, quand il plait au hasard.
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+III
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+Le quartier Saint-Sulpice, au milieu des bouleversements de voirie qui ont rendu meconnaissable presque toute la rive gauche de la Seine, a garde sa curieuse physionomie sacerdotale. A l'ombre des tours justement comparees par Victor Hugo a des clarinettes monstrueuses, a l'ombre du grand seminaire, ou ne furent point changees les dalles du parloir depuis le temps ou elles se mouillerent des pleurs de Manon, toutes les industries laiques qui vivent du pretre et du fidele s'y groupent dans la penombre d'installations discretes, boutiques silencieuses ouvrant sur des voies etroites, presque obscures, marchands de statues, marchands de cierges, marchands de chasubles, librairies qui vendent des missels, des breviaires, des _horae diurnae_. Les rues elles-memes portent des noms fanes, vieillots, ecclesiastiques: rue Saint-Placide, rue Princesse, rue Cassette, rue du Vieux-Colombier. C'est aussi le quartier d'hotels speciaux, frequentes par des pretres en voyage, par des religieuses en obedience, par quelques pieuses familles de province aussi, lesquelles y sont adressees par l'eveque de leur endroit. Dans ces hotels, les chambres ont un air d'infirmerie, avec les plafonds a solives echampis de blanc, les lits a fleche d'ou tombent les rideaux de calicot, les sujets de piete ornant la cheminee et les murailles. La proprete y est etriquee et meticuleuse: on est tout surpris que la femme de chambre ne porte pas la cornette, la guimpe et le crucifix battant les genoux au bout d'un long chapelet. Pour salle a manger, un vrai refectoire, avec la vaisselle lourde, les grosses carafes, le linge parfaitement net, etoile de reprises savantes. Les jours de maigre, on doit prevenir le matin pour avoir un bifteck a son dejeuner, et le domestique, en le servant, vous jette un regard de mefiance. Le bureau de l'hotel est meuble en acajou, decore de vases remplis de ces brindilles panachees que l'on appelle des "balais" dans le Midi. Sur la table, on trouve _la Croix_, avec son Christ saignant parmi des rayons, _l'Univers_, la _Revue du Monde catholique_... Et ces hotels, outre le charme singulier de leur decor use, ancien, sacerdotal, avec leur coucher et leur cuisine honnetes, seraient assurement des meilleurs de Paris, s'il n'y regnait cette atmosphere de tristesse et d'acrimonie degagee par les gens qui touchent au clerge et ne sont pas des pretres.
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+Tel cet hotel des Missionnaires ou demeurent, a Paris, Mme de Chantel, sa fille et son fils. Ils occupaient, au second, un appartement partie en facade sur la rue Notre-Dame des Champs, partie sur des jardins de couvent decoupes en bosquets, en massifs, en piecettes d'eau, avec des statues pieuses semees ca et la, dans la verdure. Mme de Chantel et Jeanne avaient les deux plus jolies chambres, qui communiquaient. Celle de Maxime, plus petite, regardait les jardins de couvent et le decor, en arriere-plan, du grand seminaire. Vraie chambre d'un Tiberge arrivant a Paris et attendant la rentree au seminaire. Sous l'angle des rideaux blancs, le lit etroit ne devait abriter que des sommeils paisibles, des sommeils de science et de piete, purs de toute mauvaise image. Le mobilier, en noyer verni, c'etait ce lit, la petite table de nuit posee aupres, une commode dont le marbre se parait de carreaux tricotes, quelques chaises, l'une assez basse pour servir de prie-Dieu, une table et une petite bibliotheque en planche et en batons articules. Il n'y avait de glace qu'au-dessus de la cheminee, ornee de deux gros coquillages. Une gravure decorait la muraille, d'apres la Descente de croix de Rembrandt, extraite du _Magasin pittoresque_.
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+La petite chambre sacerdotale certes n'avait pas encore accueilli un pelerin a ce point travaille de passions contradictoires. Elle voyait, suivant les jours, Maxime exalte de joie, oubliant les heures a regarder un portrait de Maud, a repenser a telles minutes exceptionnelles passees pres d'elle, -- ou ramasse sur lui-meme dans une horrible et douloureuse reverie, tenaille d'envies de depart, de fuite la-bas, vers la solitude de Vezeris. Car le pays natal, a chaque acces de souffrance, s'evoquait ainsi qu'un desirable, inviolable asile.
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+La vraie passion peut se reconnaitre a l'incomparable isolement qu'elle fait autour de l'ame. Le viveur, touche par cette force mysterieuse, peut continuer sa vie dissipee: il n'en est pas moins seul parmi les hommes et, pour un temps, il traverse le monde comme s'il n'en etait pas. Qu'on imagine cette prodigieuse force d'isolement s'exercant sur une ame de taciturne, seul par gout et par etat depuis l'enfance. -- Maxime, sauf les deux ans de Saint-Cyr et les trente mois de regiment, avait vecu a Vezeris, entre sa famille, des paysans et un vieux precepteur ecclesiastique. Pendant cette sortie a travers le monde que furent les annees militaires, il avait subi la crise de virilite qu'un medecin eut predite a sa jeunesse chaste et entravee; mais avant meme de revenir a Vezeris, une remontee de degout contre soi, contre la femme instrument a sensations, payee pour cela, l'avait gueri, soumis a l'abstinence. La gourme etait jetee. Maxime n'en demeurait pas moins un sentimental doue d'un temperament brutal, imperieux. L'obsession de la femme aimee devint tout de suite pour lui aigue, monomaniaque. Il souffrait de son absence et de sa presence, irrite qu'elle ne fut pas la a toute heure, irrite de sa propre gaucherie qui, pres d'elle, le paralysait, lui otait le courage de mendier une caresse, dans la peur de deplaire. Et, par contrecoup, il souffrait de l'effondrement de sa volonte, du desordre present de son energie. Ce n'etait pas ainsi, il en etait sur, -- un sens droit, une ferme conscience le lui proclamaient, -- qu'on devait aller au mariage, d'avance immole a l'Epouse. Tant de fois, dans sa solitude, il avait jadis imagine son avenir conjugal: l'union d'une volonte et d'une intelligence dominatrice, avec une sensibilite douce et resignee, comme sa soeur Jeanne, faconnee par lui ! Et voila qu'il se fiancait, d'avance vaincu, sentant bien que l'aimee etait de race plus fine, plus dominatrice, un peu dans l'etat de coeur ou durent etre les chefs barbares, maitres de Rome, que des Romaines daignerent aimer: esclaves ombrageux, meprisant et adorant leur servitude. Maxime, irrite de la protestation secrete de sa dignite, lui avait resolument impose silence. "Je veux etre ainsi... Je veux obeir..." Comme ces catholiques qui jouissent a immoler leurs gouts, a mortifier leur esprit, il offrait ce renoncement a la pensee consumatrice de celle qu'il cherissait.
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+Mais ce qu'il ne pouvait faire taire, ni cesser d'entendre, c'etait la voix sagace qui avait parle, le jour ou il s'etait enfui de Saint-Amand; la voix qui lui avait parle de nouveau, le soir ou il entrait a l'Opera avec Hector Le Tessier, le soir encore du diner de Chamblais, et qui depuis, sans cesse, lui repetait: "Cette femme n'est point celle qu'il te faut. C'est folie a toi de chercher ta compagne dans le monde factice dont tu n'es point... Le jour ou tu l'as aimee, tu as cheri l'erreur, invoque la catastrophe..." Cette voix obstinee troublait les meilleures minutes de contentement, timbrait d'une felure les sonores carillons de joie qui retentissaient en son coeur, a certains retours de Chamblais, apres l'ensorcellement d'une apres-midi entiere passee aux cotes de Maud... Et meme pres d'elle, il en etait harcele, quand parfois, inquiete de son air, elle lui demandait: "A quoi pensez-vous ?" N'importe ! Il acceptait cette destinee hors de ses gouts, hors de ses projets. Il se laissait trainer chez les couturieres, chez les modistes, chez les tapissiers de Paris, l'ame engourdie d'une tristesse lourde, infinie, comme un soldat brave a qui l'on ferait casser des pierres sur une route, un jour de bataille, mais pare a tout, acceptant tout pour demeurer plus longtemps dans le parfum de Maud, la regarder et lui parler. Meme apres les mauvaises journees, ou l'anxiete l'avait rendu le plus taciturne, quand il la quittait, quand il pensait: "Jusqu'a demain je ne la verrai plus !" il se sentait si effroyablement delaisse, si degoute des minutes de sa vie ou elle ne participait pas, qu'il faisait amende honorable, qu'il se frappait le coeur comme un penitent, s'accusait de mal aimer, adorant les caprices de l'amie et n'ayant plus de force que pour vouloir une chose: qu'elle fut la toujours, pres de lui, pour l'aimer, pour le torturer, mais la... Dans ce desarroi de son coeur, dans cette fievre de ses sens, les lettres denonciatrices qui accusaient Maud etaient tombees sur lui, coup sur coup, le mariage une fois resolu, comme autant d'avertissements providentiels. Il avait jure a Maud qu'il avait foi en elle, il _ne voulait pas_ douter; mais comment lire sans torture des lettres tellement precises, qui semblaient si informees, decrivaient minutieusement ses toilettes, notaient ses heures de sortie, ses demarches de la journee ? Il souffrit, il combattit avec lui-meme, il chercha un appui contre le doute dans le souvenir des paroles d'Hector: "Il n'y a pas de jeune fille mondaine, a Paris, a qui l'on n'ait prete des camarades a de vilains jeux... Et Mlle Maud de Rouvre est belle avec trop d'eclat pour n'avoir pas suscite la calomnie. Lestez-vous de patience, cuirassez votre coeur..."
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+Malgre tout, malgre ses raisonnements, malgre l'argument rassurant que lui fournissait l'irreprochable tenue de Maud, malgre le mepris que tout honnete homme garde a la denonciation anonyme, malgre sa volonte et son amour, enfin sans avoir jamais ose se dire a lui-meme: "Je doute !" il doutait continuellement, cruellement.
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+Tout ce qu'on dira, tout ce qu'on ecrira sur l'inanite et l'ignominie des lettres anonymes n'empechera pas l'homme le plus sense d'etre bouleverse par une telle lettre lui denoncant la fraude d'une femme cherie, eut-il pour cette femme le respect le mieux confirme. Car la lettre anonyme, c'est, au moins, le rappel de l'esprit de l'amant a ce probleme effroyable: "Qu'y a-t-il derriere le front de ma maitresse ? Que sais-je de sa pensee ?" Ah ! si intime et si abandonnee qu'elle vous soit apparue, l'homme raisonnable sait bien qu'il ne sait jamais tout ! Le doute et la defiance ce sont la raison meme, car une ame est un mystere pou une autre ame: c'est la confiance qui est l'abdication, le volontaire aveuglement. Voila ce que rappelle a l'amant le plus croyant l'infame papier sans signature qui lui dit: "Cette femme vous ment..." Or Maxime n'etait venu a la confiance que par un acte de volonte comparable a l'effort d'un pretre pour retenir la foi qui s'echappe, et avec la foi, le repos du coeur ! Tout l'edifice fut par terre, du coup: ils sont si fragiles, ceux que construit laborieusement notre vouloir raisonne ! Les seuls solides se sont batis tout seuls, dans l'irreflexion.
