diff options
Diffstat (limited to '11714-h')
| -rw-r--r-- | 11714-h/11714-h.htm | 4693 |
1 files changed, 4693 insertions, 0 deletions
diff --git a/11714-h/11714-h.htm b/11714-h/11714-h.htm new file mode 100644 index 0000000..487ddf4 --- /dev/null +++ b/11714-h/11714-h.htm @@ -0,0 +1,4693 @@ +<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content= + "text/html; charset=UTF-8"> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Contes de la Bécasse, by Guy De Maupassant. + </title> + <style type="text/css"> + <!-- + P { text-indent: 1em; + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + font-size: 1.25em;} + P.contents { text-align: center; text-size; 1.75em; text-weight: lighter; text-indent: 0em;} + P.dedic {text-align: center; font-size: 1.5em; font-style: italic; margin-top: -1em; margin-bottom: 2em; text-indent: 0em;} + + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { text-align: center; } + HR { width: 65%; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;} + HR.small { width: 45%; margin-top: .75em; margin-bottom: .75em;} + BODY {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + .parthead { text-align: center; font-size: 1.75em; font-weight: bold; + margin-top: 5em; margin-bottom: 2em; } + .chaphead { text-align: center; font-size: 1.5em; font-weight: bold; + margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; } + A { color: #777777; text-decoration: none } + // --> + </style> + </head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div> + +<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1> +<br> + +<h1>CONTES DE LA BÉCASSE</h1> +<br> +<br> +<br> + +<h2>SEIZIÈME ÉDITION</h2> +<br> +<br> + +<h2>PARIS</h2> + +<h2>1894</h2> + + +<hr> +<h2 class="chaphead">TABLE</h2> + +<p class="contents"><a href="#LA_BECASSE"><b>La Bécasse</b></a><br> +<a href="#CE_COCHON_DE_MORIN"><b>Ce cochon de Morin</b></a><br> +<a href="#LA_FOLLE"><b>La Folle</b></a><br> +<a href="#PIERROT"><b>Pierrot</b></a><br> +<a href="#MENUET"><b>Menuet</b></a><br> +<a href="#LA_PEUR"><b>La Peur</b></a><br> +<a href="#FARCE_NORMANDE"><b>Farce normande</b></a><br> +<a href="#LES_SABOTS"><b>Les Sabots</b></a><br> +<a href="#LA_REMPAILLEUSE"><b>La Rempailleuse</b></a><br> +<a href="#EN_MER"><b>En mer</b></a><br> +<a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a><br> +<a href="#LE_TESTAMENT"><b>Le Testament</b></a><br> +<a href="#AUX_CHAMPS"><b>Aux Champs</b></a><br> +<a href="#UN_COQ_CHANTA"><b>Un Coq chanta</b></a><br> +<a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a><br> +<a href="#SAINT-ANTOINE"><b>Saint-Antoine</b></a><br> +<a href="#L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"><b>L'Aventure de Walter Schnaffs</b></a></p> + + + +<hr> +<a name="LA_BECASSE"></a><h2 class="parthead">LA BÉCASSE</h2> +<br> + +<p>Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des +chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie +des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer +des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.</p> + +<p>Le reste du temps il lisait.</p> + +<p>C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de +l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son +entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait :</p> + +<p> — Eh bien, quoi de nouveau ?</p> + +<p>Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.</p> + +<p>Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché +dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles +irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.</p> + +<p>Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand +il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait +alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaieté :</p> + +<p> — Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ?</p> + +<p>Et Joseph répondait invariablement :</p> + +<p> — Oh ! monsieur le baron ne les manque pas.</p> + +<p>A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les +comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le récit fidèle de sa journée.</p> + +<p>Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.</p> + +<p>C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait +l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque +année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononçait :</p> + +<p> — J'entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix +pas. J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept !</p> + +<p>Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.</p> + +<p>Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte +de la Bécasse ».</p> + +<p>Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie +recommençait à chaque dîner.</p> + +<p>Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +têtes.</p> + +<p>Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiété de l'attente.</p> + +<p>Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une +épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en +équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et +plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière +de tourniquet.</p> + +<p>Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :</p> + +<p> — Une, — deux, — trois.</p> + +<p>Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.</p> + +<p>Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu +devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher +ses voisins.</p> + +<p>Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait +le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir.</p> + +<p>Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.</p> + +<p>Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les déshérités.</p> + +<p>Voici quelques-uns de ces récits :</p> + + + + + +<hr> +<a name="CE_COCHON_DE_MORIN"></a><h2 class="parthead">CE COCHON DE MORIN</h2> +<p class="dedic">A M. Oudinot.</p> + + +<h2 class="chaphead">I</h2> + +<p>« Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitât de « cochon » ?</p> + +<p>Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. +« Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle ? »</p> + +<p>J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commença son récit.</p> + +<p>« Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle ?</p> + +<p> — « Oui, parfaitement.</p> + +<p> — « Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules +grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à +quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le cœur encore tout secoué, +l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous +chatouillent les lèvres.</p> + +<p>Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, +murmura : « Bigre, la belle personne ! »</p> + +<p>Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours.</p> + +<p>Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla ; le +train partit. Ils étaient seuls.</p> + +<p>Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans ; +elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour +dormir.</p> + +<p>Morin se demandait : « Qui est-ce ? » Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait : « On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui +sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être +d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait : « De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace. » Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic. +Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes ! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux... »</p> + +<p>Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.</p> + +<p>Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l'esprit sens +dessus dessous.</p> + +<p>La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse.</p> + +<p>Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien +une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire : « Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, +d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.</p> + +<p>« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ? Et vous demeurez comme +ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot. »</p> + +<p>Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à rire ; et +il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa : « Tant pis, je +risque tout » ; et brusquement, sans crier « gare », il s'avança, les mains +tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il +l'embrassa.</p> + +<p>D'un bond elle fut debout criant : « Au secours », hurlant d'épouvante. Et +elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se +précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant : « Madame... +oh !... madame. »</p> + +<p>Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent +aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant : « Cet homme a voulu... a voulu... me... me... » Et elle +s'évanouit.</p> + +<p>On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.</p> + +<p>Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa +déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.</p> + + + +<h2 class="chaphead">II</h2> + +<p>J'étais alors rédacteur en chef du <i>Fanal des Charentes</i> ; et je voyais +Morin, chaque soir, au Café du commerce.</p> + +<p>Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ça. »</p> + +<p>Il pleurait ; sa femme l'avait battu ; et il voyait son commerce ruiné, +son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.</p> + +<p>Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.</p> + +<p>J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauzé.</p> + +<p>Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire +si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir.</p> + +<p>Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure : « Vous venez voir ce cochon de Morin ? Tenez, le voilà, le +coco ! »</p> + +<p>Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation ; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +était délicate ; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +répéter : « Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même. +Je te le jure ! »</p> + +<p>Je répondis : « C'est égal, tu n'es qu'un cochon. » Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.</p> + +<p>Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition +qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans +l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.</p> + +<p>Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle +assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commence à +comprendre Morin. »</p> + +<p>L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du <i>Fanal</i>, un fervent +coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les +deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille : « Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>La nièce s'était éloignée ; et j'abordai la question délicate. J'agitai +le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation inévitable que +subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire ; car on +ne croirait jamais à un simple baiser.</p> + +<p>Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa +un cri de triomphe : « Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et, quand ma +femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons. »</p> + +<p>Rivet résistait ; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +décida ; et nous acceptâmes l'invitation.</p> + +<p>L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade +dans sa propriété en proclamant : « A ce soir les affaires sérieuses. »</p> + +<p>Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai +bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était +vraiment charmante, charmante !</p> + +<p>Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure +pour tâcher de m'en faire une alliée.</p> + +<p>Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle m'écoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.</p> + +<p>Je lui disais : « Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce +polisson sans appeler les employés ; et de changer simplement de +voiture. »</p> + +<p>Elle se mit à rire. « C'est vrai ce que vous dites ! mais que voulez-vous ? +J'ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir +compris la situation, j'ai bien regretté mes cris ; mais il était trop +tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce +qu'il me voulait. »</p> + +<p>Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me +disais : « Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompé.</p> + +<p>Je repris, en badinant : « Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de +l'embrasser. »</p> + +<p>Elle rit plus fort, toutes les dents au vent : « Entre le désir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect. »</p> + +<p>La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement : « Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant ; qu'est-ce que vous +feriez ? »</p> + +<p>Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement : « Oh, vous, ce n'est pas la même chose. »</p> + +<p>Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province « le beau Labarbe ». J'avais trente ans, +alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ? »</p> + +<p>Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce que vous n'êtes pas +aussi bête que lui. » Puis elle ajouta, en me regardant en dessous : « Ni +aussi laid. »</p> + +<p>Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais +planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. +Puis elle dit : « Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-là. »</p> + +<p>Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh ! mademoiselle, quant à +moi, si j'ai un désir au cœur, c'est de passer devant un tribunal pour +la même cause que Morin. »</p> + +<p>Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? » Je la regardai au fond des yeux +sérieusement. « Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui +soient ; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir +vue : « Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de même. »</p> + +<p>Elle se remit à rire de tout son cœur.</p> + +<p>« Êtes-vous drôle ? » Elle n'avait pas fini le mot « <i>drôle</i> » que je la +tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait +toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.</p> + +<p>A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté. »</p> + +<p>Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessée ; j'ai été brutal ! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez ?... » Je cherchais vainement une excuse.</p> + +<p>Elle prononça, au bout d'un moment : « Je n'ai rien à savoir, monsieur. »</p> + +<p>Mais j'avais trouvé ; je m'écriai : « Mademoiselle, voici un an que je vous +aime ! »</p> + +<p>Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : « Oui, +mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai +reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée +adorable ; votre souvenir me possédait ; j'ai voulu vous revoir ; j'ai +saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi. »</p> + +<p>Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau ; et +elle murmura : « Blagueur. »</p> + +<p>Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais +sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas. »</p> + +<p>Elle dit simplement : « Allons donc. »</p> + +<p>Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une +chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire.</p> + +<p>Je finissais par me sentir troublé ; par penser ce que je disais ; j'étais +pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la taille.</p> + +<p>Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.</p> + +<p>Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement sa +taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne +remuait plus du tout ; j'effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à coup +mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long +baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n'avais entendu « hum, +hum » à quelques pas derrière moi.