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Tout au contraire +les idées que je vais essayer de faire comprendre +entraîneraient plutôt la critique +du genre d'étude psychologique que j'ai +entrepris dans <i>Pierre et Jean</i>.</p> + +<p>Je veux m'occuper du Roman en général.</p> + +<p>Je ne suis pas le seul à qui le même reproche +soit adressé par les mêmes critiques, +chaque fois que paraît un livre nouveau.</p> + +<p>Au milieu de phrases élogieuses, je trouve +régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:</p> + +<p>—Le plus grand défaut de cette oeuvre +c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement +parler.</p> + +<p>On pourrait répondre par le même argument.</p> + +<p>—Le plus grand défaut de l'écrivain qui +me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il +n'est pas un critique.</p> + +<p>Quels sont en effet les caractères essentiels +du critique?</p> + +<p>Il faut que, sans parti pris, sans opinions +préconçues, sans idées d'école, sans attaches +avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les +tendances les plus opposées, les tempéraments +les plus contraires, et admette les +recherches d'art les plus diverses.</p> + +<p>Or, le critique qui, après <i>Manon Lescaut, +Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons +dangereuses, Werther, les Affinités électives, +Clarisse Harlowe, Émile, Candide, +Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, +Mauprat, le Père Goriot, la Cousine +Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, +Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de +Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, +M. de Camors, l'Assommoir, Sapho</i>, etc., +ose encore écrire: «Ceci est un roman et +cela n'en est pas un», me paraît doué d'une +perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.</p> + +<p>Généralement ce critique entend par roman +une aventure plus ou moins vraisemblable, +arrangée à la façon d'une pièce de +théâtre en trois actes dont le premier contient +l'exposition, le second l'action et le +troisième le dénouement.</p> + +<p>Cette manière de composer est absolument +admissible à la condition qu'on acceptera +également toutes les autres.</p> + +<p>Existe-t-il des règles pour faire un roman, +en dehors desquelles une histoire écrite devrait +porter un autre nom?</p> + +<p>Si <i>Don Quichotte</i> est un roman, le <i>Rouge +et le Noir</i> en est-il un autre? Si <i>Monte-Cristo</i> +est un roman, <i>l'Assommoir</i> en est-il +un? Peut-on établir une comparaison +entre les <i>Affinités électives</i> de Goethe, les +<i>Trois Mousquetaires</i> de Dumas, <i>Madame Bovary</i> +de Flaubert, <i>M. de Camors</i> de M.O. +Feuillet et <i>Germinal</i> de M. Zola? Laquelle +de ces oeuvres est un roman? Quelles sont +ces fameuses règles? D'où viennent-elles? +Qui les a établies? En vertu de quel principe, +de quelle autorité et de quels raisonnements?</p> + +<p>Il semble cependant que ces critiques +savent d'une façon certaine, indubitable, +ce qui constitue un roman et ce qui le distingue +d'un autre, qui n'en est pas un. Cela +signifie tout simplement, que, sans être des +producteurs, ils sont enrégimentés dans une +école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers +eux-mêmes, toutes les oeuvres +conçues et exécutées en dehors de leur +esthétique.</p> + +<p>Un critique intelligent devrait, au contraire, +rechercher tout ce qui ressemble le +moins aux romans déjà faits, et pousser +autant que possible les jeunes gens à tenter +des voies nouvelles.</p> + +<p>Tous les écrivains, Victor Hugo comme +M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit +absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant +leur conception personnelle de l'art. Le +talent provient de l'originalité, qui est une +manière spéciale de penser, de voir, de comprendre +et de juger. Or, le critique qui prétend +définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en +fait d'après les romans qu'il aime, et établir +certaines règles invariables de composition, +luttera toujours contre un tempérament d'artiste +apportant une manière nouvelle. Un critique, +qui mériterait absolument ce nom, ne +devrait être qu'un analyste sans tendances, +sans préférences, sans passions, et, comme +un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur +artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. +Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber +assez complètement sa personnalité +pour qu'il puisse découvrir et vanter les +livres même qu'il n'aime pas comme homme +et qu'il doit comprendre comme juge.</p> + +<p>Mais la plupart des critiques ne sont, en +somme, que des lecteurs, d'où il résulte +qu'ils nous gourmandent presque toujours +à faux ou qu'ils nous complimentent sans +réserve et sans mesure.</p> + +<p>Le lecteur, qui cherche uniquement dans +un livre à satisfaire la tendance naturelle de +son esprit, demande à l'écrivain de répondre +à son goût prédominant, et il qualifie invariablement +de remarquable ou de <i>bien écrit</i>, +l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination +idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse +ou positive.</p> + +<p>En somme, le public est composé de +groupes nombreux qui nous crient:</p> + +<p>—Consolez-moi.</p> + +<p>—Amusez-moi.</p> + +<p>—Attristez-moi.</p> + +<p>—Attendrissez-moi.</p> + +<p>—Faites-moi rêver.</p> + +<p>—Faites-moi rire.</p> + +<p>—Faites-moi frémir.</p> + +<p>—Faites-moi pleurer.</p> + +<p>—Faites-moi penser.</p> + +<p>Seuls, quelques esprits d'élite demandent +à l'artiste:</p> + +<p>—Faites-moi quelque chose de beau, +dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre tempérament.</p> + +<p>L'artiste essaie, réussit ou échoue.</p> + +<p>Le critique ne doit apprécier le résultat +que suivant la nature de l'effort; et il n'a +pas le droit de se préoccuper des tendances.</p> + +<p>Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra +toujours le répéter.</p> + +<p>Donc, après les écoles littéraires qui ont +voulu nous donner une vision déformée, +surhumaine, poétique, attendrissante, charmante +ou superbe de la vie, est venue une +école réaliste ou naturaliste qui a prétendu +nous montrer la vérité, rien que la vérité +et toute la vérité.</p> + +<p>Il faut admettre avec un égal intérêt ces +théories d'art si différentes et juger les +oeuvres qu'elles produisent, uniquement au +point de vue de leur valeur artistique en +acceptant <i>a priori</i> les idées générales d'où +elles sont nées.</p> + +<p>Contester le droit d'un écrivain de faire +une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste, +c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, +récuser son originalité, ne pas +lui permettre de se servir de l'oeil et de +l'intelligence que la nature lui a donnés.</p> + +<p>Lui reprocher de voir les choses belles +ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou +sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé +de telle ou telle façon et de ne pas avoir +une vision concordant avec la nôtre.</p> + +<p>Laissons-le libre de comprendre, d'observer, +de concevoir comme il lui plaira, pourvu +qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement +exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui +que son rêve est médiocre, banal, pas +assez fou ou magnifique. Mais si nous +jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi +la vérité dans la vie diffère de la vérité dans +son livre.</p> + +<p>Il est évident que des écoles si différentes +ont dû employer des procédés de composition +absolument opposés.</p> + +<p>Le romancier qui transforme la vérité +constante, brutale et déplaisante, pour en +tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, +doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, +manipuler les événements à son +gré, les préparer et les arranger pour plaire +au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le +plan de son roman n'est qu'une série de +combinaisons ingénieuses conduisant avec +adresse au dénouement. Les incidents sont +disposés et gradués vers le point culminant +et l'effet de la fin, qui est un événement capital +et décisif, satisfaisant toutes les curiosités +éveillées au début, mettant une barrière +à l'intérêt, et terminant si complètement +l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir +ce que deviendront, le lendemain, les +personnages les plus attachants.</p> + +<p>Le romancier, au contraire, qui prétend +nous donner une image exacte delà vie, doit +éviter avec soin tout enchaînement d'événements +qui paraîtrait exceptionnel. Son +but n'est point de nous raconter une histoire, +de nous amuser ou de nous attendrir, +mais de nous forcer à penser, à comprendre +le sens profond et caché des événements. A +force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, +les choses, les faits et les hommes +d'une certaine façon qui lui est propre et +qui résulte de l'ensemble de ses observations +réfléchies. C'est cette vision personnelle du +monde qu'il cherche à nous communiquer +en la reproduisant dans un livre. Pour nous +émouvoir, comme il l'a été lui-même par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire +devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. +Il devra donc composer son +oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, +et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer +le plan, de découvrir ses intentions.</p> + +<p>Au lieu de machiner une aventure et de +la dérouler de façon à la rendre intéressante +jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses +personnages à une certaine période de leur +existence et les conduira, par des transitions +naturelles, jusqu'à la période suivante. Il +montrera de cette façon, tantôt comment +les esprits se modifient sous l'influence des +circonstances environnantes, tantôt comment +se développent les sentiments et les +passions, comment on s'aime, comment on +se hait, comment on se combat dans tous +les milieux sociaux, comment luttent les +intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les +intérêts de famille, les intérêts politiques.</p> + +<p>L'habileté de son plan ne consistera donc +point dans l'émotion ou dans le charme, +dans un début attachant ou dans une catastrophe +émouvante, mais dans le groupement +adroit de petits faits constants d'où +se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il +fait tenir dans trois cents pages dix ans +d'une vie pour montrer quelle a été, au +milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, +sa signification particulière et bien caractéristique, +il devra savoir éliminer, parmi +les menus événements innombrables et +quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, +et mettre en lumière, d'une façon spéciale, +tous ceux qui seraient demeurés inaperçus +pour des observateurs peu clairvoyants et qui +donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.</p> + +<p>On comprend qu'une semblable manière +de composer, si différente de l'ancien procédé +visible à tous les yeux, déroute souvent +les critiques, et qu'ils ne découvrent +pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employés par certains artistes +modernes à la place de la ficelle unique +qui avait nom: l'Intrigue.</p> + +<p>En somme, si le Romancier d'hier choisissait +et racontait les crises de la vie, les +états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier +d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, +de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. +Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire +l'émotion de la simple réalité et pour +dégager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce +qu'est véritablement l'homme contemporain +devant ses yeux, il devra n'employer que des +faits d'une vérité irrécusable et constante.</p> + +<p>Mais en se plaçant au point de vue même +de ces artistes réalistes, on doit discuter et +contester leur théorie qui semble pouvoir +être résumée par ces mots: «Rien que la +vérité et toute la vérité.»</p> + +<p>Leur intention étant de dégager la philosophie +de certains faits constants et courants, +ils devront souvent corriger les événements +au profit de la vraisemblance et au +détriment de la vérité, car:</p> + +<p>Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.</p> + +<p>Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, +non pas à nous montrer la photographie banale +de la vie, mais à nous en donner la vision +plus complète, plus saisissante, plus +probante que la réalité même.</p> + +<p>Raconter tout serait impossible, car il faudrait +alors un volume au moins par journée, +pour énumérer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. +Un choix s'impose donc,—ce qui estime +première atteinte à la théorie de toute la +vérité.</p> + +<p>La vie, en outre, est composée des choses +les plus différentes, les plus imprévues, +les plus contraires, les plus disparates; elle +est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine +de catastrophes inexplicables, illogiques et +contradictoires qui doivent être classées au +chapitre <i>faits divers</i>.</p> + +<p>Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son +thème, ne prendra dans cette vie encombrée +de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera +tout le reste, tout l'à-côté.</p> + +<p>Un exemple entre mille:</p> + +<p>Le nombre des gens qui meurent chaque +jour par accident est considérable sur la +terre. Mais pouvons-nous faire tomber une +tuile sur la tête d'un personnage principal, +ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut +faire la part de l'accident?</p> + +<p>La vie encore laisse tout au même plan, +précipite les faits ou les traîne indéfiniment. +L'art, au contraire, consiste à user de précautions +et de préparations, à ménager des +transitions savantes et dissimulées, à mettre +en pleine lumière, par la seule adresse de +la composition, les événements essentiels et +à donner à tous les autres le degré de relief +qui leur convient, suivant leur importance, +pour produire la sensation profonde de la +vérité spéciale qu'on veut montrer.</p> + +<p>Faire vrai consiste donc à donner l'illusion +complète du vrai, suivant la logique +ordinaire des faits, et non à les transcrire +servilement dans le pêle-mêle de leur succession.</p> + +<p>J'en conclus que les Réalistes de talent +devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.</p> + +<p>Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la +réalité puisque nous portons chacun la nôtre +dans notre pensée et dans nos organes. Nos +yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût +différents créent autant de vérités qu'il y a +d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui +reçoivent les instructions de ces organes, +diversement impressionnés, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de +nous appartenait à une autre race.</p> + +<p>Chacun de nous se fait donc simplement +une illusion du monde, illusion poétique, +sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou +lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a +d'autre mission que de reproduire fidèlement +cette illusion avec tous les procédés +d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.</p> + +<p>Illusion du beau qui est une convention +humaine! Illusion du laid qui est une opinion +changeante! Illusion du vrai jamais +immuable! Illusion de l'ignoble qui attire +tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux +qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.</p> + +<p>Ne nous fâchons donc contre aucune théorie +puisque chacune d'elles est simplement +l'expression généralisée d'un tempérament +qui s'analyse.</p> + +<p>Il en est deux surtout qu'on a souvent +discutées en les opposant l'une à l'autre au +lieu de les admettre l'une et l'autre, celle +du roman d'analyse pure et celle du roman +objectif. Les partisans de l'analyse demandent +que l'écrivain s'attache à indiquer les +moindres évolutions d'un esprit et tous les +mobiles les plus secrets qui déterminent nos +actions, en n'accordant au fait lui-même +qu'une importance très secondaire. Il est +le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte +du roman. Il faudrait donc, d'après eux, +écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination +se confond avec l'observation, à la +manière d'un philosophe composant un livre +de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire +tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner +toutes les réactions de l'âme agissant +sous l'impulsion des intérêts, des passions +ou des instincts.</p> + +<p>Les partisans de l'objectivité, (quel vilain +mot!) prétendant, au contraire, nous donner +la représentation exacte de ce qui a lieu dans +la vie, évitent avec soin toute explication +compliquée, toute dissertation sur les motifs, +et se bornent à faire passer sous nos yeux +les personnages et les événements.</p> + +<p>Pour eux, la psychologie doit être cachée +dans le livre comme elle est cachée +en réalité sous les faits dans l'existence.</p> + +<p>Le roman conçu de cette manière y gagne +de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de +la couleur, de la vie remuante.</p> + +<p>Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état +d'esprit d'un personnage, les écrivains +objectifs cherchent l'action ou le geste que +cet état d'âme doit faire accomplir fatalement +à cet homme dans une situation déterminée. +Et ils le font se conduire de telle +manière, d'un bout à l'autre du volume, +que tous ses actes, tous ses mouvements, +soient le reflet de sa nature intime, de toutes +ses pensées, de toutes ses volontés ou de +toutes ses hésitations. Ils cachent donc la +psychologie au lieu de l'étaler, ils en font +la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature +invisible est la carcasse du corps humain. +Le peintre qui fait notre portrait ne montre +pas notre squelette.</p> + +<p>Il me semble aussi que le roman exécuté +de cette façon y gagne en sincérité. Il est +d'abord plus vraisemblable, car les gens +que nous voyons agir autour de nous ne +nous racontent point les mobiles auxquels +ils obéissent.</p> + +<p>Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, +à force d'observer les hommes, nous pouvons +déterminer leur nature assez exactement +pour prévoir leur manière d'être dans +presque toutes les circonstances, si nous +pouvons dire avec précision: «Tel homme +de tel tempérament, dans tel cas, fera +ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions +déterminer, une à une, toutes les +secrètes évolutions de sa pensée qui n'est +pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations +de ses instincts qui ne sont pas +pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses +de sa nature dont les organes, les nerfs, +le sang, la chair, sont différents des nôtres.</p> + +<p>Quel que soit le génie d'un homme faible, +doux, sans passions, aimant uniquement la +science et le travail, jamais il ne pourra se +transporter assez complètement dans l'âme +et dans le corps d'un gaillard exubérant, +sensuel, violent, soulevé par tous les désirs +et même par tous les vices, pour comprendre +et indiquer les impulsions et les sensations +les plus intimes de cet être si différent, alors +même qu'il peut fort bien prévoir et raconter +tous les actes de sa vie.</p> + +<p>En somme, celui qui fait de la psychologie +pure ne peut que se substituer à tous +ses personnages dans les différentes situations +où il les place, car il lui est impossible +de changer ses organes, qui sont les +seuls intermédiaires entre la vie extérieure +et nous, qui nous imposent leurs perceptions, +déterminent notre sensibilité, créent en +nous une âme essentiellement différente de +toutes celles qui nous entourent. Notre vision, +notre connaissance du monde acquise +par le secours de nos sens, nos idées sur +la vie, nous ne pouvons que les transporter +en partie dans tous les personnages dont +nous prétendons dévoiler l'être intime et +inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, +d'un voleur ou d'un honnête homme, +d'une courtisane, d'une religieuse, d'une +jeune fille ou d'une marchande aux halles, +car nous sommes obligés de nous poser +ainsi le problème: «Si <i>j'</i>étais roi, assassin, +voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou +marchande aux halles, qu'est-ce que <i>je</i> +ferais, qu'est-ce que <i>je</i> penserais, comment +est-ce que <i>j'</i>agirais?» Nous ne diversifions +donc nos personnages qu'en changeant +l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre <i>moi</i> que la +nature a entouré d'une barrière d'organes +infranchissable.</p> + +<p>L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître +ce <i>moi</i> par le lecteur sous tous les +masques divers qui nous servent à le cacher.</p> + +<p>Mais si, au seul point de vue de la complète +exactitude, la pure analyse psychologique +est contestable, elle peut cependant +nous donner des oeuvres d'art aussi belles +que toutes les autres méthodes de travail.</p> + +<p>Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi +pas? Leur rêve d'artistes est respectable; +et ils ont cela de particulièrement +intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament +l'extrême difficulté de l'art.</p> + +<p>Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, +bien outrecuidant ou bien sot, pour +écrire encore aujourd'hui! Après tant de +maîtres aux natures si variées, au génie si +multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été +fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? +Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit +une page, une phrase qui ne se trouve déjà, +à peu près pareille, quelque part. Quand +nous lisons, nous, si saturés d'écriture française +que notre corps entier nous donne l'impression +d'être une pâte faite avec des mots, +trouvons-nous jamais une ligne, une pensée +qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons +eu, au moins, le confus pressentiment?</p> + +<p>L'homme qui cherche seulement à amuser +son public par des moyens déjà connus, +écrit avec confiance, dans la candeur de sa +médiocrité, des oeuvres destinées à la foule +ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui +pèsent tous les siècles de la littérature +passée, ceux que rien ne satisfait, que tout +dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui +tout semble défloré déjà, à qui leur oeuvre +donne toujours l'impression d'un travail +inutile et commun, en arrivent à juger l'art +littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, +que nous dévoilent à peine quelques +pages des plus grands maîtres.</p> + +<p>Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup +nous font tressaillir jusqu'au coeur comme +une révélation surprenante; mais les vers +suivants ressemblent à tous les vers, la +prose qui coule ensuite ressemble à toutes +les proses.</p> + +<p>Les hommes de génie n'ont point, sans +doute, ces angoisses et ces tourments, parce +qu'ils portent en eux une force créatrice +irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. +Les autres, nous autres qui sommes simplement +des travailleurs conscients et +tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible +découragement que par la continuité +de l'effort.</p> + +<p>Deux hommes par leurs enseignements +simples et lumineux m'ont donné cette +force de toujours tenter: Louis Bouilhet et +Gustave Flaubert.</p> + +<p>Si je parle ici d'eux et de moi c'est que +leurs conseils, résumés en peu de lignes, +seront peut-être utiles à quelques jeunes +gens moins confiants en eux-mêmes qu'on +ne l'est d'ordinaire quand on débute dans +les lettres.</p> + +<p>Bouilhet, que je connus le premier d'une +façon un peu intime, deux ans environ avant +de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me +répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent +à la réputation d'un artiste, s'ils sont +irréprochables et s'ils contiennent l'essence +du talent et de l'originalité d'un homme +même de second ordre, me fît comprendre +que le travail continuel et la connaissance +profonde du métier peuvent, un jour de +lucidité, de puissance et d'entraînement, +par la rencontre heureuse d'un sujet concordant +bien avec toutes les tendances de +notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre +courte, unique et aussi parfaite que nous la +pouvons produire.</p> + +<p>Je compris ensuite que les écrivains les +plus connus n'ont presque jamais laissé plus +d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir +cette chance de trouver et de discerner, +au milieu de la multitude des matières qui +se présentent à notre choix, celle qui absorbera +toutes nos facultés, toute notre valeur, +toute notre puissance artiste.</p> + +<p>Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, +se prit d'affection pour moi. J'osai +lui soumettre quelques essais. Il les lut avec +bonté et me répondit: «Je ne sais pas si +vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporté prouve une certaine intelligence, +mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que +le talent—suivant le mot de Chateaubriand—n'est +qu'une longue patience. Travaillez.»</p> + +<p>Je travaillai, et je revins souvent chez lui, +comprenant que je lui plaisais, car il s'était +mis à m'appeler, en riant, son disciple.</p> + +<p>Pendant sept ans je fis des vers, je fis +des contes, je fis des nouvelles, je fis même +un drame détestable. Il n'en est rien resté. +Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, +en déjeunant, développait ses critiques +et enfonçait en moi, peu à peu, deux +ou trois principes qui sont le résumé de +ses longs et patients enseignements. «Si on +a une originalité, disait-il, il faut avant tout +la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir +une.»</p> + +<p>—Le talent est une longue patience.—Il +s'agit de regarder tout ce qu'on veut +exprimer assez longtemps et avec assez d'attention +pour en découvrir un aspect qui +n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexploré, parce que nous sommes +habitués à ne nous servir de nos yeux +qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé +avant nous sur ce que nous contemplons. La +moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe +et un arbre dans une plaine, demeurons en +face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce +qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à +aucun autre arbre et à aucun autre feu.</p> + +<p>C'est de cette façon qu'on devient original.</p> + +<p>Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y +a pas, de par le monde entier, deux grains +de sable, deux mouches, deux mains ou deux +nez absolument pareils, il me forçait à +exprimer, en quelques phrases, un être ou +un objet de manière à le particulariser nettement, +à le distinguer de tous les autres +êtres ou de tous les autres objets de même +race ou de même espèce.</p> + +<p>«Quand vous passez, me disait-il, devant +un épicier assis sur sa porte, devant un concierge +qui fume sa pipe, devant une station +de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce +concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquée par +l'adresse de l'image, toute leur nature morale, +de façon à ce que je ne les confonde +avec aucun autre épicier ou avec aucun autre +concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble +pas aux cinquante autres qui le +suivent et le précèdent.»</p> + +<p>J'ai développé ailleurs ses idées sur le +style. Elles ont de grands rapports avec la +théorie de l'observation que je viens d'exposer. +Quelle que soit la chose qu'on veut dire, +il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un +verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour +la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à +ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe +et cet adjectif, et ne jamais se contenter de +l'à peu près, ne jamais avoir recours à des +supercheries, même heureuses, à des clowneries +de langage pour éviter la difficulté.</p> + +<p>On peut traduire et indiquer les choses +les plus subtiles en appliquant ce vers de +Boileau:</p> + + +<p>D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.</p> + + +<p>Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, +compliqué, nombreux et chinois qu'on nous +impose aujourd'hui sous le nom d'écriture +artiste, pour fixer toutes les nuances de la +pensée; mais il faut discerner avec une extrême +lucidité toutes les modifications de la +valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. +Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, +mais plus de phrases différentes, diversement +construites, ingénieusement coupées, +pleines de sonorités et de rythmes savants. +Efforçons-nous d'être des stylistes excellents +plutôt que des collectionneurs de termes +rares.</p> + +<p>Il est, en effet, plus difficile de manier la +phrase à son gré, de lui faire tout dire, même +ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, +d'intentions secrètes et non formulées, +que d'inventer des expressions nouvelles +ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous +avons perdu l'usage et la signification, et qui +sont pour nous comme des verbes morts.</p> + +<p>La langue française, d'ailleurs, est une +eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais +pu et ne pourront jamais troubler. Chaque +siècle a jeté dans ce courant limpide, ses +modes, ses archaïsmes prétentieux et ses +préciosités, sans que rien surnage de ces +tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. +La nature de cette langue est d'être +claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse +pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.</p> + +<p>Ceux qui font aujourd'hui des images, sans +prendre garde aux termes abstraits, ceux +qui font tomber la grêle ou la pluie sur la +<i>propreté</i> des vitres, peuvent aussi jeter des +pierres à la simplicité de leurs confrères! +Elles frapperont peut-être les confrères qui +ont un corps, mais n'atteindront jamais la +simplicité qui n'en a pas.</p> + + +<p>GUY DE MAUPASSANT.</p> + +<p>La Guillette, Étretat, septembre 1887.</p><br><br><br> + + + + + + + + +<h2>PIERRE ET JEAN</h2><br><br> + + + +<h3>I</h3> + + +<p>—Zut! s'écria tout à coup le père Roland +qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, +les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par +moments, d'un mouvement très léger, sa ligne +descendue au fond de la mer.</p> + +<p>Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, +à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie +de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers +son mari:</p> + +<p>—Eh bien!... eh bien!... Gérôme!</p> + +<p>Le bonhomme furieux répondit:</p> + +<p>—Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je +n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher +qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer +toujours trop tard.</p> + +<p>Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, +l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une +ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en +même temps et Jean répondit:</p> + +<p>—-Tu n'es pas galant pour notre invitée, +papa.</p> + +<p>M. Roland fut confus et s'excusa:</p> + +<p>—Je vous demande pardon, madame Rosémilly, +je suis comme ça. J'invite des dames +parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, +dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense +plus qu'au poisson.</p> + +<p>Mme Roland s'était tout à fait réveillée et +regardait d'un air attendri le large horizon de +falaises et de mer. Elle murmura:</p> + +<p>—Vous avez cependant fait une belle +pêche.</p> + +<p>Mais son mari remuait la tête pour dire non, +tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le +panier où le poisson capturé par les trois hommes +palpitait vaguement encore, avec un bruit +doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées, +d'efforts impuissants et mous, et de +bâillements dans l'air mortel.</p> + +<p>Le père Roland saisit la manne entre ses +genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le +flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, +et leur palpitation d'agonie s'accentua, et +l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur +de marée, monta du ventre plein de la corbeille.</p> + +<p>Le vieux pêcheur la huma vivement, comme +on sent des rosés, et déclara:</p> + +<p>—Cristi! ils sont frais, ceux-là!</p> + +<p>Puis il continua:</p> + +<p>—Combien en as-tu pris, toi, docteur?</p> + +<p>Son fils aîné, Pierre, un homme de trente +ans à favoris noirs coupés comme ceux des +magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:</p> + +<p>—Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.</p> + +<p>Le père se tourna vers le cadet:</p> + +<p>—Et toi, Jean?</p> + +<p>Jean, un grand garçon blond, très barbu, +beaucoup plus jeune que son frère, sourit et +murmura:</p> + +<p>—A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.</p> + +<p>Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge +qui ravissait le père Roland.</p> + +<p>Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, +et croisant ses bras il annonça:</p> + +<p>—Je n'essayerai plus jamais de pêcher +l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est +fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste +au soleil.</p> + +<p>Le bonhomme regardait la mer autour de +lui avec un air satisfait de propriétaire.</p> + +<p>C'était un ancien bijoutier parisien qu'un +amour immodéré de la navigation et de la pêche +avait arraché au comptoir dès qu'il eut +assez d'aisance pour vivre modestement de ses +rentes.</p> + +<p>Il se retira donc au Havre, acheta une barque +et devint matelot amateur. Ses deux fils, +Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer +leurs études et vinrent en congé de temps +en temps partager les plaisirs de leur père.</p> + +<p>A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de +cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement +de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de +nouvelles espérances.</p> + +<p>En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et +il s'était mis au travail avec tant d'ardeur, +qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez +courtes études et des dispenses de temps obtenues +du ministre. Il était exalté, intelligent, +changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées +philosophiques.</p> + +<p>Jean, aussi blond que son frère était noir, +aussi calme que son frère était emporté, aussi +doux que son frère était rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son +diplôme de licencié en même temps que Pierre +obtenait celui de docteur.</p> + +<p>Tous les deux prenaient donc un peu de repos +dans leur famille, et tous les deux formaient +le projet de s'établir au Havre s'ils +parvenaient à le faire dans des conditions +satisfaisantes.</p> + +<p>Mais une vague jalousie, une de ces jalousies +dormantes qui grandissent presque invisibles +entre frères ou entre soeurs jusqu'à la +maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage +ou d'un bonheur tombant sur l'un, les +tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive +inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils +s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance +de Jean, avait regardé avec une hostilité +de petite bête gâtée cette autre petite bête +apparue tout à coup dans les bras de son père +et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par +eux.</p> + +<p>Jean, dès son enfance, avait été un modèle +de douceur, de bonté et de caractère égal; et +Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre +vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur +lui semblait être de la mollesse, la bonté +de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui rêvaient +pour leurs fils des situations honorables et +médiocres, lui reprochaient ses indécisions, +ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, +tous ses élans impuissants vers des idées généreuses +et vers des professions décoratives.</p> + +<p>Depuis qu'il était homme, on ne lui disait +plus: «Regarde Jean et imite-le!» mais chaque +fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait +ceci, Jean a fait cela,» il comprenait bien le +sens et l'allusion cachés sous ces paroles.</p> + +<p>Leur mère, une femme d'ordre, une économe +bourgeoise un peu sentimentale, douée +d'une âme tendre de caissière, apaisait sans +cesse les petites rivalités nées chaque jour +entre ses deux grands fils, de tous les menus +faits de la vie commune. Un léger événement, +d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude, +et elle craignait une complication, car +elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, +pendant que ses enfants achevaient l'un +et l'autre leurs éludes spéciales, d'une voisine, +Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au +long cours, mort à la mer deux ans auparavant. +La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois +trois ans, une maîtresse femme qui connaissait +l'existence d'instinct, comme un animal +libre, comme si elle eût vu, subi, compris et +pesé tous les événements possibles, qu'elle +jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant, +avait pris l'habitude de venir faire un +bout de tapisserie et de causette, le soir, chez +ces voisins aimables qui lui offraient une tasse +de thé.</p> + +<p>Le père Roland, que sa manie de pose marine +aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur +nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle +parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens +récits, sans embarras, en femme raisonnable +et résignée qui aime la vie et respecte la mort.</p> + +<p>Les deux fils, à leur retour, trouvant cette +jolie veuve installée dans la maison, avaient +aussitôt commencé à la courtiser, moins par +désir de lui plaire que par envie de se supplanter.</p> + +<p>Leur mère, prudente et pratique, espérait +vivement qu'un des deux triompherait, car la +jeune femme était riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.</p> + +<p>Mme Rosémilly était blonde avec des yeux +bleus, une couronne de cheveux follets envolés +à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec +la sage méthode de son esprit.</p> + +<p>Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers +lui par une similitude de nature. Cette préférence +d'ailleurs ne se montrait que par une +presque insensible différence dans la voix et +le regard, et en ceci encore qu'elle prenait +quelquefois son avis.</p> + +<p>Elle semblait deviner que l'opinion de Jean +fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion +de Pierre devait fatalement être différente. +Quand elle parlait des idées du docteur, +de ses idées politiques, artistiques, philosophiques, +morales, elle disait par moments: +«Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un +regard froid de magistrat qui instruit le procès +des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres êtres!