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+Maxime connut l'horrible travail interieur que la pensee industrieuse accomplit dans le silence, dans l'insomnie, malgre vous, le travail qui va chercher les souvenirs epi par epi, les reunit, les dresse en une gerbe monstrueuse qu'on ne peut plus ne pas apercevoir. Sa memoire travaillait avec perseverance, l'infatigable glaneuse ! Saint-Amand... la premiere entrevue... "La mere a bien mauvais genre... la petite soeur aussi... _Elle_ est belle et se tient bien, mais elle n'a pas _l'air d'une jeune fille_..." Et deja, il s'en souvenait maintenant, des ce premier jour d'automne, il avait besoin de se rassurer, de croire en Maud; il etait tout heureux d'entendre Mme de Chantel lui dire: "Oh ! ce sont des gens charmants et tres bien..." Jeanne ne disait rien: il comprenait cependant qu'elle n'aimait pas la societe des demoiselles de Rouvre; mais Jeanne etait si timide !... De longs mois se passent, des mois de solitude ou s'acheve, dans l'absence, la conquete de tout son etre, mais le doute n'est jamais exclu de sa pensee fidele. Puis c'est le retour a Paris, l'entree dans le salon de l'avenue Kleber, Maud si reine, qui semble ne pas voir les allures deshonnetes, ne pas entendre les entretiens abominables... "Quoi ! pure dans ce milieu impur ? Est-ce possible..." Et le doute se fait plus fort, etreignant plus etroitement l'amour qui grandit. Il le suit pas a pas, il croit avec lui... Voici le vestibule de l'Opera: Suberceaux, la face decomposee, force d'un regard Maud a quitter le bras de Maxime, et ils echangent des paroles secretes. Maud les explique bien a Maxime et l'explication le satisfait alors, parce qu'il est pres d'elle, dans son air, dans son rayonnement; mais combien elle lui parait puerile aujourd'hui ! La menterie en est manifeste; il sait bien, connaissant a present ce monde, que Julien de Suberceaux n'est pas epris de Marthe de Reversier... Encore une etape, c'est le diner de Chamblais, l'inoubliable et romanesque promenade sur cet etang magique, parmi cette clarte de reve, lune et brume, l'hiver et le printemps fondus dans une tiedeur delicate, et le premier baiser qu'il tente, et auquel elle se derobe. Pourquoi ? Par innocence, par pudique revolte ? Il l'a pense alors. Mais l'industrieuse raison se fait ironique: "Allons donc ! parmi ces petites jouisseuses et ces debauches professionnels, une jeune fille, meme sage, ne s'effare pas d'un baiser sur le front !" Alors quoi ? C'etait le coup de glaive dans son coeur: "Elle aime l'autre... Elle a horreur d'un contact qui n'est pas le sien. Pourrais-je, moi, effleurer seulement une autre femme ?..." Si inexperimente qu'il fut a l'amour d'une jeune fille, il aimait trop, avec une sensibilite trop eveillee, pour ne pas souffrir de cet invincible effroi retractile que ses tentatives de caresses provoquaient chez Maud. Mais, conduit a cette constatation par la logique de ses reflexions, il se reveillait, il se revoltait, il ne voulait plus croire: c'etait trop douloureux aussi, trop effroyable a imaginer que celle qu'il adorait eut horreur de lui: c'etait plus affreux encore que la pensee d'etre trahi. Il se forcait de nouveau a se rassurer: "Comme elle est douce avec moi, comme elle cherche evidemment a ne pas me deplaire !... Durant toute mon absence, n'a-t-elle pas renonce au monde ?... Ne vit-elle pas maintenant a part des gens qui l'entouraient ? Ne m'a-t-elle pas dit ce qu'elle en pensait avec tant de sincerite ?..." Il revivait les jours adorables, ceux ou les soucis d'installation et de trousseau faisaient treve. Alors, il dejeunait a Chamblais, y passait l'apres-midi, y dinait, revenant a Paris par un train du soir. Quand le temps etait beau et sec (et par ce printemps beni, il l'etait presque tous les jours), il allait a pied de la gare au chateau d'Armide, par un raccourci a travers bois qui reduisait le trajet a moins de deux kilometres: et, sachant l'heure de son arrivee, Maud avait imagine d'avancer a sa rencontre jusqu'a la porte lattee qui, du parc, ouvrait sur le bois... Oh ! cette silhouette claire, de loin apercue dans l'aurore verte des bois ! ce visage adore, toujours nouveau ! l'effleurement de cette longue main fine !... le retour au chateau d'Armide, pres d'elle... C'etait le meilleur moment de la journee, avec quelques instants de l'apres-midi ou parfois ils etaient seuls dans la serre. Des que d'autres se trouvaient avec eux, fut-ce Mme de Rouvre, Etiennette ou Jacqueline, Maxime devenait maussade, irrite de ne pouvoir plus lui dire librement qu'il l'adorait. Elle, son aisance de reine jamais ne l'abandonnait, mais le tete-a-tete avec Maxime ne semblait point lui deplaire et plusieurs fois elle lui avait marque, pour son esprit et son caractere, une estime certainement non jouee. Apres ces journees heureuses, Maxime regagnait, vers onze heures du soir, sa petite chambre de seminariste, enivre, fou: le sommeil ne le tentait pas; il le fuyait; il voulait repasser, revivre la journee. Alors il ne doutait plus, il etait sur d'elle et sur de lui, jusqu'a ce qu'un nouvel avis anonyme, ou seulement l'hostile elaboration de sa pensee, le rejetat au desarroi de la jalousie et du doute.
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+Ce qui doublait pour lui l'horreur de ses souffrances intimes, c'est qu'il souffrait seul. Quel appui moral eut-il trouve dans sa mere, dans sa soeur, qu'il sentait des intelligences inferieures a la sienne, et des coeurs aussi passionnes, aussi bouleversables que le sien ? Elles assistaient a ses luttes intimes sans oser y demander leur part, ni meme en soliciter la confidence, car elles gardaient pour Maxime le respect inne des nobles familles pour le chef de la maison, qui porte le nom et defend l'honneur. Pourtant leur amour avait sa clairvoyance et, regardant souffrir ce chef cheri et respecte, elles souffraient, elles etaient anxieuses par contre-coup. C'etait le sujet de leurs constants entretiens, les noires melancolies de Maxime, les journees ou son visage decompose, la distraction de sa pensee (quoiqu'il s'efforcat de ne rien laisser transparaitre et qu'il n'avouait rien) trahissaient l'effroyable combat interieur. Mme de Chantel, honnete esprit tout a fait borne a sa vie de solitude et de purete, etait bien incapable de penetrer le mystere ce cet esprit plus complexe et plus inquiet: elle avait seulement eprouve, en aimant ellememe de tout son coeur, que l'amour ne va pas sans melancolies, sans angoisses, et elle se disait: "Il aime trop sa fiancee, il est impatient..." Cela n'etonnait pas son ame honnete qui avait ete en meme temps extremement passionnee, mais pour un seul etre humain, pour son mari: bon mari, ardent avec un peu d'inconstance, qu'elle servit et cherit en esclave amoureuse, et qu'elle pleurait depuis sept ans avec les chaudes larmes du lendemain de la mort... Jeanne n'avait meme pas cette experience pour expliquer le desarroi moral de son frere. Elle ne voyait qu'une chose: il souffrait, il souffrait depuis qu'il connaissait Maud, donc il souffrait par elle. N'ayant connu, toute sa jeunesse, d'autre ami que ce frere, son veritable educateur, et quel educateur tendre et fervent ! elle n'eut pas ete femme si un levain de jalousie n'eut germe dans son coeur contre l'autre jeune fille qui lui volait Maxime. Elle domina ce sentiment par abnegation de chretienne, le jugeant malsain,
+coupable...mais sa resolution d'aimer Maud ne tint pas contre le chagrin de son frere, qu'elle lui reprocha. Maud, d'instinct, ne lui plaisait pas: d'instinct presque specifique, comme certaines races animales sont hostiles. Elle se mit a la detester. Pourtant elle n'eut, en ce moment, demande qu'a etre heureuse, a regarder, a sentir fleurir un sentiment nouveau dans son coeur. Elle commencait a aimer comme peut aimer une vierge absolument innocente (et qu'il faut de circonstances d'education exceptionnelle pour garder cette innocence a une vierge de nos jours, jusqu'aux approches de la vingtieme annee !); elle aimait avec la joie ingenue de decouvrir en soi une force, une ardeur ignorees. Tel un aveugle qui, insensiblement, sentirait s'amincir et se diaphaniser devant ses prunelles le voile qui les separe du jour. Elle n'osait le dire encore a sa mere, il lui semblait qu'elle n'oserait jamais, et pourtant elle savait bien qu'il faudrait l'avouer, car elle aimait comme cette mere avait aime, comme Maxime aimait, avec l'ardeur la conviction de necessite qui dit: "Il faut," ou la vie est brisee.
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+Au moins, la mere et la soeur avaient, outre leurs confidences communes, l'appui de la priere. Que de matinees les virent monter a pied les pentes de la rue Lepic ou de la rue Caulaincourt, vers le sanctuaire deja venerable qui dresse au faite de la ville ses blanches colonnes, ses blanches arcades encore echafaudees ! Que d'apres-midi elles passerent dans l'ombre discrete, pailletee de mille cierges allumes, de Notre-Dame des Victoires ! Elles demandaient ardemment le bonheur de l'aine, la digne perpetuation de la famille par une fidele gardienne de son honneur... Et Jeanne osait meler a cette priere desinteressee une priere plus egoiste, implorant pour elle-meme le bonheur d'etre aimee. Cela lui paraissait si lointain, presque impossible ! et pourtant l'admirable foi des vingt ans innocents lui disait: "Cela sera."
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+Maxime, lui, ne priait pas. Tandis que Julien de Suberceaux, aux heures de crise aigue, retrouvait les balbutiements pieux de son enfance et, avec eux, l'echauffement de coeur que n'avaient pas etouffe les cendres de la debauche, Maxime, si chaste, d'une vie si droite, eleve religieusement, ne priait plus, parce qu'il ne croyait plus... A peine homme, la foi s'en etait allee de lui, comme tombent les cheveux a quelques-uns, sans cause apparente, sans souffrance. Impenetrable mystere, ce souffle de croyance qui, librement, anime les uns, delaisse les autres, contrarie les educations et les heredites par un caprice qui ne se prevoit ni se s'evite. Maxime etait incroyant
+avec une telle sincerite que l'idee de la priere ne lui venait meme pas: signe indiscutable de l'atheisme vrai.
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+Depourvu d'appui ou fonder sa resistance, il arriva ce qui devait arriver: une derniere lettre eut raison de ses resolutions. La lettre, "typee" a la machine, disait:
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+Vous ne voulez pas voir, decidement et vous allez vous marier avec une creature ! Cette lettre est la derniere que vous ecrira la personne qui s'interesse a vous: prenez-y garde ! Si vous n'etes pas un enfant ou un fou, trouvez-vous aujourd'hui, jeudi, entre cinq et six heures, rue de la Baume, en vue d'une petite porte de fer, la seconde, en venant de l'avenue Percier. Que vous en coute-t-il d'aller voir ? Personne ne le saura, si ce que nous vous disons n'est pas vrai, et, dans ce cas, vous serez rassure definitivement..."
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+Le correspondant mysterieux, homme ou femme, qui signait sa lettre: _Prudence_, etait certes un psychologue assez avise. Les deux arguments qui terminaient deciderent Maxime. L'un s'adressait aux moins nobles sentiments: "Personne ne le saura." Mais que vaut notre conscience, la plupart du temps, isolee de la conscience universelle ? L'autre argument faisait miroiter l'espoir de la delivrance: c'etait le flacon de morphine montre au nephretique a qui l'on dit: "Vous ne souffrirez plus apres la piqure..." A cinq heures, il etait rue de la Baume. Il vit entrer celle qu'il prit pour Maud; il attendit cinq quarts d'heure devant la porte de fer, quand elle fut entree. Cinq quarts d'heure durant lesquels il eut _la certitude_ que Maud etait la, dans les bras de Suberceaux... Cinq siecles ? Point. Ce ne fut ni long ni court, ce ne fut pas du _temps_ a proprement dire: toute categorie de succession avait disparu: il souffrit a chaque seconde tout son martyre... Qu'on imagine, apres cette passion, la resurrection de ce damne, quand il constata, de ses yeux, que la femme entree chez Suberceaux _n'etait point Maud_. Non seulement cela le rassurait pour cette fois, mais, du coup tout etait explique: on prenait pour Maud une autre femme. La lettre anonyme avait bien dit: Maxime ne pouvait etre plus completement rassure.
+
+Et cet incident, d'apparence romanesque, n'etait meme point ce que notre ignorance des causes appelle ordinairement le hasard. Comme tous les voluptueux professionnels, Julien, sachant l'incertitude des rendez-vous de Maud et leur rarete, avait des doublures a ce premier role, des obeissantes qui venaient au moindre signe et occupaient les heures devenues libres, atroces d'enervement. Des que Maud imploree par lui l'avait averti qu'elle ne venait pas, il avait telegraphie a Juliette Avrezac, ou plutot a Mme Duclerc leur intermediaire complaisante, et la jeune fille etait venue, docilement, trop heureuse de ce rendez-vous inattendu dans le delaissement ou, depuis longtemps, l'abandonnait Julien.