</p> + +<p>Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet +qui me rejoignait.</p> + +<p>Il se campa au milieu du chemin ; et sans rire : « Eh bien ! c'est comme ça +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle ? +Qu'en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce. »</p> + +<p>Rivet déclara : « J'ai été moins heureux avec l'oncle. »</p> + +<p>Et je lui pris le bras pour rentrer.</p> + + + +<h2 class="chaphead">III</h2> + +<p>Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied pressait son +pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.</p> + +<p>On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme +toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais serrée +contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins.</p> + +<p>On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la +tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept +heures, par le premier train.</p> + +<p>L'oncle, dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces +messieurs. » On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille : « Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord. » Puis +elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa +résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle +s'enfuit.</p> + +<p>Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très +penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.</p> + +<p>Je demandai : « Qui est là ? »</p> + +<p>Une voix légère répondit : « Moi. »</p> + +<p>Je me vêtis à la hâte ; j'ouvris ; elle entra. « J'ai oublié, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin : du chocolat, du thé, ou du +café ? »</p> + +<p>Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant : +« Je prends... je prends... je prends... » Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumière, et disparut.</p> + +<p>Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à +moitié fou, mon bougeoir à la main.</p> + +<p>Qu'allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; je voulais la trouver ; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai +brusquement : « Mais si j'entre chez l'oncle ? que dirais-je ?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la réponse me vint : « Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente. »</p> + +<p>Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, +à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effarée, me regardait.</p> + +<p>Alors je poussai doucement le verrou ; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis : « J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque +chose à lire. » Elle se débattait ; mais j'ouvris bientôt le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.</p> + +<p>Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon +gré ; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent +jusqu'au bout.</p> + +<p>Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arrêta ; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez : « Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin ? »</p> + +<p>Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire +mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma +bouche des bords délicieux de sa tasse.</p> + +<p>A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un +ton maussade : « Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays.</p> + +<p>Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos +de ses parents me faisait des signes de tête : « Oui, restez donc. » +J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.</p> + +<p>Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; je lui disais : +« Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi. » Mais il semblait exaspéré +et me répétait dans la figure : « J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon +existence.</p> + +<p>Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des +adieux, je dis à Rivet : « Tu n'es qu'une brute ». Il répondit : « Mon petit, +tu commençais à m'agacer bougrement ».</p> + +<p>En arrivant aux bureaux du <i>Fanal</i>, j'aperçus une foule qui nous +attendait... On cria dès qu'on nous vit : « Eh bien, avez-vous arrangé +l'affaire de ce cochon de Morin ? »</p> + +<p>Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant : +« Oui, c'est fait, grâce à Labarbe. »</p> + +<p>Et nous allâmes chez Morin.</p> + +<p>Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où +lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prête à le dévorer.</p> + +<p>Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis : « C'est arrangé, salaud, mais ne +recommence pas. »</p> + +<p>Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.</p> + +<p>Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop +brutale.</p> + +<p>On ne l'appelait plus dans toute la contrée que « ce cochon de Morin », et +cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il +l'entendait.</p> + +<p>Quand un voyou dans la rue criait : « Cochon », il se retournait la tête +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon : Est-ce du tien ? »</p> + +<p>Il mourut deux ans plus tard.</p> + +<p>Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une +visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me reçut.</p> + +<p>« Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle. »</p> + +<p>Je balbutiai : « Mais..... non..... madame. »</p> + +<p> — « Henriette Bonnel. »</p> + +<p> — « Ah ! » — Et je me sentis devenir pâle.</p> + +<p>Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.</p> + +<p>Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant à les broyer : « Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans +l'affaire..... » Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût +articulé un mot grossier « .....Dans l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + + + +<hr> +<a name="LA_FOLLE"></a><h2 class="parthead">LA FOLLE</h2> + +<p class="dedic">A Robert de Bannières.</p> + + +<p>Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre.</p> + +<p>Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivée des Prussiens.</p> + +<p>J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était +égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant +nouveau-né.</p> + +<p>Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.</p> + +<p>La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas.</p> + +<p>Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir +précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant ?</p> + +<p>Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.</p> + +<p>La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens +pénétrèrent à Cormeil.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres ; et +j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma +fenêtre, je les vis passer.</p> + +<p>Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.</p> + +<p>Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à +l'officier d'à côté que la dame était malade ; et il ne s'en inquiéta +guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par +fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point frôler.</p> + +<p>Il exigea qu'elle le reçût ; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque.</p> + +<p> — Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie.</p> + +<p>Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit +pas.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.</p> + +<p>Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas +vu.</p> + +<p>Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. +Et il ajouta :</p> + +<p> — Si vous n'êtes pas tescentue temain...</p> + +<p>Puis, il sortit.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la +folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite ; et la +servante, se jetant à ses genoux, cria :</p> + +<p> — Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est +si malheureuse.</p> + +<p>Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres +en allemand.</p> + +<p>Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements +tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet +de vêtements féminins.</p> + +<p>Et l'officier prononça en se frottant les mains :</p> + +<p> — Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une bétite bromenate.</p> + +<p>Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt +d'Imauville.</p> + +<p>Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.</p> + +<p>On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait ? Où l'avaient-ils +portée ! On ne le sut jamais.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler +jusqu'à nos portes.</p> + +<p>La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fis plusieurs +démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis être fusillé.</p> + +<p>Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma +voisine restait fermée ; l'herbe drue poussait dans les allées.</p> + +<p>La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure ; moi seul y songeais sans cesse.</p> + +<p>Qu'avaient-ils fait de cette femme ? s'était-elle enfuie à travers les +bois ! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes +doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur.</p> + +<p>Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma +goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. +J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y +descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une +tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces +bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi, +j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette +misérable maniaque.</p> + +<p>Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce +matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle à son idée fixe, +elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe.</p> + +<p>Puis les loups l'avaient dévorée.</p> + +<p>Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.</p> + +<p>J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre.</p> + + + +<hr> +<a name="PIERROT"></a><h2 class="parthead">PIERROT</h2> + +<p class="dedic">A Henry Roujon.</p> + +<p>Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et +chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie écrue.</p> + +<p>Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée +Rose.</p> + +<p>Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.</p> + +<p>Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles +cultivaient quelques légumes.</p> + +<p>Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.</p> + +<p>Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On +avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir.</p> + +<p>Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils +ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »</p> + +<p>Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant !</p> + +<p>Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, +discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idées.</p> + +<p>Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un +chien. »</p> + +<p>C'était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles +d'un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce <i>quin</i>), un petit freluquet de <i>quin</i> qui jappe.</p> + +<p>Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette +idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, +terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée ; car elle était de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.</p> + +<p>Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec +astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.</p> + +<p>On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit ; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour +couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien +nourrir un « quin », mais qu'elle n'en achèterait pas.</p> + +<p>Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. »</p> + +<p>Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord +de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien +accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en +rôdant par le pays. »</p> + +<p>On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé. +Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement.</p> + +<p>Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.</p> + +<p>Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait +même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.</p> + +<p>Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama +huit francs, — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de <i>quin</i> qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.</p> + +<p>Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. +Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».</p> + +<p>« Piquer du mas », c'est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à +tous les chiens dont on veut se débarrasser.</p> + +<p>Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt +un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la +marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous +terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.</p> + +<p>On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens +condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels +lamentables montent jusqu'à vous.</p> + +<p>Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des +abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de là une abominable odeur de pourriture.</p> + +<p>Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.</p> + +<p>Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, +seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore +vivant.</p> + +<p>Quand il fut décidé qu'on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s'enquit +d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous ; c'était trop encore ; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son +sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit +tombante.</p> + +<p>On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier.</p> + +<p>Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. +Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent ; Mme Lefèvre se +pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n'y en avait +pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille +tendue.</p> + +<p>Elles entendirent d'abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, +déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui +implorait, la tête levée vers l'ouverture.</p> + +<p>Il jappait, oh ! il jappait !</p> + +<p>Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et +inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! »</p> + +<p>Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.</p> + +<p>Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, +quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait +et la mordait au nez.</p> + +<p>Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta ; elle +s'était trompée.</p> + +<p>Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle +aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier +lui faisait peur.</p> + +<p>Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.</p> + +<p>Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.</p> + +<p>Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit +à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.</p> + +<p>Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à +sa mort.</p> + +<p>Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. »</p> + +<p>Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s'envola du coup.</p> + +<p>« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! »</p> + +<p>Il répondit : « Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner ? fallait pas l'jeter. »</p> + +<p>Elle s'en alla, indignée. — Quatre francs !