</p> + +<p>Jamais, avant le retour de ses fils, le père +Roland ne l'avait invitée à ses parties de pêche +où il n'emmenait jamais non plus sa +femme, car il aimait s'embarquer avant le +jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier +retraité, rencontré aux heures de +marée sur le port et devenu intime ami, et le +vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +chargé delà garde du bateau.</p> + +<p>Or, un soir de la semaine précédente, comme +Mme Rosémilly qui avait dîné chez lui disait: +«Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien +bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi +de l'envie de la communiquer, de faire des +croyants à la façon des prêtres, s'écria:</p> + +<p>—Voulez-vous y venir?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Mardi prochain?</p> + +<p>—Oui, mardi prochain.</p> + +<p>—Êtes-vous femme à partir à cinq heures +du matin?</p> + +<p>Elle poussa un cri de stupeur:</p> + +<p>—Ah! mais non, par exemple.</p> + +<p>Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout +à coup de cette vocation.</p> + +<p>Il demanda cependant:</p> + +<p>—A quelle heure pourriez-vous partir?</p> + +<p>—Mais ... à neuf heures!</p> + +<p>—Pas avant?</p> + +<p>—Non, pas avant, c'est déjà très tôt!</p> + +<p>Le bonhomme hésitait. Assurément on ne +prendrait rien, car si le soleil chauffe, le +poisson ne mord plus; mais les deux frères +s'étaient empressés d'arranger la partie, de +tout organiser et de tout régler séance tenante.</p> + +<p>Donc, le mardi suivant, la <i>Perle</i> avait été +jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de +la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, puis +sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, +et le père Roland, comprenant un peu tard +que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait en +vérité que la promenade en mer, et voyant +que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté, +dans un mouvement d'impatience irraisonnée, +un <i>zut</i> énergique qui s'adressait autant à la +veuve indifférente qu'aux bêtes insaisissables. +Maintenant il regardait le poisson capturé, +son poisson, avec une joie vibrante d'avare; +puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que +le soleil baissait:</p> + +<p>—Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions +un peu?</p> + +<p>Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, +accrochèrent dans les bouchons de liège +les hameçons nettoyés et attendirent.</p> + +<p>Roland s'était levé pour interroger l'horizon +à la façon d'un capitaine:</p> + +<p>—Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!</p> + +<p>Et soudain, le bras allongé vers le nord, il +ajouta:</p> + +<p>—Tiens, tiens, le bateau de Southampton.</p> + +<p>Sur la mer plate, tendue comme une étoffe +bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et +de feu, s'élevait là-bas, dans la direction +indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose. +Et on apercevait, au-dessous, le navire qui +semblait tout petit de si loin.</p> + +<p>Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, +nombreuses, venant toutes vers la jetée +du Havre dont on distinguait à peine la ligne +blanche et le phare, droit comme une corne +sur le bout.</p> + +<p>Roland demanda:</p> + +<p>—N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer +la <i>Normandie</i>?</p> + +<p>Jean répondit:</p> + +<p>—Oui, papa.</p> + +<p>—Donne-moi ma longue vue, je crois que +c'est elle, là-bas.</p> + +<p>Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta +contre son oeil, chercha le point, et soudain, +ravi d'avoir vu:</p> + +<p>—Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux +cheminées. Voulez-vous regarder, madame +Rosémilly?</p> + +<p>Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique +lointain, sans parvenir sans doute à le mettre en +face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de +couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des +choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui +faisaient tourner le coeur.</p> + +<p>Elle dit en rendant la longue-vue:</p> + +<p>—D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de +cet instrument-là. Ça mettait même en colère +mon mari qui restait des heures à la fenêtre +à regarder passer les navires.</p> + +<p>Le père Roland, vexé, reprit:</p> + +<p>—Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, +car ma lunette est excellente.</p> + +<p>Puis il l'offrit à sa femme:</p> + +<p>—Veux-tu voir?</p> + +<p>—Non, merci, je sais d'avance que je ne +pourrais pas.</p> + +<p>Mme Roland, une femme de quarante-huit +ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, +plus que tout le monde, de cette promenade +et de cette fin de jour.</p> + +<p>Ses cheveux châtains commençaient seulement +à blanchir. Elle avait un air calme et +raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait +à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait +le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait +point de goûter le charme du rêve. Elle aimait +les lectures, les romans et les poésies, non pour +leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique +et tendre qu'ils éveillaient en elle. +Un vers, souvent banal, souvent mauvais, +faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, +lui donnait la sensation d'un désir mystérieux +presque réalisé. Et elle se complaisait à ces +émotions légères qui troublaient un peu son +âme bien tenue comme un livre de comptes.</p> + +<p>Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un +embonpoint assez visible qui alourdissait sa +taille autrefois très souple et très mince.</p> + +<p>Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, +sans être méchant, la rudoyait comme rudoient +sans colère et sans haine les despotes +en boutique pour qui commander équivaut à +jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais +dans sa famille il s'abandonnait et se donnait +des airs terribles, bien qu'il eût peur de tout le +monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes, +des explications inutiles, cédait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, +depuis bien longtemps, prier Roland de la +promener en mer. Elle avait donc saisi avec +joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir +rare et nouveau.</p> + +<p>Depuis le départ elle s'abandonnait tout +entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce +doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait +point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs +ni dans les espérances, il lui semblait que +son coeur flottait comme son corps sur quelque +chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui +la berçait et l'engourdissait.</p> + +<p>Quand le père commanda le retour: «Allons, +en place pour la nage!» elle sourit en +voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs +jaquettes et relever sur leurs bras nus les +manches de leur chemise.</p> + +<p>Pierre, le plus rapproché des deux femmes, +prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de +bâbord, et ils attendirent que le patron criât: +«Avant partout!» car il tenait à ce que les +manoeuvres fussent exécutées régulièrement.</p> + +<p>Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent +tomber les rames puis se couchèrent en arrière +en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commença pour montrer leur vigueur. Ils +étaient venus à la voile tout doucement, mais +la brise était tombée et l'orgueil de mâles des +deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective +de se mesurer l'un contre l'autre.</p> + +<p>Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, +ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât, +car Roland préparait les lignes tout en surveillant +la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait +d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»—«A +toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: +«Allons le <i>un</i>, allons le <i>deux</i>, un peu d'huile +de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort, +celui qui s'emballait devenait moins ardent, +et le bateau se redressait.</p> + +<p>Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. +Les bras de Pierre étaient velus, un peu +maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles +qui roulait sous la peau.</p> + +<p>Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents +serrées, le front plissé, les jambes tendues, +les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; +et la <i>Perle</i> s'en venait vers la côte. Le père +Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le +banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait +à commander: «Doucement, le <i>un</i>—souque +le <i>deux</i>.» Le <i>un</i> redoublait de rage et le +<i>deux</i> ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.</p> + +<p>Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les +deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur +l'ordre de son père, tira seul quelques instants. +Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta; +il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre, +essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait +et haletait. Quatre fois de suite, le père +Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de +reprendre haleine et de redresser la barque +dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, +les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:</p> + +<p>—Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un +spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela +m'a coupé les bras.</p> + +<p>Jean demandait:</p> + +<p>-Veux-tu que je tire seul avec les avirons +de couple?</p> + +<p>—Non, merci, cela passera.</p> + +<p>La mère ennuyée disait:</p> + +<p>—Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de +se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant +pas un enfant.</p> + +<p>Il haussait les épaules et recommençait à +ramer.</p> + +<p>Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas +comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête +blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait +en arrière un mouvement brusque et joli qui +soulevait sur les tempes ses fins cheveux.</p> + +<p>Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le +<i>Prince-Albert</i> qui nous rattrape.» Et tout le +monde regarda. Long, bas, avec ses deux +cheminées inclinées en arrière et ses deux +tambours jaunes, ronds comme des joues, le +bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, +chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes. +Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau +qui retombait en écume, lui donnaient un air +de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant +tout droit coupait la mer en soulevant deux +lames minces et transparentes qui glissaient +le long des bords.</p> + +<p>Quand il fut tout près de la <i>Perle</i>, le père +Roland leva son chapeau, les deux femmes +agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles répondirent à ces saluts en +se balançant vivement sur le paquebot qui +s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface +paisible et luisante de la mer, quelques lentes +ondulations.</p> + +<p>Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi +de fumée, accourant de tous les points de +l'horizon vers la jetée courte et blanche qui +les avalait comme une bouche, l'un après +l'autre. Et les barques de pêche et les grands +voiliers aux mâtures légères glissant sur le +ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs, +arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet +ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait +repu, et rejetait vers la pleine mer une autre +flotte de paquebots, de bricks, de goélettes, +de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. +Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à +gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis +que les bâtiments à voile, abandonnés par les +mouches qui les avaient haies, demeuraient +immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou +de toile brune qui semblait rouge au soleil +couchant.</p> + +<p>Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:</p> + +<p>—Dieu! que c'est beau, cette mer!</p> + +<p>Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, +qui n'avait cependant rien de triste:</p> + +<p>—Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Tenez, voici la <i>Normandie</i> qui se présente +à l'entrée. Est-elle grande, hein?</p> + +<p>Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, +de l'autre côté de l'embouchure de la +Seine—vingt kilomètres, cette embouchure—disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, +Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de +Caen, et les roches du Calvados qui rendent +la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg. +Puis il traita la question des bancs de sable +de la Seine, qui se déplacent à chaque marée +et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf +eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le +parcours du chenal. Il fit remarquer comment le +Havre séparait la basse de la haute Normandie. +En basse Normandie, la côte plate descendait +en pâturages, en prairies et en champs +jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie, +au contraire, était droit, une grande +falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant +jusqu'à Dunkerque une immense muraille +blanche dont toutes les échancrures cachaient +un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, +Le Tréport, Dieppe, etc.</p> + +<p>Les deux femmes ne l'écoutaient point, +engourdies par le bien-être, émues par la vue +de cet Océan couvert de navires qui couraient +comme des bêtes autour de leur tanière; et +elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste +horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses +par ce coucher de soleil apaisant et magnifique. +Seul, Roland parlait sans fin; il était de +ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus +nerveuses, sentent parfois, sans comprendre +pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossièreté.</p> + +<p>Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; +et la <i>Perle</i> s'en allait vers le port, toute +petite à côté des gros navires.</p> + +<p>Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris +qui l'attendait, prit la main des dames +pour les faire descendre; et on pénétra dans la +ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule +qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la +pleine mer, rentrait aussi.</p> + +<p>Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, +suivies des trois hommes. En montant +la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant +un magasin de modes ou d'orfèvrerie pour +contempler un chapeau ou bien un bijou; +puis elles repartaient après avoir échangé +leurs idées.</p> + +<p>Devant la place de la Bourse, Roland contempla, +comme il faisait chaque jour, le bassin +du Commerce plein de navires, prolongé par +d'autres bassins, où les grosses coques, ventre +à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq +rangs. Tous les mâts innombrables; sur une +étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous +les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages, +donnaient à cette ouverture au milieu +de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus +de cette forêt sans feuilles, les goélands +tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme +une pierre qui tombe, tous les débris jetés à +l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie +à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là +pour chercher des nids.</p> + +<p>—Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie +aucune, afin de finir ensemble la journée? +demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi +sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer +toute seule ce soir.</p> + +<p>Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence +de la jeune femme commençait à froisser, +murmura: «Bon, voici la veuve qui +s'incruste, maintenant.» Depuis quelques +jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, sans +rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, +qui lui paraissait méchante et blessante.</p> + +<p>Et les trois hommes ne prononcèrent plus +un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'était une +maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée +et de deux petits étages, rue Belle-Normande. +La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf +ans, servante campagnarde à bon marché, qui +possédait à l'excès l'air étonné et bestial des +paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta +derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était +au premier, puis elle dit:</p> + +<p>—Il est v'nu un m'sieu trois fois.</p> + +<p>Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans +hurler et sans sacrer, cria:</p> + +<p>—Qui ça est venu, nom d'un chien?</p> + +<p>Elle ne se troublait jamais des éclats de +voix de son maître, et elle reprit:</p> + +<p>—Un m'sieu d'chez l'notaire.</p> + +<p>—Quel notaire?</p> + +<p>—D'chez m'sieu Canu, donc.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?</p> + +<p>—Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne +dans la soirée.</p> + +<p>Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami +du père Roland, dont il faisait les affaires. +Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée, +il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente +et importante; et les quatre Roland se regardèrent, +troublés par cette nouvelle comme le +sont les gens de fortune modeste à toute intervention +d'un notaire, qui éveille une foule +d'idées de contrats, d'héritages, de procès, +de choses désirables ou redoutables. Le père, +après quelques secondes de silence, murmura:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?</p> + +<p>Mme Rosémilly se mit à rire:</p> + +<p>—Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. +Je porte bonheur.</p> + +<p>Mais ils n'espéraient la mort de personne qui +pût leur laisser quelque chose.</p> + +<p>Mme Roland, douée d'une excellente mémoire +pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher +toutes les alliances du côté de son +mari et du sien, à remonter les filiations, à +suivre les branches des cousinages.</p> + +<p>Elle demandait, sans avoir même ôté son +chapeau:</p> + +<p>—Dis donc, père (elle appelait son mari +«père» dans la maison, et quelquefois «monsieur +Roland» devant les étrangers), dis donc, +père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, +en secondes noces?</p> + +<p>—Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.</p> + +<p>—En a-t-il eu des enfants?</p> + +<p>—Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.</p> + +<p>—Non. Alors il n'y a rien par là.</p> + +<p>Déjà elle s'animait à cette recherche, elle +s'attachait à cette espérance d'un peu d'aisance +leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait +beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, +et qui craignait une désillusion, un petit +chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.</p> + +<p>—Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus +d'oncle d'Amérique! Moi, je croirais bien plutôt +qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.</p> + +<p>Tout le monde fut surpris à cette idée, et +Jean demeura un peu froissé que son frère eût +parlé de cela devant Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? +La supposition est très contestable. Tu es +l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Tu es donc amoureux?</p> + +<p>L'autre, mécontent, répondit:</p> + +<p>—Est-il nécessaire d'être amoureux pour +dire qu'on ne veut pas encore se marier?</p> + +<p>—Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu +attends.</p> + +<p>—Admets que j'attends, si tu veux.</p> + +<p>Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, +trouva tout à coup la solution la plus +vraisemblable.</p> + +<p>—Parbleu! nous sommes bien bêtes de +nous creuser la tête. Maître Lecanu est notre ami, +il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, +et Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à +caser l'un de vous deux.</p> + +<p>C'était tellement simple et probable que +tout le monde en fut d'accord.</p> + +<p>—C'est servi, dit la bonne.</p> + +<p>Et chacun gagna sa chambre afin de se laver +les mains avant de se mettre à table.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la +petite salle à manger, au rez-de-chaussée.</p> + +<p>On ne parla guère tout d'abord; mais, au +bout de quelques instants, Roland s'étonna +de nouveau de cette visite du notaire.</p> + +<p>—En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, +pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc, +pourquoi vient-il lui-même?</p> + +<p>Pierre trouvait cela naturel.</p> + +<p>—Il faut sans doute une réponse immédiate; +et il a peut-être à nous communiquer +des clauses confidentielles qu'on n'aime pas +beaucoup écrire.</p> + +<p>Mais ils demeuraient préoccupés et un peu +ennuyés tous les quatre d'avoir invité cette +étrangère qui gênerait leur discussion et les +résolutions à prendre.</p> + +<p>Ils venaient de remonter au salon quand le +notaire fut annoncé.</p> + +<p>Roland s'élança.</p> + +<p>—Bonjour, cher maître.</p> + +<p>Il donnait comme titre à M. Lecanu le +«maître» qui précède le nom de tous les notaires.</p> + +<p>Mme Rosémilly se leva:</p> + +<p>—Je m'en vais, je suis très fatiguée.</p> + +<p>On tenta faiblement de la retenir; mais elle +n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un +des trois hommes la reconduisît, comme on le +faisait toujours.</p> + +<p>Mme Roland s'empressa près du nouveau +venu:</p> + +<p>—Une tasse de café, Monsieur?</p> + +<p>—Non, merci, je sors de table.</p> + +<p>—Une tasse de thé, alors?</p> + +<p>—Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, +nous allons d'abord parler affaires.</p> + +<p>Dans le profond silence qui suivit ces mots +on n'entendit plus que le mouvement rythmé +de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit +des casseroles lavées par la bonne trop bête +même pour écouter aux portes.</p> + +<p>Le notaire reprit:</p> + +<p>—Avez-vous connu à Paris un certain +M. Maréchal, Léon Maréchal?</p> + +<p>M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: +Je crois bien!</p> + +<p>—C'était un de vos amis?</p> + +<p>Roland déclara:</p> + +<p>—Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien +enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est +chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus +revu depuis mon départ de la capitale. Et puis +nous avons cessé de nous écrire. Vous savez, +quand on vit loin l'un de l'autre....</p> + +<p>Le notaire reprit gravement:</p> + +<p>—M. Maréchal est décédé!</p> + +<p>L'homme et la femme eurent ensemble ce +petit mouvement de surprise triste, feint ou +vrai, mais toujours prompt, dont on accueille +ces nouvelles.</p> + +<p>M. Lecanu continua:</p> + +<p>—Mon confrère de Paris vient de me communiquer +la principale disposition de son testament +par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son légataire universel.</p> + +<p>L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait +pas un mot à dire.</p> + +<p>Mme Roland, la première, dominant son +émotion, balbutia:</p> + +<p>—Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre +ami ... mon Dieu ... mon Dieu ... mort!...</p> + +<p>Des larmes apparurent dans ses yeux, ces +larmes silencieuses des femmes, gouttes de +chagrin venues de l'âme qui coulent sur les +joues et semblent si douloureuses, étant si +claires.</p> + +<p>Mais Roland songeait moins à la tristesse +de cette perte qu'à l'espérance annoncée. Il +n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre +de la fortune; et il demanda, pour arriver à la +question intéressante:</p> + +<p>—De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?</p> + +<p>M. Lecanu l'ignorait parfaitement.</p> + +<p>—Je sais seulement, disait-il, que, décédé +sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune, +une vingtaine de mille francs de rentes en obligations +trois pour cent, à votre second fils, +qu'il a vu naître, grandir, et qu'il juge digne +de ce legs. A défaut d'acceptation de la part +de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.</p> + +<p>Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler +sa joie et il s'écria:</p> + +<p>—Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. +Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne +l'aurais certainement point oublié non plus, ce +brave ami!</p> + +<p>Le notaire souriait:</p> + +<p>—J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer +moi-même la chose. Ça fait toujours +plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.</p> + +<p>Il n'avait point du tout songé que cette +bonne nouvelle était la mort d'un ami, du +meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même +d'oublier subitement cette intimité +annoncée tout à l'heure avec conviction.</p> + +<p>Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une +physionomie triste. Elle pleurait toujours un +peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir +qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour +comprimer de gros soupirs.</p> + +<p>Le docteur murmura:</p> + +<p>—C'était un brave homme, bien affectueux. +Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et +moi.</p> + +<p>Jean, les yeux grands ouverts et brillants, +prenait d'un geste familier sa belle barbe +blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour +l'allonger et l'amincir.</p> + +<p>Il remua deux fois les lèvres pour prononcer +aussi une phrase convenable, et, après +avoir longtemps cherché, il ne trouva que +ceci:</p> + +<p>—Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait +toujours quand j'allais le voir.</p> + +<p>Mais la pensée du père galopait; elle galopait +autour de cet héritage annoncé, acquis +déjà, de cet argent caché derrière la porte et +qui allait entrer tout à l'heure, demain, sur +un mot d'acceptation.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Il n'y a pas de difficultés possibles? ... +pas de procès? ... pas de contestations?...</p> + +<p>Me Lecanu semblait tranquille:</p> + +<p>—Non, mon confrère de Paris me signale +la situation comme très nette. Il ne nous faut +que l'acceptation de M. Jean.</p> + +<p>—Parfait, alors ... et la fortune est bien +claire?</p> + +<p>—Très claire.</p> + +<p>—Toutes les formalités ont été remplies?</p> + +<p>—Toutes.</p> + +<p>Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu +honte, une honte vague, instinctive et passagère +de sa hâte à se renseigner, et il reprit:</p> + +<p>—Vous comprenez bien que si je vous +demande immédiatement toutes ces choses, +c'est pour éviter à mon fils des désagréments +qu'il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y +a des dettes, une situation embarrassée, est-ce +que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier +inextricable. En somme, ce n'est pas moi +qui hérite, mais je pense au petit avant tout.</p> + +<p>Dans la famille on appelait toujours Jean +«le petit», bien qu'il fût beaucoup plus grand +que Pierre.</p> + +<p>Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un +rêve, se rappeler une chose lointaine, presque +oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont +elle n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:</p> + +<p>—Ne disiez-vous point que notre pauvre +Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit +Jean?</p> + +<p>—Oui, Madame.</p> + +<p>Elle reprit alors simplement:</p> + +<p>—Cela me fait grand plaisir, car cela prouve +qu'il nous aimait.</p> + +<p>Roland s'était levé:</p> + +<p>—Voulez-vous, cher maître, que mon fils +signe tout de suite l'acceptation?</p> + +<p>—Non ... non ... monsieur Roland. Demain, +demain, à mon étude, à deux heures, si cela +vous convient.</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je crois bien!</p> + +<p>Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, +et qui souriait, après les larmes, fit deux pas +vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri +de mère reconnaissante, elle demanda:</p> + +<p>—Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?</p> + +<p>—Maintenant, je veux bien, Madame, avec +plaisir.</p> + +<p>La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux +secs en de profondes boîtes de fer-blanc, +ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui +semblent cuites pour des becs de perroquet et +soudées en des caisses de métal pour des +voyages autour du monde. Elle alla chercher +ensuite des serviettes grises, pliées en petits +carrés, ces serviettes à thé qu'on ne lave +jamais dans les familles besoigneuses. Elle +revint une troisième fois avec le sucrier et les +tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer +l'eau. Alors on attendit.</p> + +<p>Personne ne pouvait parler; on avait trop à +penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait +des phrases banales. Elle raconta la +partie de pêche, fit l'éloge de la <i>Perle</i> et de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Charmante, charmante, répétait le notaire.</p> + +<p>Roland, les reins appuyés au marbre de la +cheminée, comme en hiver, quand le feu brûle, +les mains dans ses poches et les lèvres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus +tenir en place, torturé du désir impérieux de +laisser sortir toute sa joie.</p> + +<p>Les deux frères, en deux fauteuils pareils, +les jambes croisées de la même façon, à droite +et à gauche du guéridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, +pleines d'expressions différentes.</p> + +<p>Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et +but sa tasse, après avoir émietté dedans une +petite galette trop dure pour être croquée; puis +il se leva, serra les mains et sortit.</p> + +<p>—C'est entendu, répétait Roland, demain, +chez vous, à deux heures.</p> + +<p>—C'est entendu, demain, deux heures. +Jean n'avait pas dit un mot.</p> + +<p>Après ce départ il y eut encore un silence, +puis le père Roland vint taper de ses deux +mains ouvertes sur les deux épaules de son +jeune fils en criant:</p> + +<p>—Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses +pas?</p> + +<p>Alors Jean eut un sourire, et il embrassa +son père en disant:</p> + +<p>—Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.</p> + +<p>Mais le bonhomme ne se possédait plus +d'allégresse. Il marchait, jouait du piano sur +les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait +sur ses talons, et répétait:</p> + +<p>—Quelle chance! quelle chance! En voilà +une, de chance!</p> + +<p>Pierre demanda:</p> + +<p>—Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, +ce Maréchal?</p> + +<p>Le père répondit:</p> + +<p>—Parbleu, il passait toutes ses soirées à la +maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait +te prendre au collège, les jours de sortie, et +qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. +Tiens, justement, le matin de la naissance de +Jean, c'est lui qui est allé chercher le médecin! +Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est +trouvée souffrante. Nous avons compris tout +de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en +courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au +lieu du sien. Je me rappelle cela parce que +nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est +même probable qu'il s'est souvenu de ce détail +au moment de mourir; et comme il n'avait +aucun héritier il s'est dit: «Tiens, j'ai contribué +à la naissance de ce petit-là, je vais lui +laisser ma fortune.» +Mme Roland, enfoncée dans une bergère, +semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, +comme si elle pensait tout haut:</p> + +<p>—Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien +fidèle, un homme rare, par le temps qui court.</p> + +<p>Jean s'était levé:</p> + +<p>—Je vais faire un bout de promenade, dit-il.</p> + +<p>Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils +avaient à causer, à faire des projets, à arrêter +des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs +tout le temps de s'entendre bien avant d'être +en possession de l'héritage.</p> + +<p>Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour +réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu'il sortait, +et suivit son frère, après quelques minutes.</p> + +<p>Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, +le père Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa +dix fois sur chaque joue, et, pour répondre +à un reproche qu'elle lui avait souvent +adressé:</p> + +<p>—Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait +servi à rien de rester à Paris plus longtemps, +de m'esquinter pour les enfants, au lieu de +venir ici refaire ma santé, puisque la fortune +nous tombe du ciel.</p> + +<p>Elle était devenue toute sérieuse:</p> + +<p>—Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, +mais Pierre?</p> + +<p>—Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... +de l'argent ... et puis son frère fera +bien quelque chose pour lui.</p> + +<p>—Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage +est à Jean, rien qu'à Jean. Pierre se +trouve ainsi très désavantagé.</p> + +<p>Le bonhomme semblait perplexe:</p> + +<p>—Alors, nous lui laisserons un peu plus +par testament, nous.</p> + +<p>—Non. Ce n'est pas très juste non plus.</p> + +<p>I1 s'écria:</p> + +<p>—Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu +veux que j'y fasse, moi? Tu vas toujours chercher +un tas d'idées désagréables. Il faut que +tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me +coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà une +veine, une rude veine!</p> + +<p>Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et +sans un mot de regret pour l'ami mort si généreusement.</p> + +<p>Mme Roland se remit à songer devant la +lampe qui charbonnait.</p><br><br> + +<h3>II</h3> + + +<p>Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers +la rue de Paris, la principale rue du Havre, +éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il +marchait lentement, la canne sous le bras, les +mains derrière le dos.</p> + +<p>Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent +comme lorsqu'on a reçu quelque fâcheuse +nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait +et il n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait +cette pesanteur de l'âme et cet engourdissement +du corps. Il avait mal quelque part, +sans savoir où; il portait en lui un petit point +douloureux, une de ces presque insensibles +meurtrissures dont on ne trouve pas la place, +mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, +une souffrance inconnue et légère, quelque +chose comme une graine de chagrin.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit +attiré par les lumières du café Tortoni, et +il s'en vint lentement vers la façade illuminée; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il +allait trouver là des amis, des connaissances, +des gens avec qui il faudrait causer; et une +répugnance brusque l'envahit pour cette banale +camaraderie des demi-tasses et des petits +verres. Alors, retournant sur ses pas, il +revint prendre la rue principale qui le conduisait +vers le port.</p> + +<p>Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant +un endroit qui lui plût, qui fût agréable +à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer +personne.</p> + +<p>En arrivant sur le grand quai, il hésita +encore une fois, puis tourna vers la jetée; il +avait choisi la solitude.</p> + +<p>Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, +il s'assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa +promenade avant même de l'avoir faite.</p> + +<p>Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» +Et il se mit à chercher dans son souvenir +quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme +on interroge un malade pour trouver la cause +de sa fièvre.</p> + +<p>Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même +temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait +ou blâmait ses élans; mais chez lui la +nature première demeurait en dernier lieu la +plus forte, et l'homme sensitif dominait toujours +l'homme intelligent.</p> + +<p>Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, +ce besoin de mouvement sans avoir +envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un +pour n'être pas du même avis, et aussi ce +dégoût pour les gens qu'il pourrait voir et +pour les choses qu'ils pourraient lui dire.</p> + +<p>Et il se posa cette question: «Serait-ce +l'héritage de Jean?»</p> + +<p>Oui, c'était possible, après tout. Quand le +notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait +senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, +on n'est pas toujours maître de soi, et on +subit des émotions spontanées et persistantes, +contre lesquelles on lutte en vain.</p> + +<p>Il se mit à réfléchir profondément à ce problème +physiologique de l'impression produite +par un fait sur l'être instinctif et créant en lui +un courant d'idées et de sensations douloureuses +ou joyeuses, contraires à celles que +désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines +l'être pensant, devenu supérieur à lui-même +par la culture de son intelligence.</p> + +<p>Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils +qui hérite d'une grosse fortune, qui va goûter, +grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un père, +aimé pourtant, et regretté.</p> + +<p>Il se leva et se remit à marcher vers le bout +de la jetée. Il se sentait mieux, content d'avoir +compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir +dévoilé l'autre qui est en nous.</p> + +<p>—Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.</p> + +<p>C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr +maintenant, car la première idée qui m'est +venue est celle de son mariage avec Mme Rosémilly. +Je n'aime pourtant pas cette petite dinde +raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon +sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie +gratuite, l'essence même de la jalousie, celle +qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!</p> + +<p>Il arrivait devant le mât des signaux qui +indique la hauteur de l'eau dans le port, et il +alluma une allumette pour lire la liste des +navires signalés au large et devant entrer à la +prochaine marée. On attendait des steamers du +Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux +bricks danois, une goélette norvégienne et un +vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il +avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau +couvert d'hommes en turban, qui montaient +dans les cordages avec de larges pantalons.