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+
+Maxime regagna l'hotel des Missionnaires, ce soir-la, ivre de cette excessive joie dont la fievre intense emprunte l'aspect de la folie. Sa mere et sa soeur l'attendaient, pou le diner qu'ils prenaient a une petite table, dans la salle commune du rez-de-chaussee, parmi les vieilles dames a coques blanches, les bonnes soeurs, les grands ensoutanes barbus, convives habituels de la maison.
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+Maxime embrassa les deux femmes avec un elan d'allegresse qu'elles ne lui connaissaient plus, qui les rasserena, les remplit d'une joie fievreuse, presque egale a la sienne: c'etait le fils, le frere perdu qu'enfin elles retrouvaient. Les vieilles dames a cheveux blancs, les prieures en cornette, les grands gaillards a barbe et a soutane se scandaliserent quelque peu, sans doute, de la gaiete qui regnait a cette table de trois convives, si morne d'habitude, et ou l'on osa, ce soir la, -- un samedi, jour de demi-penitence ! -- deboucher une bouteille capsulee d'etain, d'ou s'emulsionnait un liquide sucre, et qui portait sur le cartouche de sa panse une image pieuse avec ce titre surprenant: _Veritable Champagne Saint-Joseph_.
+
+Par une misericorde de la destinee, cette griserie joyeuse de Maxime ne se dissipa point aussitot. Elle fut durable. Le doute etait mort. Son coeur contenait a la place un immense besoin de s'humilier aux pieds de Maud, de lui confesser son peche contre elle: a nul prix il n'eut consenti a garder sur sa conscience cette faute et ce secret. Quand, le lendemain, il eut avoue, et que le premier baiser un peu consenti de Maud eut scelle la remission, sa fievre s'apaisa. La journee s'acheva dans cette parfaite accalmie; tout conspirait pour l'embellir: le sourire du ciel, la serenite des visages, l'espoir d'un bonheur proche ou chacun prendrait sa part. Rentre dans sa chambre de seminariste, vers onze heures du soir, Maxime ne chercha pas a s'endormir. Il voulait prolonger dans le silence de cette nuit traverse par des vols de carillons, par les sonneries d'heures aux campaniles des chapelles voisines, la beatitude de son coeur enfin comble. Le crepuscule du matin bleuissait les fenetres quand il s'endormit.
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+A la meme heure, Suberceaux, rentre chez lui, ruine et calme, fermait ses yeux sous le poids d'un sommeil pesant ou seule vivait cette foi: "Le mariage ne se fera pas..."
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+IV
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+L'obsession de cette pensee: "Le mariage ne se fera pas, il ne doit pas se faire," fut l'unique clarte qui luisit dans le cerveau de Julien, au reveil: tout le reste etait l'incoherence, la nuit. Un tel etat mental est celui des monomanes impulsifs, si curieusement et si scientifiquement etudies aujourd'hui, qui se levent un matin, sortent, marchent droit devant eux... au suicide, au vol, au meurtre, mysterieusement contraints et vraiment irresponsables. Mais ce que la science n'a pas assez dit, -- parce qu'elle choisit surtout ses sujets d'observation dans le peuple, ou la monomanie a des manifestations simples, -- c'est que presque tous les etres vivant de cette vie de luttes, de plaisirs, d'emotions factices, violentes et repetees, qui est la vie des capitales modernes, c'est-a-dire des grands marches d'argent, de gloire et de debauche, -- presque tous ces etres portent le germe d'une monomanie impulsive. On est surpris de voir eclater brusquement l'evenement: le meurtre commis sur l'amant par le mari repute le plus complaisant; le coup de revolver du viveur qui se "liquide", apres une soiree de the, de placides conversations, de poker inoffensif, au club; la debacle dans l'ordure d'un grave personnage apres trente ans de tenue.
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+L'idee fixe de Julien le poussa a se hater a se mettre en mesure de rejoindre Maud ou Maxime, ou tous les deux s'il se pouvait, a provoquer la catastrophe. Et tout de suite des paroles d'Hector lui revenaient a la memoire: "Maxime tous les jours a dejeuner... arrive par un train du matin..." et le nom, le lieu de Chamblais devinrent le pole de son impulsion. Il s'habilla assez prestement: il ne meditait plus, il ne pensait plus, il ne souffrait pas non plus. L'horrible nevralgie de son ame etait assourdie, stupefiee, sinon apaisee. Comme son valet de chambre, etonne d'etre sonne a cette heure matinale, lui disait:
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+-- Monsieur me permettra-t-il de lui demander si Monsieur va se battre ?
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+Il sourit assez gaiement.
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+-- Non, Constant, je vais seulement a la campagne.
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+Et c'etait vrai: il n'en savait pas plus long pour le moment.
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+En glissant sa montre dans le gousset de son gilet, il lut l'heure: neuf heures passees de quelques minutes. "Je n'ai dormi que trois heures. Constant a raison. Il est bien tot..." Le mecanisme de sa memoire fonctionnait docilement au service de son impulsion: il se rappela que des trains partaient toutes les "heures cinq" et toutes les "heures trente-cinq", a la gare du Nord. "J'arriverai un peu tot... vers dix heures et demie." Qu'importe ? Il voulait etre la, s'interposer entre Maud et Maxime, le plus vite possible. "Oui... voir Chantel." Le voeu instinctif de son coeur se formulait. Voir Maxime. Pourquoi ? Pour le tuer ? Pour le supplier ? Pour le convaincre ? Cela, il ne le savait pas encore. "Il faut que je le voie." C'etait maintenant une formule aussi indiscutable pour lui que l'autre, tout a l'heure: "Il ne faut pas que Maud se marie."
+
+Il arriva a la gare du Nord quelques minutes avant le depart du train de neuf heures et demie. Peu de monde encore; il fut seul dans son compartiment. Quand le train s'ebranla, Julien commenca a reflechir. Les yeux de sa raison s'habituaient insensiblement a cette clarte de l'idee fixe qui d'abord l'avait ebloui. Il entrait dans l'action; il commenca a _voir_, avec la nettete et la surete de l'instinct, ce qu'il allait faire.
+
+Dans moins d'une demi-heure, il serait a la gare de Chamblais. Il se rappela le decor: la petite gare rouge et jaunatre, dressee, presque isolee, dans un paysage de plaine, ceint par des moutonnements de forets... Il se rappela la traverse dont lui avait parle Hector, le sentier sous bois qui menait a une porte lattee. Par la passait Maxime. Irait-il l'attendre dans ce chemin, comme un voleur ? Cette seconde nature que creent a un homme de longues habitudes de correction raffinee se revolta contre l'ignominie. "Non... ce n'est pas possible... Mais je peux l'attendre a la gare. Il faudra bien qu'il passe devant moi." Il songea tout a coup que peut-etre Maxime viendrait en voiture... La certitude de l'instinct protesta: "Non... il viendra par le train... je le verrai..." Et tout de suite il eut resolu ce qu'il ferait: attendre a la gare l'arrivee du train, se meler aux gens qui descendaient, aborder Maxime tout naturellement... Ne se connaissaient-ils pas assez ?... Que se passerait-il alors entre eux, immediatement apres l'abord ? Cela encore, Julien ne le savait pas. Il espera secretement, en ce moment ou il essayait de derober son secret a l'avenir, un mouvement d'impatience de la part de Chantel, un pretexte quelconque a duel. Ah ! se battre avec lui ! le tuer ! le tuer... Tout finir sans recommencement possible, d'un coup d'epee ! L'evocation de sa fievre avait change, il voyait maintenant en face de lui un plastron de chemise, un fer croise... Quiconque a pressenti une rencontre avec un homme vraiment hai se ressouviendra de ce brusque elan de ferocite, de cette ardeur de la brute humaine vers le sang d'autrui. Quelques pouces de lame dans le poumon ou dans le coeur, et c'est fini; l'obstacle est franchi, la route est libre. Julien desira cela passionnement; il se delecta a ce desir, presque amoureusement; il eut la tristesse d'un reveil apres un songe heureux quand l'arret le rappela a la realite. Il etait arrive a Chamblais.
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+L'attente du train suivant, ces minutes de vie perdues a errer dans la salle de la petite gare, ou sur le trottoir qui bordait la facade du cote du bois, passerent vite, tant etait intense sa preoccupation; il ne se laissait pas de penser, de repenser coup sur coup la minute prochaine ou il se retrouverait face a face avec Maxime.
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+Sensation frequente dans le reve, dans le delire de la fievre, ces recommencements consecutifs fige, distrait de tout, absent de la realite, hypnotise par ses imaginations. Et il lui apparut la, vraiment, comme le fantome de sa destinee hostile, dresse sur le seuil du chemin qui le menait a Maud, decide a le lui barrer. Telle fut la premiere pensee de Chantel -- et, sur-le-champ, il la corrigea... "Mais si... c'est bien moi qu'il attend... c'est pour l'affaire d'avant-Hier... la petite Avrezac..." Le jeune fille affolee avait du le reconnaitre, se plaindre a son amant, qui venait, maintenant, lui demander raison. Il ne remarqua pas combien etaient singuliers le retard et le lieu de cette demarche.. Il n'eut pas de doute. Il faut songer qu'en ce moment Maxime etait confirme dans une foi absolue en l'innocence de Maud, et croyait, pour l'avoir surpris de ses yeux, que Suberceaux etait l'amant de Juliette Avrezac.
+
+Il aborde Julien:
+
+-- Monsieur, vous m'attendiez ?
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+L'imprevu de cet abord fit hesiter Suberceaux une seconde... une seconde, un rien, mais il y perdit l'offensive qu'il meditait. Il se reprit aussitot, pourtant; il montra de nouveau le masque d'indifference ironique dont l'habitude d'etre epie par ses adversaires revet la physionomie de quiconque a un grade, une fonction exceptionnels dans la bataille pour la vie.
+
+-- Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur de Chantel, repliqua-t-il. Vous allez sans doute...
+
+-- A Chamblais ? oui, monsieur. Mais j'ai un peu de temps devant p. 311
+
+moi... et, si vous voulez, nous nous expliquerons sans retard.
+
+Suberceaux dit:
+
+-- Comme vous voudrez.
+
+Les quelques voyageurs s'etaient disperses deja, emportes par les voitures publiques vers le village, situe a l'oppose des bois, dans la vallee de l'Oise.
+
+Maxime et Suberceaux se dirigerent du cote du bois. Ils ne se parlaient pas, genes par le large vide qui les environnait, comme si le paysage nu les eut guettes. L'homme ne se sent point en surete pour exprimer sa pensee confidentielle, sinon dans les espaces etroits et clos. Des qu'ils eurent franchi la lisiere des premiers taillis, dans le chemin qui menait au chateau d'Armide, ils ralentirent le pas.
+
+-- Monsieur, dit Maxime, je tiens a vous faire part de mon sentiment, avant toute demande d'explication; cela me permettra de vous dire en pleine liberte que je regrette sincerement ce qui s'est passe. J'ai agi sous l'empire d'une emotion violente qui ne raisonne pas, -- que vous devez comprendre... Je fais... toutes mes excuses a... la personne en question. Voila.
+
+C'est une caprice ironique de la Destinee, ces malentendus qu'elle fait planer parfois sur les rencontres les plus tragiques: et cette ironie les rend plus tragiques encore.
+
+Julien ne comprit point ce que Maxime voulait dire. Mais il ne lui vint pas a l'esprit qu'il put s'agir d'une autre femme que de Maud. Juliette Avrezac etait si loin de sa pensee en ce moment et toutes les femmes, hors Maud de Rouvre ! Il comprit seulement que l'ancien officier prenait posture d'excuse et de derobage. Et, habitue a dominer les autres hommes, a les passer outre, cela ne l'etonna pas.
+
+-- Alors, monsieur, demanda-t-il avec hauteur, si ce sont la vos sentiments, qu'allez-vous faire chez Mme de Rouvre ?
+
+Maxime, cette fois, soupconna l'erreur.
+
+-- Je crois decidement, repliqua-t-il avec rudesse, que nous ne parlons pas de la meme personne. Je veux dire, moi, la jeune fille que vous avez recue chez vous, ou du moins qui est sortie de votre maison, a six heures, il y a quelques jours.
+
+-- Juliette Avrezac ?