</p> + +<p>Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du +puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c'est de +l'argent, Madame. »</p> + +<p>Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ça ? »</p> + +<p>Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un +gros morceau de pain beurré.</p> + +<p>Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre, +parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un +morceau, il jappait pour réclamer le suivant.</p> + +<p>Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles +entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros !</p> + +<p>Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter +la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.</p> + +<p>Elles avaient beau spécifier : « C'est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, +évidemment, n'avait rien.</p> + +<p>Les deux femmes interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d'un +ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera là-dedans. Il faut y renoncer ».</p> + +<p>Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en +alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en +marchant.</p> + +<p>Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.</p> + + + +<hr> +<a name="MENUET"></a><h2 class="parthead">MENUET</h2> + +<p class="dedic">A Paul Bourget.</p> + + +<p>Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux +garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près : +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au cœur, ce +frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses +navrantes.</p> + +<p>La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et déchire ; mais on guérit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse, +un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes +longtemps à nous débarrasser.</p> + +<p>J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme +de longues et minces piqûres inguérissables.</p> + +<p>Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement.</p> + +<p>J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu +triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je +n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tôt ; et une de mes plus chères voluptés +était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière +du Luxembourg.</p> + +<p>Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière ? C'était comme +un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et +régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec +méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces +cloisons de branches ; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des +collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des +régiments d'arbres à fruits.</p> + +<p>Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre ; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allées en corridors.</p> + +<p>Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, +pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles à la mode ancienne.</p> + +<p>Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu +dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au +coin d'un massif, un étrange petit vieillard.</p> + +<p>Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui +faisait penser au déluge.</p> + +<p>Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières ; +et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui +devait être pour lui quelque souvenir magnifique.</p> + +<p>Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le +guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.</p> + +<p>Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire +des mouvements singuliers : quelques petits bonds d'abord, puis une +révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore +alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant +d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait !</p> + +<p>Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était +fou, lui, ou moi.</p> + +<p>Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres +taillés.</p> + +<p>Et il reprit avec gravité sa promenade.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il +recommençait son exercice invraisemblable.</p> + +<p>Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué, +je lui dis :</p> + +<p> — Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.</p> + +<p>Il s'inclina.</p> + +<p> — Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.</p> + +<p>Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait +été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.</p> + +<p>Or, voilà qu'un jour il me confia :</p> + +<p> — J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas ? Je crois y respirer un +air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je +me lève de bonne heure.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt +j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille +petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la +Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de +tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur +d'amour.</p> + +<p>Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.</p> + +<p>Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.</p> + +<p> — Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le +menuet ?</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p> — Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous ? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet.</p> + +<p>Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les +mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son +impuissance, nerveux et désolé.</p> + +<p>Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave :</p> + +<p> — Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions à monsieur ce que c'était ?</p> + +<p>Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui.</p> + +<p>Alors je vis une chose inoubliable.</p> + +<p>Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, +se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles +poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son +temps.</p> + +<p>Et je les regardais, le cœur troublé de sensations extraordinaires, +l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer.</p> + +<p>Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant +l'autre, grimaçant d'une façon surprenante ; puis ils s'embrassèrent en +sanglotant.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la +pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des +charmilles ?</p> + +<p>Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans +espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair +de lune ?</p> + +<p>Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi ? Je n'en sais rien.</p> + +<p>Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?</p> + + + +<hr> +<a name="LA_PEUR"></a><h2 class="parthead">LA PEUR</h2> + +<p class="dedic">A J. K. Huysmans.</p> + +<p>On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé +d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau +toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue +par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés +qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.</p> + +<p>Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'œil tourné vers +l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.</p> + +<p> — Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.</p> + +<p>Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages étranges qu'il a vus ; un de ces hommes qu'on +devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :</p> + +<p> — Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c'est autre chose.</p> + +<p>Le commandant reprit en riant :</p> + +<p> — Fichtre ! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.</p> + +<p>Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :</p> + +<p> — Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée +et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.</p> + +<p>Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.</p> + +<p>Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour +mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en +Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, +sans attendrissement et même sans regrets.</p> + +<p>Mais la peur, ce n'est pas cela.</p> + +<p>Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de +suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides +des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.</p> + +<p>Eh bien ! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :</p> + +<p>Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus +étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Océan. Eh bien ! figurez-vous l'Océan lui-même +devenu sable au milieu d'un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de +vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme +des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes +collines.</p> + +<p>Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de +fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri ; tous s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes +immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en +ces contrées perdues.</p> + +<p>Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour +battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, +tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son +roulement fantastique.</p> + +<p>Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'un dit, en sa langue : « La +mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une +insolation.</p> + +<p>Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de +tout village français, le battement rapide du tambour.</p> + +<p>Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su +mieux encore une autre fois...</p> + +<p>Le commandant interrompit le conteur :</p> + +<p> — Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?</p> + +<p>Le voyageur répondit :</p> + +<p> — Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, +multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une +grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit +dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures +comme du parchemin.</p> + +<p>Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. +Mais je n'appris cela que plus tard.</p> + +<p>J'arrive à ma seconde émotion.</p> + +<p>C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous +une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus +qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement +de souffrance ; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon +lourd vêtement.</p> + +<p>Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.</p> + +<p>Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec +lui.</p> + +<p>Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda : « Qui va là ? » Mon +guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.</p> + +<p>Un vieux homme à cheveux blancs, à l'œil fou, le fusil chargé dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le +mur.</p> + +<p>On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement :</p> + +<p> — Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. +L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.</p> + +<p>Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire :</p> + +<p> — Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.</p> + +<p>Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.</p> + +<p>Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses +pattes.</p> + +<p>Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un +étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de +grands éclairs.</p> + +<p>Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais +demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée : +« Le voilà ! le voilà ! Je l'entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers +le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant +immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit +à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le +sent ! il le sent ! il était là quand je l'ai tué. » Et les femmes égarées +se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.</p> + +<p>Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, +était effrayante à voir.</p> + +<p>Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme +dans l'angoisse d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en +moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C'était la peur, voilà tout.</p> + +<p>Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement +affreux, l'oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre +bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les +murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le +paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors.</p> + +<p>Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de +sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante ; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta +légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête +apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif.</p> + +<p>Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.</p> + +<p>Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du cœur, de l'âme et du corps, que je me +sentis défaillir, prêt à mourir de peur.</p> + +<p>Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispés dans un affolement indicible.</p> + +<p>On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour.</p> + +<p>Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée +d'une balle.</p> + +<p>Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.</p> + +<p>L'homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :</p> + +<p> — Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles +périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du +judas.</p> + + + +<hr> +<a name="FARCE_NORMANDE"></a><h2 class="parthead">FARCE NORMANDE</h2> + +<p class="dedic">A A. de Joinville.</p> + +<p>La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands +arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient +d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.</p> + +<p>Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à +satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.</p> + +<p>La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; +mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il +avait plus d'écus.</p> + +<p>Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante +coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les +fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et +lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.</p> + +<p>Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce.</p> + +<p>Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe ; les plus +humbles étaient couronnés de casquettes.</p> + +<p>Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, +bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume.</p> + +<p>Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.</p> + +<p>La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des +pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres +ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.</p> + +<p>Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, +s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la +barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de +pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de +tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe.</p> + +<p>Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à +leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces +ornements.</p> + +<p>La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes.</p> + +<p>On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les +grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.</p> + +<p>Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +têtes.