</p> + +<p>—Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc +est pourtant un peuple marin.</p> + +<p>Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta +pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus +de Sainte-Adresse, les deux phares électriques +du cap de la Hève, semblables à deux +cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur +la mer leurs longs et puissants regards. Partis +des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, +pareils aux queues géantes de deux +comètes, descendaient, suivant une pente +droite et démesurée, du sommet de la côte au +fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, +deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient +l'entrée du Havre; et là-bas, de l'autre +côté de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, +à éclats et à éclipses, s'ouvrant et se fermant +comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte +de navires, les yeux vivants de la terre +hospitalière disant, rien que par le mouvement +mécanique invariable et régulier de leurs +paupières: «C'est moi. Je suis Trouville, je +suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» +Et dominant tous les autres, si haut +que, de si loin, on le prenait pour une planète, +le phare aérien d'Étouville montrait la route +de Rouen, à travers les bancs de sable de +l'embouchure du grand fleuve.</p> + +<p>Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans +limites, plus sombre que le ciel, on croyait +voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient +dans la brume nocturne, petites, proches ou +lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. +Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'étaient +les feux des bâtiments à l'ancre attendant la +marée prochaine, ou des bâtiments en marche +venant chercher un mouillage.</p> + +<p>Juste à ce moment la lune se leva derrière +la ville; et elle avait l'air du phare énorme et +divin, allumé dans le firmament pour guider +la flotte infinie des vraies étoiles.</p> + +<p>Pierre murmura, presque à haute voix: +«Voilà, et nous nous faisons de la bile pour +quatre sous!»</p> + +<p>Tout près de lui soudain, dans la tranchée +large et noire ouverte entre les jetées, une +ombre, une grande ombre fantastique, glissa. +S'étant penché sur le parapet de granit, il vit +une barque de pêche qui rentrait, sans un +bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un +bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute +voile brune tendue à la brise du large.</p> + +<p>Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, +comme on serait tranquille, peut-être!» Puis +ayant fait encore quelques pas, il aperçut un +homme assis à l'extrémité du môle.</p> + +<p>Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux +ou un triste? Qui était-ce? Il s'approcha, +curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et +il reconnut son frère.</p> + +<p>—Tiens, c'est toi, Jean?</p> + +<p>—Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens +faire ici?</p> + +<p>—Mais je prends l'air. Et toi?</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Je prends l'air également.</p> + +<p>Et Pierre s'assit à côté de son frère.</p> + +<p>—Hein, c'est rudement beau?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>Au son de la voix il comprit que Jean n'avait +rien regardé; il reprit:</p> + +<p>—Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs +fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux, +vers le nord ou vers le sud. Songe que +ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les +coins du monde, des pays aux grandes fleurs +et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays +aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux +lions libres, aux rois nègres, de tous les pays +qui sont nos contes de fées à nous qui ne +croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle +au bois dormant. Ce serait rudement chic de +pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; +mais voilà, il faudrait de l'argent, beaucoup....</p> + +<p>Il se tut brusquement, songeant que son +frère l'avait maintenant, cet argent, et que +délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, +il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les +blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.</p> + +<p>Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes +chez lui, si brusques, si rapides qu'il +ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde +âme indépendante et violente, le traversa: +«Bah! il est trop niais, il épousera la petite +Rosémilly.»</p> + +<p>Il s'était levé.</p> + +<p>—Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai +besoin de marcher.</p> + +<p>Il serra la main de son frère, et reprit avec +un accent très cordial:</p> + +<p>—Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je +suis bien content de t'avoir rencontré tout seul +ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, +combien je te félicite, et combien je t'aime.</p> + +<p>Jean d'une nature douce et tendre, très +ému, balbutiait:</p> + +<p>—Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.</p> + +<p>Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la +canne sous le bras, les mains derrière le dos.</p> + +<p>Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se +demanda de nouveau ce qu'il ferait, mécontent +de cette promenade écourtée; d'avoir été +privé de la mer par la présence de son frère.</p> + +<p>Il eut une inspiration: «Je vais boire un +verre de liqueur chez le père Marowsko»; et +il remonta vers le quartier d'Ingouville.</p> + +<p>Il avait connu le père Marowsko dans les +hôpitaux, à Paris. C'était un vieux Polonais, +réfugié politique, disait-on, qui avait eu des +histoires terribles là-bas, et qui était venu +exercer en France, après nouveaux examens, +son métier de pharmacien. On ne savait rien +de sa vie passée; aussi des légendes avaient-elles +couru parmi les internes, les externes, et +plus tard parmi les voisins. Cette réputation +de conspirateur redoutable, de nihiliste, de +régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la +mort par miracle, avait séduit l'imagination +aventureuse et vive de Pierre Roland; et il +était devenu l'ami du vieux Polonais, sans +avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun +aveu sur son existence ancienne. C'était encore +grâce au jeune médecin que le bonhomme était +venu s'établir au Havre, comptant sur une belle +clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.</p> + +<p>En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste +pharmacie, en vendant des remèdes aux +petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.</p> + +<p>Pierre allait souvent le voir après dîner et +causer une heure avec lui, car il aimait la +figure calme et la rare conversation de Marowsko, +dont il jugeait profonds les longs silences.</p> + +<p>Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du +comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture +n'avaient point été allumés, par économie. +Derrière ce comptoir, assis sur une chaise +et les jambes allongées l'une sur l'autre, un +vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau +qui, continuant son front dégarni, lui +donnait un air triste de perroquet, dormait +profondément, le menton sur la poitrine.</p> + +<p>Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et +reconnaissant le docteur, vint au-devant de +lui, les mains tendues.</p> + +<p>Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides +et de sirops, beaucoup trop vaste pour +son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort +accent polonais qui donnait à sa voix fluette +quelque chose d'enfantin, un zézaiement et +des intonations de jeune être qui commence à +prononcer.</p> + +<p>Pierre s'assit et Marowsko demanda:</p> + +<p>—Quoi de neuf, mon cher docteur?</p> + +<p>—Rien. Toujours la même chose partout.</p> + +<p>—Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.</p> + +<p>—Je ne le suis pas souvent.</p> + +<p>—Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous +un verre de liqueur?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>—Alors je vais vous faire goûter une préparation +nouvelle. Voilà deux mois que je +cherche à tirer quelque chose de la groseille, +dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop ... eh +bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... une bonne liqueur, +très bonne, très bonne.</p> + +<p>Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et +choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et +agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait +toutes grandes les jambes, ne faisait un +mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient +pareilles à ses actes; il les indiquait, les +promettait, les esquissait, les suggérait, mais +ne les énonçait pas.</p> + +<p>Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait +être d'ailleurs la préparation des sirops et +des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.</p> + +<p>Il avait inventé des centaines de préparations +sucrées sans parvenir à en lancer une seule. +Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser +à Marat.</p> + +<p>Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique +et apportés sur la planche aux préparations; +puis les deux hommes examinèrent +en l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.</p> + +<p>—Joli rubis! déclara Pierre.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>La vieille tête de perroquet du Polonais +semblait ravie.</p> + +<p>Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta +de nouveau, réfléchit encore et se prononça:</p> + +<p>—Très bon, très bon, et très neuf comme +saveur; une trouvaille, mon cher!</p> + +<p>—Ah! vraiment, je suis bien content.</p> + +<p>Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser +la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler +«essence de groseille», ou bien «fine groseille», +ou bien «grosélia», ou bien «groséline».</p> + +<p>Pierre n'approuvait aucun de ces noms.</p> + +<p>Le vieux eut une idée:</p> + +<p>—Ce que vous avez dit tout à l'heure est très +bon, très bon: «Joli rubis.»</p> + +<p>Le docteur contesta encore la valeur de ce +nom, bien qu'il l'eût trouvé, et il conseilla simplement +«groseillette», que Marowsko déclara admirable.</p> + +<p>Puis ils se turent et demeurèrent assis +quelques minutes, sans prononcer un mot, +sous l'unique bec de gaz.</p> + +<p>Pierre, enfin, presque malgré lui:</p> + +<p>—Tiens, il nous est arrivé une chose assez +bizarre, ce soir. Un des amis de mon père, +en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.</p> + +<p>Le pharmacien sembla ne pas comprendre +tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra +que le docteur héritait par moitié. Quand la +chose eut été bien expliquée, il parut surpris +et fâché; et pour exprimer son mécontentement +de voir son jeune ami sacrifié, il répéta +plusieurs fois:</p> + +<p>—Ça ne fera pas un bon effet.</p> + +<p>Pierre, que son énervement reprenait, voulut +savoir ce que Marowsko entendait par cette +phrase.—Pourquoi cela ne ferait-il pas un +bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter +de ce que son frère héritait la fortune d'un +ami de la famille?</p> + +<p>Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua +pas davantage.</p> + +<p>—Dans ce cas-là on laisse aux deux frères +également, je vous dis que ça ne fera pas un +bon effet.</p> + +<p>Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra +dans la maison paternelle et se coucha.</p> + +<p>Pendant quelque temps, il entendit Jean qui +marchait doucement dans la chambre voisine, +puis il s'endormit après avoir bu deux verres +d'eau.</p><br><br> + + + +<h3>III</h3> + + +<p>Le docteur se réveilla le lendemain avec la +résolution bien arrêtée de faire fortune.</p> + +<p>Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination +sans en poursuivre la réalité. Au +début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait +ses efforts et sa confiance jusqu'au premier +obstacle, jusqu'au premier échec qui le +jetait dans une voie nouvelle.</p> + +<p>Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, +il méditait. Combien de médecins étaient devenus +millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le +cours de ses études, il avait pu apprécier les +plus célèbres professeurs, et il les jugeait des +ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon +mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque +à capter la clientèle élégante et riche du Havre, +il pouvait gagner cent mille francs par an avec +facilité. Et il calculait, d'une façon précise, les +gains assurés. Le matin il sortirait, il irait +chez ses malades. En prenant la moyenne, +bien faible, de dix par jour, à vingt francs l'un, +cela lui ferait, au minimum, soixante-douze +mille francs par an, même soixante-quinze +mille, car le chiffre de dix malades était inférieur +à la réalisation certaine. Après midi, il +recevrait dans son cabinet une autre moyenne +de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six +mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, +chiffre rond. Les clients anciens et les amis +qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à +cinq francs feraient peut-être sur ce total une +légère diminution compensée par les consultations +avec d'autres médecins et par tous les +petits bénéfices courants de la profession. +Rien de plus facile que d'arriver là avec de +la réclame habile, des échos dans le <i>Figaro</i> indiquant +que le corps scientifique parisien avait +les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes +entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il +serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, +et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune +qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses +vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne +se marierait pas, ne voulant point encombrer +son existence d'une femme unique et gênante, +mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes +les plus jolies.</p> + +<p>Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta +hors du lit comme pour le saisir tout de suite, +et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait.</p> + +<p>Alors, en rôdant à travers les rues, il songea +combien sont légères les causes déterminantes +de nos actions. Depuis trois semaines +il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution +née brusquement en lui, sans aucun +doute, à la suite de l'héritage de son frère.</p> + +<p>Il s'arrêtait devant les portes où pendait un +écriteau annonçant soit un bel appartement, +soit un riche appartement à louer, les indications +sans adjectif le laissant toujours plein de +dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines, +mesurait la hauteur des plafonds, dessinait +sur son calepin le plan du logis, les +communications, la disposition des issues, annonçait +qu'il était médecin et qu'il recevait +beaucoup. Il fallait que l'escalier fût large et +bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus +du premier étage.</p> + +<p>Après avoir noté sept ou huit adresses et +griffonné deux cents renseignements, il rentra +pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.</p> + +<p>Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. +On mangeait donc sans lui. Pourquoi? +Jamais on n'était aussi exact dans la maison. +Il fut froissé, mécontent, car il était un peu +susceptible. Dès qu'il entra, Roland lui dit:</p> + +<p>—Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! +Tu sais que nous allons à deux heures chez +le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.</p> + +<p>Le docteur s'assit, sans répondre, après +avoir embrassé sa mère et serré la main de son +père et de son frère; et il prit dans le plat +creux, au milieu de la table, la côtelette réservée +pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait +être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait +pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, +et ne pas perdre la tête au point d'oublier +complètement l'autre fils, le fils aîné. La conversation, +interrompue par son entrée, reprit au point où il +l'avait coupée.</p> + +<p>—Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce +que je ferais tout de suite. Je m'installerais +richement, de façon à frapper l'oeil, je me montrerais +dans le monde, je monterais à cheval, +et je choisirais une ou deux causes intéressantes +pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais être une sorte d'avocat amateur +très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l'abri +du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes +études et parce qu'un homme ne doit jamais +rester à rien faire.</p> + +<p>Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:</p> + +<p>—Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais +un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos +pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.</p> + +<p>Pierre, à son tour, donna son avis. En +somme, ce n'était pas la fortune qui faisait la +valeur morale, la valeur intellectuelle d'un +homme. Pour les médiocres elle n'était qu'une +cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au +contraire un levier puissant aux mains des +forts. Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là. Si +Jean était vraiment un homme supérieur, il le +pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait +à l'abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler +cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres +circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider +pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher +tant d'écus pour tout procès gagné ou +perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, +une lumière du droit.</p> + +<p>Et il ajouta comme conclusion:</p> + +<p>—Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, +des cadavres!</p> + +<p>Le père Roland haussa les épaules:</p> + +<p>—Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est +de se la couler douce. Nous ne sommes pas +des bêtes de peine, mais des hommes. Quand +on naît pauvre, il faut travailler; eh bien! tant +pis, on travaille; mais quand on a des rentes, +sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter +le tempérament.</p> + +<p>Pierre répondit avec hauteur:</p> + +<p>—Nos tendances ne sont pas les mêmes! +Moi je ne respecte au monde que le savoir et +l'intelligence, tout le reste est méprisable.</p> + +<p>Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les +heurts incessants entre le père et le fils; elle +détourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, +à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt +furent occupés par les circonstances environnant +le forfait, et attirés par l'horreur +intéressante, par le mystère attrayant des crimes, +qui, même vulgaires, honteux et répugnants, +exercent sur la curiosité humaine une +étrange et générale fascination.</p> + +<p>De temps en temps, cependant, le père Roland +tirait sa montre:</p> + +<p>—Allons, dit-il, il va falloir se mettre en +route.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça +n'était point la peine de me faire manger une +côtelette froide.</p> + +<p>—Viens-tu chez le notaire? demanda sa +mère.</p> + +<p>Il répondit sèchement:</p> + +<p>—Moi, non, pour quoi faire? Ma présence +est fort inutile.</p> + +<p>Jean demeurait silencieux comme s'il ne +s'agissait point de lui. Quand on avait parlé du +meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, +quelques idées et développé quelques considérations +sur les crimes et sur les criminels. +Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la +clarté de son oeil, la rougeur animée de ses +joues, jusqu'au luisant de sa barbe, semblaient +proclamer son bonheur.</p> + +<p>Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant +seul de nouveau, recommença ses investigations +du matin à travers les appartements +à louer. Après deux ou trois heures d'escaliers +montés et descendus, il découvrit enfin, sur le +boulevard François I^{er}, quelque chose de joli: +un grand entre-sol avec deux portes sur des +rues différentes, deux salons, une galerie vitrée +où les malades, en attendant leur tour, se +promèneraient au milieu des fleurs, et une +délicieuse salle à manger en rotonde ayant +vue sur la mer.</p> + +<p>Au moment de louer, le prix de trois mille +francs l'arrêta, car il fallait payer d'avance le +premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui.</p> + +<p>La petite fortune amassée par son père +s'élevait à peine à huit mille francs de rentes, +et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis +souvent ses parents dans l'embarras par ses +longues hésitations dans le choix d'une carrière, +ses tentatives toujours abandonnées et +ses continuels recommencements d'études. Il +partit donc en promettant une réponse avant +deux jours; et l'idée lui vint de demander à +son frère ce premier trimestre, ou même le semestre, +soit quinze cents francs, dès que Jean +serait en possession de son héritage.</p> + +<p>«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, +pensait-il. Je le rembourserai peut-être même +avant la fin de l'année. C'est tout simple, d'ailleurs, +et il sera content de faire cela pour moi.»</p> + +<p>Comme il n'était pas encore quatre heures, +et qu'il n'avait rien à faire, absolument rien, il +alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura +longtemps sur son banc, sans idées, les +yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait +de la détresse.</p> + +<p>Tous les jours précédents, depuis son retour +dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi +pourtant, sans souffrir aussi cruellement du +vide de l'existence et de son inaction. Comment +avait-il donc passé son temps du lever +jusqu'au coucher?</p> + +<p>Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, +flâné par les rues, flâné dans les cafés, +flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà +que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, +lui devenait odieuse, intolérable. S'il avait eu +quelque argent il aurait pris une voiture pour +faire une longue promenade dans la campagne, +le long des fossés de ferme ombragés de +hêtres et d'ormes; mais il devait compter le +prix d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces +fantaisies-là ne lui étaient point permises. Il +songea soudain combien il est dur, à trente +ans passés, d'être réduit à demander, en rougissant, +un louis à sa mère, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du +bout de sa canne:</p> + +<p>—Cristi! si j'avais de l'argent!</p> + +<p>Et la pensée de l'héritage de son frère entra +en lui de nouveau, à la façon d'une piqûre de +guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de +jalousie.</p> + +<p>Autour de lui des enfants jouaient dans la +poussière des chemins. Ils étaient blonds avec +de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très +sérieux, avec une attention grave, de petites +montagnes de sable pour les écraser ensuite +d'un coup de pied.</p> + +<p>Pierre était dans un de ces jours mornes où +on regarde dans tous les coins de son âme, où +on en secoue tous les plis.</p> + +<p>«Nos besognes ressemblent aux travaux de +ces mioches,» pensait-il. Puis il se demanda +si le plus sage dans la vie n'était pas encore +d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres +inutiles et de les regarder grandir avec complaisance +et curiosité. Et le désir du mariage +l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus +seul. On entend au moins remuer quelqu'un +près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, +c'est déjà quelque chose de dire «tu» +à une femme, quand on souffre.</p> + +<p>Il se mit à songer aux femmes.</p> + +<p>Il les connaissait très peu, n'ayant eu au +quartier Latin que des liaisons de quinzaine, +rompues quand était mangé l'argent du mois, +et renouées ou remplacées le mois suivant. Il +devait exister, cependant, des créatures très +bonnes, très douces et très consolantes. Sa +mère n'avait-elle pas été la raison et le charme +du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître +une femme, une vraie femme!</p> + +<p>Il se releva tout à coup avec la résolution +d'aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.</p> + +<p>Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, +celle-là! Pourquoi? Elle avait trop de +bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à +lui-même d'une façon nette, cette préférence +entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son +frère, il ne pouvait s'abstenir de le juger un +peu médiocre et de se croire supérieur.</p> + +<p>Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la +nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda +anxieusement: «Que vais-je faire?»</p> + +<p>Il se sentait maintenant à l'âme un besoin +de s'attendrir, d'être embrassé et consolé. +Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +était dans une de ces heures de faiblesse et de +lassitude où la présence d'une femme, la caresse +d'une femme, le toucher d'une main, le +frôlement d'une robe, un doux regard noir ou +bleu semblent indispensables, et tout de suite, +à notre coeur.</p> + +<p>Et le souvenir lui vint d'une petite bonne +de brasserie ramenée un soir chez elle et revue +de temps en temps.</p> + +<p>Il se leva donc de nouveau pour aller boire +un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que +lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle +semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi +donc ne la voyait-il pas plus souvent?</p> + +<p>Il la trouva sommeillant sur une chaise dans +la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs +fumaient leurs pipes, accoudés aux tables +de chêne, la caissière lisait un roman, +tandis que le patron, en manches de chemise, +dormait tout à fait sur la banquette.</p> + +<p>Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement +et, venant à lui:</p> + +<p>—Bonjour, comment allez-vous?</p> + +<p>—Pas mal, et toi?</p> + +<p>—Moi, très bien. Comme vous êtes rare?</p> + +<p>—Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais +que je suis médecin.</p> + +<p>—Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si +j'avais su, j'ai été souffrante la semaine dernière, +je vous aurais consulté. Qu'est-ce que +vous prenez?</p> + +<p>—Un bock, et toi?</p> + +<p>—Moi, un bock aussi, puisque tu me le +payes.</p> + +<p>Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre +de cette consommation en avait été la permission +tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. +De temps en temps elle lui prenait la +main avec cette familiarité facile des filles dont +la caresse est à vendre, et le regardant avec +des yeux engageants elle lui disait:</p> + +<p>—Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? +Tu me plais beaucoup, mon chéri.</p> + +<p>Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait +bête, commune, sentant le peuple. Les femmes, +se disait-il, doivent nous apparaître dans +un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise +leur vulgarité.</p> + +<p>Elle lui demandait:</p> + +<p>—Tu es passé l'autre matin avec un beau +blond à grande barbe, est-ce ton frère?</p> + +<p>—Oui, c'est mon frère.</p> + +<p>—Il est rudement joli garçon.</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.</p> + +<p>Quel étrange besoin le poussa tout à coup +à raconter à cette servante de brasserie l'héritage +de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait +de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait +par crainte du trouble apporté dans +son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, +et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il +eût eu besoin de vider de nouveau devant +quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?</p> + +<p>Il dit en croisant ses jambes:</p> + +<p>—Il a joliment de la chance, mon frère, +il vient d'hériter de vingt mille francs de +rente.</p> + +<p>Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et +cupides:</p> + +<p>—Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa +grand'mère ou bien sa tante?</p> + +<p>—Non, un vieil ami de mes parents.</p> + +<p>—Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne +t'a rien laissé, à toi?</p> + +<p>—Non. Moi je le connaissais très peu.</p> + +<p>Elle réfléchit quelques instants, puis, avec +un sourire drôle sur les lèvres:</p> + +<p>—Eh bien! il a de la chance ton frère +d'avoir des amis de cette espèce-là! Vrai, ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!</p> + +<p>Il eut envie de la gifler sans savoir au juste +pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu entends par là?</p> + +<p>Elle avait pris un air bête et naïf:</p> + +<p>—Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de +chance que toi.</p> + +<p>Il jeta vingt sous sur la table et sortit.</p> + +<p>Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu.»</p> + +<p>Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu +dans ces mots? Certes il y avait là une +malice, une méchanceté, une infamie. Oui, +cette fille avait dû croire que Jean était le fils +du Maréchal.</p> + +<p>L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon +jeté sur sa mère, fut si violente qu'il s'arrêta +et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir.</p> + +<p>Un autre café se trouvait en face de lui, il +y entra, prit une chaise, et comme le garçon se +présentait: «Un bock», dit-il.</p> + +<p>Il sentait battre son coeur; des frissons lui +couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir +lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la +veille: «Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il +eu la même pensée, le même soupçon que +cette drôlesse?</p> + +<p>La tête penchée sur son bock il regardait la +mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait: +«Est-ce possible qu'on croie une +chose pareille?»</p> + +<p>Les raisons qui feraient naître ce doute +odieux dans les esprits lui apparaissaient +maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes, +exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans +héritiers laisse sa fortune aux deux enfants +d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, +mais qu'il 1s donne tout entière à un seul +de ces enfants, certes le monde s'étonnera, +chuchotera et finira par sourire. Comment +n'avait-il pas prévu cela, comment son père +ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne +l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés +trop heureux de cet argent inespéré pour +que cette idée les effleurât. Et puis comment +ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une +pareille ignominie?</p> + +<p>Mais le public, mais le voisin, le marchand, +le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient +n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en réjouir, rire de son +père et mépriser sa mère?</p> + +<p>Et la remarque faite par la fille de brasserie +que Jean était blond et lui brun, qu'ils ne se +ressemblaient ni de figure, ni de démarche, +ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait +maintenant tous les yeux et tous les esprits. +Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: +«Lequel, le vrai ou le faux?»</p> + +<p>Il se leva avec la résolution de prévenir son +frère, de le mettre en garde contre cet affreux +danger menaçant l'honneur de leur mère. Mais +que ferait Jean? Le plus simple, assurément, +serait de refuser l'héritage qui irait alors aux +pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informés de ce legs que le testament +contenait des clauses et conditions +inacceptables qui auraient fait de Jean, non +pas un héritier, mais un dépositaire.</p> + +<p>Tout en rentrant à la maison paternelle, il +songeait qu'il devait voir son frère seul, afin de +ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet.</p> + +<p>Dès la porte il entendit un grand bruit de +voix et de rires dans le salon, et, comme il +entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, ramenés par son père et gardés +à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.</p> + +<p>On avait fait apporter du vermouth et de +l'absinthe pour se mettre en appétit, et on +s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond à +force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes +les idées semblaient rondes aussi, comme les +galets des rivages, et qui riait avec des <i>r</i> plein +la gorge, jugeait la vie une chose excellente +dont tout était bon à prendre.</p> + +<p>Il trinquait avec le père Roland, tandis que +Jean présentait aux dames deux nouveaux +verres pleins.</p> + +<p>Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine +Beausire, qui avait connu feu son époux, +s'écria:</p> + +<p>—Allons, allons, Madame, <i>bis repetita +placent</i>, comme nous disons en patois, ce qui +signifie: «Deux vermouths ne font jamais +mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue +plus, je me donne comme ça, chaque +jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis +artificiel! J'y ajoute un coup de tangage après +le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. +Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par +exemple, jamais, jamais, car je crains les +avaries.</p> + +<p>Roland, dont le vieux long-courier flattait la +manie nautique, riait de tout son coeur, la face +déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. Il +avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un +ventre où semblait réfugié le reste de son corps, +un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni +bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé +toute leur matière au même endroit.</p> + +<p>Beausire au contraire, bien que court et +gros, semblait plein comme un oeuf et dur +comme une balle.</p> + +<p>Mme Roland n'avait point vidé son premier +verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, +elle contemplait son fils Jean.</p> + +<p>Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. +C'était une affaire finie, une affaire signée, il +avait vingt mille francs de rentes. Dans la +façon dont il riait, dont il parlait avec une +voix plus sonore, dont il regardait les gens, à +ses manières plus nettes, à son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.</p> + +<p>Le dîner fut annoncé, et comme le vieux +Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly: +«Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui +tout est pour Jean.»</p> + +<p>Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: +devant l'assiette de Jean, assis à la place de +son père, un énorme bouquet rempli de faveurs +de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, +s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de +quatre compotiers dont l'un contenait une +pyramide de pêches magnifiques, le second un +gâteau monumental gorgé de crème fouettée +et couvert de clochettes de sucre fondu, une +cathédrale en biscuit, le troisième des tranches +d'ananas noyées dans un sirop clair, et +le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu +des pays chauds.</p> + +<p>—Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons +l'avènement de Jean le Riche.</p> + +<p>Après le potage on offrit du madère; et tout +le monde déjà parlait en même temps. Beausire +racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue +à la table d'un général nègre. Le +père Roland l'écoutait, tout en cherchant à +glisser entre les phrases le récit d'un autre +repas donné par un de ses amis, à Meudon, et +dont chaque convive avait été quinze jours +malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient +un projet d'excursion et de déjeuner à +Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un +plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dîné seul, dans une gargote au bord de +la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et +cette joie qui l'énervaient.</p> + +<p>Il cherchait comment il allait s'y prendre, +maintenant, pour dire à son frère ses craintes +et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée +déjà, dont il jouissait, dont il se grisait +d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais +il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation +de leur mère étant menacée.</p> + +<p>L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland +dans les récits de pêche. Beausire en narra de +surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de +Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine +et du Japon, où les poissons ont des figures +drôles comme les habitants. Et il racontait les +mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or, +leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires +bizarres, pareilles à des éventails, leur queue +coupée en croissant de lune, en mimant d'une +façon si plaisante que tout le monde riait aux +larmes en l'écoutant.</p> + +<p>Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: +«On a bien raison de dire que les Normands +sont les Gascons du Nord.»</p> + +<p>Après le poisson vint un vol-au-vent, puis +un poulet rôti, une salade, des haricots verts +et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne +de Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté +allait croissant avec le nombre des verres de +vin. Quand sauta le bouchon de la première +bouteille de champagne, le père Roland, très +excité, imita avec sa bouche le bruit de cette +détonation, puis déclara:</p> + +<p>—J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.</p> + +<p>Pierre, de plus en plus agacé, répondit en +ricanant:</p> + +<p>—Cela est peut-être, cependant, plus dangereux +pour toi.</p> + +<p>Roland, qui allait boire, reposa son verre +plein sur la table et demanda:</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>Depuis longtemps il se plaignait de sa +santé, de lourdeurs, de vertiges, de malaises +constants et inexplicables. Le docteur reprit:</p> + +<p>—Parce que la balle du pistolet peut fort +bien passer à côté de toi, tandis que le verre +de vin te passe forcément dans le ventre.</p> + +<p>—Et puis?</p> + +<p>—Et puis il te brûle l'estomac, désorganise +le système nerveux, alourdit la circulation et +prépare l'apoplexie dont sont menacés tous les +hommes de ton tempérament.</p> + +<p>L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait +dissipée comme une fumée par le vent; +et il regardait son fils avec des yeux inquiets +et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait +pas.