+
+-- C'est vous qui la nommez.
+
+-- Eh bien ! qu'est-ce que cette petite a a faire ici ?
+
+-- Ah ! vous ne savez pas ce qui s'est passe ? Ce n'est pas mon role de vous l'apprendre. J'ai ete induit en erreur. C'est de cette erreur que je m'excuse aupres de Mlle Avrezac, et comme il n'y a pas apparence que je la rencontre, je vous en charge, si vous voulez. Voila tout ce que j'avais a vous dire. Maintenant, puisqu'il ne s'agit pas de cette jeune fille, je vous demande a mon tour ce que vous me voulez, monsieur, et pourquoi je vous trouve sur mon chemin ?...
+
+Suberceaux, sans rien dire, guettait l'irritation croissante de Maxime, guettait le mot, l'insulte a relever. Il guettait si evidemment que Maxime s'en apercut. Maxime fremit de l'envie brutale de lutter entre males, dans cette foret, la meme envie qui avait, l'heure d'avant, fait palpiter Suberceaux. "Une affaire entre nous, et Maud est deshonoree..." Cette pensee l'arreta. Il resolut qu'il ne se battrait pas avec Julien, et ce fut resolu formellement, definitivement, comme tout ce qu'il decidait.
+
+-- Au fait, peu importe, fit-il. Je vous ai dit tout ce que j'avais a vous dire.
+
+-- Mais pas du tout, monsieur, repliqua vivement Suberceaux. Ce n'est pas fini. Comment ! vous vous permettez de surveiller ma maison, vous faites subir a une femme un espionnage odieux...
+
+-- Arretez, monsieur, interrompit simplement Maxime. Ne cherchez pas l'occasion d'une affaire. Je ne veux point me battre avec vous. Donc, pas d'injures ! Vous pensez de moi ce que je pense de vous la-dessus: ni l'un ni l'autre nous ne reculons devant un coup d'epee... Je ne me battrai pas avec vous avant d'etre le mari de Mlle de Rouvre; voila qui est clair, n'est-ce pas ? et vous comprenez mes raisons... Apres, quand Mlle de Rouvre sera ma femme, je serai tout dispose a vous rendre raison. Croyez-moi, laissez cela, laissez-moi.
+
+Ce fut dit si net, si ferme, que Julien comprit qu'il n'y avait pas a s'obstiner; il fut oblige de se rendre cette terrible justice, chatiment des caracteres qui se sont compromis devant leur propre arbitre: "S'il refuse publiquement de se battre avec moi, ce n'est pas lui qui sera deshonore !"
+
+Et le grand desespoir de la veille, dont l'avait momentanement delivre la resolution de se mettre en travers du chemin de Maxime, -- a present que le moyen si simple d'un duel lui echappait, de nouveau s'abattit sur lui.
+
+Les deux hommes, sans plus rien dire, marcherent quelque temps le long de l'allee. Malgre tout, Maxime desirait que Suberceaux parlat encore, effare devant le reveil des affreuses hesitations assoupies. D'accord, tous deux s'arreterent et se considerent. Ils comprirent, apres ce coup d'oeil echange, qu'ils allaient enfin se dire tout, savoir le fond de l'ame l'un de l'autre, et que cette explication etait necessaire. Il y eut, a cette eloquente declaration que se firent leurs yeux, une promesse reciproque de treve. C'etait l'entente passagere de deux consciences d'hommes, adverses, hostiles, contre la torture infligee par une meme femme. Le jouisseur sans moralite qu'etait Suberceaux, l'espece de saint laique qu'etait Maxime de Chantel s'allierent un instant.
+
+-- Monsieur de Chantel, dit Berceaux presque a voix basse, son masque d'ironie mondaine tombe, n'allez pas a Chamblais !
+
+Et il y eut de l'anxiete, pas de colere, dans la replique de Maxime, ce simple mot:
+
+-- Pourquoi ?
+
+-- Ne me faites pas parler. A quoi bon ? Vous me croyez a present, j'en suis sur. Retournez a Paris, retournez dans votre pays. Tachez d'oublier ce que vous avez vu et entrepris ici.
+
+Maxime, lentement, avancait toujours. Suberceaux lui mit la main sur le bras, d'un geste ou il n'y avait plus de menace, aucune contrainte, une sollicitation convaincue, seulement:
+
+-- Vous ne pouvez pas epouser Mlle de Rouvre. Voyez, je vous parle sans colere. Croyez-moi. Vous allez a une catastrophe. Retournez. N'allez pas plus loin.
+
+-- Oh ! mon Dieu ! murmura Maxime.
+
+Il souffrait si cruellement qu'il ne songeait plus a dissimuler.
+
+-- Retournez chez vous, reprit Suberceaux, allez-vous-en. Laissez-moi seul en face de Maud. Vous n'avez pas le droit de l'epouser... ni elle...
+
+Un cri de detresse s'etrangla dans la gorge de Maxime:
+
+-- Ah !... ce n'est pas vrai ! Vous mentez... Je me battrai avec vous, maintenant... Je vous tuerai... miserable !
+
+Suberceaux secoua la tete:
+
+-- A quoi bon nous battre ? _Tout est fini_, maintenant que vous savez. Maud est ma...
+
+Il detourna avec son bras, habitue aux luttes, l'elan de Maxime qui se precipitait sur lui, et l'arreta court en disant:
+
+-- Chut !... la voici...
+
+Une tache mauve flottait, ensoleillee, au dela du coude de l'avenue, et s'avancait. Ils continuerent a marcher a sa rencontre. Et soudain, Maud les apercut.
+
+Elle tressaillit: sans savoir comment s'etait machinee cette rencontre, elle avait compris que l'heure, tant de fois presagee, ou les deux hommes s'expliqueraient en sa presence, -- que cette heure venait d'echoir.
+
+Elle ramassa son energie, recueillit son sang-froid de lutteuse, resolue a passer outre, a continuer sa route en avant, par-dessus l'obstacle, s'il le fallait. "Peut-etre Maxime e sait rien... Alors, rien n'est perdu... S'il sait, c'est fini. Eh bien ! tant pis: ce sera fini ! Mais je resterai "moi", quand meme !" Rester soi, c'etait ne pas abdiquer son attitude d'aventureuse bravoure qui marche sans regarder en arriere, toujours resolue. "Ni celui-ci ni celui-la ne me feront plier," pensa-t-elle encore en observant les deux hommes. Et, masquee d'impenetrable indifference, elle attendit leur lutte, devant elle, pour elle. Le plus trouble, certes, fut Suberceaux qui subitement entrevit l'abime ou ses espoirs allaient crouler: "Jamais Maud ne pardonnera !..."
+
+Maxime, lui, s'etait ressaisi.
+
+-- Maud, dit-il, la voix tout de meme entrecoupee, j'ai trouve, en venant ici, M. de Suberceaux sur mon chemin...
+
+Suberceaux, bleme d'emotion, essaya de parler, si trouble que sa bouche se tordit sans proferer une parole. Maud le regarda, et ce regard le fit reculer.
+
+-- Qu'est-ce qu'_il_ vous a dit ? demanda la jeune fille en ramenant sur Maxime ses yeux ou elle mit de la douceur.
+
+-- Il m'a dit... il allait me dire, du moins, car je ne lui ai pas permis d'achever, que vous aviez ete sa ... (le mot se brisa dans un sanglot sec) sa... maitresse.
+
+Elle marcha a Suberceaux et demanda:
+
+-- Tu as dit cela ?
+
+Il ne nia pas. Il balbutia seulement son nom:
+
+-- Maud...
+
+Sans proferer un mot de reproche, elle le regarda encore, un long moment, avec des yeux qui changeaient, se chargeaient d'hostilite et de mepris. Puis, d'un seul geste en coup de fouet, elle lui sabra le visage de son ombrelle, qui se brisa en deux, lacerant la peau qui saigna.
+
+-- Va-t'en ! dit-elle, jetant les morceaux a terre.
+
+Il tremblait comme un enfant qu'on vient de chatier. La breve douleur de ce cravachement, pourtant, lui fut chere, il chercha la caresse dans cette brutalite. Mais le regard de Maud, arrete sur lui, lui otait toute force... Il ramassa son chapeau d'un geste machinal.
+
+-- Va-t'en ! repeta Maud.
+
+Lentement, il remit son chapeau bossue, sali de terre. C'etait douloureux, affreux, cet ecroulement brusque de la dignite d'un homme sous l'imperieuse violence d'une femme, et le coeur de Maxime, a ce spectacle, se leva d'indignation. Lui, Suberceaux, ne voyait plus Maxime, ni l'endroit ou il etait; il ne voyait que Maud, et peu lui importait d'etre humilie. Il ne pensait que ceci: "Maud irritee... et la seule chance d'etre pardonne, obeir, obeir vite."
+
+-- Va-t'en !
+
+Il ne demanda plus rien; humblement, comme une bete battue, il partit, sans hate... Maud et Maxime le virent s'eloigner a pas lents; il ne se retourna pas, il ne regarda pas en arriere... Oui, c'etait navrant et horrible; Maxime en souffrit dans sa dignite d'homme pour l'homme qui partait ainsi fletri et battu par une femme, dans l'effroyable decheance ou s'effondrent tot ou tard ceux dont l'amour-debauche a lentement use la volonte, dissous le sens moral, derriere l'apparence facade d'ironie et d'insolence.
+
+Courbe, chancelant, meconnaissable, Maud et Maxime le virent disparaitre au coude de l'allee. Ils etaient seuls. Si Maxime eut jamais senti flechir son courage, son vouloir de ne pas abdiquer, l'exemple effrayant de Suberceaux l'eut ranime. Ralliant toutes ses energies, il se redressa et sa voix ne tremblait pas trop quand il prononca:
+
+-- C'est a mon tour de partir, n'est-ce pas ?
+
+Ils se regarderent un instant. Sans savoir quoi, ils sentaient bien qu'ils avaient encore quelque chose a se dire; qu'ils ne se quitteraient pas ainsi. Maud, sans doute, pensait: "Il depend de moi de le reprendre... Essayerai-je ?" Mais sur cette ame d'aventuriere heroique, point vulgaire, bien que devoyee, la vue de Suberceaux effondre et fuyant avait eu le meme contre-coup que sur Maxime. Le mensonge la degouta subitement.
+
+-- Ecoutez-moi, Maxime, dit-elle. Je ne veux vous dire qu'un seul mot. Je ne vous ai pas trompe: c'est cet homme qui a menti; je n'ai jamais ete sa maitresse. Vous me croirez, car j'ajoute qu'il m'a aimee, que je l'ai aime... que je l'aimais peut-etre encore hier. Donc, tout est fini, n'est-ce pas ? Je ne cherche pas a vous persuader, a vous retenir malgre vous.
+
+Il n'est point d'amant sincere qui n'eut, a ces paroles, entrevu la lueur d'une esperance.
+
+-- Alors, fit Maxime...
+
+Et ses yeux, des yeux d'amant toujours, d'amant passionne, imploraient une explication complete, rassurante.
+
+Pour la premiere fois peut-etre, Maud comprit le leurre de cette pretendue dignite personnelle qu'elle avait cru conserver parmi les compromis et les duperies. Il n'y avait pas moyen, l'eut-elle voulu, d'expliquer la verite a Maxime. Il eut fallu mentir, encore mentir.
+
+-- Ce qui s'est passe entre lui et moi, reprit-elle, dans un violent besoin de sincerite, de rachat devant soi-meme, non... ne me le demandez pas. Je ne puis pas vous le dire. Il vaut mieux pour vous que vous ne restiez pas ici, que vous ne pensiez plus a moi.
+
+L'horreur de la separation imminente fit palir Maxime. Une fois encore, il voulut esperer. Tous deux, lentement, s'etaient remis en marche vers le chateau:
+
+-- Maud, je ne suis venu dans votre vie que depuis bien peu de temps. Le passe ne m'appartient pas, je n'ai pas de droit sur lui. Puisque... Puisqu'_il_ a menti, pourquoi me defendre de penser a vous ?
+
+Elle le regarda, reprise d'hesitation, elle aussi... Ce fut une minute fatidique, le tranchant du destin dont parle le Tiresias de Sophocle. Maxime reprit:
+
+-- Si je vous aimais assez pour vous pardonner ?
+
+Ce mot de pardon rompit brusquement la treve; Maud fut decidee d'un coup.