</p> + +<p>De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents.</p> + +<p>Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des +ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, +restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant +sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.</p> + +<p>C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent +ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que +chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilées de convives.</p> + +<p>Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidon en +voiture ». Et c'étaient des hurlements de gaieté.</p> + +<p>Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des +farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trépignaient en chuchotant.</p> + +<p>L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria :</p> + +<p> — C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a !... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi ?</p> + +<p>Le marié, brusquement, se tourna :</p> + +<p> — Qu'i z'y viennent, les braconniers !</p> + +<p>Mais l'autre se mit à rire :</p> + +<p> — Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !</p> + +<p>Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrèrent.</p> + +<p>Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux :</p> + +<p> — J'te dis qu'ça : qu'i z'y viennent !</p> + +<p>Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un +peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.</p> + +<p>Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher ; +et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au +rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait +sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des +bourgeois dans les villes.</p> + +<p>Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne.</p> + +<p>Il la guettait d'un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la +désirait plutôt qu'il ne l'aimait ; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.</p> + +<p>Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance : « Va te cacher là-bas, +derrière les rideaux, que j' me mette au lit ».</p> + +<p>Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gêne.</p> + +<p>Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chantèrent sous son poids.</p> + +<p>Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Râpées, lui sembla-t-il.</p> + +<p>Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il +décrocha l'auvent.</p> + +<p>La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mûres, luisait.</p> + +<p>Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu'est-ce que ça fait, +viens-t'en. »</p> + +<p>Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère ; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.</p> + +<p>Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.</p> + +<p>Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura : « Non de D... ! ils +croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?... Attends, attends ! » Il +se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, +comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se +dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.</p> + +<p>Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course après les braconniers.</p> + +<p>Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche +du maître.</p> + +<p>On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à +moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec +trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :</p> + +<p>« Qui va à la chasse, perd sa place. »</p> + +<p>Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait : +« Oh ! pour une farce ! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un +sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.</p> + + +<hr> +<a name="LES_SABOTS"></a><h2 class="parthead">LES SABOTS</h2> + +<p class="dedic">A Léon Fontaine.</p> + +<p>Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles ; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! » prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde.</p> + +<p>Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »</p> + +<p>Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante. » Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta : « C'est tout, mes frères, c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit. »</p> + +<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s'rait p'têtre bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer +Adélaïde. »</p> + +<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit.</p> + +<p>L'homme reprit : « Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin. »</p> + +<p>La femme alors articula : « J'pourrions voir tout d'même. » Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria : +« T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera. »</p> + +<p>La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger.</p> + +<p>Au bout de dix minutes, le père reprit : « Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire... »</p> + +<p>Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p> + +<p>La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.</p> + +<p>Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.</p> + +<p>Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p> + +<p>Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge.</p> + +<p>Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un œil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus.</p> + +<p>On disait de lui : « C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous +les jours. »</p> + +<p>Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda :</p> + +<p> — Qu'est-ce que vous désirez ?</p> + +<p>La mère prit la parole :</p> + +<p> — C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. »</p> + +<p>Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : « Quel âge qu'elle a, +c'te grande bique-là ? »</p> + +<p>« — Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. »</p> + +<p>« — C'est bien ; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. »</p> + +<p>Et il congédia les deux femmes.</p> + +<p>Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p> + +<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla.</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle accourut. « Me v'là, not' maître. »</p> + +<p>Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'œil +trouble, il déclara : « Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons +point nos sabots.</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine ; j'ai ma salle. A part ça, +tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu ?</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.</p> + +<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p> + +<p>A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont.</p> + +<p>« — C'est servi, not' maître. »</p> + +<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre :</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. « Eh bien, +nom de D... et té, ousqu'est ta place ? »</p> + +<p>« — Mais... not' maître... »</p> + +<p>Il hurlait : « J'aime pas manger tout seul, nom de D... ; tu vas te mett' +là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre. »</p> + +<p>Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v'là, not' +maître. »</p> + +<p>Et elle s'assit en face de lui.</p> + +<p>Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.</p> + +<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes.</p> + +<p>En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui ; alors, +repris de colère, il grogna :</p> + +<p> — Eh bien, et pour té ?</p> + +<p> — J'n'en prends point, not' maître.</p> + +<p> — Pourquoi que tu n'en prends point ?</p> + +<p> — Parce que je l'aime point.</p> + +<p>Alors il éclata de nouveau : « J'aime pas prend' mon café tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça. »</p> + +<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'œil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.</p> + +<p>Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille. »</p> + +<p>Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; +puis il l'envoya se mettre au lit.</p> + +<p>« — Va te coucher, je monterai tout à l'heure. »</p> + +<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.</p> + +<p>Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la +maison.</p> + +<p> — Adélaïde ?</p> + +<p>Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître. »</p> + +<p> — Ousque t'es ?</p> + +<p> — Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.</p> + +<p>Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D... »</p> + +<p>Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître ! »</p> + +<p>Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la +prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant :</p> + +<p>« — Plus vite que ça, donc, nom de D... ! »</p> + +<p>Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait :</p> + +<p>« — Me v'là, me v'là, not' maître. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda :</p> + +<p> — T'es-ti point grosse ?</p> + +<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : « Mais non, je n' +crois point. »</p> + +<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir :</p> + +<p> — Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?</p> + +<p> — Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.</p> + +<p> — Mais alors t'es pleine, grande futaille.</p> + +<p>Elle se mit à sangloter, balbutiant : « J'savais ti, mé ? J'savais ti, mé ? »</p> + +<p>Le père Malandain la guettait, l'œil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda :</p> + +<p> — Quéque tu ne savais point ?</p> + +<p>Elle prononça, à travers ses pleurs : « J'savais ti, mé, que ça se faisait +comme ça, d's'éfants ! »</p> + +<p>Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère : « La v'là grosse, à +c't'heure. »</p> + +<p>Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».</p> + +<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara :</p> + +<p>« All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p> + +<p>Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.</p> + + +<hr> +<a name="LA_REMPAILLEUSE"></a><h2 class="parthead">LA REMPAILLEUSE</h2> + +<p class="dedic">A Léon Hennique.</p> + +<p>C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays +étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et +de fleurs.</p> + +<p>On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé +souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, +et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, +et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, +incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y +pouvait germer de nouveau.</p> + +<p>Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :</p> + +<p> — Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par +amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous +répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et +ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira — qui a aimé aimera. +C'est une affaire de tempérament, cela.</p> + +<p>On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux +champs, et on le pria de donner son avis.</p> + +<p>Justement il n'en avait pas :</p> + +<p> — Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.</p> + +<p>La marquise battit des mains.</p> + +<p> — Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et +pénétrante ! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on +adora de la sorte !</p> + +<p>Le médecin sourit :</p> + +<p> — En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être +aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais +je vais me faire mieux comprendre.</p> + +<p>L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : +« Pouah ! » comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et +distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le médecin reprit :</p> + +<p> — J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à +son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et +accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, +pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.</p> + +<p>Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis planté en terre.</p> + +<p>Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la +voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère +rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de +la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les +quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu : « Remmm-pailleur de chaises ! » on se mettait à +tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colère du père la rappelait : « Veux-tu bien revenir ici, +crapule ! » C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.</p> + +<p>Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de +siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : « Veux-tu bien venir ici, +polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !... »</p> + +<p>Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.</p> + +<p>Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Un jour — elle avait alors onze ans — comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche +de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle +recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se +sauva.</p> + +<p>Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est +le même pour les petits que pour les grands.</p> + +<p>Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans +l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter.</p> + +<p>Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.</p> + +<p>Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette +gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.</p> + +<p>Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai +trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.</p> + +<p>Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.</p> + +<p>Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait +été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, +qui le fit rire d'un rire content.</p> + +<p>Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le cœur de la fillette.</p> + +<p>Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc +restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il +était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.</p> + +<p>Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans +fin.</p> + +<p>Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +éperdument. Elle me dit : « C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. »</p> + +<p>Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé +braver.</p> + +<p>Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle +aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.</p> + +<p>Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure : « Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme +ça !</p> + +<p>Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse +pour longtemps.</p> + +<p>Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle +insistât vivement pour le payer.</p> + +<p>Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la +sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent.</p> + +<p>Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après +m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à +celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son +existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant +même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins +une fois, quand elle serait morte.</p> + +<p>Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir.</p> + +<p>Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits.</p> + +<p>On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je +commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient +pleurer.</p> + +<p>Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son +honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la +vie.