</p> + +<p>Mais Beausire s'écria:</p> + +<p>—Ah! ces sacrés médecins, toujours les +mêmes: ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez +pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du +bobo à petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout +ça, moi, Monsieur, dans toutes les parties du +monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai +pu, et je ne m'en porte pas plus mal.</p> + +<p>Pierre répondit avec aigreur:</p> + +<p>—D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus +fort que mon père; et puis tous les viveurs +parlent comme vous jusqu'au jour où ... et +ils ne reviennent pas le lendemain dire au +médecin prudent: «Vous aviez raison, docteur.» +Quand je vois mon père faire ce qu'il +y a de plus mauvais et de plus dangereux +pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. +Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.</p> + +<p>Mme Roland désolée intervint à son tour: +—Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour +une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe +quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter +tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est +vilain, ce que tu fais là!</p> + +<p>Il murmura en haussant les épaules:</p> + +<p>—Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.</p> + +<p>Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait +son verre, son verre plein de vin lumineux +et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et +montant, pressées et rapides, s'évaporer à la +surface; il le regardait avec une méfiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire +un piège.</p> + +<p>Il demanda, en hésitant:</p> + +<p>—Tu crois que ça me ferait beaucoup de +mal?</p> + +<p>Pierre eut un remords et se reprocha de +faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur:</p> + +<p>—Non, va, pour une fois, tu peux le boire; +mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habitude.</p> + +<p>Alors le père Roland leva son verre sans se +décider encore à le porter à sa bouche. Il le contemplait +douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits +coups, en les savourant, le coeur plein d'angoisse, +de faiblesse et de gourmandise, puis +de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière +goutte.</p> + +<p>Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; +il était fixé sur lui limpide et bleu, clairvoyant +et dur. Et il sentit, il pénétra, il devina +la pensée nette qui animait ce regard, la pensée +irritée de cette petite femme à l'esprit simple +et droit, car ce regard disait: «Tu es jaloux, +toi. C'est honteux, cela.»</p> + +<p>Il baissa la tête en se remettant à manger.</p> + +<p>Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. +Une envie de partir le harcelait, une envie de +n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus les +entendre causer, plaisanter et rire.</p> + +<p>Cependant le père Roland, que les fumées +du vin recommençaient à troubler, oubliait +déjà les conseils de son fils et regardait d'un +oeil oblique et tendre une bouteille de champagne +presque pleine encore à côté de son assiette. +Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle +malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer +sans éveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit +la bouteille avec nonchalance et, la tenant par +le fond, tendit le bras à travers la table pour +emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; +puis il fit le tour des autres verres, et quand il +en vint au sien il se mit à parler très haut, et +s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement +que c'était par inadvertance. Personne +d'ailleurs n'y fit attention.</p> + +<p>Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux +et agacé, il prenait à tout instant, et portait +à ses lèvres d'un geste inconscient la longue +flûte de cristal où l'on voyait courir les +bulles dans le liquide vivant et transparent. Il +le faisait alors couler très lentement dans sa +bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du +gaz évaporé sur sa langue.</p> + +<p>Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. +Partie du ventre, qui semblait en être le foyer, +elle gagnait la poitrine, envahissait les membres, +se répandait dans toute la chair, comme +une onde tiède et bienfaisante portant de la +joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient, +moins mécontent; et sa résolution de +parler à son frère ce soir-là même s'affaiblissait, +non pas que la pensée d'y renoncer l'eût +effleuré, mais pour ne point troubler si vite le +bien-être qu'il sentait en lui.</p> + +<p>Beausire se leva afin de porter un toast.</p> + +<p>Ayant salué à la ronde il prononça:</p> + +<p>—Très gracieuses dames, Messeigneurs, +nous sommes réunis pour célébrer un événement +heureux qui vient de frapper un de nos +amis. On disait autrefois que la fortune était +aveugle, je crois qu'elle était simplement +myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire +emplette d'une excellente jumelle marine, qui +lui a permis de distinguer dans le port du Havre +le fils de notre brave camarade Roland, capitaine +de la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Des bravos jaillirent des bouches, soutenus +par des battements de mains; et Roland père +se leva pour répondre.</p> + + +<p>Après avoir toussé, car il sentait sa gorge +grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:</p> + +<p>—Merci, capitaine, merci pour moi et mon +fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en +cette circonstance. Je bois à vos désirs.</p> + +<p>Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, +et il se rassit, ne trouvant plus rien.</p> + +<p>Jean, qui riait, prit la parole à son tour:</p> + +<p>—C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les +amis dévoués, les amis excellents (il regardait +Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais +ce n'est point par des paroles que je peux leur +témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai +demain, à tous les instants de ma vie, toujours, +car notre amitié n'est point de celles qui +passent.</p> + +<p>Sa mère, fort émue, murmura:</p> + +<p>—Très bien, mon enfant. +Mais Beausire s'écriait:</p> + +<p>—Allons, madame Rosémilly, parlez au +nom du beau sexe.</p> + +<p>Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, +un peu nuancée de tristesse:</p> + +<p>—Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie +de M. Maréchal.</p> + +<p>Il y eut quelques secondes d'accalmie, de +recueillement décent, comme après une prière; +et Beausire, qui avait le compliment coulant, +fit cette remarque:</p> + +<p>—Il n'y a que les femmes pour trouver de +ces délicatesses.</p> + +<p>Puis se tournant vers Roland père:</p> + +<p>—Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? +Vous étiez donc bien intimes avec lui?</p> + +<p>Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à +pleurer, et d'une voix bredouillante:</p> + +<p>—Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on +ne retrouve plus ... nous ne nous quittions +pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et +il nous payait de petites fêtes au théâtre ... je +ne vous dis que ça ... que ça ... que ça ... Un ami, +un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, Louise?</p> + +<p>Sa femme répondit simplement:</p> + +<p>—Oui, c'était un fidèle ami.</p> + +<p>Pierre regardait son père et sa mère, mais +comme on parla d'autre chose, il se remit à +boire.</p> + +<p>De la fin de cette soirée il n'eut guère de +souvenir. On avait pris le café, absorbé des liqueurs, +et beaucoup ri en plaisantant. Puis il +se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la +tête lourde. Et il dormit comme une brute +jusqu'à neuf heures le lendemain.</p><br><br> + + + + + + +<h3>IV</h3> + +<p>Ce sommeil baigné de champagne et de +chartreuse l'avait sans doute adouci et calmé, +car il s'éveilla en des dispositions d'âme très +bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, +en s'habillant, ses émotions de la veille, +cherchant à en dégager bien nettement et bien +complètement les causes réelles, secrètes, les +causes personnelles en même temps que les +causes extérieures.</p> + +<p>Il se pouvait en effet que la fille de brasserie +eût eu une mauvaise pensée, une vraie pensée +de prostituée, en apprenant qu'un seul des +fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces +créatures-là n'ont-elles pas toujours des soupçons +pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes +les honnêtes femmes? Ne les entend-on +pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier, +calomnier, diffamer toutes celles qu'elles +devinent irréprochables? Chaque fois qu'on +cite devant elles une personne inattaquable, +elles se fâchent, comme si on les outrageait, +et s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes +femmes mariées, c'est du propre! Elles ont +plus d'amants que nous, seulement elles les +cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah! +oui, c'est du propre!»</p> + +<p>En toute autre occasion il n'aurait certes pas +compris, pas même supposé possibles des insinuations +de cette nature sur sa pauvre mère, +si bonne, si simple, si digne. Mais il avait +l'âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait +en lui. Son esprit surexcité, à l'affût +pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui +pouvait nuire à son frère, avait même peut-être +prêté à cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se +pouvait que son imagination seule, cette imagination +qu'il ne gouvernait point, qui échappait +sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, +hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers +infini des idées, et en rapportait parfois +d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en +lui, au fond de son âme, dans les replis insondables, +comme des choses volées; il se pouvait +que cette imagination seule eût créé, inventé +cet affreux doute. Son coeur, assurément, son +propre coeur avait des secrets pour lui; et ce +coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute +abominable un moyen de priver son frère de +cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait +lui-même, à présent, interrogeant, comme les +dévots leur conscience, tous les mystères de +sa pensée.</p> + +<p>Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence +fût limitée, avait le tact, le flair et le +sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui +était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une +simplicité parfaite, à la mémoire bénie de feu +Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant +frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as +beau être riche, je t'éclipserai toujours quand +il me plaira.»</p> + +<p>Au café, il dit à son père:</p> + +<p>—Est-ce que tu te sers de la <i>Perle</i> aujourd'hui?</p> + +<p>—Non, mon garçon.</p> + +<p>—Je peux la prendre avec Jean-Bart?</p> + +<p>—Mais oui, tant que tu voudras.</p> + +<p>Il acheta un bon cigare, au premier débit +de tabac rencontré, et il descendit, d'un pied +joyeux, vers le port.</p> + +<p>Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un +bleu léger, rafraîchi, lavé par la brise de la +mer.</p> + +<p>Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait +au fond de la barque qu'il devait tenir +prête à sortir tous les jours à midi, quand on +n'allait pas à la pêche le matin.</p> + +<p>—A nous deux, patron! cria Pierre.</p> + +<p>Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta +dans l'embarcation.</p> + +<p>—Quel vent? dit-il.</p> + +<p>—Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. +J'avons bonne brise au large.</p> + +<p>—Eh bien! mon père, en route.</p> + +<p>Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le +bateau, libre, se mit à glisser lentement vers la +jetée sur l'eau calme du port. Le faible souffle +d'air venu par les rues tombait sur le haut de +la voile, si doucement qu'on ne sentait rien, +et la <i>Perle</i> semblait animée d'une vie propre, +de la vie des barques, poussée par une force +mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la +barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongées +sur le banc, les yeux mi-fermés sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer +contre lui les grosses pièces de bois goudronné +du brise-lames.</p> + +<p>Quand ils débouchèrent en pleine mer, en +atteignant la pointe de la jetée nord qui les +abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une +caresse un peu froide, entra dans sa poitrine +qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire, +et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit +s'incliner la <i>Perle</i> et la rendit plus alerte.</p> + +<p>Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le +triangle, plein de vent, semblait une aile, puis +gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua +le tapecul amarré contre son mât.</p> + +<p>Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, +et courant maintenant de toute sa +vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit.</p> + +<p>L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une +charrue folle, et l'onde soulevée, souple et +blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, +comme retombe, brune et lourde, la terre labourée +des champs.</p> + +<p>A chaque vague rencontrée,—elles étaient +courtes et rapprochées,—une secousse secouait +la <i>Perle</i> du bout du foc au gouvernail +qui frémissait dans la main de Pierre; et quand +le vent, pendant quelques secondes, soufflait +plus fort, les flots effleuraient le bordage +comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur +charbonnier de Liverpool était à l'ancre +attendant la marée; ils allèrent tourner par +derrière, puis ils visitèrent, l'un après l'autre, +les navires en rade, puis ils s'éloignèrent un +peu plus pour voir se dérouler la côte.</p> + +<p>Pendant trois heures, Pierre tranquille, +calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante, +gouvernant, comme une bête ailée, rapide +et docile, cette chose de bois et de toile +qui allait et venait à son caprice, sous une +pression de ses doigts.</p> + +<p>Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos +d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant +à son avenir, qui serait beau, et à la douceur +de vivre avec intelligence. Dès le lendemain +il demanderait à son frère de lui prêter, +pour trois mois, quinze cents francs afin de +s'installer tout de suite dans le joli appartement +du boulevard François Ier.</p> + +<p>Le matelot dit tout à coup:</p> + +<p>—V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.</p> + +<p>Il leva les yeux et aperçut vers le nord une +ombre grise, profonde et légère, noyant le +ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, +comme un nuage tombé d'en haut.</p> + +<p>Il vira de bord, et vent arrière fit route vers +la jetée, suivi par la brume rapide qui le gagnait. +Lorsqu'elle atteignit la <i>Perle</i>, l'enveloppant +dans son imperceptible épaisseur, un frisson +de froid courut sur les membres de Pierre, +et une odeur de fumée et de moisissure, +l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit +fermer la bouche pour ne point goûter cette +nuée humide et glacée. Quand la barque reprit +dans le port sa place accoutumée, la ville +entière était ensevelie déjà sous cette vapeur +menue, qui, sans tomber, mouillait comme +une pluie et glissait sur les maisons et les rues +à la façon d'un fleuve qui coule.</p> + +<p>Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra +vite, et se jeta sur son lit pour sommeiller +jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle +à manger, sa mère disait à Jean:</p> + +<p>—La galerie sera ravissante. Nous y mettrons +des fleurs. Tu verras. Je me chargerai +de leur entretien et de leur renouvellement. +Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup +d'oeil féerique.</p> + +<p>—De quoi parlez-vous donc? demanda le +docteur.</p> + +<p>—D'un appartement délicieux que je viens +de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol +donnant sur deux rues. Il a deux salons, +une galerie vitrée et une petite salle à manger +en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon.</p> + +<p>Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.</p> + +<p>—Où est-ce situé, cela? dit-il.</p> + +<p>—Boulevard François Ier.</p> + +<p>Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement +exaspéré qu'il avait envie de crier: «C'est +trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que +pour lui!»</p> + +<p>Sa mère, radieuse, parlait toujours:</p> + +<p>—Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux +mille huit cents francs. On en voulait trois +mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six +ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là +dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour +faire la fortune d'un avocat. Cela attire le +client, le séduit, le retient, lui donne du respect +et lui fait comprendre qu'un homme ainsi +logé fait payer cher ses paroles.</p> + +<p>Elle se tut quelques secondes, et reprit:</p> + +<p>—Il faudrait trouver quelque chose d'approchant +pour toi, bien plus modeste puisque +tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. +Je t'assure que cela te servirait beaucoup.</p> + +<p>Pierre répondit d'un ton dédaigneux:</p> + +<p>—Oh! moi, c'est par le travail et la science +que j'arriverai.</p> + +<p>Sa mère insista:</p> + +<p>—Oui, mais je t'assure qu'un joli logement +te servirait beaucoup tout de même.</p> + +<p>Vers le milieu du repas il demanda tout à +coup:</p> + +<p>—Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?</p> + +<p>Le père Roland leva la tête et chercha dans +ses souvenirs:</p> + +<p>—Attends, je ne me rappelle plus trop. +C'est si vieux. Ah! oui, j'y suis. C'est ta mère +qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander +quelque chose, et puis il est revenu souvent. +Nous l'avons connu comme client avant de le +connaître comme ami.</p> + +<p>Pierre, qui mangeait des flageolets et les +piquait un à un avec une pointe de sa fourchette, +comme s'il les eût embrochés, reprit:</p> + +<p>—A quelle époque ça s'est-il fait, cette +connaissance-là?</p> + +<p>Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant +plus de rien, il fit appel à la mémoire de +sa femme:</p> + +<p>—En quelle année, voyons, Louise, tu ne +dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir? +Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, +tu dois le savoir mieux que moi?</p> + +<p>Elle chercha quelque temps en effet, puis +d'une voix sûre et tranquille:</p> + +<p>—C'était en cinquante-huit, mon gros. +Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine +de ne pas me tromper, car c'est l'année +où l'enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, +que nous connaissions encore très peu, +nous a été d'un grand secours.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, +même! Comme ta mère n'en pouvait plus de +fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, +il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. +Vraiment, c'était un brave coeur. Et +quand tu as été guéri, tu ne te figures pas +comme il fut content et comme il t'embrassait. +C'est à partir de ce moment-là que nous +sommes devenus de grands amis.</p> + +<p>Et cette pensée brusque, violente, entra +dans l'âme de. Pierre comme une balle qui +troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le +premier, qu'il fut si dévoué pour moi, puisqu'il +m'aimait et m'embrassait tant, puisque +je suis la cause de sa grande liaison avec mes +parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune +à mon frère et rien à moi?»</p> + +<p>Il ne posa plus de questions et demeura +sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant +en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, +le germe secret d'un nouveau mal.</p> + +<p>Il sortit de bonne heure et se remit à rôder +par les rues. Elles étaient ensevelies sous +le brouillard qui rendait pesante, opaque et +nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée +pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait +passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait +éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient +glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient +sortir du ventre des maisons, puanteurs +des caves, des fosses, des égouts, des +cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse +senteur de cette brume errante.</p> + +<p>Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses +poches, ne voulant point rester dehors par ce +froid, se rendit chez Marowsko.</p> + +<p>Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le +vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant +Pierre, qu'il aimait d'un amour +de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla +chercher deux verres et apporta la groseillette.</p> + +<p>—Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous +avec votre liqueur?</p> + +<p>Le Polonais expliqua comment quatre des +principaux cafés de la ville consentaient à la +lancer dans la circulation, et comment le <i>Phare +de la Côte</i> et le <i>Sémaphore havrais</i> lui feraient +de la réclame en échange de quelques produits +pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.</p> + +<p>Après un long silence, Marowsko demanda +si Jean, décidément, était en possession de sa +fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le même sujet. Son dévouement +ombrageux pour Pierre se révoltait de +cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre +penser, devinait, comprenait, lisait dans ses +yeux détournés, dans le ton hésitant de sa +voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres +et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui +si prudent, si timide, si cauteleux.</p> + +<p>Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: +«Vous n'auriez pas dû lui laisser accepter +cet héritage qui fera mal parler de votre +mère.» Peut-être même croyait-il que Jean +était le fils de Maréchal. Certes il le croyait! +Comment ne le croirait-il pas, tant la chose +devait paraître vraisemblable, probable, évidente? +Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis +trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, +avec toutes les subtilités de son coeur, pour +tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce +soupçon terrible?</p> + +<p>Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être +seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même, +pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et +monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il +se leva sans même boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupéfait +et se replongea dans le brouillard de la rue.</p> + +<p>Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il +laissé toute sa fortune à Jean?»</p> + +<p>Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui +faisait chercher cela, ce n'était plus cette envie +un peu basse et naturelle qu'il savait cachée +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, +mais la terreur d'une chose épouvantable, la +terreur de croire lui-même que Jean, que son +frère était le fils de cet homme!</p> + +<p>Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même +se poser cette question criminelle! Cependant +il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable, +fût rejeté de lui, complètement, pour +toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude, +il fallait dans son coeur la sécurité complète, +car il n'aimait que sa mère au monde.</p> + +<p>Et tout seul en errant par la nuit, il allait +faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enquête +minutieuse d'où résulterait l'éclatante +vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait +plus, plus jamais. Il irait dormir.</p> + +<p>Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les +faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais +de lui, de sou allure avec mon frère et avec +moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu +motiver cette préférence... Il a vu naître Jean? +—oui, mais il me connaissait auparavant.— +S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et +réservé, c'est moi qu'il aurait préféré puisque +c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre scarlatine, +qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. +Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir +pour moi une tendresse plus vive, à moins qu'il +n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant +grandir, une attraction, une prédilection instinctives.»</p> + +<p>Alors il chercha dans sa mémoire, avec une +tension désespérée de toute sa pensée, de toute +sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à +revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet +homme qui avait passé devant lui, indifférent +à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.</p> + +<p>Mais il sentit que la marche, le léger mouvement +de ses pas, troublait un peu ses idées, +dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée, +voilait sa mémoire.</p> + +<p>Pour jeter sur le passé et les événements +inconnus ce regard aigu, à qui rien ne devait +échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un +lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir +sur la jetée, comme l'autre nuit.</p> + +<p>En approchant du port il entendit vers la +pleine mer une plainte lamentable et sinistre, +pareille au meuglement d'un taureau, mais +plus longue et plus puissante. C'était le cri +d'une sirène, le cri des navires perdus dans la +brume.</p> + +<p>Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, +tant il avait retenti dans son âme et dans ses +nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir +jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit +à son tour, un peu plus loin; puis, tout +près, la sirène du port, leur répondant, poussa +une clameur déchirante.</p> + +<p>Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant +plus à rien, satisfait d'entrer dans ces +ténèbres lugubres et mugissantes.</p> + +<p>Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, +il ferma les yeux pour ne point voir les foyers +électriques, voilés de brouillard, qui rendent le +port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare +sur la jetée sud, qu'on distinguait à peine cependant. +Puis se tournant à moitié, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure +dans ses mains.</p> + +<p>Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec +ses lèvres, répétait comme pour l'appeler, +pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal... +Maréchal.» Et dans le noir de ses +paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu'il +l'avait connu. C'était un homme de soixante +ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec +des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n'était +ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux +gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un +brave être, simple et tendre. Il appelait Pierre +et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais +paru préférer l'un ou l'autre, et les recevait +ensemble à dîner.</p> + +<p>Et Pierre, avec une ténacité de chien qui +suit une piste évaporée, se mit à rechercher +les paroles, les gestes, les intonations, +les regards de cet homme disparu de la +terre. Il le retrouvait peu à peu, tout entier, +dans son appartement de la rue Tronchet +quand il les recevait à sa table, son frère +et lui.</p> + +<p>Deux bonnes le servaient, vieilles toutes +deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps +sans doute, l'habitude de dire «monsieur +Pierre» et «monsieur Jean».</p> + +<p>Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes +gens, la droite à l'un, la gauche à l'autre, au +hasard de leur entrée.</p> + +<p>—Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous +des nouvelles de vos parents? Quant à +moi, ils ne m'écrivent jamais.</p> + +<p>On causait, doucement et familièrement, +de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans +l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, +de charme et de grâce. C'était certainement +pour eux un bon ami, un de ces bons +amis auxquels on ne songe guère parce qu'on +les sent très sûrs.</p> + +<p>Maintenant les souvenirs affluaient dans +l'esprit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs +fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, +Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément, +de l'argent, quelques centaines de francs +peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et +jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours, +s'intéressait toujours à lui, puisqu'il +s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi +laisser toute sa fortune à Jean? Non, il +n'avait jamais été visiblement plus affectueux +pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé +de l'un que de l'autre, moins tendre en-apparence +avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors ... +alors ... il avait donc eu une raison puissante +et secrète de tout donner à Jean—tout—et +rien à Pierre.</p> + +<p>Plus il y songeait, plus il revivait le passé +des dernières années, plus le docteur jugeait +invraisemblable, incroyable cette différence +établie entre eux.</p> + +<p>Et une souffrance aiguë, une inexprimable +angoisse entrée dans sa poitrine, faisait aller +son coeur comme une loque agitée. Les ressorts +en paraissaient brisés, et le sang y passait à +flots, librement, en le secouant d'un ballottement +tumultueux.</p> + +<p>Alors, à mi-voix, comme on parle dans les +cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon +Dieu, il faut savoir.»</p> + +<p>Il cherchait plus loin, maintenant, dans les +temps plus anciens où ses parents habitaient +Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout +à retrouver Maréchal avec des cheveux blonds, +châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la dernière +figure de cet homme, sa figure de vieillard, +ayant effacé les autres. Il se rappelait +pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des +fleurs, très souvent, car son père répétait sans +cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la +folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.»</p> + +<p>Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me +fait plaisir.»</p> + +<p>Et soudain l'intonation de sa mère, de sa +mère qui souriait et disait: «Merci, mon ami,» +lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononcés bien souvent, +ces trois mots, pour qu'ils se fussent gravés +ainsi dans la mémoire de son fils!</p> + +<p>Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, +l'homme riche, le monsieur, le client, à cette +petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier +modeste. L'avait-il aimée? Comment serait-il +devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas +aimé la femme? C'était un homme instruit, +d'esprit assez fin. Que de fois il avait parlé +poètes et poésie avec Pierre! Il n'appréciait +point les écrivains en artiste, mais en bourgeois +qui vibre. Le docteur avait souvent +souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un +peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet +homme sentimental n'avait jamais pu, jamais, +être l'ami de son père, de son père si positif, +si terre à terre, si lourd, pour qui le mot +«poésie» signifiait sottise.</p> + +<p>Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt +à toutes les tendresses, était entré, un jour, +par hasard, dans une boutique, ayant remarqué +peut-être la jolie marchande. Il avait +acheté, était revenu, avait causé, de jour en jour +plus familier, et payant par des acquisitions +fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, +de sourire à la jeune femme et de serrer +la main du mari.</p> + +<p>Et puis après... après... oh! mon Dieu... +après?...</p> + +<p>Il avait aimé et caressé le premier enfant, +l'enfant du bijoutier, jusqu'à la naissance de +l'autre, puis il était demeuré impénétrable +jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa +chair décomposée, son nom effacé des noms +vivants, tout son être disparu pour toujours, +n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à +cacher, il avait donné toute sa fortune au +deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme +était intelligent... il avait dû comprendre et +prévoir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement +laisser supposer que cet enfant +était à lui.—Donc il déshonorait une +femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'était point son fils?</p> + +<p>Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa +l'âme de Pierre. Maréchal avait été blond, +blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, à +Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu +à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! +s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa +mère l'avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu +où l'on serre les reliques d'amour.</p> + +<p>Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante +qu'il poussa un gémissement, une de ces +courtes plaintes arrachées à la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle +l'eût entendu, comme si elle l'eût compris et +lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla +tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, +plus retentissante que le tonnerre, +rugissement sauvage et formidable fait pour +dominer les voix du vent et des vagues, se répandit +dans les ténèbres sur la mer invisible +ensevelie sous les brouillards.</p> + +<p>Alors, à travers la brume, proches ou lointains, +des cris pareils s'élevèrent de nouveau +dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels +poussés par les grands paquebots aveugles.</p> + +<p>Puis tout se tut encore.</p> + +<p>Pierre avait ouvert les yeux et regardait, +surpris d'être là, réveillé de son cauchemar.</p> + +<p>«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma +mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement, +de repentir, de prière et de désolation +noya son coeur. Sa mère! La connaissant +comme il la connaissait, comment avait-il pu +la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la +vie de cette femme simple, chaste et loyale, +n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand ou +l'avait vue et connue, comment ne pas la juger +insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait +douté d'elle! Oh! s'il avait pu la prendre en +ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, +caressée, comme il se fût agenouillé +pour demander grâce!</p> + +<p>Elle aurait trompé son père, elle?... Son +père! Certes, c'était un brave homme, honorable +et probe en affaires, mais dont l'esprit +n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. +Comment cette femme, fort jolie autrefois, +il le savait et on le voyait encore, douée +d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, +avait-elle accepté comme fiancé et comme mari +un homme si différent d'elle?</p> + +<p>Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme +les fillettes épousent le garçon doté que présentent +les parents. Ils s'étaient installés aussitôt +dans leur magasin de la rue Montmartre; +et la jeune femme, régnant au comptoir, +animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce +sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui +remplace l'amour et même l'affection dans la +plupart des ménages commerçants de Paris, +s'était mise à travailler avec toute son intelligence +active et fine à la fortune espérée de +leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, +tranquille, honnête, sans tendresse!...</p> + +<p>Sans tendresse?... Était-il possible qu'une +femme n'aimât point? Une femme jeune, jolie, +vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scène, +pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse +sans qu'une fois seulement, son coeur fût +touché? D'une autre il ne le croirait pas,— +pourquoi le croirait-il de sa mère?</p> + +<p>Certes, elle avait pu aimer, comme une +autre! car pourquoi serait-elle différente d'une +autre, bien qu'elle fût sa mère?</p> + +<p>Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances +poétiques qui troublent le coeur des +jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la +boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant +toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de +lune, de voyages, de baisers donnés dans +l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, +était entré comme entrent les amoureux dans +les livres, et il avait parlé comme eux.</p> + +<p>Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa +mère! Eh bien! fallait-il être aveugle et stupide +au point de rejeter l'évidence parce qu'il +s'agissait de sa mère?</p> + +<p>S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet +homme n'avait pas eu d'autre amie;—mais +oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme +éloignée et vieillie,—mais oui, puisqu'il +avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur +fils!...</p> + +<p>Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur +qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras +tendu, sa main grande ouverte avaient envie +de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! +Qui? tout le monde, son père, son frère, +le mort, sa mère!</p> + +<p>Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?</p> + +<p>Comme il passait devant une tourelle auprès +du mât des signaux, le cri strident de la sirène +lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au +parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de +force, brisé par cette commotion.</p> + +<p>Le vapeur qui répondit le premier semblait +tout proche et se présentait à l'entrée, la marée +étant haute.</p> + +<p>Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, +terni de brume. Puis, sous la clarté diffuse des +feux électriques du port, une grande ombre +noire se dessina entre les deux jetées. Derrière +lui, la voix du veilleur, voix enrouée de +vieux capitaine en retraite, criait:</p> + +<p>—Le nom du navire?</p> + +<p>Et dans le brouillard la voix du pilote debout +sur le pont, enrouée aussi, répondit.</p> + +<p>—<i>Santa-Lucia.</i></p> + +<p>—Le pays?</p> + +<p>—Italie.</p> + +<p>—Le port?</p> + +<p>—Naples.</p> + +<p>Et Pierre devant ses yeux troublés crut +apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis +qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient +dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou +de Castellamare! Que de fois il avait rêvé de +ces noms familiers, comme s'il en connaissait +les paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de +suite, n'importe où, et ne jamais revenir, ne +jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il +était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer +dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit.</p> + +<p>Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le +jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva +et se mit à marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont.</p> + +<p>Un autre navire s'approchait derrière le premier, +énorme et mystérieux. C'était un anglais +qui revenait des Indes.</p> + +<p>Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un +après l'autre de l'ombre impénétrable. Puis, +comme l'humidité du brouillard devenait intolérable, +Pierre se remit en route vers la ville. +Il avait si froid qu'il entra dans un café de matelots +pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et +la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.</p> + +<p>Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait +si bien, sa déraison vagabonde! Il s'était +trompé sans doute? Il avait accumulé les +preuves ainsi qu'on dresse un réquisitoire +contre un innocent toujours facile à condamner +quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il +aurait dormi, il penserait tout autrement. +Alors il rentra pour se coucher, et, à force de +volonté, il finit par s'assoupir.</p><br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<p>Mais le corps du docteur s'engourdit à peine +une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil +troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité +de sa chambre chaude et fermée, il +ressentit, avant même que la pensée se fût +rallumée en lui, cette oppression douloureuse, +ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin +sur lequel on a dormi. Il semble que le +malheur, dont le choc nous a seulement heurté +la veille, se soit glissé, durant notre repos, +dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et +fatigue comme une fièvre. Brusquement le +souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit.</p> + +<p>Alors il recommença lentement, un à un, +tous les raisonnements qui avaient torturé son +coeur sur la jetée pendant que criaient les +sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il +se sentait traîné par sa logique, comme par +une main qui attire et étrangle vers l'intolérable +certitude.</p> + +<p>Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. +Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et, +quand il fut debout, un bruit léger lui parvint +à travers le mur.</p> + +<p>Jean dormait tranquille et ronflait doucement. +Il dormait, lui! Il n'avait rien pressenti, +rien deviné! Un homme qui avait connu leur +mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait +l'argent, trouvant cela juste et naturel.</p> + +<p>Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que +son frère haletait de souffrance et de détresse. +Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur +insouciant et content.</p> + +<p>La veille il eût frappé contre sa porte, serait +entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans +l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain +faire suspecter notre mère et la déshonorer.» +Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, +il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait +point le fils de leur père. Il fallait à présent +garder, enterrer en lui cette honte découverte +par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que +personne ne devait découvrir, pas même son +frère, surtout son frère.</p> + +<p>Il ne songeait plus guère maintenant au vain +respect de l'opinion publique. Il aurait voulu +que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il +la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il +supporter de vivre près d'elle, tous les +jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait +enfanté son frère de la caresse d'un étranger? +Comme elle était calme et sereine pourtant, +comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il possible +qu'une femme comme elle, d'une âme +pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée +par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût +de ses remords, des souvenirs de sa conscience +Troublée?</p> + +<p>Ah! les remords! les remords! ils avaient +dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer, +puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à +peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes +les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à +peine, après quelques années passées, l'homme +à qui elles ont donné leur bouche et tout leur +corps à baiser? Le baiser frappe comme la +foudre, l'amour passe comme un orage, puis +la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et +recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on +d'un nuage?</p> + +<p>Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa +chambre! Cette maison, la maison de son père +l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et +les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, +il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre +d'eau fraîche au filtre de la cuisine.</p> + +<p>Il descendit les deux étages, puis, comme il +remontait avec la carafe pleine, il s'assit en +chemise sur une marche de l'escalier où circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, +par longues gorgées, comme un coureur +essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le +silence de cette demeure l'émut; puis, un à un, +il en distingua les moindres bruits. Ce fut +d'abord l'horloge de la salle à manger dont le +battement lui paraissait grandir de seconde en +seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, +un ronflement de vieux, court, pénible +et dur, celui de son père sans aucun doute; et +il fut crispé par celle idée, comme si elle venait +seulement de jaillir en lui, que ces deux +hommes qui ronflaient dans ce même logis, le +père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre! +Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, +et ils ne le savaient pas! Ils se parlaient +avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient +et s'attendrissaient ensemble des mêmes +choses, comme si le même sang eût coulé dans +leurs veines. Et deux personnes nées aux deux +extrémités du monde ne pouvaient pas être +plus étrangères l'une à l'autre que ce père et +que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'était un +mensonge qui faisait cet amour paternel et cet +amour filial, un mensonge impossible à dévoiler +et que personne ne connaîtrait jamais +que lui, le vrai fils.</p> + +<p>Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment +le savoir? Ah! si une ressemblance, même +légère, pouvait exister entre son père et Jean, +une de ces ressemblances mystérieuses qui +vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant +que toute une race descend directement du +même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à +lui médecin, pour reconnaître cela, la forme +de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement +des yeux, la nature des dents ou des poils, +moins encore, un geste, une habitude, une manière +d'être, un goût transmis, un signe quelconque +bien caractéristique pour un oeil +exercé.</p> + +<p>Il cherchait et ne se rappelait rien, non, +rien. Mais il avait mal regardé, mal observé, +n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles +indications.</p> + +<p>Il se leva pour rentrer dans sa chambre et +se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant +toujours. En passant devant la porte de son +frère, il s'arrêta net, la main tendue pour +l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir +en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder +longuement, de le surprendre pendant +le sommeil, pendant que la figure apaisée, que +les traits détendus se reposent, que toute la +grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi +le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appréciable, +elle ne lui échapperait pas.</p> + +<p>Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment +expliquer cette visite?</p> + +<p>Il demeurait debout, les doigts crispés sur la +serrure et cherchant une raison, un prétexte.</p> + +<p>Il se rappela tout à coup que, huit jours plus +tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum +pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir +réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un +pied furtif, comme un voleur.</p> + +<p>Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un +sommeil animal et profond. Sa barbe et ses +cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le +linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa +de ronfler.</p> + +<p>Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un +oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait +pas à Roland; et, pour la seconde fois, +s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit +portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le +trouvât! En le voyant, peut-être, il ne douterait +plus.</p> + +<p>Son frère remua, gêné sans doute par sa +présence, ou par la lueur de sa bougie pénétrant +ses paupières. Alors le docteur recula, +sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il +referma sans bruit; puis il retourna dans sa +chambre, mais il ne se coucha pas.</p> + +<p>Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, +l'une après l'autre, à la pendule de la +salle à manger, dont le timbre avait un son +profond et grave, comme si ce petit instrument +d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale. +Elles montaient, dans l'escalier vide, +traversaient les murs et les portes, allaient +mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher +de long en large, de son lit à sa fenêtre. +Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé +pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait +encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain, +pour réfléchir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.</p> + +<p>Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller +la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait +l'air de sa pensée, lui donnerait le temps +de se préparer à l'horrible chose qu'il avait +découverte.</p> + +<p>Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et +s'habilla. Le brouillard s'était dissipé, il faisait +beau, très beau. Comme le bateau de Trouville +ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur +songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère +avant de partir.</p> + +<p>Il attendit le moment où elle se levait +tous les jours, puis il descendit. Son coeur +battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta +pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, +était molle et vibrante, presque incapable +du léger effort de tourner le bouton pour entrer. +Il frappa. La voix de sa mère demanda:</p> + +<p>—Qui est-ce?</p> + +<p>—Moi, Pierre.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux?</p> + +<p>—Te dire bonjour parce que je vais passer +la journée à Trouville avec des amis.</p> + +<p>—C'est que je suis encore au lit.</p> + +<p>—Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai +en rentrant, ce soir.</p> + +<p>Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, +sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui +soulevait le coeur d'avance.</p> + +<p>Mais elle répondit:</p> + +<p>—Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que +je me sois recouchée.</p> + +<p>Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis +le bruit du verrou glissant. Elle cria:</p> + +<p>—Entre.</p> + +<p>Il entra. Elle était assise dans son lit tandis +qu'à son côté, Roland, un foulard sur la tête +et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. +Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas +secoué à lui arracher le bras. Les jours de +pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue +par le matelot Papagris, qui venait tirer +son maître de cet invincible repos.</p> + +<p>Pierre, en allant vers elle, regardait sa +mère; et il lui sembla tout à coup qu'il ne +l'avait jamais vue.</p> + +<p>Elle lui tendit ses joues, il y mit deux +baisers, puis s'assit sur une chaise basse.</p> + +<p>—C'est hier soir que tu as décidé cette +partie? dit-elle.</p> + +<p>—Oui, hier soir.</p> + +<p>—Tu reviens pour dîner?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore. En tout cas, ne +m'attendez point.</p> + +<p>Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. +C'était sa mère, cette femme! Toute cette +figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil +avait pu distinguer, ce sourire, cette voix si +connue, si familière, lui paraissaient brusquement +nouveaux et autres de ce qu'ils avaient +été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent +que, l'aimant, il ne l'avait jamais regardée. +C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits détails de son visage; mais ces +petits détails il les apercevait nettement pour +la première fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, +avec une physionomie qu'il n'avait +jamais découverte.</p> + +<p>Il se leva pour partir, puis, cédant soudain +à l'invincible envie de savoir qui lui mordait le +coeur depuis la veille:</p> + +<p>—Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y +avait autrefois, à Paris, un petit portrait de +Maréchal dans notre salon.</p> + +<p>Elle hésita une seconde ou deux; ou du +moins il se figura qu'elle hésitait; puis elle dit:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? +Elle aurait pu encore répondre plus vite:</p> + +<p>—Ce portrait ... attends ... je ne sais pas +trop ... Peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.</p> + +<p>—Tu serais bien aimable de le retrouver.</p> + +<p>—Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé +qu'il serait tout naturel de le donner à Jean, et +que cela ferait plaisir à mon frère.</p> + +<p>—Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. +Je vais le chercher dès que je serai levée.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. +Les gens dans la rue semblaient gais, les commerçants +allant à leurs affaires, les employés +allant à leur bureau, les jeunes filles allant à +leur magasin. Quelques-uns chantonnaient, +mis en joie par la clarté.</p> + +<p>Sur le bateau, de Trouville les passagers +montaient déjà. Pierre s'assit, tout à l'arrière, +sur un banc de bois.</p> + +<p>Il se demandait:</p> + +<p>—A-t-elle été inquiétée par ma question sur +le portrait, ou seulement surprise? L'a-t-elle +égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien +ne sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?</p> + +<p>Et son esprit, suivant toujours la même +marche, de déduction en déduction, conclut +ceci:</p> + +<p>Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, +était resté dans le salon bien en vue, jusqu'au +jour où la femme, où la mère s'était aperçue, +la première, avant tout le monde, que ce portrait +ressemblait à son fils. Sans doute, depuis +longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis, +l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant +que chacun pourrait, un jour ou +l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, +un soir, la petite peinture redoutable et l'avait +cachée, n'osant pas la détruire.</p> + +<p>Et Pierre se rappelait fort bien maintenant +que cette miniature avait disparu longtemps, +longtemps avant leur départ de Paris! Elle +avait disparu, croyait-il, quand la barbe de +Jean, se mettant à pousser, l'avait rendu tout +à coup pareil au jeune homme blond qui souriait +dans le cadre.</p> + +<p>Le mouvement du bateau qui partait troubla +sa pensée et la dispersa! Alors, s'étant levé, il +regarda la mer.</p> + +<p>Le petit paquebot sortit des jetées, tourna +à gauche et soufflant, haletant, frémissant, s'en +alla vers la côte lointaine qu'on apercevait dans +la brume matinale. De place en place la voile +rouge d'un lourd bateau de pêche immobile +sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de +Rouen semblait un large bras de mer séparant +deux terres voisines.</p> + +<p>En moins d'une heure on parvint au port +de Trouville, et comme c'était le moment du +bain, Pierre se rendit sur la plage.</p> + +<p>De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein +de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de +sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux Roches-Noires, +les ombrelles de toutes les couleurs, +les chapeaux de toutes les formes, les toilettes +de toutes les nuances, par groupes devant les +cabines, par lignes le long du flot ou dispersés +ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets +énormes dans une prairie démesurée. Et le +bruit confus, proche et lointain des voix égrenées +dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants +qu'on baigne, les rires clairs des femmes +faisaient une rumeur continue et douce, mêlée +à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.</p> + +<p>Pierre marchait au milieu de ces gens, plus +perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé +dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté +à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au +large. Il les frôlait, entendait, sans écouter, +quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes +sourire aux hommes.</p> + +<p>Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il +les aperçut distinctement; et une haine surgit +en lui contre eux, car ils semblaient heureux +et contents.</p> + +<p>Il allait maintenant frôlant les groupes, +tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. +Toutes ces toilettes multicolores qui +couvraient le sable comme un bouquet, ces +étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la +grâce factice des tailles emprisonnées, toutes +ces inventions ingénieuses de la mode depuis +la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la séduction du geste, de +la voix et du sourire, la coquetterie enfin +étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversité +féminine. Toutes ces femmes parées +voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. +Elles s'étaient faites belles pour les hommes, +pour tous les hommes, excepté pour l'époux +qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. +Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui +et l'amant de demain, pour l'inconnu +rencontré, remarqué, attendu peut-être.</p> + +<p>Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux +dans les yeux, parlant la bouche près de la +bouche, les appelaient et les désiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, +bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette +vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour +où les unes se vendaient, les autres se donnaient, +celles-ci marchandaient leurs caresses +et celles-là se promettaient seulement. Toutes +ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, +offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, +déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes. +Et il songea que sur la terre entière c'était +toujours la même chose. +Sa mère avait fait comme les autres, voilà +tout! Comme les autres?—non! Il existait +des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, +des chercheuses d'amour, appartenaient en +somme à la galanterie élégante et mondaine +ou même à la galanterie tarifée, car on ne +rencontrait pas sur les plages piétinées par la +légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes +femmes enfermées dans la maison close.</p> + +<p>La mer montait, chassant peu à peu vers la +ville les premières lignes des baigneurs. On +voyait les groupes se lever vivement et fuir, +en emportant leurs sièges, devant le flot jaune +qui s'en venait frangé d'une petite dentelle +d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches +de la promenade, qui borde la plage d'un bout +à l'autre, c'était maintenant une coulée continue, +épaisse et lente, de foule élégante, +formant deux courants contraires qui se coudoyaient +et se mêlaient. Pierre, nerveux, +exaspéré par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça +dans la ville et s'arrêta pour déjeuner chez +un simple marchand de vins, à l'entrée des +champs.</p> + +<p>Quand il eut pris son café, il s'étendit sur +deux chaises devant la porte, et comme il +n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit +à l'ombre d'un tilleul.</p> + +<p>Après quelques heures de repos, s'étant +secoué, il s'aperçut qu'il était temps de revenir +pour reprendre le bateau, et il se mit en route, +accablé par une courbature subite tombée sur +lui pendant son assoupissement. Maintenant +il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère +avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle +la première, ou faudrait-il qu'il le +demandât de nouveau? Certes si elle attendait +qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison +secrète de ne point montrer ce portrait.</p> + +<p>Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il +hésita à descendre pour le dîner. Il souffrait +trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu +le temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et +il parut dans la salle à manger comme on se +mettait à table.</p> + +<p>Un air de joie animait les visages.</p> + +<p>—Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos +achats? Moi, je ne veux rien voir avant que +tout soit installé.</p> + +<p>Sa femme répondit:</p> + +<p>—Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps +réfléchir pour ne pas commettre d'impair. +La question du mobilier nous préoccupe +beaucoup.</p> + +<p>Elle avait passé la journée à visiter avec +Jean des boutiques de tapissiers et des magasins +d'ameublement. Elle voulait des étoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. +Son fils, au contraire, désirait quelque chose +de simple et de distingué. Alors, devant tous +les échantillons proposés ils avaient répété, +l'un et l'autre, leurs arguments. Elle prétendait +que le client, le plaideur a besoin d'être +impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant +dans le salon d'attente, l'émotion de la richesse.</p> + +<p>Jean au contraire, désirant n'attirer que la +clientèle élégante et opulente, voulait conquérir +l'esprit des gens fins par son goût +modeste et sûr.</p> + +<p>Et la discussion, qui avait duré toute la +journée, reprit dès le potage.</p> + +<p>Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:</p> + +<p>—Moi, je ne veux entendre parler de rien. +J'irai voir quand ce sera fini.</p> + +<p>Mme Roland fit appel au jugement de son fils +aîné:</p> + +<p>—Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?</p> + +<p>Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il +eut envie de répondre par un juron. Il dit +cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:</p> + +<p>—Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de +Jean. Je n'aime que la simplicité, qui est, +quand il s'agit de goût, comparable à la droiture +quand il s'agit de caractère.</p> + +<p>Sa mère reprit:</p> + +<p>—Songe que nous habitons une ville de +commerçants, où le bon goût ne court pas les +rues.</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Et qu'importe? Est-ce une raison pour +imiter les sots? Si mes compatriotes sont +bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre +leur exemple? Une femme ne commettra pas +une faute pour cette raison que ses voisines +ont des amants.</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Tu as des arguments par comparaison +qui semblent pris dans les maximes d'un +moraliste.</p> + +<p>Pierre ne répliqua point. Sa mère et son +frère recommencèrent à parler d'étoffes et de +fauteuils.</p> + +<p>Il les regardait comme il avait regardé sa +mère, le matin, avant de partir pour Trouville; +il les regardait en étranger qui observe, et il +se croyait en effet entré tout à coup dans une +famille inconnue.</p> + +<p>Son père, surtout, étonnait son oeil et sa +pensée. Ce gros homme flasque, content et +niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean +ne lui ressemblait en rien.</p> + +<p>Sa famille! Depuis deux jours une main +inconnue et malfaisante, la main d'un mort, +avait arraché et cassé, un à un, tous les liens +qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres. +C'était fini, c'était brisé. Plus de mère, car il +ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer +avec ce respect absolu, tendre et pieux, +dont a besoin le coeur des fils; plus de frère, +puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; +il ne lui restait qu'un père, ce gros homme, +qu'il n'aimait pas, malgré lui.</p> + +<p>Et tout à coup:</p> + +<p>—Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?</p> + +<p>Elle ouvrit des yeux surpris:</p> + +<p>—Quel portrait?</p> + +<p>—Le portrait de Maréchal.</p> + +<p>—Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas +retrouvé, mais je crois savoir où il est.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda Roland.</p> + +<p>Pierre lui dit:</p> + +<p>—Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois +dans notre salon à Paris. J'ai pensé que +Jean serait content de le posséder.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; +je l'ai même vu encore à la fin de +l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son secrétaire +en rangeant ses papiers. C'était jeudi +ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise? +J'étais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et posé sur une chaise à côté +de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé +la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies +touché à ce portrait deux ou trois jours à +peine avant l'héritage de Jean? Si je croyais +aux pressentiments, je dirais que c'en est +un!</p> + +<p>Mme Roland répondit avec tranquillité:</p> + +<p>—Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher +tout à l'heure.</p> + +<p>Donc elle avait menti! Elle avait menti en +répondant, ce matin-là même, à son fils qui +lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: +"Je ne sais pas trop ... peut-être que je +l'ai dans mon secrétaire."</p> + +<p>Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée +quelques jours auparavant, puis elle +l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des +lettres, ses lettres à lui.</p> + +<p>Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il +la regardait avec une colère exaspérée de fils +trompé, volé dans son affection sacrée, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui +découvre enfin une trahison honteuse. S'il +avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, +il l'aurait saisie par les poignets, par les +épaules ou par les cheveux, et jetée à terre, +frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait +rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler. +Il était son fils, il n'avait rien à venger, +lui, on ne l'avait pas trompé.</p> + +<p>Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, +trompé dans son pieux respect. Elle se +devait à lui irréprochable, comme se doivent +toutes les mères à leurs enfants. Si la fureur +dont il était soulevé arrivait presque à de la +haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers +lui qu'envers son père lui-même.</p> + +<p>L'amour de l'homme et de la femme est un +pacte volontaire où celui qui faiblit n'est coupable +que de perfidie; mais quand la femme est +devenue mère, son devoir a grandi puisque la +nature lui confie une race. Si elle succombe +alors, elle est lâche, indigne et infâme!</p> + +<p>—C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant +ses jambes sous la table, comme il +faisait chaque soir pour siroter son verre de +cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à rien +faire quand on a une petite aisance. J'espère +que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. +Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois +mal à l'estomac.</p> + +<p>Puis se tournant vers sa femme:</p> + +<p>—Va donc chercher ce portrait, ma chatte, +puisque tu as fini de manger. Ça me fera +plaisir aussi de le revoir.</p> + +<p>Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, +après une absence qui parut longue à Pierre, +bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, +Mme Roland rentra, souriante, et tenant par +l'anneau un cadre doré de forme ancienne.</p> + +<p>—Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque +tout de suite.</p> + +<p>Le docteur, le premier, avait tendu la main. +Il reçut le portrait, et, d'un peu loin, à bout +de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa +mère le regardait, il leva lentement les yeux +sur son frère, pour comparer. Il faillit dire, +emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble +à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces +redoutables paroles, il manifesta sa pensée par +la façon dont il comparait la figure vivante à +la figure peinte.</p> + +<p>Elles avaient, certes, des signes communs: +la même barbe et le même front, mais rien +d'assez précis pour permettre de déclarer: +«Voilà le père, et voilà le fils.» C'était plutôt +un air de famille, une parenté de physionomies +qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour +Pierre plus décisif encore que cette allure des +visages, c'est que sa mère s'était levée, avait +tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop +de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.</p> + +<p>Elle avait compris qu'il savait, ou du moins +qu'il soupçonnait!</p> + +<p>—Passe-moi donc ça, disait Roland.</p> + +<p>Pierre tendit la miniature et son père attira +la bougie pour bien voir; puis il murmura +d'une voix attendrie:</p> + +<p>—Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça +quand nous l'avons connu. Cristi! comme ça +va vite! Il était joli homme, tout de même, à +cette époque, et si plaisant de manière, n'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:</p> + +<p>—Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais +vu de mauvaise humeur. Voilà, c'est fini, il +n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est +montré bon ami et fidèle jusqu'au bout. Même +en mourant il ne nous a pas oubliés.</p> + +<p>Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre +le portrait. Il le contempla quelques instants, +puis, avec regret:</p> + +<p>—Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne +me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs.</p> + +<p>Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y +jeta un regard rapide, vite détourné, qui +semblait craintif; puis de sa voix naturelle:</p> + +<p>—Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, +puisque tu es son héritier. Nous le porterons +dans ton nouvel appartement.</p> + +<p>Et comme on entrait au salon, elle posa la +miniature sur la cheminée, près de la pendule, +où elle était autrefois.</p> + +<p>Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent +des cigarettes. Ils les fumaient ordinairement +l'un en marchant à travers la pièce, +l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les +jambes croisées. Le père se mettait toujours à +cheval sur une chaise et crachait de loin dans +la cheminée.</p> + +<p>Mme Roland, sur un siège bas, près d'une +petite table qui portait la lampe, brodait, +tricotait ou marquait du linge.</p> + +<p>Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie +destinée à la chambre de Jean. C'était un +travail difficile et compliqué dont le début +exigeait toute son attention. De temps en +temps cependant son oeil qui comptait les +points se levait et allait, prompt et furtif, vers +le petit portrait du mort appuyé contre la +pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit +salon en quatre ou cinq enjambées, les mains +derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait +chaque fois le regard de sa mère.</p> + +<p>On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte +venait de se déclarer entre eux; et un malaise +douloureux, un malaise insoutenable crispait +le coeur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait +pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment, +si elle sait que je l'ai devinée!» Et à +chaque retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques +secondes à contempler le visage blond de +Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe +le hantait. Et ce petit portrait, moins grand +qu'une main ouverte, semblait une personne +vivante, méchante, redoutable, entrée soudain +dans cette maison et dans cette famille.</p> + +<p>Tout à coup la sonnette de la rue tinta.</p> + +<p>Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut +qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.</p> + +<p>Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» +Et son oeil anxieux encore une fois +se leva vers la cheminée.</p> + +<p>Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur +et son angoisse. Le regard des femmes +est perçant, leur esprit agile, et leur pensée +soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer +apercevrait cette miniature inconnue, du premier +coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance +entre cette figure et celle de Jean. +Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette +honte fût dévoilée, et se retournant, comme +la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et +la glissa sous la pendule sans que son père et +son frère l'eussent vu.</p> + +<p>Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère +ils lui parurent changés, troubles et hagards.</p> + +<p>—Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens +boire avec vous une tasse de thé.</p> + +<p>Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle +pour s'informer de sa santé, Pierre disparut +par la porte restée ouverte.</p> + +<p>Quand on s'aperçut de son départ, on +s'étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune +veuve qu'il craignait blessée, murmurait:</p> + +<p>—Quel ours!</p> + +<p>Mme Roland répondit:</p> + +<p>—Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu +malade aujourd'hui et fatigué d'ailleurs de sa +promenade à Trouville.</p> + +<p>—N'importe, reprit Roland, ce n'est pas +une raison pour s'en aller comme un sauvage.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut arranger les choses +en affirmant:</p> + +<p>—Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; +on se sauve toujours ainsi dans le +monde quand on s'en va de bonne heure.</p> + +<p>—Oh! répondit Jean, dans le monde c'est +possible, mais on ne traite pas sa famille à +l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis +quelque temps.</p><br><br> + + + + +<h3>VI</h3> + +<p>Rien ne survint chez les Roland pendant une +semaine ou deux. Le père péchait, Jean s'installait +aidé de sa mère, Pierre, très sombre, +ne paraissait plus qu'aux heures des repas.</p> + +<p>Son père lui ayant demandé un soir:</p> + +<p>—Pourquoi diable nous fais-tu une figure +d'enterrement? Ça n'est pas d'aujourd'hui que +je le remarque!</p> + +<p>Le docteur répondit:</p> + +<p>—C'est que je sens terriblement le poids de +la vie.</p> + +<p>Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air +désolé:</p> + +<p>—Vraiment c'est trop fort. Depuis que +nous avons eu le bonheur de cet héritage, +tout le monde semble malheureux. C'est +comme s'il nous était arrivé un accident, +comme si nous pleurions quelqu'un!</p> + +<p>—Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.</p> + +<p>—Toi? Qui donc?</p> + +<p>—Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et +que j'aimais trop.</p> + +<p>Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une +amourette, d'une personne légère courtisée +par son fils, et il demanda:</p> + +<p>—Une femme, sans doute?</p> + +<p>—Oui, une femme.</p> + +<p>—Morte?</p> + +<p>—Non, c'est pis, perdue.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, +faite devant sa femme, et du ton bizarre +de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait +que ces choses-là ne regardent pas les +tiers.</p> + +<p>Mme Roland semblait n'avoir point entendu; +elle paraissait malade, étant très pâle. Plusieurs +fois déjà son mari, surpris de la voir +s'asseoir comme si elle tombait sur son siège, +de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait +plus respirer, lui avait dit:</p> + +<p>—Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, +tu te fatigues trop sans doute à installer Jean! +Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, +le gaillard, puisqu'il est riche.</p> + +<p>Elle remuait la tête sans répondre.</p> + +<p>Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que +Roland, de nouveau, la remarqua.</p> + +<p>—Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma +pauvre vieille, il faut te soigner.</p> + +<p>Puis se tournant vers son fils:</p> + +<p>—Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, +ta mère. L'as-tu examinée, au moins?</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle +eût quelque chose.</p> + +<p>Alors Roland se fâcha:</p> + +<p>—Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! +A quoi ça te sert-il d'être docteur alors, si tu +ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?</p> + +<p>Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, +vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s'en +douterait pas!</p> + +<p>Mme Roland s'était mise à haleter, si blême +que son mari s'écria:</p> + +<p>—Mais elle va se trouver mal.</p> + +<p>—Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... +ce n'est rien.</p> + +<p>Pierre s'était approché, et la regardant fixement:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.</p> + +<p>Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:</p> + +<p>—Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.</p> + +<p>Roland était parti chercher du vinaigre; il +rentra, et tendant la bouteille à son fils:</p> + +<p>—Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu +tâté son coeur, au moins?</p> + +<p>Comme Pierre se penchait pour prendre son +pouls, elle retira sa main d'un mouvement si +brusque qu'elle heurta une chaise voisine.</p> + +<p>—Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi +soigner puisque tu es malade.</p> + +<p>Alors elle souleva et lui tendit son bras.</p> + +<p>Elle avait la peau brûlante, les battements du +sang tumultueux et saccadés. Il murmura:</p> + +<p>—En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre +des calmants. Je vais te faire une ordonnance.</p> + +<p>Et comme il écrivait, courbé sur son papier, +un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation, +de souffles courts et retenus, le fit se retourner +soudain.</p> + +<p>Elle pleurait, les deux mains sur la face.</p> + +<p>Roland, éperdu, demandait:</p> + +<p>—Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais +qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Elle ne répondait pas et semblait déchirée +par un chagrin horrible et profond.