+
+-- Je ne veux pas de pardon, repliqua-t-elle. Croyez-moi, Maxime, quittons-nous. Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous ai dit: "Partez !" a un moment ou, peut-etre, j'aurais pu vous ressaisir. Il ne faudra pas penser a moi haineusement. Vous me le promettez ?
+
+Maxime comprit, au serieux de ces paroles, que vraiment l'adieu etait formel, qu'il fallait se quitter.
+
+-- Je vous le promets, dit-il, la voix grave et troublee.
+
+-- Adieu !
+
+Et ce fut tout. Il la vit s'eloigner: la tache mauve s'estompa quelque temps a travers les pousses feuillues des taillis, puis s'effaca. Alors, alors seulement il comprit que son reve etait fini, que Maud etait perdue.
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+Une statue, pres de la, dans un enfoncement de l'allee, une Hebe de marbre versait dans sa coupe ronde une invisible liqueur; au pied de la statue, il y avait un banc. Maxime s'assit sur le banc et, le front sur ses mains, s'ecroula dans l'abime de cette idee fixe: "Maud est perdue... Maud n'existe plus !"
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+Maud n'existait plus: a sa place, il voyait maintenant, les ecailles tombees de ses yeux, une fille pareille aux autres filles de cet affreux monde, sans pudeur, sans croyances, ou elle vivait, et dont il l'avait mise a part, parce qu'il l'aimait. Le mot d'Hector le Tessier: demi-vierge ! lui traversa la memoire, et il sourit d'amertume. Elle aussi, l'idole, l'epouse choisie, une demi-vierge ! Car il comprenait tout, a present, prepare a la soudaine evidence par les longues angoisses des doutes anterieurs. Aimer une telle ame, desirer un corps ainsi pollue, non !... C'etait si impossible a cet etre simple et sain, qu'il n'eut pas meme l'idee de courir a cette maison, toute proche, ou elle s'en etait retournee, de la rejoindre, de la reprendre. Vraiment il ne l'aimait plus, il ne la voulait plus: elle pouvait appartenir a qui il lui plairait: la jalousie ni le desir ne le tourmenteraient plus... Sa souffrance, et elle etait l'agonie meme ! c'est que quelqu'un etait perdu irreparablement, etait mort; quelqu'un en qui il avait cru, qu'il avait adore. Elle etait morte, la fiancee, l'amante: il la pleurait comme une morte...
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+Et toute sa vie il la pleurerait.
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+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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+Le soir meme, Maud de Rouvre etait reinstallee a Paris. Sa resolution, comme toujours, avait ete prompte et definitive. Apres avoir quitte Maxime, elle avait regagne le chateau d'Armide, s'etait enfermee seule dans sa chambre et, la, avait considere les evenements comme un chef d'armee inspecte ce qui lui reste de troupes apres une defaite. Car pourquoi chercher de vaines dissimulations ? C'etait une defaite, la ruine d'esperances precieuses. Reconquerir Maxime, elle n'y songea meme pas. Si, pres d'elle, au moment de la perdre pour toujours, il avait pu hesiter une seconde, certes, maintenant, dans la solitude, il s'etait deja repris. "Il ne m'oubliera jamais, mais jamais il ne reviendra !" Jamais ! Ce mot epouvante tellement notre humanite que la rancune de Maud fut traversee de tristesse.
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+Maxime disparu, que faire de sa vie ? Recommencer la lutte pour le mariage ? C'etait possible. Seulement les chances de succes etaient largement entamees par l'echec present. "Vont-ils etre contents, ceux qui me guettent, Aaron, la Ucelli, et tous les petits claques qui paradaient a la maison !..." Elle eut un instant de lassitude decouragee a prevoir une nouvelle campagne pour le mariage, avec l'echec probable encore au bout de l'effort. "C'est donc impossible, maintenant, de se marier ?" Recommencer ! et comment ? Ou trouver l'argent pour continuer a depenser comme hier, ou trouver trois cents louis par mois ? Deja toute sa fortune personnelle etait mangee... La rentree a Paris, c'etait la banqueroute averee, l'assaut des fournisseurs que l'espoir du mariage riche avait fait patienter, la saisie...
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+"Oh ! cela... jamais !"
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+Alors, que faire ? Elle n'envisagea meme pas l'hypothese d'un mariage avec Suberceaux. La rancune avait trop exalte sa fierte pour laisser parler encore la voix du desir: et maintenant c'etait de lui, et non de Maxime, qu'elle souhaiter se venger. "Oui... lui faire du mal..." Elle voulait lui briser le coeur, pour le mal qu'elle avait souffert de sa trahison. Or -- elle y songea tout de suite -- la vengeance etait a sa portee, avec la solution immediate de tous les ennuis d'argent, avec l'avenir assure. "Maitresse d'Aaron..." Soit ! Dans cette lutte entre trois hommes, pour sa conquete, elle appartiendrait au plus tenace, au plus habile, a celui dont les lentes et sures machinations avaient dejoue, aneanti l'effort des deux autres. "Maitresse d'Aaron !" Elle prononca tout haut ces mots horribles, imaginant le desespoir de Julien s'il les entendait, et la joie de faire ainsi souffrir l'homme qu'elle accusait de sa decheance triompha de l'horreur inspiree par l'odieux amant qu'elle acceptait.
+
+Desormais, elle fut resolue. D'abord il fallait partir, rentrer a Paris pour quelques jours, presser le mariage de Jacqueline avec Lestrange, puis quitter la France, aller passer un mois ou deux a l'etranger avec Mme de Rouvre. On ne se fixerait de nouveau a Paris que sure de l'avenir, la vie restauree, rebatie a neuf.
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+"Il y aura quelques mauvaises annees... mais je saurai bien le tenir en bride, le juif !... Il est marie, mais on divorce. Et un jour, qui sait ? -- On ne chicane pas sur le passe d'une femme de banquier, quand elle a huit cent mille francs de rente."
+
+Elle sonna Betty:
+
+-- Faites les malles, Betty. Ce soir, nous couchons a Paris.
+
+Et comme, l'instant d'apres, Mme de Rouvre affolee, ne comprenant rien a cette revolution imprevue, tombait dans la chambre, pleine d'emoi et de questions, Maud repliqua brievement:
+
+-- Nous partons parce qu'il faut partir; entends-tu ? il le faut. Je t'expliquerai cela a Paris. Pour le moment, je n'en ai pas envie. Crois-moi sur parole. _Il le faut !_ Depeche-toi.
+
+-- Mais nos amis Le Tessier qui viennent diner ?...
+
+-- Ils verront bien que nous ne sommes pas la. D'ailleurs, je vais leur telegraphier.
+
+-- Mais Mme de Chantel et Jeanne ?
+
+-- Mme de Chantel et Jeanne ne viendront pas.
+
+Cela l'exasperait, cette serie d'interrogations et d'effarements, a mesure que la nouvelle du depart passait, dans la maison, d'une personne a une autre. Etiennette s'en apercut, ne questionna pas. Jacqueline dit seulement:
+
+-- Oh ! moi, ca ne m'etonne pas, j'attendais le coup. Ma malle est faite. Je campais !... Qu'est-ce que tu comptes faire a Paris ? demanda-t-elle a Maud, non sans ironie.
+
+-- Je ferai ce qui me conviendra, repliqua Maud.
+
+-- Naturellement. Je te prie seulement d'attendre que je sois la legitime epouse de Luc... Apres, c'est ton affaire.
+
+
+
+V
+
+
+"Elevee par une mere qui n'a cesse de vous donner l'exemple de la piete la plus sincere, ayant eu le bonheur de grandir pres du foyer, sans vous en eloigner jamais, sans autre compagne que votre soeur ainee, vous allez, ma fille, quitter ce foyer pour la premiere fois au bras de votre epoux; et certes, jamais le blanc vetement, le voile pudique, l'odorante couronne de l'epousee ne furent des symboles plus fideles de ce coeur d'enfant pure que vous apportez a votre epoux. Oh ! s'il est doux a l'ami de vous consacrer epouse, a cause de l'affection que je porte a votre famille, quelle joie pour le pasteur, mon enfant, de benir une union rappelant par la grace, la jeunesse, l'innocence de l'epousee, les mariages bibliques de Rebecca et de Ruth..."
+
+Ces paroles que le venerable Mgr Leverdet, eveque de Sfax, ancien ami de M. de Rouvre, laissait tomber doucement le long de sa barbe grise, Hector Le Tessier peut-etre etait le seul a en gouter la terrible saveur d'antinomie, parmi l'assistance nombreuse, elegante, mais point trop recueillie, qui emplissait la nef de Saint-Honore d'Eylau. Jacqueline de Rouvre, la mariee, Luc Lestrange, le marie, se tenaient toutefois comme il convient: elle, attenuant par une immobilite voulue des gestes et des traits sa mutinerie de gamine; lui, un peu nerveux, un peu plus pale que de coutume, mais nullement gene par ce decor d'eglise pour songer ardemment, fievreusement a la possession prochaine du petit etre troubleur et vicieux vetu de tulle et de satin, assis a cote de lui sur des velours rouges crepines d'or.
+
+Dans l'assistance, ou le Paris politique coudoyait le Paris feteur, la solennite du lieu, le caractere de la ceremonie, l'allocution meme de l'eveque celebrant n'empechaient ni les entretiens a voix basse, ni cette preoccupation de suivre les intrigues a travers tous les incidents de la vie qui est, pour le dilettante, un des amusements de l'amour a Paris.
+
+Comme en un bal, on s'etait groupe la suivant l'election des affinites. Le romancier Espiens avait accompagne la jolie Mme Duclerc, dont le mari, fidele a ses coutumes, demeurait invisible. Dora Calvell a peine entrait dans l'eglise et s'installait, chaperonnee par Mlle Sophie, que Valbelle quittait Hector Le Tessier pour la rejoindre et s'asseoir tranquillement derriere elle. Puis, tout de suite, lui penche sur le dossier du prie-Dieu, elle, sa jolie tete d'oiseau des iles demi-detournee, le petit livre de messe entre-clos devant ses levres, continuaient en public ce "flirt" insouciant qui faisait la joie ironique de leurs amis, flirt sans cesse aggrave depuis le jour ou Valbelle avait commence le portrait de Dora. Marthe de Reversier avait traine la son nouveau courtisan, un certain comte de Rothenhaus, Autrichien attache a de vagues ambassades, petit, chauve, les yeux brides, qui devait quelques succes de femmes a une superiorite extraordinaire au jeu du tennis, laquelle lui avait valu le surnom de "roi de Puteaux". Pale, immobile, ses larges yeux d'hysterie fixes sur le choeur, Madeleine de Reversier ne priait pas, ne parlait pas, ne remuait pas, mais regardait, regardait eperdument l'estrade ou s'erigeaient les sieges des epoux.
+
+Cependant l'eveque disait:
+
+"En maint endroit des Saintes Ecritures, Dieu a manifeste qu'il ne condamnait point, -- loin de la, -- qu'il favorisait, qu'il benissait l'amour reciproque des creatures, a condition qu'il demeurat lui-meme le but supreme de cet amour. L'epouse chretienne doit aimer en son epoux, mademoiselle, le representant immediat de son Createur..."
+
+"Voila un menage, pensa Hector, ou le Createur sera assez mal represente."
+
+Mais en ce moment, observant Juliette Avrezac, assez proche de lui, il la vit rougir, puis cacher son visage de ses doigts gantes. Il se retourna du cote ou il avait surpris le regard de la jeune fille: et la, debout a l'un des derniers rangs, parmi les chaises vides, il apercut Julien de Suberceaux. La meme impeccable elegance le revetait toujours: mais son front bleme et ravage, son masque emacie par la fievre, epouvantaient comme ces tristes visages de mourants qu'on entrevoit parfois derriere les vitres des hopitaux.
+
+"Que vient-il chercher ici ?" pensa Hector.
+
+Sans avoir interroge Maud sur les circonstances, Hector savait en somme ce qui s'etait passe. Le soir meme de la rupture, Maxime lui avait annonce, sans details, son depart pour Vezeris avec sa mere et sa soeur. Il avait temoigne son regret de quitter si brusquement ses amis; il avait fait promettre a Hector de venir le voir en Poitou dans le cours de l'ete. Aucune allusion a Maud; son nom meme n'avait pas ete prononce.