</p> + +<p>Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : « Cette gueuse ! cette +gueuse ! cette gueuse !... » Sans pouvoir trouver autre chose.</p> + +<p>Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet +grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : « Comprend-on ça, docteur ? +Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds ! »</p> + +<p>Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris : +« Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet +argent aux pauvres. »</p> + +<p>Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.</p> + +<p>Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai : « Que +décidez-vous ? »</p> + +<p>Mme Chouquet parla la première : « Mais, puisque c'était sa dernière +volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser. »</p> + +<p>Le mari, vaguement confus, reprit : « Nous pourrions toujours acheter avec +ça quelque chose pour nos enfants. »</p> + +<p>Je dis d'un air sec : « Comme vous voudrez. »</p> + +<p>Il reprit : « Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous +trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne œuvre. »</p> + +<p>Je remis l'argent, je saluai, et je partis.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : « Mais elle a +laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture ?</p> + +<p>« — Rien, prenez-la si vous voulez.</p> + +<p>« — Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager. »</p> + +<p>Il s'en allait. Je le rappelai. « Elle a laissé aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous ? » Il s'arrêta, surpris : « Ah ! non, par +exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous +voudrez. » Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous ? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le +pharmacien soient ennemis.</p> + +<p>J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent.</p> + +<p>Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie. »</p> + +<p>Le médecin se tut.</p> + +<p>Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : +« Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer ! »</p> + + +<hr> +<a name="EN_MER"></a><h2 class="parthead">EN MER</h2> + +<p class="dedic">A Henry Céara.</p> + +<p>On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes :</p> + +<p>« BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier. — On nous écrit :</p> + +<p>« Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de +pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.</p> + +<p>« Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.</p> + +<p>« Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres. »</p> + +<p>Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?</p> + +<p>Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris +de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait +assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel aîné était alors patron d'un chalutier.</p> + +<p>Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, +traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et +détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les +poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues.</p> + +<p>Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à +pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le +sol de la mer.</p> + +<p>Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il +était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.</p> + +<p>Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le +chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre ; mais la mer démontée +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les +jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges.</p> + +<p>Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, +secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre.</p> + +<p>Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut.</p> + +<p>Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à +l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond ; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle +glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne +céda point.</p> + +<p>L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta +la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. « Faut couper », dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet.</p> + +<p>Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs ; et il appartenait à Javel aîné, +qui tenait à son avoir.</p> + +<p>Il cria, le cœur torturé : « Non, coupe pas, attends, je vas lofer. » Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.</p> + +<p>Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent.</p> + +<p>Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le +couteau d'un marin : « Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre. »</p> + +<p>L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au +cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.</p> + +<p>Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on +eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura : « Foutu ».</p> + +<p>Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria : « Il va se vider, faut nouer la veine. »</p> + +<p>Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, +et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute +leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu ; ils finirent par +cesser tout à fait.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés ; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait +d'un œil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et +les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour +empêcher le mal noir.</p> + +<p>On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire.</p> + +<p> — Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à +bassiner son bras.</p> + +<p>La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté +de lui, secoués par des spasmes de mort ; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs écrasées.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna ; +et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blessé.</p> + +<p>La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant.</p> + +<p>Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus à lui.</p> + +<p>Les matelots regardaient, disant leur avis.</p> + +<p>« — Ça pourrait bien être le Noir », pensait l'un.</p> + +<p>« — Faudrait de l'eau salée là-dessus », déclarait un autre.</p> + +<p>On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé +devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ; mais il ne cria pas.</p> + +<p>Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton couteau », dit-il à +son frère. Le frère tendit son couteau.</p> + +<p>« Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus. »</p> + +<p>On fit ce qu'il demandait.</p> + +<p>Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de +rasoir ; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et déclara. « Fallait ça. J'étais foutu ».</p> + +<p>Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de +l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.</p> + +<p>La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.</p> + +<p>Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina +longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le +retournaient, le flairaient.</p> + +<p>Son frère dit : « Faut jeter ça à la mer à c't'heure. »</p> + +<p>Mais Javel cadet se fâcha : « Ah ! mais non, ah ! mais non. J'veux point. +C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras. »</p> + +<p>Il le reprit et le posa entre ses jambes.</p> + +<p>« — Il va pas moins pourrir », dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel.</p> + +<p>Il demanda : « J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.</p> + +<p>« Ça, c'est vrai », déclarèrent les autres.</p> + +<p>Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers ; +et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaça, un à un, les poissons.</p> + +<p>Un des matelots fit cette plaisanterie : « Pourvu que je l'vendions point +à la criée. »</p> + +<p>Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.</p> + +<p>Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter +de l'eau sur sa plaie.</p> + +<p>De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du +bateau.</p> + +<p>Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'œil en hochant la tête.</p> + +<p>On finit par rentrer au port.</p> + +<p>Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.</p> + +<p>On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la +saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à +cette intention, et rentra chez lui.</p> + +<p>Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant +les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles ; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.</p> + +<p>Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.</p> + +<p>Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à +son auditeur : « Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien. »</p> + + + +<hr> +<a name="UN_NORMAND"></a><h2 class="parthead">UN NORMAND</h2> + +<p class="dedic">A Paul Alexis.</p> + +<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.</p> + +<p>C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.</p> + +<p>Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte.</p> + +<p>Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.</p> + +<p>De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.</p> + +<p>Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata : « Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle : la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon. »</p> + +<p>Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit :</p> + +<p> — Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p> + +<p>Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père « La Boisson », est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à +des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et +fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa +statue merveilleuse : « Notre-Dame du Gros-Ventre », et il la traite avec +une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Voici le début de cette étonnante oraison :</p> + +<p>« Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante +qui a fauté dans un moment d'oubli. »</p> + +<p>.........................................</p> + +<p>Cette supplique se termine ainsi :</p> + +<p>« Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre. »</p> + +<p>Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction.</p> + +<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.</p> + +<p>Mais vous verrez par vous-même.</p> + +<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins.</p> + +<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu.</p> + +<p> — Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?</p> + +<p> — Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais.</p> + +<p>Ce n'est pas tout.</p> + +<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la +chapelle ne vient qu'après.</p> + +<p>Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre.</p> + +<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien.</p> + +<p>Vous l'entendez dire sans cesse : — « D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'en avais bien soixante-six à soixante-dix. »</p> + +<p>Ou bien : — « Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze ! »</p> + +<p>Jamais il ne se trompe.</p> + +<p>Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation.</p> + +<p>Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris.</p> + +<p>Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle : — « Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne ! »</p> + +<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère : — « Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main. »</p> + +<p>Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante : — « Gueule plus ; j'suis dans les quatre-vingt-dix ; je +n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde ! »</p> + +<p>Alors, Mélie bat en retraite.</p> + +<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond : — « Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu'jaurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare.</p> + +<p>L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.</p> + +<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis.</p> + +<p>Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds.</p> + +<p>Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.</p> + +<p>Une grosse voix cria : « V'là des amis ! » Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches.</p> + +<p>Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait :</p> + +<p>« Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point +m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie. »</p> + +<p>Puis, se tournant vers mon ami :</p> + +<p>« Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi. »</p> + +<p>Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : « Mélie-e-e ! » +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.</p> + +<p>Mélie ne répondit point.</p> + +<p>Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.</p> + +<p> — « A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix. »</p> + +<p>Mon voisin se mit à rire : — « Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu ! Comment +avez-vous fait ? »</p> + +<p>Mathieu répondit :</p> + +<p> — « J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu ; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar ; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte ; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte : « Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer ! » Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre. »</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour : « ... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux. »</p> + +<p>Alors Mathieu se fâcha : — « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ; j'ai jamais +été au mètre. »</p> + +<p>On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de « Notre-Dame du Gros-Ventre » et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p> + +<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.</p> + +<p>Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit :</p> + +<p> — J'vas vous donner ça.</p> + +<p>Et il disparut dans son bûcher.</p> + +<p>Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec une figure +consternée. Il levait les bras :</p> + +<p> — J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu ; j'suis pourtant sûr que je +l'avais.</p> + +<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau : +« Mélie-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :</p> + +<p> — « Qué qu'y a ? »</p> + +<p> — « Ousqu'il est saint Blanc ! Je l'trouve pu dans l'bûcher. »</p> + +<p>Alors, Mélie jeta cette explication :</p> + +<p> — « C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine à lapins ? »</p> + +<p>Mathieu tressaillit : — « Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien ! »</p> + +<p>Alors il dit aux femmes : — « Suivez-moi. »</p> + +<p>Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.</p> + +<p>En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.</p> + +<p>Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se +précipita : « Attendez, vous v'là dans la crotte ; j'vas vous donner une +botte de paille. »</p> + +<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta :</p> + +<p> — « J'vas vous l'débrouiller un brin. »</p> + +<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p> + +<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta : — « Maintenant il n'y a plus d'mal. » +Et il nous ramena boire un coup.</p> + +<p>Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus : — « C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais. »</p> + +<p>Il but et reprit.