</p> + +<p>Son mari voulut prendre ses mains et les +ôter de son visage. Elle résista, répétant:</p> + +<p>—Non, non, non.</p> + +<p>Il se tourna vers son fils.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais +vue ainsi.</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise +de nerfs.</p> + +<p>Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait +à la voir ainsi torturée, que cette douleur +allégeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait +comme un juge satisfait de sa besogne.</p> + +<p>Mais soudain elle se leva, se jeta vers la +porte, d'un élan si brusque qu'on ne put ni le +prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer +dans sa chambre.</p> + +<p>Roland et le docteur demeurèrent face à +face.</p> + +<p>—Est-ce que tu y comprends quelque +chose? dit l'un.</p> + +<p>—Oui, répondit l'autre, cela vient d'un +simple petit malaise nerveux qui se déclare +souvent à l'âge de maman. Il est probable +qu'elle aura encore beaucoup de crises comme +celle-là.</p> + +<p>Elle en eut d'autres en effet, presque chaque +jour, et que Pierre semblait provoquer d'une +parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa +figure les intermittences de repos, et, avec des +ruses de tortionnaire, réveillait par un seul +mot la douleur un instant calmée.</p> + +<p>Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait +affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la +respecter et de la torturer. Quand il avait bien +avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans +ce coeur de femme et de mère, quand il sentait +combien elle était misérable et désespérée, +il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par +les remords, si meurtri par la pitié, si désolé +de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, +qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se +noyer pour en finir.</p> + +<p>Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! +mais il ne le pouvait point, étant incapable +d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas +la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non +plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait +aux heures des repas, plein de résolutions +attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès +qu'il voyait son oeil, autrefois si droit et si +franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il +frappait malgré lui, ne pouvant garder la +phrase perfide qui lui montait aux lèvres.</p> + +<p>L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait +contre elle. C'était un venin qu'il portait +à présent dans les veines et qui lui donnait +des envies de mordre à la façon d'un chien +enragé.</p> + +<p>Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans +cesse, car Jean habitait maintenant presque +tout à fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour dîner et pour coucher, +chaque soir, dans sa famille.</p> + +<p>Il s'apercevait souvent des amertumes et +des violences de son frère, qu'il attribuait à la +jalousie. Il se promettait bien de le remettre +à sa place, et de lui donner une leçon un jour +ou l'autre, car la vie de famille devenait fort +pénible à la suite de ces scènes continuelles. +Mais comme il vivait à part maintenant, il +souffrait moins de ces brutalités; et son amour +de la tranquillité le poussait à la patience. La +fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée +ne s'arrêtait plus guère qu'aux choses ayant +pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l'esprit +plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de +la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau +de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance +de tous les détails de sa maison, de +planches posées dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installés +dans le vestibule, de sonneries électriques +disposées pour prévenir toute pénétration clandestine +dans le logis.</p> + +<p>Il avait été décidé qu'à l'occasion de son +installation, on ferait une partie de campagne +à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le +thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller +par mer, mais la distance et l'incertitude où +l'on était d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, +et un break fut loué pour cette excursion.</p> + +<p>On partit vers dix heures afin d'arriver pour +le déjeuner. La grand'route poudreuse se déployait +à travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourées +d'arbres font ressembler à un parc +sans fin. Dans la voiture emportée au trot +lent de deux gros chevaux, la famille Roland, +Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, se taisaient, +assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussière.</p> + +<p>C'était l'époque des récoltes mûres. A côté +des trèfles d'un vert sombre, et des betteraves +d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la +campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils +semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée +sur eux. On commençait à moissonner +par places, et dans les champs attaqués par les +faux on voyait les hommes se balancer en promenant +au ras du sol leur grande lame en +forme d'aile.</p> + +<p>Après deux heures de marche, le break prit +un chemin à gauche, passa près d'un moulin à +vent qui tournait, mélancolique épave grise, à +moitié pourrie et condamnée, dernier survivant +des vieux moulins, puis il entra dans une jolie +cour et s'arrêta devant une maison coquette, +auberge célèbre dans le pays.</p> + +<p>La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, +s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit +la main aux deux dames qui hésitaient devant +le marchepied trop haut.</p> + +<p>Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé +de pommiers, des étrangers déjeunaient +déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait +dans l'intérieur de la maison des voix, +des rires et des bruits de vaisselle.</p> + +<p>On dut manger dans une chambre, toutes +les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut +contre la muraille des filets à salicoques.</p> + +<p>—Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet +ici?</p> + +<p>—Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit +où on en prend le plus de toute la côte.</p> + +<p>—Bigre! si nous y allions après déjeuner?</p> + +<p>Il se trouvait justement que la marée était +basse à trois heures; et on décida que tout le +monde passerait l'après-midi dans les rochers, +à chercher des salicoques.</p> + +<p>On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang +à la tête quand on aurait les pieds dans l'eau. +On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner, +qui fut commandé magnifique et qui devait +être prêt dès six heures, quand on rentrerait.</p> + +<p>Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait +acheter les engins spéciaux employés pour +cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à +ceux dont on se sert pour attraper des papillons +dans les prairies.</p> + +<p>On les nomme lanets. Ce sont de petites +poches en filet attachées sur un cercle de bois, +au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant +toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux +femmes à faire une toilette improvisée pour +ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des +jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. +Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent +chez le cordonnier du lieu des savates et +des sabots.</p> + +<p>Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule +et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce +costume, était tout à fait gentille, d'une gentillesse +imprévue, paysanne et hardie.</p> + +<p>La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement +relevée et fermée par un point de couture +afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans +les roches, montrait la cheville et le bas du +mollet, un ferme mollet de petite femme souple +et forte. La taille était libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, +pour se couvrir la tête, un immense chapeau +de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, +à qui une branche de tamaris, tenant un +côté retroussé, donnait un air mousquetaire et +crâne.</p> + +<p>Jean, depuis son héritage, se demandait +tous les jours s'il l'épouserait ou non. Chaque +fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en +faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, +il songeait qu'en attendant on a le temps de +réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, +car elle ne possédait qu'une douzaine +de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, +en fermes et en terrains dans le Havre, sur les +bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une +grosse somme. La fortune était donc à peu +près équivalente, et la jeune veuve assurément +lui plaisait beaucoup.</p> + +<p>En la regardant marcher devant lui ce jour-là, +il pensait: «Allons, il faut que je me décide. +Certes, je ne trouverai pas mieux.»</p> + +<p>Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant +du village vers la falaise; et la falaise, +au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts +mètres. Dans l'encadrement des côtes +vertes, s'abaissant à droite et à gauche, un +grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous +le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à +peine visible, avait l'air d'un insecte là-bas. Le +ciel plein de lumière se mêlait tellement à l'eau +qu'on ne distinguait point du tout où finissait +l'un et où commençait l'autre; et les deux +femmes, qui précédaient les trois hommes, +dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles +serrées dans leurs corsages.</p> + +<p>Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la +cheville mince, la jambe fine, la hanche souple +et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly. +Et cette fuite activait son désir, le poussait +aux résolutions décisives que prennent +brusquement les hésitants et les timides. L'air +tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des +ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine +des roches découvertes, l'animait encore +en le grisant doucement, et il se décidait un +peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à +chaque regard jeté sur la silhouette alerte de +la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, +à lui dire qu'il l'aimait et qu'il désirait +l'épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur +tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds +dans un bassin d'eau limpide, en regardant +fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au +bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier +qui descendait le long de la falaise, et sous eux, +entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte +à peu près, un surprenant chaos de rochers +énormes, écroulés, renversés, entassés les uns +sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse +et mouvementée qui courait à perte de +vue vers le sud, formée par les éboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles +et de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts +de volcan, les rocs tombés semblaient +les ruines d'une grande cité disparue qui regardait +autrefois l'Océan, dominée elle-même +par la muraille blanche et sans fin de la falaise.</p> + +<p>—Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.</p> + +<p>Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui +offrait la main pour descendre l'étroit escalier +taillé dans la roche.</p> + +<p>Ils partirent en avant, tandis que Beausire, +se raidissant sur ses courtes jambes, tendait +son bras replié à Mme Roland étourdie par le +vide.</p> + +<p>Roland et Pierre venaient les derniers, et +le docteur dut traîner son père, tellement +troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, +de marche en marche, sur son derrière.</p> + +<p>Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, +allaient vite, et soudain ils aperçurent à côté +d'un banc de bois qui marquait un repos vers +le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire +jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait +d'abord en un bassin grand comme une +cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant +en cascade haute de deux pieds à peine, +il s'enfuyait à travers le sentier, où avait +poussé un tapis de cresson, puis disparaissait +dans les ronces et les herbes, à travers la plaine +soulevée où s'entassaient les éboulements. +—Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. +Mais comment boire? Elle essayait de recueillir +dans le fond de sa main l'eau qui lui +fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, +mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla +dessus afin de puiser à la source même +avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la +même hauteur.</p> + +<p>Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes +brillantes semées par milliers sur la +peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penché vers elle murmura: +—Comme vous êtes jolie! +Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour +gronder un enfant:</p> + +<p>—Voulez-vous bien vous taire? +C'étaient les premières paroles un peu galantes +qu'ils échangeaient.</p> + +<p>—Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous +avant qu'on nous rejoigne.</p> + +<p>Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, +le dos du capitaine Beausire qui descendait +à reculons afin de soutenir par les +deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus +loin, Roland se laissait toujours glisser, calé +sur son fond de culotte en se traînant sur les +pieds et sur les coudes avec une allure de +tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant +ses mouvements.</p> + +<p>Le sentier moins escarpé devenait une sorte +de chemin en pente contournant les blocs +énormes tombés autrefois de la montagne. +Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et +furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent +pour gagner les roches. Elles s'étendaient en +une longue et plate surface couverte d'herbes +marines et où brillaient d'innombrables flaques +d'eau. La mer basse était là-bas, très loin, +derrière cette plaine gluante de varechs, d'un +vert luisant et noir.</p> + +<p>Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du +mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de +se mouiller sans crainte, puis il dit: «En +avant!» et sauta avec résolution dans la première +mare rencontrée.</p> + +<p>Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer +dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme +tournait autour de l'étroit, bassin, à pas craintifs, +car elle glissait sur les plantes visqueuses.</p> + +<p>—Voyez-vous quelque chose? disait-elle.</p> + +<p>—Oui, je vois votre visage qui se reflète +dans l'eau.</p> + +<p>—Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez +pas une fameuse pêche.</p> + +<p>Il murmura d'une voix tendre:</p> + +<p>—Oh! de toutes les pêches c'est encore +celle que je préférerais faire.</p> + +<p>Elle riait:</p> + +<p>—Essayez donc, vous allez voir comme il +passera à travers votre filet.</p> + +<p>—Pourtant ... si vous vouliez?</p> + +<p>—Je veux vous voir prendre des salicoques ... +et rien de plus ... pour le moment.</p> + +<p>—Vous êtes méchante. Allons plus loin, il +n'y a rien ici.</p> + +<p>Et il lui offrit la main pour marcher sur les +rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive, +et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour, +soulevé de désirs, affamé d'elle, comme +si le mal qui germait en lui avait attendu ce +jour-là pour éclore.</p> + +<p>Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse +plus profonde, où flottaient sous l'eau frémissante +et coulant vers la mer lointaine par une +fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement +colorées, des chevelures roses et +vertes, qui semblaient nager.</p> + +<p>Mme Rosémilly s'écria:</p> + +<p>—Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, +une très grosse là-bas!</p> + +<p>Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le +trou résolument, bien qu'il se mouillât jusqu'à +la ceinture.</p> + +<p>Mais la bête remuant ses longues moustaches +reculait doucement devant le filet. Jean la +poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. +Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d'un +brusque élan par-dessus le lanet, traversa la +mare et disparut.</p> + +<p>La jeune femme qui regardait, toute palpitante, +cette chasse, ne put retenir ce cri: +—Oh! maladroit.</p> + +<p>Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi +traîna son filet dans un fond plein d'herbes. En +le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies +à l'aveuglette dans leur cachette invisible.</p> + +<p>Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly +qui n'osait point les prendre, par peur de la +pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est +armée.</p> + +<p>Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre +deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle +les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec +un peu de varech qui les conserverait vivantes. +Puis ayant trouvé une flaque d'eau moins +creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu +suffoquée par le froid qui lui saisissait les +pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle +était adroite et rusée, ayant la main souple +et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à +chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées +et surprises par la lenteur ingénieuse de sa +poursuite.</p> + +<p>Jean maintenant ne trouvait rien, mais il +la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur +elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse, +voulait apprendre.</p> + +<p>—Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!</p> + +<p>Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, +l'un contre l'autre, dans l'eau si claire +dont les plantes noires du fond faisaient une +glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine +qui le regardait d'en bas, et parfois, du +bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait +tomber dessus.</p> + +<p>—Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la +jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire +deux choses à la fois.</p> + +<p>Il répondit:</p> + + +<p>—Je n'en fais qu'une. Je vous aime.</p> + +<p>Elle se redressa, et d'un ton sérieux:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis +dix minutes, avez-vous perdu la tête?</p> + +<p>—Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous +aime, et j'ose, enfin, vous le dire.</p> + +<p>Ils étaient debout maintenant dans la mare +salée qui les mouillait jusqu'aux mollets, et +les mains ruisselantes appuyées sur leurs +filets, ils se regardaient au fond des yeux.</p> + +<p>Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:</p> + +<p>—Que vous êtes malavisé de me parler de +ça en ce moment. Ne pouviez-vous attendre +un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?</p> + +<p>Il murmura:</p> + +<p>—Pardon, mais je ne pouvais plus me +taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui +vous m'avez grisé à me faire perdre +la raison.</p> + +<p>Alors, tout à coup, elle sembla en prendre +son parti, se résigner à parler d'affaires et à +renoncer aux plaisirs.</p> + +<p>—Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, +nous pourrons causer tranquillement.</p> + +<p>Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et +lorsqu'ils y furent installés côte à côte, les +pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:</p> + +<p>—Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant +et je ne suis pas une jeune fille. Nous +savons fort bien l'un et l'autre de quoi il +s'agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences +de nos actes. Si vous vous décidez +aujourd'hui à me déclarer votre amour, je +suppose naturellement que vous désirez m'épouser.</p> + +<p>Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la +situation, et il répondit niaisement:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—En avez-vous parlé à votre père et à +votre mère?</p> + +<p>—Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.</p> + +<p>Elle lui tendit sa main encore mouillée, et +comme il y mettait la sienne avec élan:</p> + +<p>—Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois +bon et loyal. Mais n'oubliez point, que je ne +voudrais pas déplaire à vos parents.</p> + +<p>—Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien +prévu et qu'elle vous aimerait comme elle +vous aime si elle ne désirait pas un mariage +entre nous?</p> + +<p>—C'est vrai, je suis un peu troublée.</p> + +<p>Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, +qu'elle fût si peu troublée, si raisonnable. +Il s'attendait à des gentillesses galantes, +à des refus qui disent oui, à toute une coquette +comédie d'amour mêlée à la pêche, dans le +clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait +lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient +plus rien à se dire puisqu'ils étaient d'accord, +et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés +tous deux de ce qui s'était passé, si +vite, entre eux, un peu confus même, n'osant +plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant +que faire.</p> + +<p>La voix de Roland les sauva:</p> + +<p>—Par ici, par ici, les enfants. Venez voir +Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là.</p> + +<p>Le capitaine, en effet, faisait une pêche +merveilleuse. Mouillé jusqu'aux reins, il allait +de mare en mare, reconnaissant d'un seul +coup d'oeil les meilleures places, et fouillant, +d'un mouvement lent et sûr de son lanet, +toutes les cavités cachées sous les varechs.</p> + +<p>Et les belles salicoques transparentes, d'un +blond gris, frétillaient au fond de sa main +quand il les prenait d'un geste sec pour les +jeter dans sa hotte.</p> + +<p>Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta +plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque +sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour +se donner tout entière à cette joie enfantine +de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.</p> + +<p>Roland s'écria tout à coup:</p> + +<p>—Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.</p> + +<p>Elle était restée d'abord seule avec Pierre +sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni +l'autre de s'amuser à courir dans les roches et +à barboter dans les flaques; et pourtant ils +hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait +peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait +point.</p> + +<p>Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur +le galet.</p> + +<p>Et tous deux, sous la chaleur du soleil +calmée par l'air marin, devant le vaste et doux +horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient +en même temps: «Comme il aurait fait bon +ici, autrefois.»</p> + +<p>Elle n'osait point parler à Pierre, sachant +bien qu'il répondrait une dureté; et il n'osait +pas parler à sa mère sachant aussi que, +malgré lui, il le ferait avec violence.</p> + +<p>Du bout de sa canne il tourmentait les +galets ronds, les remuait et les battait. Elle, +les yeux vagues, avait pris entre ses doigts +trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait +passer d'une main dans l'autre, d'un geste +lent et machinal. Puis son regard indécis, qui +errait devant elle, aperçut, au milieu des +varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme Rosémilly. +Alors elle les suivit, épiant leurs +mouvements, comprenant confusément, avec +son instinct de mère, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher +côte à côte quand ils se regardaient dans l'eau, +demeurer debout face à face quand ils interrogeaient +leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir +sur le rocher pour s'engager l'un envers +l'autre.</p> + +<p>Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, +semblaient seules au milieu de l'horizon, prenaient +dans ce large espace de ciel, de mer, +de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.</p> + +<p>Pierre aussi les regardait, et un rire sec +sortit brusquement de ses lèvres.</p> + +<p>Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Il ricanait toujours:</p> + +<p>—Je m'instruis. J'apprends comment on se +prépare à être cocu.</p> + +<p>Elle eut un sursaut de colère, de révolte, +choquée du mot, exaspérée de ce qu'elle +croyait comprendre.</p> + +<p>—Pour qui dis-tu ça?</p> + +<p>—Pour Jean, parbleu! C'est très comique +de les voir ainsi!</p> + +<p>Elle murmura, d'une voix basse, tremblante +d'émotion:</p> + +<p>—Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme +est la droiture même. Ton frère ne pourrait +trouver mieux.</p> + +<p>Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et +saccadé:</p> + +<p>—Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes +les femmes sont la droiture même ... et tous +leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!</p> + +<p>Sans répondre elle se leva, descendit vivement +la pente de galets, et, au risque de glisser, +de tomber dans les trous cachés sous les +herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle +s'en alla, courant presque, marchant à travers +les mares, sans voir, tout droit devant elle, +vers son autre fils.</p> + +<p>En la voyant approcher, Jean lui cria:</p> + +<p>—Eh bien? maman, tu te décides?</p> + +<p>Sans répondre elle lui saisit le bras comme +pour lui dire: «Sauve-moi, défends-moi.»</p> + +<p>Il vit son trouble et, très surpris:</p> + +<p>—Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces +roches.</p> + +<p>Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant +la pêche pour qu'elle y prît intérêt. Mais +comme elle ne l'écoutait guère, et comme il +éprouvait un besoin violent de se confier à +quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, à voix +basse:</p> + +<p>—Devine ce que j'ai fait?</p> + +<p>—Mais ... mais ... je ne sais pas.</p> + +<p>—Devine.</p> + +<p>—Je ne ... je ne sais pas</p> + +<p>—Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je +désirais l'épouser.</p> + +<p>Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, +l'esprit en détresse au point de +ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:</p> + +<p>—L'épouser</p> + +<p>—Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui ... charmante ... tu as bien fait.</p> + +<p>—Alors tu m'approuves?</p> + +<p>—Oui ... je t'approuve.</p> + +<p>—Comme tu dis ça drôlement. On croirait +que ... que ... tu n'es pas contente.</p> + +<p>—Mais oui ... je suis ... contente.</p> + +<p>—Bien vrai?</p> + +<p>—Bien vrai.</p> + +<p>Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins +bras et l'embrassa à plein visage, par grands +baisers de mère.</p> + +<p>Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où +des larmes étaient venues, elle aperçut là-bas +sur la plage un corps étendu sur le ventre, +comme un cadavre, la figure dans le galet: +c'était l'autre, Pierre, qui songeait, désespéré.</p> + +<p>Alors elle emmena son petit Jean plus loin +encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps +de ce mariage où se rattachait son +coeur.</p> + +<p>La mer montant les chassa vers les pêcheurs +qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna +la côte. On réveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le dîner fut très long, arrosé de +beaucoup de vins.</p><br><br> + + + + +<h3>VII</h3> + +<p>Dans le break, en revenant, tous les hommes, +hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et +Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, +sur une épaule voisine qui les repoussait d'une +secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de +ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: +«Bien beau temps,» et retombaient, presque +aussitôt, de l'autre côté.</p> + +<p>Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement +était si profond qu'ils eurent beaucoup +de peine à le secouer, et Beausire refusa +même de monter chez Jean où le thé les attendait. +On dut le déposer devant sa porte.</p> + +<p>Le jeune avocat, pour la première fois, allait +coucher dans son logis nouveau; et une grande +joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup +de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée +l'appartement qu'elle habiterait bientôt.</p> + +<p>La bonne était partie, Mme Roland ayant +déclaré qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait +elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller +les domestiques, par crainte du feu.</p> + +<p>Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, +n'était encore entré, afin que la surprise +fût complète quand on verrait combien +c'était joli.</p> + +<p>Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. +Il voulait allumer les bougies et les lampes, et +il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son +père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en +ouvrant toute grande la porte à deux battants.</p> + +<p>La galerie vitrée, éclairée par un lustre et +des verres de couleur cachés dans les palmiers, +les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut +une seconde d'étonnement. Roland, émerveillé +de ce luxe, murmura: «Nom d'un +chien,» saisi par l'envie de battre des mains +comme devant les apothéoses.</p> + +<p>Puis on pénétra dans le premier salon, +petit, tendu avec une étoffe vieil or, pareille à +celle des sièges. Le grand salon de consultation +très simple, d'un rouge saumon pâle, +avait grand air.</p> + +<p>Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau +chargé de livres, et d'une voix grave, un +peu forcée:</p> + +<p>—Oui, Madame, les textes de loi sont formels +et me donnent, avec l'assentiment que je +vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes +entretenus recevra une heureuse solution.</p> + +<p>Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire +en regardant Mme Roland; et Mme Roland, +lui prenant la main, la serra.</p> + +<p>Jean, radieux, fit une gambade de collégien +et s'écria:</p> + +<p>—Hein, comme la voix porte bien. Il serait +excellent pour plaider, ce salon.</p> + +<p>Il se mit à déclamer:</p> + +<p>—Si l'humanité seule, si ce sentiment de +bienveillance naturelle que nous éprouvons +pour toute souffrance devait être le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, +nous ferions appel à votre pitié, messieurs les +jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais +nous avons pour nous le droit, et c'est la +seule question du droit que nous allons soulever +devant vous ...</p> + +<p>Pierre regardait ce logis qui aurait pu être +le sien, et il s'irritait des gamineries de son +frère, le jugeant, décidément, trop niais et +pauvre d'esprit.</p> + +<p>Mme Roland ouvrit une porte à droite.</p> + +<p>—Voici la chambre à coucher, dit-elle.</p> + +<p>Elle avait mis à la parer tout son amour de +mère. La tenture était en cretonne de Rouen +qui imitait la vieille toile normande. Un dessin +Louis XV—une bergère dans un médaillon +que fermaient les becs unis de deux colombes +—donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux +fauteuils un air galant et champêtre tout à fait +gentil.</p> + +<p>—Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, +devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette +pièce.</p> + +<p>—Cela vous plaît? demanda Jean.</p> + +<p>—Enormément.</p> + +<p>—Si vous saviez comme ça me fait plaisir.</p> + +<p>Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup +de tendresse confiante au fond des yeux.</p> + +<p>Elle était gênée un peu cependant, un peu +confuse dans cette chambre à coucher qui serait +sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, +en entrant, que la couche était très large, une +vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland +qui avait prévu sans doute et désiré le +prochain mariage de son fils; et cette précaution +de mère lui faisait plaisir cependant, semblait +lui dire qu'on l'attendait dans la famille.</p> + +<p>Puis quand on fut rentré dans le salon, +Jean ouvrit brusquement la porte de gauche +et on aperçut la salle à manger ronde, percée +de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. +La mère et le fils avaient mis là toute la +fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce +à meubles de bambou, à magots, à potiches, +à soieries pailletées d'or, à stores transparents +où des perles de verre semblaient des gouttes +d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir +les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, +ses masques, ses grues faites en plumes véritables, +tous ses menus bibelots de porcelaine, +de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de +bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré +que donnent les mains inhabiles et les yeux +ignorants aux choses qui exigent le plus de +tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle +cependant qu'on admira le plus. Pierre seul fit +des réserves avec une ironie un peu amère +dont son frère se sentit blessé.</p> + +<p>Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, +et les gâteaux s'élevaient en monuments.</p> + +<p>On n'avait guère faim; on suça les fruits et +on grignota les pâtisseries plutôt qu'on ne les +mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly +demanda la permission de se retirer.</p> + +<p>Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait +à sa porte et partirait immédiatement +avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère +sur le logis afin que son fils ne manquât de +rien.</p> + +<p>—Faut-il revenir te chercher? demanda +Roland.</p> + +<p>Elle hésita, puis répondit:</p> + +<p>—Non, mon gros, couche-toi. Pierre me +ramènera.</p> + +<p>Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, +serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs +dans un meuble dont la clef fut remise à Jean; +puis elle passa dans la chambre à coucher, +entr'ouvrit le lit, regarda si la carafe était remplie +d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.</p> + +<p>Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit +salon, celui-ci encore froissé de la critique +faite sur son goût, et celui-là de plus en plus +agacé de voir son frère dans ce logis.</p> + +<p>Ils fumaient assis tous les deux, sans se +parler. Pierre tout à coup se leva:</p> + +<p>—Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien +vanné ce soir, les excursions ne lui réussissent +pas.</p> + +<p>Jean se sentit soulevé soudain par une de +ces promptes et furieuses colères de débonnaires +blessés au coeur.</p> + +<p>Le souffle lui manquait tant son émotion +était vive, et il balbutia:</p> + +<p>—Je te défends désormais de dire «la +veuve» quand tu parleras de Mme Rosémilly.</p> + +<p>Pierre se tourna vers lui, hautain:</p> + +<p>—Je crois que tu me donnes des ordres. +Deviens-tu fou, par hasard?</p> + +<p>Jean aussitôt s'était dressé:</p> + +<p>—Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez +de tes manières envers moi.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Envers toi? Est-ce que tu fais partie de +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Sache que Mme Rosémilly va devenir ma +femme.</p> + +<p>L'autre rit plus fort:</p> + +<p>—Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant +pourquoi je ne devrai plus l'appeler «la +veuve». Mais tu as pris une drôle de manière +pour m'annoncer ton mariage.</p> + +<p>—Je te défends de plaisanter ... tu entends ... +je te le défends.</p> + +<p>Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, +exaspéré de cette ironie poursuivant +la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.</p> + +<p>Mais Pierre soudain devint aussi furieux. +Tout ce qui s'amassait eu lui de colères impuissantes, +de rancunes écrasées, de révoltes +domptées depuis quelque temps et de désespoir +silencieux, lui montant à la tête, l'étourdit +comme un coup de sang.</p> + +<p>—Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne +de te taire, tu entends, je te l'ordonne.</p> + +<p>Jean, surpris de cette violence, se tut quelques +secondes, cherchant, dans ce trouble +d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la +phrase, le mot, qui pourrait blesser son frère +jusqu'au coeur.</p> + +<p>Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour +bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre +plus aiguë:</p> + +<p>—Voilà longtemps que je te sais jaloux de +moi, depuis le jour où tu as commencé à dire +«la veuve» parce que tu as compris que cela +me faisait mal.</p> + +<p>Pierre poussa un de ces rires stridents et +méprisants qui lui étaient familiers:</p> + +<p>—Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... +moi? ... moi? ... moi? ... et de quoi? ... de quoi, +mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...</p> + +<p>Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la +plaie de cette âme.</p> + +<p>—Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis +l'enfance; et tu es devenu furieux quand +tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle +ne voulait pas de toi.</p> + +<p>Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:</p> + +<p>—Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de +cette cruche, de cette dinde, de cette oie +grasse? ...</p> + +<p>Jean qui voyait porter ses coups reprit:</p> + +<p>—Et le jour où tu as essayé de ramer plus +fort que moi, dans la <i>Perle</i>? Et tout ce que tu +dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu +crèves de jalousie! Et quand cette fortune +m'est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m'as +détesté, et tu l'as montré de toutes les manières, +et tu as fait souffrir tout le monde, et tu +n'es pas une heure sans cracher la bile qui +t'étouffe.</p> + +<p>Pierre ferma ses poings de fureur avec une +envie irrésistible de sauter sur son frère et de +le prendre à la gorge:</p> + +<p>—Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de +cette fortune.</p> + +<p>Jean s'écria:</p> + +<p>—Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu +ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou +à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle +à tout le monde parce que tu es jaloux. +Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens +plus, tu es devenu venimeux, tu tortures +notre mère comme si c'était sa faute! ...</p> + +<p>Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la +bouche entr'ouverte, l'oeil dilaté, en proie à +une de ces folies de rage qui font commettre +des crimes.</p> + +<p>Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:</p> + +<p>—Tais-toi, tais-toi donc!