+
+Ce brusque depart avait eu un effet qu'Hector n'en attendait pas: il lui avait revele le vide ou le laissait l'absence de Jeanne. Les premiers jours, il avait fait l'ame sourde, pour ainsi dire, refusant l'evidence. Puis il s'etait gourmande: "C'est trop absurde, voyons. Je suis _bien sur_ que cette petite m'est indifferente, que je vais l'oublier." Huit jours, dix jours passerent ainsi, et ne chasserent pas l'irritante sensation d'isolement, de vacuite. "N'importe, pensait-il, il _faut_ que j'oublie." Il n'oubliait pas. Un soir, rentrant chez lui, enerve, mecontent de soi, il trouva une lettre d'une ecriture inconnue, que tout de suite il reconnut. Elle disait: "Je sais bien que je fais quelque chose de tres mal. Mais j'ai trop de chagrin, vraiment. Il faut que je sache si je dois entrer au couvent." Hector, au moment ou il recut la lettre, etait seul: il se prit a couvrir le papier de baisers, et les caracteres timides que la main de Jeanne y avait traces. Apres, il se railla. "Je suis bete comme un collegien. C'est idiot a mon age et avec l'experience que j'ai des jeunes filles !" Mais sa conscience protestait: "Non, celle-ci n'est point pareille aux autres, tu le sais bien. Tu es vraiment sa pensee unique. Elle n'a jamais aime, celle-la; elle n'a pas depense au hasard son coeur et son corps. Le mot de couvent qu'elle prononce n'est point une vaine parole: telle sera vraiment sa vie si tu ne la veux point..." Il ressentit pour elle une tendresse extreme. Puis, pardessus tout, la pensee que cette chere petite ame affectueuse souffrait en ce moment par sa faute lui fut insupportable. C'est la felure de l'egoisme moderne, cette peur un peu feminine de la souffrance d'autrui.
+
+Il ecrivit le soir meme a Maxime une lettre annoncant un voyage prochain a Vezeris. Il n'osai pas encore la demarche definitive. Mais, au fond il etait resolu. Il savait bien qu'il se marierait. Et voila pourquoi aujourd'hui, assistant au mariage d'une de celles qu'il avait baptisees les "demi-vierges", il etait frappe, seul peut-etre de tous les assistants, par l'effroyable contradiction des principes de ce mariage chretien -- auxquels il croyait, lui sceptique et dilettante -- et des moeurs de ce monde jouisseur ou il avait vecu.
+
+L'eveque a barbe grise, en ce moment, entamait l'eloge de l'epoux.
+
+"Vous, monsieur, vous appartenez a cette elite de jeunes hommes que la confiance des chefs de l'Etat investit d'une partie de leur autorite. Habitue au gouvernement des peuples, vous savez que le principe de leur felicite est dans le bon ordre du foyer, dans le respect de la saintete du mariage..."
+
+Ces paroles extraordinaires tombaient sur la foule indifferente, qui seulement commencait a trouver le discours bien long. Les conversations ne se genaient plus; des rires etouffes partirent du coin ou quelques amis s'etaient groupes autour de Valbelle et de Dora. Hector pensait: "Quelle comedie ! Lestrange, gouverneur des peuples ! C'est du meme ordre que l'innocence de Jacqueline et la saintete de leur union. Pourquoi cette hypocrisie officielle ? Pourquoi ? Pourquoi ce decor de mensonge ? Pourquoi ces fleurs qui signifient "integrite physique" sur le front de cette gamine vicieuse ? Pourquoi des promesses publique de fidelite entre gens bien resolus a prendre leur plaisir ou il se trouvera ? Pourquoi l'appareil venerable du mariage chretien autour de cette association moderne qui n'a plus aucun des caracteres specifiques qui furent la beaute du mariage chretien ?... Que vaut une societe ou les institutions et les moeurs ne peuvent s'atteler cote a cote que par de tels artifices ? Et combien de temps durera l'institution si les moeurs ne se reforment pas ?"
+
+L'eveque achevait son allocution en parlant de la posterite nombreuse qu'il souhaitait au jeune couple. Autre guitare, encore ! Elle etait bien resolue, la petite rousse vetue de blanc, il etait bien resolu, le deflorateur professionnel, a limiter leur posterite, apres l'avoir differee d'abord de quelques annees. Ils etaient resolus a cela, comme a s'offrir leur premier caprice de sens, comme a se quitter par la porte commode du divorce des qu'ils auraient cesse de se plaire. Fecondite, fidelite, indissolubilite, -- tout ce qui faisait naguere si haut et si noble le mariage, qu'en restait-il a cette union de deux etres egoistes, a la jeune fille savante, l'esprit pourri, les sens en eveil, a l'epoux dresse au mepris de la femme et de la famille ?
+
+Enfin le discours de l'eveque s'achevait dans des voeux de prosperite. Toute la liturgie symbolique evolua sous les yeux, cette fois attentifs, de l'assistance: on guetta le glissement de l'anneau autour du doigt, on fit silence pour entendre le "oui" des epoux... Et quand ces "oui" furent prononces, quand l'eveque eut dit le _Ego autem marito vos in Spiritu sancto_, cette foule sceptique ou athee eut tout de meme la sensation que maintenant une chose nouvelle, une mysterieuse alliance des ames etait realisee, que Lestrange et Jacqueline etaient "maries", -- obscure croyance au sacrement, tissee dans les ames par vingt siecles de christianisme.
+
+La distraction, l'inconvenance des entretiens, des rires, des frolements, recommencerent avec la messe et durerent autant qu'elle. La quete fut un pretexte a reflexions et a sourires comme une entree de premiers sujets sur une scene. Les deux garcons d'honneur etaient des attaches de cabinet, amis de Lestrange; les demoiselles d'honneur etaient Marthe de Reversier et Maud. Tandis que celle-ci passait de rang en rang, sa main trainant dans la main de son compagnon, les yeux naturellement se fixaient sur elle. Depuis son retour a Paris, elle n'avait rien dit a personne touchant la rupture de son mariage, et personne n'osait la questionner. "L'etonnante comedienne ! pensait Hector, la suivant des yeux. Si je ne le savais pertinemment, devinerais-je qu'elle est abandonnee, ruinee, condamnee aux pires expedients ?..." Elle passait, reine toujours, belle toujours a ce point qu'elle forcait l'admiration de ses pires ennemis, si emouvante que les hommes rougissaient en jetant leur offrande dans la bourse tendue... Hector l'observait... Elle arriva devant Julien de Suberceaux; l'offrande sonna dans la bourse: rien n'avait trahi l'emotion sur les traits de la queteuse; mais lui, l'instant d'apres, flechissait, tombait a genoux sur le prie-Dieu.
+
+Une voix dit, derriere Hector:
+
+-- J'ai fait le tour de l'eglise. Etiennette n'est pas la. L'as-tu apercue ?
+
+C'etait Paul Le Tessier. Il venait d'arriver et s'installait pres de son frere.
+
+-- Non, repliqua Hector. Je ne l'ai pas vue. On pourrait demander a Maud.
+
+-- Oui, tout a l'heure, a la sacristie. Ca va finir bientot, je suppose, cette fete de famille ?
+
+-- Dans cinq minutes... Mais la seance a la sacristie sera longue.
+
+Effectivement, le defile fut interminable. Un long couloir coude, fort obscur, conduisait a la petite piece, vraie sacristie de province, ou les nouveaux epoux, flanques de leurs parents, echangerent avec l'assistance des politesses et des embrassades. Pourtant, grace a l'obscurite du corridor, on prit patience. Les amies s'etaient vite rejoint; il y eut des isolements de couples dans l'angle des bahuts, des conversations a deux sur ce ton penche et murmurant qui est la langue du "flirt". Quelques-uns s'oubliaient tout a fait, traitant ce vestibule d'eglise comme une antichambre de bal, s'amusaient a des frolements dont la presse de la foule etait le pretexte. Rothenhaus contait a Marthe de Reversier, en presence de Mme Duclerc et de Juliette Avrezac, un bal de rapins, un bal "fin de siecle", auquel il avait assiste la nuit meme, et ou, entre autres divertissements, une fille nue avait ete promenee sur une sorte de pavois autour de la salle, puis avait mime sur la scene la danse du ventre...
+
+-- Tous les journaux en parlent ce matin, disait-il, les yeux luisants de cette polissonnerie gloutonne qu'ont les etrangers a Paris. Il parait que le parquet va s'en meler... Je suis joliment content d'avoir vu ca... C'etait _colossal !_
+
+Pres d'eux, Hector se tenait un peu a l'ecart, causant a voix basse avec Suberceaux. Valbelle, en compagnie de Paul Le Tessier, de Mme Avrezac et du docteur Krauss, lutinait Dora, voulait absolument lui faire dire ses idees sur le mariage.
+
+-- Oh ! moi, repliquait la petite, montrant l'email merveilleux de ses dents parmi des roucoulements de rire, je vous assure que je ne suis pas pressee. C'est si bon de dormir toute seule dans son lit !
+
+-- Eh bien ! disait Valbelle... Mais il y a d'autres systemes que le lit pour deux. Avez-vous lu _la Physiologie_ de Balzac ?
+
+-- Balzac ? Qu'est-ce que c'est que ca ?... Je suis sure que c'est encore un livre avec des gravures, comme celui que vous m'avez fait voir l'autre jour dans votre atelier. Vous savez, je ne veux plus regarder des affaires comme ca.
+
+L'ignorance prodigieuse de Dora divertissait inepuisablement ses amis. Valbelle donna des explications sur le chapitre de _la Physiologie du mariage_ auquel il avait fait allusion. Krauss, souriant dans sa barbe grise, proposa des inventions plus modernes; ils s'expliquait avec un accent americain prononce:
+
+-- C'est un systeme toute fait moderne... le lit qui se ouvre et s'approche a la volonte. Vous connaissez pas ? Nous avons en Amerique, beaucoup.
+
+-- Oh ! bien, gardez-les, repliqua Dora. Ca c'est trop quaker, par exemple, trop Armee du Salut. C'est comme ces chemises de nuit...
+
+Elle s'arreta subitement et, cette fois, rougit. Les auditeurs se regarderent en souriant.
+
+-- Avancons, dit le peintre en glissant sous son bras le bras rond de Dora, qui, un peu confuse, lui faisait des reproches:
+
+-- Vous vous moquez toujours de moi... Vous vous amusez a me faire dire des betises devant le monde. A la fin, je me facherai. Est-ce que c'est ma faute si je suis bete ?
+
+-- Voulez-vous que je vous dise ? repliquait Valbelle. Eh bien ! je ne vous aime jamais tant que quand vous en dites, des betises...
+
+-- Vrai ?
+
+Et les yeux noirs s'alanguissaient de chatterie amoureuse.
+
+-- Vrai. Ainsi, en ce moment, je vous adore. Et comme ils passaient sous la voute noire de la sacristie, il frola la nuque brune d'un baiser qui fit doucement gemir la petite creole.
+*
+*
+Maud, irritee par le ridicule bourgeois du defile, avait vite laisse sa soeur, sa mere, Lestrange et les parents, et s'etait refugiee dans une chapelle desaffectee, toute voisine, ou Aaron vint aussitot la rejoindre. Elle le recut avec une froide politesse. Lui, comme toujours, obsequieux, aplati, essayait des privautes que Maud repoussait dedaigneusement.
+
+Il balbutiait, de sa voix lippue:
+
+-- Bien heureux... de cette ceremonie... qui me permet d'esperer que j'aurai mon tour, bientot.
+
+Et comme le visage de Maud se contractait, il avoua son inquietude:
+
+-- Vous n'avez pas change d'avis, au moins ?
+
+Ses yeux luisaient de la plus vile convoitise.
+
+Maud repliqua:
+
+-- Je vous ai dit que j'acceptais le marche.
+
+Il baissa la tete sous ce mot. Puis, avec volubilite, assourdissant sa voix:
+
+-- Les dernieres traites ont ete reglees ce matin. Quant a l'hotel de la rue Alphonse de Neuville, j'ai signe le contrat d'achat. Vous pourrez vous y installer en rentrant.
+
+-- Eh bien ! repliqua Maud, c'est toujours dit. Nous partirons demain soir pour Spa, ma mere et moi; vous viendrez nous rejoindre dans une huitaine. Allez-vous-en, maintenant.