</p> + +<p> — « Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante ; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit. »</p> + + + +<hr> +<a name="LE_TESTAMENT"></a><h2 class="parthead">LE TESTAMENT</h2> + +<p class="dedic">A Paul Hervieu.</p> + + +<p>Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il +était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout +à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : +« Il n'y a pas d'hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules. »</p> + +<p>Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à +plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette +famille, mais sans donner aucun détail.</p> + +<p>Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, +comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard : +« Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère ? » Je +le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique +et douce qui lui était particulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors à vous avoir pour ami. »</p> + +<p>Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son +mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme +aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui +qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles +de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa +femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait +rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses +craintes incessantes.</p> + +<p>Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et +violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait +été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque +chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par cœur le <i>Contrat +social</i>, la <i>Nouvelle Héloïse</i> et tous ces livres philosophants qui ont +préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.</p> + +<p>Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura +tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, +délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et +prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de +libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle était +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, +condensé, pressé en son cœur qui ne s'ouvrit jamais.</p> + +<p>Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la +caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne.</p> + +<p>Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.</p> + +<p>Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil +judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de +ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au +dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.</p> + +<p>Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invités à assister à la lecture.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.</p> + +<p>Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée +d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de +Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il +était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui +allait se passer.</p> + +<p>Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après +avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont +il ignorait le contenu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :</p> + +<p>« Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse +légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.</p> + +<p>Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été +épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans +cesse par mon mari.</p> + +<p>Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.</p> + +<p>Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine +traitée comme une mère.</p> + +<p>J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois +plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être +indifférent pour sa mère.</p> + +<p>J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose dire +ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.</p> + +<p>Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.</p> + +<hr class="small"> + +<p>(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un +acte notarié).</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, +dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.</p> + +<p>Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie +à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de +placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.</p> + +<p>Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.</p> + +<p>« MATHILDE DE CROIXLUCE. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>M. de Courcils s'était levé ; il cria : « C'est là le testament d'une +folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, +d'une voix tranchante : « Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet +écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même +par les lettres que j'ai. »</p> + +<p>Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : « Vous êtes un +misérable ! » L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : « Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et +provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la +tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir. »</p> + +<p>Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner. »</p> + +<p>Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'étais, certes, aux trois quarts fou.</p> + +<p>Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé +et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.</p> + +<p>J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me +donnait et qui n'était pas le mien.</p> + +<p>M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +consolé.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : « Eh bien, +je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis ? »</p> + +<p>Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami. »</p> + + + +<hr> +<a name="AUX_CHAMPS"></a><h2 class="parthead">AUX CHAMPS</h2> + +<p class="dedic">A Octave Mirbeau.</p> + +<p>Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient +produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.</p> + +<p>Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les +deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur +tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.</p> + +<p>La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garçons.</p> + +<p>Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, +les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par +rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et +toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour +tous ; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : « Je m'y +ferais bien tous les jours. »</p> + +<p>Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta +brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui +conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :</p> + +<p> — Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à +grouiller dans la poussière !</p> + +<p>L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une +douleur et presque un reproche pour lui.</p> + +<p>La jeune femme reprit :</p> + +<p> — Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, +celui-là, le tout petit.</p> + +<p>Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et +pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser +des caresses ennuyeuses.</p> + +<p>Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les +autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frêle voiture.</p> + +<p>Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous.</p> + +<p>Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.</p> + +<p>Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la +demeure des paysans.</p> + +<p>Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se +redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença :</p> + +<p> — Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...</p> + +<p>Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.</p> + +<p>Elle reprit haleine et continua.</p> + +<p> — Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous ?</p> + +<p>La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :</p> + +<p> — Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.</p> + +<p>Alors M. d'Hubières intervint :</p> + +<p> — Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il +sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, +nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui +sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris ?</p> + +<p>La fermière s'était levée, toute furieuse.</p> + +<p> — Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des +choses qu'on d'mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s'rait une +abomination.</p> + +<p>L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tête.</p> + +<p>Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :</p> + +<p> — Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !</p> + +<p>Alors, ils firent une dernière tentative.</p> + +<p> — Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...</p> + +<p>La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :</p> + +<p> — C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un éfant comme ça !</p> + +<p>Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout +petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de +femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :</p> + +<p> — Mais l'autre petit n'est pas à vous ?</p> + +<p>Le père Tuvache répondit :</p> + +<p> — Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez.</p> + +<p>Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa +femme.</p> + +<p>Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué +au couteau, dans une assiette entre eux deux.</p> + +<p>M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.</p> + +<p>Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se +consultant de l'œil, très ébranlés.</p> + +<p>Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin +demanda :</p> + +<p> — Qué qu't'en dis, l'homme ?</p> + +<p>Il prononça d'un ton sentencieux :</p> + +<p> — J'dis qu'c'est point méprisable.</p> + +<p>Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard.</p> + +<p>Le paysan demanda :</p> + +<p> — C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?</p> + +<p>M. d'Hubières répondit :</p> + +<p> — Mais certainement, dès demain.</p> + +<p>La fermière, qui méditait, reprit :</p> + +<p> — Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; +ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt +francs.</p> + +<p>Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés +aussitôt, servirent de témoins complaisants.</p> + +<p>Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot désiré d'un magasin.</p> + +<p>Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, +regrettant peut-être leur refus.</p> + +<hr class="small"> + +<p>On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; +et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les +agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, +une saleté, une corromperie.</p> + +<p>Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eût compris :</p> + +<p> — J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.</p> + +<p>Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ; +chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, +de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par +se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :</p> + +<p> — J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme +une bonne mère.</p> + +<p>On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette +idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.</p> + +<p>Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à +peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs +cadettes qu'il avait.</p> + +<p>Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne +de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit :</p> + +<p> — C'est là, mon enfant, à la seconde maison.</p> + +<p>Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.</p> + +<p>La vieille mère lavait ses tabliers ; le père infirme sommeillait près de +l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :</p> + +<p> — Bonjour, papa ; bonjour, maman.</p> + +<p>Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon +dans son eau et balbutia :</p> + +<p> — C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?</p> + +<p>Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : — « Bonjour, maman. » +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais : — « Te v'là-t-il revenu, Jean ? » Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant.</p> + +<p>Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.</p> + +<p>Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.</p> + +<p>Le soir, au souper, il dit aux vieux :</p> + +<p> — Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin.</p> + +<p>Sa mère répondit obstinément :</p> + +<p> — J'voulions point vendre not' éfant.</p> + +<p>Le père ne disait rien. Le fils reprit :</p> + +<p> — C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.</p> + +<p>Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :</p> + +<p> — Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.</p> + +<p>Et le jeune homme, brutalement :</p> + +<p> — Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents +comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous +quitte.</p> + +<p>La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant +des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :</p> + +<p> — Tuez-vous donc pour élever d's éfants !</p> + +<p>Alors le gars, rudement :</p> + +<p> — J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : — v'là +c'que j'serais maintenant.</p> + +<p>Il se leva.</p> + +<p> — Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !</p> + +<p>Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part.</p> + +<p>Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu.</p> + +<p>Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :</p> + +<p> — Manants, va !</p> + +<p>Et il disparut dans la nuit.</p> + + +<hr> +<a name="UN_COQ_CHANTA"></a><h2 class="parthead">UN COQ CHANTA</h2> + +<p class="dedic">A René Billotte.</p> + +<p>Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les +supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de +Carville.</p> + +<p>Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.</p> + +<p>Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et +déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui +l'appelait publiquement « Madame Popote » et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de +Croissard.</p> + +<p>Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.</p> + +<p>Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice +allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des +traînées de lumière où passaient des ombres.</p> + +<p>C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.</p> + +<p>Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : « Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses à faire cet été pour avoir le temps. » Il s'était souvenu de +cette parole rieuse et hardie ; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur +de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la +forme.</p> + +<p>Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque +chose pour vous. »</p> + +<p>Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était +baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-même pour préparer son triomphe ; et, quand les cors sonnèrent le +départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les +reins serrés, le buste large, l'œil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit.</p> + +<p>Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens +hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevaux se mirent à +galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse.</p> + +<p>Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.