</p> + +<p>—Non. Voilà longtemps que je voulais te +dire ma pensée entière; tu m'en donnes l'occasion, +tant pis pour toi. J'aime une femme! +Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me +pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je casserai +tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à +me respecter.</p> + +<p>—Te respecter, toi?</p> + +<p>—Oui, moi!</p> + +<p>—Te respecter ... toi ... qui nous as tous +déshonorés, par ta cupidité!</p> + +<p>—Tu dis? Répète ... répète? ...</p> + +<p>—Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un +homme quand on passe pour le fils d'un autre.</p> + +<p>Jean demeurait immobile, ne comprenant +pas, effaré devant l'insinuation qu'il pressentait:</p> + +<p>—Comment? Tu dis ... répète encore?</p> + +<p>—Je dis ce que tout le monde chuchote, ce +que tout le monde colporte, que tu es le fils de +l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un +garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore +sa mère.</p> + +<p>—Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... +Toi ... c'est toi ... toi ... qui prononces +cette infamie?</p> + +<p>—Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc +point que j'en crève de chagrin depuis un mois, +que je passe mes nuits sans dormir et mes +jours à me cacher comme une bête, que je ne +sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce +que je deviendrai tant je souffre, tant je suis +affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné +d'abord et je sais maintenant.</p> + +<p>—Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la +chambre à côté! Songe qu'elle peut nous entendre ... +qu'elle nous entend ...</p> + +<p>Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit +tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses +luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu.</p> + +<p>Il parlait par phrases courtes, hachées, presque +sans suite, des phrases d'halluciné.</p> + +<p>Il semblait maintenant avoir oublié Jean et +sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme +si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop +comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi +comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était +mis à marcher comme il faisait presque toujours; +et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots +dans la gorge, des retours de haine contre +lui-même, il parlait comme s'il eût confessé +sa misère et la misère des siens, comme s'il +eût jeté sa peine à l'air invisible et sourd où +s'envolaient ses paroles.</p> + +<p>Jean éperdu, et presque convaincu soudain +par l'énergie aveugle de son frère, s'était +adossé contre la porte derrière laquelle il +devinait que leur mère les avait entendus.</p> + +<p>Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer +par le salon. Elle n'était point revenue; donc +elle n'avait pas osé.</p> + +<p>Pierre tout à coup frappant du pied, cria:</p> + +<p>—Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!</p> + +<p>Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.</p> + +<p>Le bruit de la grande porte de la rue, retombant +avec fracas, réveilla Jean de la torpeur +profonde où il était tombé. Quelques +secondes s'étaient écoulées, plus longues que +des heures, et son âme s'était engourdie dans +un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui +faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il +attendait, ne voulant même plus comprendre, +savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par +lâcheté. Il était de la race des temporiseurs +qui remettent toujours au lendemain; et quand +il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, +il cherchait encore, par instinct, à +gagner quelques moments.</p> + +<p>Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, +après les vociférations de Pierre, ce +silence subit des murs, des meubles, avec cette +lumière vive des six bougies et des deux lampes, +l'effraya si fort tout à coup qu'il eut envie +de se sauver aussi.</p> + +<p>Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, +et il essaya de réfléchir.</p> + +<p>Jamais il n'avait rencontré une difficulté +dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent +aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé +ses études de droit avec régularité parce +que son existence était calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans +éveiller autrement son attention. Il aimait +l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, +devant cette catastrophe, comme un +homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais +nagé.</p> + +<p>Il essaya de douter d'abord. Son frère avait +menti par haine, et par jalousie?</p> + +<p>Et pourtant, comment aurait-il été assez +misérable pour dire de leur mère une chose +pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par +le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, +dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le +fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes +de Pierre, si douloureux qu'ils étaient irrésistibles, +aussi irrécusables que la certitude.</p> + +<p>Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement +ou pour avoir une volonté. Sa détresse +devenait intolérable; et il sentait que, derrière +la porte, sa mère était là qui avait tout entendu +et qui attendait.</p> + +<p>Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas +un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne +révélait la présence d'un être derrière cette +planche. Se serait-elle sauvée? Mais par où? +Si elle s'était sauvée ... elle avait donc sauté +de la fenêtre dans la rue!</p> + +<p>Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt +et si dominateur qu'il enfonça plutôt qu'il +n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.</p> + +<p>Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, +posée sur la commode.</p> + +<p>Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, +avec les volets clos. Il se retourna, fouillant +les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. +Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue +sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller +qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées +sur sa tête, pour ne plus entendre.</p> + +<p>Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie +par les épaules, il la retourna sans qu'elle +lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier.</p> + +<p>Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras +crispés, lui communiqua la secousse de son +indicible torture. L'énergie et la force dont +elle retenait avec ses doigts et avec ses dents +la toile gonflée de plumes, sur sa bouche, sur +ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît +point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par +la commotion qu'il reçut, jusqu'à quel point +on peut souffrir. Et son coeur, son simple coeur, +fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, +même un juge miséricordieux, il était un +homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre +lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta +point, il toucha seulement de ses deux +mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant +arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant +sa robe:</p> + +<p>—Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!</p> + +<p>Elle aurait semblé morte si tous ses membres +n'eussent été parcourus d'un frémissement +presque insensible, d'une vibration de corde +tendue. Il répétait:</p> + +<p>—Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas +vrai. Je sais bien que ça n'est pas vrai.</p> + +<p>Elle eut un spasme, une suffocation, puis +tout à coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors +tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant +lâchèrent la toile; et il lui découvrit la +face.</p> + +<p>Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses +paupières fermées on voyait couler des gouttes +d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui baisa +les yeux, lentement, par grands baisers désolés +qui se mouillaient à ses larmes, et il disait +toujours:</p> + +<p>—Maman, ma chère maman, je sais bien +que ça n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais! +Ça n'est pas vrai!</p> + +<p>Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec +un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains +cas, pour se tuer, elle lui dit:</p> + +<p>—Non, c'est vrai, mon enfant.</p> + +<p>Et ils restèrent sans paroles, l'un devant +l'autre. Pendant quelques instants encore elle +suffoqua, tendant la gorge, en renversant la +tête pour respirer, puis elle se vainquit de +nouveau et reprit:</p> + +<p>—C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? +C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais.</p> + +<p>Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, +il tomba à genoux près du lit en murmurant:</p> + +<p>—Tais-toi, maman, tais-toi.</p> + +<p>Elle s'était levée, avec une résolution et +une énergie effrayantes.</p> + +<p>—Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, +adieu.</p> + +<p>Et elle marcha vers la porte.</p> + +<p>Il la saisit à pleins bras, criant:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?</p> + +<p>—Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai +plus rien à faire ... puisque je suis toute seule.</p> + +<p>Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, +il ne trouvait qu'un mot à lui répéter:</p> + +<p>—Maman ... maman ... maman...</p> + +<p>Et elle disait dans ses efforts pour rompre +cette étreinte:</p> + +<p>—Mais non, mais non, je ne suis plus la +mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi, +pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as +plus ni père ni mère, mon pauvre enfant ... +adieu.</p> + +<p>Il comprit brusquement que s'il la laissait +partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il +la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis +s'agenouillant et formant une chaîne de ses +bras:</p> + +<p>—Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi +je t'aime, et je te garde. Je te garde toujours, +tu es à moi.</p> + +<p>Elle murmura d'une voix accablée:</p> + +<p>—Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus +possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me +jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas +non plus.</p> + +<p>Il répondit avec un si grand élan de si sincère +amour:—Oh! moi? moi? Comme tu me +connais peu!—qu'elle poussa un cri, lui prit +la tête par les cheveux, à pleines mains, l'attira +avec violence et le baisa éperdument à +travers la figure.</p> + +<p>Puis elle demeura immobile, la joue contre +la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe, +la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille:</p> + +<p>—Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais +pas demain. Tu le crois et tu te trompes. +Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a +sauvé la vie; mais il ne faut plus que tu me +voies.</p> + +<p>Il répéta, en l'étreignant:</p> + +<p>—Maman, ne dis pas ça!</p> + +<p>—Si, mon petit, il faut que je m'en aille.</p> + +<p>Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, +ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais +plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?</p> + +<p>Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans +l'oreille:</p> + +<p>—Ma petite mère, tu resteras, parce je le +veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me +jurer de m'obéir, tout de suite.</p> + +<p>—Non, mon enfant.</p> + +<p>—Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le +faut.</p> + +<p>—Non, mon enfant, c'est impossible. Ce +serait nous condamner tous à l'enfer. Je sais +ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis +un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera +passé, quand tu me regarderas comme me +regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que +je t'ai dit! ... Oh! ... mon petit Jean, songe ... +songe que je suis ta mère! ...</p> + +<p>—Je ne veux pas que tu me quittes, maman. +Je n'ai que toi.</p> + +<p>—Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons +plus nous voir sans rougir tous les deux, +sans que je me sente mourir de honte et sans +que tes yeux fassent baisser les miens.</p> + +<p>—Ça n'est pas vrai, maman.</p> + +<p>—Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, +va, toutes les luttes de ton pauvre frère, +toutes, depuis le premier jour. Maintenant, +lorsque je devine son pas dans la maison, +mon coeur saute à briser ma poitrine, lorsque +j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. +Je t'avais encore, toi! Maintenant, je +ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu que +je pourrais vivre entre vous deux?</p> + +<p>—Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y +penseras plus.</p> + +<p>—Oh! oh! comme si c'était possible!</p> + +<p>—Oui, c'est possible.</p> + +<p>—Comment veux-tu que je n'y pense plus +entre ton frère et toi? Est-ce que vous n'y +penserez plus, vous?</p> + +<p>—Moi. Je te le jure!</p> + +<p>—Mais tu y penseras à toutes les heures +du jour.</p> + +<p>—Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu +pars, je m'engage et je me fais tuer.</p> + +<p>Elle fut bouleversée par cette menace puérile +et étreignit Jean en le caressant avec une +tendresse passionnée. Il reprit:</p> + +<p>—Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien +plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable. +Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu +me promettre huit jours? Tu ne peux pas +me refuser ça?</p> + +<p>Elle posa ses deux mains sur les épaules de +Jean, et le tenant à la longueur de ses bras:</p> + +<p>—Mon enfant ... tâchons d'être calmes et +de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler +d'abord. Si je devais une seule fois entendre +sur tes lèvres ce que j'entends depuis un mois +dans la bouche de ton frère, si je devais une +seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans +les siens, si je devais deviner rien que par un +mot ou par un regard que je te suis odieuse +comme à lui ... une heure après, tu entends, +une heure après ... je serais partie pour toujours.</p> + +<p>—Maman, je te jure ...</p> + +<p>—Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai +souffert tout ce qu'une créature peut souffrir. +A partir du moment où j'ai compris que ton +frère, que mon autre fils me soupçonnait, et +qu'il devinait, minute par minute, la vérité, +tous les instants de ma vie ont été un martyre +qu'il est impossible de t'exprimer.</p> + +<p>Elle avait une voix si douloureuse que la +contagion de sa torture emplit de larmes les +yeux de Jean.</p> + +<p>Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.</p> + +<p>—Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant +de choses à te dire pour que tu comprennes ... +mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si +je devais rester ... il faudrait ... Non, je ne +peux pas! ...</p> + +<p>—Dis, maman, dis.</p> + +<p>—Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas +trompé ... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce +pas? Pour cela, pour que nous puissions +nous voir encore, nous parler, nous rencontrer +toute la journée dans la maison, car je +n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de +trouver ton frère derrière elle, pour cela il +faut, non pas que tu me pardonnes,—rien +ne fait plus de mal qu'un pardon,—mais +que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai +fait ... Il faut que tu te sentes assez fort, +assez différent de tout le monde pour te +dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans +rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux +plus, non, je ne peux plus! Et ce n'est pas +d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que +nous puissions encore vivre ensemble, et +nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien +que si j'ai été la maîtresse de ton père, j'ai été +encore plus sa femme, sa vraie femme, que je +n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne +regrette rien, que je l'aime encore tout mort +qu'il est, que je l'aimerai toujours, que je n'ai +aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute +ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation, +tout, tout, tout pour moi, pendant si +longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui +m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon +dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontré, +jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, +pas une de ces heures qui nous font tant +regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout! Je +n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, +ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir +et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aimé +rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas +seulement pleuré, car j'ai pleuré, mon petit +Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui +tout entière, corps et âme, pour toujours, avec +bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa +femme comme il a été mon mari devant Dieu +qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis, +j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était +toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus +pour lui ce que j'avais été. C'était fini! Oh! +que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et +nous sommes arrivés ici; et jamais je ne l'ai +plus revu, jamais il n'est venu ... Il promettait +dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il +est mort! ... Mais il nous aimait encore puisqu'il +a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à +mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, +et je t'aime parce que tu es son enfant, +et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant +toi! Comprends-tu? je ne pourrais pas! +Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes +d'être son fils et que nous parlions de lui +quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que +nous pensions à lui quand nous nous regarderons. +Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, +adieu, mon petit, il est impossible que nous +restions ensemble maintenant! je ferai ce que +tu décideras: +Jean répondit d'une voix douce:</p> + +<p>—Reste, maman.</p> + +<p>Elle le serra dans ses bras et se remit à +pleurer; puis elle reprit, la joue contre sa joue:</p> + +<p>—Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir +avec lui?</p> + +<p>Jean murmura:</p> + +<p>—Nous trouverons quelque chose. Tu ne +peux plus vivre auprès de lui.</p> + +<p>Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.</p> + +<p>—Non, je ne puis plus, non! non!</p> + +<p>Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, +l'âme en détresse:</p> + +<p>—Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, +fais quelque chose, je ne sais pas ... +trouve ... sauve-moi!</p> + +<p>—Oui, maman, je chercherai.</p> + +<p>—Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... +ne me quitte pas! J'ai si peur de lui ... si peur!</p> + +<p>—Oui, je trouverai. Je te promets.</p> + +<p>—Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends +pas ce qui se passe en moi quand je le vois.</p> + +<p>Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:</p> + +<p>—Garde-moi ici, chez toi.</p> + +<p>Il hésita, réfléchit et comprit, avec son +bon sens positif, le danger de cette combinaison.</p> + +<p>Mais il dut raisonner longtemps, discuter, +combattre avec des arguments précis son affolement +et sa terreur.</p> + +<p>—Seulement ce soir, disait-elle, seulement +cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que +je me suis trouvée malade.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible, puisque Pierre est +rentré. Voyons, aie du courage. J'arrangerai +tout, je te le promets, dès demain. Je serai à +neuf heures à la maison. Voyons, mets ton +chapeau. Je vais te reconduire.</p> + +<p>—Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec +un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.</p> + +<p>Elle essaya de se lever; mais la secousse +avait été trop forte; elle ne pouvait encore se +tenir sur ses jambes.</p> + +<p>Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer +de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du +vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée +comme après un accouchement.</p> + +<p>Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois +heures sonnaient quand ils passèrent à l'hôtel +de ville.</p> + +<p>Devant la porte de leur logis il l'embrassa +et lui dit: «Adieu, maman, bon courage.»</p> + +<p>Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, +entra dans sa chambre, se dévêtit bien +vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des +adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.</p> + +<p>Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas +et l'avait entendue revenir.</p><br><br> + + + + +<h3>VIII</h3> + +<p>Quand il fut rentré dans son appartement, +Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins +et les soucis qui donnaient à son frère des +envies de courir et de fuir comme une bête +chassée, agissant diversement sur sa nature +somnolente, lui cassaient les jambes et les +bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, +à ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était +point frappé, comme l'avait été Pierre, dans +la pureté de son amour filial, dans cette dignité +secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, +mais accablé par un coup du destin qui menaçait +en même temps ses intérêts les plus chers.</p> + +<p>Quand son âme enfin se fut calmée, quand +sa pensée se fut éclaircie ainsi qu'une eau +battue et remuée, il envisagea la situation +qu'on venait de lui révéler. S'il eût appris de +toute autre manière le secret de sa naissance, +il se serait assurément indigné et aurait ressenti +un profond chagrin; mais après sa querelle +avec son frère, après cette délation violente +et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion +poignante de la confession de sa mère le laissa +sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par +sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, +dans un irrésistible attendrissement, tous +les préjugés et toutes les saintes susceptibilités +de la morale naturelle. D'ailleurs, il +n'était pas un homme de résistance. Il n'aimait +lutter contre personne et encore moins +contre lui-même; il se résigna donc, et par un +penchant instinctif, par un amour inné du repos, +de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta +aussitôt des perturbations qui allaient surgir +autour de lui et l'atteindre du même coup. Il +les pressentait inévitables, et, pour les écarter, +il se décida à des efforts surhumains d'énergie +et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le +lendemain, la difficulté fût tranchée, car il +avait aussi par instants ce besoin impérieux +des solutions immédiates qui constitue toute +la force des faibles, incapables de vouloir +longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs +à démêler et à étudier les situations +compliquées, les questions d'ordre intime, +dans les familles troublées, découvrit immédiatement +toutes les conséquences prochaines +de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en +envisageait les suites à un point de vue presque +professionnel, comme s'il eût réglé les +relations futures de clients après une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel +avec Pierre lui devenait impossible. Il +l'éviterait facilement en restant chez lui, mais +il était encore inadmissible que leur mère continuât +à demeurer sous le même toit que son +fils aîné.</p> + +<p>Et longtemps il médita, immobile sur les +coussins, imaginant et rejetant des combinaisons +sans trouver rien qui pût le satisfaire.</p> + +<p>Mais une idée soudaine l'assaillit:—Cette +fortune qu'il avait reçue, un honnête homme +la garderait-il?</p> + +<p>Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida +à la donner aux pauvres. C'était dur, tant +pis, il vendrait son mobilier et travaillerait +comme un autre, comme travaillent tous ceux +qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse +fouettant son courage, il se leva et +vint poser son front contre les vitres. Il avait +été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en +mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient +le bec de gaz qui brûlait en face de lui de +l'autre côté de la rue. Or, comme une femme +attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement +à Mme Rosémilly, et il reçut au coeur +la secousse des émotions profondes nées en +nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences +désespérantes de sa décision lui apparurent +en même temps. Il devrait renoncer +à épouser cette femme, renoncer au bonheur, +renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, +maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? +Elle l'avait accepté le sachant riche. Pauvre, +elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit +de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? +Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme +un dépôt qu'il restituerait plus tard aux indigents?</p> + +<p>Et dans son âme où l'égoïsme prenait des +masques honnêtes, tous les intérêts déguisés +luttaient et se combattaient. Les scrupules +premiers cédaient la place aux raisonnements +ingénieux, puis reparaissaient, puis s'effaçaient +de nouveau.</p> + +<p>Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, +un prétexte tout-puissant pour fixer ses +hésitations et convaincre sa droiture native. +Vingt fois déjà il s'était posé cette question: +«Puisque je suis le fils de cet homme, que je +le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel +que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet +argument ne pouvait empêcher le «non» +murmuré par la conscience intime.</p> + +<p>Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas +le fils de celui que j'avais cru être mon père, +je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne +ni équitable. Ce serait voler mon frère.»</p> + +<p>Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, +ayant apaisé sa conscience, il retourna +vers la fenêtre.</p> + +<p>«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à +l'héritage de ma famille, que je le laisse à +Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son père. Cela est juste. Alors n'est-il +pas juste aussi que je garde l'argent de mon +père à moi?»</p> + +<p>Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de +la fortune de Roland, s'étant décidé à l'abandonner +intégralement, il consentit donc et se +résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant +l'une et l'autre il se trouverait réduit +à la pure mendicité.</p> + +<p>Cette affaire délicate une fois réglée, il revint +à la question de la présence de Pierre dans la +famille. Comment l'écarter? Il désespérait de +découvrir une solution pratique, quand le sifflet +d'un vapeur entrant au port sembla lui +jeter une réponse en lui suggérant une idée.</p> + +<p>Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et +rêvassa jusqu'au jour.</p> + +<p>Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si +l'exécution de son projet était possible. Puis, +après quelques démarches et quelques visites, +il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère +l'attendait enfermée dans sa chambre.</p> + +<p>—Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais +jamais osé descendre.</p> + +<p>On entendit aussitôt Roland qui criait dans +l'escalier:</p> + +<p>—On ne mange donc point aujourd'hui, +nom d'un chien!</p> + +<p>On ne répondit pas, et il hurla:</p> + +<p>—Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que +vous faites?</p> + +<p>La voix de la bonne sortit des profondeurs +du sous-sol:</p> + +<p>—V'la, M'sieu, qué qui faut?</p> + +<p>—Où est Madame?</p> + +<p>—Madame est en haut avec M'sieu Jean!</p> + +<p>Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage +supérieur:</p> + +<p>—Louise?</p> + +<p>Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:</p> + +<p>—Quoi? mon ami.</p> + +<p>—On ne mange donc pas, nom d'un chien!</p> + +<p>—Voilà, mon ami, nous venons. +Et elle descendit, suivie de Jean.</p> + +<p>Roland s'écria en apercevant le jeune +homme:</p> + +<p>—Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà +dans ton logis.</p> + +<p>—Non, père, mais j'avais à causer avec +maman ce matin.</p> + +<p>Jean s'avança, la main ouverte, et quand il +sentit se refermer sur ses doigts l'étreinte paternelle +du vieillard, une émotion bizarre et +imprévue le crispa, l'émotion des séparations +et des adieux sans espoir de retour.</p> + +<p>Mme Roland demanda:</p> + +<p>—Pierre n'est pas arrivé?</p> + +<p>Son mari haussa les épaules:</p> + +<p>—Non, mais tant pis, il est toujours en +retard. Commençons sans lui.</p> + +<p>Elle se tourna vers Jean:</p> + +<p>—Tu devrais aller le chercher, mon enfant; +ça le blesse quand on ne l'attend pas.</p> + +<p>—Oui, maman, j'y vais. +Et le jeune homme sortit.</p> + +<p>Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse +d'un craintif qui va se battre.</p> + +<p>Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:</p> + +<p>—Entrez.</p> + +<p>Il entra.</p> + +<p>L'autre écrivait, penché sur sa table.</p> + +<p>—Bonjour, dit Jean.</p> + +<p>Pierre se leva.</p> + +<p>—Bonjour.</p> + +<p>Et ils se tendirent la main comme si rien ne +s'était passé.</p> + +<p>—Tu ne descends pas déjeuner?</p> + +<p>—Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.</p> + +<p>La voix de l'aîné tremblait, et son oeil +anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire.</p> + +<p>—On t'attend.</p> + +<p>—Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère +est en bas? ...</p> + +<p>—Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te +chercher.</p> + +<p>—Ah! alors ... je descends.</p> + +<p>Devant la porte de la salle il hésita à se +montrer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste +saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis +à table, face à face.</p> + +<p>Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les +yeux, sans prononcer un mot, et s'étant penché +il lui tendit son front à baiser comme il +faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser +sur les joues comme jadis. Il devina +qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit +point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, +le coeur battant, après ce simulacre de caresse.</p> + +<p>Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après +mon départ?»</p> + +<p>Jean répétait avec tendresse «mère» et +«chère maman», prenait soin d'elle, la servait +et lui versait à boire. Pierre alors comprit +qu'ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put +pénétrer leur pensée! Jean croyait-il sa mère +coupable ou son frère un misérable?</p> + +<p>Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir +dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau, +lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, +l'empêchant de manger et de parler.</p> + +<p>Il était envahi maintenant par un besoin de +fuir intolérable, de quitter cette maison qui +n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient +plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il +aurait voulu partir sur l'heure, n'importe où, +sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus +rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours +malgré lui, rien que par sa présence, et qu'ils +lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable +supplice.</p> + +<p>Jean parlait, causait avec Roland. Pierre +n'écoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir +cependant une intention dans la voix de son +frère et prit garde au sens des paroles.</p> + +<p>Jean disait:</p> + +<p>—Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment +de leur flotte On parle de six mille cinq cents +tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain.</p> + +<p>Roland s'étonnait:</p> + +<p>—Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en +état de prendre la mer cet été.</p> + +<p>—Pardon; on a poussé les travaux avec +ardeur pour que la première traversée ait lieu +avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux +de la Compagnie et j'ai causé avec un +des administrateurs.</p> + +<p>—Ah! ah! lequel?</p> + +<p>—M. Marchand, l'ami particulier du président +du conseil d'administration.</p> + +<p>—Tiens, tu le connais?</p> + +<p>—Oui. Et puis j'avais un petit service à +lui demander.</p> + +<p>—Ah! alors tu me feras visiter en grand +détail la <i>Lorraine</i> dès qu'elle entrera dans le +port, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Certainement, c'est très facile!</p> + +<p>Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, +poursuivre une introuvable transition. Il reprit: +—En somme, c'est une vie très acceptable +qu'on mène sur ces grands transatlantiques. +On passe plus de la moitié des mois à terre +dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. +On peut même faire là des connaissances +très agréables et très utiles pour plus +tard, oui, très utiles, parmi les passagers. +Songe que le capitaine, avec les économies sur +le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille +francs par an, sinon plus ...</p> + +<p>Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, +qui témoignaient d'un profond respect pour +la somme et pour le capitaine.</p> + +<p>Jean reprit:</p> + +<p>—Le commissaire de bord peut atteindre +dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement +fixe, avec logement, nourriture, éclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui +équivaut à dix mille au moins, c'est très beau.</p> + +<p>Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra +ceux de son frère, et le comprit.</p> + +<p>Alors, après une hésitation, il demanda:</p> + +<p>—Est-ce très difficile à obtenir, les places +de médecin sur un transatlantique?</p> + +<p>—Oui et non. Tout dépend des circonstances +et des protections.</p> + +<p>Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:</p> + +<p>—C'est le mois prochain que part la <i>Lorraine</i>?</p> + +<p>—Oui, le sept. +Et ils se turent.</p> + +<p>Pierre songeait. Certes ce serait une solution +s'il pouvait s'embarquer comme médecin +sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-être. En attendant il y gagnerait sa +vie sans demander rien à sa famille. Il avait +dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa +mère! Il n'avait donc aucune ressource, hors +celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain +que le pain de la maison inhabitable, de dormir +dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit +alors, en hésitant un peu:</p> + +<p>—Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, +moi.</p> + +<p>Jean demanda:</p> + +<p>—Pourquoi ne pourrais-tu pas?</p> + +<p>—Parce que je ne connais personne à la +Compagnie transatlantique.</p> + +<p>Roland demeurait stupéfait:</p> + +<p>—Et tous tes beaux projets de réussite, que +deviennent-ils?</p> + +<p>Pierre murmura:</p> + +<p>—Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, +et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ailleurs, +ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'établir +ensuite.</p> + +<p>Son père, aussitôt, fut convaincu:</p> + +<p>—Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre +de côté six ou sept mille francs, qui bien employés +te mèneront loin. Qu'en penses-tu, +Louise?</p> + +<p>Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:</p> + +<p>—Je pense que Pierre a raison.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais je vais en parler à M. Poulin, que je +connais beaucoup! Il est juge au tribunal de +commerce et il s'occupe des affaires de la Compagnie. +J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui +est intime avec un des vice-présidents.</p> + +<p>Jean demandait à son frère:</p> + +<p>—Veux-tu que je tâte aujourd'hui même +M. Marchand?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>Pierre reprit, après avoir songé quelques +instants:</p> + +<p>—Le meilleur moyen serait peut-être encore +d'écrire à mes maîtres de l'Ecole de médecine +qui m'avaient en grande estime. On +embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets +médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et +Borriquel enlèveraient la chose en une heure +mieux que toutes les recommandations douteuses. +Il suffirait de faire présenter ces lettres +par ton ami M. Marchand au conseil d'administration.</p> + +<p>Jean approuvait tout à fait:</p> + +<p>—Ton idée est excellente, excellente!</p> + +<p>Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du +succès, étant incapable de s'affliger longtemps.</p> + +<p>—Tu vas leur écrire aujourd'hui même, +dit-il.</p> + +<p>—Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je +ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop +nerveux.</p> + +<p>Il se leva et sortit.</p> + +<p>Alors Jean se tourna vers sa mère:</p> + +<p>—Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?</p> + +<p>—Rien ... Je ne sais pas.</p> + +<p>—Veux-tu venir avec moi jusque chez +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais ... oui ... oui ...</p> + +<p>—Tu sais ... il est indispensable que j'y +aille aujourd'hui.</p> + +<p>—Oui ... oui ... C'est vrai.</p> + +<p>—Pourquoi ça, indispensable?—demanda +Roland, habitué d'ailleurs à ne jamais comprendre +ce qu'on disait devant lui.</p> + +<p>—Parce que je lui ai promis d'y aller.</p> + +<p>—Ah! très bien. C'est différent, alors.</p> + +<p>Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la +mère et le fils montaient l'escalier pour prendre +leurs chapeaux.</p> + +<p>Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:</p> + +<p>—Veux-tu mon bras, maman?</p> + +<p>Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude +de marcher côte à côte. Elle accepta et +s'appuya sur lui.</p> + +<p>Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, +puis il lui dit:</p> + +<p>—Tu vois que Pierre consent parfaitement +à s'en aller.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Le pauvre garçon!</p> + +<p>—Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera +pas malheureux du tout sur la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>—Non ... je sais bien, mais je pense à tant +de choses.</p> + +<p>Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant +du même pas que son fils, puis avec +cette voix bizarre qu'on prend par moments +pour conclure une longue et secrète pensée:</p> + +<p>—C'est vilain, la vie! Si on y trouve une +fois un peu de douceur, on est coupable de s'y +abandonner et on le paye bien cher plus tard.</p> + +<p>Il dit, très bas:</p> + +<p>—Ne parle plus de ça, maman.</p> + +<p>—Est-ce possible? j'y pense tout le temps.</p> + +<p>—Tu oublieras.