+
+Il obeit, et sortit, tout de suite redresse et arrogant, hors du regard de Maud. Il ne la vit pas, il ne l'entendit pas jeter a sa suite cette menace, poussee a ses levres par le degout et la colere:
+
+"Va, miserable ! c'est toi qui payeras la banqueroute de ma vie. Tu la payeras cher !"
+
+Elle se maitrisa aussitot, voyant entrer dans la chapelle Paul Le Tessier, qui la cherchait:
+
+-- Vous voulez des nouvelles d'Etiennette ? dit-elle.
+
+-- Oui... je ne la vois pas... je suis un peu inquiet. Elle n'est pas souffrante ?
+
+-- Non. Elle a recu une lettre ce matin, au moment ou nous nous disposions a sortir. Elle a du aller ou on la mandait.
+
+-- Une lettre de qui ?
+
+-- Ne soyez pas jaloux. Je ne puis vous dire de qui, je ne le sais pas. Mais c'est une femme.
+
+Le Tessier, rassure, lui baisa la main. Maud ne disait la verite qu'a demi. Etiennette avait bien recu ce matin une lettre pressante d'appel: mais cette lettre etait de Suzanne, qui se trouvait a Paris sans que sa soeur s'en doutat.
+
+Peu a peu, la sacristie s'etait videe; Mme de Rouvre, Jacqueline et Lestrange rejoignirent Maud.
+
+-- Ouf ! fit la mariee... Quelle corvee... S'il en fallait tant pour tromper son mari, il n'y aurait guere de femmes infideles.
+
+Hector Le Tessier s'approcha discretement de Maud:
+
+-- _Il_ veut vous parler, lui dit-il a l'oreille.
+
+Elle devint pale, d'une paleur de colere, point de peur:
+
+-- Qui, _il_ ? Julien ?
+
+-- Julien... Il vous suivra jusque chez vous, si vous ne lui accordez pas un instant d'entretien. Je me permets de vous conseiller de lui parler ici... il n'y a pour ainsi dire plus personne... Tandis qu'au lunch... Il vous attend a l'entree du corridor.
+
+-- Bien, j'y vais.
+
+Elle le rencontra au seuil du corridor demi-obscur.
+
+-- Maud... je veux vous revoir... je le veux, il le faut. Voyez... j'ai tant souffert ! Je vous aime tant.
+
+Il avait la voix brisee, et ses dents claquaient de misere.
+
+-- Ecoute, repliqua Maud, et elle le regardait bien en face. Je ne serai plus a toi, jamais, jamais, parce que tu as manque a ta parole et que tu as ete lache. Cela, d'abord. Et, dans huit jours, je serai la maitresse d'un homme. Tu as entendu ? Maintenant, va-t-en !
+
+Il supplia:
+
+-- Maud... je vais me tuer... Je te jure que si tu me renvoies je vais me tuer.
+
+Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de cette voix basse, comme sortie du coeur, dont elle lui disait naguere: "Je t'aime," -- avant de refermer entre eux la porte de la sacristie, elle lui repondit:
+
+-- Eh bien ! tue-toi !
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+L'heure d'apres, on lunchait dans le hall de l'avenue Kleber, pare de verdures. Un orchestre de guitaristes espagnols faisait jaillir des airs de danses, derriere le paravent de feuillage; des couples dansaient, en toilette de ville. On n'avait pu retenir Paul Le Tessier, qui tout de suite avait couru rue de Berne a la recherche d'Etiennette. Mais Hector etait la; isole dans l'encadrement d'une fenetre, il regardait s'agiter sous la franche lumiere que versaient largement les vitrages les acteurs de tous ces drames d'intrigue intime, tant de fois observes deja. Et, silencieux, ne se melant plus aux groupes, il reflechissait; des gouttes d'amertume se melaient au miel de son espoir.
+
+"Dire que j'ai aime ce monde, que j'ai goute l'esprit de ces hommes, que j'ai souhaite ces femmes..."
+
+Vingt ans ! les premiers bals, l'emoi de mystere que lui avait cause la Parisienne, l'admiration stupefaite et timide devant les beautes classees et les gens celebres ! Puis l'habitude, le desenchantement venaient avec les annees, avec tant de bals, de soirees, de premieres, ou il s'etait imbibe de la meme atmosphere. "Et maintenant, je vois que tout cela tient dans la main, l'esprit des hommes, la beaute des femmes, tout cela n'est guere, et le temps qu'on passe avec eux est perdu." Pareil a ces jeunes hommes, il avait cherche le trouble des sens dans les regards des femmes, dans les yeux clairs des jeunes filles. "Oh ! comme j'en ai assez, de tout cela... Vrai, il n'y en a pas une pour qui je ferais un pas !" Le spectacle meme de ce monde brillant et vicieux ne le divertissait plus. Que Dora passat ses apres-midi chez un peintre, que Juliette Avrezac courut aux bras de Suberceaux, que les petites Reversier et tant d'autres quetassent dans la societe des hommes des enervements steriles, il ne lui importait guere ! Si la chute d'une vierge, provoquee par la passion, est un drame d'ame vraiment poignant, les amusements libertins de ces petites jouisseuses ne se haussaient pas beaucoup au-dessus du vaudeville. "Celle qui vraiment etait une ame, Maud, notre beau sphinx, renonce a son enigme, et la prostitution la guette, _comme les autres !_" Oui, la prostitution. C'etait elle diversement deguisee, qui guettait les demi-vierges a un tournant de la vie. Avant ou apres le mariage, pis-aller de la delaissee, revanche de la mal mariee... mais presque infailliblement. La force des choses apparaissait a Hector dans un mecanisme simple, inevitable. "Car si l'abnegation commandee par l'Eglise, et naturellement enclose dans la tendresse sincere des femmes, n'est pas la loi du rapprochement des sexes, celui-ci aboutira a l'antinomie de l'affection et des interets, de l'argent et de l'amour, et cette antinomie, seule la prostitution peut la resoudre."
+
+Un amer degout lui monta, suscite par ces pensees... L'orchestre avait beau eparpiller la gaiete sautillante des _peteneras_, et les femmes sourire, et les hommes les entrainer dans le tourbillon des danses: sous ces verdures, ces fleurs, ces parures, lentement transparaissait a ses yeux la pierre du sepulcre ou lentement, insoucieusement, descendait cette societe pourrie, condamnee a mort pour avoir tari la source de l'amour humain qui est l'innocence des vierges, et tue le mariage en supprimant le jeune fille. "Oui, ce monde est pourri, l'odeur de la prostitution s'en exhale: _jam foetet_." Et voici que l'envie vint subitement a Hector de s'enfuir, de quitter ce monde pour n'y plus revenir, heureux de n'en point emporter la poussiere aux semelles de ses souliers. Du meme coup, il entrevit l'asile, la terre de Chaldee: un coin de province, le plus mysterieux, le plus secret, ou, pleine de lui, qui maintenant s'en jugeait indigne, une ame chaste de vraie jeune fille attendait qu'il voulait bien l'aimer.
+
+Sans prendre conge de personne, comme on se sauve d'une salle de theatre menacee par l'incendie, il sortit. Il descendit l'escalier de cette maison de l'avenue Kleber, bien des fois gravi avec sa gaiete souriante de sceptique feminisant. Il pensait:
+
+"Voila des marches que je ne remonterai jamais."
+
+
+Lui parti, la fete continua quelque temps encore. Elle s'achevait, reduite aux danses de quelques enrages, quand on vint appeler Maud, qui conversait avec le romancier Espiens.
+
+-- Mlle Etiennette demande Mademoiselle.
+
+Maud la rejoignit dans la chambre ou elle habitait, pres d'elle, depuis leur retour de Chamblais. Tout de suite, Etiennette s'abattit sur la poitrine de son amie:
+
+-- Oh ! cherie !... cherie !... Comme j'ai du chagrin !
+
+Maud l'assit sur ses genoux, la caressa, la baisa de son mieux. Elle l'aimait, cette compagne jolie, saine d'ame, elle l'aimait avec un peu d'envie pour sa sante meme, un peu de nostalgie de l'absolue integrite physique qu'elle avait su garder.
+
+-- Qu'est-ce qu'il y a, mignonne ? Suzanne est malade ?
+
+-- Oh ! non... non ! Pis que ca !...
+
+Parmi ses larmes, elle raconta l'histoire lamentable et grotesque a la fois: le bal-orgie de la veille, la fille grisee, montree nue, palpee par cinq cents hommes en folie, et la plainte portee le lendemain, et l'arrestation, et le scandale deja, dans les feuilles du boulevard.
+
+-- Tiens, regarde, fit-elle en montrant un journal. Tout a la fois... Ma soeur, ma mere... et meme mon pere.
+
+Un reporter diligent contait, en effet, des anecdotes sur le passe de Suzon, nommait Mathilde Duroy, designait sous des initiales transparentes feu le depute Asquin.
+
+-- Mais toi, murmura Maud sincerement compatissante, on ne te nomme pas ?
+
+-- Qu'est-ce que cela fait ? Moi, tu comprends, je n'interesse personne. Mon cher reve n'en est pas moins par terre. Pauvre Paul !
+
+Elle etait sincere. Son pire chagrin, c'etait la souffrance de l'homme qui l'aimait.
+
+Maud chercha l'offrande d'une consolation:
+
+-- Paul t'aime trop pour etre influence par des evenements dont tu n'es pas responsable.
+
+-- Lui ? Pauvre ami ! je sais bien qu'il ne m'en aimera pas moins. Notre mariage est tout de meme impossible. Paul y consentirait que je ne le voudrais pas, moi. Pense ! Quel parti ses ennemis politiques tireraient de l'affaire ! Nuire a Paul ! Oh ! cela, jamais.
+
+Maud ne trouvait pas d'objection. Elle dit seulement:
+
+-- Que vas-tu faire ?
+
+-- Je vais retourner rue de Berne, toute seule, que veux-tu ? et je travaillerai.
+
+-- Voyons ! fit Maud haussant les epaules, tout cela est tres ennuyeux, certes; mais ce n'est pas une raison pour ne pas revoir Paul, qui t'aime, que tu aimes. Vous avez fait ce que vous pouviez, l'un et l'autre, pour vous marier. Franchement, puisque vous en etes empeches par des evenements ou il n'y a point de votre faute, vous seriez trop niais de ne pas passer outre. Laissons faire le temps. Tout s'oublie... Un jour viendra ou Paul laissera ses fonctions officielles, le Senat et la Banque, il me l'a dit bien des fois. Vous vous marierez alors. Mais jusque-la, aimez-vous !
+Sec.
+Etiennette secouait la tete obstinement:
+
+-- Non. Ce que tu dis est tres raisonnable, c'est meme tout ce qui me reste d'espoir; je crois bien que Paul m'epousera lorsqu'il aura resigne ses fonctions, et alors, moi, je consentirai. Mais jusque-la, je ne veux pas, non, je ne veux pas etre sa maitresse... C'est absurde, c'est niais, c'est tout ce qu'il te plaira. Je ne veux pas, je ne peux pas; je sens que la minute d'apres je ne l'aimerais plus, et que je serais malheureuse.
+
+Elles resterent quelque temps sans rien dire... Qui des deux avait raison ? Elles ne savaient plus, la conscience desorientee, dociles simplement a l'impulsion de leur temperament.
+
+-- Et comment vivras-tu, pauvre aimee ? demanda Maud.
+
+Etiennette sourit, des larmes encore aux paupieres:
+
+-- Je jouerai de la guitare dans les salons... Te rappelles-tu, en fevrier, quand je venais te demander ta protection ? Quatre mois passes, seulement, et que d'evenements depuis, que de changements dans nos vies !...
+
+Elles retomberent dans les bras l'une de l'autre, a ce rappel de leur amitie renouee. Pour la premiere fois peut-etre, dans l'etreinte de cette bonne et saine tendresse qui lui demeurait seule du passe, au seuil de l'horrible vie qu'elle adoptait, Maud mela ses larmes aux larmes d'Etiennette Duroy.
+*
+*
+*
+*
+_28 mai, 4 heures_.