</p> + +<p>Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.</p> + +<p>« Vous ne m'aimez donc plus ? » disait-elle.</p> + +<p>Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ? »</p> + +<p>Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plus que moi. »</p> + +<p>Il gémissait : « Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même +l'animal ? »</p> + +<p>Et elle ajoutait gravement : « Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi. »</p> + +<p>Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience : « Mais sacristi ! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici. »</p> + +<p>Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.</p> + +<p>Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous. »</p> + +<p>Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.</p> + +<p>Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée ; +puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit +volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous +leur cascade de poils blonds.</p> + +<p>Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger +même un regard.</p> + +<p>Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourrés semblaient frémir, +et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.</p> + +<p>Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Qui m'aime me +suive ! » Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût +englouti.</p> + +<p>Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se +relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, +tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse +enfoncé jusqu'à la garde.</p> + +<p>La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor +à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, +réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.</p> + +<p>Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans +les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.</p> + +<p>Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron :</p> + +<p>« — Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »</p> + +<p>Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.</p> + +<p>Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la +lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient +devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.</p> + +<p>Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. +« — Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.</p> + +<p>Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix +mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami. » Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu : « Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive ! »</p> + +<p>Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, +le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la +porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'était point poussé.</p> + +<p>Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.</p> + +<p>Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière +caressante, dans les cheveux du baron.</p> + +<p>Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, +elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Je vais revenir. +Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit.</p> + +<p>Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite +et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement.</p> + +<p>Elle ne revenait point, pourtant ; s'amusant sans doute à le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis ; et il rêvait +doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à +peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa ; il s'endormit.</p> + +<p>Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.</p> + +<p>Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux.</p> + +<p>Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du réveil :</p> + +<p>« — Quoi ? Où suis-je ? Qu'y a-t-il ? »</p> + +<p>Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux +yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle +parlait à son mari :</p> + +<p>« — Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas. »</p> + + +<hr> +<a name="UN_FILS"></a><h2 class="parthead">UN FILS</h2> + +<p class="dedic">A René Maizeroy.</p> + +<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie.</p> + +<p>L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation.</p> + +<p>Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs ; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air.</p> + +<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace.</p> + +<p>Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit : « Quand on songe que ces imperceptibles atômes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même +essence, comme nous toujours ! »</p> + +<p>Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta : « Ah ! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère. »</p> + +<p>L'académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »</p> + +<p>Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité. »</p> + +<p>Mais l'autre secoua la tête : « Non, ce n'est pas là ce que je veux dire ; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits <i>de père inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment.</p> + +<p>S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.</p> + +<p>De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes.</p> + +<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu ; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille.</p> + +<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +<i>publiques</i> possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les « pertes » de leur profession. Quels sont les +générateurs ? — Vous, — moi, — nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i> ! +Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de +gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure.</p> + +<p>Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là !</p> + +<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement.</p> + +<p>A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez ; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en <i>of</i> ; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille.</p> + +<p>Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p> + +<p>Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé.</p> + +<p>Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature.</p> + +<p>Connaissez-vous Pont-Labbé ? — Non. — Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis : <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas !</p> + +<p>Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues +étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brodé et les quatre vestes superposées : la première, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte.</p> + +<p>Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et elles sont coiffées d'une +étrange façon : sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent.</p> + +<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille ; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p> + +<p>Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes.</p> + +<p>Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.</p> + +<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p> + +<p>Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte ; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite.</p> + +<p>J'avais fait cela en riant ; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh ! elle +se débattit vaillamment ; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise ; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé +quelqu'un ; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi +l'attaquant, elle résistant.</p> + +<p>Épuisée enfin, elle tomba ; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé.</p> + +<p>Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p> + +<p>Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer.</p> + +<p>Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.</p> + +<p>Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs.</p> + +<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.</p> + +<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer +des paysages.</p> + +<p>Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville ; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.</p> + +<p>Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire : « Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison ? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin. »</p> + +<p>Il répondit : « C'étaient mes parents, monsieur. »</p> + +<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever.</p> + +<p>« — Oh ! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue. »</p> + +<p>C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai : « — Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches ? »</p> + +<p>Il reprit : « — Oui, monsieur ; elle est morte en couches quelque temps +après. »</p> + +<p>Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta : « — Voilà son fils. »</p> + +<p>Je me mis à rire. « — Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute. »</p> + +<p>L'aubergiste reprit : « — Ça se peut bien ; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire. »</p> + +<p>J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues.</p> + +<p>L'aubergiste ajouta : « — Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur ? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent ! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez. »</p> + +<p>Je ne dis rien.</p> + +<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute la nuit je pensai à cet +affreux valet d'écurie en me répétant : « — Si c'était mon fils, pourtant ? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être ? » — C'était +possible, enfin !</p> + +<p>Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p> + +<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.</p> + +<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention : « Père inconnu ». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec.</p> + +<p>Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué ; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes ; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller.</p> + +<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir ? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils.</p> + +<p>Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +« papa » ; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père ; et l'un d'eux +s'écriait : « C'est indubitable ! Regardez donc comme il lui ressemble. » Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs.</p> + +<p>Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire « merci », sans doute.</p> + +<p>La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui.</p> + +<p>Mais l'homme répliqua : « Oh ! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours. »</p> + +<p>Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.</p> + +<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.</p> + +<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta : « Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort. » Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret.</p> + +<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils ! mon fils ! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme.</p> + +<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet.</p> + +<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.</p> + +<p>J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.</p> + +<p>J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne ; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p> + +<p>J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement : « Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine. »</p> + +<p>Que dire à cela ?</p> + +<p>Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait « papa », comme dans mon rêve.</p> + +<p>Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres.</p> + +<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions.</p> + +<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir ; et sa +vue me fait horriblement souffrir ; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant : « C'est mon fils. »</p> + +<p>Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide.</p> + +<p>L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura : « Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de père. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits.</p> + +<p>Et le sénateur ajouta : « C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça. »</p> + + + +<hr> +<a name="SAINT-ANTOINE"></a><h2 class="parthead">SAINT-ANTOINE</h2> + +<p class="dedic">A X. Charmes.</p> + +<p>On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eût plus de soixante ans.</p> + +<p>C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps.</p> + +<p>Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans +les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa +vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour ; on disait en manière +de proverbe : « Il est fort comme Saint-Antoine. »</p> + +<p>Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'œil sournois, dans une fausse colère de +bon vivant : « Faudra que j'en mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville ; mais lorsqu'il +apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, +s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.</p> + +<p>Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond ; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir +écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit : « — En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu. +Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.</p> + +<p>Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros +garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » L'étranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine : « — Tiens, avale ça, gros cochon. »</p> + +<p>Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le +fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'œil +à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps +grand'peur et envie de rire.</p> + +<p>Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaître également ; mais il recula devant +la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon ! »</p> + +<p>Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.</p> + +<p>Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre +en criant : « — Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il +se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « C'est ça, c'est +ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon. » Et les trois +serviteurs éclatèrent à leur tour.</p> + +<p>Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En +v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !</p> + +<p>Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui +tapant sur l'épaule : « — Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-là. »</p> + +<p>Et les paysans s'épanouissaient. — Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine !</p> + +<p> — J'te l'vend, Césaire, trois pistoles.</p> + +<p> — Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.</p> + +<p> — Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.</p> + +<p> — Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse. »</p> + +<p>Et tout le monde clignait de l'œil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : +« Rien qu'du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d'la +couenne » ; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »</p> + +<p>Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon +partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours : « — Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout. » Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire : « — De la vôtre, +et du choix. »</p> + +<p>Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait +vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait répéter : « — Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage. »</p> + +<p>Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et, quand +le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.