</p> + +<p>Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:</p> + +<p>—Ah! comme j'aurais pu être heureuse en +épousant un autre homme!</p> + +<p>A présent, elle s'exaspérait contre Roland, +rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, +sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilité +de sa faute et de son malheur. C'était +à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle +devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un +de ses fils et fait à l'autre la plus douloureuse +confession dont pût saigner le coeur d'une +mère.</p> + +<p>Elle murmura: «C'est si affreux pour une +jeune fille d'épouser un mari comme le mien.» +Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont +il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la +notion confuse qu'il portait depuis longtemps +de la médiocrité paternelle, l'ironie constante +de son frère, l'indifférence dédaigneuse des +autres et jusqu'au mépris de la bonne pour +Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu +terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins +d'être le fils d'un autre; et après la grande +secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas +eu le contre-coup de révolte, d'indignation et +de colère redouté par Mme Roland, c'est que +depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment +de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.</p> + +<p>Ils étaient arrivés devant la maison de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, +le deuxième étage d'une grande construction +qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait +toute la rade du Havre.</p> + +<p>En apercevant Mme Roland qui entrait la première, +au lieu de lui tendre les mains comme +toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car +elle devinait l'intention de sa démarche.</p> + +<p>Le mobilier du salon, en velours frappé, +était toujours recouvert de housses. Les murs, +tapissés de papier à fleurs, portaient quatre +gravures achetées par le premier mari, le capitaine. +Elles représentaient des scènes maritimes +et sentimentales. On voyait sur la +première la femme d'un pêcheur agitant un +mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à +l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur +la seconde, la même femme, à genoux sur la +même côte, se tord les bras en regardant au +loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer +de vagues invraisemblables, la barque de l'époux +qui va sombrer.</p> + +<p>Les deux autres gravures représentaient des +scènes analogues dans une classe supérieure +de la société.</p> + +<p>Une jeune femme blonde rêve, accoudée +sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en +va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil +mouillé de larmes et de regrets.</p> + +<p>Qui a-t-elle laissé derrière elle?</p> + +<p>Puis, la même jeune femme assise près +d'une fenêtre ouverte sur l'Océan est évanouie +dans un fauteuil. Une lettre vient de +tomber de ses genoux sur le tapis.</p> + +<p>Il est donc mort, quel désespoir!</p> + +<p>Les visiteurs, généralement, étaient émus +et séduits par la tristesse banale de ces sujets +transparents et poétiques. On comprenait tout +de suite, sans explication, et sans recherche, et +on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on +ne sût pas au juste la nature du chagrin de la +plus distinguée. Mais ce doute même aidait à +la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé! +L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement +vers ces quatre sujets et retenu comme par +une fascination. Il ne s'en écartait que pour y +revenir toujours, et toujours contempler les +quatre expressions des deux femmes qui se +ressemblaient comme deux soeurs. Il se dégageait +surtout du dessin net, bien fini, soigné +distingué à la façon, d'une gravure de mode, +ainsi que du cadre bien luisant, une sensation +de propreté et de rectitude qu'accentuait encore +le reste de l'ameublement.</p> + +<p>Les sièges demeuraient rangés suivant un +ordre invariable, les uns contre la muraille, +les autres autour du guéridon. Les rideaux +blancs, immaculés, avaient des plis si droits et +si réguliers qu'on avait envie de les friper un +peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait +le globe où la pendule dorée, de style +Empire, une mappemonde portée par Atlas +agenouillé, semblait mûrir comme un melon +d'appartement.</p> + +<p>Les deux femmes en s'asseyant modifièrent +un peu la place normale de leurs chaises.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait +Mme Roland.</p> + +<p>—Non. Je vous avoue que je suis un peu +fatiguée.</p> + +<p>Et elle rappela, comme pour en remercier +Jean et sa mère, tout le plaisir qu'elle avait +pris à cette excursion et à cette pêche.</p> + +<p>—Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce +matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. +Si vous voulez, nous recommencerons un jour +ou l'autre cette partie-là ...</p> + +<p>Le jeune homme l'interrompit:</p> + +<p>—Avant d'en commencer une seconde, si +nous terminions la première?</p> + +<p>—Comment ça? Mais il me semble qu'elle +est finie.</p> + +<p>—Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans +ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je +veux aussi rapporter chez moi.</p> + +<p>Elle prit un air naïf et malin:</p> + +<p>—Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous +avez trouvé?</p> + +<p>—Une femme! Et nous venons, maman et +moi, vous demander si elle n'a pas changé +d'avis ce matin.</p> + +<p>Elle se mit à sourire:</p> + +<p>—Non, Monsieur, je ne change jamais +d'avis, moi.</p> + +<p>Ce fut lui qui lui tendit alors sa main +toute grande, où elle fit tomber la sienne +d'un geste vif et résolu. Et il demanda:</p> + +<p>—Le plus tôt possible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Quand vous voudrez.</p> + +<p>—Six semaines?</p> + +<p>—Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma +future belle-mère?</p> + +<p>Mme Roland répondit avec un sourire un peu +mélancolique:</p> + +<p>—Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie +seulement d'avoir bien voulu Jean, car +vous le rendrez très heureux.</p> + +<p>—On fera ce qu'on pourra, maman.</p> + +<p>Un peu attendrie, pour la première fois, +Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins +bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme +un enfant; et sous cette caresse nouvelle une +émotion puissante gonfla le coeur malade de +la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce +qu'elle éprouvait. C'était triste et doux en +même temps. Elle avait perdu un fils, un +grand fils, et on lui rendait à la place une fille, +une grande fille.</p> + +<p>Quand elles se retrouvèrent face à face, sur +leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent +ainsi, se regardant et se souriant, tandis +que Jean semblait presque oublié d'elles.</p> + +<p>Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles +il fallait songer pour ce prochain mariage, +et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly +parut soudain se souvenir d'un détail +et demanda:</p> + +<p>—Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce +pas?</p> + +<p>La même rougeur couvrit soudain les joues +de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit:</p> + +<p>—Oh! non, c'est inutile!</p> + +<p>Puis elle hésita, sentant qu'une explication +était nécessaire, et elle reprit:</p> + +<p>—Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit +de lui annoncer ce que nous avons décidé.</p> + +<p>Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, +jugeant cela bien naturel, car le bonhomme +comptait si peu.</p> + +<p>Quand Mme Roland se retrouva dans la rue +avec son fils:</p> + +<p>—Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais +bien me reposer.</p> + +<p>Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant +l'épouvante de sa maison.</p> + +<p>Ils entrèrent chez Jean.</p> + +<p>Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière +elle, elle poussa un gros soupir comme si +cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au +lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle +commença à ouvrir les armoires, à vérifier les +piles de linge, le nombre des mouchoirs et des +chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour +chercher des arrangements plus harmonieux, +qui plaisaient davantage à son oeil de ménagère; +et quand elle eut disposé les choses à +son gré, aligné les serviettes, les caleçons et +les chemises sur leurs tablettes spéciales, +divisé tout le linge en trois classes principales, +linge de corps, linge de maison et linge de +table, elle se recula pour contempler son +oeuvre, et elle dit:</p> + +<p>—Jean, viens donc voir comme c'est joli.</p> + +<p>Il se leva et admira pour lui faire plaisir.</p> + +<p>Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha +de son fauteuil à pas légers, par derrière, +et, lui enlaçant le cou de son bras droit, +elle l'embrassa en posant sur la cheminée un +petit objet enveloppé dans un papier blanc, +qu'elle tenait de l'autre main.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>Comme elle ne répondait pas, il comprit, en +reconnaissant la forme du cadre:</p> + +<p>—Donne! dit-il.</p> + +<p>Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna +vers ses armoires. Il se leva, prit vivement +cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer à double tour, +dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du +bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, +puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:</p> + +<p>—Maintenant, je vais voir si ta nouvelle +bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est +sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter +pour me rendre compte.</p><br><br> + + + + + +<h3>IX</h3> + + +<p>Les lettres de recommandation des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel, +écrites dans les termes les plus flatteurs +pour le Mme Pierre Roland, leur élève, avaient +été soumises par M. Marchand au conseil de +la Compagnie transatlantique, appuyées par +MM. Poulin, juge au tribunal de commerce, +Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine +Beausire.</p> + +<p>Il se trouvait que le médecin de la <i>Lorraine</i> +n'était pas encore désigné, et Pierre eut la +chance d'être nommé en quelques jours.</p> + +<p>Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par +la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait +sa toilette.</p> + +<p>Sa première émotion fut celle du condamné +à mort à qui on annonce sa peine commuée; +et il sentit immédiatement sa souffrance +adoucie un peu par la pensée de ce départ +et de cette vie calme, toujours bercée par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours +fuyante.</p> + +<p>Il vivait maintenant dans la maison paternelle +en étranger muet et réservé. Depuis le +soir où il avait laissé s'échapper devant son +frère l'infâme secret découvert par lui, il sentait +qu'il avait brisé les dernières attaches +avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, +malpropre, méchant, et cependant il était +soulagé d'avoir parlé.</p> + +<p>Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa +mère ou le regard de son frère. Leurs yeux +pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de +se croiser. Toujours il se demandait: «Qu'a-t-elle +pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle +nié? Que croit mon frère? Que pense-t-il +d'elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait +pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque +plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin +d'éviter ses questions.</p> + +<p>Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa +nomination, il la présenta, le jour même, à sa +famille. Son père, qui avait une grande tendance +à se réjouir de tout, battit des mains. +Jean répondit d'un ton sérieux, mais l'âme +pleine de joie:</p> + +<p>—Je te félicite de tout mon coeur, car je +sais qu'il y avait beaucoup de concurrents. +Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs.</p> + +<p>Et sa mère baissa la tête en murmurant:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse que tu aies réussi.</p> + +<p>Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la +Compagnie, afin de se renseigner sur mille +choses; et il demanda le nom du médecin de +la <i>Picardie</i> qui devait partir le lendemain, +pour s'informer près de lui de tous les détails +de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y +devait rencontrer.</p> + +<p>Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il +fut reçu dans une petite chambre de paquebot +par un jeune homme à barbe blonde qui ressemblait +à son frère. Ils causèrent longtemps.</p> + +<p>On entendait dans les profondeurs sonores +de l'immense bâtiment une grande agitation +confuse et continue, où la chute des marchandises +entassées dans les cales se mêlait aux +pas, aux voix, au mouvement des machines +chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres +et à la rumeur des chaînes traînées ou +enroulées sur les treuils par l'haleine rauque +de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps +entier du gros navire.</p> + +<p>Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue +et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle +s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme +ces brumes qui courent sur la mer, venues +du bout du monde et qui portent dans leur +épaisseur insaisissable quelque chose de +mystérieux et d'impur comme le souffle +pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.</p> + +<p>En ses heures de plus grande souffrance il ne +s'était jamais senti plongé ainsi dans un cloaque +de misère. C'est que la dernière déchirure était +faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de +son coeur les racines de toutes ses tendresses, il +n'avait pas éprouvé encore cette détresse de +chien perdu qui venait soudain de le saisir.</p> + +<p>Ce n'était plus une douleur morale et torturante, +mais l'affolement d'une bête sans abri, +une angoisse matérielle d'être errant qui n'a +plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, +toutes les forces brutales du monde vont +assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, +en entrant dans cette chambrette balancée sur +les vagues, la chair de l'homme qui a toujours +dormi dans un lit immobile et tranquille s'était +révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains +futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie +protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé +dans la terre qui le tient, et par la certitude du +repos à la même place, sous le toit qui résiste +au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis fermé deviendrait +un danger et une constante souffrance.</p> + +<p>Plus de sol sous les pas, mais la mer qui +roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace +autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques mètres +de planches pour marcher comme un condamné +au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, +de jardins, de rues, de maisons, rien que de +l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait +remuer ce navire sous ses pieds. Les jours +d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher +aux portes, se cramponner aux bords +de la couchette étroite pour ne point rouler par +terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation +ronflante de l'hélice et sentirait fuir +ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, +régulière, exaspérante.</p> + +<p>Et il se trouvait condamné à cette vie +de forçat vagabond, uniquement parce que +sa mère s'était livrée aux caresses d'un +homme.</p> + +<p>Il allait devant lui, défaillant à présent sous +la mélancolie désolée des gens qui vont s'expatrier.</p> + +<p>Il ne se sentait plus au coeur ce mépris +hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnus +qui passent, mais une triste envie de +leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la +France, d'être écouté et consolé. C'était, au +fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui +va tendre la main, un besoin timide et fort de +sentir quelqu'un souffrir de son départ.</p> + +<p>Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais +l'aimait assez pour ressentir une vraie et +poignante émotion; et le docteur se décida +tout de suite à l'aller voir.</p> + +<p>Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, +qui pilait des poudres au fond d'un mortier +de marbre, eut un petit tressaillement et +quitta sa besogne:</p> + +<p>—On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.</p> + +<p>Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à +entreprendre des démarches nombreuses, sans +en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:</p> + +<p>—Eh bien! les affaires vont-elles?</p> + +<p>Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence +était terrible, le malade rare et pauvre +dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des médicaments à bon marché; +et les médecins n'y ordonnaient point ces remèdes +rares et compliqués sur lesquels on +gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme +conclut:</p> + +<p>—Si ça dure encore trois mois comme ça, +il faudra fermer boutique. Si je ne comptais +pas sur vous, mon bon docteur, je me serais +déjà mis à cirer des bottes.</p> + +<p>Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida +brusquement à porter le coup, puisqu'il +le fallait:</p> + +<p>—Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous +être d'aucun secours. Je quitte le Havre au +commencement du mois prochain.</p> + +<p>Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion +fut vive:</p> + +<p>—Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?</p> + +<p>—Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.</p> + +<p>Le vieux demeurait atterré, sentant crouler +son dernier espoir, et il se révolta soudain +contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il +aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et +qui l'abandonnait ainsi.</p> + +<p>Il bredouilla:</p> + +<p>—Mais vous n'allez pas me trahir à votre +tour, vous?</p> + +<p>Pierre se sentait tellement attendri qu'il +avait envie de l'embrasser:</p> + +<p>—Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point +trouvé à me caser ici et je pars comme médecin +sur un paquebot transatlantique.</p> + +<p>—Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si +bien promis de m'aider à vivre!</p> + +<p>—Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. +Je n'ai pas un sou de fortune.</p> + +<p>Marowsko répétait:</p> + +<p>—C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. +Je n'ai plus qu'à mourir de faim, moi. À mon +âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un +pauvre vieux qui est venu pour vous suivre. +C'est mal.</p> + +<p>Pierre voulait s'expliquer, protester, donner +ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autrement; +le Polonais n'écoutait point, révolté de +cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion +sans doute à des événements politiques:</p> + +<p>—Vous autres Français, vous ne tenez pas +vos promesses.</p> + +<p>Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et +le prenant d'un peu haut:</p> + +<p>—Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour +se décider à ce que j'ai fait, il faut de puissants +motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espère que je vous retrouverai plus +raisonnable.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>—Allons, pensait-il, personne n'aura pour +moi un regret sincère.</p> + +<p>Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il +connaissait, ou qu'il avait connus, et elle retrouva, +au milieu de tous les visages défilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie +qui lui avait fait soupçonner sa mère.</p> + +<p>Il hésita, gardant contre elle une rancune +instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa: +«Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta +pour retrouver sa rue.</p> + +<p>La brasserie était, par hasard, remplie de +monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs, +bourgeois et ouvriers, car c'était +un jour de fête, appelaient, riaient, criaient, +et le patron lui-même servait, courant de table +en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse.</p> + +<p>Quand Pierre eut trouvé une place, non loin +du comptoir, il attendit, espérant que la bonne +le verrait et le reconnaîtrait.</p> + +<p>Mais elle passait et repassait devant lui, sans +un coup d'oeil, trottant menu sous ses jupes +avec un petit dandinement gentil.</p> + +<p>Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. +Elle accourut:</p> + +<p>—Que désirez-vous, Monsieur?</p> + +<p>Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans +le calcul des consommations servies.</p> + +<p>—Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit +bonjour à ses amis?</p> + +<p>Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix +pressée:</p> + +<p>—Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je +n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock +que vous voulez?</p> + +<p>—Oui, un bock.</p> + +<p>Quand elle l'apporta, il reprit:</p> + +<p>—Je viens te faire mes adieux. Je pars.</p> + +<p>Elle répondit avec indifférence:</p> + +<p>—Ah bah! Où allez-vous?</p> + +<p>—En Amérique.</p> + +<p>—On dit que c'est un beau pays.</p> + +<p>Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien +malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avait +trop de monde au café!</p> + +<p>Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant +sur la jetée il vit la <i>Perle</i> qui rentrait portant +son père et le capitaine Beausire. Le matelot +Papagris ramait; et les deux hommes, assis à +l'arrière, fumaient leur pipe avec un air de +parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: «Bienheureux les simples +d'esprit.»</p> + +<p>Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames +pour tâcher de s'engourdir dans une somnolence +de brute.</p> + +<p>Quand il rentra, le soir, à la maison, sa +mère lui dit, sans oser lever les yeux sur +lui:</p> + +<p>—Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, +et je suis un peu embarrassée. Je t'ai commandé +tantôt ton linge de corps et j'ai passé +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu +besoin de rien autre, de choses que je ne connais +pas, peut-être?</p> + +<p>Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de +rien.» Mais il songea qu'il lui fallait au moins +accepter de quoi se vêtir décemment, et ce +fut d'un ton très calme qu'il répondit:</p> + +<p>—Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai +à la Compagnie.</p> + +<p>Il s'informa, et on lui remit la liste des objets +indispensables. Sa mère, en la recevant +de ses mains, le regarda pour la première fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond +des yeux l'expression si humble, si douce, si +triste, si suppliante des pauvres chiens battus +qui demandent grâce.</p> + +<p>Le 1er octobre, la <i>Lorraine</i>, venant de Saint-Nazaire, +entra au port du Havre, pour en repartir +le 7 du même mois à destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession +de la petite cabine flottante où serait +désormais emprisonnée sa vie.</p> + +<p>Le lendemain, comme il sortait, il rencontra +dans l'escalier sa mère qui l'attendait et +qui murmura d'une voix à peine intelligible.</p> + +<p>—Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer +sur ce bateau?</p> + +<p>—Non, merci, tout est fini.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Je désire tant voir ta chambrette.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine. C'est très laid et +très petit.</p> + +<p>Il passa, la laissant atterrée, appuyée au +mur, et la face blême.</p> + +<p>Or Roland, qui visita la <i>Lorraine</i> ce jour-là +même, ne parla pendant le dîner que de ce +magnifique navire et s'étonna beaucoup que +sa femme n'eût aucune envie de le connaître +puisque leur fils allait s'embarquer dessus.</p> + +<p>Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant +les jours qui suivirent. Il était nerveux, +irritable, dur, et sa parole brutale semblait +fouetter tout le monde. Mais la veille de son +départ il parut soudain très changé, très +adouci. Il demanda, au moment d'embrasser +ses parents avant d'aller coucher à bord pour +la première fois:</p> + +<p>—Vous viendrez me dire adieu, demain +sur le bateau?</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, +Louise?</p> + +<p>—Mais certainement, dit-elle tout bas.</p> + +<p>Pierre reprit:</p> + +<p>—Nous partons à onze heures juste. Il faut +être là-bas à neuf heures et demie au plus +tard.</p> + +<p>—Tiens! s'écria son père, une idée. En te +quittant nous courrons bien vite nous embarquer +sur la <i>Perle</i> afin de t'attendre hors des +jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>—Oui, certainement.</p> + +<p>Roland reprit:</p> + +<p>—De cette façon, tu ne nous confondras pas +avec la foule qui encombre le môle quand +partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?</p> + +<p>—Mais oui, ça me va. C'est entendu.</p> + +<p>Une heure plus tard il était étendu dans son +petit lit marin, étroit et long comme un cercueil. +Il y resta longtemps, les yeux ouverts, +songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux +mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À +force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, +comme une lame émoussée. Il n'avait +presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un +et de quoi que ce fût, et il laissait aller +sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence. +Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de détester, las de tout, qu'il +n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son +coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de +lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers, +à peine perceptibles en cette nuit calme du +port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il +ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux +des plaies qui se cicatrisent.</p> + +<p>Il avait dormi profondément quand le mouvement +des matelots le tira de son repos. Il +faisait jour, le train de marée arrivait au quai +amenant les voyageurs de Paris.</p> + +<p>Alors il erra sur le navire au milieu de ces +gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines, +s'appelant, se questionnant et se répondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commencé. +Après qu'il eut salué le capitaine et +serré la main de son compagnon le commissaire +du bord, il entra dans le salon où quelques +Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La +grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés +de filets d'or prolongeait indéfiniment +dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquées de deux lignes illimitées de +sièges tournants, en velours grenat. C'était +bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où +devaient manger en commun les gens riches +de tous les continents. Son luxe opulent était +celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux +publics, le luxe imposant et banal qui satisfait +l'oeil des millionnaires. Le docteur allait passer +dans la partie du navire réservée à la seconde +classe, quand il se souvint qu'on avait +embarqué la veille au soir un grand troupeau +d'émigrants, et il descendit dans l'entrepont. +En y pénétrant, il fut saisi par une odeur +nauséabonde d'humanité pauvre et malpropre, +puanteur de chair nue plus écoeurante que +celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, +dans une sorte de souterrain obscur et bas, +pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants +étendus sur des planches superposées ou +grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait +point les visages mais voyait vaguement cette +foule sordide en haillons, cette foule de misérables +vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant +avec une femme maigre et des enfants +exténués pour une terre inconnue, où ils espéraient +ne point mourir de faim, peut-être.</p> + +<p>Et songeant au travail passé, au travail +perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée, +reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée +par ces gueux, qui allaient recommencer +encore, sans savoir où, cette existence +d'abominable misère, le docteur eut envie de +leur crier: «Mais foutez-vous donc à l'eau +avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur +fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, +ne pouvant supporter leur vue.</p> + +<p>Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly +l'attendaient déjà dans sa cabine.</p> + +<p>—Si tôt, dit-il.</p> + +<p>—Oui, répondit Mme Roland d'une voix +tremblante, nous voulions avoir le temps de +te voir un peu.</p> + +<p>Il la regarda. Elle était en noir, comme si +elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement +que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs à présent.</p> + +<p>Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre +personnes dans sa petite demeure, et il sauta +sur son lit. Par la porte restée ouverte on +voyait passer une foule nombreuse comme +celle d'une rue un jour de fête, car tous les +amis des embarqués et une armée de simples +curieux avaient envahi l'immense paquebot. +On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des têtes s'avançaient +jusque dans la chambre tandis que des voix +murmuraient au dehors: «C'est l'appartement +du docteur.»</p> + +<p>Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il +se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de +la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gêne et leur silence.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut enfin parler:</p> + +<p>—Il vient bien peu d'air par ces petites +fenêtres, dit-elle.</p> + +<p>—C'est un hublot, répondit Pierre.</p> + +<p>Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre +capable de résister aux chocs les plus violents, +puis il expliqua longuement le système +de fermeture. Roland à son tour demanda:</p> + +<p>—Tu as ici même la pharmacie?</p> + +<p>Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une +bibliothèque de fioles qui portaient des noms +latins sur des carrés de papier blanc.</p> + +<p>Il en prit une pour énumérer les propriétés +de la matière qu'elle contenait, puis une seconde, +puis une troisième, et il fit un vrai +cours de thérapeutique qu'on semblait écouter +avec grande attention.</p> + +<p>Roland répétait en remuant la tête:</p> + +<p>—Est-ce intéressant cela!</p> + +<p>On frappa doucement contre la porte.</p> + +<p>—Entrez! cria Pierre.</p> + +<p>Et le capitaine Beausire parut.</p> + +<p>Il dit, en tendant la main:</p> + +<p>—Je viens tard parce que je n'ai pas voulu +gêner vos épanchements.</p> + +<p>Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence +recommença.</p> + +<p>Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. +Des commandements lui parvenaient à travers +la cloison, et il annonça:</p> + +<p>—Il est temps de nous en aller si nous voulons +embarquer dans la <i>Perle</i> pour vous voir +encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine +mer.</p> + +<p>Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner +les voyageurs de la <i>Lorraine</i> sans +doute, et il se leva avec empressement:</p> + +<p>—Allons, adieu, mon garçon.</p> + +<p>Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit +la porte.</p> + +<p>Mme Roland ne bougeait point et demeurait +les yeux baissés, très pâle.</p> + +<p>Sou mari lui toucha le bras:</p> + +<p>—Allons, dépêchons-nous, nous n'avons +pas une minute à perdre.</p> + +<p>Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui +tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire +blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il +serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son +frère en lui demandant:</p> + +<p>—À quand ton mariage?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore au juste. Nous le +ferons coïncider avec un de tes voyages.</p> + +<p>Tout le monde enfin sortit de la chambre et +remonta sur le pont encombré de public, de +porteurs de paquets et de marins.</p> + +<p>La vapeur ronflait dans le ventre énorme du +navire qui semblait frémir d'impatience.</p> + +<p>—Adieu, dit Roland toujours pressé.</p> + +<p>—Adieu, répondit Pierre debout au bord +d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer +la <i>Lorraine</i> avec le quai.</p> + +<p>Il serra de nouveau toutes les mains et sa +famille s'éloigna.</p> + +<p>—Vite, vite, en voiture! criait le père.</p> + +<p>Un fiacre les attendait qui les conduisit à +l'avant-port où Papagris tenait la <i>Perle</i> toute +prête à prendre le large.</p> + +<p>Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de +ces jours secs et calmes d'automne, où la mer +polie semble froide et dure comme de l'acier.</p> + +<p>Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre +et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames, +sur les jetées, jusque sur les parapets de granit, +une foule innombrable, remuante et bruyante, +attendait la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>La <i>Perle</i> passa entre ces deux vagues humaines +et fut bientôt hors du môle.</p> + +<p>Le capitaine Beausire, assis entre les deux +femmes, tenait la barre et il disait:</p> + +<p>—Vous allez voir que nous nous trouverons +juste sur sa route, mais là, juste.</p> + +<p>Et les deux rameurs tiraient de toute leur +force pour aller le plus loin possible. Tout à +coup Roland s'écria:</p> + +<p>—La voilà. J'aperçois sa mâture et ses +deux cheminées. Elle sort du bassin.</p> + +<p>—Hardi! les enfants, répétait Beausire.</p> + +<p>Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche +et le posa sur ses yeux.</p> + +<p>Roland était debout, cramponné au mât; il +annonçait:</p> + +<p>—En ce moment elle évolue dans l'avant-port... +Elle ne bouge plus... Elle se remet en +mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... +Elle marche... bravo!... Elle s'engage +dans les jetées!... Entendez-vous la foule qui +crie... bravo!... c'est le <i>Neptune</i> qui la tire... +je vois son avant maintenant... la voilà, la +voilà... Nom de Dieu, quel bateau! Nom de +Dieu! regardez donc!...</p> + +<p>Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; +les deux hommes cessèrent de ramer; seule +Mme Roland ne remua point.</p> + +<p>L'immense paquebot, traîné par un puissant +remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une +chenille, sortait lentement et royalement du +port. Et le peuple havrais massé sur les môles, +sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain +par un élan patriotique se mit à crier: «Vive +la <i>Lorraine</i>!» acclamant et applaudissant ce +départ magnifique, cet enfantement d'une +grande ville maritime qui donnait à la mer sa +plus belle fille.</p> + +<p>Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit +passage enfermé entre deux murs de granit, +se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, +et elle partit toute seule comme un +énorme monstre courant sur l'eau.</p> + +<p>—La voilà... la voilà!... criait toujours +Roland. Elle vient droit, sur nous.</p> + +<p>Et Beausire, radieux, répétait:</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? +Est-ce que je connais leur route?</p> + +<p>Jean, tout bas, dit à sa mère:</p> + +<p>—Regarde, maman, elle approche.</p> + +<p>Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés +par les larmes.</p> + +<p>La <i>Lorraine</i> arrivait, lancée à toute vitesse +dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, +calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:</p> + +<p>—Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout +seul, bien en vue. Attention!</p> + +<p>Haut comme une montagne et rapide comme +un train, le navire, maintenant, passait presque +à toucher la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les +bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, +coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à +deux mains des baisers d'adieu.</p> + +<p>Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, +devenu déjà tout petit, effacé comme une +tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. +Elle s'efforçait de le reconnaître encore +et ne le distinguait plus.</p> + +<p>Jean lui avait pris la main:</p> + +<p>—Tu as vu? dit-il.</p> + +<p>—Oui, j'ai vu. Comme il est bon!</p> + +<p>Et on retourna vers la ville.</p> + +<p>—Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec +une conviction enthousiaste.</p> + +<p>Le paquebot, en effet, diminuait de seconde +en seconde comme s'il eût fondu dans l'Océan. +Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer +à l'horizon vers une terre inconnue, à +l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien +ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout à l'heure, était son fils, +son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié +de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait +aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore +qu'elle ne reverrait jamais plus son +enfant.</p> + +<p>—Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, +puisqu'il sera de retour avant un mois?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai +mal.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire +les quitta tout de suite pour aller déjeuner +chez un ami. Alors Jean partit en avant +avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa +femme:</p> + +<p>—Il a une belle tournure, tout de même, +notre Jean.</p> + +<p>—Oui, répondit la mère.</p> + +<p>Et comme elle avait l'âme trop troublée +pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse qu'il épouse +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Le bonhomme fut stupéfait:</p> + +<p>—Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais oui. Nous comptions te demander +ton avis aujourd'hui même.</p> + +<p>—Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il +est question de cette affaire-là?</p> + +<p>—Oh! non. Depuis quelques jours seulement. +Jean voulait être sûr d'être agréé par +elle avant de te consulter.</p> + +<p>Roland se frottait les mains:</p> + +<p>—Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je +l'approuve absolument.</p> + +<p>Comme ils allaient quitter le quai et prendre +le boulevard François Ier, sa femme se retourna +encore une fois pour jeter un dernier regard +sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien +qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère +qu'elle avait l'air d'un peu de brume.</p> + +<h2>FIN</h2> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***</div> +</body> +</html> + |