+
+"Maud, je t'obeis. Je vais me tuer. Aussi bien, ma resolution est prise depuis le jour ou tu m'as si rudement congedie, a Chamblais. Si j'ai tarde a l'executer, ce n'est pas que j'aie eu peur de la mort, ni meme que j'aie espere te flechir. Mais je voudrais te revoir, Maud... et quand j'ai compris que tu ne voulais plus m'accueillir, j'ai attendu l'occasion du mariage de Jacqueline pour te revoir quand meme, pour te parler.
+
+"Ne me garde pas rancune pour cette violence que je t'ai faite ! J'ai tant souffert depuis un mois ! j'ai tant souffert par toi... et je ne t'en veux pas. Je t'appartiendrai encore au moment ou je sentirai sur ma tempe le froid du revolver, comme je t'ai appartenu depuis le moment ou je t'ai rencontree. Vois-tu, juste avant de mourir, j'apercois clairement la verite qui se cachait de moi en pleine vie: je n'etais point fait pour les luttes ou tu voulais m'entrainer. Tout ce que j'ai cru vaincre et chasser de moi me revient a present et me ressaisit. J'etais fait pour t'aimer de tout mon coeur, fidelement, toujours.
+
+"Tu ne veux plus de moi; je gene ta vie; eh bien ! pardonne-moi: je laisse ta route libre. Je ne te demande pas de me regretter, de me pleurer: pense seulement a moi avec amitie, plus tard, pour prix de ma prompte obeissance au dernier ordre que j'ai recu de toi. Je ne te demande pas de m'aimer au dela de la mort: je sais que tu ne m'aimes plus. Je te supplie seulement de ne pas effacer de ta memoire que tu m'as aime. Je t'en supplie, rappelle-toi parfois, sans mauvaise rancune... Vois, je pars tout simplement, et j'ai tant souffert !
+
+"Moi, le temps ou tu m'as aime fut a ce point toute ma vie et me comble le coeur si parfaitement que je ne m'irrite pas contre la Providence. Malgre mon agonie presente, je sais bien que j'aurai eu la vie plus belle, plus enviable. Maud cherie !... Rien n'effacera cela: tu m'as fait, a des minutes rares, l'abandon de toi-meme, et tu as connu l'amour par moi ! Rien n'effacera cela; je me le redis a toute heure, et chaque fois cela me parait si merveilleux et si adorable, que j'oublie de souffrir.
+
+"Mais quand je pense que demain tu seras a un autre, qu'un autre te regardera et te touchera, la douleur d'une balle dans la tempe me semble aussitot desirable. Voila pourquoi je veux mourir, et j'embrasse la mort ardemment, malgre l'horreur de l'inconnu qui est au dela. Car cet au-dela, j'y crois, Maud: la croyance m'en est revenue avec tant d'autres, dans le bouleversement de ces temps-ci. Et j'y puisse le courage de te dire: nous nous sommes trompes, nous avons fait le mal, nous avons agi contre notre conscience. Nous avons merite d'etre punis. Je demande que la punition me frappe seul !
+
+"Adieu, mon cher sphinx, cruel et bienfaisant: je meurs tout a toi... A l'heure ou je me tuerai, tout a l'heure, je penserai a tes levres, a tes yeux, a l'odeur de tes cheveux et de tes bras, et je mourrai a toi, parmi toi, tout en toi. Je t'aime, je t'aime, je t'aime."
+
+"JULIEN."
+
+
+
+VI
+
+
+L'automne commencait, de cette meme annee 1893, quand Paul Le Tessier se rendit a Vezeris, mande par son frere pour y solliciter en son nom la main de Jeanne de Chantel. Hector etait lui-meme a Vezeris: c'etait, depuis les evenements du dernier printemps, le second sejour qu'il y faisait.
+
+Paul arriva le matin, par un jour clair de septembre. On achevait les vendanges; a chaque tournant de route on croisait des chariots charges de "comportes" pleines, traines par deux boeufs conjuges.
+
+Le domaine de Vezeris etend ses amples dependances entre le village de ce nom, la riviere de la Vienne et les coteaux d'un petit affluent de cette riviere, qui traverse le parc du chateau. Celui-ci est une construction Louis XIII a deux etages, entourant une veste cour, ou donne acces une porte plus ancienne, lourde comme une arche. L'habitation est en face, non sans allure avec ses toits d'ardoise largement debordants, son perron en trapeze, les baies a meneaux de la facade. A droite et a gauche sont les communs et les ecuries.
+
+Le senateur fur recu par Mme de Chantel dans le grand salon du rez-de-chaussee. Sous les hauts plafonds gris et blancs, parmi les images d'ancetre authentiques, elle apparaissait vraiment dans son cadre, avec la grace singuliere et l'autorite que donne une longue ascendance d'aristocratie. Les deuils faisaient treve: elle et Jeanne egayaient leur ajustement de quelques rubans, de quelques dentelles claires. Jeanne avait rapporte de Paris et, depuis, continue sous les conseils d'Hector les traditions d'un gout plus moderne, -- mais avec assez de mesure pour ne pas alterer ce que son fiance appelait en souriant "son type de petite Vendeenne". Quant a Maxime, sa figure avait peu change. Ses cheveux grisonnaient a peine, et l'on n'aurait su dire pourquoi il semblait plus vieux de dix annees: a l'expression des yeux, peut-etre, des levres, de ces plis du visage qui traduisent malgre nous, par leur orientation et leur profondeur, le sillon creuse par le chagrin.
+
+Des que le dejeuner fut termine, on partit a pied pour visiter la propriete. Mme de Chantel resta a la maison, mais Jeanne accompagnait les trois hommes. Vetue d'un costume de drap brun qui moulait sa taille etroite, coiffee d'un de ces petits chapeaux de paille a fond de toile ciree qui furent a la mode cette annee-la, elle partait en avant, avec Maxime. Paul dit a son frere:
+
+-- Elle a joliment embelli. L'as-tu transformee aussi au moral ?
+
+-- Non, fit Hector en souriant. Je m'en garderai bien. C'est toujours la chere petite oie blanche qui m'a pris le coeur... avec un peu plus d'art pour arrange son plumage et un peu plus de passion, voila tout. Et toi, mon pauvre ami, comment vont tes tendresses ?
+
+Paul secoua tristement la tete:
+
+-- Rien de nouveau... Une enfant butee a sa resistance... Rien ne peut l'en detourner. Insister ? je n'ose meme pas trop, elle finirait par ne plus me recevoir. Oui, mon cher vieux. A quarante ans, je suis un homme qui tous les jours passe une heure ou deux avec une fille adorable qu'il aime, et qui l'aime, et dont il n'a jamais baise que les joues et le front.
+
+-- L'affaire de Suzanne est finie, pourtant, on n'en parle plus.
+
+-- Elle est finie !... par l'hopital ou cette malheureuse acheve de mourir.
+
+Hector lui prit le bras et le serra affectueusement:
+
+-- Aie confiance en l'avenir, va. Tout passe, tous s'oublie. Un jour, tu sauras gre a cette chere petite Etiennette de t'avoir resiste pour te donner une femme intacte, pour que ton mariage avec elle soit vraiment une date, ait vraiment un sens. Oh ! tu sais bien que je ne suis pas plus que toi entiche de respect convenu pour des institutions sociales que le temps modifie ou abolit. Mais, durant les annees de transformation, les sages doivent se reserver un abri dans la morale traditionnelle. Les imprudents seuls demenagent sans avoir arrete leur nouveau gite.
+
+Jeanne et Maxime avaient atteint une sorte de monticule boise, et la, attendaient leurs hotes. Quand ils furent tout proches, elle dit a Hector:
+
+-- Montrez ceci en detail a M. Paul, afin qu'il aime mon pays.
+
+Et ses yeux, illumines de cette flamme incomparable qui est l'innocence amoureuse, disaient a Hector: "C'est a votre acquiescement que je tiens; de vous, mon seul maitre, je veux que mon pays soit aime."
+
+Le site qu'ils avaient a leurs pieds, c'etait un horizon de vaste plaines et de faibles coteaux, special au Poitou, dont le charme paisible ne se ressent qu'a la longue. Maxime le detaillait a Paul :
+
+-- La riviere qui borde si joliment le coteau, tourne a angle droit devant ce petit village feuillu et riant: c'est un modeste affluent de la Vienne; il traverse le cote sud de notre propriete apres ce coude. Et le petit village riant est un village historique, ravage par la guerre et les sieges anglais, par les luttes du protestantisme. Je ne sais pourquoi, son nom n'est pas glorieux, cependant. C'est Azay-la-Bataille. Nous les visiterons.
+
+-- Reste-t-il des debris des vieilles defenses ? demanda Paul.
+
+-- Vous verrez... De grosses pierres meconnaissables. On ne sait plus.
+
+Il parlait avec serenite, sans joie, sans gaiete, ne riant jamais, rentre dans sa vie avec une telle volonte de silence sur le passe, qu'elle imposait la discretion a ceux memes de sa famille. Jeanne, repartie en avant avec Paul Le Tessier, le lui avouait ingenument; ni elle ni sa mere n'avaient ose l'interroger, ni meme lui faire entendre qu'elles devinaient les causes de son grand chagrin.
+
+-- Nous avons quitte Paris desesperees; Maxime ne nous expliquait rien. C'est notre chef de famille, n'est-il pas vrai ? Il nous a commande de rentrer a Vezeris, nous lui avons obei. Oh ! nous avons passe de tristes moments... Comment cette femme a-t-elle pu faire souffrir un homme tel que Maxime, et qui l'aimait tant !
+
+Apres un silence, elle demanda:
+
+-- Est-ce qu'_elle_ est mariee ?...
+
+-- Non, repliqua Le Tessier... Peut-etre un jour se mariera-t-elle. Mais pour le moment, elle est absente de Paris et elle n'est plus de la societe. Il ne faut plus parler d'elle.
+
+-- Ah ! fit Jeanne, sans rougir, car elle n'avait pas nettement compris.
+
+Pourtant, ayant reflechi quelques instants, elle ajouta:
+
+-- Pauvre femme !
+
+Ils atteignaient le village d'Azay. C'etait l'heure du repos meridien des hommes et des femmes qui avaient travaille a la vendange. Ils revenaient par bandes joyeuses, le sang de la vigne aux levres, en cette griserie particuliere ou la cueillette du raisin met les paysans.
+
+Maxime, triste et paisible, contait l'histoire de l'endroit:
+
+-- Ces grosses pierres sont tout ce qui demeure du chateau. La legende conte que mille hommes furent brules avec le donjon... Aujourd'hui, vous le voyez, il pousse des legumes autour de ces vestiges. Meme la terre y est meilleure, peut-etre a cause de l'effroyable charnier qui l'a fertilisee.
+
+Un paysan passait, tres vieux, la taille deviee par le travail du sillon, la face embrasee de soleil. Maxime l'appela:
+
+-- N'est-ce pas, pere Laurent, que la terre est bonne par ici, autour du chateau ?
+
+-- Oh ! ben oui, m'sieu le comte, fit l'homme, ben meilleure. A cause de la bataille, sans doute, qu'y a eu la, aut'fois, _devant la Revolution_.
+
+Il regardait d'un oeil envieux cette terre grasse et riche, enrichie, engraissee par du sang. La vaste etendue qui avait ete le theatre de ces tueries legendaires s'apaisait, retournee par la force des choses, par le voeu immanent de la nature, aux besognes regulieres de l'annee, aux semailles et aux recoltes, aux bles d'ambre, aux vignes pourprees; -- le petit village, une fois traverse par la guerre, rentrait d'annee en annee plus avant dans la tradition sans histoire, dans la vie qui n'a pas de nom.
+
+Jeanne souriait a cette terre feconde, a ce soleil, a l'avenir, oubliant dans l'egoisme de son propre bonheur, et les recentes miseres de ceux qu'elle aimait et le passe tragique du pays natal.
+
+Mais Paul et Hector, observant Maxime qui ne parlait plus, isole par son reve, devinerent ce reve: un instant, leur coeur fraternel battit a l'unisson du sien... Pourquoi, sur l'ame humaine devastee, la vie ne fait-elle pas repousser aussi, par une infaillible loi, l'espoir, l'amour, les nouvelles moissons ?
+
+_La Roche, 1893-1894_.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Demi-Vierges, by Marcel Prevost
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEMI-VIERGES ***
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
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+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
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+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
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+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
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+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
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+new filenames and etext numbers.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
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+search system you may utilize the following addresses and just
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+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
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+
+
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Binary files differ