</p> + +<p>Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.</p> + +<p>Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des +occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais.</p> + +<p>Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se +rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la +grand'messe.</p> + +<p>Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colère.</p> + +<p>Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise +s'écrasa sous l'homme.</p> + +<p>Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara : « Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret.</p> + +<p>Le soldat roulait des yeux méchants : mais il but néanmoins ; il but tant +qu'on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des +assistants.</p> + +<p>Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant « à la tienne ! » Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.</p> + +<p>C'était une lutte, une bataille, une revanche ! A qui boirait le plus, +nom d'un nom ! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à +manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !</p> + +<p>Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de +fumier que traînaient lentement les deux chevaux.</p> + +<p>La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de +n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des +retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un +ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien +se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle +bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse.</p> + +<p>Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il +le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette +exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.</p> + +<p>Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, +dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.</p> + +<p>Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.</p> + +<p>Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais +le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.</p> + +<p>Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos ; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.</p> + +<p>Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux.</p> + +<p>Qu'allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on +ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait.</p> + +<p>Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière +brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait +dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie ; et il rentra +dans sa chambre.</p> + +<p>Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais +aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans +l'immobilité du lit. On le fusillerait ! Il suait de peur ; ses dents +claquaient ; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps.</p> + +<p>Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile !</p> + +<p>Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la +bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.</p> + +<p>Et il ne trouvait rien. Mais rien.</p> + +<p>Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +« Dévorant » se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans +les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.</p> + +<p>Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa +plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs.</p> + +<p>L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.</p> + +<p>La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, +puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourné vers le fumier.</p> + +<p>Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « — Qué qu't'as +donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de l'œil +l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.</p> + +<p>Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier !</p> + +<p>Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il +l'arracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.</p> + +<p>C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait +là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore +hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.</p> + +<p>Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, +écuma ainsi qu'une bête enragée.</p> + +<p>Il bredouillait : « — Ah ! cochon ! cochon ! t'es pas mort ! Tu vas me +dénoncer, à c't'heure... Attends... attends ! »</p> + +<p>Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.</p> + +<p>Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons.</p> + +<p>Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air +à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.</p> + +<p>Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit à l'œuvre pour ensevelir l'homme.</p> + +<p>Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.</p> + +<p>Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.</p> + +<p>Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondément.</p> + +<p>Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prévoir l'événement.</p> + +<p>Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.</p> + +<p>Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea +même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon.</p> + +<p>Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.</p> + + +<hr> +<a name="L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"></a><h2 class="parthead">L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS</h2> + +<p class="dedic">A Robert Pinchon.</p> + +<p>Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants +qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de +bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie ; +et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée +en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer +assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.</p> + +<p>Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son +manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : — S'il était tué, +que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élèverait ? +A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait +contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois.</p> + +<p>Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute +l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait +le poil sur sa peau.</p> + +<p>Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.</p> + +<p>Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie ; et il fut un jour envoyé +en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne ; rien n'indiquait une résistance préparée.</p> + +<p>Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs ; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'élança en avant, la baïonnette au fusil.</p> + +<p>Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu +qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le +saisit ; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large +fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à +pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une rivière.</p> + +<p>Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de +lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.</p> + +<p>Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, +à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages +enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat. +Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu +des hautes herbes sèches.</p> + +<p>Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. +Tout redevint muet et calme.</p> + +<p>Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. +C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs +en battit à grands coups pressés.</p> + +<p>La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à +songer. Qu'allait-il faire ? Qu'allait-il devenir ? Rejoindre son +armée ?... Mais comment ? Mais par où ? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait +plus ce courage ! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.</p> + +<p>Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à +la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterré ; mais il fallait manger, manger +tous les jours.</p> + +<p>Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons +lui couraient sur la peau.</p> + +<p>Soudain il pensa : « Si seulement j'étais prisonnier ! » Et son cœur frémit +de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. +Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des +sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. +Prisonnier ! Quel rêve !</p> + +<p>Et sa résolution fut prise immédiatement :</p> + +<p> — Je vais me constituer prisonnier.</p> + +<p>Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et +par des terreurs nouvelles.</p> + +<p>Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? De quel côté ? Et des +images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.</p> + +<p>Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque à pointe, par la campagne.</p> + +<p>S'il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant ! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles ! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des +vaincus exaspérés.</p> + +<p>S'il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs, des enragés +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder.</p> + +<p>S'il rencontrait l'armée française elle-même ? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair.</p> + +<p>Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans +les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient +l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans +l'ombre ; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.</p> + +<p>Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le pénétra ; ses membres se détendirent, reposés +soudain ; son cœur s'apaisa ; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.</p> + +<p>Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du +ciel ; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs ; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim +aiguë.</p> + +<p>Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson +des soldats ; et son estomac lui faisait mal.</p> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et +se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il +établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, +combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.</p> + +<p>Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.</p> + +<p>Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.</p> + +<p>Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit +village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines ! +Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand château flanqué de tourelles.</p> + +<p>Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles.</p> + +<p>Et la nuit encore tomba sur lui.</p> + +<p>Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.</p> + +<p>L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il +se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis +des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se +glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.</p> + +<p>Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le +village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et +il replongea dans sa cachette.</p> + +<p>Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, +et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château +lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres.</p> + +<p>Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte ; et une +forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa ; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant +au cœur une audace désespérée.</p> + +<p>Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la +fenêtre.</p> + +<p>Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien !</p> + +<p>On aperçut l'ennemi !</p> + +<p>Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !...</p> + +<p>Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit +tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée +tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, +toujours debout dans sa fenêtre.</p> + +<p>Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler +comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier étage.</p> + +<p>Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château +devint silencieux comme un tombeau.</p> + +<p>Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit +à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être +interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever +à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit bouché.</p> + +<p>Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des +hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idées s'engourdissaient ; il posa son front pesant dans +ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.</p> + +<p>Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier.</p> + +<p>Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres +seules brillaient encore au rez-de-chaussée.</p> + +<p>Soudain, une voix tonnante hurla :</p> + +<p> — En avant ! nom d'un nom ! à l'assaut ! mes enfants !</p> + +<p>Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le +culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.</p> + +<p>Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé +et fou de peur.</p> + +<p>Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociférant :</p> + +<p> — Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous !</p> + +<p>Le Prussien n'entendit que ce seul mot « prisonnier », et il gémit : « <i>ya, +ya, ya</i> ».</p> + +<p>Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.</p> + +<p>Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier !</p> + +<p>Un autre officier entra et prononça :</p> + +<p> — Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été +blessés. Nous restons maîtres de la place.</p> + +<p>Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra : « Victoire ! »</p> + +<p>Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :</p> + +<p>« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains. »</p> + +<p>Le jeune officier reprit :</p> + +<p> — Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ?</p> + +<p>Le colonel répondit :</p> + +<p> — Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces supérieures.</p> + +<p>Et il donna l'ordre de repartir.</p> + +<p>La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par +six guerriers le revolver au poing.</p> + +<p>Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait +avec prudence, faisant halte de temps en temps.</p> + +<p>Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.</p> + +<p>La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes +levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.</p> + +<p>Le colonel hurlait.</p> + +<p> — Veillez à la sûreté du captif !</p> + +<p>On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jeté dedans, libre de liens.</p> + +<p>Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.</p> + +<p>Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser +éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des +rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.</p> + +<p>Il était prisonnier ! Sauvé !</p> + +<hr class="small"> + +<p>C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six +heures seulement d'occupation.</p> + +<p>Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.</p> +<br> +<br> +<p>FIN</p> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div> +</body> +</html> |
